Michel Meyer Institut de Philosophie, Bruxelles
PROBLEMATOLOGIE ET ARGUMENTATION ou la philosophie à la rencontre du langage
Qu'est ce que la problématologie ? La problématologie est une nouvelle manière de philosopher, de penser la raison et le langage. Elle le fait en s'attachant à l'interrogativité qui traverse l'ensemble des activités intellectuelles. Parler, comme penser, c'est traiter de certains problèmes qui nous animent. Ce sont eux qui mettent la pensée en branle et déclenchent tout le reste des opérations associées à l'usage du raisonnement et du langage. Les questions que les hommes doivent résoudre sont multiples, mais ils le font toujours au départ de deux façons essentielles. Soit, ils en proposent la solution, soit ils communiquent la question à autrui dont ils attendent sinon la réponse du moins la coopération à cet effet. Le couple essentiel de la pensée humaine est celui de la question et de la réponse : on l'a appelé la différence problématologique1. Ce qui est intéressant, c'est d'étudier les diverses formes que prend la différenciation problématologique. Le fait de simplement communiquer la réponse, parce que la question est connue ou se dégage aisément du propos, va définir une première forme de mise en œuvre du couple problème-solution : c'est l'opposition de l'implicite et de l'explicite. Par contre, s'il y a lieu de faire part du problème qui nous préoccupe, par exemple parce que la réponse dépend d'autrui, alors la question devra être explicitée, par une forme propre. C'est là une seconde manière de mettre en oeuvre la différence problématologique. La formalisation de celle-ci repose HERMÈS 15, 1995
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sur l'usage de formes langagières spécifiques, comme par exemple l'opposition de la forme interrogative et de la forme déclarative. La troisième possibilité est Fimpérative et son but est de mettre le poids sur la résolution attendue plutôt que sur le problème qui lui correspond, sans doute parce que celui-ci n'a pas simplement pour réponse une phrase mais une action. Mais le poids de la forme n'est tel que par rapport à une information maximale qu'il convient de communiquer verbalement. Bien souvent, le contexte permet de repérer ce qui fait problème sans recours à un explicite précis pour ce faire. La forme peut alors être utilisée à d'autres fins, elle acquiert des degrés de liberté par rapport à la différence problématologique. Celle-ci se distribue entre la forme et le contexte. A contrario, lorsque le contexte est faible en information sur ce qui fait question et sur ce qui vaudra comme réponse, tout doit être précisé, ainsi que la forme mathématique des théories scientifiques l'atteste à suffisance. En littérature, le texte doit créer sa propre problématique en Fauto-contextualisant, surtout lorsqu'il s'agit de reproduire un contexte naturel plutôt que de l'évacuer comme en science. À la limite, cependant, on peut imaginer une poésie sans contexte, donc énigmatique en plein. C'est là que le poète et le mathématicien se rejoindront sans doute, si ce n'est que la « résolution » poétique n'est pas à chercher dans des règles préétablies et extérieures. Le texte est lui-même réponse en quelque façon, il ne la donne pas, et il ne fournit pas pour autant la clé qui permettrait de le résoudre. D'ailleurs, plus un texte est problématique de par sa forme, plus le figuratif exprime ce côté problématique et plus le lecteur doit répondre par un rôle actif dans l'interprétation. Inversement, plus la résolution est donnée dans et par le texte, comme dans l'intrigue romanesque ou policière, plus le texte « colle » au monde extérieur, moins il est figuré, et plus le lecteur a un rôle passif puisque la résolution se déroule sous ses yeux en tant que réponse textuelle. J'ai appelé cette loi poïétique de base, la loi de problématicité inversée1, car il est question de la variation de la problématicité dans les textes, dans la réponse textuelle, et qui la constitue en propre.
La problématologie comme nouvelle conception de la raison et du langage La problématologie repose sur une idée somme toute assez évidente, mais aux conséquences incalculables dans bien des domaines de la pensée. Quelle est cette idée ? L'activité intellectuelle, dont l'usage du langage fait partie, consiste à traiter les problèmes qui se posent à nous. Or, on a toujours conçu la raison, comme le langage d'ailleurs, comme étant tissé de propositions, s'emboîtant les unes dans les autres, se soutenant d'elles-mêmes, grâce à un Premier principe lui-même infondé, pour les besoins de la « cause », sinon de la causalité dans son ensemble, aussi paradoxale que soit cette idée de cause sans cause alors que tout a une cause. 146
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Soit. Ce qui compte ici est de bien voir cette clôture de l'ordre propositionnel sur lui-même : il ne répond à rien, il est. Une telle conception de la Raison est aujourd'hui épuisée, et l'on sait bien que la Raison elle-même est une réponse, donc un problème. Il s'agit désormais d'aller au fondement de la Raison, pour voir la problématique dont elle est issue et qui, du même coup, obliger la rationalité à chercher son principe véritable, à s'en emparer par le langage et à construire sa propre discursivité comme un répondre susceptible de rendre compte des questions, des problèmes. Le langage non plus n'échappe pas à l'analyse problématologique. On peut bien évidemment continuer d'analyser sempiternellement les phrases en constituants dits grammaticaux. Mais on peut aussi, et c'est plus intéressant, s'attacher à voir de quoi il est question. « Napoléon a gagné la bataille d'Austerlitz » : voilà une phrase apparemment exempte de problématicité ; de quoi justifier les bonnes vieilles analyses linguistiques, quitte à les mâtiner de pragmatique. Pourtant, l'exemple ci-dessus traite de questions. De quoi est-il question ? De Napoléon, d'Austerlitz, de bataille. Napoléon est celui qui a fait le 18 Brumaire, Austerlitz est l'endroit où telles et telles choses se sont passées, qui ont conduit à ce qu une victoire, qui est ceci ou cela, a pu se produire. Tous ces qui, ces ce que, ces où, sont autant d'interrogatifs que les termes Napoléon, bataille ou Austerlitz, résolvent, suppriment, parce que ces questions sont, dans le chef du locuteur, inutiles : il pense les avoir traités adéquatement. Elles ne se posent donc plus ; on sait qui est Napoléon ou ce quest Austerlitz ; personne ne posera de telles questions. Le sens, qui fait connaître ce dont il est question, qui le communique, est donc implicite au propos tenu, recouvre même l'intention du locuteur, puisque celui-ci n'explicite pas et n'a pas le souci de préciser ce dont il est question. Ceci se révèle dans et par la communication comme une intention très nette. Certes, il peut se tromper. L'interlocuteur lui demandera, par exemple, « Qui est Napoléon ? ». Le locuteur, qui a ainsi mésestimé le niveau de compréhension de son interlocuteur, se verra obligé de répondre en précisant qui est Napoléon, ce qui ne modifiera pas le propos où la question (éventuelle) de l'interlocuteur n'aurait pas été prise en compte. Ainsi, « Napoléon est le vainqueur d'Austerlitz » peut se rendre par « Napoléon est celui qui a vaincu à Austerlitz ». Une telle clause (ou expansion) interrogative maintient le sens de la phrase première puisqu'elle dit ce dont il était question dans celle-ci sans rien ajouter de neuf ou de différent au niveau de la réponse. À la limite, de telles expansions interrogatives sont infinies : le point d'arrêt est fixé au moment où s'équilibrent les savoirs mutuels, où se stabilise un contexte interlocutoire qui permet la transaction linguistique. Savoir ce dont il est question, c'est connaître la signification. Si une vieille dame m'aborde dans la rue pour me dire que Totor est malade, je vais sans doute comprendre de quoi il est question en voyant un chien à ses côtés qui semble souffrir. Mais je ne saisirai pas pleinement le sens de sa démarche si j'ignore qui est cette dame, à quoi répond sa démarche, donc son propos. Elargir la Raison et le langage à ce à quoi ils répondent, tel est le but de la problématologie, 147
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qui se situe ainsi entre Socrate, qui privilégiait les questions, et Platon, qui ne connaît plus que les réponses.
Le rôle de l'argumentation et la Raison À en croire la bonne vieille tradition, parler d'argumentation, c'est s'occuper de la « raison impure ». Elle est la faiblesse de la seule et vraie Raison, qui ne connaît que raisonnements contraignants et propositions découlant presque mathématiquement les unes des autres. Mais d'où vient la nécessité de la nécessité sinon d'elle-même ? La Raison pure se postule, s'affirme, exclut, mais ne se justifie pas. Au mieux, dit Kant, elle se limite. Pourtant, bien des raisonnements sont justes et contingents. La plupart de nos conclusions relèvent de la Raison impure, non de l'autre, dite pure, qui s'apparente au mausolée de nos espérances défuntes (sauf pour quelques uns, des nostalgiques de l'Ancien Régime philosophique).
Que dit l'argumentation ? Qu'est-ce que la rhétorique ? Avec l'abandon de la subjectivité pure, qui ignore et même rabote les subjectivités empiriques, l'Homme a retrouvé les hommes. L'identité, vide, a cédé la place aux différences, aux opacités, aux voix multiples qui discutent. Une raison qui tâtonne, qui met à l'épreuve, qui cherche à convaincre, à plaire, à manipuler, pour agir et faire agir. Déplorons-le. Amen. Et retournons aux faits, à la réalité : les hommes vivent dans la dimension rhétorique. Plus d'idéologie assortie de sanctions pour nous couler dans le moule de la Vérité préalable. Il faut donc bien s'accomoder de cette rhétorique dont Platon voulait tant nous prémunir. Mais qu'est-ce que la rhétorique, et en quoi se différencie-t-elle de l'argumentation ? C'est l'art de bien parler, disait Quintilien. De plaire, de convaincre, d'en imposer par la parole. Mais aussi de raisonner, avec des arguments, des opinions, des lieux communs, des prémisses implicites. Sans oublier les passions, les émotions, les croyances de l'auditoire, qu'il faut savoir mobiliser quand il faut et comme il faut. Comment se retrouver dans tous ces enchevêtrements ? Y-a-t-il une rationalité qui se cache derrière tout cela ? La rhétorique, c'est avant tout une relation entre des locuteurs, des utilisateurs de langage, immergés dans le réel, le social, l'Histoire. Ethos-pathos-logos : les trois mots-clés de la rhétorique selon Aristote. Vethos, c'est le jeu de l'orateur, ce qu'il est, ce qu'il prône, ce qu'il veut. Le logos, ce sont les moyens qu'il met en œuvre pour convaincre ou séduire : des raisonnements, du langage, avec ou sans marques argumentatives, comme mais (ce qui oppose pour réorienter) ou donc (qui pousse à conclure, même quand ce n'est ni évident, ni 148
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assuré). Enfin, il y a le pathos ou les réactions de Pauditoire, qui sont fonction de ce qu'il ressent et de ce qu'il croit, ou veut croire. Si l'on passe en revue les grandes théories rhétoriques du passé, et même les contemporaines, on peut observer que toutes on plus ou moins privilégié, qui le logos, qui le pathos, qui Y ethos. Qu'est-ce que cela donne en fait ? Se centrer sur le pathos engendre l'assimilation de la rhétorique à une simple opération de manipulation des esprits : c'est la rhétorique-propagande, la sophistique, le jeu sur les émotions et les croyances, la tromperie par le langage. Si l'on fait tout partir de Y ethos, la conception de la rhétorique change quelque peu. L'accent est mis sur les intentions, bonnes ou mauvaises (éthiques) du sujet. Si c'est le logos qui est considéré comme déterminant, on priviligiera le langage et le raisonnement, et la rhétorique se fera argumentation ou théorie littéraire, c'est selon. Qui a raison ? Tout le monde et personne, car la rhétorique est une relation ethos-pathoslogos et privilégier l'une ou l'autre dimension pour subordonner les deux autres n'a donné que des conceptions unilatérales de la rhétorique. Depuis Aristote, toutefois, la dimension du logos a été prépondérante dans l'esprit de ceux qui accordaient du crédit à la rhétorique. Car il y avait, à disposition, une théorie du logos avec laquelle on pouvait travailler : c'était la logique. À côté du raisonnement probable propre à la rhétorique. Le modèle implicite aux deux est le modèle propositionnaliste : débattre, c'est agencer, relier des propositions, vraies ou jugées telles. Mais ce qui est vrai exclut nécessairement la thèse opposée : la rhétorique devient ou impossible en tant que débat, ou elle repose sur l'ignorance et la croyance qui s'autorisent de thèses opposées, faute de savoir laquelle choisir, chacun des protagonistes croyant détenir la vérité puisque ne l'ayant pas en réalité. La rhétorique, soumise à l'exclusive attachée au propositionnalisme, est donc le parent pauvre d'une théorie du logos centrée sur la proposition, comme c'est le cas depuis toujours. Elle est alors l'enfant handicapé de la Raison (pure). Elle a droit aux miettes, comme Cosette chez les Thénardier. Encore au vingtième siècle, la rhétorique est de nature propositionnaliste. Que ce soit Perelman ou Toulmin, ils se situent l'un et l'autre par rapport à la logique, dont ils combattent, certes, le monopole, mais sans le dépasser. Est-ce possible, demandera-t-on ? Bien évidemment : le tout est de savoir ce dont il est question dans un débat, une prise de parole, un acte de langage ou de discours. De quoi est-il question, sinon, précisément, d'une question, qui anime voire oppose les locuteurs, ou un orateur et son auditoire ? On ne débat pas de « thèses », sinon de manière seconde, mais de problèmes et de questions ; là où l'alternative, donc la contradiction se trouve encore possible, on est en deçà de l'affirmation, et de la négation, même si elles vont surgir du fait même qu'il y a problème. L'alternative, qui exprime le problématique, loin d'être un défaut du logos, une ignorance, (c'est le point de vue de Y ethos) ou une passion aveugle (si l'on se place du côté du pathos), apparaît alors comme étant dans la nature des choses. Il y a des questions à résoudre, et être rationnel consiste à apporter des solutions aux problèmes qui se posent. Il n'y a rien de négatif à ne pouvoir offrir des solutions nécessaires, incontournables, apodictiques. Une solution suffit. Tant mieux si la logique nous permet d'atteindre la seule possible, quand c'est le cas. 149
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Comme on le voit, une nouvelle théorie du logos s'impose : la proposition a cédé la place à la réponse, puisqu'il y a des questions. On les exprime, donc on peut en discuter. On les résout, donc on affirme et on nie. Si on perd de vue la dimension interrogative, qu'est-ce qui peut encore différencier les réponses de simples propositions ? Que consacre l'irruption de l'interrogativité, ou plus exactement la reconnaissance de son rôle inaugural, dans le champ rhétorique? D'abord, en tant que position théorique, il s'agit d'une autre manière de l'envisager, de le concevoir, de l'étudier ; c'est aussi le sortir du monopole propositionnaliste qui l'infériorise, voire rend la rhétorique superflue au regard de cette quête de la vérité sans partage. Ensuite, il faut préciser que l'interrogativité est l'expression de ce qui divise et sépare les interlocuteurs, comme une seule réponse est ce qui les rassemble. Ils auront alors une conviction commune, comme on dit généralement. Dès lors, la rhétorique est la négociation de la distance entre les sujets à propos d'une question. Ce sont les problèmes qui séparent les hommes, mais aussi ce qui fait qu'ils se groupent pour pouvoir (mieux) les résoudre. La rhétorique rejoint ainsi la science politique. Dans une telle conception, quelle est la place qu'occupent Y ethos, le pathos, et le logos ? En quoi leur mission se clarifie-t-elle de par leur mise en relation à l'interrogativité ? Dans un débat, une question est soulevée, une réponse proposée, et s'il y a débat, celle-ci est remise en question, une autre réponse surgit, et ainsi de suite, du moins en théorie. Reprenons notre exemple : Napoléon est le vainqueur d'Austerlitz. On y suppose que l'on sait qui est Napoléon. Si ce n'est pas le cas, le locuteur va devoir dire quelque chose sur Napoléon, par exemple qu'il est l'homme qui a épousé Joséphine. On peut encore imaginer l'incompréhension, donc l'ignorance de l'auditoire : qui est Joséphine ? Ce petit jeu peut se poursuivre indéfiniment, du moins en théorie. Quel est le point d'arrêt de facto de cette interrogation indéfinie ? Y!ethos n'est rien d'autre que le « caractère » du locuteur, son rôle social, son statut, qui lui permet de dire ce qu'il dit, donc ce qui va faire qu'on va le croire. \J ethos, c'est l'argument d'autorité enfoui au creux de tout discours. À un moment donné, on s'arrête de questionner l'orateur ; on accepte ce qu'il dit, on se dit qu'il est dans le vrai, puisqu'il le dit (« c'est écrit, donc c'est juste » ; variante antédiluvienne du « ils l'ont dit à la télé»). Certes, une question sur la signification des termes utilisés n'est pas identique à la question qui porte sur la vérité du propos même. Le point d'arrêt dépend ici du niveau de connaissance de l'interlocuteur. La connaissance joue le même rôle que l'argument d'autorité : on sait, donc on a la réponse, ce qui clôt le débat. Quant au pathos, ce sont les opinions et les lieux communs qui animent l'auditoire, ce sont aussi bien ses questions que ses réponses, mais également la manière dont ces réponses se manifestent et se marquent. On parlera de passions ou d'émotions. Uethos considère le rôle et la place de l'orateur, ce qui soulève la question de ce qui fait problème et de la solution apportée. On s'accorde avec quelqu'un. La factualité est en cause, avec le problème corrélatif de la vérité ou de la probabilité. Le pathos oriente l'interrogation sur ses aspects communicationnels et intersubjectifs, sur la légitimité des questions soulevées qui « intéressent » ou non l'auditoire. Le logos est centré sur la qualification des faits quant aux 150
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réponses proposées ; c'est le lieu de croisement des faits et des hommes, des sujets et du sujet. D'où la tentation d'en faire un pivot pour la théorisation. Mais ne nous y trompons pas : la rhétorique est une relation intersubjective et le langage ne fait que mettre en forme cette relation, mais celle-ci ne s'y réduit pas. Dès lors, ethos, pathos et logos sont indissociables en tant que moments constitutifs de l'interrogation rhétorique, et partant, du raisonnement qui la sert. Si la rhétorique est la négociation de la distance entre les sujets sur une question donnée, qui peut aller du plaire au raisonner, et du raisonner au combattre (verbal), alors Y argumentation s'impose comme une technique de résolution de cette distance, donc de cette question. La résolution n'est autre que l'adhésion à une réponse commune, une négociation de la différence par le choix raisonné d'une identité entre les sujets qui se retrouvent sur cette réponse commune.
Le juridique, Pépidictique et le délibératif comme genres rhétoriques majeurs3 Lorsqu'une question surgit, trois possibilités se dessinent : soit on a déjà la réponse à disposition, soit on peut la trouver dans des codes et des systèmes externes, soit on se trouve contraint à la produire soi-même, faute de l'avoir ou de pouvoir la puiser dans un réservoir existant. C'est à cette problématicité croissante que correspondent les trois genres rhétoriques qu'a retenus Aristote. Le genre épidictique, qui couvre la simple approbation passive, comme dans les éloges funèbres, se présente sous forme de questions entièrement résolues : on expose les réponses. Qui était le défunt ? Qu'a-t-il fait dont on doive se remémorer ? Et ainsi de suite. Personne ne va contester. Les conversations quotidiennes, banales, offrent un caractère conventionnel semblable. On approuve ensemble les idées reçues et les formules toutes faites qui plaisent à tout le monde et qui nourrissent par là les bons voisinages. Mais on peut très bien débattre de vrais problèmes : on en a ou on peut en avoir les réponses, ou alors tout est à définir. Dans le premier cas, l'inférence de la réponse exige recherche, « invention » comme disent les rhétoriciens. Le modèle est l'activité judiciaire. La question y est incertaine, mais les codes et la jurisprudence sont là pour apporter une réponse. Les critères de résolution finissent par aboutir dans l'autorité (ethos) du juge et de ses arrêts, fixée par la loi. Second cas : c'est le troisième type de questions, celles dont on ne sait même pas si elles sont légitimes, encore moins comment on peut être sûr de la réponse. La problématicité est maximale. C'est le genre délibératif, que l'on retrouve en politique, où tout peut être mis sur la table, et du même coup, le débat peut se muer en combat. En fait, on retrouve dans ces trois genres de problématiques, une structure commune, où viennent se mêler de façon variable Y ethos, le pathos et le logos. V ethos met l'accent sur la factualité des faits, de ce dont il est question comme objet : c'est le quoi, le que, le qui, que l'on 151
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interroge. L'alternative est donnée par la négation des faits : non, X n'a pas tué Y, il était ailleurs au moment où le meurtre s'est produit. Le logos vérifie la qualification de ces faits : oui, il s'agit bien d'un assassinat, non d'un acte de légitime défense. C'est toute la barrière entre la condamnation et l'acquittement, la culpabilité et l'innocence. Il faut donc rapporter la qualité aux faits dans le logos, ce qui donne une structure duale, appelée aussi sujet-prédicat ou jugement. Pour nous, c'est une réponse, puisqu'il y est question de quelque chose qui est établie, mais sur laquelle on s'interroge néanmoins. De là vient la distinction sujet-prédicat, et leur relation, que l'on ne saurait d'ailleurs considérer comme première, comme une notion primitive ainsi que le font habituellement logiciens et rhétoriciens. Il reste le pathos. Celui-ci met à l'épreuve la réponse en relation avec la question, évalue la pertinence de celle-ci par rapport à l'auditoire qui les reçoit l'une et l'autre. Le pathos est l'interrogation sur la pertinence des questions traitées ; interrogation sur la « légitimité » du répondre, sur le lien question-réponse, qui se trouve réfléchi. Du quoi, on est passé au ce que, et du ce que au pourquoi. Ce sont là des éléments essentiels à toute interrogation, et on les retrouve forcément dans les trois « genres rhétoriques » majeurs selon Aristote, même si certaines questions sont résolues dans un genre et pas dans l'autre, ce qui atténue la problématicité globale. Le genre épidictique met l'accent sur le logos, puisque le problème est surtout de qualifier les choses, les événements, les gens. Le judiciaire s'interroge davantage sur l'occurrence des faits, qui peuvent être problématiques. Le genre délibératif met en question les questions mêmes qui sont soulevées, ainsi que les gens qui les soulèvent. Cela n'empêche pas de voir les autres types de questions s'y manifester.
Le questionnement rhétorique : la question des « serpents venimeux » Il est temps maintenant de se pencher sur la structure de l'interrogativité. Considérons un exemple : deux individus se promènent en forêt et ils aperçoivent comme des cordes enroulées au travers de leur route. Se pourrait-il que ce soit des serpents ? La question est d'importance, car les serpents sont venimeux. Et pourtant ils passent leur chemin. Qu'est-ce que cela signifie ? Que mettent-ils en question par leur attitude ? Ils peuvent contester que les serpents soient venimeux, l'ignorer, ou simplement nuancer la qualification par la quantification : tous les serpents ne sont pas venimeux. Mais ils peuvent aussi admettre que les serpents sont dangereux. Que nient-ils alors, si ce n'est que le χ rencontré n'est pas un serpent, mais par exemple des cordes enroulées ? La question ne porte donc plus sur la qualification mais sur l'objet. Cette double mise en question, toujours possible, correspond à la structure de toute réponse : celle-ci a 152
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un sujet et un prédicat. « Ce serpent est venimeux », répond à deux questions implicites toutes deux, à savoir que ce χ est bien un serpent, et que ce χ est (un) y. Il reste évidemment la troisième possibilité, qui est de ne pas contester que χ est un serpent et qu'à ce titre il est y, tout en continuant son chemin, question de prendre des risques en récusant la pertinence de la réponse à la situation et au problème qui est de poursuivre sa route. On est alors au métaniveau : on se prononce sur la réponse en tant que réponse. La logique diffère de la rhétorique précisément en ce qu'elle pose expressément toutes ces questions comme étant résolues. Il n'y a plus alors de débat possible ; d'où le caractère contraignant de la logique : — 1) Les serpents sont venimeux (= y) ce qui n'engage en rien quant à ce que l'on rencontre. — 2) ceci est un serpent, ce χ est bien un serpent. En conclusion, — 3) χ est y, ce serpent est venimeux. Toutes ces questions ne sont bien évidemment pas traitées comme résolues dans les raisonnements courants et quotidiens. On dit : « Attention, c'est un serpent » ; sous-entendu : « les serpents sont venimeux, donc méfions-nous ! ». Ou encore : « les serpents sont venimeux » ; sous-entendu : ce χ est un serpent, donc il est dangereux ». Si l'on dit tout cela, c'est bien évidemment parce que la question se pose ; mais quelle question ? Celle qui concerne ce que l'on rencontre, de savoir ce que c'est, ou si on le sait, ce que cela implique. En elle-même, la « question des serpents » (ou des cordes enroulées) s'autorise de la double lecture : factualisation versus qualification. Sur quoi s'interroge-t-on, sur le fait-serpent ou sur ce que sont les serpents ? Lorsqu'on répond en disant que les serpents sont venimeux, on ne s'engage pas sur ce que l'on voit, mais on ne le dirait pas si, dans le contexte, la question de ce qui se trouve en travers de la route n'était pas de quelque façon résolue. L'argumentation commence lorsque se posent toutes ces questions, sur le factualisable, sur la qualification, et que l'on doit donner des raisons pour telle ou telle réponse. Trois types de questions définissent ainsi l'interrogation en général : ils portent sur la pertinence de la question, donc du répondre (pathos)', sur la factualité du sujet χ (ethos) et sur la qualification de χ (logos). Que Y ethos soit associé à la factualité pourra sembler surprenant. En réalité, Y ethos renvoie à qui dit quoi, donc à la vraisemblance du propos qui porte sur les faits invoqués. Comme on le voit, les trois moments ethos, pathos et logos sont indissociables. En termes modernes, ils signifient la relation intersubjective qui se dessine autour d'une question dont les sujets parlent ou qui simplement les anime. On peut mettre l'accent sur l'une de ces composantes, afin de mettre en évidence l'un ou l'autre genre rhétorique, mais il ne faut jamais oublier que l'on y trouvera également les deux autres composants de la relation. Certes, on peut isoler l'une d'entre elles pour en faire un type de problèmes à part entière. Cela donne au pathos un côté plus politique et évaluatif\ au logos, une dimension plus épiàictique, puisqu'on est 153
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d'accord ou non sur l'attribution proposée ; et à Y ethos, un relief plus judiciaire en raison de la factualité qui sous-tend et justifie que ce qui est dit par tel ou tel est bien juste. Il n'empêche que la meilleure manière de définir ces problèmes rhétoriques repose davantage sur l'estimation de leur problématicité : nulle, faible et forte, selon que l'on a déjà la solution (on n'a plus qu'à approuver ou rejeter), selon qu'on peut la trouver (dans des textes de loi par exemple), ou qu'il faut entièrement la définir, jusque dans la formulation même du problème (sur lequel on délibère également). Le pathos peut être plus déterminant dans ce genre de délibération, mais il ne l'est pas moins dans certaines plaidoieries passionnelles, ainsi que le faisait déjà remarquer Quintilien, contre Aristote. De même, le logos, déterminant dans la qualification des faits, se retrouve aussi dans les autres procédés argumentatifs. De même pour Y ethos, dont on ne niera pas le rôle essentiel dans l'action judiciaire, sans toutefois en minimiser le rôle dans les autres types de résolution. Aux trois types de questions mis en évidence correspondent trois types de négation. Ce sont là des types argumentatifs. Au quoi de la factualité répond une argumentation de type dialectique. On teste la véracité de ce que l'autre soutient, on le et la met à l'épreuve. Le ce que de la qualification définit une argumentation davantage centrée sur la signification, et par voie de conséquence, une rhétorique plus « esthétique ». Enfin, au pourquoi de la réponse et du répondre correspond davantage une argumentation de type « communicationnel » et politique, de métaniveau, où se jouent les rapports de consensus (Habermas) et de différend (Lyotard) ; c'est-à-dire une rhétorique plus éthique (au sens moderne) et politique. Michel MEYER
NOTES 1. Pour plus de détails, voir M. Meyer, De la problématologie. Paris, Le Livre de Poche, 1994. 2. M. Meyer, Langage et littérature. Paris, P.U.F., 1992. 3. Voir à ce sujet Aristote, La Rhétorique. Paris, Le Livre de Poche (Les classiques), 1991.
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