Enjeux Du Travail Des Femmes

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LES ENJEUX DU TRAVAIL DES FEMMES Sylvie Schweitzer

de congréganistes travaillant comme religieuses et infirmières, même après la laïcisation de la République 2. L’immémorial travail des femmes, dans le cadre ou non d’un salariat formel, paraît l’un des grands impensés des analyses sur notre société contemporaine, pour au moins deux raisons entrecroisées. D’une part, le travail est, dès les années 1830-1850, conçu comme un des attributs de la citoyenneté, il remplace la propriété ; or, privées du droit de vote et d’éligibilité, les femmes ne furent pas, mentalement et politiquement, incluses dans cet ensemble 3. D’autre part, cette organisation réglée de l’invisibilité du travail des femmes permettait d’accréditer l’une des représentations majeures de la nouvelle société élaborée au 19e siècle, à savoir la séparation des sphères publiques et privées, avec l’assignation des femmes à la seconde : décrites comme inactives, ou ponctuellement actives, les femmes pouvaient ainsi être dénoncées comme l’armée de réserve du capitalisme et, aussi, comme concurrentes des hommes. Or, rien n’a été moins vrai, car elles n’ont longtemps pas exercé les mêmes métiers qu’eux : femmes des soins, femmes

« Les femmes ont toujours travaillé », sans qu’on ait longtemps voulu le voir ni le savoir. Écrire l’histoire du travail féminin, c’est aussi débusquer les raisons de ce long silence. Sylvie Schweitzer dresse ici l’état des lieux d’un champ de recherche en plein renouvellement, et propose les voies d’une histoire sociale qui ne s’écrirait plus seulement « au masculin neutre ».

L

es femmes ont toujours travaillé. On ne le dit pas assez, on ne le voit pas vraiment et même, semble-t-il, on ne veut pas le savoir. Pourquoi ? Serait-ce, paradoxalement, à cause de la banalisation du travail féminin dans le paysage social d’aujourd’hui ? Bientôt, on raisonnera en termes de parité : douze millions d’actives, pour quatorze millions d’actifs au recensement de 1999. Et chacun-e de souligner les formidables mutations que ces chiffres suggèrent. Et pourtant, les femmes ont toujours travaillé : depuis deux siècles, il ne s’agit pas seulement de quelques marginaux « travaux de femmes », mais d’une importante place dans la population active, au bas mot le tiers : 6,2 millions d’actives recensées en 1866, plus de 7 millions en 1911 comme en 1921 et un peu moins en 1931, 6,6 en 1954, plus de 7 millions à nouveau en 1968 1. Ces chiffres parlent bien sûr d’eux-mêmes, d’autant qu’ils sont sous-évalués, des centaines de milliers d’agricultrices, d’épouses d’artisans ou de commerçants travaillant dans l’ombre des statistiques, sans compter la présence de dizaines de milliers

2. Pour une critique qui met en valeur le sous-recensement systématique de toutes les « femmes de… » agriculteurs, artisans, commerçants, voir Sylvie Schweitzer, Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire de leurs métiers, XIXe-XXe siècles, Paris, Odile Jacob, 2002. On y trouvera aussi une large bibliographie. 3. Joan W. Scott, « La Travailleuse », dans Geneviève Fraisse, Michelle Perrot (dir.), Histoire des Femmes en Occident, tome 4, Paris, Plon, 1991, p. 419-440 ; La Citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme, Paris, Albin Michel, 1998. Michèle Riot-Sarcey, La Démocratie à l’épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir, 1830-1848, Paris, Albin Michel, 1994 ; Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2002.

1. Je m’appuie là sur les chiffres des recensements utilisés par Margaret Maruani et Emmanuèle Reynaud, Sociologie de l’emploi, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2001.

Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 75, juillet-septembre 2002, p. 21-33.

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Sylvie Schweitzer des secrétariats, femmes des machines de l’usine et du bureau… Bien rares étaient les métiers mixtes, jusqu’à ces dernières décennies. Pour quelques centaines de milliers d’enseignantes, d’ailleurs assignées aux écoles de filles jusqu’aux années 1970, combien de métiers fermés ! Les métiers d’ouvrières et d’employées qualifiées, ceux de la magistrature, de la haute fonction publique, de la médecine, du journalisme… Si les femmes ont toujours travaillé, ce fut dans le cadre d’une large division sexuelle les assignant à certains lieux et l’histoire de cette double réalité reste largement à creuser, tant pour ce qui concerne les divers secteurs d’emploi, que pour les formations qui y mènent et les rémunérations qu’ils permettent. Mais la place des femmes dans la population active, ce sont aussi les mutations du marché du travail, l’étude de leurs carrières et parcours. En effet, si l’on ne pense plus leur place en termes de portion congrue, de condition féminine spécifique, mais en termes de division sexuelle du travail et d’avancées vers la mixité des emplois, les perspectives changent. C’est cet inventaire que je voudrais ici tenter, en essayant de dégager des pistes de recherche prenant en compte ces paradigmes.

crée tout comme Travail, Genre et Société, publiée par les sociologues du travail, les Annales, Vingtième Siècle. Revue d’histoire ne lui ont guère accordé de place, quand Le Mouvement social est la revue la plus ouverte, depuis longtemps 2. On peut se consoler en notant qu’entre 1959 et 1999 Sociologie du Travail a consacré dix-huit articles sur 862 à la division sexuelle du travail ou aux rapports sociaux de sexe, mots-clefs d’ailleurs absents des index, tout comme « femmes » et « genre » 3. Pour l’histoire des femmes au travail, il en va de même. De toute manière, l’histoire du travail en général reste une des parentes pauvres des thématiques de recherche, alors même que celui-ci est au cœur des sociétés industrialisées 4. Les facettes en sont pourtant multiples, avec l’histoire des différents stades de l’industrialisation des 19e et 20e siècles, avec le passage d’une société majoritairement rurale à une société urbaine, des travaux agricoles à ceux de l’usine, puis du bureau. Là, les femmes travaillaient partout, y compris au service de l’État qui élargissait ses ministères : aux finances et à la diplomatie s’ajoutent, dès la fin du 19e siècle, les communications, l’enseignement, le travail, puis les soins 5. L’histoire du travail inclut

! DES REPÈRES CHRONOLOGIQUES

2. 36 articles dans les Annales entre 1969 et 1998 ; 12 articles dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire entre 1984 et 1999. 3. Margaret Maruani, « L’Emploi féminin dans la sociologie du travail » dans Jacqueline Laufer, Catherine Marry, Margaret Maruani (dir.), Masculin-féminin. Questions pour les sciences de l’homme, Paris, PUF, 2001, coll. « Sciences sociales et société ». Le concept de « genre » désigne ce qui a trait à la construction sociale des différences de sexe. 4. Plusieurs synthèses : Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Seuil, coll. « Pointshistoire », 1991 ; Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, coll. « Points-histoire », 1986 ; Alain Dewerpe, Le Monde du travail en France, 1800-1950, Paris, Seuil, coll. « Cursus », 1989 ; Pierre Guillaume (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, Bordeaux, MSHA, 1996. 5. Pour les répartitions de la population active, Olivier Marchand, Claude Thélot, Le travail en France, 1800-2000, Paris, Nathan, 1997 ; Luc Rouban, La fonction publique, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1996. Récemment, Odile JoinLambert a fait l’histoire d’un des statuts avec Le Receveur des Postes, entre l’État et l’usager, 1944-1973, Paris, Belin, 2001, qui, malgré sa déclinaison au singulier, traite aussi des receveuses. On arrive là au temps très contemporain, quand les études antérieures s’attachaient surtout au 19e siècle.

Dans le cadre des études sur les femmes, il est devenu légitime et classique de déplorer les carences de l’historiographie française, souvent comparée à l’américaine 1. Un inventaire de la place qui leur est accordée dans les revues spécialisées, toutes thématiques et périodes confondues, a été dressé au cours d’une journée organisée par la revue CLIO en décembre 2000. Il n’était guère encourageant pour ce qui concerne les revues les plus connues : si l’on exclut la jeune CLIO. Histoire, Femmes et Sociétés, qui lui est entièrement consa1. En voir une synthèse dans Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes, Fontenay/Saint-Cloud, ENS Éditions, 1998.

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Les enjeux du travail des femmes aussi celle des différents groupes sociaux et de leurs recompositions successives, avec la pérennité ouvrière, mais aussi l’élargissement des classes moyennes, la montée des cadres 1. C’est encore l’histoire des formations, initiales et continues, qui permet la professionnalisation et la définition des métiers. Dans cet ensemble, le salariat devient prépondérant et avec lui s’inventent de nouvelles catégories, comme celle du chômeur 2. C’est dire que cette histoire doit se faire dans des chronologies qui prennent en compte non pas le temps du politique, mais bien celui des différentes étapes de l’industrialisation, qui entraînent sans cesse la naissance de nouveaux métiers : pour dire vite, la première étape est celle de la prépondérance de l’agriculture, du charbon, de la vapeur et des chemins de fer ; la deuxième, à partir de 1880, voit le développement urbain, l’électricité, l’automobile, la production et la diffusion de masse ; la troisième, à partir de 1960, se réalise avec l’atome, l’avion, l’informatique, la grande consommation et l’extension des secteurs tertiaire et quaternaire. Mais ces grands moments valent surtout pour le travail des hommes, qui occupent l’ensemble des anciens et nouveaux segments offerts par le marché du travail, non qualifiés et surtout qualifiés, nécessitant des formations pour des métiers salariés, commerciaux ou libéraux. Pour les femmes, jusqu’à récemment, il n’en fut rien. Elles furent en effet longtemps cantonnées dans des métiers bien particuliers, soit exclusivement féminins comme ceux des soins, soit peu qualifiés dans le cadre de l’usine et du bureau.

Une division de leur histoire dans les cadres établis pour l’histoire du travail n’a ainsi que peu de sens. S’il est certain que le salariat est une rupture fondamentale dans l’histoire du travail, et surtout dans celle de l’autonomie des femmes, il reste qu’il est fort ancien, qu’il se développe peu à peu au cours des 19e et 20e siècles, pour arriver de nos jours à une probable acmé, avec 80 % de femmes actives salariées. De même, la première guerre mondiale, si souvent invoquée pour l’histoire du travail des femmes, n’est pas vraiment un tournant dans l’histoire de leurs métiers, pas plus que dans celle de leur activité : tout au plus peut-on la lire comme une parenthèse vite refermée, en particulier dans les métiers autorisés provisoirement aux femmes. Et les femmes ne se retirent pas non plus en masse du marché du travail durant l’entre-deuxguerres ; simplement, comme les hommes, leur scolarité s’allonge en même temps que diminue leur temps de vie active. Quant aux années qui suivent la seconde guerre, si les statistiques notent quelque repli d’activité, c’est surtout le cas des mères peu qualifiées. Ces chronologies trop traditionnelles, qui se situent de fait dans l’ordre de la typologie politique (avant-guerre, guerre, entre-deux-guerres ou encore l’une ou l’autre des trois dernières Républiques) brouillent les cartes, parce que l’histoire du travail des femmes se joue ailleurs 3. Et par exemple, dans l’histoire du droit, celle du droit civil, puisque jusqu’en 1965 une femme mariée doit demander à son mari l’autorisation de travailler, et encore dans le droit à l’enseignement, et encore bien sûr dans le droit du travail, avec les si tardives lois contre les discriminations dans les em-

1. Yves Lequin (dir.), Histoire des Français, XIXe-XXe siècles, tome 2, La Société, Paris, Armand Colin, 1983 ; Alain Desrosières, Laurent Thévenot, Les Catégories socio-professionnelles, Paris, La Découverte, 1988. Voir aussi Sylvie Schweitzer, « Industrialisation, hiérarchies au travail et hiérarchies sociales », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 66, avril-juin 1997, p. 103-122. 2. Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995 ; Christian Topalov, Naissance du chômeur, 1880-1910, Paris, Albin Michel, 1994.

3. C’est le cas dans la récente synthèse de Françoise Battagliola, Histoire du travail des femmes, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2000. Quant au travail et aux métiers des femmes étudiés dans le cadre des chronologies politiques, les exemples abondent et sont repérables dans toutes les bibliographies.

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Sylvie Schweitzer droit : même si les filles voulaient suivre certains cursus, elles ne le pouvaient pas. Le combat des « premières » a été long et difficile 3. Qui le dit assez, si l’on exclut les travaux de Françoise Mayeur qui touchent surtout à l’enseignement secondaire réservé aux filles des élites et encore ne s’agit-il que du 19e siècle 4 ? De fait, les historien-ne-s se sont quelque peu laissé distancer dans les pistes successives tracées par la sociologie de l’éducation. Dans les années 1960-1970, quand se construit le débat sur l’hérédité sociale, les inégalités de sexe font « de la figuration » 5 : elles ne sont pas nommées, y compris pour les lieux d’enseignement où les femmes sont majoritaires, comme les facultés de Lettres 6. Au même moment, dans les ouvrages historiques de référence, discours et appareil statistique sont neutres et la présence des filles est de fait ignorée 7. Dans un deuxième temps, les années 1980, la sociologie s’interroge sur la meilleure réussite des filles dans les cursus scolaires

bauches, les salaires, les formations, les promotions 1. ! UN ENSEIGNEMENT DISCRIMINANT

Dans l’histoire du travail des femmes et des discriminations auxquelles elles sont sujettes, les droits à l’enseignement jouent un rôle fondamental et insuffisamment relevé. Dès 1808, la législation napoléonienne les exclut de l’enseignement secondaire qui, avec le baccalauréat, conduit aux études supérieures, aux métiers libéraux et à ceux de toutes les responsabilités, politiques, juridiques ou médicales. Jusqu’en 1924, les filles n’ont que difficilement accès au baccalauréat, parce que les programmes de leur enseignement ne le prévoient pas. Jusqu’en 1974, les lieux d’enseignement ne sont pas tenus à la mixité. C’est comme si le mythe de l’école républicaine, celle de Ferry, laïque, obligatoire et gratuite avait englouti toutes les spécificités de l’enseignement des filles. Or, pour les obligations de l’État à leur égard, elles ne concernaient que l’enseignement primaire élémentaire, ce qui est peu 2. Si importantes qu’elles soient, les pressions sociales et familiales, les intériorisations passives des différences sexuées ne peuvent donc, à elles seules, expliquer la faible présence des femmes dans les métiers du savoir et de la décision. Il s’agit bien plus de politiques publiques et de

3. La revue Travail, Genre et Société a consacré plusieurs articles à ces « premières » dans son n° 4 de 2000. Voir aussi le numéro du Bulletin du Centre Pierre Léon, 2-3, 1993, sur Julie Daubié, première bachelière française, dirigé par Françoise Thébaud. 4. Françoise Mayeur, L’Éducation des filles en France au 19e siècle, Paris, Hachette, 1979 ; L’Enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Paris, Presses de Sciences Po, 1993. Rebecca Rogers s’intéresse, elle aussi, au premier 19e siècle : Rebecca Rogers, Les Demoiselles de la Légion d’Honneur. La maison d’éducation de la Légion d’Honneur au 19e siècle, Paris, Plon, 1992 ; « Le Professeur a-t-il un sexe ? Les débats autour de la présence d’hommes dans l’enseignement secondaire féminin, 1840-1940 », CLIO, 4, 1996, p. 221-238. Voir aussi Henri Peretz, « La création de l’enseignement secondaire libre de jeunes filles à Paris, 1905-1920 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 32, 1985, p. 237-275. 5. Retracé par Catherine Marry, « Filles et garçons à l’école : du discours muet aux controverses des années 90 », dans Jacqueline Laufer, Catherine Marry, Margaret Maruani, Masculin-féminin. Questions pour les sciences de l’homme, op. cit. 6. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit, 1964 ; Pierre Bourdieu, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970. 7. Antoine Prost, L’Enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, et Éducation, société et politique. Une histoire de l’enseignement de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 1992, réédité en 1997, coll. « Points-histoire ». Dans L’enseignement s’est-il démocratisé ?, Paris, PUF, 1986, quelques pages sont accordées aux différences de sexe.

1. Sur la loi de 1892 qui interdit le travail de nuit dans l’industrie, Leora Auslander, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Différence des sexes et protection sociale, XIXe-XXe siècles, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1995. Sur les lois des années 1975-1982, Marie-Thérèse Lanquetin, « L’Égalité professionnelle : le droit à l’épreuve des faits », dans Margaret Maruani (dir.), Les nouvelles frontières de l’inégalité. Hommes et femmes sur le marché du travail, Paris, La Découverte, 1998, coll. « Recherches », p. 115-125 ; Martine Lurol, « Quand les institutions se chargent de la question du travail des femmes, 1970-1995 », Travail, Genre et Société, 1, 1999, p. 179-202. Les historien-ne-s n’ont pris que récemment la mesure de l’importance de cette question : Jean-Pierre Le Crom (dir.), Deux siècles de droit du travail. L’histoire par les lois, Paris, Éditions de l’Atelier, 1998, coll. « Points d’appui ». 2. Pour cette histoire, voir l’ouvrage de synthèse d’une littéraire et d’un spécialiste des sciences de l’éducation, Claude Lelièvre, Françoise Lelièvre, Histoire de la scolarisation des filles, Paris, Nathan, 1991.

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Les enjeux du travail des femmes offerts aux femmes, il faut d’abord consentir à penser que calcul, écriture, géographie, langues ne sont pas seulement enseignés pour la culture générale, mais aussi pour les besoins de la vie active, d’autant que les programmes comportent aussi la comptabilité, la dactylographie, ces enseignements techniques, que les filles utilisent ensuite dans les métiers des bureaux comme de la boutique. Les EPS suppléent ainsi le faible nombre des Écoles pratiques de commerce et d’industrie (EPCI) et des Écoles nationales professionnelles (ENP), où on a longtemps cru circonscrits les apprentissages menant à la vie active 4. Ainsi, les filles continuent d’étudier après le primaire élémentaire et en grand nombre : en 1887-1888, 69 EPS féminines regroupent 4 334 élèves, quand elles se comptent 5 940 dans l’enseignement secondaire ; en 1913-1914, les filles sont 24 492 dans le primaire supérieur et seulement 22 800 dans le secondaire ; en 19341935, 47 835 filles sont dans les EPS, 55 340 dans les Cours complémentaires, 42 340 dans un enseignement secondaire devenu gratuit l’année précédente, et près de 14 000 dans les quarante-sept EPCI 5. Bien sûr, la dénomination de « collèges du peuple », reprise du vocabulaire de la Troisième République, est excès de langage. Bien plus qu’aux enfants des classes popu-

et donc formule de manière nouvelle la question des inégalités entre les sexes, qui ne sont pas superposables aux inégalités de classe : les filles sont, à la fin des années 1960, plus nombreuses bachelières, quand, dès le début du 20e siècle, elles étaient déjà plus nombreuses à entrer en sixième 1. Si le sexe dominé peut, à l’école, devenir dominant, pourquoi, alors, les filles ne réussissent-elles pas mieux dans les métiers masculins ? Pour une part, ces mises en retrait seraient des stratégies permettant d’arbitrer entre les assignations à la famille et les possibilités du marché du travail plus que les conséquences de représentations sociales précocement inculquées 2. Pour nourrir ces interprétations manquent de fait des études historiques, monographiques en particulier, qui permettraient de mieux comprendre les scolarités féminines, en particulier au 20e siècle. Pas de formations, pas de métiers. À formations discriminantes, métiers discriminants. Le coin aveugle des recherches reste aussi celui des formations professionnelles, qu’elles soient initiales ou continues. La concentration des filles dans un petit nombre de formations, et donc de métiers, reste le plus souvent attribuée au destin social qui leur est assigné, la maternité. Étrange cécité, quand l’on sait que les Écoles primaires supérieures et les Cours complémentaires, ces lieux de formation, comptent presque autant de filles que de garçons. Encore faut-il, pour le voir, établir une comptabilisation qui les distingue comme dans Les collèges du peuple, où leur place dans l’enseignement primaire supérieur est enfin analysée 3. Pour comprendre que les programmes de ces EPS sont très adaptés aux segments du marché du travail

3. Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, Les collèges du peuple. L’enseignement primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République, Paris, Éditions du CNRS, 1992 ; Marc Suteau, Une ville et ses écoles, Nantes, 1830-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999. 4. Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, Les collèges du peuple…, op. cit., p. 18 et 19 ; les EPCI de filles sont au nombre de huit en 1890, trente en 1924, quarante-sept en 1936. Les EPS ne sont pas prises en compte dans Patrice Pelpel, Vincent Troger, Histoire de l’enseignement technique, Paris, Hachette, 1993, 320 p., où, de surcroît, les filles n’apparaissent pas du tout. 5. Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, Les collèges du peuple…, op. cit., p. 18 et 19. En 1887-1888, les garçons peuvent étudier dans 183 EPS pour 16 111 élèves, contre 77 135 dans le secondaire. En 1913-1914, dans le primaire supérieur, les garçons sont 31 605 et 69 189 dans le secondaire. En 1934-1935, les garçons sont 47 134 dans les EPS, 41 242 dans les cours complémentaires, 32 777 dans le technique et plus de 100 000 dans le secondaire.

1. Marie Duru-Bellat, « Filles et garçons à l’école, approches sociologiques et psycho-sociales », Revue Française de Pédagogie, 109, 1994, p. 111-141. Marie DuruBellat, Annie Kieffer, Catherine Marry, « La dynamique des scolarités des filles : le double handicap questionné », Revue Française de Sociologie, 2001. L’ouvrage le plus connu est celui de Christian Baudelot et Roger Establet , Allez, les filles !, Paris, Seuil, 1992, coll. « Points ». 2. Marie Duru-Bellat, L’école des filles : quelle formation pour quels rôles sociaux ?, Paris, L’Harmattan, 1997.

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Sylvie Schweitzer non plus sur les différents parcours des enseignantes, sur leurs recrutements, si ce n’est pour les premières sévriennes 4. Pourtant ceux-ci en ont été fort inégalitaires, puisque des agrégations spécifiques ont été instaurées durant cent ans, entre les années 1882 et 1974, et qu’on a longtemps recruté plus de capésiennes et moins d’agrégées 5. Cette tardive mixité des concours de la fonction publique est d’ailleurs la clef, trop ignorée me semble-t-il, de la longue inégalité dans la représentation des hommes et des femmes parmi les fonctionnaires d’autorité. En effet, les concours féminins étaient rarement ouverts quand les concours masculins recrutaient tous les ans, ce qui perturbait la parité tout spécialement dans le cadre A de la fonction publique. Par ailleurs, l’extension des métiers offerts aux femmes est récente et c’est vers l’histoire du très contemporain que l’on doit se tourner pour penser ces femmes cadres, médecins, ingénieures, avocates, en ne se contentant plus seulement de leurs grandes figures. À l’autre extrémité de la chaîne des formations, qui dit assez que la très grande majorité des CAP, si qualifiants, sont longtemps fermés aux femmes ? Si les BEP élaborent une rupture, en particulier dans les terminologies qui ne se déclinent plus seulement au masculin, les anciens usages continuent de se perpétuer, dans un système de représentations sociales des compétences des femmes et de celles des hommes qui a bien du mal à s’éradiquer 6. Ultime rempart face à la montée de l’égalité des sexes ? Notre société finirait-elle

laires, ces lieux d’enseignement sont en effet destinés aux enfants des classes moyennes, dont les filles poursuivent aussi, plus tard, des cursus dans des écoles comme HEC Jeunes filles fondée en 1916 ; ce type d’école de commerce existe aussi à Lyon dès le 19 e siècle et probablement ailleurs, si l’on consent à les chercher 1. Par ailleurs, un certain nombre d’écoles sont ouvertes à la mixité dès les alentours de la première guerre mondiale, comme l’École centrale de Paris, l’Institut national agronomique, les Instituts des facultés de sciences… Il faudrait donc s’intéresser à tous les lieux de l’enseignement supérieur, comme les sociologues l’ont fait pour les Polytechniciennes et les Normaliennes 2. Pour mieux comprendre la présence différenciée des femmes et des hommes sur le marché du travail, il faut étudier l’inégalité d’accès des filles à certains cursus, ou plus exactement la non-mixité des cursus : l’École polytechnique n’ouvre ses portes aux filles qu’en 1972, HEC en 1973, quand les ENS ne fusionnent qu’en 1986 ; quant à l’ENA, si elle est conçue mixte en 1946 lors de sa création, les filles y sont fondamentalement récusées et contestées, dans un processus sans doute identique à ce qui se passe à l’École nationale de la magistrature, un des rares lieux de formation supérieure étudiés en y pensant le genre 3. Hormis quelques travaux, un peu pointillistes, de sociologie de l’éducation, on ne sait guère 1. Sur les Écoles de Commerce de Lyon, Jacqueline Claire, « L’École de Commerce des jeunes filles de Lyon, 18571906 », dans Sylvie Schweitzer (dir.), « Formations, emplois, XIXe-XXe siècles », Bulletin du Centre Pierre Léon, 3-4, 1997 ; Sophie Court, « Deux Institutions d’enseignement technique des jeunes filles à Lyon, 1877-1939 », dans Sylvie Schweitzer (dir.), « Métiers et statuts », Bulletin du Centre Pierre Léon, 12, 1999 ; sur HEC-JF, Marielle Delorme-Hoechstetter, « Aux origines d’HEC Jeunes filles, Louli Sanua », Travail, Genre et Sociétés, 4, 2000, p. 77-92. 2. Catherine Marry, « Polytechniciennes = Polytechniciens ? », Les Cahiers du MAGE, 3-4, 1995, p. 73-86 ; Michelle Ferrand, Françoise Imbert, Catherine Marry, L’excellence scolaire, une affaire de famille. Le cas des normaliennes et normaliens scientifiques, Paris, L’Harmattan, 1999, coll. « Bibliothèque de l’éducation ». 3. Étude à nouveau menée par une sociologue : Anne Boigeol, « Les magistrates de l’ordre judiciaire : des femmes d’autorité », Cahiers du Mage, 1, 1997, p. 23-36.

4. Marlène Cacouault, « Prof, c’est bien… pour une femme ? », Le Mouvement social, 140, 1987, p. 107-119 ; « Professeur du secondaire, une profession féminine ? Éléments pour une approche socio-historique », Genèses, 36, 1999, p. 92-115 ; Jo. M. Margadant, Madame le professeur. Women Educators in the Third Republic, Princeton, 1990. 5. Andrée Michel, Geneviève Texier, La condition de la Française d’aujourd’hui, Genève, Gonthier, 1964 ; André Chervel, Histoire de l’agrégation. Contribution à l’histoire de la culture scolaire, Paris, INRP-Kimé, 1993. 6. Gilles Moreau, « La mixité dans l’enseignement professionnel », Revue française de pédagogie, 110, 1995, p. 17-25 ; « Les faux semblables de l’apprentissage », Travail, Genre et Société, 3, 2000, p. 67-86.

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Les enjeux du travail des femmes par mieux comprendre les femmes ministres que les femmes serrurières ou peintres en bâtiment ?

ouvrières de la Seine reste ainsi un objet rare, qui s’attache aux parcours des femmes dans les différents segments du marché du travail, les tenant pour particulièrement actives, mais très peu qualifiées si l’on excepte les métiers de la couture 4. Pourtant, le chemin d’une analyse différenciant, à l’usine, les métiers des femmes et ceux des hommes, avait été frayé dès les années 1960 par les travaux d’une toute petite partie de la sociologie du travail : les employeurs utilisent dans l’univers de la production industrielle des compétences que les femmes ont acquises dans la sphère familiale, ces qualités dites « naturelles » (patience, dextérité, minutie…) qui sont à la fois repérées et niées 5. Une autre enquête, réalisée sur le travail à domicile, n’avait pas plus incité les historien-ne-s à poursuivre, si l’on excepte, mais récemment, l’exemple des immigré-e-s 6. Pour l’instant, l’on se contente de noter que les ouvrières à domicile sont, à la charnière des 19e et 20e siècles, un tiers des ouvrières recensées ; on ne pousse pas plus avant, quand les enquêtes du Bureau international du travail en recensent encore largement plus d’un million à la fin du 20e siècle. Ce regard sur le travail à domicile paraît pourtant une voie pour comprendre le statut des femmes au travail, d’autant que, à bien y réfléchir, il regroupe d’autres métiers. Ainsi en va-t-il

! SI PEU DE MÉTIERS…

Fruit de cette inégalité des formations, la longue assignation des femmes à certains secteurs d’emploi est patente. La mauvaise qualité des outils utilisés pour la repérer l’est aussi. Sûrement, il a fallu le temps de sortir les femmes de l’invisibilité, en passant par trois phases historiographiques : la première est celle des « travaux de femmes », entendus comme les tâches qui leur sont traditionnellement dévolues : couture, soins des enfants et des corps, soins de la maison et production domestique ; la deuxième est celle de la visibilité du salariat, avec les travaux sur l’ouvrière et l’employée ; la troisième, celle de l’accès à de nouveaux métiers professionnalisés, comme celui d’ingénieur 1. Du coup, la place des femmes sur le marché du travail et leur occupation de certains de ses segments sont connues de manière très inégale. Les paysannes ? Elles sont mal recensées parce que estimées « auxiliaires » de leur mari, participant aux travaux ruraux dans une « complémentarité » qui ne méritait que quelques notations 2. Et encore heureux quand mention en est faite : des synthèses récentes déclinent l’histoire de la petite propriété sans allusion à leur place 3. Les ouvrières ? On les connaît, sans doute, mais dans des travaux longtemps identifiés comme ceux qui leur sont traditionnellement dévolus, en particulier les tissus, alors qu’elles se comptent par millions, dans tous les secteurs industriels : la fresque de Catherine Omnès sur les

4. Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes, Marchés du travail et trajectoires professionnelles au XXe siècle, Paris, EHESS, 1998. 5. Madeleine Guilbert, Les Fonctions des femmes dans l’industrie, Paris, Mouton, 1966 ; « Les problèmes du travail industriel des femmes et l’évolution des techniques », Le Mouvement social, 61, 1967, p. 33-46. L’auteure raconte son itinéraire de recherche dans Travail, Genre et Société, 4, 2000. La voie a été réempruntée par Laura Lee, Downes, L’inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre, Paris, Albin Michel, 2002. 6. Madeleine Guilbert et Viviane Isambert-Jamati, Travail féminin et travail à domicile. Enquête sur le travail à domicile de la confection dans la région parisienne, Paris, CNRS, 1956 ; Michel Lallement, Des PME en chambre. Travail et travailleurs à domicile d’hier et d’aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 1990 ; Nancy Green, Du Sentier à la 7e Avenue. La confection et les immigrés, Paris-New York, 1880-1980, Paris, Seuil, 1998.

1. Delphine Gardey, « Perspectives historiques », dans Margaret Maruani (dir.), Les nouvelles frontières, op. cit., p. 23-38 ; à noter que la troisième phase n’est pas développée dans le cadre de son article. 2. Rose-Marie Lagrave (dir.), Celles de la terre. Agricultrice : l’invention politique d’un métier, Paris, EHESS, 1987. 3. Jean-Luc Mayaud, La petite exploitation rurale triomphante, France, XIXe siècle, Paris, Belin, 1999.

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Sylvie Schweitzer phie doit les ignorer 5. Elles sont bien là. Que sait-on d’elles, sinon que leur dot serait nécessaire à l’achat du fond et que, sans elles, la boutique ne peut tourner ? Et encore ces remarques n’ont-elles été faites que pour bien peu de métiers : l’épicerie, dans la première moitié du 19 e ou encore la boulangerie 6. Sur la place des autres, rien. Rien non plus sur celles qui sont bien plus autonomes, qui tiennent boutique en leur nom propre, ce qui, quand elles sont mariées, les émancipe civilement et économiquement à partir de 1908. Les recensements les dénombrent pourtant fort nombreuses : plus d’un million de patronnes de l’industrie et du commerce en 1851, presque autant en 1906, en 1936, 600 000 à la fin du 20 e siècle. Épicières et débitantes d’eau minérale, tenancières de bistrots, d’hôtels et de débits de tabac, fleuristes, coiffeuses, commerçantes en tout genre d’hier et d’aujourd’hui 7. Bref, l’histoire du travail des femmes ouvre de bien larges perspectives de recherche et on le sait depuis longtemps, grâce à Michelle Perrot, à ses appels et aux nombreux travaux qu’elle a dirigés 8.

des femmes qui gardent des enfants, nourrices ou assistantes maternelles, comme l’on voudra : elles sont 400 000 recensées aujourd’hui et il est bien probable que leur nombre n’a que peu varié, quand l’on connaît surtout l’histoire des nourrices parisiennes au 19e siècle et celles de la Troisième République 1. Ces temps-là accusaient d’ailleurs, en plus et à cause des longues journées de travail des mères et des pères, une forte présence des garderies, sur lesquelles on sait bien peu, hormis les travaux de Jean-Noël Luc sur les premières écoles maternelles 2. Que dire encore des domestiques, que l’on ne connaît que de quelques points de vue 3 ? Il en va aussi ainsi pour d’autres métiers, comme les infirmières qui ont suscité fort peu de travaux pour la période contemporaine ou encore les sages-femmes, les assistantes sociales, les institutrices… 4. Une fois réévalués le travail et l’activité des femmes, en particulier dans le cadre de l’invisibilité statistique, des secteurs d’emploi apparaissent, bien délaissés jusqu’à présent. Il y a d’une part toutes les femmes associées à leur conjoint, et si on a évoqué les agricultrices, il en va aussi de même pour les femmes d’artisans et de boutiquiers. Ce n’est pas parce que le droit civil comme fiscal ne leur accorde pas d’existence que l’historiogra-

! DES TAXINOMIES INSUFFISANTES

La réflexion méthodologique sur ce qui structure les métiers des femmes demeure en chantier. L’on reste ainsi trop pris-e

1. Fanny Fay-Sallois, Les Nourrices à Paris au XIXe siècle, Paris, Payot, 1980, 283 p. ; Catherine Rollet, Les enfants au XIXe siècle, Paris, Hachette, 2001. 2. Jean-Noël Luc, L’invention du jeune enfant au XIXe siècle. De la salle d’asile à l’école maternelle, Paris, Belin, 1997. 3. Anne Martin-Fugier, La Place des bonnes. La domesticité féminine en 1900, Paris, Grasset, 1979 (surtout à partir de la littérature) ; Theresa Mac Bride, The Domestic Revolution, The Modernisation of Household Service in England and France, 1820-1920, Londres, Croom Helm, 1976. 4. Véronique Leroux-Hugon, Des saintes laïques : les infirmières à l’aube de la IIIe République, Paris, Sciences en situation, 1992 ; Yvonne Knibiehler (dir.), Nous, les assistantes sociales, naissance d’une profession. Trente ans de souvenirs d’assistantes sociales françaises (1930-1960), Paris, Aubier, 1980 ; Armelle Mabon-Fall, Les Assistantes sociales au temps de Vichy, du silence à l’oubli, Paris, L’Harmattan, 1995. Les femmes soignantes avaient fait l’objet d’un numéro de la revue Pénélope (Évelyne Diebolt (dir.), « La femme soignante », 5, 1981). Sur les institutrices, les travaux de Jacques et Mona Ozouf ne sont guère sexués (La République des instituteurs, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 1992).

5. En effet, leur participation à la vie économique est conçue comme entrant dans le cadre de l’assistance au conjoint. Jusqu’au début des années 1980, elles n’ont pas de droit de regard légal sur la gestion de la boutique. 6. Alain Faure, « L’épicerie parisienne au XIXe siècle ou la corporation éclatée », Le Mouvement social, 108, 1979, p. 114-130 ; Bernadette Angleraud, Les Boulangers lyonnais aux XIXe et XXe siècles, Paris, Éditions Christian, 1998. 7. On en trouvera quelques-unes dans Sylvie Schweitzer (dir.), « Formations, emplois, XIXe-XXe siècles », Bulletin du Centre Pierre Léon, 3-4, 1997 et « Métiers et statuts », Bulletin du Centre Pierre Léon, 1-2, 1999. 8. Soit plus de soixante thèses dirigées et bien plus encore de mémoires de maîtrises. Elle a initié deux numéros du Mouvement social en 1978 et 1987 : « De la nourrice à l’employée…, travaux de femmes dans la France du XIXe siècle », Le Mouvement social, 105, 1978 et « Qu’est-ce qu’un métier de femme ? », Le Mouvement social, 140, 1987. Ses articles sur le travail ont été réunis dans Les femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Flammarion, 1998.

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Les enjeux du travail des femmes dans les catégories définies par l’État recenseur ou, après la seconde guerre mondiale, par l’INSEE, qui divise et organise les professions selon des critères masculinisés, englobant l’ensemble du spectre des métiers et qui, longtemps, ne consentent à recenser que l’activité directement productrice de biens. Or, pour les femmes, on l’a dit, il n’en va pas ainsi puisqu’elles n’occupent pas tous les segments du marché du travail : aujourd’hui encore, 60 % des actives se trouvent dans six seulement des trente et une catégories socio-professionnelles de l’INSEE 1. Tous les « travailleurs » ne sont pas équivalents, les travailleuses sont à examiner pour leurs statuts propres. Autrement dit, dans la foulée de la sociologie, il est nécessaire d’introduire la variable de différenciation des hommes et des femmes sur le marché du travail. Les prémisses en avaient été posées par les études sur la vie privée 2 – pour les historienne-s –, sur le travail domestique – pour les sociologues. Des constats imposés par les féministes sur la division du travail dans la sphère familiale sont nées les réflexions sur la division du travail en général 3. Une fois pointée l’articulation entre sphères domestique et professionnelle, la catégorie de division sexuelle du travail a ainsi été transplantée dans le cadre du travail économiquement rétribué et dans l’analyse des rapports sociaux de sexe ; ce paradigme remplace l’ancienne notion de condition féminine et tout ce qu’elle charriait de particularisme catégoriel, de normalité dans l’assignation si « normale » des

femmes à certaines tâches, qu’il n’était même pas besoin d’interroger cette norme 4. On passe de la division sociale du travail à la division sexuelle du travail, ce qui redistribue les thèmes d’analyse, les rendant, certes, plus complexes. Salaires, métiers, carrières masculins cessent d’être le référent universel : la division sexuée du travail est partout présente. Ainsi, pour la sociologie, le concept de travail s’identifie à l’activité professionnelle et à elle seule, comme en témoignent les catégories sémantiques : un actif, c’est quelqu’un qui a une activité professionnelle ou qui en recherche une. Les femmes qui se consacrent uniquement aux tâches domestiques sont nommées « inactives » pendant qu’un chômeur est désigné comme « actif » 5. C’est d’ailleurs cette notion « d’activité » qui resterait à creuser pour comprendre où s’enracine la longue invisibilité du travail féminin. L’inactivité ne se confond pas avec l’oisiveté, de même que le travail ne se réduit pas à l’activité. On pourrait ajouter que, comme historien-ne-s, nous nous contentons trop souvent de raisonnements enracinés dans les recensements officiels de la population, dont certain-e-s ont déjà souligné qu’ils sont systématiquement appauvris pour les femmes 6. D’une part, elles sont mal comptabilisées comme épouses de… et, d’autre part, elles exercent souvent des métiers des services (femmes de ménage, blanchisseuses, lingères…) que l’économie peine à reconnaître comme faisant partie du marché des biens produits. Dans cette logique, on accrédite l’idée que les femmes se retirent – en nombre – du marché du travail après leur mariage, y compris les

1. Elles sont employées de la fonction publique, employées administratives, de commerce, personnels de services aux particuliers, institutrices et professions intermédiaires de la santé. Voir Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes, Paris, La Découverte, 2000. 2. Philippe Ariès, Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1987 pour les tomes 4 et 5 ; Martine Martin, « Ménagère : une profession ? Les dilemmes de l’entre-deux-guerres », Le Mouvement social, 140, 1987, p. 89-106. Pour l’articulation travail domestique/travail salarié, Joan W. Scott, Louise A. Tilly, Les femmes, le travail et la famille, Paris, Rivages, 1987 et Payot, 2002. 3. Christine Delphy, « L’Ennemi principal », Partisans, novembre 1970 (réédition Paris, Syllepse, 1999, p. 31-56).

4. Margaret Maruani, « L’Emploi féminin… », art. cité. 5. Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes, op. cit. Sur les frontières du chômage, Chantal Rogerat, Danièle Sénotier, Le Chômage en héritage : paroles de femmes, Paris, GREC, 1994. 6. Claude Motte, Jean-Pierre Pélissier, « La Binette, l’aiguille et le plumeau. Les mondes du travail au féminin », dans Jacques Dupâquier, Denis Kessler (dir.), La Société française au XIXe siècle. Tradition, transition, transformation, Paris, Fayard, 1992, p. 237-342.

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Sylvie Schweitzer pour la bonne raison que, comme les populationnistes le soulignent depuis cent cinquante ans, elles ont des familles peu nombreuses. Au début des années 1970, 75 % des femmes actives n’ont jamais interrompu leur activité ; sur le quart restant, 21 % se sont arrêtées une fois, 3 % deux fois, en général pour élever un enfant, mais aussi pour se plier à une mobilité professionnelle géographique du conjoint (11 %) 5, ce qui correspond globalement aux observations faites sur les ouvrières de la Seine au 20e siècle ; quant au personnel du Grand Bazar de Lyon, son étude permet de remarquer de surcroît que certaines séquences de travail qui apparaissent dans les dossiers du personnel sont absentes des dossiers de retraite : les femmes sousestiment bel et bien leur activité 6 ! Ainsi, si l’on exclut les fonctionnaires, les parcours de vie active ne sont que rarement linéaires, dans une même qualification, un même emploi et dans une même entreprise. Ces « modes d’emploi » sont une riche piste de recherche et de compréhension de l’histoire des femmes au travail 7. Les femmes, comme les hommes, mais plus qu’eux, sont les cibles privilégiées du travail à temps partiel, des contrats précaires, de l’auxiliariat. Depuis toujours, elles ont été classées auxiliaires dans la fonction publique, qu’elles aient été opératrices de téléphone, dactylographes, mais encore institutrices et assistantes des polices municipales 8. Cet auxiliariat s’enracine d’ailleurs dans l’extension

ouvrières 1. Ne serait-ce pas là un raisonnement de nanti-e-s ? Quand on sait les salaires ouvriers, quand on sait l’absence de protection sociale jusqu’à l’expansion de l’État providence après la seconde guerre mondiale, comment souscrire au raisonnement du salaire du père suffisant pour nourrir une famille ? On retombe là sur la question du travail à domicile : si les femmes se replient sur l’espace privé, elles y travaillent, y compris dans les moments de versements de l’allocation de salaire unique, comme dans les années 19501960 2. Cela avait été souligné dès 1956 : dans la région parisienne, l’Inspection du travail estimait qu’au moins la moitié de cette main-d’œuvre était clandestine, dans une complicité des patron-ne-s et des salariées, les un-e-s renâclant face à leurs diverses charges sociales et fiscales, les autres préférant encaisser les allocations de salaire unique et se déclarant assurées sociales sur le compte de leur mari 3. Par ailleurs, on a beaucoup dit que cette inactivité serait caractéristique des vies de femmes, reprenant les figures véhiculées par l’imaginaire collectif qui a si longtemps cherché à renvoyer les femmes à leur foyer. Les enquêtes récentes montrent bien qu’en 1977, à peine 3,7 % des 16-29 ans n’avaient jamais travaillé, contre 12 % des 30-50 ans 4. Comme c’est peu… Pour les autres, les rares études historiques qui consentent à prendre un outil de travail efficace, celui des dossiers de retraite des actives, montrent ainsi que la porosité des parcours féminins est bien moins forte que cela n’est généralement pensé : les femmes s’arrêtent peu pour élever leurs enfants,

5. Évelyne Sullerot, Histoire et sociologie du travail féminin, Paris, Gonthier, 1968 ; Les Françaises au travail, Paris, Hachette, 1973. 6. Anne-Sophie Beau, Grand Bazar, modes d’emploi. Les salarié-e-s d’un grand magasin lyonnais, 1886-1974, thèse d’histoire, université Lyon II, décembre 2001, à paraître aux éditions Payot. 7. Margaret Maruani, Chantal Nicole, Au Labeur des dames. Métiers masculins, emplois féminins, Paris, Syros, 1989 ; Margaret Maruani, Emmanuèle Reynaud, Sociologie de l’emploi, op. cit. 8. Anne-Sophie Beau, Sylvie Schweitzer, « Aushilfs- und Teilzeitarbeit : untypische Beschäftigungen ? Frankreich im 19. und 20. Jahrhundert, L’Homme, Zeitschrift für Feministische Geschichtwissenschaft, 1/2000, p. 7-25 ; Vincent Alligier, « Instituteurs, institutrices », dans Bulletin du Centre Pierre Léon, 1-2, 1999, p. 51-64.

1. Joan W. Scott, Louise A. Tilly, Les femmes…, op. cit. ; Jean-Paul Burdy, Mathilde Dubesset, Michelle ZancariniFournel, « Rôles, travaux et métiers de femmes dans une ville industrielle : Saint-Étienne, 1900-1950 », Le Mouvement social, 140, 1987, p. 27-53. 2. Jacqueline Martin, « Politique familiale et travail des femmes mariées en France. Perspective historique : 19421982 », Population, 6, 1998, p. 1119-1155. 3. Madeleine Guilbert et Viviane Isambert-Jamati, Travail féminin…, op. cit. 4. Maryse Huet, « La progression de l’activité féminine estelle irréversible ? », Économie et statistique, 145, 1982, p. 318.

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Les enjeux du travail des femmes qu’entérinent toutes les conventions collectives 3. Une de ces identités prime dans le cadre des recensements sur lesquels s’appuient les historien-ne-s, mais laquelle ? Les sociologues repèrent ainsi qu’aujourd’hui se déclarent chômeuses des femmes qui autrefois se disaient mères au foyer 4. Deuxième question, celle des catégories socio-professionnelles utilisées, qu’il s’agisse des « ouvrières », des « employées », des « domestiques » 5. Pour les ouvrières, la question se pose, a priori, de manière moins cruciale que pour les employé-e-s, où la catégorie est si complexe qu’il faut toujours rappeler qu’elles et ils sont des salariées d’exécution, travaillant sur le traitement des signes, des informations, des personnes 6. Si l’on s’en tient aux classifications de l’INSEE, leurs métiers sont foisonnants. Et pourtant, un regard incluant la variable « femmes » dans l’analyse fait apparaître une autre caractéristique : 80 % des six millions d’employé-e-s sont des femmes, en particulier depuis la refonte des CSP en 1982 où la référence au caractère non manuel du travail a été délaissée, quand l’appartenance au salariat d’exécution a été conservée : sont là inclus-e-s les salarié-e-s des services directs aux particuliers, autrement dit les femmes de ménage, qui s’agglomèrent, sans problème mé-

des conventions collectives, de la limitation des journées de travail et de la naissance des congés payés, pour assurer la continuité du service dans les transports, la distribution d’énergie ou simplement les services du commerce 1. Aujourd’hui comme il y a cent ans, plus que mesure objective d’un temps de travail, le temps partiel serait ainsi référé à un statut d’emploi féminin et pourrait tout aussi bien être décliné en parlant de chômage à temps partiel 2. Évidemment cet auxiliariat a toujours empêché la promotion, interdit les retraites et permis un licenciement plus aisé. L’étude des parcours professionnels pointe d’autres questions, celles des allers et retours entre différentes conditions, salariées ou non, par exemple celles d’ouvrière, de boutiquière, d’employée. ! DES IDENTITÉS SOCIALES PLURIELLES

Les vies de travail ne sont pas linéaires et les femmes effectuent des va et vient dans différents secteurs du marché du travail. À Saint-Étienne ont ainsi été identifiées ces anciennes ouvrières, tenancières de bistrot ou boutiquières, hébergeant d’ailleurs leur conjoint lors des périodes de chôme. Dans la Seine aussi, le commerce fait partie des parcours des ouvrières. Cette mise en lumière de la variété des parcours individuels pose à son tour plusieurs questions, qui valent tant pour les hommes que pour les femmes. Première question, celle de l’identité professionnelle : comment se définir quand on est successivement ouvrière dans une tréfilerie, femme de ménage, vendeuse dans un grand magasin, employée dans un service de statistique ? Les études sur les salaires montrent que ces ouvrières sont mieux payées que les « employées », ce

3. En 1955, chez Berliet à Lyon, à nombre d’heures de travail égal, une OS travaillant à l’affûtage touche 422 francs par mois et une dactylo au premier échelon, 352 francs par mois (Perrine Gallice, « Travail des femmes et politique sociale : Berliet, années 1950-1960 », dans Sylvie Schweitzer (dir.), « Urbanisation et industrialisation », Bulletin du Centre Pierre Léon, 1-2, 1996, p. 59-78) ; on note les mêmes distorsions dans les grands magasins avec les classifications des lendemains de la seconde guerre mondiale (Anne-Sophie Beau, thèse citée). 4. Armelle Testenoire, « Les Carrières féminines : contingence ou projet ? », Travail, Genre et Société, 5, 2001, p. 117133. 5. Dominique Bertinotti, « Carrières féminines et carrières masculines dans l’administration des Postes et Télégraphes à la fin du XIXe siècle », Annales. Économie, Sociétés, Civilisations, 3, 1985, p. 625-640 ; Susan Bachrach, Dames employées : The Feminization of Postal Work in 19th Century France, The Haworth Press, 1984, et « La Féminisation des PTT au tournant du siècle », Le Mouvement social, 140, 1987, p. 69-88. 6. C. Wright Mills, Les Cols blancs, Paris, Maspero, 1966 ; Alain Chenu, L’archipel des employés, Paris, INSEE, 1990 ; Les employés, Paris, La Découverte, 1994, coll. « Repères ».

1. Florent Montagnon, « Les Employés de la Compagnie des omnibus et tramways de Lyon, 1897-1936 », dans Bulletin du Centre Pierre Léon, 1999, p. 96-114 ; Anne-Sophie Beau, thèse citée. 2. Tania Angeloff, Le Temps partiel : un marché de dupes ?, Paris, Syros, 2000.

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Sylvie Schweitzer de la Sécurité sociale sont bien des femmes assignées à la gestion des papiers et dans des emplois féminins 4. Que dire d’autres métiers d’employées, comme les « demoiselles » du téléphone d’avant l’automation, qui passaient leur journée à mettre des fiches dans des trous pour mettre en relations les abonné-e-s ? Certes, elles ne produisaient pas d’objets, mais un service ; mais leurs conditions de travail étaient fort comparables aux chaînes des usines, pour des salaires inférieurs. Même si elles travaillaient loin de la saleté des ateliers, c’est bien là leur seule distinction d’avec les ouvrières, puisque, comme ces dernières, elles étaient soumises aux cadences infernales, au bruit incessant et à la hiérarchie tatillonne. Alors ? Il semble bien plus opératoire de classer les femmes au travail selon d’autres critères, ceux des contenus du travail et du niveau des rémunérations et, ainsi, étudier d’un côté les femmes qui ont affaire aux machines, les femmes des ateliers des usines, mais aussi celles des bureaux, comme les mécanographes de tous ordres, et encore des magasins, comme les caissières. Et de l’autre, celles qui sont payées à s’occuper de tous les papiers produits par notre système économique et social. Cette typologie paraît d’autant plus efficace que ces métiers ne sont pas mixtes : quand les hommes sont présents, c’est aux postes de commandement, de l’équipe ou du bureau. Évidemment, pour ce faire, il faudra s’intéresser de plus près à ces contenus des métiers et aux différentes branches d’activité. Une des voies de ce travail sur les classifications part de fait de l’analyse des conventions collectives qui, à partir de 1936, détaillent les contenus des postes pour mieux les hiérarchiser. On voit ainsi apparaître les métiers des machines,

thodologique apparent, aux secrétaires, caissières, vendeuses, receveuses des Postes 1. Alors ? Femme de ménage ou/et employée ? Le flou sémantique règne et depuis toujours. Au 19e siècle, les contemporains définissaient les nouvelles « employées » des ministères, secrétaires dactylographes et autres gestionnaires des papiers, comme des femmes issues de la « bourgeoisie », petite et moyenne, puisque leur manquait l’appareil sémantique des (nouvelles) classes moyennes 2. Les analyses historiques reproduisent ces discours, sans guère de recul, ajoutant de surcroît que ces femmes, en travaillant, « dérogent à la place que la société et les valeurs du groupe [bourgeois] leur assignent » 3 ; les recrutements dans les classes populaires – avec les filles de tapissiers, cochers, maçons, ouvriers en cartes à jouer ou institutrices – n’apparaîtraient que vers 1910 : or, les femmes au travail dans les bureaux sont bien, d’une décade à l’autre, issues des mêmes groupes sociaux et des mêmes formations. Évidemment, il faut pour reconnaître cela admettre que « les femmes ont toujours travaillé », et en nombre, occupant, au fur et à mesure, les emplois que la société industrialisée voulait bien leur octroyer. De même que la reprise des terminologies d’une époque, comme « bourgeoisie », ne peut suffire à construire le raisonnement, de même la terminologie classificatoire dans la catégorie « employé » ne peut non plus convenir. D’autres typologies paraissent nécessaires, qui prennent en compte les contenus des métiers. Secrétaires, dactylos, salariées des chèques ou 1. Philippe Alonzo, Femmes employées. La construction sociale du salariat, Paris, L’Harmattan, 1996. 2. Défini en particulier par Maurice Halbwachs dans les années 1930 (cf. Morphologie sociale, Paris, Armand Colin, 1938). 3. Delphine Gardey, « Mécaniser l’écriture et photographier la parole. Utopies, monde du bureau et histoire de genre et de techniques », Annales. Histoire, Société, Civilisation, 3, 1999, p. 587-614 et La Dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau (1890-1930), Paris, Belin, 2002.

4. Quand elles voisinent avec des hommes, par exemple au recouvrement des factures aux télécommunications, ceux-ci font d’autres métiers, en particulier non sédentaires, pour des classifications professionnelles identiques : Philippe Alonzo, « Employés de bureau : le genre masculin n’est pas neutre », Les Cahiers du MAGE, 1, 1995, p. 43-51.

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Les enjeux du travail des femmes comme des papiers ; chez Berliet dans les années 1960, on recense des femmes calqueuses, dessinatrices d’études et dessinatrices de petites études, agents du planning ; dans les services de comptabilité, elles sont chiffreuses, agents comptables et comptables, employées aux statistiques ; au service des expéditions, agents expéditeurs ou agents livraison, agents de réception et de répartition, agents d’approvisionnement, etc. 1. Une triple urgence me paraît ainsi commander l’histoire du travail des femmes. D’abord, bâtir une histoire sociale sexuée et non plus seulement au masculin neutre : un homme sur deux est bien une femme. Le travail des unes et des autres ne peut être appréhendé de la même manière, les disparités et inégalités étant par trop criantes. Comment comprendre le travail de l’usine et des bureaux, si l’on fait mine d’ignorer que les femmes y ont toujours travaillé, souvent dans d’épouvantables conditions ? Ensuite, réévaluer les interprétations de la société très contemporaine : ses basculements, crises et délitements ne viennent aucunement d’une récente présence des femmes au travail, même si celles-ci sont de plus en plus salariées, for-

mées et donc de plus en plus autonomes face à leur conjoint et à la société tout entière : intégrer l’idée que les femmes ont toujours travaillé en est une des clefs. Enfin, être serein-e face à la nouvelle place des femmes sur l’ensemble du marché du travail, et surtout pour les métiers les plus qualifiés, ceux qui permettent la décision, qu’il s’agisse des femmes magistrates, ministres ou cheffes d’entreprise. Non, les hommes ne désertent pas ces fonctions, oui, les femmes y entrent grâce à la récente mixité de l’enseignement et des recrutements. Dans tous les métiers, les hommes doivent désormais partager. Si le mouvement vers l’égalité a été lent, il est irréversible et nous nous devons de le prendre en compte. " Sylvie Schweitzer est professeure d’Histoire contemporaine à l’université Lumière Lyon II et membre du Centre Pierre Léon. Elle vient de publier Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire de leurs métiers, 19e-20e siècles, aux éditions Odile Jacob. Elle prépare un ouvrage sur « les Femmes d’autorité » (à paraître aux éditions Payot), ainsi que la publication d’une recherche sur les itinéraires sociaux et professionnels des inspectrices du Travail aux 19e et 20e siècles.

1. Perrine Gallice, « Travail des femmes… », art. cité.

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