Introduction
DISCOURIR, ARGUMENTER
Parler d'argumentation revient vite à s'enfermer dans du tautologique. Un tautologique qui aurait cependant la séduction de se donner au travers d'implications successives et toujours renouvelées. Séduction puisqu'en effet, il est toujours possible, passant d'une implication à une autre, de donner origine aux phénomènes et d'imposer ordre aux événements : des mots aux arguments, des arguments au discours. Implications puisque bien sûr, on ne peut parler du discours sans le moyen du discours et d'arguments sans mots qui les désignent. Discours sur le discours. Enchaînements circulaires. Passage d'un cercle à l'autre. Traiter d'argumentation confine dès lors à l'insurmontable pour peu que l'on comprenne la témérité qu'il y a de vouloir théoriser, c'est-à-dire stabiliser ce qui d'emblée se manifeste comme mouvant. Parlant d'argumentation, on ne ferait donc qu'argumenter ? La lecture des encyclopédies et des dictionnaires spécialisés procure ainsi peu de satisfaction. Soit l'argumentation y est définie comme ce qui se compose d'arguments et alors il conviendrait de classifier cette dernière espèce selon ses natures et ses genres pour ranger des discours. Soit encore, il semblerait suffire au lexicographe d'évoquer les univers où il paraît usuellement plus fréquent de rencontrer des argumentations. Le Vocabulaire philosophique de Lalande1 ou le Dictionnaire du Français contemporain2 entre autres, appartiennent au premier cas puisqu'on y présente l'argumentation comme « série d'arguments tendant à la même conclusion », « manière de présenter et disposer les arguments » ou encore, « ensemble des raisonnements étayant une affirmation, une thèse », et l'argument est HERMÈS 15, 1995
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ainsi « la preuve, le raisonnement apportés à l'appui d'une affirmation ». De la sorte, on ne fait que reprendre Littré0 qui se contentait de définir l'argumentation comme étant « l'art d'argumenter ». Dans le second cas, l'argumentation sera caractérisée par ce qui la produit, ou encore ce qu'elle peut manifester. Ainsi Foulquié écrivait-il : « Toute argumentation est l'indice d'un doute car elle suppose quil y a lieu de préciser ou de renforcer l'accord sur une position déterminée, qui ne serait pas suffisamment claire ou ne s'imposerait pas avec une force suffisante* » Ces quelques exemples suffisent à montrer que si l'on croit savoir ce qu'est un argument, on ne sait pas toujours ce qu'est argumenter. « Enchaîner des arguments » ne signifie pas grand chose. Doit-on alors se contenter, comme l'a écrit ironiquement Pascal5, de cataloguer quelques espèces d'arguments ? Ou doit-on tenter l'élaboration d'une définition générale, nécessairement incomplète, mais jouant comme étape d'analyse ? L'alternative est sans doute fausse : il est nécessaire à la fois de considérer tout ce qui concrètement se donnera comme forme d'argument et d'examiner les conditions qui justifient et rendent nécessaire toute argumentation. Nombre des discours que nous recueillons, entendons ou lisons, peuvent être en effet intuitivement qualifiés d'argumentatifs et ce, d'autant plus facilement que nous les savons adressés à un auditoire en vue de «l'informer», de le convaincre. On assimile donc argumentation à discours achevé et l'on peut même aller jusqu'à dire que les situations de notre société font qu'il n'existe aucun discours qui ne soit àrgumentatif en regard d'un certain contexte. Ce qu'on entend par là, c'est que tout discours relèverait d'intentions persuasives traduisibles en modalités d'influence, en processus visant à la conviction. Une typologie de niveaux d'impact peut même s'envisager, qui s'accompagnera bien sûr d'une classification des auditoires selon leurs modes de composition sociologique et ce que cela permet du point de vue des croyances. On est ainsi conduit à définir des et non une spécificité de l'argumentation, cette dernière n'étant plus alors perçue qu'en termes de mécanismes d'interaction sociale, à l'exclusion des phénomènes relevant de l'ordre du langage. Réduction qui pourrait suffire. Après tout, il suffirait de relier contenus argumentatifs, thèmes de discours et « effets » de ces contenus ou «modes d'adhésion» de chaque auditoire. Certains s'en contentent, vendeurs de stratégies socialement codifiées. Je ne crois pas que l'opinion commune en soit toujours dupe. On sait bien tout d'abord qu'argumenter c'est parler, faire discours. Que convaincre, persuader, c'est agir, imposer, s'imposer. Que dire, c'est « avoir raison », c'est « faire raison ». Que la raison, c'est « du logique », c'est « être logique ». Que dès lors, si c'est logique, cela se comprendra. Que comprendre, c'est « voir », laisser voir, donner à voir, entrevoir. Qu'il y a sens alors : « cela fait sens », « ça a un sens ». Que parler, discourir, argumenter, c'est en conséquence, surtout montrer, désigner des sens, faire exister une, des significations. Qu'il y a rapport évident, même si l'on np sait comment, entre langage et être, entre langage et pensée. Qu'argumenter, discourir, c'est donc identifier des choses, des êtres, des situations, des espaces et des temps. Que cela conduit à les juger, à proposer, à démontrer. Qu'à les exposer, c'est s'exposer. Que repérer revient à se repérer ; affirmer à s'affirmer. Qu'argumenter, cela se sent, s'écoute, se lit, se voit à l'occasion6.
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Discourir, argumenter?
Argumentation : spectacle et sens. Des mots. Du discours. Oes objets, du monde, de la société. Argumenter : construire, agir, déplacer, stabiliser, déstabiliser. L'espace et le temps : des domaines, des existences, des événements. Le nécessaire et le suffisant : ce qu'il faut pour faire discours. Ce quil suffit pour un sens en regard d'autres pour convaincre. Schématisations, structurations, autrement dit : discours qui à chaque fois, mobilisent des passés du langage, convoquent des « micro-mondes », invoquent des pouvoirs locaux. Avec l'ambition de la généralité, du passage à l'universel, d'une « vérité ». C'est vrai que l'opinion commune préfère la consistance, le stéréotypé1. Schéma du discours effectivement arrêté chaque fois, à un moment de ses états et des états en conséquence du langage, des significations, des logiques, des passions. Et se donne comme arrêt nécessaire : mise en poste du discours, situation d'affût. Sur les significations, les choses, les sens du monde. Les représentations, les images donc, celles connues, celles « à son sens » innovées. Ces sens, ces représentations, les voici « naturellement » alors identifiées, déterminées, proposées et à l'occasion, reçues comme la représentation, le sens du monde, d'un monde. Dès lors, arguments et discours s'entendent pour revendiquer la logique au-delà des logiques. Mais il s'agit de ruser. Efficaces ou non selon les cas. Tout dépend du « pouvoir des mots », choisis, hérités, imposés. Conduite du sens et des sens donc, qui signifie enfin acte notarié d'arrêt d'un discours sur des lectures, des situations, des êtres. Acte notarié fondamental de toute argumentation, qui ainsi établit son ordre, son plan, son parcours. Il faut pour cela : — des lois qui vont réguler ce qu'il faut comprendre et donc dire ; — des opérations qui vont construire du langagier à partir du langage, marquant, exprimant les activités cognitives d'un sujet, puisqu'ayant bien pour objet, la constitution de son discours comme outil de connaissance pour soi, pour autrui ; .— des règles en conséquence, qui assureront la mise en discours et en « formes » de ces opérations langagières et de ces lois de pensée assurant d'univers socio-symboliques du dire et du représenter ; — des repères de ce fait, qui permettront cognitivement à autrui de comprendre, d'adhérer ou non, d'accepter ainsi ou pas les frontières du sens définies par le discours, en termes justement de repérages appliqués aux « réalités » du monde. Cercles de l'agir discursif, de l'argumenter... Georges VIGNAUX NOTES 1. París, P.U.F., 1951 (6e édition). 2. Paris, Larousse, 1966. 3. Paris, Pauvert, 1951.
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4. Dictionnaire de la langue philosophique. Paris, P.U.F., 1962. 5. « De sorte qu'après tant d'épreuves de leur faiblesse, ils ont jugé plus à propos et plus facile de censurer que de répartir, parce qu'il leur est bien plus aisé de trouver des moines que des raisons. » (Provinciales, 3 e Lettre). 6. « J'ai une maladie : je vois le langage. Ce que je devrais simplement écouter, une drôle de pulsion, perverse en ce que le désir s'y trompe d'objet, me le révèle comme une « vision », analogue (toutes proportions gardées !) à celle que Scipion eut en songe des sphères musicales du monde. À la scène primitive, où j'écoute sans voir, succède une scène perverse, où j'imagine voir ce que j'écoute. L'écoute dérive en scopie : du langage, je me sens visionnaire et voyeur. » (Roland Barthes par Roland Barthes. Paris, Seuil, 1975, p. 164). 7. « La vérité est dans la consistance, dit Poe (Eurêka). Donc celui qui ne supporte pas la consistance se ferme à une éthique de la vérité ; il lâche le mot, la proposition, l'idée, dès qu'ils prennent et passent à l'état de solide, de stéréotype (stéréos veut dire solide).» (Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 164).
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