Incertitude-et-inaction-climatique.pdf

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L'incertitude ne justifie pas l'inaction: Manifeste probabiliste pour une action climatique pragmatique Par Mathieu Beaudoin

Le climatosceptique considère la science climatique comme un avocat en défense criminelle considérerait les preuves fournies par la poursuite: si on peut identifier un doute raisonnable, on doit discréditer la théorie. Il serait toutefois plus approprié de considérer la possibilité des changements climatiques anthropiques comme une poursuite civile, au terme de laquelle le juge considère l’équilibre entre la force et la crédibilité des preuves fournies par les parties adverses, puis ordonne un règlement proportionnel à la responsabilité probable de chaque partie. La question de si l’humanité devrait réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES) devrait être soumise à un fardeau de preuve similaire. Il n’est pas nécessaire de prouver hors de tout doute raisonnable que les changements climatiques soient réels et causés par l’activité humaine pour qu’il soit logique de poser des gestes proportionnels pour en gérer le risque. Si vous ne croyez pas aux changements climatiques anthropiques, je ne tenterai pas ici de vous en convaincre, mais plutôt d'illustrer que la probabilité que cette théorie soit vraie est suffisante pour qu’il soit souhaitable d’envisager des moyens de gérer ce risque efficacement. *** Les climatosceptiques évoquent souvent les doutes persistant quant à la science, et l’absence de consensus qui en découle. La climatologie, comme n’importe quelle autre discipline scientifique, comporte nécessairement de l’incertitude: elle progresse en posant des hypothèses sur les phénomènes qu’on observe, en faisant des prédictions à partir de ces hypothèses, puis en vérifiant si l’expérience les contredit. Plus l’expérience échoue à infirmer une théorie, plus on accepte cette dernière. Or, en sciences naturelles, on ne peut jamais prouver strictement qu’une théorie soit vraie, seulement qu’elle est fausse. N’importe quel scientifique honnête reconnaîtra cette incertitude, qui est d’autant plus présente lorsqu’on traite d’un sujet aussi complexe que le climat, sujet qu’on ne peut pas reproduire fidèlement en laboratoire pour soumettre une quelconque théorie sur sa dynamique d’ensemble à de véritables contrôles expérimentaux. Avant qu’une théorie soit acceptée par tous, particulièrement dans un domaine aussi complexe que le climat, il est donc normal que des sceptiques continuent à souligner tout doute qui persiste et à avancer des hypothèses contradictoires pour expliquer ce qu’on observe empiriquement. En science climatique, une poignée “d’irréductibles” continue ainsi de souligner des incertitudes quant aux conclusions majoritaires des scientifiques, en plus d’évoquer certains autres arguments (auxquels nous reviendrons), et certains en concluent qu’il vaut mieux rejeter en bloc les scénarios catastrophiques évoqués par l’ONU. Je ne sortirai pas ici le fameux “97% des scientifiques disent que...” (un argument fallacieux, puisque les foules peuvent se tromper). Cependant, le fait qu’il y ait deux camps opposés, qui avancent des versions mutuellement incompatibles de la réalité, veut dire qu’il y en a forcément au moins un qui se trompe.

À moins d’être disposé à étudier soi-même la vaste quantité de données et de théories ayant mené aux différentes théories actuelles, force est d’admettre que nos opinions se basent sur celles d’experts, qui nous fournissent des résumés de la science actuelle. Ces experts n’étant que des humains, il sont évidemment susceptibles d’être corrompus ou incompétents. Nous devons donc décider de façons raisonnables d’évaluer leur fiabilité, puis d’évaluer la crédibilité de leurs théories en tant que telles. Qu’on soit climatoconvaincu ou climatosceptique, un argument fréquemment utilisé pour discréditer les scientifiques cités par l’autre bord est de semer le doute sur leurs motifs. Les convaincus diront que les sceptiques sont à la solde de l’industrie pétrolière; les sceptiques assigneront des motifs cyniques et carriéristes aux scientifiques, média et politiciens défendant la thèse convaincue. Qui faut-il croire? On ne peut évidemment pas lire les pensées de ceux dont on doit évaluer les motifs, mais certains outils épistémologiques (l’épistémologie est l’étude de la connaissance) peuvent fournir un cadre utile pour cette analyse. Un premier outil, fort utile pour évaluer le potentiel que des motifs égoïstes biaisent l’avis d’une personne qu’on doit décider de croire ou non, est la question “cui bono?”: à qui ça profiterait, si cette version était en réalité fausse mais que la société l’acceptait quand même? Les listes suivantes ne sont évidemment pas exhaustives, mais elles rassemblent probablement les principaux suspects. Commençons par ceux qui profiteraient du triomphe injustifié de la thèse convaincue: 1. les politiciens ambitieux ayant fait campagne sur cet enjeu 2. les scientifiques ayant défendu cette version des faits 3. les producteurs d’énergie renouvelable, qui pourraient vendre leur produit plus cher grâce à l’élimination de concurrents plus économiques 4. ceux qui fabriquent panneaux solaires, éoliennes, véhicules électriques, etc. 5. ceux qui veulent à tout prix sauver des arbres 6. ceux qui veulent que l’humanité s’appauvrisse inutilement Voyons maintenant du côté sceptique: 1. 2. 3. 4.

les politiciens ambitieux ayant fait campagne sur cet enjeu les scientifiques ayant défendu cette version des faits les producteurs d’électricité qui opèrent des centrales au charbon ou au diesel les industries du pétrole et du charbon, qui évitent de perdre des milliards de dollars en “stranded assets” 5. les fabricants d’acier et de béton, responsables respectivement d’environ 8 et 6% des émissions globales de GES,i qui n’ont rien besoin de changer 6. l’industrie du transport, qui dépend presque complètement de l’énergie fossile et qui évite à moyen-terme d’avoir à changer (bien qu’à long-terme elle se heurterait quand même à la limite naturelle posée par la finitude des réserves de carburants fossiles) 7. ceux qui veulent convertir à d’autres usages des terres actuellement couvertes de jungle ou de forêt

On remarque immédiatement que les deux premières lignes de chaque côté sont identiques: les motifs qu’assignent les climatosceptiques aux prophètes de la thèse convaincue peuvent tout autant s’appliquer à leurs propres prophètes. On constate aussi que les intérêts économiques qui profiteraient d’une adoption injustifiée de la thèse sceptique (3 à 7) pèsent énormément plus dans l’économie actuelle que ceux qui seraient favorisés par l’adoption injustifiée de la thèse convaincue (3 et 4). Certes, des poches profondes, patientes et machiavéliques pourraient avoir pris le pari qu’elles convaincraient le monde d’un canular climatique, pour ensuite profiter de la réaction en créant une nouvelle industrie fondamentalement inutile. Cependant, un tel investissement dans la désinformation exigerait des dépenses soutenues pendant des décennies, et n’offrirait aucune garantie de succès, puisqu’il viserait à créer une nouvelle industrie dont la valeur dépendrait entièrement d’une tromperie. En plus d’être très riche et patient, il faudrait être un peu fou pour penser qu’il s’agisse d’une bonne stratégie pour s’enrichir, et d’y mettre son propre argent! À l’inverse, il serait tout à fait rationnel (bien qu’immoral), pour quelqu’un qui cherche à protéger des actifs qui génèrent déjà des milliards, d’investir quelques millions pour faire de la désinformation et tenter de torpiller une menace existentielle, ce que serait pour ces actifs un électorat réclamant des mesures sérieuses pour réduire les émissions de GES. Si on veut éviter de se faire manipuler, un tel déséquilibre entre les intérêts financiers profitant d’une version ou de l’autre devrait donc susciter un examen particulièrement critique de la thèse sceptique. Ceci étant dit, une telle méfiance à l’égard des prophètes de la thèse sceptique n’exclut pas la possibilité que la thèse en soi ait du mérite. Comparons donc nos thèses rivales en nous appuyant sur un autre outil épistémologique: celui de privilégier, parmi des explications mutuellement incompatibles de la réalité, celle qui exige le moins de conditions (ou les conditions les moins improbables) pour pouvoir être vraie. En gros, chaque condition dont dépend une hypothèse réduit la probabilité que l’hypothèse soit vraie, de façon inversement proportionnelle à la probabilité que toutes les conditions soient vérifiées. En d’autre mots, plus il y a de conditions pour qu’une théorie soit vraie, et plus les conditions sont improbables, moins la théorie a de chances d’être vraie. Attention! Ce raisonnement ne prétend pas pouvoir mener à la certitude. Toutefois, il propose un prisme utile pour considérer l’incertitude, et pour minimiser nos chances de nous tromper. Nous reviendrons sur les conditions pour que la thèse convaincue puisse être vraie, touchant en même temps à certains arguments sceptiques. Par contre, voyons d’abord celles qui sont nécessaires pour que la thèse sceptique soit vraie. À sa base, la thèse sceptique implique que le haut niveau de consensus proféré par l’ONU et les scientifiques et médias convaincus soit le produit factice d’une conspiration, ou au minimum d’une collusion cynique, plutôt que la synthèse honnête de recherches réellement rigoureuses. Voyons donc ce qu’une telle collusion

impliquerait pour chacun de ces acteurs. Tout d’abord, l’ONU est le forum où les dirigeants de (presque) tous les pays du monde se rassemblent pour avancer diplomatiquement leurs propres intérêts, et tenter de collaborer pour améliorer le sort de l’humanité en général. L’ONU représente particulièrement les intérêts des plus grandes puissances géopolitiques de la planète, à savoir les membres permanents du Conseil de sécurité. Discréditer comme sciemment trompeuses les conclusions émises par un groupe de travail mandaté par l'ONU, malgré la rigueur apparente de l’effort ayant mené à ces conclusions, implique que de telles conclusions serviraient les intérêts des décideurs les plus puissants de l’ONU, et que la tromperie ait l’accord tacite des autres, ou au minimum que les plus puissants eussent réussi à faire taire les dissidents. On ne peut évidemment pas exclure cette possibilité, mais elle semble plutôt extravagante, considérant la réticence que semblent avoir les grandes puissances face à l’action climatique: ça fait depuis les années 90 qu’elles font des conférences sur le sujet, et ce n’est que récemment qu’on a commencé à y voir des engagements sérieux de la part des grandes puissances (et encore!). Il serait bien étrange que des chercheurs mandatés par l’ONU pour résumer les connaissances actuelles sur le sujet publient des conclusions frauduleuses aussi incommodantes! Quant aux médias et scientifiques, il faudrait que l’un ou l’autre de ces groupes soit presque parfaitement cohésif et dédié à ce mensonge pour que puisse être autant mise de l’avant une théorie scientifique sans fondement. Puisque les médias sont le prisme à travers lequel le grand public consomme sa culture scientifique, une collusion cynique et disciplinée entre les grandes organisations médiatiques pourrait présenter comme majoritaires les conclusions de scientifiques en réalité marginaux; alternativement, les scientifiques pourraient eux-mêmes être la source de la désinformation, les médias n’étant rien de plus que les idiots utiles servant les desseins de ces “evil scientists”. Considérons tour à tour ces deux possibilités. Voyons d’abord la possibilité d’une grande collusion des médias. Pour ne donner que deux exemples, Nature et The Economist sont des publications établies depuis 1869ii et 1843iii respectivement. Elles ont acquis au fil du temps de solides réputations pour leurs reportages factuels, et soutiennent sans équivoque la thèse convaincue. Bien que dans le brouillard “post-vérité” des dernières années une part du public ait perdu confiance dans les médias traditionnels, ces organisations ont toujours, auprès du reste, une réputation en tant que sources fiables d'information factuelle. Une telle réputation est longue et difficile à bâtir, et pourrait être détruite instantanément s’il était révélé que la direction d’une organisation médiatique avait délibérément soutenu un tel mensonge. Il serait donc très risqué pour une organisation médiatique dont la crédibilité est établie de s’adonner à une telle magouille, et l’idée qu’autant de ces organisations collaborent en ce sens, prenant chacune ce risque malgré la possibilité que l’une d’elles brise les rangs et expose au public la conspiration, semble plutôt improbable. Notons aussi qu’en plus des médias, d’autres organisations possédant les ressources et les motifs pour s’informer adéquatement sur le sujet et le considérer froidement dans leur planification, comme l’armée américaineiv et les compagnies

d’assurance,v considèrent les changements climatiques comme un enjeu réel. Bien que l’intérêt de ces organisations se limite surtout aux adaptations que ces changements rendront nécessaires, plutôt qu’à l’attribution de leur causalité, leur considération des changements climatiques comme un risque sérieux à gérer rajoute, au minimum, de la crédibilité à l’idée qu’il s’agisse d’un vrai problème (même si ça ne nous dit rien sur qui ou quoi en serait responsable). Il y a, alternativement, la possibilité que ce soit la communauté scientifique qui collabore pour tromper le public. Cette explication suppose soit que les incitatifs professionnels qui guident les scientifiques favorisent la conformité au détriment de la recherche sincère de la vérité, soit qu’il existe une force cachée pour obliger une majorité de scientifiques à soutenir un mensonge malgré leur conscience. L'excès de conformité pourrait être un facteur: pour prendre un exemple extrême (mais valide pour nos fins ici), un chercheur qui soupçonnerait que la gravité soit un canular gardera probablement ce soupçon pour lui-même, plutôt que de passer pour un fou en essayant d’obtenir du financement pour tenter de démontrer expérimentalement qu’une théorie aussi largement acceptée depuis aussi longtemps serait, en fait, fausse. Peut-être que l’intuition de ce chercheur aurait trouvé un support empirique si seulement il avait réalisé les expériences qu'il avait en tête, et que son bâillon conformiste ait privé l’humanité d’une découverte importante. Une telle dynamique pourrait-elle être à l’œuvre parmi les climatologues? Remarquons d’abord que, puisque la science naturelle avance en proposant des hypothèses puis en tentant de les infirmer, pour gagner en notoriété un chercheur a bien plus intérêt à proposer ou démontrer une nouvelle théorie, ou à démontrer la fausseté d’une théorie acceptée jusque là, qu’à confirmer une théorie déjà démontrée par d’autres. La conformité en soutien à une théorie (comme celle de la gravité, pour reprendre notre exemple) se forme progressivement, alors qu’expérience après expérience réduit les avenues inexplorées ayant le potentiel d’infirmer la théorie, et que la communauté scientifique accepte ladite théorie comme étant la meilleure explication disponible pour les phénomènes observés. Toutefois, la science climatique est encore jeune, et elle tente de modéliser des phénomènes très complexes. Bien que la conformité soit susceptible d’agir comme censure envers quiconque voudrait démontrer la fausseté de certains mécanismes simples et noncontroversés (par exemple, que les endroits plus ensoleillés aient tendance à être plus chauds, toutes autres choses étant égales par ailleurs), il serait prématuré d’affirmer que, malgré notre compréhension toujours approximative du système climatique, la conformité soit devenue suffisamment puissante pour faire taire tout chercheur qui aurait encore des réserves quant à certains aspects de cette compréhension. Il s’en suit donc que les conclusions exprimées par les climatologues sont plus probablement issues d’une appréciation franche des observations et théories que nous possédons jusqu’à date, que d’une conformité craintive taisant toute critique valide. Il nous reste donc la deuxième possibilité, qu’il existe une force cachée qui oblige les scientifiques à taire la vérité malgré leur conscience. Puisque qu’il est à peu près impossible de démontrer qu’une théorie de conspiration soit fausse, nous ne nous attarderons pas longtemps sur cet angle. Par contre, abordons brièvement une possibilité qu’évoquent parfois les climatosceptiques: que toutes ces histoires de

changements climatiques ne soient qu’une charade pour obtenir du financement scientifique. Cette explication repose sur trois piliers douteux, qui sont tous nécessaires pour qu’elle soit vraie: (1) que la majorité des scientifiques soient moins intéressés par le développement de la connaissance que par les conforts matériels que peuvent leur fournir des fonds de recherche leur payant un salaire pour faire des recherches vides de sens (et qu’importe qu’elles soient vides de sens), (2) que ces scientifiques ne puissent pas imaginer d’autres sujets de recherche plus utiles dans lesquels s’investir, et (3) que ceux qui décident du financement à la science soient ignorants de la vacuité de ce sujet de recherche ou bien s’en foutent éperdument. Nous avons encore là des conditions pas impossibles, strictement parlant, mais quand même assez extravagantes. Passons maintenant aux conditions pour que la thèse convaincue puisse être vraie. Encore une fois, nous nous intéresserons surtout aux filtres qui existent entre la connaissance scientifique et nous-mêmes, plutôt qu’à la science comme telle. En d’autres mots, comment expliquer que les changements climatiques soient un vrai problème, et qu’ils soient causés en grande partie par l’activité humaine, si certains spécialistes continuent encore et toujours à affirmer précisément le contraire? Il existe une réponse plutôt simple à cette question, qui est en apparence très plausible: des acteurs aux poches profondes, dont les intérêts financiers se trouvent menacés par la perspective d’un public réclamant des actions sérieuses pour s’attaquer aux changements climatiques, pourraient avoir financé des porte-parole peu scrupuleux, se présentant comme des scientifiques, afin de semer le doute dans l’opinion publique. Ces doutes peuvent ensuite avoir trouvé une audience réceptive chez les esprits préoccupés par le coût potentiel de s’attaquer aux changements climatiques, puis avoir été amplifiés par certains “bugs” de la psychologie humaine et par la dynamique tribale de la politique moderne. Cette explication suppose premièrement qu’il existe des gens moralement disposés à induire en erreur l’opinion publique, au service d’intérêts privés. Cette supposition n’a évidemment rien d’extravagant: pour prendre un exemple historique bien connu, il suffit de penser à l’industrie du tabac qui a caché au public les effets néfastes de ses produits, au sujet desquels elle était parfaitement au courant. Cette explication suppose ensuite qu’il soit possible de maintenir un doute injustifié dans l’opinion publique malgré que ces doutes soient contredits par la plupart des grands média. Or, avec le public qui consomme de plus en plus de nouvelles sur internet, les grands média ont perdu leur dominance d'antan. En même temps, l'anonymat d'internet permet à n’importe qui de créer un site web et d'y dire absolument n’importe quoi. Un site web peut se présenter comme une source d’information alternative, présentant ce que les média traditionnels “cachent”, sans avoir à se soumettre à la moindre vérification indépendante. Malgré cette carence de crédibilité, quand les deux se contredisent, plusieurs auront tendance à croire davantage ce qu'ils lisent sur ces sites que ce que disent les grands média. Pourquoi donc? Une explication plausible résiderait dans les biais cognitifs, les “bugs” qui existent dans la façon dont le cerveau humain traite l'information. En effet, l'humain est souvent bien moins rationnel qu'il le pense, dû au fait que nos

cerveaux ont évolué prioritairement pour favoriser notre survie et notre reproduction, objectifs qui ne s’alignent pas nécessairement avec celui d’avoir le plus souvent possible raison. Il s'en suit que le raisonnement et le comportement humain est loin d'être toujours ce que dicterait la rationalité parfaite. Cet écart (dont souffrent même les plus intelligents parmi nous) a été abondamment documenté empiriquement dans les dernières décennies, notamment par les psychologues israéliens Amos Tversky et Daniel Kahneman. Certains de ces “bugs” pourraient avoir été exploités par ceux qui cherchaient à propager des doutes excessifs au sujet de la science climatique. D'abord, il y a la dissonance cognitive: lorsqu’il existe une différence significative entre ce que nous croyons que nous devrions faire et ce que nous faisons en réalité, nous ajustons inconsciemment notre image de que nous devrions faire, afin d’éliminer l’incongruité et de protéger l’image de personne juste et morale que nous nous faisons presque tous de nous-mêmes.vi Ce mécanisme de défense psychologique pourrait avoir joué un rôle-clé dans l'éclosion du climatoscepticisme: lorsqu’on considère, d'un bord, les implications inquiétantes des changements climatiques, et de l'autre, les coûts qu'engendrerait une réponse proportionnelle aux scénarios qu'on nous dépeint, on peut très bien préférer ne pas y penser. Pour pouvoir éviter d’avoir à s'en faire, tout en maintenant une bonne image de soi-même, il peut être très utile de se convaincre, tout simplement, qu'il n'y en a pas, de problème. Il serait donc peu surprenant que les arguments soulignant les doutes de la science climatique, en répondant à ce besoin, eussent trouvé une audience réceptive. Ensuite, il y a le biais de confirmation: nous sommes naturellement enclins à chercher et accepter comme vraie l'information qui confirme ce qu'on pense déjà, et à rejeter ou ignorer l'information qui contredit nos croyances existantes. Ainsi, si on croit déjà que “toutes ces histoires de changements climatiques, c'est de la bull...”, on aura tendance à interpréter toute nouvelle “information” allant dans le même sens comme une preuve qu'on a raison, et à discréditer et diminuer ce qui dit que le contraire. Ainsi, nos croyances existantes ont tendance à se renforcer d’elles-mêmes, peu importe les nouvelles informations qu'on puisse rencontrer.vii Ce biais affecte aussi les climatoconvaincus, évidemment! Cependant, rappelons que nous cherchons uniquement, ici, à expliquer comment il se pourrait que, si les changements climatiques sont un vrai problème et qu'ils sont causés par l'activité humaine, autant de commentateurs puissent être aussi sincèrement convaincus du contraire. Finalement, il y a l'influence de la conformité tribale. L'humain est un animal social, dépendant pour sa survie de la collaboration avec ses semblables. Cette collaboration étant plus importante à notre survie que d'avoir toujours raison, il semblerait que nous ayons évolué une tendance à adopter les croyances de groupes auxquels nous appartenons plutôt que de persister dans la dissidence: il peut être plus risqué d'avoir raison seul que d'avoir tort en groupe. Le chercheur Solomon Asch a même démontré, à travers une série d'expériences surprenantes dans les années 50, que nous sommes prêts à adopter et affirmer les croyances d'un groupe auquel nous nous identifions même quand celles-ci contredisent nos propres sens.viii La polarisation moderne de la politique ayant divisé l'électorat en tribus se définissant par des ensembles de positions et par leur opposition à des adversaires communs (droite contre gauche), il est tout à fait possible que l'opinion d'une minorité vocale souscrivant à la thèse climatosceptique eusse fini par entraîner le reste de la “droite

économique”, et par faire du climatoscepticisme un article de foi tribal de droite. Objectivement, les conditions étaient favorables à un tel résultat: ceux qui s'identifient à la droite veulent généralement éviter d'imposer des coûts inutiles aux entreprises et aux gens, veulent éviter de donner trop de place à l'État, et se méfient des projets de changement radical. Il n'est donc pas très étonnant que le discours climatosceptique eusse trouvé un terreau fertile à droite; l'insistance idéologique de bien des climatoconvaincus sur la nécessité de grands projets étatiques pour remédier au problème peut très bien avoir contribué à durcir l'opposition des sceptiques. Cette réaction pourrait ensuite avoir été amplifiée par de grands média cherchant à plaire à une audience polarisée à droite, ce qui fonctionne mieux quand on dit aux gens ce qu'ils veulent entendre que quand on les contredit (voir le biais de confirmation). Bref, il ne semble pas y avoir de conditions particulièrement extravagantes à ce que la version dite majoritaire de la climatologie soit vraiment ancrée dans la science, et que la dissidence persistante d'un noyau de sceptiques soit due à de la désinformation par des acteurs intéressés, ayant profité de “bugs” dans le raisonnement humain pour crédibiliser et amplifier des opinions s’opposant à des moyens pouvant menacer leurs intérêts économiques. Passons finalement à certaines critiques spécifiques qu’adressent les climatosceptiques envers les conclusions majoritaires de la science climatique, critiques qui cherchent à invalider ses conclusions. 1. “La concentration de CO2 dans l’atmosphère (environ 0,035%) est trop faible pour avoir un impact sur la rétention thermique de l’atmosphère”: Cet argument présume qu’un composé chimique dont la concentration est très faible (“très faible” étant une notion arbitraire, d’ailleurs) ne peut avoir d’impact substantiel sur la solution dans laquelle il est dilué. Prenons comme exemple le polonium 210, utilisé pour assassiner l’ancien espion russe Alexander Litvinenko. Cette substance est tellement toxique qu’une dose d’un seul microgramme est fatale,ix ce qui représente environ 0,00000000125% de la masse d’un homme adulte moyen au Canada.x Il en découle donc qu’il n’y a rien d’absurde à ce qu’une très faible concentration de CO2 dans l’atmosphère puisse avoir un effet considérable. 2. “Le CO2 est essentiel à la vie et nourrit les plantes. Nous assistons d’ailleurs à un verdissement de la planète.”: Cet argument implique que toute chose est soit entièrement mauvaise, soit entièrement bonne. Or, une chose peut être nécessaire à la vie tout en étant nocive dans l’excès: le sel, par exemple, est essentiel à la vie, mais un humain ne pourrait pas survivre en buvant exclusivement de l'eau de mer! Que le CO2 soit nécessaire à la vie n’implique donc pas qu’il ne puisse pas causer de torts importants s’il est présent en quantités excessives (il est même mortel pour les humains au-delà d'une certaine concentrationxi); le fait qu’une concentration accrue de CO2 dans l’air puisse augmenter la productivité agricole (en facilitant la photosynthèse) ne veut pas dire que sa présence excessive dans l’atmosphère ne puisse pas causer d’autres problèmes, pouvant compenser la plus grande facilité de la photosynthèse, par exemple en augmentant la variance météorologique. De plus, il est entièrement possible qu’en chemin vers des scénarios futurs défavorables, nous

passions à travers une période qui profite aux plantes. En ce sens, nous pourrions faire un parallèle avec la politique fiscale: lorsque l’État s’engouffre dans le déficit à travers des coupures d’impôts et/ou augmentations de dépenses excessives, l’économie peut en profiter à court-terme. Cependant, un déficit excessif ne peut pas durer éternellement, et lorsqu’on arrive aux inévitables contractions fiscales, non seulement on se retrouve avec l’inverse d’un stimulus, mais tout le système économique est fragilisé par un plus grand endettement. 3. “Les scénarios catastrophiques ne se sont pas encore réalisés, donc les climatoconvaincus ont tort”: La science climatique évolue, et s’étoffe progressivement de données et d’une compréhension améliorée. Comme toute science, des chercheurs ont posé dans le passé des hypothèses qui ont fini par être infirmées. Que des chercheurs passés se soient trompés ne veut pas dire que les prédictions d’aujourd’hui, raffinées depuis par des décennies de recherche et de collecte de données, et modélisées à l’aide d’une puissance informatique incomparable à ce qui était disponible aux débuts de la climatologie, sont invalides. Il est aussi pertinent de noter que les données observées depuis les prédictions alarmistes du passé ont principalement infirmé le rythme prévu des changements, plutôt que la direction de ceux-ci: nous observons bien certains phénomènes prédits, tels que la hausse du niveau des océans. Ces changements ne se sont pas avérés aussi rapides que certains l’avaient prévu, mais ils se produisent néanmoins, et rien ne laisse supposer que ces changements devraient s’arrêter ou même ralentir dans les décennies à venir. Plus probablement, ils risquent de s’accélérer au fur et à mesure que s’activent des “feedback loops”: la perte d’étendue des glaciers, qui expose la roche sombre au soleil là ou la neige le reflétait avant, le dégel du pergélisol arctique, relâchant dans l’atmosphère des quantités importantes de méthane, GES encore plus puissant que le CO2, qui y étaient piégées, etc. 4. “Quoi qu'il en soit, une taxe sur le carbone ne changera rien”: Cette question est indépendante de savoir s'il y a ou non un problème à régler. On peut très bien affirmer que telle ou telle solution ne fonctionnera pas, tout en étant d'accord qu'il y a un problème auquel il faut trouver une solution. Il se trouve qu'une taxe sur le carbone, dont toutes les recettes seraient redistribuées parmi la population (une taxe “revenue-neutral” comme on dit), serait probablement la meilleure solution pour gérer efficacement le risque climatique. Cependant, il s'agit là d'un débat distinct, qui sort de la portée de cet essai. *** Pour résumer, il y a de bonnes raisons de croire que l'opinion dominante sur les changements climatiques soit issue d'une base scientifique rigoureuse; affirmer le contraire implique une série de conditions qui pourraient être vraies mais qui sont beaucoup moins probables que les conditions nécessaires à ce que cette proposition soit vraie. Sans que l'on puisse être certains dans un sens ou l'autre, la balance des probabilités indique que nous devrions au minimum considérer que l'opinion dominante sur cet enjeu est peut-être vraie, et qu'il serait pragmatique d'en tenir compte et de poser des gestes proportionnels pour gérer les risques qu’elle évoque.

i ii iii iv v

https://www.economist.com/international/2019/01/05/efforts-to-make-buildings-greener-are-not-working https://www.nature.com/nature/history/about_site.html https://www.economist.com/help/about-us https://dod.defense.gov/News/Article/Article/612710/ https://www.wsj.com/graphics/climate-change-forcing-insurance-industry-recalculate/ https://www.theglobeandmail.com/report-on-business/rob-magazine/an-industry-that-has-woken-up-to-climate-changeno-deniers-at-global-resinsurance-giant/article15635331/?page=all https://hbr.org/2017/08/how-the-insurance-industry-can-push-us-to-prepare-for-climate-change vi https://www.britannica.com/science/cognitive-dissonance https://www.psychologytoday.com/intl/basics/cognitive-dissonance vii https://www.psychologytoday.com/us/blog/science-choice/201504/what-is-confirmation-bias https://www.britannica.com/science/confirmation-bias viiihttps://www.thoughtco.com/asch-conformity-experiment-3026748 ix https://www.mirror.co.uk/news/uk-news/what-polonium-210-poisoning-how-12142235 x http://www.theaveragebody.com/average_weight.php xi https://www.cdc.gov/niosh/idlh/124389.html

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