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voir. De la même façon, pour prendre un exemple similaire, on ne saurait mettre sur le même plan, au nom d’un quelconque absolutisme moral, le racisme anti-Blancs, qui a pu se développer parmi certains groupes militants noirs des Etats-Unis et le racisme anti-Noirs de fermiers blancs, dans ces mêmes EtatsUnis du début du xxe siècle, qui attribuaient la dégradation inexorable de leurs conditions économiques et sociales aux “Nègres” qu’ils pourchassaient pour les lyncher.
DE L’AFFAIRE GARAUDY À L’AFFAIRE AHMADINEJAD : UNE INSTRUMENTALISATION NÉGATIVE DE LA MÉMOIRE DE LA SHOAH
Plus l’image d’Israël dans l’opinion publique occidentale se dégradait pour cause de guerre du Liban, puis d’Intifada, et plus Israël et ses partisans inconditionnels en Europe et aux Etats-Unis – voir l’excellent ouvrage de Peter Novick, The Holocaust in American Life, paru en 1999 – éprouvaient le besoin de ressourcer la légitimité et l’intouchabilité de “l’Etat juif”. C’est dans ce contexte que l’instrumentalisation politique de la mémoire de la Shoah atteint son apogée, accompagnée d’un déluge de productions littéraires et audiovisuelles qui ajoutèrent à l’unicité de la Shoah une dimension nouvelle : aucun génocide dans l’histoire n’a été l’objet d’une telle considération, ce qui n’a pas manqué de susciter une forte exacerbation de la “concurrence des victimes”. Cette instrumentalisation de la Shoah fit des émules, d’autres Etats prédateurs jugeant que la recette israélienne pouvait leur être utile. Que de nouveaux Hitler n’ont pas ressurgi depuis la fin de la guerre froide, produisant une banalisation inquiétante du nazisme et de la Shoah : Saddam Hussein fut même qualifié de “pire que Hitler” par George Bush père en 199133, avant que
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son fils ne reprenne cette comparaison onze ans plus tard34, luimême détenant vraisemblablement le triste record d’avoir été le président américain le plus comparé à Hitler dans l’histoire. L’analogie Hitler/Juifs/Alliés pour Milosevic/Kosovars/otan fut consommée sans modération durant la guerre du Kosovo en 1999, suscitant même l’indignation d’un Claude Lanzmann : “Je constate d’ailleurs que ce phénomène de comparaison automatique est nouveau : les intellectuels n’ont pas eu recours à cette référence à la Shoah aux pires périodes de la guerre d’Algérie, quand les combattants du fln étaient assassinés en masse, torturés, et de vastes zones entièrement vidées de leurs habitants. Idem pour la guerre du Vietnam quand des centaines de villages, des forêts, des rizières étaient rasés au napalm. Même pendant la guerre du Biafra, qui a vu naître la pratique et l’idéologie de l’humanitaire, on se passait de la comparaison avec le nazisme. […] Ces références perpétuelles à la Shoah, c’est une façon de museler toute parole. Interdiction de parler. Plus de débat35.”
Bien vu. Lanzmann ne pensait certainement pas à Israël, mais c’est là, en effet, le but premier de l’instrumentalisation de la Shoah par l’Etat sioniste, comme le soulignait Idith Zertal : “Au moyen d’Auschwitz – devenu au fil des ans la principale référence d’Israël dans ses relations avec un monde défini de façon répétée comme antisémite et hostile à tout jamais – Israël s’est immunisé contre toute critique et s’est rendu imperméable à un dialogue rationnel avec le monde qui l’environne36.” Un diagnostic que confirme mot pour mot Avraham Burg, qui a été président de l’Agence juive et du Mouvement sioniste mondial, vice-président du Congrès juif mondial et président de la Knesset, et qui va même plus loin dans l’exploration de la façon dont le souvenir de la Shoah est utilisé par Israël : “Toute mort se transforme pour nous en assassinat, tout assassinat en pogrome et tout attentat en acte antisémite. Chaque nouvel ennemi est un Hitler en puissance, et chaque
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danger qui se profile une Shoah potentielle. Nous, avec bon nombre de nos dirigeants, croyons que le monde est dressé contre nous et veut nous anéantir. Nous croyons être perpétuellement entourés d’ennemis et de persécuteurs prêts à nous éliminer. C’est la raison pour laquelle nous tuons en premier. […] Du fait de la Shoah, nous voulons une armée toujours plus puissante, une augmentation des aides financières extérieures, le pardon continuel pour les fautes que nous commettons, et nous ne supportons aucune critique37.”
C’est cette même “instrumentalisation quotidienne du grand massacre par la classe politique israélienne” que dénonçait également Pierre Vidal-Naquet : “Du coup, le génocide des Juifs cesse d’être une réalité historique vécue de façon existentielle, pour devenir un instrument banal de légitimation politique, invoqué aussi bien pour obtenir telle ou telle adhésion politique à l’intérieur du pays que pour faire pression sur la Diaspora et faire en sorte qu’elle suive inconditionnellement les inflexions de la politique israélienne. Paradoxe d’une utilisation qui fait du génocide à la fois un moment sacré de l’histoire, un argument très profane, voire une occasion de tourisme et de commerce38.”
Comment s’étonner dès lors que cette instrumentalisation de la mémoire de la Shoah par Israël ait suscité une recrudescence en flèche de l’instrumentalisation négative de cette même mémoire dans le monde arabe ? D’autant que les raisons mêmes pour lesquelles l’instrumentalisation israélienne s’intensifia, c’est-à-dire les crimes de guerre commis par l’armée d’Israël qui entraînèrent la détérioration de son image, ces mêmes raisons portaient le ressentiment arabe à son paroxysme. Et d’autant que les préventions intellectuelles contre cette instrumentalisation sont naturellement bien plus faibles dans le monde arabe qu’en Israël et en Occident, tant pour des raisons politiques évidentes que pour des raisons de diffusion des connaissances.
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Deux affaires, ces dernières années, ont été l’occasion d’un étalage de proclamations négationnistes au sujet de la Shoah dans le monde arabe : l’affaire Garaudy et l’affaire Ahmadinejad. L’affaire Garaudy éclata en 1996 avec le procès pour négationnisme et provocation à la haine raciale intenté à Roger Garaudy, ex-philosophe officiel du Parti communiste français, converti au catholicisme, puis à l’islam, avant de devenir une figure de proue du négationnisme et de l’antisémitisme. Le procès visait l’ouvrage déjà évoqué de Garaudy, Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, publié en 1995 par une officine négationniste. C’est un ouvrage de facture négationniste, qui réduit considérablement les chiffres du génocide juif et nie l’utilisation des chambres à gaz à des fins d’extermination, dans un contexte général empreint d’un antisémitisme évident, mêlant critique du judaïsme et critique du sionisme. Le procès qui fut intenté contre Garaudy s’appuyait sur la loi française dite “loi Gayssot”, du nom du député communiste qui la présenta au Parlement en 1990. Cette loi pénalise la remise en cause de l’existence des crimes contre l’humanité reconnus comme tels par le tribunal militaire international qui siégea à Nuremberg en 1945-1946. Elle est controversée en France même, notamment par des historiens prestigieux au premier rang desquels figurait Pierre Vidal-Naquet, pourtant connu pour ses écrits contre les “assassins de la mémoire” négationnistes39. Comme pour donner raison aux opposants à la loi, le procès intenté à Garaudy profita grandement à ce dernier, tant au sens figuré qu’au sens propre. Œuvre sans intérêt, qui serait probablement restée quasi confidentielle, comme la grande masse des publications négationnistes, si elle n’avait été l’objet d’un scandale public, le livre acquit une célébrité extraordinaire et connut une circulation massive, en partie à la manière d’un samizdat. L’auteur put se présenter comme victime d’une violation de la liberté d’expression, infligée par ceux qui recourent à la répression des idées parce que – selon ce que ses partisans soutinrent inévitablement – ils craignent un débat qui dévoilerait ce qu’ils
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cherchent à cacher. Argument fallacieux, bien entendu, puisque les thèses négationnistes sont librement exprimées en dehors des quelques pays où elles sont bannies par la loi, et qu’elles ont été d’ailleurs largement décortiquées et réfutées40. La conversion à l’islam de Roger Garaudy en avait déjà fait un exemple abondamment cité par ceux qui aimèrent y voir une confirmation de la supériorité de la religion islamique sur le marxisme. Le procès qui lui fut intenté en France et sa condamnation finale achevèrent d’en faire un héros aux yeux des intégristes musulmans, des ultranationalistes et autres antisémites du monde arabe, mais aussi d’une masse de nationalistes se solidarisant avec un Garaudy victime de la “propagande sioniste”. Tous chantèrent ses louanges à des degrés divers, devant un public largement ignorant des données de la question et principalement motivé par l’animosité contre Israël. Le livre de Garaudy fut, bien sûr, immédiatement traduit en arabe et publié – à Beyrouth, d’abord, dès 1996, puis au Caire en 1998 avec, on l’a déjà vu, une préface de Mohamed Hassanein Heikal. Garaudy fit une tournée triomphale dans plusieurs pays arabes. Il fut invité par des nationalistes au Liban et en Jordanie, par le ministère de l’Information (sic) en Syrie, par les ministères de la Culture (re-sic) du Qatar et d’Egypte – dans ce dernier pays, il fut reçu par le Grand Imam de la mosquée Al-Azhar et recteur de l’université qui lui est associée, principale institution théologique de l’islam sunnite –, sans parler du soutien chaleureux des autorités iraniennes. L’épouse du président des Emirats arabes unis fit don à Garaudy de plus du double de l’amende à laquelle la justice française le condamna. Il fut cité ou interviewé par un grand nombre de médias, et continue à être cité comme une autorité sur le sionisme et la Shoah. De nombreux intellectuels arabes déclarèrent leur solidarité avec lui, quelques-uns au nom de la liberté d’expression, beaucoup en souscrivant à ses thèses41. L’accueil que reçut Garaudy dans le monde arabe fut tout simplement catastrophique. Il fut le symptôme d’un mal
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beaucoup plus profond et plus important que la question du négationnisme lui-même : la formidable régression intellectuelle en cours dans le monde arabe depuis plusieurs décennies, produite par la dégradation de l’enseignement, l’étouffement des libertés intellectuelles qui, là où elles sont tolérées par les gouvernements, sont asphyxiées par l’influence croissante de l’intégrisme religieux, et l’abrutissement des populations par des télévisions qui, dans le meilleur des cas, reflètent la bêtise ambiante et, le plus souvent, l’aggravent considérablement. On ne prendra ici – où il n’y a ni le goût ni la place pour les étalages obscènes – qu’un seul exemple révélateur : un ouvrage consacré au contexte historique du procès de Roger Garaudy, paru à Beyrouth en 1998, qui revendique un “caractère universitaire”, l’auteur arborant fièrement en couverture le titre de docteur42. En couverture également, une fusion des drapeaux nazi et israélien avec au centre une étoile de David bleue sur croix gammée noire. Reprenant tous les poncifs de la littérature négationniste antisémite européenne, l’auteur situe le procès Garaudy à la confluence du “sionisme chrétien” de France avec le “sionisme nazi” d’Allemagne et le “sionisme juif” d’Israël. Tout cela serait sans intérêt autre que pathologique si l’auteur n’avait placé en annexe de son ouvrage un florilège de déclarations et d’articles de soutien à Garaudy et à ses thèses, publiés au Liban et dans quelques pays arabes. On y trouve les prises de position de dignitaires religieux parmi lesquels Muhammad Hussein Fadlallah, qui n’était pas encore ayatollah, le chef du Conseil islamique chiite suprême du Liban et le Mufti de Syrie, ainsi que celles des Unions des écrivains du Liban, de Syrie et de Jordanie, de l’Ordre des avocats syriens et de l’Union des avocats arabes. S’y trouvent également reproduits un compte-rendu d’une réunion de juristes, politiciens et journalistes, tenue à Beyrouth en janvier 1998 en solidarité avec Garaudy, ainsi que plusieurs articles de divers auteurs et personnalités, dont un ministre libanais de l’Enseignement technique et professionnel43.
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