Journal Le Monde Et Suppl Du Dimanche 14 Et Lundi 15 Avril 2019.pdf

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DIMANCHE 14 - LUNDI 15 AVRIL 2019 75E ANNÉE– NO 23097 2,80 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE WWW.LEMONDE.FR ― FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

– SUPPLÉMENT

AU PAYS DES NAPPES À CARREAUX ET DES « ŒUFS MAYO »

Grand débat : les difficiles arbitrages de Macron ▶ Le président de la Répu-

▶ Les récentes proposi-

▶ Plusieurs sujets font dé-

▶ Alors que M. Macron

▶ Dans une étude statisti-

blique doit annoncer, dans les prochains jours, ses décisions dans divers domaines, en réponse à la crise des derniers mois

tions de ministres sur les mesures à prendre ont révélé des divergences entre l’aile droite et l’aile gauche de la majorité

bat, comme l’impôt sur la fortune immobilière ou l’éventuelle suppression de la TVA sur les produits de première nécessité

reste perçu comme « le président des riches », plusieurs ministres plaident pour « demander plus » aux classes aisées

que, trois économistes s’interrogent sur la représentativité des contributions au grand débat

Migrants « Les ONG ont sauvé l’honneur de l’Europe en Méditerranée » dans un entretien au Monde, Pascal Brice, ex-directeur (20122018) de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), l’organisme qui gère en France les demandes d’asile, dénonce les incohérences de l’Union européenne face à la crise des migrants depuis 2014. M.Brice, connu pour sa proximité avec Emmanuel Macron, défend l’action des ONG en Méditerranée, en totale opposition avec les récents propos du ministre de l’intérieur, Christophe Castaner. Il appelle à la création d’une «agence de l’asile » indépendante de ce ministère. Cette prise de position intervient alors que la guerre en Libye menace les très nombreux migrants présents dans ce pays. PAG E 5

Infrastructures Les Balkans, nouvel accès européen pour la Chine

L’ALGÉRIE SOUS TENSION ▶ Des violences

ont marqué le huitième vendredi de manifestations à Alger ▶ Les protestataires demandent l’annulation de la présidentielle du 4 juillet PAG E S 2 - 3

Entretien

A Alger, le 12 avril. RYAD KRAMDI/AFP

SÉRIE DERNIER COUP D’ÉPÉE POUR « GAME OF THRONES »

Santé Grève aux urgences de certains hôpitaux parisiens

Institutions Quel avenir pour le CESE ? PAG E 7

High-tech

Apple et son ex-fournisseur, Qualcomm, se livrent une bataille judiciaire PAG E S 9 À 1 3

PAG E S 1 4 À 16

PAG E 8

Rencontre Les combats de l’athlète MarieAmélie Le Fur

1 É D ITO RI A L Kit Harington interprète Jon Snow.

avec les Etats-Unis), sur OCS. De nombreux chercheurs et politologues perçoivent dans cette saga sur l’exercice du pouvoir de fortes analogies avec le monde actuel.

Amputée d’une jambe à l’âge de 15 ans, la jeune femme est devenue championne d’athlétisme et présidente du Comité paralympique du sport français. « C’est à nous de nous fixer nos limites, pas à la société », dit-elle

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JE NE SERAIS PAS ARRIVÉE LÀ SI… – PAG E 24

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PAG E 8

Géopolitique Au Soudan, la mécanique d’un désastre Après trente ans de pouvoir, Omar Al-Bachir, destitué le 11 avril, laisse un pays exsangue, toujours sous la coupe de l’armée. Tandis que le chef du Conseil militaire de transition a cédé son poste à l’inspecteur général des forces armées, les manifestants ne veulent pas se laisser priver de leur « révolution »

PAG E 4

Justice Vers une régulation de la population carcérale

Anil Ambani, un proche du premier ministre indien, a bénéficié de l’effacement de sa dette fiscale en France en 2015, au moment où Dassault négociait la vente de Rafale à son pays

L’économiste en chef de l’OCDE, Laurence Boone, appelle la France à faire de « l’égalité des chances » un chantier prioritaire

Afghanistan La CPI renonce à enquêter sur les crimes de guerre

PAGE 3 0

ÉCONOMIE & ENTREPRISE La bonne fortune fiscale française d’un industriel indien

PAG E S 1 0 - 1 1

PAG E 4

LA TRAJECTOIRE AMBIVALENTE DE JULIAN ASSANGE

PAG E S 6 E T IDÉES – PAG E S 28 - 2 9

la diffusion de la huitième et dernière saison de cette série américaine devenue un phénomène culturel mondial commence dans la nuit du 14 au 15 avril (à 3 heures du matin, heure française, en simultané

Créateur d’émotions depuis 2003

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Algérie 220 DA, Allemagne 3,50 €, Andorre 3,20 €, Autriche 3,50 €, Belgique 3,00 €, Cameroun 2 300 F CFA, Canada 5,50 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 300 F CFA, Danemark 35 KRD, Espagne 3,30 €, Gabon 2 300 F CFA, Grande-Bretagne 2,90 £, Grèce 3,40 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,40 €, Hongrie 1 190 HUF, Irlande 3,30 €, Italie 3,30 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,00 €, Malte 3,20 €, Maroc 20 DH, Pays-Bas 3,50 €, Portugal cont. 3,30 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 300 F CFA, Suisse 4,20 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 3,80 DT, Afrique CFA autres 2 300 F CFA

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INTERNATIONAL

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M O B I L I S AT I O N S A U S O U D A N E T E N A L G É R I E

La nouvelle vague des révoltes arabes Les manifestants algériens et soudanais s’inspirent des mouvements du printemps 2011, la plupart réprimés beyrouth - correspondant

L

es Egyptiens nostalgiques du soulèvement de la place Tahrir, l’épicentre de la révolution de 2011, ont peu dormi ces derniers jours. Rivés aux réseaux sociaux, ils ont suivi chaque minute de la révolte de leurs voisins soudanais, leur prodiguant conseils et encouragements. Et depuis qu’Omar Al-Bachir a été renversé, jeudi 11 avril, par des généraux qui ne semblent guère pressés de passer le pouvoir aux civils, ils les exhortent à maintenir leur pression sur l’armée, en continuant à camper devant son QG, à Khartoum. Vendredi, Awad Ibn Auf, le chef du Conseil militaire de transition, a annoncé dans un discours à la Nation avoir renoncé à son poste, et nommé à sa place Abdel Fattah Al-Burhan Abdelrahmane, inspecteur général des forces armées. Cette déclaration a été accueillie par de scènes de liesse dans la capitale soudanaise. « Rappelez-vous qu’une demi-révolution est un suicide complet, professe sur Facebook Gamal Eid, une figure du mouvement de défense des droits de l’homme égyptien. Ne laissez pas l’armée confisquer les fruits de votre combat. » Des propos nourris par une triste expérience. Aveuglés par leur foi dans leur propre armée, qui avait précipité la chute d’Hosni Moubarak, en février 2011, les mutins de Tahrir avaient abandonné la place, ouvrant la voie au retour de l’ancien régime, deux ans et demi plus tard, en la personne du général Abdel Fattah Al-Sissi, aujourd’hui président de l’Egypte, qu’il gouverne d’une main de fer. Un deuxième âge Ce dialogue à travers le temps et l’espace, entre les anciens révoltés du Caire et les actuels contestataires de Khartoum, met en lumière le fil qui relie le soulèvement au Soudan mais aussi en Algérie, à la séquence révolutionnaire de 2011. Deuxième âge des « printemps arabes », les mouvements anti-Bachir et anti-Abdelaziz Bouteflika, le président algérien déchu, démontrent que l’aspiration au changement, au Proche-Orient et en Afrique du Nord, n’a pas été entamée par la fortune très diverse, et souvent tragique, des mobilisations fondatrices de 2011.

Manifestation dans le centre d’Alger, le 12 avril. RYAD KRAMDI/AFP

« Cela démontre que le rejet des régimes autoritaires, aussi frustrés qu’ils aient été dans certains pays, reste toujours aussi profond, observe Tarek Mitri, directeur de l’institut Issam Fares, un centre d’analyse des politiques publiques et des affaires internationales à l’Université américaine de Beyrouth. Il est important de mettre fin à l’illusion selon laquelle les Arabes, n’ayant pas réussi leurs révolutions, seraient nostalgiques de l’ordre ancien. » Hormis la Tunisie, qui a su développer, cahin-caha, un système politique relativement inclusif, les pays touchés par les mouvements de protestation d’il y a huit ans ont basculé soit dans la guerre civile (Syrie, Yémen, Libye), soit dans la restauration autoritaire (Egypte, Bahreïn). Mais ces contre-exemples n’ont pas suffi à dis-

suader Algériens et Soudanais de descendre dans la rue pour tenter, à leur tour, de reprendre leur destin en main. Des systèmes « en fin de course » « Nous sommes confrontés à un mouvement de convulsions historique, avance la politologue Maha Yehya, directrice du bureau de la fondation Carnegie à Beyrouth. Le vieux système de gouvernance, qui a prédominé ces soixante dernières années dans le monde arabe, est en fin de course. Les causes structurelles des crises de 2011 n’ont pas été traitées et c’est pour cela que la protestation repart de l’avant. » Parmi ces facteurs : la perte de légitimité de régimes ossifiés, préoccupés uniquement par leur perpétuation ; la faillite de systèmes économiques, rentiers ou

prédateurs, incapables de faire face à l’afflux sur le marché du travail d’une population en constante expansion ; et la tyrannie des Etats policiers, qui, en l’absence de projet collectif, fonctionnent jusqu’à ce que le mur de la peur vole en éclats. L’opposition des Algériens au projet de cinquième mandat de Bouteflika, l’erreur fatale commise par son clan, a fait écho au refus des Egyptiens de voir Hosni Moubarak céder son poste à son fils Gamal et transformer leur pays en monarchie républicaine. L’exaspération des Soudanais devant le triplement du prix du pain, le déclencheur des manifestations, a rappelé l’indignation des Tunisiens, après l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, le marchand des quatre saisons humilié par la police.

« UNE DEMI-RÉVOLUTION EST UN SUICIDE COMPLET. NE LAISSEZ PAS L’ARMÉE CONFISQUER LES FRUITS DE VOTRE COMBAT » GAMAL EID

figure du mouvement de défense des droits de l’homme égyptien, s’adressant aux Soudanais Ces deux dernières années, plusieurs poussées de colère, sectorielle ou localisée, avaient signalé que le feu de 2011 couvait toujours sous la braise : dans le Rif marocain, par exemple, une région historiquement marginalisée par le pouvoir, et à Bassora, dans le sud de l’Irak, une zone en butte à l’in-

En Egypte, le président Sissi s’inquiète de la situation au Soudan au début du mois de mars, lors d’une cérémonie militaire retransmise à la télévision, Abdel Fattah Al-Sissi est apparu un peu nerveux. Dans une allusion implicite aux manifestations secouant l’Algérie et le Soudan, le chef d’Etat égyptien a mis en garde la population contre « les gens qui parlent de la situation économique et des conditions de vie, et qui mènent leur pays à sa perte ». « Toutes ces histoires de protestation ont un prix, celui de l’absence de stabilité, que le peuple, les jeunes et les générations futures devront payer », a insisté le maréchal-président. Ce sermon a mis en lumière la gêne qu’éprouve le pouvoir égyptien face au regain de révolte dans le monde arabe, en particulier au Soudan, pays limitrophe, avec lequel il partage une frontière de 1 300 km. Jeudi 11 avril, aussitôt après l’annonce du renversement d’Omar Al-Bachir, Le Caire a certes affirmé son « soutien entier aux choix du peuple soudanais ». Mais ce communiqué ne peut masquer

le fait que les frondes de Khartoum et d’Alger heurtent de plein fouet le discours du pouvoir égyptien, adepte de la « stabilisation autoritaire ». Né d’un coup d’Etat militaire en 2013, après deux années révolutionnaires chaotiques, le régime Sissi, qui détient près de 60 000 prisonniers politiques, dépeint rituellement les soulèvements de 2011 dans la région comme des opérations de déstabilisation, téléguidées depuis l’étranger. Signe éloquent, les médias égyptiens ont sous-couvert la mobilisation contre Omar Al-Bachir et Abdelaziz Bouteflika, le président algérien déchu, insinuant volontiers qu’il s’agirait d’un nouveau complot visant à diviser le monde arabe. L’embarras des autorités est d’autant plus grand que ces événements surviennent au moment où le président Sissi prépare une réforme de la Constitution, destinée à lui permettre de rester en poste jusqu’en 2034. « L’écho avec la situation soudanaise où Bachir était au pouvoir depuis 1989 et avec la situation

algérienne où Bouteflika lorgnait un cinquième mandat n’échappe à personne, dit Khaled Daoud, un opposant, ancien président du parti Al-Doustour. Le pouvoir est mal à l’aise. » Un voisinage difficile Pour l’Egypte, Bachir, chantre de l’islamo-militarisme, n’a cependant jamais été un voisin facile. Son duo avec Hassan Al-Tourabi, issu des Frères musulmans, son maître à penser jusqu’à la fin des années 1990, et sa bienveillance à l’égard d’Oussama Ben Laden, le fondateur d’Al-Qaida, hébergé sur le sol soudanais de 1992 à 1996, ont suscité beaucoup d’inquiétudes au Caire. Après la tentative d’assassinat contre le raïs Hosni Moubarak, en 1995, à AddisAbeba, l’Egypte, soupçonnant un certain rôle du Soudan dans l’opération, a retiré son ambassadeur de Khartoum pendant de longues années. La dispute sur le tracé de la frontière, au niveau d’Halayeb, sur la mer Rouge, a aussi suscité des accès de tension.

Les relations entre les deux régimes, obligés de se parler du fait de leur proximité géographique, semblaient néanmoins plus simples ces dernières années. Khartoum était devenu plus réceptif aux craintes du Caire concernant le barrage hydro-électrique que l’Ethiopie a entrepris de construire sur le Nil. Ce projet, qui pourrait faire baisser le débit du fleuve en Egypte, est perçu par ses dirigeants comme une atteinte à la sécurité nationale, au point de faire craindre qu’une guerre de l’eau n’éclate avec Addis-Abeba. De ce point de vue, le fait que l’armée soudanaise ait confisqué la révolte, en écartant toute élection avant un minimum de deux ans, est de nature à rassurer Le Caire. Le chef des services de renseignement, Salah Gosh, pressenti pour être le vrai patron du nouveau système, avait rencontré en mars le président Sissi. « Pour l’instant, la situation à Khartoum fait l’affaire de Sissi, observe Khaled Daoud, mais, attention, l’histoire n’est peut-être pas terminée. » p b. ba. (beyrouth, correspondant)

curie et à la corruption de l’Etat, tentée par l’autonomie « En vérité, cela fait vingt ans que le monde arabe baigne dans un climat révolutionnaire, du fait de la stérilité politique absolue à laquelle il est confronté », soutient Peter Harling, directeur de Synaps, un cabinet d’analyses, basé à Beyrouth et centré sur les problématiques socio-économiques. Aux titres des signes avantcoureurs de l’éruption de 2011, ce spécialiste du Proche-Orient cite le printemps de Beyrouth en 2005 [une mobilisation qui a mené au départ des troupes d’occupations syriennes] et la victoire surprise du Hamas, aux législatives palestiniennes de 2006. Monarchies du Golfe « Les secousses géopolitiques de cette époque [comme les conflits en Irak, à partir de 2003 et la deuxième guerre du Liban, en 2006, entre Israël et le Hezbollah] ont fait diversion. Mais en 2010, cette tension est retombée, et les questions de gouvernance sont naturellement passées au premier plan. Il y aura d’autres passages à vide dans l’avenir, mais les révoltes reviendront. Tant que les systèmes politiques n’ont rien à offrir, les sociétés ne peuvent que tenter le diable. » Les petites monarchies du Golfe, qui abritent des sociétés jeunes, gorgées de pétrodollars, sont à l’abri, a priori, de tout accès de fièvre révolutionnaire. La Syrie et le Yémen, deux Etats en lambeaux, sont probablement immunisés, pour quelques années, contre un retour de ces vertiges. Si le maréchal Khalifa Haftar parvient à s’emparer de Tripoli, la capitale libyenne, cela pourrait ruiner l’ultime chance que ce pays connaisse une évolution à la tunisienne. Mais le retour à l’autoritarisme, là, comme ailleurs, ne sera jamais gage de stabilité. p benjamin barthe

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A Alger, face-à-face entre les manifestants et la police Vendredi, les protestataires ont demandé l’annulation de l’élection présidentielle annoncée pour le 4 juillet alger - correspondance

E

t Alger s’embrume. En cette fin de journée, le gaz lacrymogène vient de recouvrir la place de la Grande-Poste. « Mais que font ces policiers ? », hurle cet homme d’une quarantaine d’années en se griffant les joues. « Hey, les jeunes, ne cassez rien ! », implore-t-il, mais ces derniers n’ont pas le temps de l’écouter, trop absorbés par leurs jets de pierres en direction des CRS. En face, les agents, épaulés par le groupement des opérations spéciales de la police (l’équivalent du RAID), se baissent pour ramasser les cailloux tombés à leurs pieds et les renvoyer vers les jeunes, partis se réfugier en contrebas, près du port. D’autres policiers continuent à leur tirer de la « lacrymo » et certaines grenades finissent même par atterrir dans des appartements voisins. Le face-à-face est surréaliste. Et gare à celui qui a filmé cet échange d’une poignée de minutes, les policiers vérifient les téléphones, voire les confisquent. Jusqu’à présent, ce quartier de la capitale avait toujours été épargné par ce genre d’affrontements qui se déroulaient en

« SI CES GENS QUE NOUS DÉNONÇONS ORGANISENT L’ÉLECTION, NOUS SOMMES FOUTUS » AHMED

manifestant à Alger marge des grandes marches sur les hauteurs du boulevard Mohamed-V. Mais ce vendredi 12 avril, huitième vendredi de la contestation contre le « système » en place, l’attitude de la police, dont les effectifs sont plus imposants que les fois précédentes, a changé ; elle semble avoir un message à faire passer : « Le gouvernement ne veut plus qu’on marche les vendredis », résume Mehdi, 30 ans, opposant depuis le premier jour. Les exemples de ce durcissement ne manquent pas : vers 13 h 40, à l’angle de la rue Didouche-Mourad et Mikideche-Mouloud, la brigade anti-émeutes a utilisé le canon à eau d’un de ses véhicules sur la foule compacte – en présence de nombreux en-

fants – qui n’avait rien d’hostile. Un peu plus tard, les policiers ont copieusement arrosé de gaz lacrymogène les marcheurs massés place Maurice-Audin pour les disperser. Panique. Mouvement de foule. On se demande comment personne n’a fini piétiné. « Cette répression, c’est de la provocation pour briser notre mouvement pacifique », argue Mehdi. Pas question pourtant pour ces centaines de milliers d’Algérois – comme des millions d’Algériens à travers le pays – de quitter la rue « même s’il faut en mourir », lance Halima, la soixantaine, retraitée de la fonction publique. Pour ce nouveau jour de marche pour la « dignité », le peuple a, une nouvelle fois, montré son plus beau sourire. « De toute façon, nous n’avons que cela comme arme, explique une autre manifestante, venue avec ses deux jeunes filles. Il faut rester pacifique et montrer qu’on ne tape avec rien. » « Pour nous, ils sont illégitimes » La foule, déterminée comme jamais, a adopté une formule qui synthétise à merveille ce qu’elle revendique : « Yatnahaw gaa3 », « Qu’ils partent tous » en arabe. Pendant des heures, en dansant,

en chantant, sous le rythme des darboukas, cette foule, enlacée dans son fanion vert et rouge, a crié « dégage ! » aux « trois B », surnommés « le triangle des Bermudes » : Abdelkader Bensalah, le président par intérim depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika (le 2 avril), Noureddine Bedoui, premier ministre et Tayeb Belaiz, président du Conseil constitutionnel, tous des très proches de « Boutef ». Le nouveau chef d’Etat provisoire a été particulièrement visé : un manifestant a simulé sa pendaison, et on l’a qualifié de « marocain », parce qu’il serait né dans ce royaume, ce qu’il a toujours démenti. « Mais ça ne veut pas dire que nous sommes contre les Marocains, précise Ahmed, 44 ans. Cela signifie que, pour nous, c’est un étranger. » Les marcheurs ont exigé la démission des « 3 B » ainsi que celle du chef de l’Armée nationale populaire (ANP), le général Ahmed Gaïd Salah. « Pour nous, ils sont illégitimes, assure Mohamed, la cinquantaine. Avec le départ de Bouteflika, ils n’ont plus rien à faire au pouvoir. Ils s’appuient sur la Constitution pour justifier leur présence, mais elle a tellement été

bafouée qu’elle n’a plus de sens. Tout cela est illogique. » Comme lui, les marcheurs réclament l’annulation de la présidentielle annoncée pour le 4 juillet, car ils n’ont « aucune confiance » en ces dirigeants, symboles du « système corrompu » des années « Boutef ». « Expliquez-moi comment nous pouvons aller voter ? Si ces gens que nous dénonçons organisent l’élection, nous sommes foutus », s’indigne Ahmed, 37 ans. Son ami, qui lui tient l’épaule, ajoute : « Ce que nous voulons, c’est le changement radical du système. Nous refusons que cette mafia organise l’élection. Ils ont de gros moyens et vont pouvoir imposer un candidat. Ils sont spécialistes des fraudes. » Tous craignent que leur révolution pacifique soit confisquée par le futur candidat du pouvoir en place. « Une chance aux jeunes » Non loin de là, l’avocat Mustapha Bouchachi s’offre un bain de foule et, autour de lui, ses supporteurs scandent des « Bouchachi, président ». « Il existe des gens intègres, et heureusement. C’est aussi le moment de donner une chance aux jeunes : combien sortent diplômés des universités ? Pas

d’inquiétude », estime Halima. Elle souhaite, comme tant d’autres, l’instauration d’une assemblée constituante capable de gérer la transition politique et d’organiser des élections « libres et démocratiques ». A la fin de la marche, les manifestants ont nettoyé les traces des affrontements. Certains se sont pris en photo devant une camionnette de police calcinée. La Direction générale de la sûreté nationale a annoncé 83 blessés du côté des forces de l’ordre et 180 interpellations. Elle a également informé avoir arrêté un « groupe de terroristes » qui « planifiaient de commettre des exactions contre les citoyens, profitant de la densité humaine générée par la mobilisation » et fustigé « des étrangers venus spécialement pour attiser les tensions et pousser les jeunes à recourir à des formes d’expression radicales ». Sans donner plus de détails. Quoi qu’il en soit, des marcheurs se sont « excusés » auprès de CRS pour les jets de pierres, et des policiers ont répondu être « désolés » à leur tour de la situation. Entre eux, le rendez-vous est déjà pris pour vendredi prochain. p ali ezhar

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Balkans : les investissements à double tranchant de la Chine

La CPI renonce à enquêter sur les crimes de guerre en Afghanistan

Pékin multiplie des projets d’infrastructures dans l’est et le sud de l’Europe

Les Etats-Unis ont tout fait pour dissuader les juges de la Cour pénale internationale

dubrovnik (croatie) envoyé spécial

I

l pleuvait à torrent, et Li Keqiang y a vu un signe. « J’espère que le pont de Peljesac sera un projet de haute qualité, résistant à toutes les pluies et tous les vents », a lancé, jeudi 11 avril, le premier ministre chinois. L’ouvrage de 2,4 km devrait être achevé en janvier 2021 et le chantier a déjà un peu d’avance. Dans moins de deux ans, la Croatie ne sera plus un Etat coupé en deux. Aujourd’hui, il faut encore franchir une bande d’une dizaine de kilomètres, qui constitue l’accès de la Bosnie-Herzégovine à la façade maritime, pour passer du nord de la Croatie à la cité historique de Dubrovnik. Le géant public chinois China Road and Bridge Corporation sait qu’il est attendu au tournant. C’est, en effet, la première fois qu’un groupe chinois a remporté un chantier financé par l’Union européenne, à hauteur de 85 %. La Chine veut en faire un exemple pour l’ensemble de ses projets dans les Balkans. « Les ports, les chemins de fer, les routes sont les premiers centres d’intérêt des entreprises chinoises, mais il y aura aussi peut-être les aéroports », énumère Josip Skoric, le PDG du groupe public Hrvatske Ceste (« Routes de Croatie »), en charge du projet. Avantage pour Pékin, l’opinion croate soutient largement l’initiative, synonyme d’unification nationale. « Parfois il faut une heure pour passer la douane, et pareil au retour. Les travailleurs chinois ont commencé à arriver l’été dernier et

progressent rapidement. Ils vont permettre de remédier à une absurdité historique », résume Ivana Yarkovich, 33 ans, caissière à l’épicerie de Komarna, village d’où partira le pont à 420 millions d’euros, et où se sont installés les ingénieurs chinois. L’Union européenne, elle, n’a pas caché sa frustration de voir un de ses nouveaux membres ouvrir, en grand, la porte à la Chine au moment où Bruxelles hausse le ton face à Pékin, désormais qualifié de « rival systémique » et accusé de ne pas accorder d’accès réciproque à ses marchés publics. « Les entreprises concurrentes sur l’appel d’offres ont été frustrées parce que le prix chinois était bien plus faible, mais quand on voit le rythme de construction aujourd’hui, ils ont l’expertise », se défend M. Skoric. Le groupe chinois était 20 % moins cher qu’une entreprise autrichienne. « Piège » chinois de la dette « Si l’Europe de l’Ouest a un projet avec la Chine, ça va, mais si les Chinois investissent ici et que ça se passe sans eux, là ils trouvent à redire », ironise Sinisa Malus, responsable de la communication de la Chinese Southeast European Business Association, chargée de faire la promotion de la présence chinoise dans la région. Il se félicite déjà de l’arrivée massive de touristes chinois, même s’il constate qu’il faudrait des vols directs et les mêmes boutiques de luxe qu’à Milan et Paris pour attirer encore davantage de monde. La Chine n’hésite pas à jouer des divisions entre l’Europe occidentale, plus développée économi-

HONGRIE SLOVÉNIE

Zagreb

CROATIE BOSNIEHERZÉGOVINE Mer Adriatique

Split

Pont de Peljesac Dubrovnik ITALIE

100 km

quement et frustrée de ne pas voir ses exportations progresser davantage dans l’empire du Milieu, et l’Europe centrale, orientale et méridionale, qui a besoin d’investissements, d’infrastructures, et se montre parfois moins regardante. Pékin a lancé en 2012 un forum annuel avec les chefs de gouvernement de ce deuxième groupe, le « 16+1 », devenu, vendredi 12 avril, lors de sa réunion à Dubrovnik, le « 17+1 » à l’annonce de l’intégration de la Grèce. Athènes est déjà une porte d’accès à l’Europe, le port du Pirée étant passé intégralement sous contrôle chinois en 2017. La Chine voudrait désormais établir un corridor régional d’infrastructures, pour la distribution de ses produits, mais aussi pour s’assurer des amitiés stratégiques. Mais dans ce groupe, des reproches envers Pékin se font également entendre. Au Montenegro, les ouvriers chinois construisent une portion de 41 km d’une autoroute que le gouvernement verrait bien se prolonger sur 165 km,

de la côte à la frontière serbe, en passant par la capitale, Podgorica. Un prêt chinois a fait bondir la dette du pays à 80 % du PIB, alors que le trafic généré ne permettra pas de rentabiliser l’investissement. Et l’Etat n’a pas les moyens de financer les sections suivantes. Les critiques soulignent le risque de voir un premier pays européen tomber dans le « piège » chinois de la dette, phénomène déjà bien connu par exemple au Sri Lanka. « Les Chinois utilisent ce format “16+1”, car ce n’est pas un groupe uni, donc ils peuvent imposer leurs conditions et leurs travailleurs à des petits pays. Le résultat est discutable », remarque un homme d’affaires slovène. Les opportunités offertes par la Chine en font néanmoins rêver d’autres. « Ces fonds qu’ils mettent dans les infrastructures, avec leur projet de “nouvelles routes de la soie”, c’est inédit à l’échelle mondiale », constate Ernest Svazic, maire de Krapinske Toplice. Edile de cette station thermale de 5 400 habitants à 45 km au nordouest de Zagreb, la capitale croate, il s’est entendu avec un promoteur immobilier cantonais, le groupe Zhongya, qui doit reconstruire le principal hôtel de la commune. « Nous devons représenter à peine un hameau aux yeux des Chinois, s’amuse M. Svazic. Mais ils nous traitent avec respect. » M. Svazic a quand même dû se faire entendre pour l’architecture de l’hôtel : les Chinois y auraient bien vu une tour massive, qui de son point de vue aurait fait tache dans le paysage. Le partenaire chinois a accepté de revoir sa copie. p harold thibault

En Finlande, la santé au cœur des législatives Le vieillissement fragilise un système de soins jugé performant mais trop complexe helsinki - envoyée spéciale

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uand il a pris la direction du gouvernement finlandais en mai 2015, le centriste Juha Sipilä a promis d’accomplir ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait réussi avant lui. A la tête d’une coalition avec les conservateurs du Parti de la coalition nationale et les populistes des Vrais Finlandais, il allait mener à bien la réforme de la santé et des services sociaux (SOTE), lancée dix ans plus tôt. En cas d’échec, M. Sipilä s’était engagé à quitter ses fonctions. Le 7 mars, il a tenu sa promesse : à cinq semaines des élections législatives qui se tiendront dimanche 14 avril, le premier ministre a présenté sa démission. En rebattant les cartes si près du scrutin, M. Sipilä a modifié sensiblement les règles du jeu d’une campagne à l’issue jusqu’au bout incertaine, malgré une légère avance pour les sociaux-démocrates, donnés à 19 % dans les derniers sondages. Derrière, quatre partis tenaient encore vendredi 12 avril dans un mouchoir de poche : les Vrais Finlandais (16,3 %), le Parti de la coalition nationale (15,9 %), les Centristes le Parti du centre (14,5 %) et la Ligue verte (12,2 %). A peine le premier ministre avait-il annoncé sa démission que la coalition gouvernementale a volé en éclats. « Alors que les centristes et conservateurs juraient encore la veille qu’ils étaient en accord total sur leur projet de réforme, ils se sont immédiatement mis à s’accuser mutuellement de son échec »,

constate le politologue Göran Djupsund. Dans l’espoir de diriger une coalition aussi large que possible après les élections, les sociaux-démocrates se sont placés au-dessus de la mêlée. « Une réforme aussi conséquente ne pourra aboutir sans faire l’objet d’un compromis entre tous les partis présents au Parlement », confiait ainsi au Monde le leader social-démocrate Antti Rinne, favori dans la course au poste de premier ministre, quelques jours avant le scrutin. De fait, ce chantier sera le principal enjeu de la prochaine législature. La santé arrive en tête des préoccupations des électeurs finlandais. Etrange à première vue pour un pays dont le système de soin se classe parmi les meilleurs, autant du point de vue de la qualité que du coût (9,5 % du PIB). Inégalités d’accès aux soins « C’est justement pour s’assurer que cela reste le cas que nous devons mener cette réforme, et vite, avant qu’il ne soit trop tard », explique le centriste Matti Vanhanen, premier ministre de 2003 à 2010 et aujourd’hui candidat au Parlement. La raison de cet alarmisme : le vieillissement accéléré de la population du pays, qui compte 5,5 millions d’habitants. D’ici à 2030, plus d’un quart des Finlandais auront plus de 65 ans. Malgré ses performances, le système finlandais montre déjà des signes d’essoufflement. Si l’Etat en assure le financement, son organisation dépend des 311 communes du pays. « Or plus de la moitié comptent moins de 6 000 habi-

Les sondages créditaient les sociauxdémocrates d’une légère avance pour les élections du 14 avril tants et, dans certaines, les retraités y représentent déjà près de 50 % de la population », observe Kirsi Varhila, directrice au ministère de la santé et des affaires sociales. Beaucoup n’arrivent plus à faire face. Autre défaillance : les inégalités croissantes d’accès aux soins. Antton Rönnholm, secrétaire général du parti social-démocrate, se livre à une démonstration : « Si je ne me sens pas bien, j’ouvre cette application sur mon téléphone et je peux prendre immédiatement rendez-vous avec un médecin dans un centre de soin privé, qui me recevra dans la journée. » La quasi-totalité des salariés ont accès à un service de ce type, financé par l’employeur. Mais les personnes en dehors du marché du travail doivent se contenter des centres de soins publics. Or faute de ressources suffisantes dans des régions souvent excentrées, décrocher un rendez-vous peut prendre plusieurs semaines. « Non seulement c’est un facteur d’inégalités, mais cela génère des coûts supplémentaires quand des affections bénignes finissent devant un spécialise », constate Antton Rönnholm.

Officiellement, la réforme entreprise par le gouvernement de centre droit visait à soulager les communes et à réduire les inégalités d’accès, tout en limitant l’augmentation des coûts de 3 milliards d’euros d’ici à 2029. Mais centristes et conservateurs ont voulu « faire trop, trop vite », estime le professeur de santé publique, Olli Kangas. Surtout, « ils se sont livrés à un marchandage, en refusant d’écouter les experts », fulmine-t-il. D’un côté, les centristes, forts en province, ont exigé la création de dix-huit régions (au lieu des cinq initialement proposées) pour reprendre les compétences des communes. De l’autre, les conservateurs ont poussé en faveur d’une privatisation à marche forcée du secteur, avec le principe de la liberté de choisir pour les patients. Au final, le projet, jugé « inconstitutionnel » et « inefficace pour atteindre les objectifs qu’il s’était fixé », a été retoqué par la commission des lois du Parlement. Conservateurs et centristes dénoncent l’obstruction pratiquée par des députés. Pour le social-démocrate Antton Rönnholm, la responsabilité est collective : « Les partis ont perdu de vue ce qu’ils essayaient de résoudre et mis en avant leurs gains politiques et économiques, au risque d’affecter la confiance des électeurs dans la classe politique. » La sanction risque d’être sévère pour les centristes, qui tentent de mettre en avant leur bilan économique : l’assainissement des finances publiques et un taux d’activité à 72,5 %. En vain. p anne-françoise hivert

la haye - correspondance

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nquêter sur les crimes en Afghanistan ne serait pas dans « l’intérêt de la justice », ont estimé, vendredi 12 avril, les juges de la Cour pénale internationale (CPI). En novembre 2017, la procureure avait demandé leur aval pour enquêter sur les crimes commis par les talibans et leurs alliés, mais aussi sur ceux des services sécuritaires afghans, des forces américaines et internationales, l’Agence centrale de renseignement (CIA) américaine et l’organisation Etat islamique. Les juges ont rejeté, en bloc, l’intégralité des demandes, au nom de « l’intérêt de la justice », un concept qui, selon le chercheur canadien Mark Kersten, « aide à justifier une décision politique dans des formes légales ». Les juges reconnaissent la compétence de la Cour sur les crimes et admettent leur gravité, mais ils affirment qu’aucune des parties visées par la procureure n’est prête à coopérer, ni Kaboul, ni les talibans, ni les Etats-Unis. « Une décision inacceptable et honteuse », a regretté la Fédération internationale des droits de l’homme. « Un coup dévastateur pour les victimes », a dénoncé, pour sa part, Human Rights Watch. Selon les juges, l’enquête, vouée à l’échec, n’aurait pas permis de répondre « aux attentes des victimes ». Les magistrats avaient sollicité leur opinion et reçu près de 800 réponses, au nom de plusieurs millions d’entre elles, approuvant, malgré les risques encourus, une enquête de la procureure. En vain. Les juges ont également rejeté la demande portant sur les prisons secrètes de la CIA, où des Afghans avaient été torturés, en Pologne, en Roumanie ou en Lituanie. « Les Etats-Unis se conduisent comme une puissance impériale, note le sénateur suisse Dick Marty, qui avait enquêté pour le Conseil européen sur les prisons secrètes de la CIA. C’est la tragédie de la justice internationale, qui reste celle du plus fort, des vainqueurs. » Car, ironie de l’histoire, la Cour aura, sans le vouloir, donné raison aux défenseurs de la torture. Depuis des années, les Etats-Unis tentent, discrètement, d’empêcher la CPI d’aller sur le terrain afghan. En septembre 2018, leur offensive est même devenue publique. Donald Trump et John Bolton, son conseiller à la sécurité nationale, menaçaient la juridiction. Mi-avril, le secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, annonçait la révocation du visa américain de la procureure Fatou Bensouda, premier acte d’un train de sanctions annoncées. Le recul des juges a immédiatement été salué comme une « grande victoire internationale » par Donald Trump. M. Pompeo,

LE CONTEXTE PRESSIONS Les Etats-Unis avaient annoncé, le 15 mars, la mise en place de restrictions en matière de visas contre la Cour pénale internationale (CPI) afin de faire pression pour empêcher l’institution d’enquêter contre des militaires américains, notamment en Afghanistan. La mesure visait toutes les personnes de la CPI liées à de telles investigations. Le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, avait également menacé de prendre « des mesures supplémentaires, y compris des sanctions économiques, si la CPI ne change[ait] pas d’attitude ».

Pour les juges, auxquels il a fallu dix-sept mois pour rédiger 32 pages, l’enquête aurait été trop coûteuse, trop tardive, trop risquée pour sa part, a fait le lien avec les mesures punitives américaines : « Je suis heureux que la Cour ait reconsidéré ses actes. » Mais pour Stephen Rapp, procureur et exambassadeur itinérant des EtatsUnis en charge des crimes de guerre pour l’administration Obama, la décision ne « devrait pas être vue comme une réponse aux menaces américaines » qui, selon lui, « portent davantage atteinte à la réputation des Etats-Unis qu’à la CPI ». Car ce n’est pas l’absence de coopération des talibans qui a dissuadé les juges, mais bien les menaces américaines, et les faiblesses actuelles du bureau du procureur, qui, conjuguées, rendraient impossible un quelconque procès. Pour les juges, auxquels il a fallu dix-sept mois pour rédiger 32 pages, l’enquête aurait été trop coûteuse, trop tardive, trop risquée. L’ancien procureur, Luis Moreno Ocampo, avait ouvert un examen préliminaire, une étape préalable à l’enquête, il y a onze ans. Mais l’Argentin avait rapidement tourné casaque pour tenter, sans y parvenir, de clore ce dossier trop sensible. Fatou Bensouda s’était au contraire emparée du dossier dès sa nomination en 2012, pas forcément par souci de justice, mais voyant là l’opportunité de prouver – aux Etats africains notamment – que la Cour n’est pas aux ordres des Occidentaux. La magistrate gambienne avait dû batailler au sein même de son bureau, où certains refusaient, par allégeance ou découragement, de soutenir ce dossier. « Diseurs de bonne aventure » En l’absence de décision ferme, qui caractérise son mandat, elle avait longuement tergiversé avant de poser son dossier sur le bureau des juges, en novembre 2017. Mais pour Dov Jacobs, professeur à l’université de Leiden, ces derniers se sont transformés en « contrôleurs financiers » du budget du procureur, et en « diseurs de bonne aventure, capables de dire quelles affaires ont des chances d’avenir ». Pour lui, la décision des juges impliquerait que « seules les situations dans lesquelles les suspects sont appréhendés, et où les éléments de preuves, emballés dans du papier cadeaux, sont déposés sur les genoux du procureur, seraient acceptables ». En revanche, les juges ont pu, dans d’autres cas, tenter de peser sur la politique pénale de la procureure, comme en insistant, récemment, pour qu’elle enquête sur les crimes commis contre les Rohingya en Birmanie. Non content d’avoir emporté une victoire, Donald Trump a rappelé que ses menaces ne visaient pas le seul dossier afghan. Washington entend aussi protéger ses alliés. Le président américain a mis la Cour en garde contre toute poursuite visant des responsables israéliens pour la colonisation des territoires occupés et la guerre de 2014 à Gaza. Depuis sa création en 1998, les EtatsUnis ont violemment bataillé contre la Cour, dont ils n’ont jamais ratifié le statut. p stéphanie maupas

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0123 DIMANCHE 14 - LUNDI 15 AVRIL 2019

« Les ONG ont sauvé l’honneur de l’Europe en Méditerranée »

Pascal Brice, ancien directeur de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, à Paris, le 10 avril. MARTYNA PAWLAK POUR « LE MONDE »

L’ex-directeur de l’Ofpra Pascal Brice estime que l’instrumentalisation de l’immigration mène « à l’abîme »

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ENTRETIEN

ascal Brice a été directeur, de 2012 à 2018, de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), l’organisme qui gère en France les demandes d’asile. Défenseur d’un « devoir d’humanité » dans une Europe en crise, ce proche d’Emmanuel Macron plaide pour que la question migratoire ne soit pas instrumentalisée à des fins électorales. Début avril, Christophe Castaner, le ministre de l’intérieur, a suscité une vive polémique en accusant les ONG qui viennent au secours des migrants en Méditerranée de se montrer « complices » des passeurs. Comprenez-vous ce genre de déclarations ? Nous retiendrons au contraire que ces ONG ont sauvé l’honneur de l’Europe en Méditerranée. Il faut que les Etats et l’Union européenne (UE) assument pleinement leurs obligations d’accueil et de protection. C’est la meilleure manière d’assécher les passeurs. Et, à ce moment-là, les Etats pourront faire la leçon aux ONG. En Méditerranée centrale, justement, l’Europe a retiré ses moyens de sauvetage pour laisser la main aux garde-côtes libyens. Est-ce la fin de l’asile en Europe ? C’est un constat d’échec et de faillite. Tout au long de cette crise de l’asile, depuis 2014, l’Europe a été incapable d’apporter une réponse coordonnée. Ses failles sont béantes. A l’Ofpra, nous avons voulu apporter des solutions, car elles existent.

M. Macron pourrait former une coalition avec le Parti populaire européen, au sein duquel siège Viktor Orban, hostile à l’immigration. Cela vous choquerait-il ? Je ne vois pas comment on pourrait construire le futur de l’Europe avec un mouvement de cette nature.

« J’appelle à la constitution d’une agence de l’asile au niveau français qui sorte du giron exclusif du ministère de l’intérieur » Nous avons conduit des missions de protection dans les ports européens mais aussi en Afrique ou au Proche-Orient, de manière que les personnes qui relèvent du droit d’asile puissent être accueillies sans avoir à s’engager dans ces terribles traversées. Vous critiquez souvent ceux qui agitent le risque d’un « appel d’air ». Qui sont-ils ? L’idée consistant à dire qu’il faudrait détériorer les conditions d’accueil pour éviter que les personnes viennent est très présente dans la culture administrative et politique, comme une sorte d’atavisme que j’ai combattu. C’est non seulement indigne, mais ça n’a jamais empêché qui que ce soit de venir en France. En outre, cela ajoute au désordre et fabrique du rejet. Le discours d’Emmanuel Macron sur l’immigration à Orléans en 2017 est une feuille de route claire : il faut prendre en charge bien et vite toute personne sur le territoire national. Mais le système tel qu’il fonctionne aujourd’hui ne permet pas de le faire. La même autorité politique et administrative, le ministère de l’intérieur, est chargée à la fois de la politique migratoire – qui est

Quelle place la question migratoire occupera-t-elle dans les élections européennes ? C’est un élément central. A certains égards je le regrette, car la tentation des Européens, dès lors qu’ils ont été incapables de gérer les arrivées, est d’externaliser l’asile, c’est-à-dire de transférer cette responsabilité hors d’Europe. Ce serait indigne et inefficace. Il faut mettre dans le débat européen de véritables solutions : fonder une agence européenne de l’asile, indépendante et pas sous instruction politique comme cela existe dans d’autres pays ; construire un droit humanitaire complémentaire ; anticiper les réfugiés climatiques ; organiser la migration économique légale.

restrictive depuis des décennies – et de la politique de l’asile. Cela se fait régulièrement au détriment de la politique de l’asile. Jusqu’en 2016, le ministère de l’intérieur a totalement accepté l’indépendance de l’Ofpra. Par la suite, une tension structurelle est apparue. J’appelle de mes vœux à la constitution d’une agence de l’asile au niveau français qui sorte du giron exclusif du ministère de l’intérieur. Il faut rouvrir la gouvernance de l’asile, non seulement à d’autres ministères, sociaux par exemple, mais aussi au ministère des affaires étrangères, aux acteurs de la société, aux élus, aux territoires. M. Macron a fait de l’immigration un élément du grand débat national. Braconne-t-il à droite ?

Je ne cherche plus à sonder les cœurs des responsables politiques, même quand j’ai de l’amitié et du respect pour eux. S’agissant du grand débat, il semble que les Français ne se lèvent pas tous les matins en se demandant s’il y a trop d’étrangers en France. En revanche, faire comme si la question ne se posait pas dans ces moments de tensions sociale et identitaire serait aussi une erreur. Trop longtemps, nous avons connu de la part des pouvoirs publics, en Europe et en France, une attitude qui relevait soit de l’évitement, soit de provocations. Cela fait des dizaines d’années qu’on est dans l’instrumentalisation et je considère que ça nous mène à l’abîme. Nous sommes capables collectivement d’avoir un droit d’asile digne, juste et réellement appliqué. Je souhaite aussi que le

monde du travail s’empare de la question de la migration économique légale. Cela veut dire l’assumer, parce qu’elle répond à nos besoins, l’organiser, la mettre en œuvre dans la transparence. Cela peut-il passer par des quotas votés chaque année au Parlement ? S’il s’agit d’organiser la migration, en concertation avec les partenaires sociaux et dans la transparence démocratique, cela serait un pas utile, dès lors qu’il s’ajouterait au plein respect du droit d’asile et à la prise en compte d’un droit au séjour nouveau pour des situations de détresse humanitaire qui n’en relèvent pas et qui sont aujourd’hui insolubles. Mais faire des quotas en matière d’asile serait totalement inconstitutionnel.

L’Europe est bloquée dans l’adoption d’une nouvelle législation sur l’asile, car les Etats s’opposent sur la réforme de Dublin, qui stipule qu’un réfugié doit demander l’asile dans le premier pays européen qui l’a accueilli. Pourquoi ? Dublin a fait basculer un pays comme l’Italie à l’extrême droite, parce que cela a alimenté la conviction des Italiens qu’ils avaient été abandonnés. Ce n’est qu’une partie de la réalité puisque, au moment du pic des arrivées sur le continent, ils ont laissé passer les personnes et n’ont pas exercé leur responsabilité. Sans parler de ce qu’il se produit depuis un an avec la fermeture des ports, et qui est inadmissible. Il y a un autre effet qui m’inquiète. Dans notre pays, un nombre important de demandeurs d’asile stagnent dans les centres d’hébergement puisque la règle de Dublin veut que l’on essaye pendant un an et demi de les renvoyer vers le pays par lequel ils sont entrés en Europe. Cela alimente la confusion, le rejet, et le plus souvent cela ne sert à rien. Dublin est un poison dont il faut d’urgence sortir. Nous n’obtiendrons un accord européen, notamment avec l’Italie, que si nous sortons de l’ambiguïté. Plus on attend et plus le populisme s’alimente de ces failles de l’Europe. p propos recueillis par olivier faye et julia pascual

Combats en Libye, fermeture de l’UE : les migrants dans l’impasse Le haut-commissaire aux réfugiés de l’ONU demande la mise en place de « couloirs humanitaires » vers l’Europe pour les plus vulnérables new york (nations unies) correspondante

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es affrontements en Libye font planer une menace grandissante sur la situation des nombreux migrants en quête d’Europe et bloqués dans le pays. Depuis l’éruption des combats au sud de Tripoli il y a une semaine, qui opposent les forces du maréchal Khalifa Haftar à celles du gouvernement de Fayez Al-Sarraj, reconnu par la communauté internationale, « les risques pour leur vie augmentent d’heure en heure. Il est urgent de les mettre à l’abri. C’est une question de vie ou de mort », a déclaré le hautcommissaire aux réfugiés (HCR), l’Italien Filippo Grandi, dans un communiqué publié vendredi 12 avril. Quelque 3 000 migrants reclus dans les centres de détention officiels de la capitale sont exposés à des risques sévères. La grande majorité est susceptible de relever du droit d’asile. Originaires d’Erythrée, de Somalie ou du Soudan, ils sont détenus parce que considérés comme étant en situation irrégulière, dans des con-

ditions qualifiées « d’atroces et d’inadmissibles » par M. Grandi. Le HCR « demande de toute urgence la libération immédiate » de ces personnes et la mise en place de « couloirs humanitaires » pour les plus vulnérables. « Situation absurde » « On compte sept centres de détention officiels à Tripoli, résume Hassiba Hadj-Sahraoui, conseillère aux affaires humanitaires de Médecins sans frontières. Tous se situent à une dizaine de kilomètres maximum des combats et l’un d’eux, à Qasr bin Ghashir, est déjà sous le contrôle des forces d’Haftar. » Le HCR a évacué environ 152 migrants d’un des centres de détention au sud de Tripoli, qui se trouvaient menacés par les combats et privés de nourriture, « mais une partie seulement ont pu être déplacés vers le centre du HCR, qui n’a pas la capacité d’accueillir tout le monde », souligne Hassiba Hadj-Sahraoui. Elle s’inquiète par ailleurs du « risque très important que certains détenus se retrouvent enrôlés de force dans les combats ou recrutés en soutien logistique ».

Le taux de mortalité sur la route de la Méditerranée centrale est passé de 2,6 % en 2017 à 13,8 % en 2019 Les traversées de la Méditerranée centrale vers l’Europe se situent actuellement à un niveau très faible avec 551 arrivées en Italie et 246 à Malte depuis janvier, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), contre près de 25 000 en 2018, plus de 119 000 en 2017 et plus de 180 000 en 2016. Celles-ci sont devenues, dans le même temps, beaucoup plus dangereuses : le taux de mortalité sur la route de la Méditerranée centrale est passé de 2,6 % en 2017 à 13,8 % en 2019. On dénombre 256 morts depuis le début de l’année. Le porte-parole de l’OIM, Flavio Di Giacomo, a fait part au Monde de sa « préoccupa-

tion » face à la « diminution des moyens de sauvetage » en mer. Depuis que la plupart des ONG ont renoncé ou sont empêchées d’opérer en Méditerranée centrale et alors que l’Union européenne (UE) vient de mettre fin aux activités navales de l’opération militaire « Sophia », les Libyens sont les principaux acteurs du sauvetage dans la zone. Financés et équipés par l’UE, et en particulier l’Italie et la France, les gardes-côtes ont intercepté plus de 16 000 migrants depuis 2018. Mercredi, ils ont encore ramené à terre 19 personnes qui se trouvaient en détresse en mer. « On se retrouve dans la situation absurde où l’UE s’est désengagée en se reposant sur les gardes-côtes libyens qui ramènent les migrants dans les centres de détention que tout le monde essaye d’évacuer pour les protéger », s’indigne Hassiba Hadj-Sahraoui. Tergiversations Alors que les conditions météorologiques sont plus favorables, l’escalade militaire en Libye pourrait encourager les tentatives de fuite du pays dans lequel le HCR a iden-

tifié plus de 670 000 migrants, dont 58 000 relevant d’un besoin de protection internationale. Des Libyens pourraient notamment vouloir prendre la mer. Plus de 9 500 d’entre eux ont déjà été déplacés par les combats. Jeudi, 73 personnes parties de Tunisie et se déclarant tunisiennes et libyennes ont justement été débarquées sur l’île italienne de Lampedusa après avoir été interceptées par les autorités. Le ministre italien de l’intérieur d’extrême droite, Matteo Salvini, a aussitôt tweeté : « Au travail pour leur expulsion. » Depuis l’été 2018, il a interdit l’accès des ports italiens aux navires humanitaires portant secours aux migrants en Méditerranée. Chaque sauvetage opéré par une ONG occasionne donc une crise diplomatique et des tergiversations de plusieurs jours avant que quelques Etats membres volontaires se mettent d’accord sur une répartition des migrants secourus. Vendredi, un accord était justement en cours d’élaboration pour organiser la prise en charge d’une soixantaine de migrants sauvés le 3 avril au large de la

Libye par le navire Alan Kurdi de l’ONG allemande Sea-Eye. Tandis que le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, est critiqué depuis qu’il a qualifié les ONG en Méditerranée de « complices » des passeurs, il a annoncé vendredi que la France accueillerait 20 personnes en besoin de protection. « Notre action vis-à-vis des ONG est généreuse et se poursuit », défend une source Place Beauvau. L’Allemagne a aussi fait part de sa bonne volonté. « La situation en Libye rend absolument nécessaire la mise au point d’un mécanisme de débarquement dans un port sûr, de façon prévisible et en phase avec les conventions internationales, a réagi Flavio Di Giacomo, de l’OIM. Nous avons toujours dit que tous les migrants secourus dans les eaux internationales doivent être ramenés dans un port sûr et la Libye n’en est pas un. » Les divisions de l’Europe sur la question migratoire ne laissent pas entrevoir de solution stable à moyen terme et le contexte électoral la rend plus improbable encore. p marie bourreau et julia pascual (à paris)

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FRANCE Sous pression, Macron peaufine ses annonces 0123

DIMANCHE 14 - LUNDI 15 AVRIL 2019

Le chef de l’Etat doit s’adresser aux Français « dans les prochains jours » pour présenter ses arbitrages

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rois mois après le lancement du grand débat national, décidé pour apaiser la crise des « gilets jaunes », Emmanuel Macron s’apprête enfin à dévoiler le remède qu’il compte administrer au pays. Vendredi 12 avril, l’Elysée assurait que le chef de l’Etat devrait s’adresser à la nation « dans les prochains jours ». « Ce sera dimanche soir ou lundi soir, une allocution à la télévision », croit savoir un habitué du palais. Une prise de parole qui pourrait être couplée à une lettre publiée dans la presse quotidienne régionale. « Rien n’est décidé, il suffit que quelqu’un sorte une idée de dingue ce week-end et il peut tout changer », nuance un de ses visiteurs réguliers. Seule certitude, le président de la République n’a pas le droit à l’erreur. Qu’il réussisse à convaincre une majorité de Français – notamment celle qui continue de soutenir la contestation des « gilets jaunes », malgré les violences – et c’est la perspective de vivre une deuxième moitié de quinquennat plus apaisée qui s’ouvre à lui. Qu’il soit « déceptif », comme l’ont craint plusieurs membres du gouvernement, et c’est le risque de voir son mandat entravé. Ces dernières semaines, tous les ministres ont fait remonter leurs idées au chef de l’Etat, par l’intermédiaire de Matignon. A chaque conseil des ministres, la « partie D », celle réservée aux discussions informelles, a été consacrée aux solutions à apporter à la crise. Mais personne ne sait ce que M. Macron en a retenu. « Il écoute mais ne dit rien », s’étonne une secrétaire d’Etat. « Tolérance fiscale zéro » A son invitation, plusieurs ministres ont lancé des idées dans le débat public. Les plus forts à ce jeu ont été ceux venus de la droite, plus expérimentés. Que ce soit sur les retraites ou la dépense publique, Bruno Le Maire, Gérald Darmanin et Sébastien Lecornu ont donné de la voix. « Il y a une asymétrie entre l’aile droite du gouvernement, armée pour la polémique, et l’aile gauche, plus novice et plus modérée : la puissance de la parole n’est pas la même », reconnaît une ministre venue de la société civile. A écouter Edouard Philippe, la question de la pression fiscale sera au cœur des annonces présidentielles. « Notre pays a atteint aujourd’hui une sorte de tolérance fiscale zéro, a pointé le premier ministre lors de la restitution du grand débat, le 8 avril. Nous devons baisser plus vite les impôts. »

Emmanuel Macron à Cozzano (Corse-du-Sud), le 4 avril. OLIVIER LABAN-MATTEI/MYOP POUR « LE MONDE »

Selon certaines sources, M. Macron pourrait accélérer sur la taxe d’habitation, dont la suppression a été étalée jusqu’à la fin du quinquennat. La création d’une nouvelle tranche qui rendrait l’entrée dans l’impôt sur le revenu plus progressive (10 % au lieu de 14 %) est aussi une idée sur la table. Mais parmi les soutiens venus de la gauche ou du centre, on ne veut pas croire que le président se contentera de baisser les prélèvements. L’inquiétude du pays « ne se résume pas à une baisse d’impôts », a prévenu François Bayrou, jeudi sur BFM-TV. « Il y a un besoin de justice sociale et fiscale, nous n’avons pas su montrer qu’on le prenait suffisamment en compte », met par ailleurs en garde un ministre, pour qui les mesures sociales annoncées en décembre doivent être amplifiées. A entendre les uns et les autres, la réindexation des retraites sur l’inflation serait déjà actée. Elle avait été plafonnée à 0,3 % pour 2019 et 2020.

Plusieurs ministres plaident aussi pour que le président envoie le signal de sa détermination à en demander plus aux classes aisées, lui qui est dépeint par l’opposition de gauche comme le « président des riches ». Mais cela sans remettre en cause la politique de l’offre du gouvernement. « On pourrait par exemple durcir l’IFI [l’impôt sur la fortune immobilière, qui a remplacé l’impôt de solidarité sur la fortune], en baissant le plafond du patrimoine imposable de 1,3 million à 1 million d’euros », explique un conseiller. « La question de l’ISF n’est pas hors sujet, c’est quelque chose de très présent dans les cahiers de doléances », constate un secrétaire d’Etat. Selon différentes sources, la bataille fait aussi rage autour de la question de la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité. « C’est une mesure qui coche toutes les cases : c’est compréhensible, ça concerne tout le monde et c’est simple à mettre en

place », plaide un ministre. En passant, cela enverrait un signal à Xavier Bertrand, président de la région des Hauts-de-France, qui défend cette option et qu’Emmanuel Macron ne désespère pas de rallier à son panache d’ici à 2022. Mais Bercy est contre, compte tenu du coût de la mesure, estimé à 10 milliards d’euros. « Les technos bouillonnent » « Le fond du débat n’est pas de savoir si on prend des mesures de droite ou pas de droite, il est budgétaire : les technos bouillonnent pour trouver des sous. Edouard Philippe est acculé budgétairement », estime une députée de la majorité. « Il n’y a pas de complot, de pack de droite ou de Nuit des longs couteaux. C’est normal que nous ayons un avis et de dire ce pour quoi on plaide », s’agace l’ancien conseiller du premier ministre, Gilles Boyer, aujourd’hui candidat sur la liste LRM pour les européennes. « Ce serait baroque qu’on nous reproche

Le président pourrait lancer cinq « chantiers ». A charge pour le gouvernement de les mettre en musique d’avoir des idées et de les exprimer », poursuit-il. « Le président va annoncer des mesures à effet immédiat mais va aussi ouvrir des chantiers pour les prochains mois », nuance-t-on à l’Elysée, où l’on craint la trop forte attente provoquée par le concours Lépine des ministres. « Ce ne sera pas monolithique, avec un catalogue de 60 mesures », ajoute-t-on. Selon un proche, M. Macron pourrait lancer cinq « chantiers », en fixant un certain nombre d’objectifs pour chacun d’entre eux. A

charge pour le gouvernement de les mettre en musique. « Ce sera du fiscal, du social, du régalien, de l’institutionnel et de la vie quotidienne », explique cette source. Dans l’éventail des mesures à prendre, d’aucuns conviennent qu’il faudra aussi répondre à « la crise de ressenti » qu’incarne le mouvement des « gilets jaunes ». « Il faut des mesures symboliques. Dans l’affaire de la vaisselle d’Emmanuel Macron [l’Elysée a passé commande d’un nouveau service de table à la Manufacture nationale de Sèvres pour un coût de 50 000 euros], les gens ne retiennent pas le coût, mais le symbole, plaide Corinne Vignon, députée LRM de Haute-Garonne. Au Mexique, Lopez Obrador a vendu l’avion présidentiel une fois élu et a déménagé le palais présidentiel pour habiter chez lui. Ce n’est pas de la démagogie, c’est dire aux gens : “Je vais faire comme vous.” » p olivier faye et cédric pietralunga

Un collectif appelle à la création d’une « assemblée citoyenne » La démarche est soutenue par le réalisateur Cyril Dion, l’économiste Laurence Tubiana ou encore la « gilet jaune » Priscillia Ludosky

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ls ont décidé de changer de braquet et de méthode. Sans attendre les annonces d’Emmanuel Macron censées clore le grand débat, un collectif lance la création d’une assemblée de citoyens tirés au sort, représentatifs de la société française. Entreprise par Démocratie ouverte, une association de militants et praticiens de la démocratie participative, la démarche est soutenue par un collectif d’une centaine de personnes de tous horizons dont Cyril Dion, coréalisateur (avec Mélanie Laurent) du film Demain, l’actrice Marion Cotillard, très investie dans la défense de la planète, l’économiste Laurence Tubiana, négociatrice de la COP21, le professeur de science politique Loïc Blondiaux ou encore Priscillia Ludosky, l’une des figures médiatiques des « gilets jaunes ».

Baptisé Gilets citoyens, ce collectif avait déjà écrit le 23 janvier une lettre ouverte au président de la République pour recommander la mise en place d’une telle assemblée. Tout en « s’enthousiasmant » de l’idée du grand débat comme « occasion d’inventer collectivement de nouvelles pratiques démocratiques », les signataires y déploraient « la précipitation, le manque d’engagement et de transparence » du processus. La synthèse proposée lundi par le gouvernement a fini de les convaincre qu’il fallait agir pour que le processus démocratique amorcé « ne finisse pas en eau de boudin ». « On entend dire “les Français ont dit que”, alors que moins de 2 % ont contribué au grand débat. On voit bien que ce n’est pas représentatif, remarque la coprésidente de Démocratie ouverte, Mathilde

Imer. On risque par ailleurs de n’avoir pour résultat que des annonces de court terme alors qu’il faudrait au contraire s’attaquer aux sujets de fond. » Des « lignes rouges » Si elle voit le jour, cette assemblée citoyenne délibérative serait composée d’au moins 100 personnes, tirées au sort selon la méthode des quotas, afin d’être représentative de la société française. Elle devra travailler à chercher des solutions sur trois sujets : la mise en œuvre d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC), la transition écologique et la justice fiscale. Ses membres seront formés par des experts « de façon contradictoire » pendant « au moins trois weekends » avant de délibérer sur les propositions qui pourront ensuite être soumises à référendum.

« La création d’une assemblée citoyenne figurait parmi les premières revendications que nous avons portées sur notre page [Facebook] La France en colère, souligne Priscillia Ludosky. C’est ça qu’il aurait fallu créer en janvier, à la place du grand débat. » Si une telle initiative est inédite en France à cette échelle, des expériences d’assemblées nationales citoyennes ont déjà été menées dans plusieurs pays, avec un certain succès. En Irlande, un processus de ce type a conduit à modifier deux articles de la Constitution, l’un en faveur du mariage homosexuel, l’autre pour l’avortement. « Le processus y a aussi commencé par une assemblée citoyenne organisée à l’initiative de la société civile, souligne Cyril Dion. Et c’est à l’issue des débats que le gouvernement s’est en-

gagé. Il a bien vu l’intérêt de ce dispositif sur des sujets conflictuels pour lesquels il n’avait pas vraiment de solution. » De nombreuses inconnues demeurent. Quelle sera la réaction des personnes contactées par tirage au sort ? Pour les conférences régionales organisées dans le cadre du grand débat, les organisateurs se sont heurtés à de nombreux refus. Et surtout, quel rôle les pouvoirs publics dans la démarche voudront-ils jouer ? Les membres du collectif veulent proposer à Emmanuel Macron d’accompagner le dispositif, qui nécessite un budget de « plus de 1 million d’euros ». Dans la foulée de leur lettre de janvier, ils ont été reçus par des conseillers de l’Elysée. Mais le collectif tient à ce que des « lignes rouges » soient respectées : la représentativité de l’assemblée,

un temps de discussion minimum et l’absence « d’interférence gouvernementale dans le choix des sujets comme des garants ». « Si le processus est tordu ou altéré, nous en sortirons », prévient Cyril Dion. Le collectif des Gilets citoyens lance dès aujourd’hui un appel à la « mobilisation la plus large possible » en faveur de son projet, pour inciter l’exécutif à soutenir le processus. En cas de refus, le collectif prévoit de lancer un appel à financement participatif au début de l’été. « On ira, quelle que soit la réponse du gouvernement, affirme Mathilde Imer. On a les premiers financements, on a la méthodologie, on est prêts. » Le tirage au sort est prévu en août pour un premier week-end de travail de cette assemblée à l’automne. p aline leclerc et claire legros

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Le CESE, institution méconnue à l’avenir incertain Le Conseil économique, social et environnemental, dont l’utilité est contestée, pourrait être réformé

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ENQUÊTE

es signatures à l’entrée de l’hémicycle noircissent les feuilles d’émargement. Avant de pénétrer dans la vaste salle aux fauteuils de velours rouge, les membres du Conseil économique, social et environnemental (CESE) gribouillent leur paraphe pour récupérer la carte qui leur permettra de voter. A l’intérieur, ils prennent place sous la coupole ornée de pavés de verre. Les travées sont à moitié pleines. Ce mardi 9 avril, c’est jour d’assemblée plénière. L’institution est chargée de conseiller les pouvoirs exécutif et législatif mais son avis n’est que consultatif. La section de l’environnement propose une nouvelle trajectoire de la taxe carbone avec des aides pour les plus précaires. « Les conditions ne sont absolument pas réunies pour le faire à court terme », balaye la secrétaire d’Etat à la transition écologique, Emmanuelle Wargon, présente pour l’occasion. Qu’importe, l’avis est adopté. Ils sont 173 votants sur 233 membres mais

Une vingtaine d’avis sont produits chaque année, dont la plupart sont reconnus pour leur qualité

moins de 140 sont présents dans l’hémicycle. Si les procurations ne sont pas autorisées, il n’est pas interdit de laisser sa carte à son voisin avant de filer discrètement. Un jour presque comme un autre à la troisième Chambre de la République. Et pourtant ! La crise des « gilets jaunes » a fait trembler les fondations du Palais d’Iéna, à Paris, qui abrite le CESE. En janvier, dans sa lettre aux Français, Emmanuel Macron évoque son devenir et celui du Sénat : « Faut-il les transformer et comment ? » Sur le site du grand débat, 20 % des répondants proposent de le supprimer. « Il n’existe pas d’institution plus stérile et plus obsolète », affirmait, en juin 2018 sur Twitter, Laurence Parisot, ex-présidente du Medef, qui en fut membre. Dépoussiéré en 2008 « Inutile », « coûteux », le CESE n’a pas bonne presse. Quand il annonça sa volonté de le réformer en juillet 2017, le président de la République épingla une de ces « institutions de la République que le temps a figées dans les situations acquises ». Créé en 1925, le conseil est supprimé sous Vichy avant de connaître sa consécration à la Libération avec son inscription dans la Constitution. Nicolas Sarkozy le dépoussiéra en 2008, en y faisant entrer les organisations environnementales et de jeunesse. La troisième Chambre, dont les membres sont nommés pour cinq ans renouvelable une fois, se veut le porte-voix de la « société civile organisée ». Son originalité tient à

sa composition, dominée par les partenaires sociaux. Autant de représentants des syndicats, du patronat, des agriculteurs, des environnementalistes, des familles qui, hors de ces murs, peuvent fortement s’opposer mais parviennent souvent ici à s’entendre. « C’est un des rares endroits où je peux discuter de sujets de fond avec des gens que je ne croiserais jamais ailleurs », dit le président de la Confédération des petites et moyennes entreprises, François Asselin. Le CESE peut être saisi par l’exécutif, les Assemblées ou par voie de pétition. Longtemps, il a dû s’autosaisir pour alimenter ses travaux ; un rééquilibrage est en cours. Une vingtaine d’avis sont produits chaque année, dont la plupart sont reconnus pour leur qualité bien que jugés parfois un peu tièdes. « Sur la justice climatique, par exemple, on a été assez précurseurs », défend le climatologue Jean Jouzel. En 2016, cet avis mettait en garde contre le risque d’une aggravation de la fracture territoriale du fait d’une politique environnementale essentiellement fondée sur la fiscalité. Mais face à la concurrence des multiples structures de conseil ou d’expertise qui entourent le gouvernement, le CESE fait rarement l’actualité et ses avis ne sont guère suivis. « C’est un endroit délicieux, une sorte de club où vous pouvez voir des gens de toutes tendances qui ont une liberté de parole totale, raconte Raymond Soubie, ex-conseiller de Nicolas Sarkozy, membre durant la précédente mandature.

Avec le recul, vous vous apercevez que son poids est relatif. » Faut-il dans ces conditions le conserver ? D’autant que le CESE a pu servir à recaser les amis désœuvrés du pouvoir politique. Parmi les 40 « personnalités qualifiées » nommées par décret, l’exministre de la culture Jean-Jacques Aillagon et son homologue de l’éducation Luc Ferry y ont siégé, comme aujourd’hui Jean-Luc Bennahmias, ancien député européen Vert. « Le CESE vit sur l’héritage de la République des copains », se désole Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue pour la protection des oiseaux, qui termine son deuxième mandat. « Boîte fermée » Il est certes confortable d’en être membre : 3 845 euros brut par mois pour un petit mi-temps. Jusqu’en 2015, un mandat permettait également d’obtenir 707 euros brut de pension de retraite qui s’ajoutaient à celle de droit commun. Les syndicalistes, eux, reversent à leur organisation leur traitement, directement versé sur les comptes bancaires des confédérations. De quoi alimenter les accusations de financement détourné. M. Macron avait choisi de faire évoluer le conseil dans la réforme constitutionnelle, suspendue en juillet 2018 à la suite de l’affaire Benalla. Seuls 155 membres devaient subsister. Il était envisagé de mettre fin à la pratique des personnalités qualifiées et le CESE devait être consulté sur tous les projets de loi ayant un objet économi-

« Le CESE vit sur l’héritage de la République des copains » ALLAIN BOUGRAIN-DUBOURG

président de la Ligue pour la protection des oiseaux

que, social et environnemental. Des transformations soutenues par Patrick Bernasconi, son numéro un issu du Medef, qui reconnaît que le conseil a pu fonctionner comme « une boîte fermée ». Depuis les « gilets jaunes », le discours à la tête de l’Etat a changé et chacun se demande de quel côté va tomber la pièce. « Faut-il partir de l’institution pour voir comment la transformer ou partir des défis à relever pour voir comment s’adapter ? », souligne Jean-Paul Delevoye, qui a dirigé le CESE de 2010 à 2015. Dans le hall hypostyle où s’alignent les 18 colonnes qui mènent aux bureaux de la présidence, on se rassure comme on peut, sans se faire d’illusions. « Dans le cadre d’une opération reconquête de l’opinion publique, le CESE peut être une variable d’ajustement », reconnaît Thierry Cadart, un des représentants de la CFDT. « Le supprimer d’un trait de plume en oubliant presque cent ans d’histoire et en ayant comme seul précédent le maréchal Pétain, ce serait surprenant, note Alain Chatriot, chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po. D’autant que ce serait vécu comme

une façon de nier tout rôle aux corps intermédiaires. » Depuis décembre 2018, M. Bernasconi se démène pour (dé)montrer l’utilité de la maison. « Comment créer les bons outils pour que les expressions citoyennes soient entendues ? C’est dans le savoirfaire du CESE », assure-t-il. Il y a eu quelques ratés, comme cette consultation en ligne montée à la hâte fin 2018, dans la foulée du mouvement des « gilets jaunes », mais qui fut accaparée par des opposants au mariage pour tous : l’abrogation de la loi Taubira est arrivée en tête des suggestions des internautes. A la présidence, on préfère rappeler qu’on a vu monter les tensions, avant le déclenchement de la crise des « gilets jaunes », avec la pétition sur les prix du carburant et qu’on a alerté l’exécutif. L’expérimentation du tirage au sort est aussi mise en avant : 26 citoyens ont été sélectionnés pour participer à l’élaboration d’un avis « fractures et transitions : réconcilier la France » adopté le 12 mars. Une réussite pour le président du CESE, qui souhaiterait renouveler la démarche. Autre idée : instaurer un droit d’interpellation de l’exécutif et du Parlement sous forme d’une saisine par pétition dématérialisée à partir de 500 000 signatures ou d’une autosaisine. Et pour que l’avis ne tombe pas dans un trou noir, il serait adressé au gouvernement et au Parlement, qui aurait obligation de réagir. M. Bernasconi le sait : c’est la survie de son institution qui se joue. p raphaëlle besse desmoulières

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Procès Merah : l’hypothèse inédite de Me Francis Szpiner

Une grève illimitée débute à Paris dans plusieurs services d’urgences

L’avocat de la famille d’Imad Ibn Ziaten estime qu’Abdelkader Merah était là quand son frère Mohammed a tué le militaire en 2012

Infirmiers et aides-soignants se mobilisent, notamment pour leurs effectifs

C

e que quatre ans d’instruction n’ont pas permis de démontrer, ce que vingt avocats n’avaient pas songé à soutenir avant ce procès en appel, ce que le président de la cour d’assises avait écarté en première instance dans son verdict, Me Francis Szpiner l’a plaidé de toutes ses forces, vendredi 12 avril, au palais de justice de Paris. L’avocat de la famille d’Imad Ibn Ziaten, première des sept victimes de Mohammed Merah en mars 2012, n’était pas du premier procès d’Abdelkader Merah, condamné à vingt ans de prison pour « association de malfaiteurs terroriste » mais acquitté du chef de « complicité d’assassinats » à l’automne 2017. « Privilège », dit-il à l’entame de son monologue, qui lui permet d’avoir « un œil neuf sur le dossier » et de voir ce que personne n’avait vu : l’accusé était, selon lui, bel et bien avec son frère lors de l’assassinat d’Imad Ibn Ziaten, le 11 mars 2012 à Toulouse. Me Szpiner a balayé d’entrée « les états d’âme » du juge d’instruction ou de l’enquêteur de la sousdirection antiterroriste venus dire le contraire à l’audience – « Les investigations ont permis d’écarter de manière définitive l’implication d’Abdelkader Merah dans le guet-apens », avait par exemple affirmé le second. « Peu importe », dit l’avocat, qui reconstitue ensuite l’enchaînement des faits au fil d’une plaidoirie ardente, dans une salle Voltaire comble et captivée, pour arriver jusqu’au 11 mars 2012. Versions incompatibles Abdelkader Merah disputait ce jour-là un match de football avec l’équipe de son quartier – remplaçant, il est entré pour les vingt dernières minutes – qui s’achevait vers 15 heures. L’assassinat a eu lieu à 16 heures. L’accusé affirme qu’à cette heure-là, il jouait un second match avec son oncle, qu’il avait rejoint dans la foulée du premier. Problème : l’oncle en question, interrogé onze jours après l’assassinat, avait été incapable de se rappeler cet épisode. A nouveau interrogé un an plus tard, « par un effet de retour de mémoire que les neuroscientifiques devraient étudier », raille Me Szpiner, il s’était souvenu que son neveu était bien venu chez lui cet aprèsmidi-là, et qu’ils avaient joué jusqu’à 17 h 30.

Me Szpiner a balayé d’entrée « les états d’âme » du juge d’instruction ou de l’enquêteur Second problème : interrogée elle aussi un an après les faits, la tante s’est souvenue qu’Abdelkader Merah était venu « vers midi et demi » ce 11 mars 2012 : « Je lui ai fait à manger. Il est resté chez moi jusqu’à 15 h 30, 16 heures. » Deux versions incompatibles. « Elle et son mari n’ont pas coordonné leurs faux témoignages, et on ne sait donc pas où est Abdelkader Merah de 15 heures à 18 heures », jubile Me Szpiner, qui se tourne alors vers le public. « Eh bien moi je vais vous dire où il est : avec son frère ! » Il en veut pour preuve les images de la caméra GoPro que Mohammed Merah s’est fixée sur le ventre pour filmer son crime, et le dialogue avec sa victime dans les secondes qui précèdent. Les deux hommes sont à l’arrêt, côte à côte, sur leur deux-roues – ils sont censés se retrouver pour que l’un vende sa moto à l’autre. Imad Ibn Ziaten pose cette question : « C’est un pote à toi ? » Mohammed Merah répond : « Oui, c’est mon frère. » « Il faut bien qu’il ait vu quelque chose pour poser cette question, sinon elle n’a aucun sens », suppose Me Szpiner, qui n’explique ce dialogue – source de controverse – « que d’une seule manière » : Abdelkader Merah se tient en retrait, en couverture, et sa voiture a intrigué Imad Ibn Ziaten. « Je ne dis pas qu’il a assisté à l’assassinat. Mais c’est évidemment de la complicité de s’être mis à 50 ou 60 mètres au cas où les choses tourneraient mal. » « Voilà quelqu’un qui est désigné par la victime, qui est désigné par l’assassin, qui n’a pas d’alibi au moment des faits criminels et qui essaie de s’en forger un, résumet-il à l’adresse de la présidente et des six juges professionnels qui l’entourent. Ce n’est pas de nature à vous faire douter et à entraîner votre intime conviction ? » Formule étrange : le doute, normalement, n’est pas censé renforcer l’accusation. Charge à la cour de décider si tout le monde était aveugle, ou s’il n’y avait rien à voir. Verdict le 18 avril. p henri seckel

R

emplacement systématique des congés maternité, renfort de 45 soignants supplémentaires… Depuis le début de la semaine, Martin Hirsch, le directeur de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a multiplié les annonces et les visites sur le terrain pour tenter de désamorcer le mouvement de protestation en germe dans plusieurs services d’accueil des urgences (SAU) du plus grand groupe hospitalier de France. Peine perdue. Dimanche 14 avril dans la soirée et lundi 15 avril, les infirmiers et les aidessoignants de quatre services d’urgence parisiens (Lariboisière, Pitié-Salpétrière, Saint-Louis, Tenon) devraient rejoindre ceux de l’hôpital Saint-Antoine dans une grève illimitée pour demander une amélioration de leurs conditions de travail et des augmentations de salaire. Ce mouvement, dont ses organisateurs espèrent qu’il se propagera aux vingt autres SAU du groupe puis à ceux du pays, ne devrait toutefois pas affecter la prise en charge des patients. Les grévistes sont assignés de manière à assurer une continuité des soins. A l’origine de cette grève, qui a reçu le soutien des syndicats SUD et CGT, le malaise des personnels paramédicaux face à la dégradation de leurs conditions de travail. Alors que la fréquentation de ces services à l’AP-HP a crû au rythme soutenu d’environ 3 % par an ces dernières années, les effectifs soignants n’ont pas augmenté en proportion. « On nous demande de faire toujours plus avec moins, nous devons gérer 20 à 25 passages de plus par jour qu’en 2015 à effectif constant », ra-

« On se fait insulter tous les jours, on accepte des choses qu’on n’accepterait pas à l’extérieur » STÉPHANIE ROBIN

aide-soignante

conte Orianne Plumet, une infirmière de 25 ans, en poste aux urgences de la Pitié-Salpétrière depuis plus de trois ans. « Quand on a la tête sous l’eau, c’est le patient qui en pâtit, ce n’est plus la même qualité des soins », dit-elle, en regrettant le non-remplacement des congés maternité (soit six personnes actuellement à la Pitié), sur lequel vient de revenir la direction du groupe, ou l’absence de ratio entre le nombre de patients et le nombre de paramédicaux, « comme c’est le cas dans certains services de salle et comme le préconisent les sociétés savantes ». Outre les 45 nouveaux postes déjà promis (à répartir entre les 25 services), Martin Hirsch a annoncé dans une lettre envoyée aux syndicats mardi 9 avril qu’un groupe de travail établirait « dans un délai de deux mois » de tels ratios. « Je m’engage à assurer un parallélisme entre l’augmentation de l’activité et le renforcement des effectifs, ce qui est un vrai progrès, assure-t-il au Monde. Comme, en plus nous veillerons à bien remplacer les congés de maternité, à titulariser plus vite, et à renforcer les effectifs de sécurité, les agents vont voir un réel effet. »

Dans les zones d’accueil des SAU, la hausse continue de la fréquentation est directement perceptible par les personnels comme par les patients. Dans la grande majorité des services (19 sur 25), les durées de passage aux urgences ont augmenté de dix à soixante-dix minutes entre 2015 et 2018. Cette saturation a été mise en lumière lorsque en décembre, une femme de 55 ans a été retrouvée morte dans la zone d’attente des urgences de Lariboisière, douze heures après son admission, sans avoir été examinée par un médecin. Une enquête interne avait conclu un mois plus tard que les capacités du service à fonctionner correctement étaient « dépassées » ce soir-là. Dans une tribune publiée dans le Monde peu après, quatorze chefs de service avaient estimé que cette saturation permanente des urgences « augmente considérablement les risques d’erreurs médicales et use les équipes ». Ils avaient appelé à un « grand plan en faveur des urgences », prévoyant notamment la possibilité de « filtrer l’accès » à ces lieux de soins. « Je ne suis pas sereine » S’ils dénoncent la « dégradation de la qualité de la prise en charge » dans les SAU, les grévistes pointent également l’augmentation de l’agressivité et des violences dans ces services où sont accueillis des patients en situation de précarité, parfois atteints de pathologies psychiatriques. Au SAU de Saint-Antoine, dans l’Est parisien, en grève depuis le 18 mars pour dénoncer cette insécurité, on recense huit agressions physiques depuis le début de l’année. « On a choisi de

travailler aux urgences, on est préparé à la violence mais là on a passé un seuil, je ne suis pas sereine sur ma protection physique lorsque je viens travailler », témoigne Candice Lafarge, une aide-soignante de 33 ans. « On se fait insulter tous les jours, on se retrouve à accepter des choses qu’on n’accepterait pas à l’extérieur », ajoute sa collègue Stéphanie Robin, 44 ans. L’agression le 13 janvier de deux infirmières et d’une aide-soignante a particulièrement marqué les esprits, l’administrateur de garde ayant refusé d’accompagner les victimes porter plainte. « On se fait défoncer la gueule et la direction nous explique qu’elle ne peut pas porter plainte parce qu’il n’y a pas eu de destruction matérielle », lance Candice Lafarge. Rappelant qu’un plan visant à renforcer la sécurité de l’ensemble des sites a d’ores et déjà été engagé, Martin Hirsch assure qu’il va « accélérer » sa mise en œuvre. De façon plus large, les personnels grévistes réclament une reconnaissance de la spécificité de leur travail, avec l’octroi d’une prime mensuelle de 300 euros. « Aujourd’hui les hôpitaux ont du mal à recruter pour ces services parce que c’est devenu un boulot intenable », souligne Hugo Huon, infirmier à Lariboisière et l’un des représentants du collectif. Sur cette demande de prime, Martin Hirsch a déjà botté en touche, renvoyant les grévistes vers le ministère de la santé. « Il n’est pas possible à l’AP-HP de créer une prime spécifique pour telle ou telle catégorie d’agents relevant du statut de la fonction publique hospitalière », a-t-il fait valoir aux syndicats le 9 avril. p françois béguin

Nicole Belloubet veut mettre en place une « régulation » de la population carcérale La garde des sceaux entend notamment développer la libération sous contrainte des détenus

A

près la promulgation de la loi de programmation et de réforme de la justice, place à son application. Nicole Belloubet, la garde des sceaux, qui inaugurait vendredi 12 avril la prison de la Santé à Paris, a rappelé les ambitions du gouvernement sur le volet des sanctions pénales. Alors que, trois mois après sa réouverture, la maison d’arrêt de la capitale est déjà occupée à 89 % de ses capacités (630 détenus pour 707 places), la ministre a annoncé vouloir mettre en œuvre une politique de « régulation carcérale ». Autrement dit, des mécanismes censés permettre de limiter la surpopulation qui affecte en particulier les maisons d’arrêt (139 % en moyenne), ces établissements réservés aux personnes non encore jugées ou condamnées à de courtes peines. Ce terme de « régulation carcérale », repoussoir pour l’opposition de droite, est désormais assumé par la ministre, qui voit dans cette politique le moyen d’améliorer la sécurité dans les prisons surpeuplées et le « parcours des peines axé sur la réinsertion ». Il n’est cependant pas question d’instaurer un numerus clausus, s’empresse-t-on de préciser dans l’entourage de Nicole Belloubet, qui empêcherait d’incarcérer une personne si une autre ne sort pas.

Une circulaire ministérielle sur l’exécution des peines devrait être publiée dans les prochaines semaines. Elle est préparée avec la directrice des affaires criminelles et des grâces, Catherine Pignon, et le directeur de l’administration pénitentiaire, Stéphane Bredin. Mme Belloubet souhaite favoriser en premier lieu « les sorties anticipées, lorsque cela est possible ». De fait, l’une des dispositions de la réforme modifie dès le 1er juin la libération sous contrainte (LSC) « pour qu’elle puisse être plus facilement et plus fréquemment prononcée », rappellet-elle. Instaurée par la réforme pénale de Christiane Taubira en 2014, cette mesure est très peu prononcée. Au 1er mars, 529 personnes faisaient l’objet d’une LSC par rapport à une population carcérale de plus 71 000 détenus et de plus de 11 000 condamnés placés sous bracelet électronique. Désormais, la règle sera une LSC prononcée par le juge d’application des peines aux deux tiers de la peine pour les personnes condamnées à cinq ans de prison au plus. Le reliquat de leur peine devra être exécuté « sous le régime de la libération conditionnelle, de la détention à domicile sous surveillance électronique, du placement à l’extérieur ou de la semi-liberté », dit la loi. Le défi sera de vaincre la réticence de certains juges d’applications de peines.

Le succès de la mesure dépendra aussi de la capacité des services pénitentiaires d’insertion et de probation à accompagner les personnes dans cette phase transitoire pour bâtir « sous contrainte » un parcours de sortie. Cela nécessitera par exemple d’inverser la tendance sur le recours au placement extérieur sous écrou (les personnes sont hébergées par des associations habilitées), dont le nombre de places diminue. Raidissement des juges L’autre curseur sur lequel la garde des sceaux veut aujourd’hui travailler est celui de la détention provisoire. Alors que 29 % des personnes détenues en France sont prévenues, donc « présumées innocentes », l’un des taux les plus élevés d’Europe, plusieurs propositions destinées à limiter ce phénomène avaient été écartées de la réforme. Mme Belloubet veut encourager le recours au contrôle judiciaire et en particulier à l’assignation à résidence sous bracelet électronique, qui est censé permettre à la justice de garder sous la main les personnes qu’elle compte juger. Le raidissement des juges ces dernières années a fortement augmenté le recours à la détention provisoire (20 475 personnes au 1er mars), reléguant le bracelet électronique avant jugement à la portion congrue, avec aujourd’hui

273 personnes concernées. L’objectif du gouvernement serait de quadrupler ce chiffre d’ici la fin du quinquennat. Sans remettre en cause une telle mesure en début de procédure, c’est lors du renouvellement de la détention provisoire qu’un basculement vers des mesures de contrôle judiciaire serait plus aisé. Là encore, ce sont les services pénitentiaires en milieu ouvert qui devront être en capacité de répondre. Pour l’heure, la ministre de la justice a demandé à ses services de travailler sur dix établissements qui connaissent une forte surpopulation carcérale. En établissant une photographie claire de la population détenue (nombre de condamnés, durée des peines, nombre de détenus éligibles à la libération sous contrainte, de prévenus susceptibles de basculer sous bracelet électronique…), il s’agira de mettre en œuvre cette « régulation carcérale ». Et si les mécanismes fonctionnent, Mme Belloubet promet de les étendre. Sur le papier cela paraît simple. En pratique, il va falloir que services pénitentiaires d’insertion et de probation, juges d’application des peines, juges correctionnels et procureurs travaillent ensemble et se fassent confiance. Ce n’est pas une réforme qu’il faut mettre en œuvre, mais une révolution culturelle qu’il s’agit d’insuffler. p jean-baptiste jacquin

ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 9 « L’égalité des chances doit être une priorité » 0123

DIMANCHE 14 - LUNDI 15 AVRIL 2019

Pour Laurence Boone, économiste en chef de l’OCDE, la France souffre d’un « fort déterminisme social » ENTRETIEN washington - envoyée spéciale

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lors qu’Emmanuel Macron s’apprête à présenter de nouvelles mesures pour répondre à la crise des « gilets jaunes », l’économiste en chef de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Laurence Boone, estime que le chantier prioritaire concerne « l’égalité des chances ». Que faire, en France, pour renforcer la cohésion sociale ? Le sujet de fond, c’est l’égalité des chances. C’est essentiel car on est très conditionné en France par son milieu de naissance. Le pays est dans le top 3 de l’OCDE pour l’influence du milieu social sur les études. Quelques exemples : alors que 60 % des enfants entre 0 et 2 ans ont accès à un mode de garde formel, c’est le cas de seulement 30 % des enfants dans le tiers de la population le moins aisé. Donc, dès le plus jeune âge, tout un groupe va manquer cette phase d’éveil. Ensuite, une forte proportion des adolescents de 15 ans, comparée au reste de l’OCDE, ne possède pas les connaissances littéraires ou arithmétiques indispensables. Enfin, l’insertion sur le marché du travail est nettement plus difficile pour les personnes moins qualifiées. Or, la France est parmi les pays où les moins diplômés ont le moins d’accès aux formations qualifiantes. L’accent doit donc être mis sur le système éducatif et de formation… Oui, mais pas uniquement. Ce à quoi il faut veiller, c’est aussi à tout le maillage de services publics qui fait la qualité de vie et permet les liens sociaux : l’accès aux soins, aux transports, au logement… Ainsi, pour réussir à l’école ou dans son emploi, il est essentiel d’être en bonne santé. En termes de politiques territoriales, on peut comprendre qu’il faille fermer des hôpitaux, pour rationaliser et parce que certains deviennent dangereux par manque de pratique récurrente. Mais il faut mettre en place un service de transport permettant aux gens de relier des hôpitaux plus éloignés de leur domicile. La crise des « gilets jaunes » a révélé une exaspération fiscale. Faut-il baisser les impôts ? Attention ! On ne peut avoir la dépense publique que l’on a en France – la gratuité de la santé, de

A Francfort, le 27 mars. ANDREAS ARNOLD/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES

l’éducation, les retraites publiques, une lutte efficace contre la pauvreté – et pas d’impôts. Et l’égalité des chances implique un certain niveau de prélèvements obligatoires. En fait, il faudrait prendre le débat dans l’autre sens : quel niveau de services publics veut-on ? Quelles dépenses sont nécessaires pour répondre aux besoins des plus pauvres et d’une partie de la classe moyenne qui se sent laissée de côté ? Peutêtre que les dépenses publiques peuvent baisser un peu, mais surtout, elles ne sont pas forcément bien ciblées. Ce n’est pas étonnant avec un système d’assurance sociale qui a été étendu dans les années 1960-1980 et que l’on a trop peu revu depuis, malgré les évolutions de la société. La question est-elle davantage la répartition de l’impôt ? Oui. De façon générale, nous recommandons de faire davantage porter les impôts sur ce qui est le

« Peut-être que les dépenses publiques peuvent baisser un peu, mais, surtout, elles ne sont pas forcément bien ciblées » plus redistributif, comme l’héritage, le patrimoine. Bien sûr, ce sont des sujets difficiles. La plupart des gens ont envie de transmettre une partie de leur patrimoine à leurs enfants. Et en France, la fiscalité sur l’héritage est assez élevée comparée à d’autres pays. Il faudrait donc le faire plutôt sur les héritages et les patrimoines les plus importants. Autres exemples : la France a un taux relative-

ment élevé de TVA. Mais il y a beaucoup de trous dans l’assiette de cette taxe. C’est un peu la même chose pour l’impôt sur les sociétés. Le taux affiché est élevé mais il y a beaucoup de crédits d’impôt et d’exonérations, et ils changent fréquemment. A un moment, il faudra plus de lisibilité. La fiscalité verte est-elle incompatible avec la justice sociale ? Non. Mais lorsque l’on fait une taxe environnementale, il ne faut pas l’utiliser à des fins budgétaires, en tout cas pas entièrement : une partie de son produit doit être utilisée de façon compensatoire pour ceux qui sont le plus affectés et ont peu de moyens, en sus de démontrer comment elle contribue à l’environnement. C’est ce qu’a fait, par exemple, la province canadienne de la Colombie-Britannique, qui a créé une taxe carbone en 2008. Pendant cinq ans, cette taxe a été augmentée progressivement tout en étant redis-

tribuée. Les comportements environnementaux ont changé sans que les revenus des ménages et entreprises soient affectés. Notre modèle de redistribution est-il malgré tout efficace ? Il marche bien pour contenir la pauvreté, qui est parmi les moins importantes en France par rapport aux autres pays de l’OCDE, après redistribution par les impôts et les transferts sociaux. En revanche, la redistribution cible moins efficacement les classes moyennes, qui ont l’impression de beaucoup participer à l’impôt et de moins recevoir. Et, effectivement, leur pouvoir d’achat a peu ou pas augmenté depuis dix ans. L’OCDE a aussi montré que la classe moyenne en France résistait mieux qu’ailleurs… C’est vrai. La part de la classe moyenne y est plus élevée que la moyenne de l’OCDE et, en inégalités pécuniaires, la France fait

mieux que d’autres. Mais un ménage sur deux à revenu intermédiaire déclare avoir des difficultés à joindre les deux bouts. Et la France souffre d’un fort déterminisme social. Résultat, il faut plus de six générations à une personne du bas de la distribution des revenus pour rejoindre la moyenne. La faiblesse de la croissance en France n’est-elle pas déterminante dans le malaise social ? Evidemment, cela joue beaucoup. Dans toute la zone euro, le taux de croissance potentiel est très bas : 1 % à 1,2 % par tête. C’est insuffisant pour augmenter le niveau de vie de tous, stimuler la création de richesses et d’emplois. La mobilité, la capacité à se requalifier, sont beaucoup plus importantes quand la croissance est à 3 % – même si la croissance ne suffit pas, à elle seule, à accroître le bien-être. p propos recueillis par marie de vergès

En Allemagne, les entreprises familiales attaquent Peter Altmaier Le ministre de l’économie, proche d’Angela Merkel, fait l’objet d’une fronde du Mittelstand, ce réseau de sociétés de taille intermédiaire berlin - correspondance

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eter Altmaier, le ministre fédéral de l’économie, est un des plus proches lieutenants d’Angela Merkel. La chancelière chrétienne-démocrate (CDU) a fait appel à lui pour les missions les plus délicates : en tant que chef de la chancellerie, sur les dossiers du tournant énergétique et des réfugiés. Mais, cette fois-ci, c’est elle qui est venue à son secours devant le Bundestag, mercredi 10 avril. M. Altmaier est depuis quelques jours au cœur d’une campagne de dénigrement inédit, orchestrée par des représentants du Mittelstand, ce tissu d’entreprises de taille intermédiaire considéré comme la colonne vertébrale de l’économie allemande.

L’attaque la plus virulente est venue de la fédération des entreprises familiales. Dans l’édition dominicale de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Reinhold von Eben-Worlée, président de ce lobby influent auprès de la CDU, a usé de mots inhabituellement agressifs pour qualifier le ministre. Il l’a accusé d’être « une erreur de casting » et d’avoir « dégradé la réputation du ministère de l’économie » par son manque de compétences supposé et ses difficultés à remporter des arbitrages. La pression est telle que, depuis mercredi, la presse spécule sur un départ anticipé du ministre. Les observateurs ont les yeux rivés sur Friedrich Merz, candidat malheureux au poste de président du parti conservateur CDU contre

Annegret Kramp-Karrenbauer (« AKK ») et favori des milieux économiques Au-delà des logiques de pouvoir en cette fin de règne, le conflit entre les entreprises familiales et M. Altmaier, hautement symbolique, s’inscrit dans un débat plus large sur la transformation de l’économie sociale de marché – le « modèle rhénan » – et recouvre le conflit culturel entre les grands groupes et le Mittelstand. « Souveraineté européenne » Les problèmes de M. Altmaier ont commencé début février, avec la présentation de sa « stratégie nationale pour une politique industrielle européenne », au lendemain de l’échec de la fusion Alstom-Siemens après le veto de

Bruxelles. Dans ce document, le ministre propose la création de « champions européens » en réexaminant les règles de la concurrence européenne, de subventionner certaines technologies et de protéger les pépites industrielles contre les rachats hostiles, au moyen d’un fonds public de participation. Cette stratégie s’est doublée, le 19 février, d’une « initiative franco-allemande » présentée conjointement avec Bruno Le Maire, qui prévoit, notamment, une coopération dans la fabrication de cellules de batteries. L’initiative a suscité un large débat en Allemagne, toujours en cours. Elle est fortement soutenue par des patrons de grands groupes cotés (Siemens, Deutsche Telekom, Deutsche Bank, Al-

lianz), qui défendent la « souveraineté européenne » dans certaines technologies-clés. Mais d’autres voix se montrent très réservées. La dernière critique en date vient du conseil scientifique du ministère de l’économie. Dans une lettre parue début avril, les membres de cette instance jugent illusoire, voire trompeur, de défendre l’interventionnisme dans l’économie, au motif que la Chine le pratique. « Cela n’a rien à voir avec l’économie sociale de marché. L’abandon de règles rigoureuses en matière d’aides publiques et de contrôle sur des fusions dans l’Union européenne serait un recul », estiment-ils. Ces arguments sont agités par les entreprises du Mittelstand, qui défendent leur modèle, et rap-

pellent qu’elles sont largement responsables des innovations et de la spectaculaire décrue du chômage depuis une décennie. Ces firmes s’estiment oubliées dans les plans du ministre. Elles craignent que la défense de la libre entreprise soit sacrifiée sur l’autel d’une menace chinoise jugée par beaucoup exagérée. Depuis dimanche, Peter Altmaier est sur la défensive. S’il a reçu le soutien de grandes figures de son parti, sa crédibilité est gravement écornée par les attaques. La « stratégie franco-allemande » imaginée avec M. Le Maire pourrait en faire les frais. Ce discrédit est un signe de plus du déclin de l’autorité d’Angela Merkel auprès de son électorat traditionnel. p cécile boutelet

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La bonne fortune fiscale française d’un homme d’affaires indien Anil Ambani, un proche du premier ministre Narendra Modi, a bénéficié d’un effacement de sa dette fiscale en France en 2015, au moment même où Dassault négociait la vente de Rafale à l’Inde ENQUÊTE

L’

homme au cœur de « l’affaire Rafale », qui agite l’Inde depuis des mois, est un puissant industriel indien, dont la fortune est estimée à 1,9 milliard de dollars (1,68 milliard d’euros) par le magazine Forbes. Anil Ambani est à la fois l’un des principaux bénéficiaires de cette vente de 36 avions de combat français de Dassault Aviation à l’Inde, et un très proche du premier ministre, Narendra Modi. Pas un jour ne passe sans que l’opposition en Inde accuse M. Modi d’avoir tiré profit de ce contrat de 7,9 milliards d’euros, négocié en 2015, en favorisant son ami Ambani. En France, l’ONG anticorruption Sherpa a porté plainte, le 26 octobre 2018, auprès du Parquet national financier (PNF), pour demander l’ouverture d’une enquête sur les soupçons de corruption et trafic d’influence qui entourent cette transaction. Selon les informations du Monde, la France a annulé un redressement fiscal d’un montant global de 143,7 millions d’euros, pourtant réclamé depuis des années, en faveur d’une entreprise française appartenant au groupe Reliance Communications d’Anil Ambani. Le litige a été réglé entre février et octobre 2015, au moment même où l’Inde et la France négociaient la vente des 36 avions de combat. Que s’est-il passé cette année-là ? L’entreprise française Reliance Flag Atlantic France, détenue par Anil Ambani, connaît à cette période de gros soucis financiers. Sa solvabilité est menacée par une importante dette fiscale. Cette société fournit des services de télécommunications, en exploitant, notamment avec d’autres sociétés du groupe Reliance, un câble sous-marin de télécommunication transatlantique entre l’Europe et les Etats-Unis, et réalise un chiffre d’affaires de 60,6 millions d’euros sur l’exercice fiscal clos au 31 mars 2014. Comme le révèle le rapport du 30 janvier 2015 du commissaire aux comptes, dont le rôle est de certifier les comptes de la société, et auquel Le Monde a eu accès, Reliance Flag Atlantic France est sous le coup de deux redressements fiscaux. L’administration fiscale conteste notamment la façon dont l’entreprise a comptabilisé certains achats auprès d’autres sociétés du groupe Reliance, en raison d’un manque de « documentation », ce qui revient à contester la méthodologie employée par Reliance Flag Atlantic France pour calculer ses « prix de transfert ». Cette fameuse technique bien connue des régulateurs est utilisée par les entreprises pour réduire leur facture fiscale. Elle sert à envoyer des profits dans les paradis fiscaux, où ils ne seront pas imposés. La maison mère de la société française d’Anil Ambani, Reliance Globalcom Limited, est ainsi domiciliée aux Bermudes… Un territoire qui vient d’être inscrit, en mars, sur la liste noire des paradis fiscaux de l’Union européenne.

Le premier redressement, arrêté à la suite d’un contrôle fiscal portant sur la période du 1er avril 2007 au 31 mars 2010, s’élève à 60 millions d’euros, intérêts et majorations compris. L’entreprise s’y oppose et, en 2013, propose de solder le contentieux par un paiement de 7,6 millions d’euros. C’est un refus net de l’administration fiscale. La société engage alors des recours contentieux. Les problèmes s’aggravent, car un second contrôle fiscal est lancé par l’administration, pour la période du 1er avril 2010 au 31 mars 2012. Il aboutit à un nouveau redressement conséquent de 91 millions d’euros, intérêts de retard et pénalités inclus. L’entreprise conteste à nouveau. Le commissaire aux comptes note alors avec appréhension que « le montant de la provision est significativement inférieur aux redressements mis à sa charge ». Jean-François Baloteaud, du cabinet AEG Finances, en tire les conséquences : il refuse de certifier les comptes de Reliance Flag Atlantic France. « Nous ne sommes pas en mesure de certifier si les comptes annuels sont, au regard des règles et principes comptables français, réguliers et sincères, et donnent une image fidèle du résultat des opérations de l’exercice écoulé ainsi que de la situation financière et du patrimoine de la société à la fin de cet exercice », peut-on lire dans son rapport de janvier 2015. La facture fiscale totale s’élève à 151 millions d’euros. L’entreprise est en danger, elle a perdu plus de la moitié de son capital social, et ses capitaux propres sont insuffisants. VISITES EN FRANCE

Quelques mois plus tard, une très bonne nouvelle arrive. Le nouveau commissaire aux comptes de la société, Fabrice Abtan, du cabinet Auréalys, note avec soulagement, dans son rapport du 29 septembre 2015, que l’entreprise Reliance Flag Atlantic France est « sur le point de trouver un accord avec l’administration fiscale grâce à une proposition de règlement d’ensemble pour un montant global entre 7,5 et 8 millions d’euros ». Exactement la même somme que l’administration fiscale avait refusée quelques années plus tôt pour le règlement du contentieux, alors beaucoup moins important. L’accord en bonne et due forme est signé rapidement, le 22 octobre 2015, soit un mois plus tard. Tous les rappels d’impôt sur les sociétés, de CVAE (cotisations sur la valeur ajoutée des entreprises) et de retenue à la source pour les exercices allant de 2008 à 2014, sont réglés contre la somme de 7,3 millions d’euros. Un joli gain pour Anil Ambani : il économise 143,7 millions d’euros d’impôts. Qu’est-il arrivé entre-temps ? Au début de l’année 2015, Anil Ambani est devenu un acteur-clé dans le contrat des Rafale. Il multiplie les visites en France, comme ce lundi 23 mars 2015, où l’homme d’affaires indien est au ministère de la défense. Il y rencontre plusieurs conseillers de Jean-Yves Le Drian, selon un e-mail interne d’Airbus qui a fuité dans la presse indienne, dont Christophe Salomon, conseiller pour les affaires

LA FRANCE A ANNULÉ UN REDRESSEMENT D’UN MONTANT GLOBAL DE 143,7 MILLIONS D’EUROS, POURTANT RÉCLAMÉ DEPUIS DES ANNÉES

industrielles, Jean-Claude Mallet ou encore Geoffrey Bouquot. « Une visite confidentielle et programmée dans un délai très court comme vous pouvez l’imaginer », écrit Nicolas Chamussy au PDG d’Airbus, Tom Enders, dont il est le conseiller. « Le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian a rencontré à quelques reprises Anil Ambani, qui cherchait à développer des partenariats industriels avec des entreprises françaises de défense », explique sa conseillère presse, qui n’a pas souhaité préciser si les deux hommes ont évoqué le contrat Rafale, s’il était au courant du redressement fiscal de Reliance Flag Atlantic France, ni même des dates de leurs rencontres. « Le choix d’Anil Ambani comme partenaire industriel par Dassault relève uniquement de Dassault », ajoute-t-elle. François Hollande a pourtant affirmé le contraire, fin 2018, expliquant que la France avait « pris le partenaire qui lui avait été donné » par l’Inde. Rares sont ceux qui le savent, mais, dans les jours précédant l’annonce par M. Modi de son intention d’acquérir les 36 Rafale, le 10 avril 2015, un coup de théâtre se prépare dans les coulisses de la négociation, qui va bénéficier à Anil Ambani. L’achat de 36 appareils « sur étagères », c’est-à-dire tout droit sortis des usines françaises, est une bonne et une mauvaise nouvelle pour la France. Certes, les avions achetés seront tous produits et assemblés dans l’Hexagone, mais M. Modi vient d’enterrer le « contrat du siècle » remporté en 2012 par Dassault et qui prévoyait la livraison de 126 appareils, dont 108 assemblés sur le sol indien. Anil Ambani en était absent. Dassault négociait depuis trois ans avec le constructeur aéronautique indien public Hindustan Aeronautics Limited la construction d’une chaîne d’assemblage en Inde. En avril 2015, tout est annulé. L’appel d’offres est remplacé par un accord intergouvernemental entre l’Inde et la France. Et l’entreprise publique Hindustan Aeronautics doit laisser sa place à Anil Ambani. Même des responsables du ministère indien de la défense sont pris de court. Pour ce proche de M. Modi, c’est une aubaine inespérée. Car, dans ce nouvel accord intergouvernemental signé entre les deux pays, les offsets, à savoir la partie du montant du contrat qui doit être réinvestie en Inde sous forme de compensation industrielle, sont particulièrement élevés. Ils atteignent environ 4 milliards d’euros, la moitié du prix de vente des avions. D’autres entreprises partenaires de Dassault, comme Thales, signeront des coentreprises avec Anil Ambani. Même si le montant des offsets doit

être partagé avec d’autres sociétés indiennes, l’industriel indien se frotte les mains. Fin avril 2015, soit quelques jours après l’annonce par M. Modi de son intention d’acquérir 36 Rafale, Anil Ambani enregistre l’entreprise Reliance Aerostructure Limited et forme une coentreprise avec Dassault. Savait-il déjà que les offsets lui reviendraient, alors que le contrat n’est pas encore signé ? Il le sera un an plus tard. Anil Ambani devient donc le nouveau partenaire de Dassault au moment même où, entre février et octobre 2015, l’administration fiscale accepte une transaction de 7,3 millions d’euros au lieu des 151 millions d’euros réclamés au départ. LA THÉORIE ET LA PRATIQUE

Cette dette fiscale a-t-elle pu être annulée sur décision politique ? Sollicitée, l’administration fiscale, tenue au secret, ne fait pas de commentaire. Mais plusieurs sources bien informées expliquent au Monde la règle et la pratique. La règle, c’est que tout contribuable qui conteste un redressement a le droit à la révision de sa situation fiscale. S’il choisit de passer par un ministre pour le faire, celui-ci doit normalement en référer aux ministres de tutelle de la direction générale des finances publiques, c’est-à-dire aux ministres des finances ou du budget ou à leurs directeurs de cabinet. Saisie par leurs soins, l’administration centrale vérifie alors si le contrôle fiscal effectué par ses services est solide en droit ou s’il pourrait être remis en cause devant le juge et peut donc être révisé. Dans les deux cas, soit elle gère le dossier sans en informer le ministre soit, s’agissant de dossiers sensibles, elle adresse une note détaillant sa décision au dit ministre. Lequel est censé s’y conformer, par un document intitulé « approuvé ministre ». Mais la pratique, elle, tolère quelques entorses. Il est ainsi arrivé qu’un ministre saisisse la direction générale des finances publiques d’un sujet ou d’un dossier sensible bien qu’il n’en ait pas la tutelle. Ou, mieux, passe par l’Elysée pour le faire. « Certains ministres ou chefs d’Etat sont plus interventionnistes que d’autres », glisse un haut fonctionnaire. L’administration centrale, scrupuleuse et jalouse de son indépendance, et dont toutes les décisions peuvent être contrôlées et doivent donc être justifiées, traite les dossiers selon le droit. Dans 95 % des cas, le ministre suit la décision de l’administration… mais il lui arrive aussi d’aller contre. Interrogé sur le cas Ambani, un expert du contrôle livre ce témoignage, sous couvert d’anonymat : « Même s’il arrive très souvent

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Défense : comment Ambani est devenu un interlocuteur-clé de l’industrie française Le contrat Rafale et les accusations de l’opposition agitent les élections indiennes

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que des dossiers fiscaux restent coincés longtemps en contentieux et se résolvent soudain en faveur du contribuable, témoigne-t-il, le contexte politique peut peser, pour faire évoluer un dossier et en accélérer le règlement, notamment lorsqu’il s’agit d’un dossier présentant des faiblesses en droit, où le risque existe de se mettre des politiques à dos. » Ce que corrobore ce haut fonctionnaire : « Si un ministre de Bercy intervient avec peut-être une suggestion du ministre de la défense, l’administration fiscale, qui est indépendante et se fait fort de l’être, est alors clairement mise sous pression. » Fin 2018, un proche collaborateur d’Anil Ambani s’était vanté auprès du Monde, d’avoir rencontré avec lui, au début de l’année 2015, « Emmanuel Macron dans son bureau à Bercy, où le problème fiscal s’est réglé par un coup de fil à son administration ». Le groupe d’Anil Ambani, Reliance Communications, contacté à de multiples reprises par Le Monde, n’a ni confirmé ni démenti, ne souhaitant pas faire de commentaire. Bercy explique qu’aucune trace de cette rencontre n’existe dans les agendas officiels. Même si elle n’y figure pas, a-t-elle eu lieu ? Le service de presse de l’Elysée a indiqué au Monde que, « dans la mémoire d’aucun des conseillers au cabinet [d’Emmanuel Macron, au ministère de l’économie], il n’y a eu un tel rendez-vous entre Emmanuel Macron et Anil Ambani. » « Celui-ci n’a d’ailleurs matériellement pas lieu de s’être tenu, puisque la fiscalité n’était pas dans le portefeuille du ministre. » Président de la République au moment des faits, François Hollande a fait savoir, par l’intermédiaire de sa conseillère presse, qu’il « n’était pas du tout au courant », tout en ajoutant que « les enquêtes fiscales ne remontent jamais jusqu’au président ». De leur côté, le ministre des finances et le secrétaire d’Etat au budget de l’époque, Michel Sapin et Christian Eckert, déclarent n’avoir aucun souvenir d’un tel dossier et ont donc affirmé ne pas être intervenus au contentieux concernant Reliance Flag Atlantic France. Ces révélations visant Ambani sont susceptibles de provoquer une tempête politique en Inde, alors que viennent de commencer les élections générales. Du 11 avril au 19 mai, près de 900 millions d’électeurs sont appelés aux urnes pour renouveler le Parlement. Sans compter que la Cour suprême indienne a accepté, le 10 avril, d’enquêter sur le contrat Rafale et les soupçons de corruption l’entourant. p julien bouissou (new delhi, correspondance) et anne michel

Anil Ambani (au centre), à sa descente d’avion après son vol à bord d’un Rafale, sur la base de Yelahanka, à Bangalore, le 15 février 2017. MANJUNATH KIRAN/AFP

e samedi 1er décembre 2018, Narendra Modi ne cache pas son inquiétude lors d’une entrevue avec le président Emmanuel Macron, en marge du sommet du G20 à Buenos Aires. Officiellement, il est question d’« élargir » et de « diversifier » le partenariat stratégique entre les deux pays. En réalité, le premier ministre indien passe une grande partie de la réunion d’une heure à lui faire part, selon une source diplomatique, de ses préoccupations sur ce qui est en train de devenir en Inde « l’affaire Rafale ». Pas un jour ne passe sans que Rahul Gandhi, le leader du Parti du Congrès dans l’opposition, n’accuse M. Modi de « corruption » dans la vente, par le français Dassault, de 36 avions de combat Rafale à l’Inde. Et d’avoir favorisé son ami Anil Ambani. A vrai dire, Rahul Gandhi n’est pas le seul à s’étonner du choix de cet industriel proche de Narendra Modi et originaire comme lui de l’Etat du Gujarat, à l’ouest de l’Inde. Pourquoi Dassault et l’Etat français ont-ils choisi cet héritier d’un grand empire industriel qui a connu plusieurs faillites retentissantes, et n’a surtout aucune expérience dans l’industrie militaire, encore moins dans le secteur aérien ? S’ajoutent plusieurs affaires de corruption où son nom est apparu. Des cadres dirigeants de son groupe ont été poursuivis pour le versement de pots-de-vin dans l’attribution de licences de téléphonie de deuxième génération

« NOUS N’AVONS PAS EU LE CHOIX, NOUS AVONS PRIS L’INTERLOCUTEUR QUI NOUS A ÉTÉ DONNÉ » FRANÇOIS HOLLANDE

à la fin des années 2000, avant d’être finalement relaxés en décembre 2017, faute de preuves. Au moment de rendre sa décision, le juge avait bien précisé qu’il déplorait le piètre travail de l’accusation qui n’avait versé au dossier que de maigres preuves. A cette époque, le Bureau central d’enquête, l’équivalent du FBI américain, chargé de cette mission, est sous contrôle étroit du gouvernement de Narendra Modi. En dépit de cette réputation sulfureuse, Anil Ambani est devenu, après l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014, un interlocuteurclé de l’industrie française de la défense. Dassault a-t-il vraiment choisi Anil Ambani comme il le prétend ? Côté français, on tente de se justifier : « Les partenaires potentiels en Inde ne sont pas si nombreux. » Année après année, la liste des milliardaires indiens s’allonge pourtant. Mais les proches de Narendra Modi, dont Anil Ambani fait partie, sont plus rares. Le jour de l’anniversaire du premier ministre indien, le 17 septembre 2016, Anil Ambani a déclaré sa flamme à

celui qu’il considère comme le « leader des leaders, le roi des rois ». Un sentiment partagé par sa famille puisque le frère d’Anil, Mukesh Ambani, l’homme le plus riche d’Asie, a lancé l’opérateur de télécommunications mobiles Jio en s’achetant des pages de publicité dans quasiment tous les journaux du pays pour remercier M. Modi et sa « vision de l’Inde numérique comme source d’inspiration ». Tempête politique Anil Ambani a aussi noué des contacts en France. Il finance en 2016, par le biais de sa filiale Reliance Entertainment, une partie du film Tout là-haut, coproduit par Julie Gayet, la compagne du président François Hollande. Le 24 janvier 2016, jour d’arrivée en Inde du président français pour une visite d’Etat de trois jours, Reliance Entertainment en fait l’annonce par communiqué. Interrogé par Mediapart en septembre 2018, François Hollande répond qu’il « ignorait tout » de ce financement. Puis il ajoute au sujet d’Anil Ambani : « Nous n’avons pas eu le choix, nous avons pris l’interlocuteur qui nous a été donné », contredisant la version officielle du gouvernement indien et de Dassault. L’industriel indien vient aussi en aide à Matthieu Pigasse (actionnaire à titre individuel du Monde) en investissant, en 2016, dans sa holding personnelle, Les Nouvelles Editions indépendantes (LNEI). Mais sous le feu des critiques du Parti du Congrès, Anil Am-

bani va vite devenir l’un des visages du « scandale Rafale », entraînant avec lui la France dans cette tempête politique. Les relations entre les diplomates français et le Parti du Congrès, principal opposant au dirigeant nationaliste hindou et populiste Narendra Modi, sont tendues. La France qui a consacré tant d’efforts diplomatiques à la vente de ces avions doit monter au front pour calmer l’incendie. « Il n’y a pas d’“affaire Rafale” », répètet-on alors que le scandale ne cesse de prendre de l’ampleur. L’Inde est non seulement l’un des premiers importateurs d’armes au monde, mais aussi l’un des plus importants débouchés pour l’industrie française de la défense. Un ambassadeur de France était même allé jusqu’à décorer les murs de sa résidence qui accueille les réceptions officielles de posters d’avions de combat. Ceux-ci ont vite été retirés. Pendant ce temps, Dassault reste étrangement silencieux. Et lorsque Eric Trappier, le PDG de Dassault Aviation, passe à la contre-offensive, c’est déjà trop tard. « Je ne mens pas. Je n’ai pas la réputation de mentir. Lorsque vous êtes PDG, vous ne mentez pas, insiste Eric Trappier dans une interview, à l’automne 2018. C’est nous qui avons choisi Reliance. C’est notre choix. » Dassault Aviation est aujourd’hui, en concurrence pour fournir 110 avions de combat supplémentaires en Inde. p j. bo. (new delhi, correspondance) et a. mi.

Le long et tumultueux feuilleton du Rafale La commande initiale de 126 appareils, en 2012, a été trois ans plus tard ramenée à 36 avions

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ous avons un long partenariat avec la France, Il s’est déroulé jusqu’à présent au rythme des pas d’un homme, il va maintenant aller à la vitesse du Rafale. » Ces propos prêtés au premier ministre indien, Narendra Modi, lors de la signature du contrat d’achat des trente-six avions de combat de Dassault, voici bientôt trois ans, rappellent le long et sinueux chemin parcouru avant de parvenir à un accord. Tout a débuté en 2001, deux ans après le conflit de Kargil, sur les hauteurs de l’Himalaya, où les Mirage 2000 de Dassault ont contribué à la victoire de l’Inde sur le Pakistan. L’armée de l’air indienne est un client historique de l’avionneur français, s’étant dotée successivement du Toofani, du Mystère IV, de l’Alizé et du Jaguar, avant d’acquérir, au milieu des années 1980, une cinquantaine de Mirage 2000. Mais ses escadrons sont composés principalement d’avions russes, plusieurs centaines de MIG et de Sukhoï. Une flotte vieillissante que New Delhi entend alors moderniser, en annonçant son intention d’acquérir 126 avions de combat. La compétition sera lancée six ans plus tard, en 2007. Le cahier des charges prévoit l’achat de 18 appareils, prêts à voler, le temps de procéder à un transfert de technologies vers l’entreprise publique Hindustan Aeronautics Limited (HAL) pour l’assemblage sur place des 108 avions suivants. Ce « contrat du siècle » attire les principaux constructeurs de la planète. Les avions en compétition vont du MIG-35 russe au F-16 de l’américain General Dynamics, en pas-

sant par le F-18 de Boeing ou le Gripen du suédois Saab. Tous sont progressivement écartés, pour ne garder que deux européens : l’Eurofighter Typhoon développé par le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, et le Rafale français. En janvier 2012, New Delhi décide d’entrer en négociation exclusive avec Paris. « C’est un signal de confiance pour toute l’économie française », apprécie alors Nicolas Sarkozy, au vu des retombées possibles de ce contrat estimé à plus de 10 milliards d’euros. Quatre mois plus tard, son successeur à l’Elysée, François Hollande, fera de ce dossier une priorité et le confiera à son ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian. Urgence opérationnelle Très vite, c’est l’impasse. En fin d’année 2012, si les grandes lignes de l’accord intergouvernemental sont conclues, les discussions se bloquent du côté des industriels. Les points de désaccords sont nombreux, à commencer par le montant du contrat, gonflé par l’importance du coût d’assemblage sur les chaînes indiennes et par la formation des équipes. Les négociations s’enlisent aussi faute de trouver des sous-traitants locaux. La rupture viendra lorsque les Indiens demanderont à Dassault de garantir la qualité des 126 Rafale livrés. Ce que refuse catégoriquement l’avionneur, car il n’a pas la maîtrise de ceux assemblés sur place. Deux ans plus tard, en décembre 2014, Jean-Yves Le Drian rencontre à New York son nouvel homologue indien, Manohar Parrikar. Tous deux sont bien décidés

LA RUPTURE VIENDRA LORSQUE LES INDIENS DEMANDERONT À DASSAULT DE GARANTIR LA QUALITÉ DES AVIONS PRODUITS LOCALEMENT PAR EUX à reprendre la discussion en vue d’aboutir à un accord lors de la visite en France de Narendra Modi, prévue quatre mois plus tard, en avril 2015. Mais, là encore, cela ne reste qu’une intention, car rien ne bouge. Pour sortir de l’ornière, les Indiens font parvenir un nouveau contrat à la veille de l’arrivée à Paris de leur premier ministre. Plus question de 126 avions, mais d’un nombre réduit d’appareils fabriqués en France, à définir sur place. La proposition est immédiatement acceptée, entraînant une mobilisation générale des Français pour parvenir à un accord dans la journée. Après moult tractations, M. Modi met fin au suspense en cette fin d’aprèsmidi du 10 avril en décidant de commander 36 Rafale. New Delhi invoque l’urgence opérationnelle, ce qui lui permet de réaliser cet achat par un accord de gouvernement à gouvernement et non par un appel d’offres international plus long. La décision est peu appréciée par les con-

currents de Dassault. Les discussions reprennent alors, toujours aussi difficiles et en plus troublées par des tentatives de déstabilisation venant des Russes, des Américains et des Britanniques, furieux d’avoir été écartés. En janvier 2016, lors de sa visite en Inde, François Hollande ne parvient pas à débloquer le dossier, qui bute sur un prix jugé trop élevé par les Indiens et sur les compensations locales (offset), au nom du Make in India voulu par le premier ministre indien. Toutefois, le président français revient optimiste à Paris. « Tout est quasiment réglé, c’est une question de semaines », entend-on dans son entourage. Des semaines qui deviennent rapidement des mois, malgré les alertes incessantes de l’armée de l’air indienne à son gouvernement sur l’urgence d’une décision, en raison du vieillissement des escadrilles, alors que le pays connaît des tensions avec la Chine et le Pakistan. Il faudra attendre le 23 septembre 2016 pour la signature officielle de l’acquisition des 36 Rafale, dont les livraisons s’échelonneront entre 2019 et 2022. Le prix est ramené de 12 à 7,8 milliards d’euros. Les offset, représentant la moitié de la valeur du contrat Rafale, sont attribuées à des entreprises indiennes, dont le groupe privé Reliance, retenu par Dassault, pour produire ensemble à Nagpur des pièces d’avion. Depuis, le choix de ce partenaire privé est critiqué par le parti d’opposition de Rahul Gandhi, qui dénonce la proximité de son dirigeant, Anil Ambani, avec le premier ministre. p dominique gallois

12 | économie & entreprise MATIÈRES PREMIÈRES | PAR LAURENCE GIRARD

Trône de fer et série noire

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Renault-Nissan-Mitsubishi : l’Alliance tourne la page Ghosn Le plan stratégique 2022 pourrait être remanié, voire remplacé

Qui va s’emparer du trône de fer ? La question agite des centaines de millions de terriens assis sur des charbons ardents. La dernière saison de Game of Thrones, dont le coup d’envoi sera donné dimanche 14 avril, livrera la réponse tant attendue. Le suspense de cette série déjà mythique relègue celui de l’homme au masque de fer aux oubliettes de l’histoire. En attendant, le fer, lui, trône au panthéon des Bourses de matières premières. Le métal est incandescent. Le cours du minerai est en fusion depuis le début de l’année. Il a bondi au-dessus de la barre des 90 dollars la tonne, en progression de près de 25 % pour le premier trimestre 2019. Un niveau qu’il n’avait plus atteint depuis deux ans. Des analystes tablent même sur un prix dépassant bientôt les 100 dollars la tonne. Vale marqué au fer rouge Cette flambée spéculative a été attisée par un drame : la rupture brutale et meurtrière d’un barrage minier à Brumadinho, dans le Minas Gerais, au Brésil, le 25 janvier. Le tsunami de boue a emporté avec lui de nombreuses vies. Le lourd bilan fait état de 186 morts et de 122 disparus. Le responsable de cette catastrophe, le groupe minier brésilien Vale, est marqué au fer rouge. Trois ans plus tôt, un autre barrage propriété de Samarco, une société commune de Vale et de

BHP, avait, lui aussi, cédé causant 19 décès et des dégâts écologiques considérables. Vale, plus gros producteur mondial de minerai de fer, s’est engagé à démanteler tous les barrages construits sur le modèle de celui de Brumadinho. Une décision dont la conséquence était estimée, de prime abord, à une baisse de production de 40 millions de tonnes. Elle est aujourd’hui réévaluée à 75 voire 90 millions de tonnes. Fin mars, coup de tonnerre sur les marchés. Les cyclones Veronica et Trevor se sont abattus sur l’Australie, contraignant les groupes miniers BHP et Glencore à stopper un temps leur activité au moment où les spéculateurs s’interrogeaient sur leurs capacités à compenser la baisse de régime brésilienne. L’événement météorologique a contribué à alimenter la flamme qui chauffe le fer à blanc. Les investisseurs font leurs comptes et évoquent un déficit d’offre. Certains estiment que l’onde de choc pourrait se faire sentir jusqu’en 2024. Même si, en parallèle, les groupes miniers s’activent pour faire fructifier de nouveaux filons. Reste à savoir si les acheteurs sont prêts à passer à la caisse. Le pouls de l’économie chinoise est ausculté de près. Tout signe de ralentissement jouerait un rôle immédiat de refroidisseur. Gare au retour de balancier. p

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emaine après semaine, rendez-vous cruciaux après rendez-vous cruciaux, l’Alliance RenaultNissan-Mitsubishi continue de tourner la page Carlos Ghosn. Alors que ce dernier, incarcéré à Tokyo pour malversations financières lorsqu’il dirigeait l’Alliance, vient de voir sa garde à vue prolongée jusqu’au 22 avril, la dernière étape de cette vaste campagne d’éradication des traces de « l’ancien régime » s’est tenue jeudi 11 et vendredi 12 avril, à Paris. Elle a commencé le 11 à l’Atelier Renault, sur les Champs-Elysées, par une soirée inédite entre dirigeants des trois groupes accompagnés des membres de leurs conseils d’administration respectifs. Un cocktail suivi d’une photo de famille puis d’un dîner placé. Le tout sans ostentation ni extravagances. « C’était la première fois qu’on se rencontrait tous comme cela, raconte un participant. C’était détendu, on entendait des rires… » Chacun a senti, ce soir-là, la patte de velours de Jean-Dominique Senard, le nouveau président de Renault et de l’Alliance, diplomate jusqu’au bout des ongles et initiateur de la rencontre. Mais c’est surtout le lendemain que les choses sérieuses ont commencé. Un conseil opérationnel de l’Alliance s’est déroulé, le 12 avril, dans sa nouvelle configuration réunissant ses quatre diri-

geants-clés : M. Senard, Thierry Bolloré, directeur général de Renault, Hiroto Saikawa, PDG de Nissan, et Osamu Masuko, PDG de Mitsubishi. Aucune information n’a été diffusée à l’issue de cette réunion de travail au sommet, mais des sujets majeurs ont été abordés. Il serait en particulier question de remanier le plan stratégique 2022 de l’Alliance élaboré par Carlos Ghosn en 2017. La qualité, nouveau leitmotiv « Il y aura, probablement assez vite, soit un nouveau plan stratégique pour l’Alliance, soit un amendement du plan actuel », déclare un bon connaisseur du dossier. « Chez Nissan, des équipes travaillent sur ces sujets », ajoute une autre source. En fait, il s’agirait de remettre en cause certains des fondamentaux du système Ghosn, et en particulier la stratégie basée sur l’augmentation des volumes de vente, permettant de renforcer les synergies industrielles et les économies d’échelle. Les objectifs, fixés par le plan 2022, d’atteindre 14 millions de véhicules vendus et 10 milliards de dollars de synergies (environ 8,9 milliards d’euros) pourraient ne plus être la boussole numéro un de l’Alliance. Un nouveau leitmotiv fait son apparition dans le discours des dirigeants français et japonais : la qualité. Lors de la causerie aux in-

PÉ T RO LE

Chevron rachète Anadarko La major pétrolière américaine Chevron a annoncé, vendredi 12 avril, le rachat de sa compatriote Anadarko pour 33 milliards de dollars (29 milliards d’euros). Elle renforce ainsi sa position dans le gaz naturel liquéfié (GNL) et dans la région du bassin permien. Cette transaction est l’une des plus importantes dans le secteur pétrolier depuis le rachat en 2015 pour 61 milliards de dollars de BG Group par Royal Dutch Shell. – (AFP.) A ME U B LE ME NT

Le PDG de Conforama quitte le groupe Alexandre Nodale, PDG de l’enseigne d’ameublement Conforama, a annoncé son départ, vendredi 12 avril, dans une lettre envoyée en interne aux salariés, précisant qu’il cesse aussi « [ses] fonctions de directeur général adjoint de Steinhoff [le groupe propriétaire de Conforama] et de membre du conseil d’administration du groupe ». Il sera remplacé par Helen Lee Bouygues – la femme d’un neveu de Martin Bouygues – en tant que présidente non exécutive du groupe Conforama, et par Cédric Dugardin comme PDG. Tous deux sont des spécialistes du redressement des entreprises en difficulté. A LIM EN TAT IO N

Danone cède ses salades bio aux Etats-Unis Le duel entre Danone et Bonduelle s’achève. Au gré de leurs acquisitions respectives, les deux groupes français se sont retrouvés en concurrence sur le marché américain des salades, des fruits et légumes bio. Jeudi 11 avril, Danone, leader mondial du yaourt, a annoncé la cession de sa filiale Earthbound Farm à la société californienne Taylor Farms.

Le directeur général de Renault, le président de l’Alliance et les PDG de Nissan et de Mitsubishi, se sont retrouvés vendredi vités de la soirée du jeudi, une phrase de Jean-Dominique Senard a fait son petit effet. « Il y a un sujet au-dessus des autres : c’est la question de la qualité de nos produits et de nos services. Elle constitue le principal soutien à notre future croissance, à notre réputation et à notre performance », a martelé le président de l’Alliance. Côté Nissan, on insiste sur le poids de l’héritage de Carlos Ghosn sur certaines contre-performances actuelles du constructeur japonais. C’est aussi une façon de répondre aux critiques de l’ancien patron sur les piètres résultats de Nissan, reproches exprimés dans une vidéo diffusée le 8 avril par ses avocats. « Au Japon, on considère que certaines décisions imposées par Ghosn ont été particulièrement néfastes, explique un bon

connaisseur du dossier. Par exemple, l’ouverture d’une usine à Resende au Brésil, décidée à cause des liens de Carlos Ghosn avec ce pays ; ou encore le transfert de la production des Micra du site de Chennai, en Inde, vers l’usine Renault de Flins, à côté de Paris, pour faire plaisir à l’Etat français. Le résultat, c’est que les sites de Resende et Chennai ont des surcapacités très coûteuses. » La politique commerciale mise en place par Nissan aux Etats-Unis pour forcer les immatriculations à coups de rabais et de ventes aux flottes de loueurs est, elle aussi, mise en cause. Tout concourt donc à un renouvellement rapide des priorités de l’Alliance sur le plan opérationnel. « Rien de précis et de concret n’est encore acté, nuance toutefois un cadre. Il va falloir probablement attendre la publication des résultats annuels de Nissan à la fin du mois d’avril pour que des décisions définitives soient prises. » Il reste aussi à panser quelques plaies encore à vif. La solidité de l’Alliance a été sévèrement testée pendant la crise. Peut-être pas au point de voir son existence menacée mais le traumatisme n’a pas complètement disparu et, côté japonais, la peur de nouvelles manœuvres des Français pour aller vers une fusion demeure. « Il y aurait un risque mortel pour l’Alliance », avertit-on chez Nissan. p éric béziat

Le PMU solde son aventure brésilienne Face à la baisse des enjeux, l’opérateur de paris hippiques revoit toute sa stratégie

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e nom du PMU ne s’affichera plus sur l’hippodrome de Gavea à Rio de Janeiro. L’opérateur historique de paris hippiques a, en effet, choisi de solder son aventure brésilienne. Un galop d’essai de trois ans qui se traduit par une provision de 23 millions d’euros dans les comptes de résultats 2018. Le français a profité d’une fenêtre de négociation pour sortir de la course et stopper une activité en perte. Pour entamer un tour de piste supplémentaire, il eût fallu miser encore 6 millions d’euros. Cette décision s’inscrit dans la feuille de route élaborée par le directeur général du PMU, Cyril Linette. Depuis son arrivée à la tête du groupement d’intérêt économique (GIE) détenu par les sociétés de courses France Galop et Le Trot, il y a un an, il remet à plat la stratégie définie par ses prédécesseurs. Après une embellie en 2017, le PMU a retrouvé un terrain lourd. Selon les chiffres publiés vendredi 12 avril, les enjeux totaux, englobant paris sportifs et poker, ont baissé de 2,3 % en 2018, à 9,7 milliards d’euros. Les paris hippiques sont en retrait de 2,6 %, à 8,8 milliards d’euros. En France, le recul atteint 3 %. Dans ce contexte tendu, M. Linette a engagé très vite un plan d’économie de 28 millions pour atteindre l’objectif fixé d’un résultat net de 781 millions d’euros. Un montant reversé aux sociétés mères du GIE. Ce résultat net étant toutefois amputé sur le plan comptable de la provision brésilienne. Pour 2019, les sociétés mères devront se serrer un peu plus la ceinture : l’engagement du PMU est de leur verser 747 millions d’euros. Même si l’opérateur pré-

voit encore de réduire ses coûts de 22 millions, il souhaite également investir 30 millions dans son plan de relance, qui passe par la reconquête des clients fidèles. Les parieurs au centre Sous la houlette de M. Linette, le PMU remet les parieurs hippiques au centre du jeu. Une nouvelle formule du Quinté +, moins tributaire du hasard, a été lancée en janvier. Un enjeu majeur car ce pari représente, à lui seul, 20 % des mises et plus encore de la marge. Si les gagnants sont mieux récompensés, leur nombre est plus faible, ce qui réduit d’autant l’incitation à rejouer. Au premier trimestre 2019, la baisse des mises sur le Quinté + a ralenti à – 6,5 %. Elle était de – 9 % au second semestre 2018. Autre grande réforme : la réduction de 21 % du nombre de courses, dont le rythme agaçait les turfistes. Il semble que cet élagage n’ait pas entamé le potentiel total de paris. Le PMU veut aussi redynamiser son image par une campagne publicitaire qui démarrera fin avril. Enfin, les discussions avec les chaînes de télévision se poursuivent pour trouver une meilleure exposition des paris hippiques sur le petit écran. En attendant, l’accord avec TF1 a été prolongé jusqu’à l’été. M. Linette ne s’attend pas à des résultats immédiats. L’année 2019 s’inscrira encore dans une tendance baissière. L’objectif est de retrouver les niveaux de 2018 en 2021. En espérant que le contexte ne bouscule pas le projet. La privatisation de la FDJ ne doit pas ajouter un obstacle supplémentaire à un parcours déjà délicat. p laurence girard

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RÉCIT san francisco - correspondance

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la barre du tribunal de San José (Californie), Tim Cook doit être le témoin vedette d’un procès hors norme. A partir de lundi 15 avril, Apple, la société qu’il dirige, y retrouve Qualcomm, son ancien fournisseur devenu son ennemi juré. En cause, le modèle de licences imposé au fabricant de l’iPhone par le concepteur de puces électroniques utilisées dans les smartphones. En jeu : des milliards de dollars de royalties. Ce procès, lors duquel témoignera également Steven Mollenkopf, le directeur général de Qualcomm, n’est que le dernier épisode d’une bataille juridique qui perdure depuis plus de deux ans. Aux Etats-Unis, en Allemagne ou en Chine, les deux entreprises rivalisent en accusations. Les procédures se multiplient. Et les décisions contraires se succèdent, confortant chacun des deux camps dans ses positions. La perspective d’un règlement à l’amiable n’a ainsi jamais semblé aussi éloignée. « La route vers la résolution du conflit va probablement se compliquer », prévient James Faucette, analyste chez Morgan Stanley. L’affrontement a éclaté au grand jour le 20 janvier 2017, lorsque Apple dépose une plainte contre Qualcomm devant la justice californienne. Le groupe à la pomme lui réclame le versement de près de 1 milliard de dollars (884 millions d’euros) de remises prévues par un précédent accord commercial. Il lui reproche également des méthodes « monopolistiques » sur ses technologies de réseau – considérées comme les meilleures du marché –, qui se seraient traduites par le versement de redevances « excessives » et « injustifiées ». Fondé en 1985, le fabricant de puces a connu une forte croissance de son activité depuis 2007, en particulier grâce à l’arrivée de l’iPhone et à l’essor des smartphones qui a suivi. Il a en effet conçu des technologies essentielles en matière de réseau et d’Internet mobile. Et ses standards ont fini par être adoptés par l’industrie des télécommunications, générant d’importantes recettes en royalties. Entre 2006 et 2016, son chiffre d’affaires et ses profits ont ainsi été multipliés par plus de trois. Qualcomm est « généralement de douze à vingt-quatre mois en avance sur ses concurrents », explique Patrick Moorhead, analyste chez Moor Insights & Strategy. Traditionnellement, lorsqu’une entreprise détient des brevets considérés comme « essentiels », elle doit accorder à ses concurrents une licence de manière « juste, raisonnable et non discriminatoire ». Ce que le groupe américain n’a jamais fait. Il ne facture pas les autres fabricants pour

En cause, le modèle de licences imposé au fabricant de l’iPhone par le concepteur de puces électroniques

Un processeur Qualcomm à l’intérieur d’un iPhone 4S d’Apple, le 11 janvier 2014. BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES

PLEIN CADRE

Apple vs Qualcomm : saga d’un conflit hors norme Le procès opposant le fabricant d’IPhone à son ancien fournisseur de puces électroniques s’ouvre lundi 15 avril. Le nouvel épisode d’une bataille à plusieurs milliards de dollars

leur permettre d’intégrer ses brevets à leurs puces, mais directement les marques de smartphones et de tablettes. « Une stratégie unique pour un fournisseur de semi-conducteurs », selon la Federal Trade Commission (FTC). Le gendarme américain de la concurrence a donc lancé, début 2017, une procédure contre Qualcomm, qui s’est matérialisée, début janvier, par un procès devant le tribunal de San José (Calfornie). Déposés à trois jours d’intervalle, « l’acte d’accusation de la FTC et la plainte d’Apple étaient très similaires », souligne M. Moorhead. A la barre, Jeff Williams, le directeur opérationnel de la firme à la pomme, était d’ailleurs venu appuyer la thèse du régulateur. POSITION DOMINANTE

Selon la FTC, Qualcomm a tiré profit de sa position dominante pour « extraire davantage de royalties légitimes sur ses brevets ». La société peut ainsi ponctionner 5 % du prix de vente des smartphones, dans une limite de 20 dollars. Un montant « déraisonnable », assurait la FTC. Mais les « fabricants n’ont pas le choix », dénonçait-elle, sous peine de ne pas avoir accès à des technologies indispensables. Apple n’a cependant jamais payé autant. En 2011, les deux entreprises avaient trouvé un

terrain d’entente. En échange d’un accord d’exclusivité sur les puces réseau, Qualcomm avait abaissé les royalties à 7,50 dollars par appareil produit. A plusieurs reprises, les responsables d’Apple ont bien tenté de renégocier cet accord, réclamant de ne verser que 1,50 dollar par unité. « Nous sommes votre seule option », auraient alors rétorqué leurs interlocuteurs. En 2016, l’entreprise change pourtant de stratégie et commence à se fournir chez Intel, le grand rival de Qualcomm, qui alors peine à rattraper son retard dans le mobile. Le divorce est amorcé. Et ce sera dès lors l’escalade. En 2017, Apple porte plainte. Puis demande à ses sous-traitants, comme le géant taïwanais Foxconn, de ne plus verser le moindre centime de redevances à Qualcomm. Un moyen d’accentuer la pression sur son adversaire en lui ôtant une importante source de recettes. Qualcomm a vite riposté, en 2018 : l’entreprise aurait refusé, selon Apple, de lui vendre des composants pour équiper ses derniers modèles. Elle est également passée à l’offensive sur le plan judiciaire. Toujours l’an passé, elle a déposé plainte contre Apple, l’accusant d’avoir partagé pendant plusieurs années des secrets industriels avec des ingénieurs d’Intel pour leur permettre

Le chinois Huawei pourrait être le grand vainqueur de cette bataille entre Américains de concevoir des puces plus performantes. Elle réclame par ailleurs 7 milliards de dollars aux sous-traitants d’Apple pour les royalties qu’elle aurait dû percevoir depuis deux ans. Par ailleurs, la société a attaqué son adversaire pour violation de brevets dans plusieurs pays. Fin 2018, Qualcomm a obtenu l’interdiction à la vente d’anciens modèles d’iPhone en Chine et en Allemagne. En mars, un jury américain lui a aussi accordé 31 millions de dollars de dommages et intérêts. Ces victoires restent avant tout symboliques car elles n’ont qu’un impact limité sur les ventes d’iPhone. Mais d’autres poursuites sont en cours. Elles visent à maintenir la pression sur Apple pour tenter de négocier un accord à l’amiable, jugé préférable par Qualcomm à des années de procédure judiciaire. Pour le moment, le groupe à la pomme semble bien décidé « à jouer la montre », estime M. Faucette. Cette stratégie n’est pas

sans risques car elle implique que le lancement d’un iPhone compatible avec le réseau 5G, la nouvelle génération de l’Internet mobile, n’interviendra pas avant 2020. Voire 2021, estiment les analystes d’UBS. Cela représenterait un retard important sur ses concurrents, qui peuvent déjà se fournir en puces 5G chez Qualcomm, le plus avancé dans le domaine. Comme cela avait déjà été le cas aux débuts de la 4G, Intel est distancé. Apple fait le pari que la demande pour les appareils 5G restera faible aux cours des deux prochaines années. Les observateurs estiment cependant que le marché chinois pourrait décoller avant cette échéance, ce qui accentuerait encore davantage les difficultés de l’entreprise sur le premier marché mondial. BATAILLE DE LA 5G

Dans cette bataille, Qualcomm a aussi beaucoup à perdre, car une grande partie de son modèle économique pourrait être remise en cause par la justice. Les redevances générées par ses brevets représentent près de 25 % de son chiffre d’affaires et plus de la moitié de ses profits. La société a déjà été lourdement sanctionnée. Début 2018, la Commission européenne lui a infligé une amende de près de 1 milliard d’euros, estimant qu’elle avait « illégalement évincé ses concurrents » en concluant un accord d’exclusivité avec Apple. Les pénalités financières se sont multipliées ces dernières années. En 2015, Qualcomm a d’abord été condamné à verser 6 milliards de yuans (environ 790 millions d’euros) par les autorités chinoises de la concurrence. Fin 2016, il a écopé d’une amende de 1 milliard de wons (780 millions d’euros) en Corée du Sud – après une enquête

menée avec la coopération d’Apple, ce qui a contribué à mettre le feu aux poudres. Et l’été dernier, il a trouvé un arrangement avec les autorités taïwanaises, acceptant de payer 93 millions de dollars et d’investir 700 millions supplémentaires dans le pays. L’entreprise est toujours dans l’attente du verdict de son procès contre la FTC. Si elle est reconnue coupable, elle pourrait être contrainte de modifier sa politique de royalties, qu’elle entend prolonger avec l’arrivée de la 5G, même si elle a accepté d’être un peu moins gourmande – Qualcomm a déjà fixé le montant des redevances entre 2,275 % et 3,25 % du prix de vente, dans une limite de 13 dollars. Cela signifierait potentiellement la perte de plusieurs milliards de dollars de chiffre d’affaires chaque année. Et une capacité moindre à investir en recherche et développement, alors même que se joue déjà la bataille de la 5G. « Cela laisserait le champ libre au chinois Huawei », prédit M. Moorhead. Paradoxalement, le groupe de Shenzhen pourrait être le grand vainqueur de cette bataille entre américains, alors même qu’il est dans le collimateur de l’administration Trump, qui l’accuse d’espionnage au profit du gouvernement de Pékin. En mars 2018, la Maison Blanche avait bloqué la tentative de rachat de Qualcomm par son rival Broadcom, redoutant qu’il abandonne ou qu’il réduise, une fois racheté, ses investissements dans la 5G. Et donc qu’il ne participe pas à l’établissement des futurs standards de technologies au bénéfice de Huawei. Selon le site spécialisé Engadget, l’entreprise rêverait déjà de vendre ses puces 5G à Apple. p jérôme marin

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GÉOPOLITIQUE

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Soudan Mécanique d’un désastre Après trente ans de pouvoir, Omar Al-Bachir, destitué le 11 avril, laisse un pays exsangue, toujours sous la coupe des services de sécurité, qui ont accaparé les richesses et nourri les guerres. De leur côté, les manifestants, à l’origine de son départ, ne veulent pas se laisser priver de leur « révolution »

jean-philippe rémy johannesburg - correspondant régional

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es travaux sont arrêtés sur Nile Street, l’artère lugubre longeant le fleuve côté Nil Bleu, au centre de Khartoum, où trônent deux palais présidentiels, l’un construit par les colons britanniques, l’autre par les Chinois un siècle plus tard, comme un raccourci de l’histoire. Les grues sont immobiles, les carcasses de béton qui avaient poussé partout dans Khartoum en des temps meilleurs se couvrent d’une poussière ocre comme le désert, qui avance plus au nord. Tous ces chantiers ressemblent à des cimetières, sauf un. Impossible de le rater. Encore récemment, des ouvriers s’y activaient sur des échafaudages dressés le long de bâtiments aussi vastes que des aérogares, enjolivés de moulures et de colonnades : la Rome impériale, revue par Disney, au bord du Nil. Il ne s’agit pas d’un parc d’attractions, mais, comme le mentionne une pancarte, du « club de sport des services de renseignement ». Qu’un pays en crise prenne soin de ses espions et songe que leur épanouissement physique reste un atout, même au prix de sacrifices financiers, n’a rien de surprenant, bien qu’il soit peu courant que des services secrets affichent aussi gaiement leur présence. Mais l’extravagance de l’ouvrage, dans un pays dont les caisses sont vides et où les prix s’envolent (l’inflation atteint officiellement 70 %, mais pourrait dépasser le point d’hyperinflation de 100 %), en dit long sur la toute-puissance de l’institution qui encadre cette salle de sport cyclopéenne : le NISS (National Intelligence and Security Service). Un Etat dans l’Etat. Créé pour protéger le régime – plus de l’armée que des menaces extérieures – et capable d’intégrer les miliciens de toutes les guerres civiles du Soudan pour constituer une force d’oppression et de surveillance des citoyens. C’est un acteur riche et puissant, qui effraie les institutions. Environ 70 % du budget de ce pays en banqueroute – que ne renflouent plus les pays du Golfe, qui se sont payés en influence, en terres agricoles immenses ou en bras armés pour la guerre au Yémen – est ainsi absorbé par le secteur de la sécurité, au sein duquel le NISS reçoit le plus gros, et l’armée la portion congrue. Les travaux du club de sport du NISS ont fini par cesser à leur tour. Ils ne sont que suspendus. C’est que, tout près, l’histoire immédiate du Soudan s’est accélérée. A partir du 6 avril, des centaines de milliers de personnes se sont mises à converger vers un complexe situé à quelques centaines de mètres de là, abritant à la fois le quartier général de l’armée, les bâtiments de l’armée de l’air et de la marine, ainsi que le ministère de la défense. Depuis l’appel, le 19 décembre 2018, lancé par la Déclaration pour la liberté et le changement, une coalition regroupant plu-

sieurs structures et groupes armés, les Soudanais n’avaient cessé de descendre dans les rues, réclamant le départ du président en place, Omar Al-Bachir. La contestation se brisait face à la répression implacable menée par les agents du NISS et d’autres corps de la nébuleuse des services de sécurité, tout en refusant de s’éteindre. Les classes moyennes, saignées par une crise économique longue de huit ans, ont été rejointes par des habitants des quartiers populaires, à Khartoum et dans de nombreuses villes de province. Presque tout le pays a vu défiler des manifestants, mais il s’agissait toujours de mouvements dans des espaces restreints et d’une durée limitée, le temps qu’interviennent les redoutables nervis des services de sécurité. FRATERNISATION AVEC L’ARMÉE

Puis, dans une sorte de répétition des manifestations monstres qui avaient eu lieu dans l’intervalle en Algérie, les dirigeants de la contestation – tous des civils – ont eu l’idée d’appeler les contestataires à se masser dans le centre de Khartoum, plus précisément devant le quartier général des Forces armées soudanaises. L’objectif était d’appeler ces dernières à la fraternisation pour tenter de renverser le régime et sa garde prétorienne, constituée des forces spéciales du NISS, mais aussi de différentes milices, dont la Force de soutien rapide (RSF), rassemblant d’anciens janjawids, miliciens progouvernementaux qui avaient mené les violences au Darfour en 2003 et 2004. Il y avait eu soixante morts dans les cent premiers jours de manifestation. Il vient d’y en avoir près de vingt autres dans la semaine précédant le dénouement du 11 avril. Ce matin-là, le président était renversé par un conseil de transition militaire dirigé par un proche, le général Awad Mohamed Ahmed Ibn Auf. Ce dernier avait été ministre de la défense, avant d’être nommé vice-président lorsque, le 22 février, Omar Al-Bachir avait décrété l’état d’urgence ainsi qu’un train de mesures musclées visant à mettre fin à la contestation démarrée le 19 décembre 2018. Cent quatorze jours plus tard, dans les rues de Khartoum, environ un demi-million de personnes qui réclamaient le départ d’Omar Al-Bachir ont eu l’impression de l’avoir obtenu. Avant de s’interroger : n’auraient-elles pas été trompées ? Le président a en effet été arrêté, « placé en lieu sûr », selon le chef de la junte, et déchu de ses fonctions. Mais qui dirige le Soudan ? Qui aura accès aux leviers de l’Etat ? Car, derrière ce nouvel ordre, clair en apparence, dont la figure visible est Ibn Auf, se profile un homme dont le nom, lui, n’apparaît nulle part dans l’organigramme : le général Salah Abdallah Gosh, le chef du NISS. Pour des observateurs de la politique nationale, c’est lui qui mène le jeu, préférant s’effacer pour mieux diriger. Savourant aussi, sans doute, de tirer les ficelles depuis son poste par définition discret.

ENVIRON 70 % DU BUDGET DU PAYS EST ABSORBÉ PAR LE SECTEUR DE LA SÉCURITÉ, AU SEIN DUQUEL LE SERVICE DE RENSEIGNEMENT REÇOIT LE PLUS GROS, ET L’ARMÉE LA PORTION CONGRUE

Un Etat exsangue, dévoré par ses moukhabarat (« services de sécurité »), voilà donc l’héritage que laisse Omar Al-Bachir, l’homme qui aurait dû fêter, le 30 juin, ses trente ans de pouvoir. Lui qui raffole des dates symboliques va être frustré d’un beau chiffre rond. Son palais présidentiel le plus récent, construit par une compagnie chinoise sur Nile Street, avait été inauguré le 26 janvier 2015, cent trente ans exactement après la libération de Khartoum par les forces du Mahdi (1844-1885), chef religieux à la tête d’une révolte anticoloniale. Le général britannique Charles Gordon, qui dirigeait les troupes du condominium égypto-anglais (une autre façon d’habiller la domination britannique), avait été décapité sur les marches du palais de l’époque. Ce bâtiment avait été détruit, puis reconstruit lors de la reconquête par les troupes de la reine Victoria, de façon à signifier avec éclat sa puissance. Il était alors aussi chargé de sens que l’est, à présent, le club de sport du NISS. Un peu plus au sud, vers Africa Road, une grosse carcasse inachevée prend la poussière : c’est l’immeuble inachevé du Congrès national (NCP), le parti au pouvoir. Avec la chute du président soudanais, il n’est pas près de voir ses finitions. Si Khartoum se lit comme une tragédie architecturale des pouvoirs et des convoitises qui s’y succèdent, voilà un premier indice sur le bilan des trois décennies d’Omar Al-Bachir. Ce bilan est un désastre. Il explique aussi pourquoi le Soudan est aujourd’hui en danger. L’économie du pays est en train de sombrer. Les banques n’ont plus de liquidités. Les distributeurs automatiques, auxquels se sont habitués les habitants de la capitale lors de la grosse décennie de prospérité (1999-2011) du boom pétrolier, sont vides. Aux guichets, on se bouscule pour espérer retirer des sommes microscopiques. Les compagnies étrangères (notamment pharmaceutiques) se désengagent du Soudan. « Le régime n’a tout simplement pas de réponse à l’effondrement économique », relève une source diplomatique, avant d’étendre l’analyse à la façon dont l’appauvrissement généralisé a aussi poussé à une révolte contre certains fondamentaux du pouvoir : « Ce mouvement de contestation est le produit d’un ras-le-bol, mais aussi d’une prise de conscience forte. Une couche entière

de la société veut en finir, non seulement avec Omar Al-Bachir, mais avec ce régime, d’une façon plus large. Tout remonte à la surface : les violences, les vexations et le désastre d’une économie au sein de laquelle seul un petit groupe proche du pouvoir s’est enrichi au fil des années. » A Khartoum, Mudawi Ibrahim Adam, intellectuel influent et défenseur des droits de l’homme, estime que l’effondrement en cours est aussi un piège dans lequel le pouvoir s’est enfermé : « Les proches du régime ont siphonné tout l’argent des banques ; la monnaie perd toute sa valeur. Donc tout va finir par s’arrêter, il n’y aura plus de salaires, plus d’argent dans l’économie. C’est en grande partie leur œuvre. » « LES COUPS D’ÉTAT DES VENDREDIS »

Pour comprendre l’origine de cet effondrement, il faut remonter dans le temps. Le général Omar Al-Bachir est arrivé au pouvoir le 30 juin 1989, à l’aube, lorsque des blindés se sont déployés dans Khartoum, balayant le premier ministre, Sadeq Al-Mahdi. Ce devait être un vendredi, car « la tradition, alors, au Soudan, était de faire les coups d’Etat les vendredis [jour de prière chômé], afin d’éviter de tuer des gens par mégarde », raconte Ali Siory, un professeur d’ingénierie mécanique de l’université de Khartoum. Au cœur de la contestation actuelle, M. Siory avait participé au mouvement populaire de 1985 qui avait conduit au renversement du général Nimeiri, alors à la tête du pays. A cette époque, il avait fallu que la population, descendue dans les rues sur fond de crise économique, soit rejointe par l’armée pour faire chuter le pouvoir. Jeudi 11 avril, à Khartoum, nombreux sont ceux qui ont eu l’illusion, un instant, de revivre pareil moment. Il s’agit pourtant d’autre chose, proche d’un simulacre, destiné à assurer la continuité du pouvoir entre les mains d’une minuscule oligarchie, civile et militaire. Pontes du NCP, généraux ayant accès aux prébendes : tous ont bénéficié de la période qui vient de s’achever. Ils entendent bien conserver leurs acquis et leurs privilèges. Mais le Soudan n’est pas prêt à se laisser ainsi priver de sa « révolution ». D’autant que, au cours des décennies écoulées, le pays a connu une autre forme de révolution, et d’autres formes de faux-semblants sur ses vé-

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▶▶▶ Khartoum, le 11 avril. Cette bannière a été hissée lors d’une manifestation précédant la destitution du président Omar Al-Bachir. Alaa Salah, l’étudiante devenue icône de la révolution soudanaise, y harangue la foule : « Mon grandpère est Taharka [le pharaon], ma bien-aimée une kandaka [reine de la Nubie antique] . » AFP

sième place, derrière l’Afrique du Sud et le Ghana, parmi les premiers pays producteurs d’or en Afrique, mais cette ruée vers le minerai précieux, outre qu’elle profite avant tout aux proches des services de renseignement, va aussi avoir un impact dévastateur sur les populations. Mme Chevrillon-Guibert a étudié dans le détail comment les sites de transformation des blocs de minerai alimentent un énorme trafic (80 % de la production est assurée de manière artisanale), tout en ayant un impact environnemental catastrophique : des sites d’extraction de l’or s’installent dans des zones agricoles, là où se trouve l’eau, près du Nil. Selon la chercheuse, ces zones « seront bientôt des zones de contestation du pouvoir », avant même que la crise économique ne frappe. Alors qu’Omar Al-Bachir avait réussi à attirer à lui un électorat important dans les années 2000, les prébendes accordées à des proches, qui ruinent entrepreneurs locaux et collectivités régionales (notamment par la confiscation des taxes), ont détruit ce capital politique. Voilà pourquoi des manifestations éclatent en 2012, en 2013, puis encore en 2015. Avant la dernière séquence, entamée le 19 décembre 2018, et dont les feux se sont étendus à tout le pays. Ce n’est donc pas le départ d’Omar Al-Bachir et son remplacement, par ceux qui incarnent la confiscation des ressources du pays aux dépens de la majorité, qui risquent de faire revenir le calme au Soudan. « RÉCUPÉRER NOTRE HISTOIRE »

ritables maîtres. En 1989, c’étaient les islamistes qui prenaient le pouvoir, avec Omar Al-Bachir en « faux nez » – comme aujourd’hui le général Ibn Rauf est, selon une bonne source, le « faux nez » du chef du NISS, Salah Gosh, et de son empire caché des services de renseignement. Salah Gosh, du reste, a grimpé dans la hiérarchie dans les années 1990. Il servait alors d’agent de liaison avec Oussama Ben Laden, pendant les cinq années du séjour soudanais de ce dernier, achevé en 1996 par une invitation à aller s’installer ailleurs (il ira en Afghanistan). A la fin des années 1990, le pouvoir soudanais mettait fin à sa période d’incandescence islamiste. Khartoum a cessé d’héberger les conférences arabes populaires islamiques sous l’égide du « cheikh » Hassan Tourabi, l’homme qui se tenait derrière ce militaire rustaud qu’était le général Al-Bachir, considérant qu’il lui tiendrait lieu de cerveau et de moelle épinière. En 1999, le divorce est consommé. Omar Al-Bachir s’est émancipé de la tutelle du « cheikh », qui devient un opposant aux ailes courtes. L’année 1999 est aussi celle de la mise en service du terminal pétrolier de Port-Soudan, sur la mer Rouge. Les premiers puits sont mis en fonction, le pays devient producteur et exportateur de brut. S’est alors ouverte une période fastueuse. Des compagnies malaisiennes et chinoises viennent exploiter les champs pétroliers. Ceux-ci sont essentiellement situés dans la partie sud du pays – là où la guerre civile a repris depuis 1983, mais Khartoum va mettre fin au conflit avec la rébellion sudiste de John Garang. En 2005, un accord est signé, qui encadre la paix et offre l’éventualité d’une sécession du Sud, après une période de transition de six ans. Le négociateur en chef du pouvoir soudanais, Ali Osman Mohamed Taha, est un dur du mouvement islamiste. Pendant la guerre, il a été le grand organisateur des milices qui ont ravagé le Sud. Estimation : 300 000 morts en vingt ans, par la violence, la faim, les maladies. Les méthodes qui ont conduit à ce résultat n’indignent pas beaucoup l’opinion publique du Nord. Quand le régime reprend la même méthodologie (tuer, brûler, violer, piller, mutiler, affamer, si possible bombarder et ensuite recommencer) au Darfour, personne, à Khar-

toum, à quelques exceptions près – comme Mudawi Ibrahim Adam – ne s’en offusque non plus. Le temps n’est pas encore venu pour cela. Au milieu des années 2000, l’avenir semble enfin sourire au Soudan. Paix, pétrole, privatisations sauvages : la vie est belle sur les bords des deux Nils. Le Soudan est à un tournant. Le pouvoir, à Khartoum, espère obtenir, par des concessions importantes aux sudistes, une normalisation de son statut international, qui doit conduire à la levée des sanctions américaines (fondées sur des accusations de « soutien au terrorisme »). Et donc à de nombreux avantages : faire appel à plus de sociétés pétrolières, lever des fonds sur les marchés américains. LA RENTE PÉTROLIÈRE A FAIT ILLUSION

« SI ON NE DÉPOSE PAS LES ARMES DES GROUPES ET MILICES DANS NOTRE PAYS, AVEC UNE VÉRITABLE SOLUTION QUI OFFRE DE L’ESPOIR À TOUS, CELA SE TERMINERA MAL » YASIR SHEIKH ELDIN

animateur du groupe de réflexion Future Makers

Cela n’arrivera pas. Certes, l’argent coule à flots. Khartoum s’étend. On construit partout. La classe moyenne retrouve une forme de prospérité. La bourgeoisie non islamiste des années d’avant 1989, qui avait été marginalisée, reprend pied dans l’économie. Le pouvoir est plus riche, moins idéologue et s’appuie sur un contrôle de l’économie par des obligés. C’est cette mainmise, ce club d’alliés du NCP ou de sa faction proche du président, qui excite à présent le ressentiment de la classe moyenne, spectatrice du gâchis et des pillages réalisés dans des pans entiers de l’économie. Dans l’intervalle, plusieurs chocs majeurs ont eu lieu. Après dix ans de frénésie dépensière, la sécession du Sud intervient. La partition a finalement lieu en 2011. Elle emporte avec elle les trois quarts de la production de pétrole, en raison de la situation géographique des puits. Des compensations devaient permettre d’amortir cette perte. Elles ne seront pas versées. Le Sud sera très vite dévasté par sa propre guerre, comme un héritage empoisonné des stratèges de Khartoum. Or, le pétrole représentait de 80 % à 90 % des recettes à l’export du Soudan, et plus de 30 % des recettes de l’Etat. Du jour au lendemain, le robinet s’est fermé. Conjointement, la monnaie se dévalue, à mesure que l’ouverture ultralibérale du pays entraîne un déficit commercial important, et une chute de la livre soudanaise, qui perd 66 % de sa valeur en l’espace d’une année, selon une étude de Khalid Hassan Elbeely, professeur d’écono-

mie à la business school de l’université des sciences et technologie du Soudan. Le choc n’est pas seulement économique. Avec la fin de la guerre, il n’est plus possible de prétendre que le problème du Soudan est le Sud, avec des populations qui, vues de Khartoum, semblent infiniment différentes, lointaines et, pour tout dire, dangereuses. Les gens à la peau noire y sont encore qualifiés d’abeed (« esclave »). Les violences qui avaient suivi, en 2005, la mort du chef de la rébellion sudiste, John Garang, dans un accident d’hélicoptère, ont persuadé un peu plus l’opinion nordiste que, décidément, les sudistes font peser un risque sur Khartoum. Les voilà partis, mais, avec eux, ils ont emporté le pétrole. Tout de même, le pouvoir a une idée. « Pour repenser l’économie, ils vont miser sur le secteur minier et sur l’agriculture », rappelle Raphaëlle Chevrillon-Guibert, spécialiste du Soudan à l’Institut de recherche sur le développement. Et pour essayer de remplacer le pétrole, une politique de développement industriel est menée. C’est bien pensé, mais c’est une suite d’échecs. Sous un discours de type islamiste, le pouvoir pratique en fait une politique ultralibérale. Les entreprises d’Etat ont été privatisées dans des conditions obscures, cédées à des proches du pouvoir incompétents ou corrompus. La rente pétrolière a fait illusion. Quand elle se tarit, c’est une catastrophe. Le secteur minier donne lieu à un autre type de dérive : d’abord, une partie des sites d’exploitation de l’or tombent sous le contrôle des services de renseignement ou des milices qui en sont proches. C’est ainsi qu’au Darfour Nord, là où ses troupes sévissent contre la population, un jeune chef de la tribu des Rizeigat, Mohammed Hamdan Daglo, « Hemetti », contrôle une partie de l’extraction et des recettes qui en découlent. Bientôt, il est à même de développer sa force, les RSF, et se voit bombardé colonel. Aujourd’hui, il est associé au nouveau pouvoir ayant émergé lors de la chute d’Omar Al-Bachir, quintessence de l’entrepreneur en violence et ressources. C’est que l’or constitue un trésor considérable. Le Soudan en a exporté, selon le ministère des mines, 93 tonnes en 2018, mais une partie importante serait sortie du pays en contrebande – environ 50 tonnes supplémentaires. Le pays se classe déjà en troi-

Pourtant, dans l’intervalle, la population des zones « riveraines » (du Nil) a aussi découvert le sort qu’avaient subi les lointaines périphéries lors des éternels conflits soudanais. Après le Sud, le Nord, avec les guerres au Darfour, au Kordofan, dans l’Etat du Nil Bleu. Ahmad Sanhuri, un étudiant en médecine de Khartoum, résume des idées qui fusent non seulement parmi les manifestants, mais aussi dans les familles, lors de conversations entre amis : « Le bénéfice de ces mois de révolte, c’est qu’on a fini par comprendre ce qui s’est passé au Darfour [écrasement par des milices progouvernementales d’une rébellion entre 2003 et 2004, puis guerre de basse intensité, sans doute 300 000 morts, essentiellement parmi la population]. On nous a dit que c’était une bonne chose, que ces gens nous menaçaient. On y a cru, mais c’était un mensonge. Ils étaient comme nous : les victimes de la dictature. Désormais, les gens de Khartoum ont compris ce qu’ils ont vécu. » « On nous avait volé notre histoire, on est en train de la récupérer », assure Mudawi Ibrahim Adam, qui fut l’infatigable lanceur d’alerte sur le Darfour, au point que son organisation, à Khartoum, a été interdite le jour où Omar Al-Bachir s’est retrouvé poursuivi par la Cour pénale internationale. Pour solder ces comptes, et réconcilier le Soudan avec lui-même, il ne faudra pas compter sur la junte du conseil militaire. Il y a plusieurs semaines, Yasir Sheikh Eldin, ingénieur, promoteur immobilier et animateur d’un groupe de réflexion sur l’avanie du Soudan, les Future Makers (« faiseurs d’avenir »), mettait en garde : « J’ai fait la révolution de 1985. Mon père a fait celle de 1964. A chaque fois, on s’est dit qu’on voyait triompher la justice et la démocratie. Aujourd’hui, il serait tentant de penser que nous revivons la troisième édition de la même chose. Mais il nous faut penser différemment. Si Bachir tombe, le danger sera dans l’après-Bachir. Si on ne dépose pas les armes de tous les groupes et milices dans notre pays, avec une véritable solution qui offre de l’espoir à tous, cela se terminera mal. » De son côté, Omar Al-Digeir, le président du Parti du congrès soudanais, qui bénéficie d’une forte influence sur les classes moyennes citadines et sur le cours des manifestations des derniers mois, avait à cœur, dans l’hypothèse d’une transition, de voir mis en place un plan de sauvetage de l’économie « pour sauver le Soudan du désastre ». Il y a peu de chances que la junte ou le NISS entendent cette voix. Somme toute, ils ne fréquentent pas les mêmes clubs. Celui des services de renseignement qui sera, selon toute vraisemblance, bientôt achevé, est sans doute le plus fermé de tous. p

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Les origines de la révolte soudanaise Corruption et crise alimentaire ont provoqué des manifestations jusqu’au renversement d’Omar Al-Bachir

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Ivan Rogers « Le gouvernement britannique ne comprend pas la manière de penser des Européens » Jusqu’à la fin des années 1990, les locataires de Downing Street entretenaient le dialogue avec leurs homologues européens, mais la relation s’est détériorée avec la crise de la zone euro et la guerre en Irak, en 2003, estime l’ex-ambassadeur britannique auprès de l’UE « + 44… Leave a Message for Europe », installation de Joe Sweeney. DAN GLASSER/COURTESY COB GALLERY

ENTRETIEN

londres - correspondant

I

van Rogers, 59 ans, est un haut fonctionnaire britannique. Ancien conseiller (2003-2006) de Tony Blair, il était le conseiller Europe (2012-2013) de David Cameron, lorsque ce dernier a décidé d’organiser le référendum sur le Brexit. A partir de 2013, il a été le représentant permanent du Royaume-Uni auprès de l’Union européenne (UE), poste dont il a démissionné en janvier 2017. Comment David Cameron a-t-il pu prendre le risque d’un référendum en 2016 ? David Cameron a une grande confiance en lui. Il aime prendre des risques. Il pense que les questions fondamentales ne peuvent être évitées éternellement. Comme lors du référendum sur l’indépendance de l’Ecosse, qu’il a autorisé en 2014 et gagné, il était convaincu qu’en posant une question existentielle à la population et en se jetant lui-même dans la bataille, il l’emporterait. A l’ouverture de la campagne, il a pris conscience que les concessions de Bruxelles (baisse des allocations pour les migrants européens) étaient incompréhensibles pour l’opinion et qu’elles ne l’aideraient pas à gagner le référendum. Il a préféré insister sur les conséquences économiques néfastes du Brexit. Ses adversaires ont alors dénoncé un « projet peur » concocté par l’establishment politico-financier et affirmé que le Royaume-Uni pourrait tout obtenir de l’UE, continuer de bénéficier du marché unique une fois sorti, sans payer un centime ni obéir aux règles européennes. Les Britanniques auraient-ils voté différemment s’ils avaient été mieux informés ? C’est difficile à dire parce que l’euroscepticisme a toujours été fort depuis notre adhésion en 1973. Nos élites politiques ne se sont jamais investies comme l’ont fait les Allemands et les Français. L’Union européenne a toujours été présentée au public britannique comme un projet centré sur le commerce. Même les responsables politiques plutôt proeuropéens, tels que Tony Blair, l’ont défendue comme un moyen d’élargir notre marché, jamais sur une base affective. Le chaos actuel découle-t-il d’erreurs d’appréciation ou de la décision d’organiser un référendum ?

DANIEL LEAL-OLIVAS/AFP

Je veux être juste à l’égard de la première ministre : elle a hérité de ses fonctions par accident, et au moment le plus difficile depuis Churchill en 1940. Theresa May avait soutenu sans enthousiasme le maintien dans l’UE. Son expérience de ministre de l’intérieur lui avait donné une compréhension de son fonctionnement, limitée à des domaines tels que la sécurité et l’immigration. Elle pensait que le marché unique et les questions économiques pouvaient être gérés sur les mêmes bases. A l’automne 2016, j’étais le seul à lui dire que nous ne pourrions pas picorer dans le marché unique après avoir quitté l’UE. Cela s’est mal passé parce que le reste de son entourage l’assurait du contraire. Dans quelles circonstances avez-vous démissionné de votre poste d’ambassadeur auprès de l’UE ? Les ministres Boris Johnson, David Davis et Liam Fox répétaient que la négociation commerciale avec l’UE serait la plus simple du monde, et que tout serait bouclé en 2019. J’affirmais au contraire que les discussions commerciales ne commenceraient que lorsque nous aurions quitté l’UE [schéma qui a prévalu]. Cela revenait à blasphémer dans une église. J’ai été accusé d’entraver l’action du gouvernement. Sans m’en informer, Nick Timothy, principal conseiller de Mme May, a inclus dans le discours qu’elle a prononcé au congrès des tories d’octobre 2016 l’annonce du prochain déclenchement de la procédure de divorce. J’ai fait remarquer que c’était imprudent, puisque nous n’avions pas la moindre idée de nos objectifs. Mais il a convaincu Mme May qu’elle devait montrer à son parti qu’elle n’allait pas « trahir la révolution » du Brexit. D’où ses « lignes rouges » très dures. Ces erreurs de stratégie ne masquent-elles pas une incapacité à saisir le point de vue des « continentaux » ? C’est le fond du problème. La première ministre ne comprend pas la manière de penser des Européens. Dans les années 1990, les ministres avaient une idée instinctive de ce que pensaient leurs homologues européens parce qu’ils se parlaient tout le temps. La classe politique est devenue de plus en plus provinciale et insulaire. Nous comprenons mieux ce qui se passe aux Etats-Unis, qu’à Bruxelles ou à Paris. Comment expliquer ce phénomène ? Par la géographie ? Par une obsession impériale d’empêcher toute alliance sur le continent ? Tout cela joue un rôle, mais n’explique pas pourquoi cela empire. Après la chute du mur de Berlin [1989], je pensais que nous serions plus à l’aise avec le continent. L’inverse s’est produit : presque soixante-quinze ans après la fin de la seconde guerre mondiale, le poids des années 1940 et la vision postimpériale se sont renforcés dans le débat politique britannique. Depuis la crise financière et la politique d’austérité des années 2010-2017, l’idée s’est répan-

due que des élites irresponsables et mondialisées, notamment à Bruxelles, décident sans rien savoir du mode de vie des gens ordinaires. C’est aussi une réaction contre les années Blair où nous étions à l’aise avec l’image d’un Royaume-Uni cool, européen et ouvert sur l’extérieur. Tout s’est effondré avec la guerre en Irak [quand Tony Blair a soutenu l’intervention de la coalition, en 2003]. D’une période d’ouverture, nous en sommes venus à vouer les Européens aux gémonies. Les références à la seconde guerre mondiale sont fréquentes dans les débats sur le Brexit. Pourquoi ? La France n’a pas adhéré comme nous à la CEE en 1973 : elle l’avait bâtie avec l’Allemagne et d’autres Etats dès 1957. C’était une nécessité après trois guerres meurtrières et un génocide sur le continent. Nous n’avons jamais intériorisé cela, et nous vous avons rejoints, seize années plus tard, après avoir été rejetés par de Gaulle. Notre adhésion traduisait notre échec économique depuis 1945, alors que la France et l’Allemagne traversaient les « trente glorieuses ». C’était un pari gagnant, mais à reculons. L’adhésion à l’Europe a pourtant permis le décollage économique … Bien sûr ! L’amélioration de notre situation économique est en partie une histoire européenne, mais nous ne le disons jamais. Au lieu de cela, nous nous gargarisons avec le slogan creux de « Grande-Bretagne mondiale ». Il s’agit de nous poser en aventuriers planétaires libérés de la « petite Europe », alors que notre politique étrangère n’a jamais été aussi insignifiante. Les négociations avec l’UE souffrent-elles d’un problème de leadership ? Oui, car le leadership consiste à savoir entendre les vérités dérangeantes. J’ai travaillé avec Theresa May au ministère de l’intérieur. C’était une ministre compétente. Elle est rigoureuse et fiable, mais timide, au contact difficile. Si on lui indique la bonne direction, tout va bien. Cela ne fonctionne pas ainsi à Downing Street : là, il faut montrer le cap, développer un récit et aller vers les gens. Est-ce pour cela qu’elle est tombée dans les pièges ? Les négociateurs européens ont ingénieusement conçu les séquences de discussion, de façon à piéger les Britanniques. Ils pensent que leur mécanisme technocratique a réussi, puisqu’il a permis de nous envoyer dans le décor. Le problème est qu’ils ont mis tant de pression que l’accord final risque de ne pas être approuvé politiquement et d’imploser. Cette négociation peut tourner au désastre, même du point de vue européen. Aujourd’hui, les Vingt-Sept arrivent à saturation sur la question britannique. Ils considèrent le Brexit comme une mascarade sans fin, sans avoir vraiment réfléchi à ce qu’ils allaient faire de ces fichus Britanniques. C’est une erreur.

Joe Sweeney Né en 1991, à Kilburn (nord de Londres), l’artiste, diplômé du Chelsea College of Art en 2013, vit et travaille dans la capitale britannique. Des expositions en solo ont déjà salué son travail – «Take Away » (2016) et « Loose Change » (2017), à Londres. Dans ses sculptures, gravures et installations, Joe Sweeney s’inspire du quotidien et de la passion des Britanniques pour la nostalgie, en mariant noirceur et humour. Installée sur la plage de Dungeness, une zone déserte, dans le sud-est de l’Angleterre, + 44… Leave a Message for Europe évoque les cabines téléphoniques des années 1990. L’objectif étant d’inviter, jusqu’au 30 avril, les passants à « téléphoner » pour laisser des messages exprimant leur ressenti sur le Brexit, afin de constituer des archives sonores.. L’événement a fait l’objet d’un film diffusé en streaming sur Leaveamessage4europe.com. « En enregistrant des messages pour l’Europe, je veux capter les voix qui se sont perdues au cours du débat, dit l’artiste. Ces archives joueront un rôle important dans notre compréhension de la période actuelle. » Dans le contexte des réseaux sociaux, où dominent l’agressivité et la manipulation, Joe Sweeney a voulu créer un forum neutre permettant à l’individu de s’exprimer en toute confiance.

Pourquoi la question irlandaise a-t-elle été si peu anticipée ? L’ignorance des Anglais sur l’Irlande a toujours été vertigineuse, excepté au moment de l’accord de paix de 1998, qui a mobilisé des responsables politiques – John Major et Tony Blair – qui connaissaient de près la question. Aujourd’hui, personne à Downing Street n’a de stratégie sur l’Irlande. Depuis trois ans, les Britanniques comprennent-ils mieux les compromis que suppose le Brexit ? Theresa May se devait d’affirmer sa détermination à mettre en œuvre le Brexit, mais elle devait aussi expliquer à l’opinion les choix difficiles à faire. Or, à chaque étape, elle s’est montrée incapable de les défendre. Le résultat est désastreux. Au lendemain de sa signature, le 25 novembre 2018, l’accord avec l’UE a été massacré par le Parti conservateur parce que, à chaque étape, elle s’est contentée de répéter que la seule alternative à sa décision était le chaos. Ce manque de pédagogie risque-t-il d’alimenter le ressentiment ? Je le crains. Faute d’un vrai débat national, la colère monte, et on cherche des coupables. Les gens pensent qu’ils se sont fait rouler par ces horribles Européens. Dans l’Angleterre profonde, ils vous disent : « Cela ne peut plus durer : qu’on en finisse, qu’on sorte sans accord. » Un second référendum permettrait-il de sortir de l’impasse ? Une nouvelle campagne référendaire serait très violente et ferait le jeu de Nigel Farage [leader d’extrême droite] sur le thème « les élites nous obligent à revoter jusqu’à ce que nous donnions la réponse correcte ». En outre, il est possible que cela aboutisse exactement au même résultat, faute d’une pédagogie sur les véritables enjeux. Vous comparez le Brexit à une révolution qui dévore ses enfants. Pourquoi ? Nous assistons à une radicalisation généralisée, et cela m’inquiète. Des gens qui, avant le référendum, rêvaient d’un statut comparable à celui de la Suisse, le considèrent aujourd’hui comme une trahison du Brexit. Certains conservateurs ne veulent plus avoir le moindre lien avec l’UE ! C’est stupide. En 2016, les pro-Brexit ont gagné, car personne ne les a forcés à dévoiler leurs véritables objectifs après la sortie de l’UE. S’ils avaient dû le faire, leurs profondes divisions seraient apparues, et ils auraient perdu des voix. Ils ont réussi à coaliser deux segments opposés : le peuple anglais qui se sent menacé par le libre-échange, et les partisans de la mondialisation. Tous considèrent comme des traîtres les gens comme moi, qui expliquent que le Brexit ne s’opère pas dans un claquement de doigts. p propos recueillis par philippe bernard

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CULTURE

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SÉRIE TÉLÉVISÉE

« Game of Thrones », dernier coup d’épée OCS diffuse à partir du 15 avril la huitième et dernière saison de la saga devenue phénomène culturel mondial

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remblez dragons, trépignez soldats ! La nuit du 14 au 15 avril s’annonce courte pour les fans français de la série monstre de HBO, Game of Thrones (GoT pour les initiés) : le premier épisode de l’ultime saison sera visible en simultané (3 heures du matin, heure française) sur OCS, qui détient les droits de diffusion dans l’Hexagone. A cette occasion, le bouquet d’Orange franchit une nouvelle étape puisque cette diffusion nocturne bénéficiera d’une version française. De quoi contenter la horde de fans qui patiente depuis vingtdeux mois, intervalle inédit entre la saison précédente (la 7e, ou plus exactement la seconde partie de la saison 6), et celle-ci, sur laquelle reposent des attentes à l’image de son budget : 90 millions de dollars (79,5 millions d’euros) pour six épisodes de soixante à quatrevingts minutes. A titre de comparaison, le budget du Bureau des légendes, grosse production française sur Canal+, ne dépasse pas les 20 millions d’euros par saison, somme déjà très confortable. Créée par David Benioff, scénariste, réalisateur et romancier, et D. B. Weiss, spécialiste de l’écriture pour jeux vidéo, Game of Thrones débarque sur les écrans en avril 2011. Côté séries, les grosses productions s’appellent alors Lost, qui vient de s’achever, Downton Abbey, Boardwalk Empire et Homeland. Adaptée de la saga littéraire de George R. R. Martin (70 millions d’exemplaires vendus à ce jour), GoT est la première incursion de la chaîne américaine payante HBO dans l’heroic fantasy. Le pari, celui de capter l’attention des millions de fans des li-

vres de Martin, est risqué, même pour la chaîne qui a donné naissance à des séries cultes comme Les Sopranos, Sex and the City ou The Wire. UN OBJET D’ÉTUDE ACADÉMIQUE

Mais ce genre littéraire, long dans la forme et complexe dans le fond, se prête bien au feuilleton, les moyens financiers alloués permettent à la production de filmer des images somptueuses, et, surtout, cette histoire de royaume divisé sur la question de qui peut/doit exercer le pouvoir va entrer petit à petit en forte résonance avec l’actualité. Ainsi, après des débuts timides, l’audience explose à partir de la saison 3, en 2013. « La saison 1 voit l’effondrement des idéaux démocratiques à Wes-

teros, souligne Ava Cahen, critique cinéma et auteure de Game of Thrones décodé (Editions du Rocher, 356 p., 18,90 euros). Et la devise de la famille Stark – “Winter is coming” (“l’hiver arrive”) – renvoie à l’idée d’un danger imminent. » De là à affirmer que Game of Throne a vu venir certains événements – l’arrivée de Donald Trump, de Jair Bolsonaro et autres leaders populistes, l’accélération du changement climatique (« Winter is coming » fait référence à une saison froide et rude, à durée indéterminée), la crise migratoire en Europe (les « sauvageons » qui fuient les marcheurs blancs, poussés vers le sud par le froid, saison 4), le mouvement #metoo (l’émancipation des sœurs Sansa et Arya Stark)… –, il n’y a qu’un pas.

« C’EST UNE ŒUVRE TOTALE, QUI A FINI PAR S’ÉMANCIPER DES LIVRES DE GEORGE MARTIN ET ENTRER EN CONCURRENCE AVEC LE CINÉMA, LA LITTÉRATURE, VOIRE LE GAMING » OLIVIER JOYARD

journaliste

Que certains franchissent. On ne compte plus les journalistes et universitaires à avoir transformé GoT en objet d’étude académique. « Avec son mélange d’imaginaire, de sexe et de violence, cette série utilise des recettes assez classiques mais pose des questions modernes et brise des stéréotypes, notamment sur le rôle des femmes, avec des personnages comme Arya Stark ou Brienne de Torth », note Laurence Herszberg, directrice du festival professionnel Séries mania, qui se tient chaque année à Lille. « C’est un objet culturel que l’on peut effectivement aborder de tous les côtés, je ne vois pas d’équivalent ailleurs », abonde Olivier Joyard, critique aux Inrockuptibles et réalisateur de plusieurs documentaires sur les séries.

Avec ses moyens démesurés, son audience planétaire – 16 millions de téléspectateurs en moyenne devant chaque épisode de la saison 7 – et ses partis pris narratifs radicaux (le plus notable d’entre eux étant de ne mettre aucun personnage, même majeur, à l’abri de la mort), GoT marque l’avènement d’une révolution industrielle pour les séries. « GoT a traversé les années 2010, une décennie pendant laquelle les séries sont parvenues à l’âge adulte et ont pris le pouvoir grâce au streaming, explique Olivier Joyard. C’est une œuvre totale, qui a fini par s’émanciper des livres de George Martin et entrer en concurrence avec le cinéma, la littérature, voire le gaming. Elle est la preuve qu’on peut produire des blockbusters avec des choix radicaux, c’est assez

« Cette série est une dissertation de philosophie géante » marianne chaillan enseigne la philosophie et est l’auteure de Game of Thrones, une métaphysique des meurtres (Le Passeur Poche, 2016). En quoi « Game of Thrones » est-elle une série de philosophie politique ? La question centrale, dans la guerre de succession que conte Game of Thrones, est la suivante : quelles sont les vertus d’un souverain ? Game of Thrones se veut une dissertation de philosophie géante et passionnante sur ce thème, où chaque personnage incarne la mise à l’épreuve d’une vision de la souveraineté. La rivalité des prétendants au Trône de fer symbolise donc l’affrontement de réponses théoriques différentes à cette question de philosophie politique. Mais la série pose aussi des questions métaphysiques : quelque chose survit-il à la mort du corps, l’âme existe-t-elle ? Elle s’interroge sur le fait de savoir si les

hommes sont libres ou seulement le jouet d’une fortune qui les dépasse, si Dieu ou les dieux existe(nt) et le rôle qu’il(s) joue(nt) dans la vie des hommes. Qui plus est, au travers de personnages comme Arya ou Brienne, elle se demande si nous avons une essence fixe ou s’il nous appartient de construire notre identité, y compris notre genre sexuel. Si cette série fascine autant, c’est donc parce qu’elle nous interroge, sans qu’on y prenne garde ? Oui, la force de Game of Thrones vient de ce qu’elle questionne, au lieu d’affirmer. Elle ne tranche pas, elle déploie des réponses possibles. A chaque spectateur de trouver la sienne. Ses intrigues brisent nos présupposés moraux intuitifs en nous mettant en contradiction avec nous-mêmes : cette série nous amène à réfléchir.

Ce serait donc, aussi, une série de philosophie morale ? Cette série questionne le champ de la philosophie morale, particulièrement dans ses deux premières saisons. Elle y interroge les principes qui doivent guider une action qui se veut morale, en exposant plusieurs façons de concevoir la morale. On retrouve, par exemple, l’incarnation d’une morale d’inspiration kantienne dans la famille Stark. Pour un kantien, le meurtre ou le mensonge, quelles que soient les circonstances, est moralement injustifiable. Ainsi en fin de saison 7, Jon Snow refuse de trahir sa parole envers Daenerys et de mentir à Cersei alors même qu’il doit à tout prix faire alliance avec cette dernière s’il veut espérer tenir tête à l’armée des morts. A l’opposé, la famille Lannister, elle, a une vision utilitariste et fonde la valeur morale de son action au vu de ses conséquences. C’est ainsi que Tywin Lannister

justifie sa décision d’avoir tué les Stark, lors des Noces pourpres : la mort de ces quelques personnes aura permis de sauver la vie de dizaines de milliers de soldats sur les champs de bataille. Pour lui, le massacre des Stark n’est pas seulement utile, mais moral. D’un point de vue philosophique, qui pourrait s’installer sur le Trône de fer ? Tyrion a toutes les qualités requises : il a le don d’observer, de comprendre et donc de savoir. Ce qui lui permet de ne plus subir et d’être en mesure d’agir. Spinoza aurait misé sur lui. Quant à Jon Snow (que l’on sait être Aegon Targaryen, en réalité), il pourrait aussi être le vainqueur : Montaigne parierait là-dessus, au vu de son intelligence de ce qu’est l’humain. p propos recueillis par martine delahaye

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Un bréviaire de science politique « Game of Thrones » fait la part belle à la réflexion sur l’exercice du pouvoir. De Machiavel à Hobbes, du Moyen Age à l’histoire récente, ses références sont multiples Daenerys Targaryen, la Khaleesi, interprétée par Emilia Clarke. © 2019 HOME BOX OFFICE, INC. ALL RIGHTS RESERVED.

remarquable. » « Elle a déculpabilisé les producteurs de séries sur la possibilité d’aller sur de gros budgets, et a ouvert la porte au spectaculaire », confirme Guillaume Jouhet, directeur général d’OCS. L’hiver arrive, certes, mais, pour certains, l’horizon se débouche. « GoT est un objet unique, elle ne peut pas être le mètre étalon de la série, explique Laurence Herszberg. Elle empêche toute discussion sur la créativité et sature le paysage, pas seulement en Europe mais à l’échelle planétaire. Il faut que ça s’arrête ! » « Il s’agit d’une série violente, rude, très intello, épuisante à regarder, abonde Ava Cahen, mais, comme avec Star Wars, le modèle va se transmettre, il n’a pas fini d’être exploité. » UN PRÉQUEL EN 2020 ?

Le finale de Game of Thrones marque par ailleurs la fin – peut-être seulement provisoire – d’une époque, celle des épisodes consommés « en linéaire ». Série « événementielle », propice aux « spoilers », aux piratages et aux fuites, GoT a la particularité de rassembler massivement son audience à l’instant de sa diffusion. « Game of Thrones est une sorte de dénominateur commun pour le public, quelle autre série peut remplir ce rôle ? », s’interroge Laurence Herszberg. De son côté, OCS envisage l’avenir avec sérénité même si l’effet GoT est bien réel sur l’attractivité du bouquet. Aux Etats-unis, selon Variety, les revenus de HBO ont chuté à la fin de chaque saison, même si cette baisse s’est considérablement réduite avec les années : − 40 % à la fin de la saison 6, − 7 % à la fin de la saison 7. « Nous ne sommes pas très inquiets pour la suite, souligne Guillaume Jouhet. Le préquel de la série, qui devrait être prêt pour 2020, est très attendu. Par ailleurs, GoT a ouvert la voie à HBO pour des projets excitants autour de la science-fiction, des super-héros, de l’heroic fantasy. Et nous avons toujours dans notre catalogue des séries très demandées, comme The Handmaid’s Tale et The Walking Dead. » p audrey fournier

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ame of Thrones est une grande saga politique. Despotes intransigeants, fiefs irréconciliables, guerres de succession, idéaux trahis, raison d’Etat cruelle, la série scénarise avec méthode les manières les plus tortueuses, parfois les plus effroyables, de prendre et de garder le pouvoir – mobilisant la réflexion de nombreux philosophes, historiens, et politistes. L’éprouvante scène, en fin de première saison, dans laquelle Eddard Stark, seigneur de Winterfell, est décapité à Port-Réal devant ses enfants constitue le trauma politique originel de la série. Loyal, décidé à servir les intérêts de la Couronne, Lord Eddard est un « héros positif ». Mais ses ennemis sont plus roués que lui. George R. R. Martin l’a confié plusieurs fois : il a voulu insuffler du réalisme politique dans l’heroic fantasy médiévale, regrettant, dans un entretien accordé à Times Entertainment, en avril 2011, qu’elle dépeigne trop souvent « un Moyen Age digne de Disneyland ». Comme le constate le médiéviste William Blanc dans l’ouvrage collectif Game of Thrones. Série noire (Les Prairie ordinaires, 2015), Martin nous installe de plain-pied au cœur d’un univers proche des Rois maudits, de Maurice Druon, qui déroule le tragique destin des rois capétiens, ou encore du Nom de la rose, d’Umberto Eco, hanté par les sombres manigances de la papauté et de l’Inquisition.

Machiavélisme Un héros preux et idéaliste comme Eddard Stark n’a pas sa place dans ce monde, que George R. R. Martin dit inspiré par Le Prince, de Machiavel (1469-1527). Dans ce traité pionnier de science politique, écrit à l’époque du morcellement de l’Italie en cités rivales, Machiavel enseigne qu’un dirigeant doit savoir faire preuve de virtu, c’est-à-dire de sens moral, de « virtuosité » dans l’anticipation des dangers, mais aussi de « virilité » en se montrant impitoyable. Or, Lord Eddard, constate le philosophe américain David Hahn, dans l’ouvrage collectif Game of Thrones and Philosophy (John Wiley & Sons, 2012, non traduit), est vertueux sans être politique. Il manque d’habileté. « George R. R. Martin déploie avec fécondité l’analytique de Machiavel », abonde le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, qui a dirigé l’ouvrage Game of Thrones. Série noire. « Tragédie de l’idéalisme en politique » : Eddard Stark. « Difficulté de conserver le pouvoir sans se montrer fort » : Daenerys Targaryen affronte les conjurations des maîtres vaincus, et des esclaves qu’elle a affranchis. « Nécessité de se faire craindre mais pas haïr » : si Machiavel parle d’un « bon usage de la cruauté », il en rejette l’usage systématique. « Cette cruauté-là, addictive, est contreproductive politiquement, précise M. Potte-Bonneville. Elle suscite l’envie de vengeance et s’attire bientôt des ennemis puissants. » C’est le sadisme du jeune roi Joffrey et de Ramsay Bolton, qui rêvent d’un pouvoir absolu sur leurs sujets. Tous deux finissent très mal. La saga Game of Thrones n’est pas seulement machiavélienne. Elle se déroule dans un « Moyen Age kaléidoscope », mais aussi politiquement identifié, estiment les médiévistes Florian Besson, Catherine Kikuchi et Cécile Troadec, dans leur étude Les Moyen Age de Game of Thrones (Cahier de recherches Médiévales et Humanistes, 2014). Ils montrent

que la série est influencée par la sanglante guerre anglaise des Deux-Roses (1455-1485), quand les maisons de Lancastre et d’York s’affrontèrent pour conquérir le trône (qui inspira à Shakespeare ses pièces implacables sur le pouvoir, Henry VI et Richard III), mais qu’elle « contient à la fois le Moyen Age de Robin des bois, le Moyen Age féodal du XIe siècle, tissé de faides et de négociations entre grandes familles, et le Moyen Age monarchique du XVe siècle, parcouru de grands conflits, étatiques déjà, nationaux bientôt ». Ce Moyen Age pluriel, expliquent les trois médiévistes, fait revivre un monde antérieur à « la genèse de l’Etat moderne ». Cette tension politique entre le féodalisme – du latin feodum, « fief » – et l’Etat royal traverse la série. Dans son essai « Master Hobbes Goes to King’s Landing », publié dans Game of Thrones and Philosophy, l’universitaire américain Greg Littmann imagine que le théoricien politique anglais Thomas Hobbes (1588-1679) analyse le chaos civil et militaire de Westeros. De son vivant, Hobbes a mal vécu l’effondrement de la maison Stuart, les trois guerres civiles de la révolution anglaise (1642-1651), la décapitation de Charles Ier (1649), l’abolition de la royauté, avant que Charles II la restaure en 1660. Décidé à pacifier la vie politique en consolidant l’Etat naissant, Hobbes publie, en 1651, Leviathan ou Matière. Forme et puissance de l’Etat chrétien et civil. Il y explique que l’homme à « l’état de nature » cherche uniquement à assurer sa survie, à poursuivre ses intérêts, sans aucune notion de bien, de mal, de droit et de justice. C’est « la guerre de chacun contre chacun », où la passion l’emporte sur la raison, menant invariablement à un « état de guerre » permanent – à Westeros pendant la guerre des cinq royaumes. Hobbes propose donc un nouveau pacte entre le peuple et l’Etat : pour vivre en paix, les hommes abdiquent leur pouvoir à une force souveraine, capable de préserver leur vie et leurs biens, garantissant l’ordre public, faisant respecter les lois et accaparant, comme l’a analysé Max Weber, « le monopole de la violence légitime ». C’est la première réflexion majeure sur le « contrat social » et l’Etat de droit – sa version conservatrice, estimait Hannah Arendt. Greg Littmann assure qu’Hobbes aurait défendu les personnages qui veulent pacifier Westeros et imposer un pouvoir central fort, où la loi règne. Il aurait soutenu Robert Baratheon, décidé à réunifier le Nord et le Sud, ou John Snow, voulant unifier les maisons rivales contre les Marcheurs blancs. Il aurait défendu Daenerys Targaryen, conseillée par l’habile Tyrion, car « elle correspond à l’idée que l’on peut se faire du souverain hobbesien », analyse Sam Azulys, professeur de cinéma à la New York University de Paris, auteur de Philosopher avec Game of Thrones (Ellipses, 2016). En effet, Daenerys fait enchaîner ses dragons quand ils devien-

LA SÉRIE LA PLUS TÉLÉCHARGÉE DU MONDE FASCINE AUSSI PARCE QU’ELLE RAPPELLE BIEN DES LUTTES CONTEMPORAINES

DOMINIQUE MOÏSI, AUTEUR DE « LA GÉOPOLITIQUE DES SÉRIES », RELÈVE LES ANALOGIES AVEC LA SITUATION AU MOYEN-ORIENT

Sansa Stark (jouée par Sophie Turner) règne sur Winterfell dans la 7e saison. © 2019 HOME BOX OFFICE, INC. ALL RIGHTS RESERVED

nent dangereux pour la population et ordonne l’exécution de Mossador, un esclave qu’elle a libéré, parce qu’il a tué sans jugement un ancien maître. Pour elle, la loi du talion ne saurait s’exercer, la justice doit être rendue dans les règles. Mais Game of Thrones, la série la plus téléchargée du monde, fascine aussi parce qu’elle rappelle des luttes politiques contemporaines. Le politiste Dominique Moïsi, auteur de La Géopolitique des séries (Stock, 2016), relève les analogies avec la situation au Moyen-Orient, déchiré par les affrontements confessionnaux et les hostilités entre puissances régionales. Echos contemporains Dans un discours à Sofia le 11 janvier 2018, le président du Conseil européen, Donald Tusk, quant à lui, a comparé le chaos politique de Westeros à la troisième guerre balkanique. D’autres voient plus large encore, comme M. PotteBonneville, qui y perçoit « une métaphore de notre nouveau monde multipolaire », où les dissensions entre puissances s’exacerbent et les institutions internationales peinent à maintenir l’équilibre mondial. Ajoutez, car George R. R Martin n’oublie rien, l’arrivée inéluctable d’un changement climatique majeur sur Westeros, un terrible hiver qui pourrait durer plusieurs décennies, mettant en mouvement l’armée des Marcheurs blancs, une horde d’êtres insensibles au froid, qui semblent capables de détruire la civilisation. Une menace qui exacerbe les contradictions en présence, où le chacun pour soi pourrait l’emporter une fois encore à Westeros, au risque d’un effondrement général. Comment ne pas y penser ? Réchauffement climatique, monde multipolaire, multiplication des guerres régionales et des égoïsmes nationaux, n’est-ce pas la tragédie qui se joue au niveau mondial, comme le suggère la revue stratégique américaine Foreign Policy, qui file des comparaisons entre « la politique étran-

gère brutale et pratique » de Game of Thrones et celle d’aujourd’hui, expliquant que Westeros « est un lieu familier » ? Game of Thrones ne met pas seulement en scène l’analytique de la conquête du pouvoir, mais aussi de sa déliquescence. L’économiste et essayiste Jacques Attali l’affirme sans détour : « Le scénario renvoie très précisément à ce que notre planète va bientôt vivre : une sorte de nouveau Moyen Age, plein de violences, de désordres, de catastrophes naturelles, de seigneurs de la guerre, de querelles de pouvoir, aux rebondissements très rapides. Game of Thrones décrit le

monde qui s’annonce après la fin de l’empire américain, un nouveau Moyen Age flamboyant où aucun pouvoir n’est stable. » Voilà pourquoi la série nous fascine tant : elle nous révèle ce qui nous attend. Un retour dans un monde hobbesien. Pablo Iglesias, le leader du parti Podemos (gauche radicale, Espagne), docteur en science politique, qui a dirigé l’ouvrage Les Leçons politiques de Game of Thrones (Post Editions, 2015), n’est pas de cet avis. Il fait certes une analyse proche de celle de M. Attali : la série déroule « un scénario de destruction de l’ordre civil et politique » qui entre en résonance avec « le pessimisme politique actuel » et « la conscience latente de la fin de la civilisation occidentale telle que nous la connaissons ». M. Iglesias garde toutefois espoir grâce à l’activisme de la Khaleesi, la libératrice des esclaves, à laquelle il dit s’identifier. Pour lui, elle est le seul personnage qui se préoccupe du peuple – le grand absent de Game of Thrones, n’existant qu’en toile « de fond », jamais en tant que force active, comme l’a fait remarquer le philosophe espagnol Amador Fernandez-Savater sur le site El Diario. La Khaleesi est, pour M. Iglesias, la seule qui agit dans l’intérêt des populations, cherchant à instaurer un Etat juste – car elle sait, écrit-il, que, « pour les faibles, toute la question est de savoir si le pouvoir est entre les mains de ceux qui mettent les chaînes ou de ceux qui veulent les briser ». p frédéric joignot

la force des artistes

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Simon Stone dans l’abîme du désir masculin Pour sa « Trilogie de la vengeance », le metteur en scène puise dans trois pièces élisabéthaines THÉÂTRE

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a vengeance aura fini par s’accomplir, aux Ateliers Berthier, la deuxième salle du Théâtre de l’Odéon. Il a fallu du temps : la Trilogie que signe le jeune et brillant metteur en scène Simon Stone – un Australien très européen, qui navigue principalement entre le Toneelgroep Amsterdam et l’Odéon – a connu une création chaotique. Follement ambitieux sur le plan scénographique et dramaturgique, le spectacle a mis du temps à se trouver, mais c’est désormais le cas, et il emporte dans un voyage aussi passionnant que vertigineux. Un voyage en compagnie d’une pléiade d’actrices superbes et talentueuses, Valeria Bruni Tedeschi en tête, accompagnée par Nathalie Richard, Adèle Exarchopoulos, Servane Ducorps, Eye Haïdara, Pauline Lorillard et Alison Valence. La vengeance que met en scène Simon Stone, c’est celle des femmes, dans ce spectacle emblématique des années #metoo, où se franchit un

nouveau palier dans la libération féminine face à la violence et à la prédation masculines. Simon Stone, qui fait bouger les lignes de l’art dramatique en jetant des ponts entre les classiques du répertoire et les séries télévisées d’aujourd’hui, mène cette exploration à partir du théâtre, comme noyau tragique originel. Il s’est inspiré pour sa Trilogie de trois pièces élisabéthaines – Dommage qu’elle soit une putain, de John Ford ; The Changeling, de Thomas Middleton et William Rowley ; Titus Andronicus, de Shakespeare – et d’une œuvre espagnole de la même époque, Fuenteovejuna, de Lope de Vega. Digne d’un Rubik’s Cube De ces pièces, on ne trouvera que des traces, dans ce spectacle on ne peut plus contemporain, qui met en place un dispositif sophistiqué et séduisant. La Trilogie de la vengeance raconte l’histoire d’une famille ravagée par les folies autoritaires et pulsionnelles du père et du fils, tous deux interprétés – magnifique-

Adèle Exarchopoulos, Eric Caravaca, Alison Valence (de gauche à droite). ELIZABETH CARECCHIO/ THÉÂTRE DE L’ODÉON

ment – par le même acteur, Eric Caravaca. Au cœur de la tragédie, l’inceste entre le frère et la sœur, scène originelle qui entraînera l’enchaînement de la violence et de la souffrance. Mais cette histoire, tous les spectateurs ne la voient pas de la même façon. A chaque représentation, le public est divisé en trois groupes, qui effectuent différemment le parcours dans les trois espaces scénographiques : un restaurant vietnamien, une chambre d’hôtel et les bureaux d’une petite entreprise, transformée en autel du sacrifice. Les actrices s’échangent donc les rôles fémi-

nins, en un jeu de combinaisons digne d’un Rubik’s Cube, tandis qu’Eric Caravaca incarne les deux personnages masculins dans tous les cas – une manière, sans doute, de marquer qu’il est bien un archétype. Simon Stone tisse tous ces fils avec une maestria dramaturgique qu’il a mis du temps à atteindre, mais qui est bel et bien là, en l’état actuel de ce spectacle qui montre le harcèlement sexuel comme une donnée banale, omniprésente dans la sphère privée comme dans la sphère publique. Il est d’ailleurs intéressant que figurent dans la distribution deux

actrices noires, Eye Haïdara et Alison Valence, dont la présence par moments fait signe – évoquant notamment l’affaire Dominique Strauss-Kahn - Nafissatou Diallo – et à d’autres non. Cette façon de jouer avec les identités assignées renvoie directement à ce qui se dit dans cette Trilogie. A travers le double personnage du père et du fils, la pièce sonde l’abîme du désir masculin de prédation, la fragilité sur laquelle il repose – et Eric Caravaca est l’acteur idéal pour porter ce jeu pervers entre force et faiblesse. Elle interroge, aussi, la manière dont les femmes colla-

borent, souvent, à leur propre domination. Avant que la violence ne fasse retour à l’envoyeur. Car les femmes se vengent. Simon Stone ne leur donne pas vraiment tort, qui fait de cette vengeance un moment de théâtre jouissif et cathartique. p fabienne darge

La Trilogie de la vengeance, de et par Simon Stone. OdéonThéâtre de l’Europe aux Ateliers Berthier, 1, rue André Suarès, Paris 17e. Tél. : 01-44-85-40-40. Du mardi au samedi à 19 h 30, dimanche à 15 heures. Jusqu’au 21 avril.

A La Villette, l’univers coté en Bourse d’un garçon de 11 ans Le collectif FC Bergman met en scène « JR », un roman de William Gaddis paru en 1975 sur un enfant pris dans les filets du capitalisme

SCÈNE

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e dispositif est impressionnant : un bâtiment de quatre étages, sous la Grande Halle de La Villette. Fichée dans le sol et semblant s’élever sans fin, cette tour carrée ressemble au totem d’une modernité qui pourrait être d’aujourd’hui mais date des années 1970 : elle sert de décor à JR, le roman de William Gaddis (1922-1998), que le collectif flamand FC Bergman met en scène, dans un spectacle ambitieux, enthousiasmant à certains égards, mais qui laisse sur sa faim. Il faut dire que le projet s’appuie sur un livre sans équivalent : plus de mille pages qui sont presque toutes constituées de dialogues. Soit un chaos littéraire, volontaire et organisé, dans lequel William Gaddis recommandait de se perdre pour prendre la mesure du chaos, économique et social cette fois, que JR dépèce. Nous sommes à New York, où des professeurs emmènent leurs élèves visiter la Bourse. L’un d’eux achète une action qu’il décide de faire fructifier. C’est JR, 11 ans, un garçon dont on ne sait ce qui le pousse à agir. Toujours est-il qu’il fait preuve d’un cynisme remarquable pour son âge. Il applique à la lettre ce qu’on lui a expliqué à la Bourse : « L’argent, c’est le crédit. Le truc, c’est de faire travailler l’argent des autres pour toi. Tu achètes à crédit, tu vends cash. Voilà comment marche le jeu. Et si tu joues, mieux vaut jouer pour gagner. » JR étant mineur, il a besoin d’un prête-nom majeur. Ce sera Bast, un de ses professeurs qui voudrait se consacrer à la musique. Une foule de personnages s’agglutinent autour d’eux dans le

A New York, des professeurs emmènent leurs élèves visiter la Bourse. JR achète une action qu’il décide de faire fructifier… roman de William Gaddis. Qu’ils soient artistes ou banquiers, géniaux, perdus, triomphants ou misérables ou banals, tous sont pris dans les filets d’un capitalisme anthropophage qui ne connaît pas d’autre loi que sa perpétuation. Et c’est cela que FC Bergman s’attelle à montrer : la tension entre l’ordre et la dérive, le marché et les fêlures, la survie et la mort, réelles ou symboliques. Les spectateurs sont assis sur quatre gradins disposés autour du bâtiment, où plusieurs décors (jusqu’à six) peuvent coexister. Tous voient donc ces décors sous des angles différents, mais ils voient le même film, projeté à l’un ou l’autre étage du bâtiment. La psychologie prend le dessus Ce film restitue en direct et en gros plans les actions qui sinon sembleraient lointaines. Le procédé est courant au théâtre. Dans JR, il accapare le regard, parce qu’on peut y lire les surtitrages français de dialogues néerlandais. La trame, ne serait-ce que boursière, étant complexe à comprendre – à supposer encore qu’on y comprenne quelque chose, hier comme aujourd’hui – , il est difficile de faire autrement

que de se focaliser sur l’écran, au risque de perdre de vue les actions dans les différents décors. On aimerait aussi pouvoir aller et venir autour du bâtiment, pour se perdre, et, qui sait ? se retrouver comme le voulait Gaddis, dans le récit labyrinthique. Mais cela n’est pas possible. Ces limites du spectacle seraient sans doute moins frappantes si FC Bergman avait réussi son pari. Mais on ne retrouve pas dans JR ce qui avait enthousiasmé dans Het Land Nod (Le Pays de Nod), présenté par le collectif flamand au Festival d’Avignon, en 2016 : sens du baroque, fantaisie, humour et mélancolie. Ici, la psychologie prend le dessus. Il n’est pas sûr qu’elle gagne le combat contre le capitalisme, malgré les moyens considérables mis en œuvre : trois théâtres belges, dont le fameux Toneelhuis d’Anvers, se sont associés pour produire le spectacle, qui réunit une quinzaine de comédiens. Et c’est là que JR prend toute sa dimension : ces comédiens sont si bons, si justes, c’està-dire si excessifs, puisqu’il s’agit de l’être, avec une matière comme celle du roman de William Gaddis, qu’ils rachètent tout. Bourse comprise. p brigitte salino

JR, d’après William Gaddis. Par le FC Bergman. Mise en scène : Stef Aerts, José Agemans, Thomas Verstraeten, Marie Vinck. Grande Halle de La Villette, 211, avenue Jean-Jaurès, Paris 19e. A 20 heures (dimanche 14, à 16 heures). En néerlandais surtitré. Durée : 4 heures. De 10 € à 26 €. Jusqu’au 16 avril. Tél. : 01-40-03-75-75. Lavillette.com

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« Après cinq éditions, le festival Do Disturb doit changer de forme »

Le pianiste Andras Schiff, au Verbier Festival (Suisse), en 2017. NICOLAS BRODARD

Pour Vittoria Matarrese, directrice de la manifestation consacrée à la performance au Palais de Tokyo, le paysage a changé

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ENTRETIEN

a 5 édition du festival Do Disturb, consacré à la performance, se déploie dans le Palais de Tokyo, à Paris, tout au long du week-end du 12 au 14 avril. Etat des lieux avec sa commissaire, Vittoria Matarrese, alors que cette manifestation s’apprête à changer de format. e

En cinq ans, le champ de la performance a-t-il beaucoup évolué ? Quand on a imaginé le format de Do Disturb en 2015, avec Jean de Loisy, on a choisi de montrer la performance de manière vraiment proliférante, massive, parce qu’il s’agissait de dire que la performance avait sa place en institution, où elle était très peu présente. Cinq ans après, le paysage a beaucoup bougé, programmer de la performance est devenu incontournable. Cette semaine, par exemple, un énorme lieu précurseur a ouvert à New York, le Shed, exclusivement dévolu à la performance et aux arts vivants, et à toutes les imbrications entre toutes les disciplines, justement. Musées, centres d’art, chacun essaie d’intégrer cette manière vivante aujourd’hui, parce que les artistes contemporains parmi les plus intéressants utilisent cette forme. En quoi ses contours ont-ils changé exactement ? Avant, il y avait une séparation beaucoup plus évidente entre ce qui relève du spectacle vivant, de la performance et des arts plastiques. Aujourd’hui, de plus en plus d’artistes, qu’ils soient performeurs, plasticiens, metteurs en scène ou chorégraphes, mélangent les supports. La performance ne constitue plus un genre d’art distinct de la « fabrication d’objets », d’œuvres d’art, c’est une attitude qui a imprégné le monde de l’art contemporain. Les artistes construisent des environnements avec des pièces d’exposition, et tout ça construit des récits, et des expériences à traverser pour le public. On associe Do Disturb à un enchevêtrement de projets à travers le Palais de Tokyo. La liste des artistes semble plus resserrée cette année, l’idée est moins de venir « perturber » l’espace muséal…

Il y a toujours des éléments perturbateurs parmi les quelque trente artistes invités cette année, mais j’ai aussi essayé de suivre ceux qui voulaient aller dans une autre direction. Nous avons notamment décidé de fixer trois espaces de manière permanente, avec des grands projets conçus comme des expos vivantes, ou des installations performées. Il y a celui d’Hoël Duret, un plasticien qui travaille ses expositions comme des works in progress. Là, toute une galerie de personnages naufragés se retrouvent sur une plage tropicale, reconstituée avec sable et palmiers. Il y a celui de Reza Mirabi, un artiste à la base chorégraphe, qui a commencé à dessiner des habits, puis a fondé une marque. Petit à petit, elle a envahi tout son travail, c’est devenu un contexte plastique où tout est labellisé. Il recrée ainsi une espèce de monde très étrange et aseptisé, à la fois pop et nocturne, où les êtres végètent à travers des mouvements de danse. Quant à Melanie Bonajo, une plasticienne néerlandaise engagée dans la défense des droits des peuples minoritaires, nous présentons pour la première fois en France la trilogie de films Night Soil au complet. C’est une installation vidéo dans laquelle elle va performer une fois par jour, de façon très tribale. Cette orientation annoncet-elle une reformulation du festival ? Cinq éditions, c’est un beau résultat, avec un beau format, mais je sens maintenant très nettement la nécessité de le transformer. Do Disturb doit évoluer, s’adapter pour mieux accompagner les artistes dans toutes ces nouvelles formes de réflexion. C’est une discussion à avoir avec la ou le futur président du Palais de Tokyo, mais il faut rester en mouvement, en recherche. L’idée serait de pouvoir proposer un festival avec une sélection plus réduite sur un temps un peu plus long, pour que les projets de chacun soient véritablement mis en valeur. p propos recueillis par emmanuelle jardonnet

Do Disturb, au Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, Paris 16e. Tarifs 12 et 15 euros. Palaisdetokyo.com.

Andras Schiff, dialogues au piano Le musicien hongrois, qui sort un double album consacré à Schubert, interprétera, à Lyon et à Evian, des pièces de Brahms, entre autres

A

MUSIQUE

vec les deux chaînes à gousset en or sortant des poches du gilet de son costume trois pièces, Andras Schiff affiche une touche de dandysme, dont témoigne son piano aux manières polies et raffinées. A 65 ans, le Hongrois né à Budapest, depuis naturalisé autrichien (1987) puis britannique (2001), fait partie des noms qui gravitent dans le cercle fermé des grands maîtres que la série produite par Piano**** invite désormais chaque année à la Philharmonie de Paris. Le petit monsieur mince aux cheveux poivre et sel s’est assis sans cérémonie devant un piano qu’il ne quittera qu’une fois jouée une première partie enchaînée sans applaudissements. Une conception du concert qui ne laisse que peu de place au public, et finalement encore moins à l’ego de l’interprète. Andras Schiff a fait de Brahms l’élément moteur récurrent de son programme en forme de club-sandwich, qui associe également Schumann, Mozart, Bach et Beethoven. Commencer un récital avec les Thème et variations en mi bémol majeur WoO24 de Schumann, dits

Plus enclin à la méditation qu’à l’introspection, le pianiste est là pour convoquer les états d’âme des morts de l’Holocauste « Geistervariationen », « variations des esprits », n’a rien d’anodin. Ecrites en 1854 par le compositeur allemand après sa tentative de suicide dans le Rhin, terminées alors qu’il était déjà interné à la clinique psychiatrique d’Endenich (près de Bonn), ces pièces constituent, avec les fameux Chants de l’aube, les dernières traces audibles de Schumann créateur. Le piano de Schiff y cultive à dessein une certaine littéralité, adoptant le ton de l’équanimité pour mieux dessiner les contours d’une pensée désormais prisonnière. Les Intermezzi op. 117 de Brahms également, empreints d’une retenue mâtinée de profondeur et de sérénité. Comme si la trajectoire prenait le pas sur l’événement et la péripétie.

Le deuxième morceau, noté « Andante con moto e con moto espressione », offrira en beauté apollinienne ce qu’il refuse en expressivité. Tandis que la dernière pièce, dépouillée de tout effet, se livre à la sagesse de Bach. Andras Schiff n’est pas venu dire qu’il est un grand pianiste ni même un grand interprète. Plus enclin à la méditation qu’à l’introspection, il est là pour convoquer des états d’âme, celles des morts de l’Holocauste, dont il dit charrier la mémoire. Dans la même veine, Mozart et son Rondo en la mineur K 511 sera joué avec une simplicité qui prend parfois des allures de comptine, comme si, là encore, il ne fallait laisser aucune prise à l’intention.

Bach au cordeau (Prélude et Fugue n° 24 en si mineur BWV 869), ni des Klavierstücke op. 119 de Brahms, dont le manque d’effusion, malgré de très belles séquences et un sens aigu de la construction, crée à la longue une certaine frustration. Il faudra le tellurisme étrange de Beethoven et de sa Sonate n° 26, dite « Les Adieux », pour que le pianiste hongrois se laisse happer et accepte d’en découdre avec la musique. La soirée s’achèvera sous les ovations du public et quelques bis, dont le tendre Capriccio sopra la lontananza del suo fratello dilettissimo BWV 992 que Bach composa lors du départ en Suède de son frère aîné, Johann Jakob, auquel il était très lié – plus qu’une œuvre de circonstance. p

Un clavier parfois bienséant Mais c’est au bord de l’asphyxie que s’épanouiront les six Klavierstücke op. 118 de Brahms, qui concluent cette première partie, comme si le chant devait sans cesse lutter pour s’extirper du néant. Cette vision éminemment respectable, qui tord le cou au pathos, n’est pas de celle qui parle directement au cœur, et l’on aimerait que Schiff, parfois, sache rompre les amarres de ce clavier bienséant. Ce ne sera pas le cas d’un

Récitals : Auditorium de Lyon 3e (69). Le 16 mai à 20 heures. Tél. : 04-78-95-95-95. De 16 € à 48 €. Auditorium-lyon.com La Grange au Lac à Evian-lesBains (74). Le 18 mai à 20 heures. Tél. : 04-50-26-94-48. De 12 € à 25 €. Lagrangeaulac.com Disque : « Schubert, Sonatas et Impromptus », 2 CD, ECM Livre : « La musique naît du silence, entretiens avec Martin Meyer », Alma Nuvis, 304 p., 2018.

marie-aude roux

S É L E C T I O N

A L B U M S

22 | culture

0123 DIMANCHE 14 - LUNDI 15 AVRIL 2019

B RAHM S – LIGE TI

Concertos pour violon Augustin Hadelich (violon), Orchestre de la radio norvégienne, Miguel Harth-Bedoya (direction). L’interprétation d’un concerto est grandement tributaire de la qualité du soliste. Il en va ainsi pour celui de Brahms qu’Augustin Hadelich porte seul vers des sphères très élevées. L’Allemand de 35 ans s’y montre sûr de son fait et ouvert à l’inspiration de l’instant. Cet alliage de maîtrise et de fantaisie transcende aussi le Concerto de György Ligeti, sans doute l’œuvre la plus importante créée dans les années 1990. Noyer les références esthétiques (du folklore à l’avant-garde) et allumer des incendies acoustiques (avec recours aux ocarinas et aux flûtes à coulisse), tel est ici l’idéal du compositeur hongrois. Augustin Hadelich s’y comporte en agitateur de génie et l’Orchestre de la radio norvégienne y gagne alors en engagement. p pierre gervasoni

Blick Bassy à Johannesburg, en novembre 2018. JUSTICE MUKHELI

1 CD Warner Classics.

B OHUSL AV MARTIN U

Songs Martina Jankova (soprano), Tomas Kral (baryton), Ivo Kahanek (piano). Le Morave Bohuslav Martinu a collecté les musiques folkloriques populaires de sa région, entre Bohême et Slovaquie, et y a puisé une large part de son inspiration, notamment après s’être exilé aux EtatsUnis dès 1923. La chaude maturité vocale de Martina Jankova, la sensible délicatesse de Tomas Kral et le piano fédérateur d’Ivo Kahanek donnent à ces musiques contrastées leur tour sentimental ou nostalgique, drôle voire grinçant. En solo ou en duo, les chanteurs et le clavier nous entraînent sur les chemins d’Europe centrale. p marie-aude roux 1 CD Supraphon.

S ARAH M CKEN ZIE

Secrets of my Heart Phrasé impeccable, voix précise et délicate, Sarah McKenzie, par ailleurs pianiste, enchante dès la première chanson de son nouvel album, Secrets of my Heart. De You Only Live Twice, créé pour le James Bond du même nom par Nancy Sinatra, elle fait un moment de douce et légère rêverie. Une pleine réussite que confirme le reste de l’album, que cela soit sur les propres compositions de la chanteuse et pianiste (You and the Music, Till the End of Time…) ou sur quelques reprises, dont une superbe de Come on Home, de Dinah Washington, dans une coulée blues. Par le jazz classique, avec des éléments de musique brésilienne, sur tempo lent ou médium majoritairement, elle affirme son expressivité vocale. Avec des musiciens de premier ordre, tout à l’écoute, dont le contrebassiste Pierre Boussaguet, le guitariste Dan Wilson et le batteur Donald Edwards, qui font merveille, en particulier dans le medley instrumental de compositions des frères Gershwin, qui vient clore ce subtil album. p sylvain siclier

Blick Bassy fait du neuf en mémoire des anciens Avec « 1958 », son quatrième album, le chanteur camerounais déjoue les stéréotypes associés aux musiques africaines

1 CD Normandy Lane Music. cenon (gironde)

L AB E LL E

Orchestre Univers Deux ans après Univers-Ile, qui suivait Ensemble, l’album avec lequel il s’est révélé en 2013, le musicien électro propose un disque enregistré en public. Labelle se réinvente avec brio et s’affranchit des références au maloya qui marquaient ses productions précédentes. Trois reprises de son répertoire y côtoient sept titres inédits, mais leur métamorphose en fait des créations. Le Réunionnais (né en Bretagne), lauréat du Prix des musiques de l’océan Indien en 2015, affirme sa singularité en s’entourant d’une douzaine de musiciens, empruntés à l’Orchestre de la Région Réunion. Cordes, clarinette, flûtes et percussions conversent ou se fondent avec les boucles, nappes, brumes et orages dessinés par Labelle. Prakash Sontakke glisse dans cet univers onirique les méandres envoûtants de sa guitare slide. p patrick labesse

G A L E R I E

1 CD InFiné-IDOL-Bigwax.

B R ICE M ARD E N

Galerie Gagosian Les occasions de voir en France des œuvres de Brice Marden, ce que propose la galerie Gagosian à Paris avec l’exposition « Morocco », sont regrettablement rares. La rétrospective qui a eu lieu au MoMA de New York en 2006 n’a pas traversé l’Atlantique, de sorte que la dernière que l’on a pu voir à Paris s’est tenue en 1992. Pourquoi cette absence ? Peut-être parce que la peinture de Marden déjoue les classements. Tout en étant abstraite et se composant pour partie de monochromes juxtaposés ou superposés, elle est une forme de paysagisme sensible à la couleur des sols, à celle des arbres et à la qualité de la lumière – ici celle du Maroc où l’artiste, né en 1938, séjourne régulièrement depuis plusieurs décennies. Mais il en est de même quand il peint dans l’île grecque d’Hydra ou dans son atelier au nord de New York. Donc, ses toiles sont et ne sont pas abstraites simultanément et toute assimilation au minimalisme serait erronée – ou ce serait un minimalisme impressionniste et contemplatif. Une seule toile en relève dans l’exposition, entourée d’une soixantaine d’œuvres sur papier, à l’encre ou à la gouache, d’une exécution tout autre. Dans la plupart d’entre elles, des lignes sinueuses fines s’enchevêtrent, nœuds de longs serpents rouges, jaunes ou gris. Il en émane des sensations de lenteur et de volupté et toute comparaison avec Jackson Pollock serait, là encore, simpliste car, bien plus que d’expressionnisme dynamique, c’est de chorégraphie qu’il s’agit, d’une danse de couleurs dans un espace peu profond. Entre ces œuvres mouvantes s’intercalent d’autres papiers encore différents, immobiles et muets : on ne peut, pour en donner une idée, qu’évoquer des surfaces de pierre grise creusées de cupules ou marquées de signes rangés en lignes : des stèles dont l’inscription ne pourra pas être déchiffrée. p philippe dagen Morocco, de Brice Marden. Galerie Gagosian, 4, rue de Ponthieu, Paris 8e. Tél. : 01-75-00-05-92. Du mardi au samedi de 11 heures à 19 heures. Jusqu’au 1er juin.

V

oilà un chanteur suffisamment confiant en son intensité vocale pour débuter et refermer un concert a cappella. Une voix chaude, emplie de douleur et splendidement éraillée, s’élève jeudi 11 avril sur une des scènes du Rocher de Palmer, le complexe consacré aux cultures du monde à Cenon (Gironde). Avec ses dreadlocks et ses lunettes à épaisses montures, Blick Bassy apparaît derrière un rideau de tulle sous l’effigie de Ruben Um Nyobè, dont on a entendu en préambule un extrait de discours. Le chanteur camerounais introduit ainsi sans détour le propos de son impressionnant quatrième album, 1958, édifié comme un tombeau pour le leader indépendantiste, tué par l’armée française le 13 septembre 1958, et ses compagnons de l’UPC (Union des populations du Cameroun), FélixRoland Moumié (mort empoisonné en 1960 par un agent français) et Ernest Ouandié (fusillé en 1971). Un projet qui, forcément, ne passe pas inaperçu dans le contexte d’examen de la mémoire coloniale. Il est en outre accompagné d’une websérie avec le conteur Binda Ngazolo et d’un essai bilingue (anglais-français) écrit par le journaliste britannique Andy Morgan. Hanté par les fantômes du passé, Blick Bassy, né en 1974 à Yaoundé et installé en France depuis 2005 – il a récemment déménagé dans la région bordelaise –, a de la suite dans les idées. C’est en 2015 qu’il a été repéré grâce à son précédent album, Akö, un hommage au bluesman du Mississippi Skip James, mort en 1969, quelques années seulement après une tardive redécouverte qui l’avait extrait de l’enfer de l’oubli. Hongo Calling (2011) retraçait le destin des esclaves arrachés de son pays, ce Rio dos Camarões (rivière des crevettes) pour les navigateurs portugais, et

déracinés au Brésil. Outre un intérêt manifeste pour ce que l’histoire officielle a occulté, un idiome particulier lie sa discographie : quand il chante, Blick Bassy s’exprime exclusivement en bassa, une des 270 langues parlées au Cameroun. Ce choix, s’il affirme une originalité face au globish, ne réduit-il pas la portée du message ? Le chanteur répond que sa décision repose avant tout sur des considérations esthétiques : « Chaque langue forme un élément rythmique, impose une mélodie avec ses propres intonations et devient un élément central dans l’imaginaire. Je construis chaque album comme s’il s’agissait de raconter la vie dans un village, avec l’idée d’un grand-père qui, comme un drone, observerait ce qui se passe. C’est pourquoi je chante sur scène avec trois micros : un pour ma voix, un deuxième pour faire entendre un chœur, et un autre pour cet aïeul qui commente les informations à côté de son transistor. » « Crise identitaire » La tournée que vient de débuter Blick Bassy s’arrête dans les festivals français, avec détours en Allemagne, en Belgique ou au Portugal. N’est-ce pourtant pas prioritairement aux Camerounais que 1958 s’adresse ? « Je me heurte au problème des structures d’accueil, il n’y a pas un seul théâtre digne de ce nom là-bas, répond-il. J’ai commencé ce métier avec l’aide des Instituts français. Pour beaucoup de Camerounais, je faisais de la musique pour les Blancs, car je chantais en bassa sur des rythmes traditionnels… On me disait que ce n’était pas populaire comme peuvent l’être les musiques urbaines [hip-hop, R & B et leurs dérivés], qui sont les plus puissantes en Afrique depuis les années 2000. » Cet absurde paradoxe révèle, selon lui, une profonde « crise identitaire » : « Pour moi, le problème africain est plus culturel qu’économique. Dans ce do-

« Je construis mes albums comme s’il s’agissait de raconter la vie dans un village, avec l’idée d’un grand-père qui observerait ce qui se passe » maine, les gens sont complètement perdus. Les musiques africaines ont été réduites à des musiques pour faire danser alors que, au Cameroun, il en existe une pour chaque événement de l’existence, naissance ou guérison. » Son parcours est aussi singulier que sa démarche : le garçon a grandi dans une vaste famille, auprès de son père et de ses trois épouses, chacune ayant sept enfants. A l’exception des quatre années qu’il a passées au village de Mintaba, en pays bassa, confié à un grand-père et à un oncle : « Ils m’ont appris que le serpent, l’oiseau et l’homme forment un triangle. Quand, après mon bac, j’ai dit à mon père que je renonçais à partir à l’étranger pour faire des études et que je voulais rester au Cameroun pour être musicien, il a fait venir un exorciste… Aujourd’hui, je suis animiste, mais j’ai été baptisé sept fois, tour à tour catholique, Témoin de Jéhovah, baptiste… On changeait de religion dès que mon père, qui avait fait construire un village et une église, se brouillait avec le curé ou le pasteur… » Pour ce policier qui avait participé à la répression de la rébellion, « musicien voulait dire fainéant ». Aussi le fils lui a-t-il opposé « une vraie rigueur » : « Pendant cinq ans, on a répété avec mon groupe tous les jours de 9 heures à 17 heures. On allait au travail même si le batteur jouait sur un carton conte-

nant une pierre et que sa caisse claire était un couvercle de marmite posé sur un tabouret. Le seul endroit pour se tester, c’étaient les cabarets, où on ne jouait que des reprises. Avec nos compositions, on passait pour des prétentieux. » Une synthèse personnelle Ambitieux, 1958 puise autant dans les traditions continentales que dans une modernité ambient électronique, dans la narration folk, l’âme de la soul ou le souffle du jazz. Et échappe ainsi à tous les stéréotypes attendus – ou souhaités. Sur scène, Blick Bassy est accompagné de deux cuivres (le tromboniste Johan Blanc et le trompettiste Arno de Casanova), passant de la fureur free aux fanfares funèbres de La Nouvelle-Orléans, et d’un violoncelliste peu orthodoxe (Clément Petit), qui peut convertir son instrument en contrebasse pour un ostinato rythmique ou en violon pour des plaintes aiguës. Aucune percussion, sinon quand Blick Bassy frappe les micros de ses guitares électriques miniatures entre deux arpèges cristallins. Ce qu’on entend est une synthèse toute personnelle d’une culture musicale née à l’écoute de Nat King Cole et de Marvin Gaye, avant de s’emballer pour Les Têtes brûlées, les rois du bikutsi camerounais dans les années 1990 (« Ils jouaient de la musique traditionnelle, mais leur attitude était punk »), David Bowie et Prince. Pas de la musique pour danser, plutôt pour penser au passé et panser. p bruno lesprit

1958, No Format !/Tôt ou Tard. En concert le 15 avril à La Cigale, Paris 18e ; le 20 au Théâtre Jacques-Cœur, Printemps de Bourges ; le 1er juin à Musiques métisses, Angoulême ; les 23 juin et 20 juillet aux Nuits de Fourvière, le 28 juillet aux Nuits secrètes, AulnoyeAymeries (Nord).

télévision | 23

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Bob Fosse, une tragédie musicale

VOTRE SOIRÉE TÉLÉ

Une minisérie retrace la relation entre le chorégraphe et réalisateur et la danseuse et actrice Gwen Verdon

DIM ANC HE 14 AVRIL CANAL+ SÉRIES DIMANCHE 14 À 21 HEURES SÉRIE

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e domaine de la comédie musicale nord-américaine a connu deux légendaires chorégraphes : Jerome Robbins (1918-1998) et Bob Fosse (1927-1987), qui étaient aussi metteurs en scène. Bob Fosse a même réalisé des films non chorégraphiques, contrairement à son éminent confrère – qui n’a que cosigné, avec Robert Wise, le film West Side Story (1961). Lenny (1974) est le « biopic » du comique controversé Lenny Bruce, avec Dustin Hoffman ; Star 80 (1983) évoque la destinée tragique de Dorothy Stratten, playmate de Playboy devenue actrice, assassinée par son mari alors qu’elle partageait depuis peu la vie du réalisateur Peter Bogdanovich. Le nom de Fosse est avant tout lié à des comédies musicales légendaires, au vocabulaire chorégraphique singulier, mêlant burlesque et érotisme : sur scène, on rappellera Chicago (1975), l’un des succès indéboulonnables de Broadway ; au cinéma, Cabaret (1972), long-métrage qui consacra Liza Minnelli. Perfectionniste maniaque, travailleur et fumeur compulsif, alcoolique, toxicomane, insatiable fornicateur trompant épouses et maîtresses, Bob Fosse,

Image tirée de la minisérie « Fosse/Verdon », de Lin-Manuel Miranda. FOX / PARI DUKOVIC

mort d’une crise cardiaque en 1987 (à 60 ans), avait tous les traits d’un personnage de film biographique. Ce qu’il devint avec All That Jazz (1979), dont il signa le scénario et la mise en scène. Le film, Palme d’Or à Cannes en 1980, est un autoportrait « fiable à 100 % sur quelque 70 % de ce qu’était Fosse », selon Sam Wasson, auteur de la biographie de réfé-

rence Fosse (HMH, 2013, non traduite), qui a servi de source principale à une minisérie axée sur la relation avec sa troisième épouse, la danseuse et actrice Gwen Verdon (1925-2000). Le rôle-titre surjoué Cette relation sentimentale dura de leur rencontre, en 1955, à leur séparation, en 1971, même si Ver-

don et Fosse ne divorcèrent jamais et continuèrent d’avoir des rapports affectifs et professionnels féconds. C’est d’ailleurs dans les bras de Verdon que Fosse s’effondra, en 1987, victime d’une nouvelle crise cardiaque, cette fois fatale. Les cinq épisodes que nous avons pu visionner sont une reconstitution crédible et soignée

de l’époque de création collaborative entre Fosse et Verdon, qui déborde constamment le cadre chronologique pour se balader, de manière parfois irritante, entre des époques qu’on situe au postiche plus ou moins dégarni que porte Sam Rockwell, qui interprète Fosse – dans le film, Fosse avait choisi un interprète chevelu, Roy Scheider. Le principe de zigzag temporel était déjà présent dans All That Jazz, dont le montage nerveux – on oserait presque dire hystérique – ne sert pas non plus un film dont la réputation a décidément outrepassé la réelle valeur. On constatera aussi que beaucoup de détails de réalisation rapprochent la série du film. La façon dont Sam Rockwell est excessivement grimé lui fait davantage ressembler à l’acteur Christian Bale contrefaisant Fosse qu’à Fosse lui-même. Et son surjeu détonne d’autant plus que sa partenaire, Michelle Williams, est d’une finesse parfaite – comme elle l’était, dans un autre rôle bouleversant d’épouse humiliée, dans Le Secret de Brokeback Mountain (2005), d’Ang Lee. p

TF1 21.00 Nouveau Départ Film de Cameron Crowe. Avec Matt Damon (E-U, 2011, 150 min). France 2 21.00 Les Têtes de l’emploi Film de Franck Magnier. Avec Franck Dubosc (Fr., 2016, 95 min). France 3 21.00 Brokenwood Série. Avec Neill Rea (N-Z, 2017). Canal+ 21.00 Football Lille-PSG 32e journée de Ligue 1. France 5 20.50 La moutarde nous monte au nez Documentaire de Baya Bellanger (Fr., 2019). Arte 20.55 Le Premier Jour du reste de ta vie Film de Rémi Bezançon. Avec Jacques Gamblin, Zabou Breitman (Fr., 2008, 110 min). M6 21.00 Zone interdite Magazine présenté par Ophélie Meunier.

renaud machart

TF1 21.00 Esprits criminels Série. Avec Joe Mantegna, Kirsten Vangsness (E-U, 2019). France 2 21.00 Les Petits Meurtres d’Agatha Christie Série. Avec Samuel Labarthe, Blandine Bellavoir (Fr., 2014). France 3 21.00 Le Monde de Jamy avec Thomas Pesquet Documentaire de Laura Miret et Mathieu Duboscq (Fr., 2019). Canal+ 21.00 Vernon Subutex Série. Avec Romain Duris, Céline Sallette (Fr., 2019). France 5 20.55 Les Hommes du président Film d’Alan Pakula. Avec Robert Redford, Dustin Hoffman (E-U, 1975, 125 min). Arte 20.55 La Vérité sur Bébé Donge Film d’Henri Decoin. Avec Danielle Darrieux, Jean Gabin (Fr., 1952, 110 min). M6 21.00 Cette maison est pour vous Magazine présenté par Stéphane Plaza.

Fosse/Verdon, minisérie créée par Lin-Manuel Miranda, Thomas Kail, Steven Levenson. (US., 2019, 8 × 50 min.)

« Le Monde de Jamy » dans l’univers de Thomas Pesquet Jamy et Eglantine expérimentent les impressionnants entraînements de l’astronaute français FRANCE 3 LUNDI 15 À 21 HEURES MAGAZINE

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près vingt ans de programmation, France 3 arrêtait en août 2013 « C’est pas sorcier », coanimé par Fred et Jamy. Neuf mois plus tard, ce dernier prenait les rênes du « Monde de Jamy », grosse production trimestrielle capable d’être jouée en « prime ». Un pari réussi, qui depuis attire en moyenne 2,4 millions de spectateurs par édition et confirme Jamy Gourmaud dans son statut de premier vulgarisa-

teur scientifique de la télévision. En conviant le non moins populaire astronaute Thomas Pesquet pour une émission spéciale, la chaîne vise le carton. Souriant, accessible, toujours prêt à faire un selfie depuis la Station spatiale internationale (ISS) dans laquelle il a séjourné plus de six mois, de novembre 2016 à juin 2017, Thomas Pesquet a contribué au regain d’intérêt du grand public pour la conquête spatiale. Il prolonge ici sa mission en partageant son quotidien avec Jamy et sa partenaire, Eglantine Eméyé. Entraînements extrêmes,

plans didactiques, anecdotes et péripéties se succèdent, dans la joie et la rigueur. « Garder sa bonne humeur et sa confiance » en toutes circonstances est un impératif, confie l’astronaute. Sessions « planantes » Pour leur premier test, Jamy et Eglantine montent à bord du fameux Zéro-G, l’unique avion en Europe capable de simuler l’état d’impesanteur (et non apesanteur). Ce que l’on sait moins, c’est que pour y parvenir, l’Airbus doit être en chute libre – position qu’il ne peut tenir que vingt secondes –

HORIZONTALEMENT

GRILLE N° 19 - 089 PAR PHILIPPE DUPUIS

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SOLUTION DE LA GRILLE N° 19 - 088 HORIZONTALEMENT I. Primesautier. II. Râpâtes. Roue. III. Otera. Taud.

IV. Ha. Quartiers. V. Itou. Eres. VI. Binées. PS. GI. VII. Inertage. SOS. VIII. Té. Aérateurs. IX. Irait. Garage. X. Fantaisistes. VERTICALEMENT 1. Prohibitif. 2. Ratatinera. 3. Ipé. One. An. 4. Marque-

rait. 5. Etau. Etêta. 6. Se. Sar. 7. Astre. Gags. 8. At. Pétai. 9. Truies. Ers. 10. Ioder. Suât. 11. Eu. Regorge. 12. Réussisses.

I. Fait siffler la patience et l’inertie. II. Te débarrassas sans ménagement. Mit en bonne place. III. Cogner dur pour piéger l’adversaire. Crie comme un porteur de bois. IV. A beaucoup à dire. Faire disparaître les reliefs. V. Un droit pour chacun, en principe. Dix points sur le tapis. VI. Va toujours trop loin. Drôle a priori. Sur la portée. VII. Règle. Aide à tenir en attendant mieux. Retrouvent leurs voies en villes. VIII. Barrage sur le fleuve Congo. Pur mais troublé. Sanction scolaire. IX. Met le feu dans les feuilles. Arrive à Marseille après être revenu à lui. X. Refus et résistances. VERTICALEMENT

1. Gomme à effacer. 2. En route pour rejoindre Morphée. 3. Bossa durement. Aux extrémités du gibet. Sur une plaque de priorité. 4. Personnel. Réparation en début d’ouvrage. 5. Au nord des Grandes Antilles. Assure la liaison. 6. Parcourt la Tarentaise. L’argon. 7. Même le sien n’est pas toujours facile à tenir. Communication sur place. 8. Belle carte. Pris une décision. 9. Vieille caisse. A suivre chemin faisant. Bouts de zincs. 10. A aidé les sourds-muets à communiquer. Un temps seul au monde. 11. Accord parfait. Coupé du monde extérieur. 12. Ne s’embarrassent pas du superflu.

avant que le pilote le redresse et… recommence, une trentaine de fois. Seuls sept pilotes en France réussissent cette manœuvre, dont Thomas Pesquet. En cabine capitonnée, Jamy et Eglantine alternent sessions « planantes » et phases écrasées au sol par la gravité. Une rude mise à l’épreuve… On comprend pourquoi l’avion équivalent de la NASA était surnommé le Vomit Comet. Du mal de l’air au mal de mer. Pour s’exercer aux sorties dans l’espace, les astronautes plongent équipés d’un lourd scaphandre au fond d’une piscine où reposent

des reproductions de tronçons de l’ISS. C’est Eglantine qui s’y colle, et remonte épuisée au bout de deux heures. Jamy, lui, s’est réservé le test de la centrifugeuse – un rêve ! A Bordeaux, Toulouse, Cologne ou dans le désert de l’Utah, ces expériences n’ont finalement qu’un objectif : Mars, où l’homme – Thomas Pesquet ? – espère poser le pied avant la fin de la décennie 2030, c’est-à-dire demain. p catherine pacary

« La tête dans les étoiles », de Laura Miret et Mathieu Duboscq (Fr., 2019, 130 min.)

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Compl´etez toute la grille avec des chiffres allant de 1 ` a 9. 8 4 6 9 Chaque chiffre ne doit ˆetre utilis´e qu’une 2 5 seule fois par ligne, colonne et par 3 9 5 1 4 6 par carr´e de neuf cases. R´ealis´e par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)

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du « Monde » SA. Durée de la société : 99 ans à compter du 15 décembre 2000. Capital social : 124.610.348,70 ¤. Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS). Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui, 75707 Paris Cedex 13 Tél. : 01-57-28-20-00 Abonnements par téléphone : de France 3289 (Service 0,30 ¤/min + prix appel) ; de l’étranger : (33) 1-76-26-32-89 ; par courrier électronique : [email protected]. Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤ Courrier des lecteurs blog : http://mediateur.blog.lemonde.fr/ ; Par courrier électronique : [email protected] Médiateur : [email protected] Internet : site d’information : www.lemonde.fr ; Finances : http://finance.lemonde.fr ; Emploi : www.talents.fr/ Immobilier : http://immo.lemonde.fr Documentation : http ://archives.lemonde.fr Collection : Le Monde sur CD-ROM : CEDROM-SNI 01-44-82-66-40 Le Monde sur microfilms : 03-88-04-28-60

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Marie-Amélie Le Fur « C’est à nous de nous fixer nos limites, pas à la société » A

mputée d’une jambe à l’âge de 15 ans après un accident de scooter, MarieAmélie Le Fur est devenue sportive de haut niveau. Triple championne paralympique d’athlétisme, elle préside, depuis décembre 2018, le Comité paralympique du sport français, tout en préparant les Jeux de Tokyo, en 2020.

Marie-Amélie Le Fur, en juin 2018, à Paris.

Je ne serais pas arrivée là si… Si, en 2003, je n’avais pas assisté aux Mondiaux d’athlétisme, au Stade de France, à Paris. A l’époque, je pratiquais ce sport en tant que valide et je découvre, lors d’une course de démonstration, le handisport. Des hommes, amputés. J’observe leurs prothèses. Comment ça marche, comment reproduire le même geste de course avec une lame ? Ça m’impressionne… et puis j’oublie. Mais, un an plus tard, quand je suis renversée par une voiture, dès l’instant où la décision est prise de m’amputer, je crois que c’est le souvenir de cet événement qui me permet de me construire, malgré tout, un avenir positif. Je sais qu’il sera possible de refaire du sport. Ensuite, grâce bien sûr à un entourage exceptionnel, à des opportunités aussi, cette vision m’a donné un rêve, une ambition, qui m’a permis de me raccrocher tout de suite à quelque chose, et de m’en sortir. Le souvenir du rêve est-il plus vif que celui du cauchemar qui l’a précédé ? Les souvenirs négatifs se concentrent sur une période très courte. C’est l’accident et surtout les trois jours où les médecins ne savaient pas s’ils pourraient sauver ma jambe. La douleur, l’incertitude, l’incapacité future… Mais dès l’instant où la décision a été prise, j’ai regardé devant moi et compris que le champ des possibles restait immense. Et on a avancé, rassemblé des informations, rencontré des gens, prit une attitude très positive, qui reste pour moi le plus marquant. Des doutes, on en a eu. Sûrement davantage mes parents et ma sœur, plus conscients que moi du regard de la société sur le handicap. Moi, j’ai été protégée par l’insouciance de l’adolescence. Et par l’obsession d’être heureuse et de rendre heureux mon entourage. Je savais qu’au fond j’étais la même, même si j’allais devoir fonctionner un peu différemment. La même, vraiment ? On est forcément changé. Mais, même si ça peut paraître énorme, changé de la bonne façon. J’ai eu la chance de comprendre à l’âge de 15 ans certaines choses essentielles : la posture face au changement, aux difficultés… Ça m’a donné des armes pour le reste de ma vie. Et puis j’ai rencontré un milieu extraordinaire, celui du handicap. J’y ai vécu une aventure humaine magnifique qui a fait de moi celle que je suis. Ce n’est pas la perte de ma jambe qui m’a changée mais les rencontres qu’elle a provoquées. Ce n’est pas le handicap qui gâche la vie, c’est la façon de le vivre. Le mien est relativement simple, une jambe amputée sous le genou, mais, quoi qu’il en soit, c’est à nous de nous fixer nos limites, pas à la société. Pourquoi l’athlétisme ? J’ai commencé à 6 ans, pour accompagner ma grande sœur qui ne voulait pas y aller seule. La première année, ça ne me plaisait pas trop, j’avais envie d’arrêter. Mais dès la deuxième année, j’ai été prise par la passion de la course. Je me suis fait des amis. Mes parents ont recommencé à courir, et le sport a pris une grande place à la maison. D’autant que je montrais des prédispositions en demifond et en cross. Quatrième Française de votre catégorie avant votre accident… Vous rêviez aux Jeux ? Non, je rêvais d’être pompier. Et il a fallu y renoncer ? Ça a été le plus difficile. Renoncer à avoir une jolie jambe gauche, je n’en ai finalement pas trop souffert. Au début, j’essayais de dissimuler ma prothèse, puis de moins en moins et le regard des autres ne m’affecte pas trop. Mais mettre fin à ma vocation de sapeurpompier… Ce n’était pas un simple rêve, comme tous les enfants. J’avais déjà construit ma carrière. Depuis l’âge de 10 ans, j’étais chez les jeunes sapeurs-pompiers : deux fois par

AUDE ALCOVER/ ICON SPORT

JE NE SERAIS PAS ARRIVÉE LÀ SI… « Le Monde »

interroge une personnalité en partant d’un moment décisif de son existence. Cette semaine, l’athlète évoque les drames qui l’ont construite semaine, le mercredi et le samedi. Faire le deuil de ce métier a été difficile. J’ai continué à évoluer dans le monde des pompiers, mon entraîneur est pompier professionnel, mon mari également, nous avons vécu longtemps en caserne, j’ai fait des actions de formation, de parrainages… Ça n’a jamais tout à fait comblé ce manque mais j’ai alimenté la petite flamme. Et tout reporté sur le sport. Comment les choses se sont-elles enchaînées ? Très vite. Quatre mois après mon amputation, je courais. Les médecins nous disaient que c’était totalement inconscient… Mais j’avais 15 ans, la chance de n’avoir pas été touché ailleurs, ma cicatrisation avait été très rapide. Et mon corps me disait que c’était possible. Les médecins ont fini par plier mais en soulignant que mes parents engageaient leur responsabilité. Et on y est allés. En 2005, j’ai fait les championnats du monde jeune. Les Mondiaux élites en 2006. Et les premiers Jeux, à Pekin, en 2008. Deux médailles d’argent, le bonheur ? Non, une grande déception. J’aurais dû au moins gagner une médaille d’or sur le 200 mètres. Mais je ne me suis pas assez investie dans mon projet. On commet tous des erreurs. J’ai fait en sorte de ne pas les reproduire. Et tout ce que je n’avais pas exploré avant 2008, je l’ai fait en 2012 pour devenir une vraie athlète de haut niveau. La légende dit que vous avez financé votre renaissance par la vente de tee-shirts et le tournage d’un film ? Les légendes sont parfois vraies. Juste après l’accident, on a appris qu’un casting de film recherchait une adolescente amputée : l’histoire d’une jeune athlète qui perdait sa jambe mais souhaitait recourir. J’étais trop mauvaise, je n’ai pas eu le rôle. Mais la réalisatrice a été touchée. Elle a pris une jeune comédienne valide et ils m’ont demandé de faire la doublure pour les plans de jambes et les vues de dos. Ils m’ont fait faire une prothèse sur mesure et ils me l’ont offerte à la fin du tournage. Un magnifique cadeau, car ça coûte entre 6 000 et 8 000 euros. En parallèle, il y a eu

un élan de solidarité dans la famille des pompiers. Car un pompier blessé, on ne l’abandonne pas. Ma caserne a lancé une campagne de vente de tee-shirts avec cette phrase de Saint-Exupéry, devenue mon leitmotiv : « Fais de ta vie un rêve et de ton rêve une réalité ». On a pu financer d’autres prothèses : une de natation, une autre de ski – que j’utilise toujours. J’ai eu une chance inouïe qui m’a permis de dépasser la contrainte financière du matériel. C’est pourquoi notre combat, dans le mouvement, c’est de construire l’écosystème qui permette à tous les enfants qui le souhaitent d’avoir accès au matériel. Trois titres olympiques (100 m, 400 m, longueur), des médailles internationales, plusieurs records du monde : avec ce palmarès, une championne valide serait une star nationale. Comment appréciez-vous ce décalage de notoriété ? Il fait partie du sport. Etre champion olympique d’athlétisme ou de pentathlon moderne, ce n’est pas la même exposition médiatique. Et nous sommes, de fait, une petite discipline. Alors on essaie de travailler pour montrer que si l’on veut décrocher une médaille, qu’on soit valide ou handicapé, c’est le même entraînement, le même suivi, les mêmes sacrifices. La plus faible densité fait que la sélection est moins drastique, c’est indéniable. Mais seuls les sportifs de haut niveau à part entière peuvent espérer atteindre un podium paralympique. Quel entraînement cela impose-t-il ? Chaque sport est différent. En ce qui me concerne, c’est dix-huit à vingt heures par semaine sur le stade. Ça ne compte pas la récupération, le soin, la préparation mentale… Ensuite, nous avons deux particularités : la prothèse, son choix, l’adaptation de la technique de course au matériel ; et les limites nées du handicap lui-même, ce que notre corps nous empêche de faire… ou ce que nous prétendons ne pas pouvoir faire. Faites-vous un sport mécanique ? Je préfère dire que la technologie est un levier de performance que nous avons le droit d’activer. Bien choisir sa lame, bien la régler. Comme Renaud Lavillenie et sa perche. Nous devons parvenir à utiliser à 100 % la prothèse mais aussi à 100 % la jambe valide. C’est difficile car cela crée une dissymétrie qu’on peut avoir du mal à maîtriser. Moi, je me suis construite dans un modèle où la symétrie et la fluidité étaient l’idéal. Comme une valide. Déconstruire ce que l’on a appris, renoncer à l’image que l’on aime voir et là encore accepter que l’on est différent : c’est l’un des aspects sur lesquels je travaille pour les Jeux de Tokyo. Vous sentez vous handicapée ? Pas au quotidien mais j’ai conscience de l’être. Je l’oublie la plupart du temps, d’autant

que j’ai adapté mon existence à mes contraintes. Mais cela fait partie de moi. Dans mes rêves, je porte ma prothèse. C’est dans mon schéma corporel. Et puis certains détails de la vie quotidienne me le rappellent. Monter ou descendre un escalier. Ou les Escalator. Pour moi, c’est horrible. Ce truc qui avance, et je ne sais pas où va partir ce pied que je ne sens pas. Depuis que je suis à Paris, je les emprunte très souvent mais ça reste le même stress. Parfois, ça passe ; d’autres fois, je panique. L’autre piqûre de rappel, c’est l’été, quand les regards se posent sur ma prothèse. Je ne comprends pas toujours… J’ai fait un mauvais choix de chaussures ? Non, c’est juste qu’on voit ma prothèse. Vous avez vécu un second malheur, il y a un an, cette fois, que vous avez choisi de rendre public… Les gens qui me suivent sur Facebook savaient que j’étais enceinte. Alors oui, j’en ai parlé. Nous avons perdu un bébé à deux semaines du terme. Une prééclampsie, le placenta s’est décroché, nous ne sommes pas arrivés à temps à l’hôpital, le bébé n’a pas survécu. C’est une épreuve terrible, on n’a pas envie de se relever, mais on n’a pas le choix, il faut vivre avec, essayer de comprendre, recommencer à avancer et voir comment un tel événement peut nous faire grandir. Je voudrais que cet enfant perdu soit notre petite étoile qui fasse que, demain, on fasse plus attention aux choses essentielles, aux gens qu’on aime, au temps pour soi. La vie n’est pas faite que de grands exploits mais aussi de petites choses très simples. Je crois que ça, je l’ai mieux compris. Peut-on comparer ces deux pertes ? Non, c’est incomparable. J’ai accepté mon handicap, je n’accepterai jamais la perte de mon enfant. Je vivrai avec. Je suis bien avec mon handicap, je ne serai jamais bien avec la mort de ce bébé. C’est de l’amour humain, alors que l’amour d’une partie du corps, franchement… Si j’avais dû perdre encore une partie de moi-même pour sauver cet enfant, je n’aurais pas hésité une seconde. Vous avez puisé dans les mêmes ressorts pour rebondir : le sport… Je ne pouvais pas rester bloquée, comme si tout était fini. Je me suis dit que tenter les championnats d’Europe, ça allait au moins m’occuper l’esprit, me forcer à me concentrer sur autre chose pour petit à petit intégrer la perte de ce bébé. Tout le monde s’est investi avec moi et ça m’a fait du bien. Avec, au bout, un titre et un record du monde… Et un gros contrecoup derrière, un moment d’épuisement, de doutes. Je savais que je mettais des œillères et que ça allait revenir. Le sport m’avait sorti une fois encore de ce trou mais il ne pouvait pas suffire… Et, dans la foulée, on vous propose la présidence du Comité paralympique, que vous acceptez, tout en préparant les Jeux de Tokyo. La boulimie de travail comme mode de traitement ? Cette boulimie, si c’en est une, n’est pas liée à la perte de mon enfant. Mais les opportunités qui se sont créées sont conditionnées par le fait que ce bébé soit parti. C’est comme ça. Son départ a eu des conséquences, y compris le record du monde. Maintenant, je fais attention à ne pas m’éparpiller. J’ai le comité, les entraînements, la vie personnelle. Je réfrène ma boulimie de rencontre des autres, réelle celle-là. Le contrat avec le comité était clair : je venais à mi-temps jusqu’à Tokyo. Ils ont mesuré le risque, limité dans le temps. Moi, j’ai essayé de le faire sur ma vie et ma carrière d’athlète, en arrêtant mes engagements associatifs, en organisant au mieux le planning. Ne vous fixez-vous aucune limite ? Le respect de moi-même, de mes valeurs et de l’autre. L’égoïsme ne fera jamais partie de mon modèle. C’est aussi pour cela que j’ai renoncé aux Jeux de Paris, en 2024. Le comité aura besoin d’une présidente à plein-temps. C’est une concession. Mais elle me plaît et je la ferai sans difficulté. p propos recueillis par nathaniel herzberg

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Jean-Pierre Beauviala

Le Carnet

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e chat a quitté l’épaule. Jean-Pierre Beauviala, né le 22 juillet 1937 à Alès (Gard), ingénieur et créateur des caméras légères Aaton, dont la fameuse dite du « chat sur l’épaule », est mort lundi 8 avril à Paris, des suites d’un cancer. Depuis la création de sa société Aaton en 1971, à Grenoble, jusqu’à ces derniers mois où il travaillait sur la Libellule, une miniature faite pour coller à l’œil, il inventa les dispositifs les plus audacieux, prolongeant la révolution des premières caméras légères. Les Aaton sont arrivées en 1972, après les Caméflex d’Eclair qui se portaient déjà sur l’épaule et qu’avaient adoptées François Truffaut dans Les Quatre Cents Coups (1959) et Jean-Luc Godard dans A bout de souffle (1960). Beauviala mit au point le « marquage temps », qui consiste à inscrire le temps de prise de vue, chaque seconde, sur le bord de l’image, et à le reporter sur la piste de la bande-son. Une autre invention fut le « système à quartz » qui permet de contrôler la synchronisation entre le son et l’image. Pour la directrice de la photographie Caroline Champetier, proche de l’inventeur, Beauviala était « un surdoué ». « A 14 ans, il s’était fabriqué un agrandisseur optique. Jean-Pierre disait : “L’invention, c’est souvent savoir retourner la question” », dit-elle. Immergé dans le viseur » Caroline Champetier avait une Aaton Penelope 35 millimètres pour tourner Des hommes et des dieux (2010), de Xavier Beauvois. « Je l’utilisais dans les minuscules cellules de moine, ou plutôt je la portais contre moi. On est immergé dans le viseur », dit-elle. Louis Malle, Jean Rouch, Eliane de Latour, Peter Greenaway, Raymond Depardon… ont au moins tourné une fois avec une Aaton. Diplômé de l’université de Grenoble, Beauviala y enseigna jusqu’en 1968 – il travailla aussi un temps pour la société Eclair, avant de se faire congédier. C’est l’envie de tourner un film sur l’urbanisme, en réaction aux projets de villes nouvelles, qui déclencha le désir d’invention. Le film ne se fit pas mais l’ingénieur créa une caméra super 16 mm, la Aaton 7, en 1972. Dans un entretien au Monde (daté du 12 octobre 2016), Jean-Pierre Beauviala revenait sur cette invention : « Il faut se replonger dans l’époque. Les autres caméras, comme la Caméflex, étaient bruyantes. Et encombrantes. J’ai

22 JUILLET 1937 Naissance à Alès (Gard) 1971 Création de la société Aaton 1972 Première caméra 16 mm Aaton 7 1990 Lancement d’une caméra 35 mm 8 AVRIL 2019 Mort à Paris

proposé de “rejeter” la caméra à l’arrière de l’épaule. Ça paraît moins lourd et ça devient beaucoup plus discret. Vous pouvez avancer vers les gens, vous portez la caméra comme un chat sur l’épaule. J’ai aussi déplacé le viseur sur le côté : ainsi, je regarde dans le viseur mais l’autre œil peut surveiller le champ et être avec les acteurs. » En 1975, Aaton créait la Paluche, petite caméra vidéo qui tient dans la main. Le modèle fut adapté au fil des années et les frères Dardenne utilisèrent le dernier cri, l’A-minima super 16 mm, pour faire leurs plans de poursuites dans Le Fils (2002). Les modèles naissaient des discussions avec les chefs opérateurs et les ingénieurs du son, puis les cinéastes s’en emparèrent. « Jean Rouch a porté la révolution Aaton pour réaliser ses films ethnographiques, avec sa pratique de cinéma direct, dès la fin des années 1970. (…) Quand il est mort au Niger, en 2004, sur ses lieux de tournage, il a été enterré sur place avec sa caméra Aaton », expliquait-il. En 1977, Godard demanda à Beauviala de réfléchir à un modèle qui tiendrait dans le vide-poches d’une voiture, mais les deux hommes ne firent pas affaire. Beauviala ne rejeta pas le numérique. Aaton conçut d’abord un enregistreur, le Cantar X, qui devint une référence pour les preneurs de son. Puis vint la Penelope numérique, avec sa technique de « vibrionnage » pour « échapper à la fixité des images sur pixels ». Mais elle rencontra des problèmes et Aaton fut mise en redressement judiciaire – rachetée en 2013, la société a été rebaptisée Aaton Digital. Restent la légende, et les caméras : « Comme on est rock, reggae, rap, on est “aatonien” », résume la réalisatrice et anthropologue Eliane de Latour. Dans la nouvelle génération de cinéastes, qui compte des adorateurs de la pellicule, on achète encore des Penelope 35 mm de deuxième ou troisième main. Et « le vieux chat » remonte sur l’épaule. p clarisse fabre

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C O N F É R E N C E M O N D I A L E D E L A C R O I X- R O U G E

Le changement climatique, fléau pour la santé Inondations, canicules, sécheresses et tempêtes aggravent, et pour longtemps, la mortalité et la morbidité dans le monde

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l est en train de devenir le plus grand défi sanitaire du XXIe siècle. Le changement climatique, avec son lot de vagues de chaleur, d’inondations ou de sécheresses extrêmes, affecte d’ores et déjà la vie et la santé des humains, aggravant la mortalité et la morbidité aux quatre coins du monde. Autrefois perçus comme une menace lointaine ou incertaine, ces effets sont désormais documentés et confirmés par les récentes catastrophes, telles que le dévastateur cyclone Idai qui a tué plus de 1 000 personnes au Mozambique et au Zimbabwe mi-mars et a entraîné une épidémie de choléra. Cet enjeu est au cœur de la conférence mondiale « Santé et changements climatiques. Soigner une humanité à + 2° C », organisée par la Croix-Rouge française à Cannes, les 15 et 16 avril, à l’occasion des 100 ans de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du CroissantRouge (FICR), et dont Le Monde est partenaire. Le changement climatique a déjà provoqué un accroissement du nombre de vagues de chaleur – la température mondiale a augmenté de 1 °C depuis le début de l’ère préindustrielle. En 2017, 157 millions de personnes supplémentaires ont été exposées à des événements caniculaires comparé

Ce dossier a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la Croix-Rouge

à l’année 2000, selon la dernière édition du « compte à rebours sur la santé et le changement climatique » du Lancet, revue médicale britannique de référence. Ainsi, les populations vulnérables, notamment les adultes de plus de 65 ans, sont exposées au stress thermique, ce qui augmente leur risque de développer des maladies cardio-vasculaires et rénales. Le phénomène a été particulièrement observé en Europe – 70 000 personnes ont succombé à la canicule en 2003 – et en Méditerranée orientale, probablement en raison d’une population plus âgée vivant en zone urbaine. Ces chaleurs extrêmes ont entraîné la perte de 153 milliards d’heures de travail en 2017 dans le monde, dont 80 % dans le secteur agricole. Une baisse de revenus qui affecte davantage, indirectement, la santé des plus fragiles. « Niveau de risque inadmissible » Le réchauffement provoque également une recrudescence des allergies. « La hausse des températures favorise la diffusion de végétaux allergènes, comme l’ambroisie ou le bouleau en Europe, précise Sophie Godin-Beekmann, directrice de recherche au CNRS. Les allergies sont plus fortes dans les villes polluées car les gens sont plus fragilisés. » Plus largement, les aléas climatiques touchent actuellement 27 attributs de la santé humaine (mortalité, morbidité, blessures, malnutrition ou encore espérance de vie), selon une large recension parue dans Nature Climate Change

en novembre 2018. Les inondations, les incendies ou les tempêtes entraînent des noyades, des asphyxies, des famines et la recrudescence d’épidémies, telles que le paludisme, la dengue, le choléra ou des diarrhées. Les risques climatiques altèrent également la santé mentale : des dépressions et des stress post-traumatiques ont été recensés après des tempêtes aux Etats-Unis, comme l’ouragan Katrina qui a dévasté La NouvelleOrléans en 2005. « Les tendances actuelles en matière d’impacts, d’expositions et de

SELON L’OMS, LE RÉCHAUFFEMENT POURRAIT ENTRAÎNER 250 000 MORTS SUPPLÉMENTAIRES CHAQUE ANNÉE

vulnérabilité face aux changements climatiques font apparaître un niveau de risque inadmissible pesant sur la santé actuelle et future des populations du monde entier », alerte Hilary Graham, professeure en sciences de la santé à l’université de York (RoyaumeUni). Alors que le monde se dirige vers un réchauffement de plus de 3 °C d’ici à la fin du siècle, le changement climatique va-t-il se transformer en fléau de santé publique dans les prochaines décennies ? Il pourrait entraîner 250 000 morts

supplémentaires chaque année entre 2030 et 2050, selon l’Organisation mondiale de la santé. Une « projection très conservatrice » car elle ne « tient pas compte de toutes les conséquences du changement climatique, prévient Andy Haines, qui enseigne les changements environnementaux et la santé publique à la London School of Hygiene and Tropical Medicine. Une autre étude prévoit, par exemple, que 530 000 adultes de plus mourront chaque année à la suite de la baisse de la disponibilité alimentaire d’ici à 2050, en particulier des fruits et lé-

Les conséquences du réchauffement altèrent aussi la santé mentale De 20 % à 50 % des personnes exposées à une catastrophe naturelle ont un risque de développer des troubles psychologiques

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uand les gens pensent au changement climatique, ils pensent d’abord à ses effets sur l’environnement et sur la santé physique. Mais les effets sur la santé mentale, bien que peu reconnus, affectent également un nombre considérable de personnes », explique Susan Clayton, professeure de psychologie (college de Wooster, Ohio, Etats-Unis). Elle est la coauteure du rapport Santé mentale et changement climatique, publié en mars 2017 par l’Association américaine de psychologie et l’ONG EcoAmerica. « On dispose maintenant de preuves convaincantes de l’impact du changement climatique sur la santé mentale », assure Susan Clayton. Avec, toujours, ce constat récurrent : « Cet impact n’est pas équitablement distribué : il affecte de façon disproportionnée les populations aux ressources limitées. » Mais aussi les femmes et les enfants, les personnes âgées,

les travailleurs en plein air, les minorités ethniques, les migrants… « Après une catastrophe naturelle, de 20 % à 50 % des personnes exposées ont un risque d’effet néfaste pour leur santé mentale », résume Cécilie Alessandri, responsable du pôle psychosocial à la Croix-Rouge française. Ainsi, une étude a montré qu’après l’ouragan Katrina, qui a dévasté La NouvelleOrléans en août 2005, les troubles mentaux se sont amplifiés avec le temps. Par exemple, le taux de syndrome de stress post-traumatique est passé de 14,9 % cinq à huit mois après la catastrophe, à 20,9 % un an après. Le stress posttraumatique est cette reviviscence du drame, couplée à une forte anxiété. Il risque, en l’absence de prise en charge, de se transformer en anxiété chronique et en dépression sévère. « Après un premier sentiment de soulagement d’avoir survécu, la plupart des troubles psychiatriques apparaissent dans un second

DANS LES DEUX ANS QUI ONT SUIVI L’OURAGAN KATRINA, LE TAUX DE SUICIDES DANS LA POPULATION DE LA NOUVELLEORLÉANS A TRIPLÉ temps, lorsqu’il faut faire face aux difficultés de la reconstruction », explique Guillaume Fond, psychiatre à l’Assistance publiquehôpitaux de Marseille et enseignant-chercheur à l’université Aix-Marseille, dans la revue L’Encéphale, en février. Autres impacts : dans les deux ans qui ont suivi l’ouragan Katrina, le taux de suicides dans la population de La Nouvelle-Orléans a triplé. Lors des déplacements des habitants dans le Mississippi, les

violences à l’encontre des femmes ont augmenté. Après l’ouragan Andrew qui a frappé Miami en 1992, le nombre d’homicides et de suicides a doublé… Plus pernicieux, « après une catastrophe naturelle, on note une destruction du tissu social et des liens de solidarité, relève Cécilie Alessandri. D’où l’importance, lors des interventions, d’essayer de recréer du lien, de renforcer l’entraide, de proposer des lieux où les personnes se sentent en sécurité et peuvent échanger ». Favoriser la résilience La préparation est également essentielle. « Formations aux premiers secours psychologiques, renforcement des tissus associatifs… : il s’agit de mieux préparer les individus, les communautés, les personnels et les volontaires associatifs à faire face », note Mme Alessandri. Les enjeux : limiter les risques de développer des troubles plus graves. Et favoriser

la résilience, cette capacité de la communauté à se relever. Il y a aussi des effets indirects ou chroniques. Vagues de chaleur, sécheresses, inondations et feux de forêts : autant de phénomènes qui mettent en tension les ressources en eau et en nourriture, entraînent des pertes économiques, provoquent des migrations forcées, exacerbent les risques de conflits. « Les Inuits ont été la première communauté à vivre une détresse mentale et une perte d’identité culturelle, à cause de la transformation de leur écosystème », dit Ashlee Cunsolo, du College of the North Atlantic, au Canada. Leur consommation d’alcool et de drogues, en particulier, a flambé. En 2018, deux études « de très grande qualité », selon Susan Clayton, ont mesuré l’impact du réchauffement global. La première a été menée sur deux millions d’Américains entre 2002 et 2012. Résultat : un réchauffement de 1 °C était associé à une hausse de

2 % des problèmes de santé mentale. Selon la seconde étude, un réchauffement de 1 °C était associé à une progression du taux de suicide de 0,7 % aux Etats-Unis et de 2,1 % au Mexique. Les fortes chaleurs mettent le corps à l’épreuve. Elles peuvent augmenter la quantité libérée de cortisol, une hormone du stress. Et elles diminuent la qualité du sommeil, « or on sait que les troubles du sommeil entraînent des troubles psychiques », précise Guillaume Fond. Quid des migrants ? Selon une étude française pilotée par Baptiste Pignon et publiée en 2018 par le Journal of Psychiatric Research, leurs troubles psychiatriques augmentent sur trois générations. Et le psychiatre de compléter : « Aux effets psychologiques liés au déracinement, à l’isolement, aux conditions de vie difficiles, s’ajoutent des perturbations biologiques dues aux changements d’alimentation et d’exposition à la lumière. » p florence rosier

dossier spécial | 27

0123 DIMANCHE 14 - LUNDI 15 AVRIL 2019

Les relations complexes entre climat et maladies infectieuses Les chercheurs restent divisés sur le rôle que joue le réchauffement climatique dans l’apparition et la diffusion des épidémies

L

Premiers soins après le passage du cyclone Idai, à Beira, au Mozambique, le 21 mars. ZUMA/STARFACE

gumes. » La Banque mondiale, elle, estime que si nous ne parvenons pas à infléchir le réchauffement, l’extrême pauvreté frappera 100 millions de personnes supplémentaires en 2030. Malgré une menace qui se dessine de plus en plus nettement, les systèmes de santé ne sont pas suffisamment adaptés. Dans plus de la moitié des 478 villes ayant participé à l’étude publiée dans The Lancet, on s’attend à ce que le changement climatique compromette sérieusement les infrastructures de santé, soit directement, en raison d’inondations ou de tempêtes qui les rendraient inopérantes, soit indirectement, en augmentant le nombre de patients à traiter. « Investissements insuffisants » Pourtant, seulement 22 % des hôpitaux et 20 % des centres de soins ont mis en place des plans pour répondre à ce défi, selon l’enquête. Par ailleurs, le secteur de la santé représente moins de 5 % des dépenses consacrées aux mesures d’adaptation au réchauffement. « Ces investissements sont particulièrement insuffisants dans les pays en développement, où les systèmes de santé sont déjà fragiles et fragmentés », précise Andy Haines. Au-delà de la mise en place d’un système de santé résilient et de la formation des personnels à ces nouveaux enjeux, scientifiques, climatologues comme épidémiologistes, appellent à une « transition urgente vers une économie neutre en carbone ». La réduction des émissions de gaz à effet de serre dans l’énergie, les transports ou l’agriculture bénéficierait à la santé humaine, en ralentissant le changement climatique et l’érosion de la biodiversité. Hilary Graham l’assure : « Il est clair que la nature et l’ampleur de la réponse au changement climatique seront déterminantes pour la santé des nations dans les siècles à venir. » p audrey garric

SOIGNER UNE HUMANITÉ À + 2 °C Conférence au Théâtre Croisette de Cannes. Sur inscription.

Lundi 15 avril 9 h 30 - 11 h 30 Messages d’ouverture 11 h 30 - 12 h 30 Etat des connaissances santé-climat 14 heures - 16 heures Sessions au choix : > Réduire les risques sanitaires liés aux catastrophes > S’adapter aux vagues de chaleur en milieu urbain > Prévenir les risques épidémiques > Santé mentale 14 heures - 16 heures Commission des générations futures 16 h 30 - 17 h 30 REDx : projets innovants Mardi 16 avril 9 heures - 10 heures Favoriser l’accès à la couverture sanitaire universelle 10 h 30 - 12 h 30 Sessions au choix > Répondre aux enjeux sanitaires des mouvements de populations > Besoins de santé, conflit et changements climatiques > Lutter contre l’insécurité alimentaire et la malnutrition > Protéger les écosystèmes pour promouvoir la santé 10 h 30 - 12 h 30 Commission des générations futures 14 heures - 14 h 30 REDx : projets innovants 14 h 30 - 15 h 30 Mieux financer les actions climat-santé 15 h 30 - 16 h 30 Communiquer pour changer la donne 16 h 30 - 17 heures Conclusion et engagements

es variations météorologiques jouent un rôle non négligeable sur la santé. Chacun sait que la grippe s’attrape davantage en hiver, et le paludisme durant les saisons chaudes ou humides, surtout dans les régions tropicales, quand les moustiques pullulent. « Enormément de maladies infectieuses sont marquées par les conditions d’ensoleillement, de température ou d’humidité saisonnières », indique JeanFrançois Guégan, de l’Institut de recherche pour le développement (IRD-CNRS-université de Montpellier). Mais l’incidence du réchauffement global sur les risques d’épidémies est une question complexe. Certes, un phénomène comme El Niño, qui ramène tous les trois à sept ans des courants marins anormalement chauds des côtes de l’Indonésie jusqu’au Pérou, augmente le risque de transmission à l’homme d’une maladie grave, le syndrome pulmonaire à hantavirus, dans le sud-ouest des Etats-Unis. « Parce que, en automne et en hiver, El Niño provoque plus de pluies, au printemps suivant, les graminées poussent mieux. Les populations de rongeurs, mieux nourries, se multiplient. Un an plus tard, le nombre de souris sylvestres infectées par le virus est maximal. Et on observe un pic de l’épidémie chez l’homme », résume Jean-François Guégan. Les rongeurs infectent en effet les humains par contact. Mais on manque de données fiables pour estimer les conséquences du changement climatique sur le long terme, relève JeanFrançois Guégan : « Il faudrait pouvoir croiser les données de température, de pluviométrie, avec les données épidémiologiques, sur les trente à cinquante dernières années. Mais, dans la plupart des pays, ces données manquent. »

Chaque maladie infectieuse est un cas à part, pour lequel les changements climatiques se mêlent à la biologie du couple agents infectieux-vecteurs qui les transmettent, mais aussi aux bouleversements de nos modes de vie. Prenons l’exemple des maladies virales transmises par le fameux moustique-tigre (Aedes albopictus) : dengue, chikungunya, Zika… Originaire d’Asie du Sud-Est, cet insecte est l’une des espèces les plus invasives du monde. « Avant 2004, le moustique-tigre n’était pas présent en France. Il est arrivé à Menton depuis l’Italie. Aujourd’hui, il est présent dans 51 départements français », précise Anna-Bella Failloux, de l’Institut Pasteur. Il migre à la faveur de voyages en camion, en voiture, en train, voire en avion. Et s’étend de proche en proche : lorsqu’il fait 1 °C ou 2 °C de plus, il s’installe un peu plus au nord. L’urbanisation en cause Assiste-t-on pour autant à des épidémies en Europe ? « Dans le sudest de la France, il y a eu des cas autochtones de dengue et de chikungunya. Des voyageurs infectés au Brésil ou ailleurs. De retour en France, ils se sont fait piquer par un moustique-tigre déjà sur place, qui a transmis le virus à d’autres personnes. » Mais la maladie ne s’est pas disséminée. Pourquoi ? « Bien nourrie, bien soignée, avec un système de veille sanitaire efficace, la population des pays riches résiste mieux », souligne Jean-François Guégan. Néanmoins, à Rome, où les gens vivent beaucoup dehors, un foyer de 300 cas de chikungunya s’est déclaré en 2017. Pour Anna-Bella Failloux, le réchauffement climatique va accentuer la dissémination des maladies infectieuses transmises par les moustiques. « Mais le facteur de diffusion le plus spectaculaire

L’ORIGINE DE L’ÉPIDÉMIE DE CHOLÉRA QUI, DEPUIS 2010, A TUÉ DES DIZAINES DE MILLIERS D’HAÏTIENS A FAIT POLÉMIQUE reste l’urbanisation. » En témoignent les flambées du Zika à Rio de Janeiro (Brésil), où la densité de population est très forte. La multiplicité de facteurs à l’origine d’épidémies fait que les chercheurs sont très divisés quant au rôle du climat dans ces fléaux. En témoigne la violente controverse à propos de l’épidémie de choléra qui, depuis 2010, a fait des dizaines de milliers de morts en Haïti. Deux théories s’affrontent. Depuis les années 1970, la bactériologiste américaine Rita Colwell défend la

thèse d’une « origine environnementale » du choléra. Le réchauffement de l’eau de mer provoquerait une multiplication du zooplancton favorable au développement des bactéries responsables de cette maladie. Mais Renaud Piarroux, de l’hôpital La Pitié-Salpêtrière, à Paris, montrera qu’en réalité le choléra a été importé en Haïti par des casques bleus venus du Népal. Aujourd’hui les scientifiques penchent pour cette thèse. « Mais il est évident que le climat, en modifiant les comportements humains, influence les épidémies », relève François-Xavier Weill, de l’Institut Pasteur, à Paris. S’il est torride, les populations boiront à des sources peu sûres. La sécheresse favorisera les déplacements de populations, qui se regrouperont dans des camps où la promiscuité démultipliera les risques. Et, en cas d’inondations, les systèmes d’adduction d’eau, les nappes phréatiques pourront être souillés par des fèces contaminées. p fl. r.

Les mathématiques pour réduire les épidémies Comment mieux anticiper les risques d’épidémies ? « Les décideurs politiques sont très demandeurs de prédictions », souligne Simon Cauchemez, biostatisticien. A l’Institut Pasteur, à Paris, son équipe développe des modèles mathématiques pour tenter de prédire la propagation des maladies infectieuses, en fonction de l’accélération de l’urbanisation, des déplacements humains et des changements climatiques. « On essaie de penser à un horizon de cinquante ans, mais les marges d’incertitudes sont énormes. » Ainsi, pour être transmis d’une personne à une autre, les virus de la dengue, du chikungunya ou Zika dépendent de certains moustiques. Parmi eux, le moustique-tigre, ou Aedes albopictus. En mars, une équipe internationale menée par l’université d’Oxford (Royaume-Uni), a publié, dans la revue Nature Microbiology, une carte globale de la dissémination de ce moustique d’ici à 2050. « Ces modèles n’en sont qu’à leur commencement. Beaucoup de travail va être nécessaire pour les affiner », indique Simon Cauchemez. En particulier, la distribution du moustique qui transmet la maladie, à elle seule, ne suffit pas. Dans les nouveaux territoires qu’il conquiert, il arrive que son pouvoir de transmission d’un virus diminue.

Anticiper les effets néfastes des catastrophes Les initiatives de prévention face aux risques sanitaires sont aujourd’hui indispensables

O

uragan, inondation, incendies… En raison de leurs effets considérables sur les sociétés et l’environnement, les plans de prévention et de réponses face aux catastrophes liées au changement climatique sont aujourd’hui indispensables. En effet, ces événements détruisent souvent les structures de santé et paralysent les services médicaux en raison des dommages matériels affectant bâtiments et équipements, de la perte directe de personnel médical et du manque de connaissance des procédures et des ressources pour continuer à fonctionner dans des circonstances de crise, quand la demande de soins est plus grande et plus urgente que jamais. Pour pallier ces risques, les organismes de secours, tels que la Croix-Rouge, préparent les habitants des zones à risque afin de les rendre moins vulnérables et d’améliorer leur capacité à faire face aux effets des catastrophes. « Les plans de prévention prennent différentes formes : nous avons des phases de préparation avec les acteurs de santé publique. Nous for-

mons des équipes pour répondre de manière efficace aux différents scénarios », explique Thierry Fauveaux, directeur territorial Antilles de la Croix-Rouge française. « Nous avons également des plans de prévention auprès des populations : nous mettons par exemple en place des dispositifs mobiles de prévention des risques. Ce sont en général des panneaux ludiques qui expliquent les conduites à tenir en cas de catastrophe. » « Une notion difficile à vendre » Pour Fernando Briones, chercheur associé au Consortium for Capacity Building de l’université du Colorado, ces plans de préparation sont primordiaux : « Le meilleur moyen de réduire les risques est la prévention. L’un des principaux problèmes est que, en règle générale, nous ne sommes pas attentifs jusqu’à ce qu’une catastrophe se produise. La prévention est une notion difficile à vendre auprès des responsables des politiques publiques, car le retour sur investissement se fait à long terme. Pourtant, lorsque les initiatives de prévention sont correctement mises en œuvre, les coûts

associés à la réparation des dégâts de tous ordres sont moindres. » Mais, face aux catastrophes, les plans d’urgence restent les plus répandus. La région des Antilles touchée par l’ouragan Irma, en septembre 2017, continue aujourd’hui de se reconstruire grâce, entre autres, aux actions de la Croix-Rouge : l’opération « Castor », sur l’île de Saint-Martin, par exemple, a permis à cinq cents familles d’être accompagnées pour reconstruire leur maison. « Nous avons mis à leur disposition des artisans locaux, ainsi nous avons fait d’une pierre deux coups : nous les avons aidés à bâtir de nouvelles habitations tout en relançant l’économie locale », explique Thierry Fauveaux. Sur le même modèle, le plan Ecureuil a permis à 1 400 familles de l’île d’obtenir une aide financière pour les biens de première nécessité. Les acteurs de santé ont également dû faire face à un autre défi : le maintien des suivis médicaux après la catastrophe. « Après des événements aussi dévastateurs, les populations ne se préoccupent plus de leur propre santé, de leurs pathologies chroniques, comme le

diabète, indique M. Fauveaux. Nous avons mis en place des bus santé mobiles avec, à leur bord, du personnel médical. » L’objectif de ce dispositif : vérifier que les populations sont toujours en lien avec les médecins de ville et s’assurer de leur suivi médical. « Quand on perd son toit, on perd souvent ses papiers, poursuit le directeur territorial. Aider les patients à reconstituer leurs droits pour obtenir des médicaments fait également partie de notre mission. » Ainsi, face au réchauffement, les plans de prévention et d’action se multiplient. Il n’en demeure pas moins que, pour réduire réellement la vulnérabilité des populations face aux événements climatiques extrêmes, la seule solution est de diminuer de manière drastique les émissions de gaz à effet de serre, estime M. Briones. « Nous devons intégrer l’idée selon laquelle le changement climatique implique de modifier notre culture, nos valeurs et la façon dont nous percevons notre planète et notre nature, alerte le chercheur. Nous ne pouvons plus prendre de décisions sans en tenir compte. » p clémentine thiberge

IDÉES

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« Le grand débat n’aurait-il pas manqué sa cible ? » Pour interroger la « représentativité » des contributions au grand débat, les économistes Hamza Bennani, Pauline Gandré et Benjamin Monnery ont croisé le taux de participation par département à la plate-forme en ligne avec le profil socio-économique et politique de la population de chaque département

TRANSITION ÉCOLOGIQUE TAUX DE PARTICIPATION À CE THÈME PAR RAPPORT À LA MOYENNE DES AUTRES THÈMES* de – 0,10 à 0 de 0 à 0,10 de 0 ,10 à 0,15

Un thème plus attractif à l’ouest et à l’est du pays

CONTRIBUTIONS

de 0,15 à 0,22

SUR LA PLATE–FORME GRANDDEBAT.FR

de 0,22 à 0,28 de 0,28 à 0,38 Guadeloupe

Une géographie inégale

Martinique La Réunion Guyane Mayotte

TAUX DE CONTRIBUTEURS SUR LA PLATE-FORME POUR 100 000 HABITANTS (tous thèmes confondus) de 15 à 160 contributeurs de 160 à 270 contributeurs de 270 à 350 contributeurs de 350 à 410 contributeurs de 405 à 520 contributeurs de 520 à 770 contributeurs Guadeloupe

Martinique

La Réunion

Guyane

Mayotte

FISCALITÉ

FACTEURS LES PLUS DÉTERMINANTS DE LA PARTICIPATION À CE THÈME

TAUX DE PARTICIPATION À CE THÈME PAR RAPPORT À LA MOYENNE DES AUTRES THÈMES*

PART DE L’EMPLOI DANS LE SECTEUR DE L’INDUSTRIE, en %, en 2015

de 0,10 à 0,20 de 0,20 à 0,30 Guadeloupe Martinique

de 15 à 21

Une forte mobilisation dans le Nord et sur les côtes

de 10 à 15 de 5 à 10

Guyane

de 0 à 5

Mayotte

de 19 900 à 20 500

de 0,30 à 0,35

Guadeloupe

de 0,35 à 0,40

Martinique

de 19 500 à 19 900

de 0,40 à 0,50 La Réunion

FACTEURS LES PLUS DÉTERMINANTS DE LA PARTICIPATION À CE THÈME NIVEAU DE VIE MÉDIAN PAR AN, EN EUROS, EN 2015

La Réunion

de 19 000 à 19 500

de 0,50 à 0,60

Guyane

de 14 250 à 19 000 données indisponibles

données indisponibles

Mayotte

POTENTIEL FISCAL PAR HABITANT, EN EUROS, EN 2015

VOTE EN FAVEUR DE JEAN–LUC MÉLENCHON LORS DE LA PRÉSIDENTIELLE DE 2017, EN %

Cet indicateur permet de comparer la richesse fiscale potentielle des collectivités les unes par rapport aux autres

Guadeloupe Martinique Guadeloupe

La Réunion

Martinique

Guyane

Guadeloupe Martinique

de 25 à 35

de 550 à 1 070

Mayotte

de 20 à 25

La Réunion

de 15 à 20

Guyane

de 450 à 490

Mayotte

de 420 à 450

de 3 à 15

de 490 à 550

La Réunion Guyane Mayotte

INFOGRAPHIE LE MONDE, Floriane Picard

D

ispositif inédit, le grand débat a donné l’occasion aux Français d’exprimer leurs attentes dans un contexte marqué par la contestation des « gilets jaunes ». Mais les réponses au grand débat sont-elles représentatives des opinions de la population française ? Ce format de consultation original a-t-il permis de mobiliser les citoyens les plus éloignés des urnes, parmi lesquels certains « gilets jaunes » ? Ou bien seule une partie de la population française, politisée et plus favorisée, s’est-elle exprimée ? Notre analyse des 569 000 contributions détaillées déposées sur la plateforme ouverte par le gouvernement aux propositions des citoyens (Granddebat.fr) souligne les difficultés d’une interprétation sans biais des résultats du grand débat.

Le grand débat était organisé autour de quatre thèmes : transition écologique, fiscalité et dépenses publiques, démocratie et citoyenneté, organisation de l’Etat et des services publics. Cette consultation, nouvelle par son ampleur et sa richesse, a pris diverses formes : réunions publiques locales (plus de 10 000), cahiers de doléances dans les mairies (environ 16 000), conférences citoyennes régionales, consultation en ligne sur la plate-forme Granddebat.fr (environ 570 000 contributions détaillées ont été déposées par plus de 254 000 contributeurs différents). En multipliant les modes de participation, le grand débat était donc supposé recueillir les opinions des Français dans toute leur diversité. La question de la représentativité des contributeurs au grand débat en ligne a néanmoins été rapidement soulevée, notamment dans les médias (« Pourquoi

est-il si difficile de tirer des conclusions des consultations en ligne ? » Le Monde, 15 mars). Partant de cette interrogation, notre étude montre que le taux de contributeurs en ligne pour 100 000 habitants, dont la moyenne départementale est de 354,3 contributeurs uniques pour 100 000 habitants, diffère très fortement d’un département à l’autre. Forte participation des Parisiens La part de contributeurs est ainsi cinq fois plus forte à Paris – qui représente le maximum national avec 769 contributeurs pour 100 000 habitants – qu’en SeineSaint-Denis, et même 50 fois plus forte qu’à Mayotte – qui représente le minimum national avec 15 contributeurs pour 100 000 habitants. En métropole, ce sont le nord et le centre de la France qui se sont le moins mobilisés, à l’exception de Paris et de l’Ouest parisien, tandis que

le Sud et les départements côtiers et frontaliers ont, quant à eux, plus contribué. Ces disparités géographiques sont fortement corrélées avec les caractéristiques économiques, démographiques et politiques des départements français. Nos résultats révèlent que les départements ayant le niveau de vie médian et le taux de diplômés les plus élevés ont davantage contribué à la consultation en ligne. Chacune de ces variables explique environ deux tiers des écarts de mobilisation constatés entre départements. En parallèle, il existe une forte corrélation entre la participation à l’élection présidentielle de 2017 et la participation au grand débat national. Les départements qui ont connu le plus fort taux d’abstention au premier tour de cette élection sont aussi ceux qui ont le moins contribué au grand débat en ligne.

De la même manière, les départements dans lesquels le taux de votes blancs ou nuls a été le plus élevé se sont moins exprimés. A l’inverse, les départements dans lesquels Emmanuel Macron a obtenu un score plus important se sont davantage mobilisés sur la plate-forme en ligne. C’est donc une France aisée, éduquée, votant aux élections, structurellement proche de l’électorat d’Emmanuel Macron, qui s’est exprimée. Nos résultats semblent donc en accord avec la théorie du « renforcement » selon laquelle les modes de participation politique innovants mobilisent les mêmes groupes sociaux que les modes de participation traditionnels, et accentuent par conséquent les écarts initiaux de participation. Les premières analyses effectuées sur la participation aux réunions locales mettent en évidence des résultats allant dans le même sens (voir, par exemple,

l’analyse de Martial Foucault, Cevipof : « Un public éloigné des traits sociologiques des gilets jaunes », Libération, 14 mars). Des thèmes et des territoires Les contributeurs pouvaient choisir de s’exprimer sur un ou plusieurs thèmes. D’une région à l’autre, leurs choix se sont révélés très différents. Alors que les départements du nord de la France ont fortement axé leurs contributions sur la fiscalité et les dépenses publiques, les Alpes et le Jura se sont concentrés sur la transition écologique. La « diagonale du vide », allant du nord-est au sud-ouest, caractérisée par une faible densité de population, a au contraire porté son intérêt sur les questions d’organisation de l’Etat et des services publics. Là encore, notre étude permet d’isoler l’influence des caractéristiques des territoires : plus le niveau de vie et les impôts locaux

idées | 29

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LA CHRONIQUE DE THOMAS PIKETTY

SERVICES PUBLICS TAUX DE PARTICIPATION À CE THÈME PAR RAPPORT À LA MOYENNE DES AUTRES THÈMES*

Un revenu de base en Inde

Un intêret particulier dans les régions les moins denses

de – 0,32 à – 0,20 de – 0,28 à – 0,24

Guadeloupe

de – 0,24 à – 0,20

Martinique

de – 0,20 à – 0,14 de – 0,14 à 0

La Réunion

de 0 à 0,03

Guyane

L

Mayotte

FACTEURS LES PLUS DÉTERMINANTS DE LA PARTICIPATION À CE THÈME LES ZONES LES MOINS PEUPLÉES DENSITÉ DE POPULATION, EN %, EN 2015

PART DE LA POPULATION DE PLUS DE 60 ANS, EN % EN 2015

de 200 à 21 000 de 100 à 200

de 30 à 40

de 50 à 100

de 22 à 30

de 3 à 50

de 13 à 22

données indisponibles

de 4 à 13

Guadeloupe

Guadeloupe

Martinique

Martinique

La Réunion

La Réunion

Guyane

Guyane

Mayotte

Mayotte

CITOYENNETÉ ET DÉMOCRATIE TAUX DE PARTICIPATION À CE THÈME PAR RAPPORT À LA MOYENNE DES AUTRES THÈMES* FACTEURS LES PLUS DÉTERMINANTS DE LA PARTICIPATION À CE THÈME ABSTENTION AU PREMIER TOUR DE L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE, EN %, EN 2017

de – 0,33 à – 0,25 de – 0,25 à – 0,22 de – 0,22 à – 0,20

Un thème délaissé

de – 0,20 à – 0,17 Guadeloupe

de – 0,17 à – 0,15

Martinique

de – 0,03 à – 0,15 de 40 à 68 de 22 à 40

La Réunion Guyane

de 18 à 22 Mayotte

de 16 à 18

PART D’IMMIGRÉS EN % EN 2015

Guadeloupe

Guadeloupe

Martinique

Martinique

de 15 à 30

La Réunion

de 7,5 à 15

La Réunion

Guyane

de 4 à 7,5

Guyane

de 2 à 4

Mayotte

Mayotte * Si le taux de participation est égal à 0, les contributeurs n’accordent pas plus d’intérêt à ce thème qu’aux trois autres thèmes. Si la valeur est postive, ils accordent un intérêt plus élevé. Si la valeur est négative, ils accordent un intérêt plus faible.

sont élevés, plus les citoyens contribuent sur le thème de la fiscalité et des dépenses publiques. Enfin, plus la part des électeurs de gauche – plus précisément la part des électeurs de Jean-Luc Mélenchon – et plus la part de l’industrie dans l’emploi total sont importantes, plus les contributeurs s’intéressent au thème de la transition écologique. Concernant le thème de l’organisation de l’Etat et des services publics, il a davantage intéressé les habitants des territoires peu denses, caractérisés par une population âgée et un moindre accès à l’Internet haut débit. Enfin, les questions sur les institutions politiques, la citoyenneté et la laïcité ont particulièrement peu intéressé les territoires ayant connu une forte abstention lors du premier tour de la dernière élection présidentielle, tandis qu’elles ont suscité plus d’engouement dans les départe-

ments où le taux d’immigrés est le plus élevé. A l’instar de la mobilisation électorale, la participation au grand débat est marquée économiquement et socialement. La restitution du débat et les décisions politiques à venir devront en tenir compte. Alors que l’initiative gouvernementale devait être une réponse au mouvement des « gilets jaunes », c’est d’abord une France aisée et éduquée qui s’est mobilisée sur la plate-forme de consultation. Le grand débat n’aurait-il pas alors manqué sa cible ? p

Hamza Bennani, Pauline Gandré et Benjamin Monnery sont enseignantschercheurs à l’université Paris-Nanterre, laboratoire EconomiX (CNRS)

données indisponibles Sources : Hamza Bennani, Pauline Gandré et Benjamin Monnery, « Les déterminants locaux de la participation numérique au Grand débat national », Université Paris-Nanterre, CNRS ; INSEE

Méthodologie Cett étude analyse les 569 000 contributions détaillées recueillies sur la plate-forme en ligne Granddebat.fr. Afin d’établir une mesure de la participation par département, les chercheurs ont utilisé le code postal déclaré par les contributeurs (en excluant de l’analyse les 0,4 % de codes postaux non valides). Ils ont alors construit deux types de variables de participation : un taux de participation générale – le taux de contributeurs pour 100 000 habitants – et un indicateur d’intérêt spécifique relatif à chacun des quatre thèmes, défini comme la différence relative du taux de contributeurs à un des thèmes par rapport à la moyenne du taux de contributeurs aux trois autres thèmes. Ils ont ensuite mis en relation ces deux types de variables avec les caractéristiques socioéconomiques des différents départements français mesurées par l’Insee. D’une part, ils ont analysé les corrélations simples entre les variables de participation et les caractéristiques départementales. D’autre part, ils ont estimé des « modèles de régression linéaire », une technique statistique qui permet d’isoler l’effet propre d’une caractéristique départementale sur la participation, en maintenant constantes les autres caractéristiques du département. Ainsi, ils peuvent par exemple mesurer l’association du niveau de vie médian d’un département avec la participation indépendamment du taux de diplômés dans ce département. Leurs résultats établissent des relations de corrélation au niveau départemental entre leurs variables de participation et leurs variables explicatives, et ne doivent donc pas être interprétés en termes de causalité ni en termes individuels.

e plus grand vote de l’histoire du monde vient de commencer en Thomas Piketty Inde : plus de 900 millions d’électeurs. On dit souvent que l’Inde a est directeur appris l’art de la démocratie parlemend’études à l’Ecole taire au contact des Britanniques. L’affirdes hautes études mation n’est pas entièrement fausse, à en sciences condition, toutefois, d’ajouter que l’Inde sociales, Ecole a porté cet art à une échelle inconnue d’économie avant elle, au sein d’une communauté de Paris politique de 1,3 milliard d’habitants, traversée par d’immenses clivages socioculturels et linguistiques, ce qui est autrement plus compliqué. Pendant ce temps, le Royaume-Uni a bien du mal à le rester. Après l’Irlande au début du XXe siècle, il n’est pas impossible que ce soit au tour de l’Ecosse de quitter le Royaume et son Parlement en ce début de XXIe siècle. Quant à l’Union européenne et ses 500 millions d’habitants, elle ne parvient toujours pas à mettre en place des règles démocratiques permettant d’adopter le moindre impôt en commun, et continue d’accorder des droits de veto à des grands-duchés rassemblant à peine 0,1 % de ses citoyens. Plutôt que d’expliquer doctement que rien dans ce beau système ne peut être changé, les responsables européens seraient bien inspirés de regarder du côté de l’Union indienne et de son modèle de République fédérale et parlementaire. Evidemment, tout n’est pas rose pour autant dans la plus grande démocratie du monde. Le développement du pays est miné par d’énormes inégalités et une pauvreté qui diminue trop lentement. L’une des principales innovations de la campagne qui s’achève est la proposition faite par le Parti du Congrès d’introduire un système de revenu de base : le NYAY (nyuntam aay yojana, « revenu minimum garanti »). Le montant annoncé est de 6 000 roupies par mois et par ménage, soit l’équivalent d’environ 250 euros en parité de pouvoir d’achat (3 fois moins au taux de change courant), ce qui n’est pas rien en Inde (où le revenu médian ne dépasse pas 400 euros par ménage). Ce système concernerait les 20 % des Indiens les plus pauvres. Le coût serait significatif (un peu plus de 1 % du PIB), sans être rédhibitoire. Mesures sociales, éducatives et fiscales Comme toujours avec les propositions de ce type, il est important de ne pas s’en tenir là et de ne pas prendre le revenu de base pour une solution miracle ou un solde de tout compte. Pour mettre en place une répartition juste des richesses et un modèle de développement durable et équitable, il faut s’appuyer sur tout un ensemble de mesures sociales, éducatives et fiscales, dont le revenu de base n’est qu’un élément. Comme l’ont montré Nitin Bharti et Lucas Chancel, les dépenses publiques de santé ont stagné à 1,3 % du PIB entre 2009-2013 et 2014-2018, et l’investissement éducatif a même baissé, passant de 3,1 % à 2,6 %. Un équilibre complexe reste à trouver entre la réduction de la pauvreté monétaire et ces investissements sociaux, qui conditionnent le rattrapage de l’Inde sur la Chine, qui a su mobiliser des ressources plus importantes pour élever le niveau de formation et de santé de l’ensemble de la population. Il reste que la proposition du Congrès a le mérite de mettre l’accent sur les questions de redistribution et d’aller au-delà des mécanismes de quotas et de « réservations », qui ont certes permis à une fraction des basses castes d’accéder à l’université, à l’emploi public et LE VÉRITABLE aux fonctions électives, mais qui ne suffisent pas. La plus grande limite ENJEU DE CETTE de la proposition est que le Congrès a choisi de rester discret sur le financeÉLECTION EST ment. C’est dommage, car cela aurait LA CONSTITUTION été l’occasion de réhabiliter le rôle de l’impôt progressif, et de tourner défiD’UNE COALITION nitivement la page de son moment néolibéral des années 1980 et 1990. DE GAUCHE, Surtout, cela lui aurait permis de se À LA FOIS rapprocher plus explicitement de la nouvelle alliance entre les partis soÉGALITAIRE ET cialistes et de basses castes (SP, BSP), qui proposent la création d’un impôt MULTICULTURELLE fédéral de 2 % sur les patrimoines supérieurs à 25 millions de roupies (1 million d’euros en parité de pouvoir d’achat), ce qui rapporterait l’équivalent des sommes requises pour le NYAY, et de renforcer la progressivité de l’impôt fédéral sur le revenu. Au fond, le véritable enjeu de cette élection est la constitution en Inde d’une coalition de gauche, à la fois égalitaire et multiculturelle, seule à même de battre le nationalisme hindou pro-business et antimusulmans du BJP. Il n’est pas sûr que cela soit suffisant cette fois. Ancien parti hégémonique venu du centre, le Congrès est toujours dirigé par le très peu populaire Rahul Gandhi (issu de la lignée NehruGandhi), alors que le BJP a eu l’intelligence de se donner pour la première fois, avec Modi, un dirigeant aux origines modestes. Le Congrès craint d’être débordé et de perdre la direction du gouvernement s’il se lance dans une coalition trop explicite avec les partis situés à sa gauche. Par ailleurs, Modi bénéficie du financement du big business indien, dans un pays qui brille par une absence criante de régulation en ce domaine. Il a en outre habilement exploité l’attentat de Pulwama, au Jammu-et-Cachemire, et les raids aériens qui ont suivi pour faire vibrer les sentiments anti-Pakistan et accuser le Congrès et les partis de gauche de connivence avec l’islam intégriste (cela n’arrive pas qu’en France), dans ce qui risque de rester comme le tournant dans la campagne. En tout état de cause, les graines semées reprendront leur cours, en lien avec les transformations politico-idéologiques en mouvement dans le reste du monde. Les décisions débattues en Inde nous concerneront tous de plus en plus. En cela, cette élection indienne est bien une élection d’importance mondiale. p

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0123 DIMANCHE 14 - LUNDI 15 AVRIL 2019

PLANÈTE | CHRONIQUE

LA TRAJECTOIRE AMBIVALENTE DE JULIAN ASSANGE

par stép hane f o ucart

Les leçons du Levothyrox

C’

est une publication que nul n’attendait tant l’affaire semblait entendue. Jeudi 4 avril, dans la revue Clinical Pharmacokinetics, une équipe de chercheurs franco-britannique offrait, pour la première fois, une explication pharmacologique aux troubles déclarés par de nombreux malades de la thyroïde, après leur passage à la nouvelle formule du Levothyrox. Les chercheurs ont conduit une réanalyse statistique des données fournies par le laboratoire Merck à l’appui du changement de formule – ce que nul n’avait fait – et conclu que les deux formules du médicament ne sont pas substituables pour chaque individu. Non que le laboratoire ait triché : Merck avait respecté la réglementation, mais celle-ci n’exige de tester que la bioéquivalence moyenne (à l’échelle d’une population) des deux versions du traitement, sans garantir leur caractère interchangeable pour chacun. Depuis deux ans, une part du corps médical, les sociétés savantes impliquées et les autorités font pourtant valoir qu’aucun effet indésirable ne peut être attribué à la nouvelle formule, puisqu’un consensus scientifique certifie son équivalence à l’ancienne. Merck met en avant les avis convergents de 23 agences nationales de sécurité du médicament ; en 2018, la revue de l’Association française pour l’information scientifique regrettait même, en « une » et à propos du Levothyrox, que « la science [soit] inaudible ». Renvoyant ainsi les dizaines de milliers de patients ayant déclaré des effets indésirables à leur irrationnelle anxiété et à leur obscurantisme. En fait, il ne s’agissait pas de science, mais de conformité à la réglementation. L’affaire illustre une confusion souvent entretenue entre « consensus scientifique » et « consensus réglementaire ». Un consensus scientifique, comme celui sur le réchauffement climatique, repose sur une analyse collégiale, pluridisciplinaire et transparente de données publiées dans la littérature scientifique, accessibles et réanalysables par la communauté compétente. Un consensus réglementaire repose, lui, sur les avis d’agences d’expertise qui jugent de la conformité d’un produit à la réglementation en vigueur. Ce sont des avis souvent anonymes, non soumis à l’examen des pairs, fondés sur des données généralement confidentielles et inaccessibles à la critique, produites et interprétées par les industriels eux-mêmes. Un slogan bien commode Dans toutes les controverses sanitaires ou environnementales, la science – ou plutôt la Science – est souvent convoquée pour réduire au silence les protestataires. « C’est autorisé, donc la Science nous garantit que cela ne présente pas de risques » est un slogan bien commode, mais qui ignore un corpus immense de travaux d’historiens et de sociologues des sciences. C’est toute l’histoire de la régulation des toxiques : la réglementation ne cesse de considérer comme sûres des substances dont la recherche finit souvent par démontrer – mais il faut pour cela pouvoir compter les malades et les morts – qu’elles ne le sont pas. Les organochlorés, comme le chlordécone, le DDT ou les PCB ? Toutes les autorités réglementaires les ont considérés comme sans risques pendant trente à quarante ans, avant que la recherche ne documente les dégâts sa-

Tirage du Monde daté samedi 13 avril : 198 583 exemplaires

L’AFFAIRE ILLUSTRE UNE CONFUSION ENTRE « CONSENSUS SCIENTIFIQUE » ET « CONSENSUS RÉGLEMENTAIRE » nitaires et environnementaux parfois irréparables qu’ils ont provoqués. Pour mémoire, les premiers travaux documentant les dangers des PCB, par exemple, remontent à… 1937. Mais ils ne s’inscrivaient dans aucun cadre réglementaire et ont, comme de nombreux autres par la suite, été simplement ignorés. Les néonicotinoïdes ? Pendant plus de vingt ans, toutes les agences d’expertise étaient à l’unisson

pour affirmer qu’ils ne posaient aucun risque sérieux. Quant aux apiculteurs qui dénonçaient leurs effets, ils étaient renvoyés à leurs croyances et à leur irrationalité. Pourtant, les premiers travaux alarmants sur les effets de ces substances sur les pollinisateurs remontent à la fin des années 1990 – là encore, ils n’entraient dans le cadre d’aucune réglementation et n’ont pas été pris en compte. Le chlorpyriphos (un pesticide) ? Il ne posait aucun problème, jusqu’à ce que l’accès aux données confidentielles de l’industrie ne montre, l’an dernier, que ses effets sur le neuro-développement étaient passés sous le radar d’une analyse complaisante. Les implants médicaux ? Ils étaient parfaitement évalués, jusqu’à ce que des journalistes se posent la question… La démarche réglementaire s’apparente parfois à un succé-

dané de démarche scientifique qui laisse de côté, ou relativise, les données incommodes. Un rapport rendu début avril au Parlement européen montre ainsi que l’essentiel de la réglementation européenne n’intègre pas les connaissances scientifiques sur les perturbateurs endocriniens, pourtant acquises depuis plus de vingt ans. Des évidences aussi consensuelles que les effets des expositions cumulées ne sont même pas prises en compte – ce qui revient à dire qu’un plus trois égale trois, plutôt que quatre. Utiliser à mauvais escient l’autorité de la science pour éteindre des controverses sociotechniques nourrit en réalité le relativisme – l’un des plus graves périls de notre époque. Car si l’on vous a persuadé que la réglementation est la science, pourquoi, lorsqu’il est évident que la première se trompe si souvent, continueriez-vous à faire confiance à la seconde ? p

LE TE M P S , U N OB J E T H E RMÈ S .

J

ulian Assange, le fondateur de WikiLeaks, a été arrêté, jeudi 11 avril, par la police britannique dans l’ambassade d’Equateur à Londres, où il était réfugié depuis près de sept ans. Cette arrestation a deux causes : avoir enfreint, en 2012, sa liberté conditionnelle (il risque un an de prison au Royaume-Uni), et être visé par une demande d’extradition américaine pour avoir aidé un analyste militaire à obtenir des documents gouvernementaux confidentiels (il risque cinq ans de prison aux Etats-Unis). Avant d’évoquer le sort des « lanceurs d’alerte » en lutte

contre les secrets d’Etat, il faut préciser deux évidences. Premièrement, Julian Assange est un justiciable comme les autres. Ses démêlés avec la police ont commencé parce qu’il a refusé de se rendre à une convocation de la police suédoise qui souhaitait l’entendre après les plaintes de deux femmes pour agression sexuelle, au motif fantaisiste, à l’époque, qu’il craignait que la Suède ne le livre à la CIA. Il a eu tort de refuser de s’expliquer sur ces graves accusations. Deuxièmement, Julian Assange n’est pas un ami des droits de l’homme. Lorsqu’il a approché, en 2010, cinq journaux, dont Le Monde, pour explorer le contenu de documents militaires et diplomatiques américains, l’accord était clair : WikiLeaks devait accepter la politique de ces cinq médias en matière d’éthique, notamment de protection des sources. Les documents publiés furent expurgés des identités sensibles de personnes vivant dans des pays totalitaires et pouvant être mises en danger. L’année suivante, M. Assange est revenu sur sa parole et a publié les documents, sans filtre, dans leur intégralité. Le Monde a dénoncé ce procédé ; d’autres médias, en revanche, ont continué à le soutenir. La réalité est qu’il a, ce jour-là, quitté le monde des défenseurs des droits humains pour rejoindre celui des absolutistes de la transparence, faisant, au passage, un cadeau aux pires services de sécurité de la planète. Ce qu’il s’est passé ensuite avec Julian Assange est complexe, mais il en ressort une ligne directrice : le militant antiaméricain s’attaque aux secrets des pays démocratiques, et rarement à ceux de pays totalitaires. Il a travaillé pour Russia Today, la télévision pro-Poutine financée par le Kremlin. Et il a utilisé WikiLeaks, durant la campagne présidentielle américaine de 2016, comme diffuseur de documents subtilisés par les services secrets russes au Parti démocrate et à sa candidate, Hillary Clinton, dans le but de la discréditer. Il a, ce faisant, comme Moscou, aidé Donald Trump à remporter l’élection. Le problème, avec l’inculpation américaine, est qu’elle vise à se venger de la divulgation de documents en 2010, alors que celle-ci relevait de la publication d’informations d’intérêt public. L’administration Obama avait refusé de franchir ce pas, ses juristes y voyant une atteinte au premier amendement de la Constitution, garantissant la liberté d’expression. C’est ce pas que l’administration Trump a franchi. Outre que le pari de Julian Assange de miser sur Donald Trump pour alléger les menaces judiciaires pesant sur lui s’est révélé inutile, le fond de l’affaire inquiète les défenseurs de la liberté d’expression. L’inculpation est pour le moment limitée au fait d’avoir aidé sa source, l’analyste militaire Bradley Manning – devenu Chelsea durant sa détention –, à avoir piraté un ordinateur du gouvernement : c’est donc Assange le hackeur qui serait visé, et cela pose déjà question. Mais, si l’inculpation devait être étendue à la publication d’informations d’intérêt public, ce serait alors la liberté d’informer qui deviendrait la cible. Ce ne serait pas acceptable. p

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T H E VO I C E

Profession casteur Bruno Berberès déniche, depuis huit ans, les talents de France et de Navarre pour le télécrochet de TF1. « Je suis dans la bienveillance, on dirait Jésus » 6

S ÉLEC TI O N

Cinq gîtes pour partir en bande Emmenez vos amis, vos amours mais pas vos emmerdes vivre la vie de château au cœur du Bourbonnais ou voguer en Méditerranée 7

CUISINE

Aux Bons Crus, restaurant rue Cavaignac, à Paris, le 8 avril. FRÉDÉRIC STUCIN POUR « LE MONDE »

Mangez du chanvre ! La plante peut aussi vous faire planer dans l’assiette. En huile ou en farine, ce concentré de bienfaits est la petite graine qui monte

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E NQU ÊTE

La France néorétro Entre bistrots à l’ancienne et parties de pétanque, le retour à l’authentique séduit. Reflet d’un temps béni où les nappes étaient à carreaux et le climat ne se réchauffait pas D IMAN C HE 14 - LUNDI 15 AVRI L 2019 C AH IER D U « M OND E » N O 23097 - NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT

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DI MA NC H E 14 - LU N D I 1 5 AVR I L 20 1 9

ENQUÊTE

La fabrique de l’authentique Nappes à carreaux, œufs mayo, pétanque et marinière… Une France à l’ancienne envahit les bistrots, les vitrines et les réseaux sociaux. Vous reprendrez bien une Suze citron ? Par Nicolas Santolaria

N

otre époque est obsédée par l’authentique, un peu comme si l’inconscient de nos contemporains s’était mis à ressembler aux allées encombrées d’une brocante avec ses tables en Formica, ses pichets de faïence en forme de canard sauvage et ses chaises d’écolier. Dans les pages des magazines, l’homme du XXIe siècle arbore fièrement le bleu de travail des années 1950. A ce détail près que ce n’est plus le tourneur-fraiseur qui le porte, mais le publicitaire poussant le souci du détail jusqu’à s’en offrir une version faussement élimée ; « vintage washed » (« vintage délavé »), disent les spécialistes. Après avoir revêtu ce fac-similé vestimentaire, on pourra s’accouder au zinc sans jurer dans le décor et commander une Suze ou un Picon en singeant poussivement l’ivresse décomplexée d’Un singe en hiver. « A force d’avoir fui un monde que nous considérions comme inauthentique, nous avons créé un monde de “l’hyper vrai” qui prend parfois l’allure d’un nouveau stade du faux », résume le journaliste Jean-Laurent Cassely, dans son passionnant ouvrage No fake. Contre-histoire de notre quête d’authenticité (Arkhé, 260 p., 18 €), à paraître le 19 avril. Parce qu’elle a une conscience aiguë d’elle-même, parce qu’elle puise dans les modes de vie antérieurs comme en autant de catalogues de styles, cette authenticité de synthèse accède dès lors à un niveau paradoxal, que l’on pourrait qualifier de « fauxthentique ».

Après des années passées au Buffalo Grill, le Français, tel un grand fauve, est trop heureux d’être réintroduit dans son habitat naturel

Les figurants de cette grande fresque rétrofuturiste un peu bidon ? Les consommateurs déboussolés, en quête d’un perpétuel supplément d’âme. Chez Mamie, le nouveau resto que la star des fourneaux Jean Imbert a ouvert dans le 16e arrondissement de Paris, en s’inspirant des recettes de sa grand-mère, le client est invité à couper la viande de son potau-feu avec un Opinel. Cette scénographie de la simplicité revivifiée se décline partout. Dans les quartiers gentrifiés, au cœur de ces néobistrots qui rejouent la comédie de la France populaire, les nappes à carreaux, les œufs durs au comptoir et les verres en Pyrex sont autant d’éléments signalétiques célébrant un temps où l’on ne vivait pas encore au second degré. Pour voir si quelque chose de plus profond se cache sous le vernis de cette France « fauxthentique », j’ai décidé, en ce jeudi d’avril, d’aller déjeuner Aux bons crus. Inauguré début 2018, ce resto « routier » à l’ancienne est installé en plein cœur de Paris, vers le métro Voltaire. Petit détail : aucun semi-remorque n’est garé devant l’enseigne frappée du traditionnel logo bleu et rouge et, parmi les clients, j’imagine que personne n’a le permis poids lourd. A part ça, la déco est d’une incroyable précision, fruit d’un travail de reconstitution maniaque. Aux murs, au-dessus des banquettes en moleskine, sont accrochés des menus d’époque où le tarif des agapes s’affiche en francs. Une ardoise Ricard mentionne le menu du jour : escargots de Bourgogne/Fricassée de ris de veau. « Nous, avant, on allait toujours dans les routiers. C’est bon et pas trop cher », me confie ma voisine, moitié volubile d’un duo de retraités corréziens. Ce que me confirme la carte, sur laquelle est inscrit : « Une halte chez un routier, c’est l’assurance d’un bon repas peu coûteux ! » Un encart précise : « Cuisine soignée, tout au beurre. » « Ah, la Corrèze, c’est le pays de… de Jacques Chirac ! », dis-je, avec un à-propos un peu surjoué – normal, on est dans la France d’avant, où les gens se parlaient facilement. « Ouf, j’ai cru que vous alliez citer François Hollande ! », me répond la dame, qui semble se situer sur la droite de l’ancien échiquier Aux Bons Crus, restaurant rue Cavaignac, à Paris, le 8 avril. FRÉDÉRIC STUCIN POUR « LE MONDE ».

« Un pays fantasmé qui ressemble aux photos de Willy Ronis » Dans « No Fake. Contre-histoire de notre quête d’authenticité » (Arkhé, 260 p., 18 €, à paraître le 19 avril), le journaliste de Slate Jean-Laurent Cassely décrypte la France à l’heure de l’œuf-mayo 2.0. Vrais bistrots dans leur jus, vraies nappes à carreaux, vraies têtes de veau à l’ancienne : comment expliquer cette épidémie de « vrai » sous influence rétro ?

Les décennies précédentes ont été marquées par le développement d’une France générique, avec ses centres commerciaux, ses rondspoints, mais aussi un mode de vie uniforme qui s’est incarné dans la

classe moyenne pavillonnaire des années 1980. Cette modernité standardisée et moche a suscité une réaction d’opposition qui prend la forme d’une quête d’authenticité. Il y a là, à la fois, un retour vers le passé, qui traduit un profond malaise identitaire face à la globalisation, et une adaptation aux attentes de consommation actuelles, où la blanquette de veau se doit d’être revisitée pour répondre aux exigences esthétiques d’Instagram. Cette offre est exclusivement marchande : elle nous invite à boire, à manger, à consommer différemment et, à travers cela, à nous distinguer pour nous montrer plus

authentiques que les autres. L’authenticité est donc un marché… Cette quête d’authenticité aurait abouti à ce que vous appelez « l’hyper France ». C’est quoi ?

L’hyper France fait référence au concept d’hyperréalité du philosophe Jean Baudrillard, soit l’idée que la réalité s’est effacée au profit du simulacre, c’est-à-dire de sa copie. L’hyper France est un pays fantasmé qui ressemble aux photos de Willy Ronis. C’est un remplacement de l’esthétique « vieille France » par sa version ironique, un style qui gentrifie le passé et réinvente la tradition en réactivant de manière subtile les codes nationaux : la moustache, la marinière, les sièges de bar en rotin. Ce travail d’édition de la réalité est largement influencé par les réseaux sociaux et marginalise tout ce qui n’est pas à la hauteur.

N’est-ce pas une forme d’authenticité inauthentique ?

Non, ce n’est pas du toc, c’est au contraire hyper vrai. Aujourd’hui, le capitalisme prétend nous vendre des expériences qui ne seraient pas des marchandises. On retrouve ces signaux d’authenticité partout, au travers des murs de briquettes rouges, des ampoules à filament, typiques de ce que j’appelle le « brooklynisme tardif », en référence à ce quartier hipster de New York dont l’esthétique a essaimé dans le monde entier. Mais le paradoxe, c’est que, quand on travaille à figer l’authenticité pour se l’approprier, elle tend à disparaître.

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D I MAN C H E 1 4 - L U ND I 1 5 AVR I L 201 9

DÉ M ÊL E R L E VR A I DU V E A U

Comment est votre blanquette ? politique – avant qu’Emmanuel Macron ne mélange toutes les cases. Avec mon invité, nous commandons des œufs mayo. Puis, j’opte pour une tête de veau ravigote. On nous apporte le pain dans une corbeille en plastique rouge du plus bel effet. Tout est excellent. A côté, un avocat d’un certain âge, portant une sacoche en cuir mou, s’installe avec sa collaboratrice, qui s’avère par ailleurs être sa fille. Le type semble échappé d’un film de Chabrol. Il commande des escargots, des ris de veau et du vin. La demoiselle, elle, opte pour une plus frugale omelette et commente : « Un litre de vin, c’est peut-être beaucoup, non ? » Quelques instants plus tard, elle essuiera une tache de sauce sur la cravate du monsieur, saynète touchante de dévotion filiale. Après des années passées à manger au Buffalo Grill, le Français, tel un grand fauve trop heureux d’être réintroduit dans son habitat naturel, se lâche. Il picole, parle fort, rit à gorge déployée. Comme si la sinistrose ambiante avait disparu d’un coup de baguette magique, le « fauxthentique », par la simple recréation quasi muséale d’un lieu, réussit à réactiver une sorte d’insouciance consumériste d’avant le choc pétrolier. Alors que des hipsters américains commandent des choux farcis en rafale, une Japonaise s’installe à deux tables de nous et se désinfecte les mains avec son flacon de gel bactéricide. Elle regarde ce tableau vivant avec de grands yeux écarquillés, semblant si heureuse de pouvoir approcher de cette espèce imprévisible qu’est le franchouillard un peu arsouillé. Mais, pour quelqu’un d’averti, ce tropplein de vrai peut provoquer un sentiment d’étrangeté, comme si on était entourés de figurants payés par Anne Hidalgo pour faire vivre le mythe du Paris authentique. Un léger malaise m’étreint lorsque le serveur, un jeunot avec un cactus tatoué sur le bras, se met à raconter à mes voisins de table corréziens une anecdote remontant à la seconde guerre mondiale : « Vous saviez, vous, que les Allemands bombardaient les stocks d’armagnac planqués sous la paille en repérant, sur les meules, les taches faites par l’évaporation de l’alcool… » Bingo : je commande un armagnac. Mais dans les lieux « fauxthentiques », comme dans le film The Truman Show, il y a toujours un moment où le décor s’arrête. Aux toilettes, le « Ladies » sur la porte des filles sonne comme un rappel à la réalité, celle de notre monde globalisé sous influence anglo-saxonne. Confirmant le fait que cet opulent simulacre des « trente glorieuses » ne s’est pas encore étendu à l’ensemble du quartier, un SDF fait la manche à la sortie. Après cette expérience plutôt enthousiasmante, j’enchaîne avec une partie de pétanque sur les bords du bassin de La Villette. Ces dernières années, l’Est parisien est devenu un des foyers les plus actifs de l’épidémie de « fauxthenticité ». Ici, aux beaux jours, tout le monde rejoue la partition pseudo insouciante de l’été 1936. Les marinières, les bières fraîches brassées localement et la focalisation sur le cochonnet créent une sorte de transe uchronique qui permet d’oublier, l’espace d’une soirée, l’angoisse du réchauffement climatique et de l’extinction des espèces. A certains égards, le « fauxthentique » peut être appréhendé comme un rituel conjuratoire, une façon de se téléporter dans un espace-temps où les choses semblaient aller mieux. Eh oui, pour tout un tas de raisons, vivre ici et maintenant semble désormais très compliqué. Nous cultivons donc au quotidien une active nostalgie d’un présent fantasmé tout en maintenant à distance, par cette gymnastique, la possibilité qu’émerge un présent réel. Ce soir, comme il ne fait pas très chaud, je n’ai pas croisé de marinière, mais j’ai en revanche vu passer deux « bleus » de travail. Le lendemain, direction l’Apollo Sporting Club, une salle de boxe du 19e arrondissement, qui organise une soirée de combats amateurs. Ici, je comprends que le « fauxthentique » ne se résume pas qu’à une recréation à l’échelle 1/1 de la France d’avant, mais peut aussi reposer sur des éléments d’authenticité importés. Des rangées de sacs de boxe en vrai cuir vintage semblant sortir d’une usine à sueur d’Harlem et des photos de grands boxeurs américains (Mohamed Ali, Joe Frazier…) servent d’écrin à un ring sur lequel des enfants s’affrontent dans des tenues moulantes, selon les règles de… la savate. « Yes, Oscar, punch ! », crie une maman américaine à l’attention de son petit gladiateur. Volontiers syncrétique, le « fauxthentique » repose sur une dynamique citationnelle où les styles de vie seraient devenus, à l’instar des filtres Instagram, des options interchangeables, superposables. « N’oubliez pas de partager les photos de la soirée sur les réseaux sociaux ! J’offre trois cours de boxe gratuits pour le meilleur cliché », insiste le speaker, alors qu’un papa, vêtu d’un bleu de travail, s’applique entre deux rounds à rincer le protègedents de son fils.

L’

heure de la cantoche approchait. Emmanuel Macron achevait une visite présidentielle de rentrée au collège Jules-Renard de Laval (Mayenne). Nous étions lundi 3 septembre 2018. Devant les élèves d’une classe de 6e, le président de la République concluait le jeu du portrait chinois par la question cuisine. « Si j’étais un plat, je serais la blanquette de veau, car c’est mon plat préféré », répondit-il. Surprise. En effet, un an auparavant, le candidat Macron avait publiquement admis une faiblesse pour le cordon-bleu – escalope de poulet, jambon, emmental, chapelure, aller-retour à la poêle, passage au four. C’est peu dire que ce revirement, disruptif en diable et pas supervégan, fit jaser. La blanquette, pourquoi la blanquette ? « Je n’y suis pour rien, vous savez », osait Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse. Une autre piste ? « C’est un de nos plats nationaux, avance Patrick Rambourg, historien des pratiques culinaires et alimentaires. Il figure régulièrement en tête du palmarès des recettes préférées des Français. Il rassemble. Il réchauffe. Il n’est pas dénué de nostalgie. Il fait authentique. » Nous y voilà. Le président de la République, toujours prompt à pourfendre les fake (news ou autres), aurait dégoté en la blanquette une alliée sincère. Le XXIe siècle sera nappé de sauce blanche ou ne sera pas. A moins qu’on cherche encore à nous faire prendre des vessies pour des lanternes, le village Potemkine global pour la Douce France, la démagogie pour la gastronomie et la cocotte de blanquette pour le vase de Soissons… Afin de démêler le vrai du veau, consultons derechef Patrick Rambourg, qui a supervisé et préfacé la publication posthume de La Blanquette de

veau. Histoire d’un plat bourgeois, de Jean-Louis Flandrin (Jean-Paul Rocher, 2002), historien de la famille, de la sexualité et de l’alimentation. « La première recette apparaît en 1735 dans Le Cuisinier moderne, de Vincent La Chapelle, dit-il. C’est alors un plat bourgeois, élitiste, citadin. Mais c’est aussi un plat de restes, qui accommode une viande rôtie auparavant. On le sert en hors-d’œuvre. Au milieu du XIXe siècle, dans son Livre de cuisine, Jules Gouffé en fait un plat de résistance à part entière, où la viande est cuite à dessein dans un bouillon, tandis que la sauce est liée en trois fois – farine, crème, jaune d’œuf. A la fin du XXe siècle, Michel Guérard l’allège en renonçant à la farine et en cuisant la viande à la vapeur d’un fond de volaille tandis que d’autres la colorent en y ajoutant des petits légumes. Entre-temps, elle était devenue un classique de la cuisine familiale. » Ainsi, la blanquette véritable est un leurre. Notre marmite a évolué au gré des époques sans jamais se figer,

L A CITAT IO N

« Je ne m’intéresse plus qu’à ce qui est vrai, sincère, pur, large, en un seul mot, l’authentique, et je suis venu ici pour cultiver l’authentique » Extrait de « Jean de Florette », de Marcel Pagnol (1963)

passant des dîners de la bourgeoisie repue aux salles bondées des brasseries, célébrées par le cinéaste Claude Sautet, via les déjeuners parlementaires à rallonge de la IVe République. « Même la cuisine déstructurée des années 2000 n’a pas eu sa peau », souligne Patrick Rambourg. C’est dire que le « brooklynisme tardif » l’amuse. Quant à l’ubérisation, même pas peur. En matière de vraifaux et de faux-vrai, la blanquette n’a de leçons à recevoir de personne. Et, pour ne rien gâter, ses racines restent mystérieuses. « Impossible de l’attribuer à un terroir en particulier », assure Patrick Rambourg. Son veau vient du Limousin, son beurre des Deux-Sèvres, sa crème de Normandie, sa farine de Beauce, ses œufs de Loué, aux portes du Mans, son citron de Menton, son riz de Camargue, ses champignons de Paris du Val de Loire, ses petits oignons de la région nantaise, ses carottes des Landes, son sel de Guérande, son poivre de Cayenne. C’est le Tour de France avec une serviette autour du cou, le roman national moins le cholestérol (compter 137 calories par portion de 100 g, riz compris). « Comment est votre blanquette ? », s’inquiète sans cesse Hubert Bonisseur de la Bath, alias OSS 117, par la voix de Jean Dujardin, dans Le Caire, nid

d’espions (Michel Hazanavicius, 2006). « Compliquée », prévient Gérard Bossé, chef étoilé du restaurant Une Ile, à Angers. « La recette exige la conduite simultanée de tous les éléments et une réduction très précise de la sauce avant l’ultime liaison au jaune d’œuf. Quant à sa présentation, c’est un casse-tête géométrique. Elle est impossible à dresser selon les canons contemporains. » Alors, autant continuer à la dresser « à l’ancienne ». Comme à La Poule au pot, dernière acquisition parisienne du top chef Jean-François Piège. « Service sur plateau d’argent, décor suranné de bistrot, comptoir en zinc : on se croirait presque dans un décor à la Audiard. Y compris dans l’assiette ! », décrit le Guide Michelin, qui, illico, a dégainé son étoile. Miam. Idée dessert : des profiteroles au chocolat. Michel Dalloni

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S’AIMER COMME ON SE QUITTE

LE BLOC-NOTES

Deux jours dans la vie des amoureux. Le premier parce que tout s’y joue, le dernier parce que tout s’y perd. Lorraine de Foucher a recueilli ces moments-clés. A chacun de deviner ce qui s’est passé entre-temps. Cette semaine, Gabriel, 35 ans, se souvient

L E GA NG D ES JAM B ONS

« Avant elle, je n’étais jamais tombé amoureux »

ILS ONT ENFILÉ DES CAGOULES, forcé la porte et dérobé le coffre-fort. Sauf que les trois cambrioleurs ont commis leur forfait, ce 1er avril, dans un escape game, une salle de jeu d’évasion où tous les décors sont faux. Le coffre-fort était rempli de billets, de drogue et d’une arme factices, le tout dans une fausse prison. Le gérant de l’escape game de Lattes (Hérault), Victor Barrère, en rit encore : « Le poisson d’avril, finalement, c’est nous qui leur avons fait. »

700 000

LA RAIE ET LE MULET Le tout premier festival du mulet d’Europe aura lieu à Boussu, en Belgique, le 18 mai. La coupe de cheveux phare des années 1980 y sera célébrée, avec des catégories par genre et tranche d’âge (enfants et personnes âgées, entre autres). Au menu, un « turbo-souffleur » pour ventiler les chevelures et des ateliers coiffure.

LE MOT D E LA S EM AIN E

Emmerdes N. fém.

A valu à Edouard Philippe le Prix de l’humour politique. Interrogé sur « ce qui remonte à Matignon », le premier ministre a répondu « seulement les emmerdes ». Question de répartition, comme dirait Jean-Paul Belmondo dans « 100 000 dollars au soleil » (Henri Verneuil, 1964) : « Dans la vie, on partage toujours la merde, jamais le pognon. »

ZIZI TOP Le Manneken Pis de Bruxelles faisait pipi dans les égouts depuis 400 ans. La ville, qui s’est aperçue que la fontaine ne fonctionnait pas en circuit fermé à l’occasion d’un contrôle, a raccordé la vasque au bac de récupération. Résultat, une économie d’eau de 1 500 à 2 500 litres par jour.

MC BESS

Je suis stagiaire dans une administration à Berlin. L’ambiance est feutrée, le costume gris de rigueur. Je suis un pingouin malgré moi. Je vis dans une colocation à Friedrichshain, le quartier « alternatif ». Beaucoup de drogues circulent, j’aime bien les expériences mentales, cette sensation de déplacement de moimême. Ça ne me fait pas peur, je sais rester raisonnable, j’ai toujours été ce bon élève qui ne bascule pas. J’ai fait une école de commerce par accident, parce qu’on m’avait dit qu’on pouvait tout faire avec ce diplôme, sauf que le tout est devenu un rien. J’intègre un groupe d’amis, il y a là Hans l’Américain, Papa Will l’Australien, il parle un anglais avec un accent très fort que je comprends mal, et il y a Anna. Anna est londonienne, je la rencontre à un anniversaire dans un restaurant assez classique. On prend le bus ensemble pour rentrer. Elle est plus jeune que moi, elle fait du théâtre. Elle me raconte que son petit ami est jaloux quand elle joue des scènes où elle doit embrasser un comédien. « Et toi, ça te rendrait jaloux ? », m’interroge-t-elle. Je jure que non. Cette fille est hyper-belle, elle est un peu mannequin aussi. Chez elle, il y a des photos d’elle avec son petit ami, cela me rassure presque, car elle n’est pas libre pour moi. On se rapproche, elle m’appelle « Fluffy Hair » à cause de mes cheveux en bataille. Arrive une soirée à Berlin-Est dans une sorte de château transformé en squat, un vieux truc destroy avec des tours. On a pris de la drogue, on se prend tous par la main, il y a Anna, et cette Suédoise toute timide. On fait une sorte de chaîne humaine pour ne pas se perdre dans les méandres de cette fête techno un peu sombre. On est montés sur la terrasse, j’ai lâché la main de la Suédoise, et j’ai gardé celle d’Anna. Il y a un canapé qui donne sur le parc, on est là blottis l’un contre l’autre sous des couvertures, ignorant les basses qui résonnent plus bas. On passe six heures sans bouger malgré les effets excitants des substances qu’on a prises. On est en train de s’attacher, on se dit des belles choses. Avant ça, je n’étais jamais tombé amoureux, j’enchaînais les histoires très courtes. Tout le monde vient nous voir pour tenter de nous sortir de notre canapé, mais on reste là, scotchés l’un à l’autre, car on sait que c’est fondateur. De ces soirées en forme de genèse. Au petit matin nos pas crissent sur les graviers du chemin, le pacte est acté, elle va quitter son petit ami, je lui ai dit que je l’attendrais autant qu’il faudra. On s’embrasse, elle rentre à Londres, revient à Berlin. Je viens la chercher et lui offre une écharpe rose, c’est le premier cadeau que je me suis senti capable de faire à une fille. Je peux enfin être moi-même, me projeter, je n’ai jamais vécu ça, je suis si fier d’elle.

Dernier jour

Des enfants venus au cinéma à Ipswich, en Angleterre, pour voir le dessin animé Peppa Pig (dès 3 ans), ont dû être évacués de la salle en urgence et en larmes par leurs parents. En cause : les bandes-annonces, parmi lesquelles une réclame pour Ma, un film d’épouvante avec au menu cadavres, accident de voiture et violences sexuelles.

C’est le nombre de conducteurs qui roulent sans permis en France, selon l’Observatoire national interministériel de la sécurité routière, alors qu’ils étaient 300 000 il y a dix ans. En cause, l’examen jugé trop cher, ou encore les retraits de permis.

Premier jour

« PEPPA PIG » HORROR PICTURE SHOW

C’est le premier carnet Moleskine que j’ai acheté de ma vie, le premier d’une longue série. C’est une sorte de journal intime pas très intéressant, dont je me saisis quand je pense « ça, il faut que je l’écrive ». Ce jour-là, je suis à Londres, on est dans un café, on boit un chocolat chaud. Anna est en face de moi, pourtant je griffonne dans mon carnet que j’ai envie de rompre. Le déséquilibre est trop grand, on se fait du mal. Il y a de plus en plus de distance, des grands blancs. A la soirée qui suit je la regarde s’amuser avec ses amis, je ne trouve plus ma place. Elle vient me voir, je lui réponds « I am fine » (« ça va »), alors que je suis comme un con avec mon verre que je vide trop vite et ces cigarettes que je roule sans m’arrêter. Anna a du mal à se réhabituer à moi, avec mes allers-retours entre Paris et Londres. « It’s weird » (« c’est bizarre »), me dit-elle. Sur son balcon on discute, le mot « rupture » n’est toujours pas prononcé, mais je lui en veux. Car je n’ai plus de place dans son esprit, je n’existe plus. Dans deux jours je rentre à Paris, qu’en sera-t-il ? Je documente chacun de nos derniers moments. « What are you writing ? » (« qu’est-ce que tu écris ? ») « My thoughts » (« mes pensées »), je réponds, évasif. J’idéalise tout en elle, à quoi ressemblera la prochaine ? Ce sont mes ultimes instants auprès d’elle. Elle n’a pas l’air affectée, même si elle sent bien que c’est fini. J’oscille entre tiraillement et soulagement. J’écris : « Anna, Anna, c’est bien terminé ? On ne se verra plus jamais ? Je t’ai laissée libre, sûrement un peu trop. Tu es la première femme que j’ai aimée. Est-ce que tu vas pleurer après que je sois parti prendre le train, demain à 4 heures du matin ? » La nuit, on se serre dans les bras, on pleure, on rigole, on relativise, tout se fait en douceur. J’ai encore un peu de rancœur en moi, je voudrais qu’il en soit autrement. J’aime cette façon de se séparer, de se tenir proches, de s’accompagner jusqu’au bout, de rattraper les derniers morceaux de l’autre. Il serait peut-être plus facile de se quitter fâchés, de se détester, pour éviter les remords et cet amour qui s’éteint doucement. Je finis avec cette phrase un peu grotesque : « Je penserai à toi comme à un gâteau, un très bon gâteau. » Il est 6 heures, le jour est à peine levé. Je suis le seul réveillé de l’Eurostar, j’ai quitté Anna. Tout ça doit m’être égal, c’est ma vie, c’est désormais une simple amie. Je dois enlever les photos d’elle de mon portefeuille, décoller celles du mur, effacer ses messages. Il me faut ranger les traces d’elle, la ranger avec dans un coin de ma tête, et redémarrer. Je suis libre maintenant. Je ne veux pas être jaloux des autres couples que j’idéalise. Anna s’effacera. Nous ressortons du tunnel, je suis toujours à écrire dans l’aube du trajet. Arrivé à Paris, j’ai un message d’elle : « You are special Gab. You mean so much to me. » (Tu es spécial Gab. Tu es si important pour moi »)

LA TO C A D E D E LA S E M A I N E

Ras-le-bowl Par Clara Georges Rien que son nom devrait inspirer une certaine méfiance. Poke bowl : cela fait trois ans que le plat s’affiche à la carte des restaurants healthy, et on ne sait toujours pas exactement ce que c’est, ni comment ça se prononce. Comme tous ces aliments dont s’entichent les urbains pressés, le poke bowl assume sa part de ridicule. Vous voici attablé face à une liste interminable de propositions, et contraint d’écorcher à la fois votre amour-propre et l’anglais pour choisir entre un Buddha bowl et un sweet and sour poke bowl, à la mangue et aux dés de saumon. Répétez après moi : « pokaï ba-oul ». Il

est temps de s’entraîner, car la tocade est partie pour durer. La preuve : Sodebo, Daunat et Mix, autrement dit trois poids lourds du prêt-à-manger en grandes surfaces, sortent ce mois-ci des gammes de poke bowls qui garniront les supermarchés de France et de Navarre, comme l’explique le magazine Linéaires du mois d’avril. Au rayon frais, ils viendront faire concurrence au wrap poulet, au bon vieux jambon-beurre-pain de mie et au plateau de sushis – au passage, que sont devenus les sandwichs au pain suédois des années 1990 ? Bien malin celui qui a flairé le filon.

Comme le bibimbap coréen avant lui, le poke bowl coche toutes les cases de l’époque. On lui a attribué une lointaine inspiration exotique (les « autochtones hawaïens » l’a-doraient) qui colle comme par miracle aux aspirations contemporaines : de la nourriture non transformée, étiquetée comme « saine » et aux frontières culinaires floues. Aux côtés du classique saumon cru-riz, on recense ainsi des recettes « porc aux épices », « lentilles-saumon fumé », « wasabi-crevettes » ou encore « version Chti », avec de la friseline et de la betterave. N’en jetez plus, le bowl est plein.

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Caster la voix « The Voice », c’est lui. Bruno Berberès est « le » dénicheur de talents. Le sexagénaire repère les stars en devenir aux quatre coins du pays. Slimane, Louane, Kendji Girac et Amir lui disent merci Pascale Krémer

Bruno Berberès chez lui, à Paris, le 10 avril. AUDOIN DESFORGES POUR « LE MONDE »

A

rrimée au micro, minois inspiré, la jeune chanteuse attend que la régie parvienne à lancer son fichier son. Rien n’y fait. Silence gênant. « Maman, au secours, tu m’apportes la clé USB ? », implore-t-elle depuis la scène. Et sa mère d’accourir… Le charme unique de ces concours de chant organisés à longueur d’année, partout en France, pour qui les découvre. Bruno Berberès, lui, a dépassé le stade de l’attendrissement. Ce samedi après-midi de printemps, il trône en bout de table des jurés, aux « Golden Voices » de Cannes. « Ça, c’est ma vie », s’amuse le jeune sexagénaire intégralement vêtu de noir, comme pour se faire oublier une fois les lumières éteintes. Sans trop d’illusions. Les artistes en devenir incertain sont venus pour lui flatter l’oreille. Bruno Berberès est « M. Voix » en France. « The Voice », c’est lui. L’Eurovision, les comédies musicales aussi. Il est

le dénicheur de talents encore ignorés, le virtuose sachant débusquer parmi les casseroles celle qui brillera sous les feux de la rampe. Celle qui, résume-t-il, « ne peut pas faire autre chose de sa vie que de monter sur scène, qui travaillera dur et prendra des échecs dans la tête ». Avant la découverte de cette hypothétique pépite vocale, « trois minutes, parfois, c’est long », souffle-t-il, dans la petite salle de concerts, savourant un silence entre « revisitations » de tubes de Michèle Torr et Daniel Guichard, entre effets Larsen et prestations tout aussi stridentes. Défilent des sexagénaires à l’étroit dans leurs robes léopard ou leurs chemises à palmiers, et des dizaines d’autres aspirants à la gloire dont ils pourraient être les parents, voire les grands-parents. « J’irai jusqu’au fond des enfers », beugle le dernier. Nous en approchons. Derrière l’écran de son ordinateur portable, stoïque, souriant, Bruno Berberès en a entendu d’autres. « Je suis dans la bienveillance, on dirait Jésus,

MICRO D’ARGENT

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rigole-t-il. Il faut du courage pour mon- que ! » Louane, Fréro Delavega, Kendji ter sur scène, on y va toujours pour des Girac, Slimane, Christophe Maé, Amir, raisons profondes. Se moquer, ce n’est Emmanuel Moire, Luc Arbogast… Pour pas possible. » Et puis, la catégorie ju- débusquer les stars de demain, la petite niors était prometteuse. Le petit Ilan équipe de Bruno Berberès hante sans Sigo, 11 ans, l’a ému en chantant, sans relâche les concours et les écoles de trop en faire, Les Feux d’artifice, de chant, les académies de comédie musiCalogero. Et Ambre Rapp aussi, et Nour cale, les scènes ouvertes, les « off » de Ben Rokia, ces lycéennes qu’il suit jus- festivals et jusqu’aux maisons de quarqu’à ce qu’un jour il les considère « prê- tier, terrasses, gares et métros… Le tes ». Leurs profils figuraient déjà dans Web ? De plus en plus. la base de données de son ordinateur, Sur YouTube ou Instagram, sa comme 14 000 autres. Un trésor de voix collaboratrice Sarah Berchot cherche prometteuses patiemment amassé. « une aiguille dans une botte de foin, saExtraverti, un rien cabotin, chant parler français ». Chaque matin, donnant du « princesse » aux dames, ce elle écoute une centaine de reprises. costaud aux cheveux ébouriffés n’est Des Shallow (Lady Gaga, Bradley Coopas né une pochette de disque à la per), des Bohemian Rhapsody (Queen) main. Le show-business a été son Eve- à s’en dégoûter. « Et chaque matin, se rest. La quête d’une vie commencée à rassure-t-elle, je repère des artistes que Narbonne (parents fonctionnaires des j’ai envie d’aider. » Certains n’attendent postes, vite divorcés), compliquée par pas qu’on vienne à eux. Le mail et le 06 une scolarité erratique (du BEP agent de Bruno Berberès se trouvent sur administratif aux études de gestion à Internet. « Regardez », dit-il en tendant l’université Dauphine), entravée par son téléphone portable. Démarre la trop de secrets. De son homosexualité, vidéo d’un chanteur de karaoké. comme de ses rêves artistiques, il ne Atroce. « Je suis prêt », légende l’Assupouvait souffler mot. rancetourix contemporain. Le réciJeune homme, lors d’un festival piendaire grimace : « Je vais lui répond’été, il tient un petit rôle dans Les Four- dre un truc sympa… Il y en a de si mauberies de Scapin. Son père est assis dans vais, on dirait qu’ils ont inventé les le public. « Vide abysfausses notes. Mais j’y sal », se souvient-il. crois encore, comme Le texte lui échappe. dirait Lara Fabian. » « AUX AUDITIONS Jamais plus il n’osera Pour l’instant, IL Y A DES monter sur scène. il court après « un « Mais j’avais besoin rappeur breton, un CANDIDATS de ce monde protecchanteur provençal SI MAUVAIS, teur. » Devenu direcou basque d’aujourON DIRAIT QU’ILS teur administratif et d’hui, un autre chanfinancier d’une filiale teur façon Stromae ONT INVENTÉ LES de la banque Indoqui traverse les fronFAUSSES NOTES. suez, doté d’un gros tières », et fantasme salaire et de stocksur « le candidat de MAIS J’Y CROIS options, il passe ses “The Voice” qui gaENCORE, soirées entre pianosgnerait l’Eurovision ». COMME DIRAIT bars et école de Mais repérer n’est chant, sympathise pas le tout. Il faut LARA FABIAN » avec une poignée de encore convaincre le jeunes interprètes, pur artiste pour qui commence naturelleTF1 incarne toutes ment à les aider. Il finance des maquet- les compromissions commerciales. tes, transporte en 4 L, négocie des Bruno Berberès joue la carte de la engagements. Bref, s’improvise mana- patience et de la proximité. « Je sais ce geur du dimanche. qu’est l’humiliation d’envoyer une Mais le passe-temps l’emporte, cassette à qui ne l’écoutera jamais, de avec le temps qui passe. Au milieu des tenter d’aborder une personne devant années 1980, il ressent une « urgence une maison de disques… Pour faire une à vivre ». Le sida fait des ravages. carrière d’artiste, il faut être un guer« J’étais si souvent au crématorium du rier. » Auquel il promet de livrer un Père-Lachaise que le type à l’entrée me combat commun. Avant même l’émissaluait. Moi, je n’ai eu la vie sauve que sion, c’est toute une stratégie de carparce que j’étais le provincial un peu plus rière qui se bâtit. coincé… » Adieu la banque. Bonjour la Slimane, par exemple, vaincolocation, version XXe siècle de la bo- queur en 2016 de la cinquième édition hème. Il connaît trop peu de monde, de « The Voice », avait tapé dans l’oreille côté show-biz, pour que ses protégés de Bruno Berberès dès ses 15 ans, au grimpent en haut de l’affiche. Jusqu’à détour d’un casting infructueux pour ce qu’un jour d’heureux hasard il dîne le rôle de Ptolémée dans un Cléopâtre chez le parolier Lionel Florence et chantant. « C’était le premier pro que je puisse lui glisser le nom de trois artistes rencontrais. Il m’avait dit aimer mon pour une future comédie musicale, Les timbre assez particulier, voir en moi Dix Commandements (2000). Banco ! quelqu’un qui pouvait travailler dans Le producteur, Dove Attia, et le ce milieu », se remémore celui qui ne compositeur, Pascal Obispo, s’interro- se produisait alors que dans les bars gent sur le découvreur de voix fraîches. de Pigalle. « Grâce à lui, j’ai su que je ne Le promeuvent bientôt directeur de me trompais pas. » casting. « Enfin, j’ai un boulot, je ne Slimane s’est pourtant fait prier suis plus le mytho du coin. Je com- durant plus d’une décennie avant de se mence à traîner partout où ça chante. sentir de taille à affronter l’épreuve J’invente un métier sans le savoir », télévisuelle. « Bruno est sincère, dit-il, raconte le casteur de voix. Qui part à la animé par la musique, le spectacle. C’est recherche des apprentis chanteurs le mec qui va dans les petites villes, qui destinés à peupler la « Star Academy ». garde des liens avec les artistes croisés, « On recevait d’énormes sacs postaux les oriente vers des projets. Son métier remplis de cassettes VHS de candi- est difficile à assumer : il est la première dats… » Mais cette télé-réalité à pré- porte qui s’ouvre, ou la première qui se texte musical l’horripile. Il enchaîne referme. Il le fait avec une grande franavec « La Nouvelle Star », la comédie chise. C’est précieux. » musicale Le Roi Soleil (2005), puis touAux « Golden Voices », les « printes les suivantes. Avec L’Eurovision, qui cesses » sur talons pailletés le savent, qui se met à sélectionner par télé-crochet. quémandent, en file indienne, selfies et Et surtout « The Voice », sa grande compliments à « celui qui mène à Paris », affaire depuis huit ans. comme l’espère la jeune Ambre. Miroir Il est le « fournisseur officiel » aux alouettes tendu à cette France qui de la quasi-totalité de ceux qui s’épou- tout entière vocalise, grisée par les télémonent derrière les fauteuils rouges crochets ? « Moins que la première année des coachs. « J’ai été le premier embau- de médecine ou que le Loto », réplique le ché par la production, mais j’ai posé une directeur de casting. Après tout, lui s’est condition : on ne parle que de musi- bien évadé d’une banque.

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Une bastide dans le Tarn

CLOS L’ABBÉ

Le Clos-l’Abbé, sublime bâtisse du XVIIIe siècle à quelques kilomètres de Coutances (Manche) et des plages du Débarquement, a des airs de grande maison de famille. C’est sans doute pour cela qu’on s’y sent bien : les grands salons avec cheminée sont chaleureux, les deux suites décorées avec goût ont vue sur le parc… 300 m2 luxueux qui peuvent loger jusqu’à huit personnes. Et qui dit maison cinq étoiles dit aussi ribambelle de services façon hôtellerie haut de gamme. Sur demande, un chef peut venir préparer le déjeuner ou le dîner, les courses peuvent être livrées, les petits déjeuners et les paniers de pique-nique aussi. Si certains choisiront de passer la journée à bouquiner sur les grands canapés du magnifique parc, les visites dans le pays coutençais ne manquent pas. Et les propriétaires du Clos-l’Abbé peuvent se charger de les organiser, de la traversée à pied de la baie du Mont-Saint-Michel à l’escapade en voilier dans les îles Anglo-Normandes, en passant par le baptême de parapente. 3, rue de l’Eglise, 50210 Ouville. De 490 € à 765 € par nuit pour l’ensemble de la propriété pouvant accueillir 8 invités. Closlabbe.com

PIERRE BARDOT

Et si vous viviez la vie de château le temps d’une semaine ? Au cœur de la campagne du Bourbonnais, le château de SaintAlyre, bâti entre le XVe et le XIXe siècle, allie luxe et charme d’antan à un design contemporain. Niché dans un superbe parc, il propose des appartements et des chambres tout confort, un espace détente intérieur privatisable avec spa, sauna et tisanerie, une salle de sport, et une salle de jeux pour les enfants. Les appartements, de 145 et 150 m2, proposent chacun six couchages ainsi que cuisine, salle de bains, lave-linge, etc. Côté activités, randonnées à pied et à vélo, bien-être et thermalisme à Vichy, et balade dans la chaîne des Puys et des volcans d’Auvergne à une heure de route du château. Tribu avec enfants ? En trente minutes, vous êtes au PAL, parc régional d’attractions et animalier avec plus de 700 animaux sur 50 hectares… 03150 Sanssat. Appartement pour 6 personnes pour le week-end : 688 euros avec départ tardif le dimanche. Privatisation possible du château pour le week-end (15 personnes max) : 2 500 € avec les petits déjeuners. Chateaudesaintalyre.com

François Bostnavaron et Yoanna Sultan-R’bibo

Un corps de ferme dans l’Oise Une maison de maître en Normandie

Un château dans l’Allier

Une grande bâtisse dans la Manche ou un château dans le Bourbonnais, sélection de cinq lieux idéaux pour partir entre copains

SÉBASTIEN CHARRIER/ARCHEO-VOLANT.FR

Voilà l’endroit idéal pour une virée à plusieurs familles (nombreuses) ! La bastide des Tourelles, une très belle maison de caractère du XIXe siècle, à quarante minutes de Toulouse, peut accueillir jusqu’à vingt personnes. 700 m2, une annexe et neuf grandes chambres dans un superbe cadre arboré, au calme et au vert. On imagine bien les journées passées autour de la piscine chauffée, les apéros sous l’auvent de la terrasse, et les dîners dans la spacieuse salle à manger. Le vrai plus : l’espace balnéo de 100 m2, avec sauna, hammam, bassin de nage à contre-courant et même aquabike ! Et si les retrouvailles entre copains sont prétexte à une grosse fête, la bastide héberge un salon-bar insonorisé avec terrasse couverte pour danser jusqu’au bout de la nuit. A faire autour ? Visiter la jolie ville d’Albi, le château de Magrin, le jardin des Martels, et grimper dans le petit train à vapeur du Tarn. Lieu-dit les Tourelles, 81500 Marzens. La bastide des Tourelles, 5 épis, à partir de 4 000 € la semaine pour 20 personnes. Bastidedestourelles.fr

Ensemble, c’est tout

A 70 km de Paris, à 15 km de Compiègne, l’Instant, à Morienval (Oise), n’est ni un hôtel ni un gîte rural, mais une maison de famille comme l’ont voulue Florence et Damien Chartier. Un corps de ferme constitué de deux demeures de caractère, aujourd’hui baptisées l’Instant La Vue et l’Instant La Ferme. La première donne d’un côté sur une jolie cour de ferme avec un beau pigeonnier et de l’autre sur une grande terrasse dominant la vallée et la magnifique abbaye de Morienval. La vue est imprenable, les soirées d’été magnifiquement étoilées. La seconde donne également sur une cour de ferme avec une belle terrasse. Les deux demeures disposent toutes les deux de cinq ou six chambres avec salle de bains, d’un très grand espace à vivre, d’une cuisine bien équipée, d’une cheminée, de la Wi-Fi, et peuvent chacune accueillir quinze personnes maximum. Quant aux activités, il n’y a que l’embarras du choix. Outre la piscine du lieu, il y a la très belle abbaye et sa roseraie, la forêt de Compiègne et de Retz à parcourir à pied ou en vélo. Golf et centres équestres également à proximité. 9, rue de la Granchemont, 60127 Morienval.

GILLES MARTIN-RAGET/GAMMA-RAPHO VIA GETTY IMAGES

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ALBA MORASSUTI

VACANCES

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Un voilier en Méditerranée En pleine mer, sur le pont d’un voilier, partager des souvenirs avec sa bande de vieux copains… Une scène de soap hollywoodien ? Non, vos prochaines vacances ! Band of Boats propose à la location de très beaux voiliers pour huit personnes (quatre cabines) depuis Palma de Majorque. A vous les petites calas (« criques ») aux eaux cristallines seulement accessibles par bateau, les paysages sauvages de la côte nord, les escales à Valldemossa ou Magaluf… Ni vous ni vos amis n’avez fait de stage aux Glénants ? L’option avec skippeur est proposée (pour un prix plus élevé, évidemment). On peut aussi choisir de faire le tour de la Corse, ou caboter sur la Côte d’Azur au départ de Marseille. Au départ de Palma de Majorque, location d’un voilier Sun Odyssey 44i

Compter 1 500 € le week-end pour

pour 8 personnes. A partir de 850 €

15 personnes, du vendredi après-midi au

la semaine sans skippeur, 2 240 €

dimanche après-midi. Instant-morienval.com

avec skippeur. Bandofboats.com

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CUISINE

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Chanvre à part En huile ou en graine, la plante a un potentiel gastronomique inépuisable. Pour apporter du croquant à des légumes et du peps aux desserts

Pesto de chanvre Dans un mortier, réunissez 150 g de graines de chanvre décortiquées, 6 cl d’huile de chanvre et 3 g de fleur de sel. Broyez l’ensemble avec un pilon jusqu’à obtenir un pesto. Utilisez ce pesto en condiment ou en finition d’un dessert.

Stéphanie Noblet

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u veux du chanvre ? La proposition est tout à fait honnête et plus recommandable qu’il n’y paraît. Alors que près d’un adulte sur deux a déjà fait l’expérience de la substance illicite la plus consommée, selon les chiffres de Santé publique France publiés en novembre 2018, nous sommes beaucoup moins nombreux à avoir expérimenté le cannabis sativa L dans nos assiettes. Et c’est bien dommage : ce chanvre-là, appelé industriel ou agricole, se distingue de son cousin le cannabis par une teneur infinitésimale (inférieure à 0,2 %) en THC (la molécule responsable de l’effet psychoactif), mais possède de nombreux autres atouts, dispensés en toute légalité. Avant d’être valorisé à des fins gustatives, le chanvre possédait déjà un nombre impressionnant de cordes à son arc. Rien ne se perd dans cette plante tout à la fois fibreuse, ligneuse et oléagineuse, cultivée depuis le néolithique. Ses fibres sont bien connues pour leur usage textile (cordages, toiles…) mais aussi dans la papeterie, l’isolation ou la plasturgie. Son bois (appelé chènevotte) est utilisé dans l’écoconstruction, mais aussi en tant que litière animale et paillage horticole ou vinicole. Tandis que ses graines (appelées chènevis) servent à l’alimentation animale (pour les oiseaux surtout) et à la fabrication d’huile, alimentaire ou cosmétique. Si elles se faufilent aujourd’hui jusqu’à nos cuisines, c’est parce que ces graines ont du goût, du caractère, mais aussi un intérêt nutritif remarquable. Volontiers qualifiées de « superaliment », elles cumulent une grande richesse en protéines végétales et un profil lipidique intéressant. Autre point fort : le chanvre agricole est cultivé en France et sans pesticide, que ce soit en conventionnel ou en bio. « Il s’agit d’une plante robuste et résistante, qui ne nécessite pas de traitement chimique, explique Alexandre Dormoy, producteur en conversion bio à Dancevoir (Haute-Marne). C’est un gage de qualité pour les produits qui en sont issus (graines et tiges), et une des raisons pour lesquelles, après avoir fortement décru dans l’après-guerre, son marché repart à la hausse en France. » En magasin bio, il faudra choisir entre des graines entières (ovoïdes gris-brun, à mi-chemin entre des lentilles vertes et du sarrasin kasha), des graines décortiquées (écrues avec des particules vertes, proches du sésame blanc) ou de l’huile d’un beau vert soutenu (en petit flacon de verre foncé, pour éviter son oxydation). Plus rare, la farine de chanvre, brune et dépourvue de gluten, est issue du « tourteau » obtenu lors du broyage des graines pour la fabrication de l’huile. Pour compléter l’épicerie du parfait consommateur de chanvre, citons les succédanés de produits laitiers et diverses boissons, dont des bières aux notes florales et citronnées. Le tout 100 % autorisé et sans effet planant. Le chanvre alimentaire s’introduit par petites touches car son parfum herbacé s’avère puissant, surtout dans l’huile – utilisable à froid uniquement. M. Dormoy conseille de l’associer à de l’huile de colza ou de tournesol dans une vinaigrette. « C’est très bien aussi pour assaisonner des légumes verts ou donner un coup de fouet à des pommes de terre sautées : avec une cuillère à soupe d’huile de chanvre en fin de cuisson, on dirait des pommes de terre nouvelles… » Les graines entières (meilleures torréfiées) ou décortiquées apportent du croquant et un petit goût de noisette ou d’amande à un muesli, un granola, une tarte, un cake, un crumble, de simples crudités ou des légumes rôtis…

Chantilly au chanvre

CHANG KI CHUNG POUR « LE MONDE »

Pour se convaincre du potentiel gastronomique du chanvre, il suffit d’écouter l’engouement qu’il suscite chez deux chefs pâtissières de grand talent. Claire Heitzler raconte que, après avoir dû réaliser un macaron au chanvre quand elle était chez Ladurée pour des clients américains amateurs de « super food », elle a « trouvé l’expérience intéressante, à la fois en texture et en goût ». « Le produit m’a vraiment plu, témoigne-t-elle, et j’ai cherché ensuite à l’utiliser différemment. » Sur la scène du festival Omnivore, à Paris, en mars, elle a présenté un baba aux agrumes et au chanvre, utilisant ce dernier sous trois formes : de l’huile dans la pâte du baba, des graines décortiquées dans un pesto, des graines entières infusées dans une chantilly… Au-delà, elle confie avoir pris l’habitude de parsemer ses salades de graines décortiquées et se dit convaincue que « ce produit, encore mal connu, est promis à un bel avenir car les habitudes alimentaires changent : ses atouts sont incontestables au moment où l’on essaie de faire baisser la part des protéines animales ». De son côté, Jessica Préalpato, chef pâtissière du restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée à Paris, s’intéresse surtout à l’amertume apportée par la petite graine, « avec un petit côté piquant en fin de bouche ». « J’ai choisi de l’associer, sous forme de condiment et de glace, à l’acidité du pamplemousse et de l’orange, dans le dessert proposé à la carte, explique la jeune chef. Mais le chanvre, un peu à la manière du sarrasin, peut se marier avec beaucoup de choses : les fruits, en premier lieu, surtout les fruits rouges et les agrumes, et même le chocolat si on choisit une variété pas trop amère… » Suivons donc les conseils de ces dames en offrant un cortège de chanvre aux petits nouveaux du printemps : premières fraises et rhubarbe rustique, mais aussi timides asperges, auxquelles les graines décortiquées fourniront un manteau de panure épatant, pour ne pas dire stupéfiant.

Faites torréfier 50 g de graines de chanvre entières pendant 30 minutes dans un four à 160 °C. Concassez-les grossièrement. Faites bouillir 20 cl de crème fleurette entière (de ferme, si possible). Ajoutez le chanvre concassé et les graines ôtées de 1/4 de gousse de vanille. Hors du feu, laissez infuser une nuit (et jusqu’à 24 heures). Passez l’ensemble au chinois. Mélangez cette crème infusée avec 30 cl de crème fleurette entière très froide, montez l’ensemble en chantilly au batteur, en ajoutant 50 g de sucre semoule. Utilisez cette chantilly pour personnaliser un dessert : salade de fraises avec les premières gariguettes, meringue, glaces et sorbets… Recettes de Claire Heitzler

SO U S L E S PA V É S, L ’ A R TIS TE

Quatre lieux imaginaires devenus réalité Olivier Razemon

Quand la fiction précède la réalité. Des rues, des restaurants, des villes, des navires, furent créés pour les besoins d’une œuvre, d’un roman, d’une chanson, d’un film, d’une bande dessinée. Puis, des années plus tard, ces lieux se sont matérialisés, comme un hommage à l’œuvre, au point qu’on oublie parfois leur histoire toponymique.

Nantes, rue de la Grange-aux-Loups > En 1964, Barbara chante Nantes, une dédicace à son père, Jacques Serf, décédé à l’hôpital de cette ville six ans plus tôt. L’artiste préfère pour le dernier souffle un autre décor : le « 25 rue de la Grange-aux-Loups », une jolie adresse, mais qui n’existe pas. La chanson devient célèbre, la rue imaginaire aussi. En 1986, la ville matérialise la voie dans le quartier de la Beaujoire. L’inauguration a lieu en présence de la chanteuse. La rue, qui dessert un habitat pavillonnaire situé dans un coin excentré, ne présente pas d’intérêt particulier. Mais c’est l’occasion de revoir Nantes, son château, ses rues piétonnes, ses vues sur la Loire, sa place Graslin. Une ville plus riante que le portrait qu’en fait Barbara : « Il pleut sur Nantes (…) La ville avait ce teint blafard (…) Le ciel de Nantes rend mon cœur chagrin. »

Moscou, le Café Pouchkine > En 1964, la même année que Nantes et en pleine guerre froide, Pierre Delanoë écrit pour Gilbert Bécaud un refrain qui deviendra célèbre, Nathalie. Le chanteur, accompagné de sa guide, fait saliver son public avec le « chocolat », dégusté au « Café Pouchkine », après la visite du « tombeau de Lénine ». Longtemps, des touristes ont cherché aux alentours de la place Rouge un café qui n’existait pas. A l’occasion du bicentenaire de la naissance du romancier Alexandre Pouchkine, en 1999, l’homme d’affaires franco-russe Andrey Dellos décide de remédier à ce manque. L’inauguration fut célébrée en présence du chanteur. L’établissement, à la fois salon de thé et restaurant gastronomique, est décoré de parquets, boiseries et chandeliers. « Le mythe est devenu réalité », peut-on lire sur le site du bistrot moscovite, qui n’a pas tardé à essaimer dans le monde entier.

Perpignan, la gare > Parce que Dali l’appelait ainsi, la gare de Perpignan est aujourd’hui ornée de l’inscription « El centre del mòn », « le centre du monde » en catalan. Le peintre expliquait que la gare constituait pour lui un endroit unique, celui où il fallait embarquer les toiles confectionnées dans son atelier de Cadaquès, en Espagne, dans un convoi à destination de Paris. Son art suivait ici un autre destin, et commençait à lui échapper. « J’ai eu à la gare de Perpignan une espèce d’extase cosmogonique, une vision exacte de la constitution de l’univers », expliquait le maître.

Illiers-Combray, le Musée Marcel-Proust > Illiers (3 300 habitants, Eure-etLoir) a été renommée en 1971 parce que Marcel Proust avait choisi le nom de Combray pour évoquer, dans A la recherche du temps perdu, la localité campagnarde où il passait ses vacances. C’est un décret du ministre de l’intérieur de l’époque, Raymond Marcellin, qui rebaptisa la ville, l’année du centenaire de l’écrivain. A quelques kilomètres de Chartres, Illiers-Combray propose un collège Marcel-Proust, une école maternelle « Les Nymphéas » et une école primaire appelée « La Vivonne », nom que l’écrivain avait donné à la rivière, le Loir, qui traverse la bourgade. Mais on visite surtout « la maison de Tante Léonie », transformée en Musée Marcel-Proust, dotée de nombreux objets ayant appartenu à l’auteur.

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