Conference Orson Welles

  • June 2020
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CONFERENCE donnée à Saint-Quentin le 25 mars 2008 par Nadine SORET en amont du spectacle Votre serviteur, Orson Welles de Richard FRANCE

Introduction L’un des derniers films d’Orson Welles, F. for fake (1975) traduit en français par Vérités et mensonges, reprend et interroge l’ensemble de l’œuvre du cinéaste. Usant à plaisir d’auto-citations et de clins d’oeils à ses productions antérieures, Orson Welles réalise là une étonnante introspection à mi-chemin entre l’autobiographie et la fiction, à laquelle il imbrique étroitement la question du faux dans l’art en général. Orson Welles s’y montre d’ailleurs à l’écran dès la toute première séquence du film, déguisé en prestidigitateur, indiquant ainsi au spectateur que la principale question posée est bien celle de l’illusion en général et de l’illusion cinématographique en particulier. Si nous retrouverons dans ce film inclassable une problématique récurrente posée par le cinéaste dans nombre de ses réalisations filmiques, il est en revanche plus délicat de comprendre les intentions réelles du réalisateur qui pratique là à la fois l’autodérision (ses éternels soucis financiers, ses combats perdus, ce fameux Don Quichotte qu’il n’a jamais pu terminer…),

Image du Don Quichotte commencé par Orson Welles le culte de la personnalité (son omniprésence dans la plupart de ses films, sa réussite artistique, son aura de séducteur toujours entouré de jolies femmes…) tout en jouant avec la figure de la mise en abyme (le choix de la camera super 8 et de ses images qui sautent renforçant ici l’apparence illusoire du film d’amateur). La pièce qui sera prochainement jouée à Saint-Quentin prolonge cette réflexion du cinéaste (qui fut également un grand acteur de théâtre) sur son art en feignant de lui laisser la parole librement. Les problèmes complexes soulevés par le questionnement autobiographique semblent d’ailleurs avoir été difficiles à gérer pour ce géant du cinéma et du théâtre, qui n’a eu de cesse d’intervenir ou de se montrer dans la plupart de ses films.

Géant dans les deux sens du terme, à la fois par sa stature physique impressionnante dont Jean-Claude Drouot se rapproche de façon tout à fait étonnante – et par le gigantisme de sa carrière artistique. A partir de 1968, Orson Welles entreprend en effet une série d’entretiens avec son ami Pierre Bogdanovitch qui seront regroupés bien plus tard dans un ouvrage de référence - malheureusement introuvable aujourd’hui - sous le titre Moi Orson Welles. Il faudra plus de quinze ans pour aboutir à l’achèvement de cette autobiographie ! C’est en grande partie grâce à ce travail accompli par Bogdanovitch que Richard France, spécialiste américain qui a déjà publié plusieurs ouvrages sur Orson Welles1, pourra rédiger la pièce intitulée Votre serviteur Orson Welles. La pièce sera ensuite adaptée par Jacques Collard pour sa version française. UNE VIE MARQUEE SOUS LE SCEAU DU DESTIN Deux approches du cinéaste, celle de Pierre Bogdanovitch et celle de J.C. Allais2, nous livrent un certain nombre d’ éléments-clés pour comprendre la personnalité de cet individu hors du commun dont voici un rapide résumé : Le petit Welles, né le 6 mai 1915, est le second enfant d’une famille très favorisée : son père est une sorte de play-boy, industriel, ingénieur, hôtelier, qui « aimait se dire inventeur. Il était généreux et tolérant, adoré de tous ses amis. Je lui dois une enfance privilégiée et l’amour des voyages. Ma mère était une femme d’une beauté mémorable, elle s’occupait de politique, elle était une championne de tir au fusil, ainsi qu’une pianiste de concert très douée. Je tiens d’elle l’amour de la musique et de l’éloquence sans lesquels aucun être humain n’est complet 3».

Maison natale d’Orson Welles à Kenosha dans le Wisconsin

1

Le Théâtre d’Orson Welles, Richard France et Orson Welles à propos de Shakespeare, Richard France Orson Welles, J.C. Allais, N° 16 de la revue Premier Plan 3 Eléments tirés de Orson Welles, Danièle Parra et Jacques Zimmer, Editions Filmo 13, p. 15 et de Orson Welles, Cahiers du cinéma, p. 49 2

L’enfant grandit dans une ambiance de culture raffinée qui n’exclut pas quelques touches d’excentricité et développe très tôt des dons assez extraordinaires : il sait lire à deux ans et parle déjà aussi couramment qu’un adulte. Il apprend à jouer du piano à trois ans et réalise sa première adaptation de Shakespeare à sept ans. La légende prétend qu’il aurait ainsi joué Le Roi Lear à lui seul. Placé à dix ans dans une école dirigée par un psycho-pédagogue, l’enfant laisse perplexe les sommités scientifiques venues lui poser des questions. Un journal local va jusqu’à consacrer à cet enfant prodige un article titré : « Dessinateur, acteur, poète, il n’a que dix ans ». En réalité, le jeune Orson Welles est encore bien plus que cela, puisqu’il est aussi écrivain, metteur en scène, décorateur, et surtout acteur. Ainsi interprète-t-il, dans sa dixième année, la pièce Peter Rabbit dans une salle de Chicago. A onze ans, le petit génie rédige une analyse de ainsi parlait Zarathoustra de Niestche, puis voyage jusqu’en Chine. Son père lui a permis également de parcourir avec lui en Amérique et l’Europe, où le jeune garçon a pu rencontrer le célèbre illusionniste Houdini, qui apparaîtra plus tard comme une figure récurrente dans de nombreux films. Ses parents parviennent enfin à trouver un établissement secondaire plus conforme à sa précocité et l’inscrivent à la Tood School de Woodstock (Illinois). La légende raconte qu’il monte là Androclès et Le Lion de G.B. Shaw en jouant les deux rôles à la fois ! En sportif accompli, l’adolescent pratique le football, l’équitation et la natation. Il porte d’immenses feutres et fume déjà de respectables cigares. Mais il s’intéresse surtout au théâtre et, dirigeant la troupe de l’école, monte un condensé des huit pièces historiques de Shakespeare. En 1930, le jeune homme gagne un prix récompensant sa mise en scène de Jules César de Shakespeare. Mais les malheurs du jeune Orson commencent lorsqu’en 1925 il perd sa mère. Cinq ans plus tard, il perd cette fois son père et se retrouve orphelin à l’âge de quinze ans. Un ami de sa mère, le docteur Bernstein (dont le nom apparaît dans Citizen Kane), le prend en charge pour s’occuper de son éducation. Son tuteur, qui lui avait fait cadeau, avant le décès de ses parents, d’un théâtre de marionnettes, n’est sans doute pas étranger à l’amour que le jeune garçon porte au théâtre, et ne parviendra pas à le retenir dans sa décision d’arrêter ses études. Un an plus tard, âgé de seize ans et mesurant 1,80m, Orson Welles quitte la Todd School, se déclarant « incapable de faire une addition, mais avec une connaissance considérable du théâtre ». Le jeune homme a décidé de partir pour le « vieux continent ». Il arrive ainsi en Irlande et parcourt le pays avec une voiture à âne. Lorsqu’il arrive à Dublin,

il se présente alors au directeur du Gate Theatre comme une vedette du théâtre de New York. Ce dernier est facilement berné car Welles s’est habilement grimé et sa voix chaude et grave le fait passer pour plus âgé qu’il ne l’est vraiment. Orson est engagé et joue notamment le duc Alexandre de Wurtemberg (80 ans !) dans Le Juif Süss de Feuchtwanger et le rôle du spectre dans Hamlet. Il approfondit son expérience de la scène : « Je commençai en jouant les premiers rôles…en vedette. Les petits rôles vinrent plus tard ». N’ayant pu trouver

d’engagement à Londres, il part ensuite pour l’Espagne où il se fait passer pour un auteur de romans policiers et s’initie à la tauromachie, puis revient aux Etats-Unis en 1933 où il entreprend l’édition et l’illustration d’un volume des œuvres complètes de Shakespeare intitulé Shakespeare pour tous qui obtient un certain succès. Il repart ensuite au Maroc qu’il sillonne à pied (à ce que l’on dit…). L’HOMME PAR QUI LE SCANDALE ARRIVE Après cette expérience formatrice, le jeune homme possède une immense culture littéraire et théâtrale, ainsi qu’une solide maîtrise des artefacts de la scène. Il démontre également des aptitudes notoires pour la prestidigitation. Rentré aux Etats-Unis, Orson Welles organise pour la Todd School, son ancienne école, un festival d’art dramatique au cours duquel il fait la connaissance de Virginia Nicholson, actrice de dix-huit ans qu’il épousera quelques mois plus tard. En 1939, le couple donnera naissance à une fille.

Engagé dans la troupe de Katherine Cornell, le jeune acteur ne parvient pas à décrocher les premiers rôles. Il joue par exemple le rôle de Tybalt dans Roméo et Juliette ou de Marchbanks dans Candida de Shaw. Cependant il met aussi en scène Les trois sœurs de Tchekov ainsi que Le Tsar Paul de Merejkowski.

Quelque temps après, Orson Welles a enfin la satisfaction de commencer à se faire connaître à Broadway et s’associe avec John Houseman pour monter, à partir de 1934, des pièces à tendance sociale. En 1936, l’administration de Roosevelt (dont Welles écrira un jour certains discours) décide de subventionner cinq troupes de Brodway. Welles et Houseman se voient ainsi confier la direction du Federal Theatre où ils monteront peu après la fameuse troupe du Mercury Theatre. C’est à ce moment qu’apparaît le premier scandale : Welles et Houseman osent monter la tragédie de Shakespeare Jules César en faisant apparaître César en dictateur faciste portant le costume noir de Mussolini. Puis les deux hommes enchaînent en proposant au public un Macbeth entièrement joué par des acteurs noirs où l’action, loin des brumes

froides de l’Ecosse, est située en Haïti sous la dictature de l’empereur Jean-Christophe, et où le culte vaudou remplace les sorcières.

The « Woodoo Macbeth » Les réactions sont féroces à ce « Woodoo Macbeth » qui apparaît comme une provocation aux bonnes mœurs et provoque un certain remous dans la bonne société. Houseman et Welles souhaitent ensuite mettre en scène une sorte de satire de la vie politique américaine en forme d’opéra intitulée The craddle will rock, mais de nombreux opposants, à la fois opposants politiques et ennemis du Federal Theatre, font pression auprès de Washington qui ordonne à la police de fermer les portes du théâtre. Houseman et Welles refusent d’obéir et donnent une unique représentation (triomphale) dans une salle désaffectée devant deux mille personnes. L’aventure glorieuse du Federal Theatre tourne court, faute de moyens, mais la troupe du Mercury Theatre s’est fait remarquer, ce qui est le principal.Les acteurs sont engagés en 1938 par la chaîne C.B.S. pour jouer chaque semaine à New York une émission dramatique devant les micros. Cette série radiophonique s’appelle La Première Personne du singulier. La voix chaude et grave d’Orson Welles y fait des merveilles.

C’est dans le cadre de cette série qu’est diffusée la fameuse émission adaptant La Guerre des mondes de H.G. Wells, qui déclenche une véritable panique parmi les auditeurs. En effet, les gens croient à la réalité d’une attaque de notre planète par les Martiens. « Les gens fuyaient dans tous les sens, dans une bousculade apocalyptique ; les coups de téléphone, les accidents, les suicides, les accouchements prématurés, les violences, les prières, les confessions des pécheurs soudain repentis se multiplièrent ; on enregistra même des fuites vers les monts du Dakota. On était au bord du pillage et de l’anarchie. L’hystérie collective dura toute la nuit. » (J.C. Allais)

Gros titres dans les journaux au lendemain de la fausse alerte C’était le 30 octobre 1938. L’homme capable de créer une telle panique devient aussitôt, pour les gens du cinéma, un « miraculeux garçon » (wonder boy) qui devait aussi bien être capable de remplir les caisses des salles de cinéma…

LE PERE DU CINEMA MODERNE Cet exploit insolite vaut à Orson Welles de décrocher, en 1939, le plus fabuleux contrat de toute l’histoire du cinéma. En réalité, il a tous les droits, la liberté la plus totale, plus une prime immédiate de 150 000 dollars et 25 % des bénéfices bruts pour tous les films qu’il daignera réaliser. Du jamais vu ! Sa première réalisation sera l’adaptation cinématographique d’un roman de Joseph Conrad intitulé Au cœur des ténèbres. Mais Orson Welles, resté fidèle à ses idéaux, veut plus que cela. •

Citizen Kane Il commence à tourner Citizen Kane, en s’inspirant d’assez près de la vie d’un magnat de la presse nommé W.Randolph. Hearst dont il caricature les tentatives hégémoniques. Avant même que le film soit terminé, une association de producteurs rameutés par le publicistemilliardaire Hearst et par la « haineuse commère » des journaux de ce dernier, Louella Parsons, propose de brûler le négatif du film « pour le bien de l’art et de l’industrie cinématographique » ! La compagnie R.K.O. elle-même se trouve menacée dans son existence. Le film est néanmoins achevé et présenté à la presse. Les critiques sont enthousiastes : il s’agit moins d’un film qu’ une « gageure artistique, moins une œuvre qu’une démonstration démesurée, totale, universelle, des possibilités du cinéma » (J.C. Allais) et cependant réalisé par quelqu’un qui abordait cet art depuis peu. Welles, à la fois acteur et réalisateur de son film, y met en place une véritable syntaxe cinématographique. Les techniques qu’il inaugure dans Citizen Kane seront reprises dans la plupart de ses films : il expérimente notamment là ce qu’il appelle le procédé de la « caméra subjective » : l’enquêteur et ses témoins apportent chacun leur propre point de vue sur le héros, dont le spectateur possède ainsi plusieurs visions complémentaires. Le film ne présente pas un héros, mais un individu dont l’histoire est connue avant même que commence le récit. Il n’y a donc pas de suspense, et la notion de destin n’existe pas non plus.

Technique de la contre-plongée dans Citizen Kane : « La persistance de la contre-plongée dans Citizen Kane fait que nous cessons vite d’en avoir une conscience claire, alors même que nous continuons à en subir l’emprise. Il est donc plus vraisemblable que le procédé corresponde à une intention esthétique précise : nous imposer une certaine vision du drame. Vision que l’on pourrait qualifier d’infernale, puisque le regard semble venir de la terre. »

Cependant, au-delà de ces innovations, Citizen Kane constitue aussi une charge virulente contre les engrenages vicieux de la société capitaliste, et du pouvoir des médias, à tel point que Richard Wright, un autre critique, va jusqu’à affirmer : « Un seul Orson Welles suffit. Deux entraîneraient sans doute la fin d’un civilisation. Dix mille feraient exploser la société comme une bombe ». Cette bombe, la société américaine fort bien organisée va s’employer immédiatement à la désamorcer. D’abord en l’isolant : le film est distribué avec difficulté, puis en l’enterrant : l’échec financier est littéralement organisé. •

La Splendeur des Amberson La société de production va s’arranger ensuite pour lui proposer à titre de second film l’adaptation d’un mièvre roman à l’eau de rose de Booth Tarkington, The Magnificent Amberson (La Splendeur des Amberson).

A partir de ce scénario très conventionnel, Welles réalise un film magistral sur l’écroulement d’une grande famille américaine ayant pour toile de fond l’arrivée de la civilisation industrielle. Il y évoque les dangers liés au progrès. Mais il ne peut empêcher que son propos soit trahi : on remonte le film en son absence, on y ajoute des scènes supplémentaires, en faisant passer l’intrigue sentimentale au premier plan. Le film connaît un échec commercial encore plus grand que Citizen Kane. Alors que Welles se trouve en Amérique du Sud pour tourner un autre film commandité par le gouvernement américain (et qui ne verra d’ailleurs jamais le jour), on fait « sauter » le jeune directeur qui avait embauché Orson Welles, on dénonce le contrat de ce dernier et on lui retire un projet de tournage qui lui

était réservé. Welles disparaît des studios pendant quatre ans. Le 1er janvier 1942, la rupture est consommée. C’est alors le retour vers le théâtre : son Tour du monde en 80 jours adapté de Jules Verne en 1946 est un vrai succès. Welles joue également comme acteur dans plusieurs films : il est même acteur principal dans The Stranger (Le Criminel) de Victor Trivias présenté souvent à tort comme un film d’Orson Welles. •

La Dame de Shangaï Laissons la parole à J.C. Allais : « Le retour de notre homme à la réalisation de films se fit, s’il faut l’en croire, d’une manière curieuse. Ayant besoin de 50 000 dollars pour les décors d’un spectacle qu’il montait à Boston, Orson appela au téléphone, en désespoir de cause, un producteur d’Hoolywood et lui dit : « Versez-moi immédiatement 50 000 dollars et je réalise immédiatement un film pour vous. » « D’accord. Quel sera le titre ? » Avisant un magazine policier qui traînait dans la cabine, Welles lut un titre au hasard. Et c’est ainsi que fut réalisé La Dame de Shangaï ! On emprunta le yacht d’Errol Flynn, et on se transporta à Mexico, puis en pleine jungle. Welles fit reconstruire un village de pêcheurs. La fin fut tournée à San Francisco. Quand les producteurs de la Columbia et leur patron Harry Cohn virent le résultat, ils furent à tout jamais dégoûtés d’Orson qui s’attaquait à tout : l’argent, l’héroïsme, la justice, le mythe de la femme, outrageant tout ce que l’américain moyen respecte comme si cela était de nature divine.

Les producteurs de la Columbia se vengèrent au montage, comme de juste, et certaines séquences furent censurées. » En tournant La Dame de Shangaï, Welles avait agi comme s’il lui fallait en profiter pour dire en une dernière fois tout ce qu’il avait sur le coeur, sciant sciemment la branche sur laquelle il était assis. Certes, il n’avait pu se permettre de détruire le mythe de Rita Hayworth, qu’il présentait là comme une mangeuse d’hommes aux cheveux courts, que parce que la « star » de la Columbia était son épouse ( la deuxième). Et voilà que même elle, il la détruisait ! Leur divorce n’arrangeait rien. Le réalisateur n’avait décidément plus rien à faire à Hollywood dont il démontait si ostensiblement les artefacts. •

Macbeth Avant que le scandale n’éclate, toutefois, il avait réussi à persuader une petite firme, la Republic, de tourner un Macbeth pour un devis de 75 000 dollars en vingt et un jours, après quatre mois de répétition sur un plateau désaffecté. C’est donc au cours de l’été 1948 que la troupe du Mercury Theatre regroupée pour l’occasion est engagée pour tourner ce nouveau Macbeth, début de la trilogie shakespearienne de Welles.

Macbeth définit et porte à son sommet un genre qui n’avait connu jusque là qu’une seule approche, avec le Henry V de Laurence Olivier encensé par la critique américaine : le théâtre cinématographique. Ce Macbeth est une petite merveille, réalisée dans un décor de scène très épuré. Là, le cinéma n’enregistre pas, n’orchestre pas, n’illustre pas la tragédie de Shakespeare : véritable chef-d’œuvre d’adaptation shakespearienne au cinéma, il la met véritablement en scène avec une économie de moyens telle qu’elle semble devenir au final un dépouillement soigneusement étudié. La brume cauchemardesque qui envahit à certains moments le plateau semble y noyer métaphoriquement la noirceur des âmes. L’ensemble est saisissant d’étrangeté et de mystère. Le film est composé majoritairement de plans-séquences très longs. Le seul couronnement du roi dure près de dix minutes. Les critiques qui ont encensé l’adaptation de Laurence Olivier descendent en flèche celle d’Orson Welles.. D’autres en revanche voient là une véritable création artistique, un traitement intelligent et tout en finesse, loin de l’académisme et du conformisme de Laurence Olivier. Visiblement, le travail de Welles dérange toujours autant aux U.S.A. si bien que ce dernier se résout à partir pour l’Europe, espérant que son approche y soit mieux comprise et mieux accueillie. En France, il se liera d’amitié avec Sacha Guitry, Marcel Pagnol et d’autres artistes non moins célèbres.

Pagnol à gauche, Welles à droite •

Othello Mais c’était oublier que le bras d’Hollywood se moque des cinq mille kilomètres d’océan qui séparent le Nouveau Continent de l’Ancien. Le prix de la liberté et de l’indépendance est cher à payer. Pour réaliser sa deuxième adaptation de Shakespeare au cinéma, il lui faudra plus de quatre ans (de 1949 à 1952), tourner au Maroc

Essaouira, Maroc

les somptueux décors naturels d’Othello en Italie, à Chypre, financer le tournage avec ses cachets d’acteur, trouver quatre Desdemone consécutives ( Lea Padovani, Cécile Aubry, Betzy Blair, Suzanne Cloutier).

Orson Welles et Suzanne Cloutier Composé d’environ 2.000 plans, le film constitue une vraie prouesse technique en raison des interruptions successives du tournage, reprises quelques mois après une fois les finances arrivées… « Chaque fois que vous voyez quelqu’un encapuchonné, expliquera-t-il, soyez sûr que c’est une doublure. Il m’a fallu tout faire en champ-contre-champ parce que je n’arrivais jamais à réunir Iago, Desdémone, Roderigo, etc… ensemble devant la caméra. »

Finalement, Othello est présenté à Cannes en tant que film marocain, ce qui ne l’empêchera pas de remporter la Palme d’or avec Deux sous d’espoir de Renato Castellani. •

Falstaff Poursuivant l’aventure esthétique commencée avec Macbeth, Welles réalisera de nouveau « à compte d’auteur »une refonte de plusieurs tragédies de Shakespeare : Falstaff, en 1966, qui est non seulement une réussite du point de vue technique mais également en ce qui concerne la performance d’acteur de Welles. En effet ce dernier incarne John Falstaff, et sa passion dévorante pour le dramaturge anglais irradie le film. Il considèrera plus tard Falstaff comme sa plus grande réussite : « mon meilleur film est Falstaff, ensuite Les Ambersons. Falstaff est le complément, quarante ans plus tard, de ce Citizen Kane que j’ai tourné à l’aube de ma vie. »

J.C. Drouot ( qui joue le rôle principal dans la pièce de Richard France) a également confié à un journaliste4 : « Le Welles que j’admire le plus est celui de l’aveu de Falstaff. Là, il est d’une immense stature. Il prend le pouvoir, il tisse sa toile, il vous entraîne dans son labyrinthe et mène le jeu. Il est formidable de justesse dans de nombreux rôles, mais c’est dans la Démesure qu’il révèle tout son talent. » •

M. Arkadin Contraint à gagner sa vie comme acteur dans des films de troisième ordre (en particulier dans des films de Sacha Guitry), Orson Welles commence parallèlement l’écriture d’un roman : M. Arkadin, en s’inspirant de la vie d’un célèbre et richissime marchand de canons nommé Bazil Zaharoff.. Or il se trouve qu’un producteur français indépendant décide de faire réaliser par Welles lui-même l’adaptation de ce roman, avec Welles lui-même dans le rôle principal. Idée audacieuse, qui satisfait pleinement l’ego légèrement sur-dimensionné de celui à qui l’on fait cette proposition. C’est ainsi que Welles réalise Confidential Report (M. Arkadin), histoire d’un trafiquant d’armes, milliardaire fabuleux, qui prétend avoir perdu la mémoire en 1927 et utilise un jeune aventurier minable, Van Stratten, (lequel courtise sa fille Raina) pour retrouver les témoins de son passé à travers le monde.

4

Le Mague, interview de J.C. Drouot, source citée

Mais à mesure que l’enquête progresse, ces témoins sont assassinés. La dénonciation de la civilisation de l’argent est âpre, polémique, profonde et violente. Mais en même temps, le personnage d’Arkadin exerce sur le spectateur une fascination difficilement récusable : c’est un monstre superbe, et tout Welles est là. Le personnage d’Arkadin appartient à la mythologie. Sa richesse et ses possessions n’ont d’égal que le pouvoir qu’il détient sur les êtres. Véritable dieu surpuissant, Arkadin tire les ficelles d’un monde corrompu et grotesque. Et en s’égarant dans le dédale de ses origines, il finit, comme Icare, par s’abîmer en mer. Le film sort en 1955. Les décors et les superbes scènes tournées en Espagne témoignent de l’attachement que Welles a éprouvé pour ce pays (certains paysages et scènes seront retrouvés notamment dans les rushes de Don Quichotte). Orson Welles tiendra d’ailleurs à ce que ses cendres soient dispersées après sa mort au-dessus de cette terre espagnole dont il se sent si proche.



La Soif du mal L’année suivante, dix ans se sont écoulés depuis le scandale de La Dame de Shangaï et Hollywood estime que, peut-être, le « wonderboy » s’est assagi dans les épreuves. On lui offre deux rôles importants, le premier dans Le Salaire du diable de Jack Arnold, le second dans Les Feux de l’été de Martin Ritt. Et enfin, la société Universal lui confie la réalisation de Touch of evil ( La Soif du Mal, 1957).

Marlene Dietrich et Welles dans La Soif du mal

Incorrigible, Welles entreprend de recommencer ce qu’il avait fait pour La Dame de Shangaï, retournant comme une crêpe le médiocre policier qui lui était proposé (publié en France sous le titre Manque de pot) pour en faire un tonitruant pamphlet « contre l’esprit policier et une civilisation où la Justice devient règlement de comptes à partir du moment où elle s’appuie sur cet esprit-là ». Le banal récit policier devient une vision shakespearienne du monde contemporain. Evidemment, les ennuis se déclarent dès le tournage et le film est caviardé au moment de la distribution. •

Le Procès De retour en Europe, Welles rencontre André Bazin, journaliste et fondateur des Cahiers du cinéma à qui il accorde un long entretien que le critique reprendra dans un livre. Mais Welles devra attendre cinq longues années, faute de moyens, avant de pouvoir réaliser un autre de ses chef-d’œuvres : l’adaptation du Procès de Kafka, en 1962. Le réalisme excessif (voire expressionniste) de Kane et de La Soif du mal y cède la place à un onirisme de cauchemar.

Sans trahir Kafka, le réalisateur rejette le désespoir total et la passivité de son héros. Le Procès est un film baroque, tourné à Paris dans l’ancienne gare désaffectée d’Orsay. Welles n’hésite pas à en confier une séquence à Alexeieff, grand spécialiste russe de la technique des premiers dessins animés aux aiguilles. Mais c’est aussi un film déstabilisant, s’achevant sur la vision apocalyptique du champignon atomique. •

Autres réalisations

Après Une histoire immortelle, tournée en 1968 pour la télévision française, et plusieurs documentaires réalisés pour la télévision espagnole, les dernières œuvres commercialement distribuées de Welles seront des films-essais : F. for fake (Vérités et mensonges), Filming Othello (évoquant le tournage du film).

Au final, Welles nous a laissé un héritage incroyable, en réalisant quelques-uns des monuments du patrimoine cinématographique mondial.

CONCLUSION J’aimerais, pour conclure cette conférence trop rapide, vous citer un extrait de l’article « Orson Welles » d’un célèbre Dictionnaire du cinéma : « Le « phénomène » que fut , en fin de compte, le passage d’Orson Welles sur cette planète ne cesse de donner lieu à des découvertes, à des séquelles diverses, ainsi qu’à des publications, dont la nomenclature ne sera close que dans de très nombreuses années – et c’est encore lui rendre un fastueux hommage que de, simplement, ici, le signaler. Il est ainsi devenu un personnage d’imagination, quasiment fantastique, dans un passionnant roman-romanesque, entre rêve et réalité historique, publié par Actes Sud en 1993 : l’Orson de Jean-Pierre Thibaudat. » Il manquait l’adaptation de sa biographie au théâtre, ceci est désormais chose faite avec la superbe réussite de Richard France. La pièce Votre serviteur Orson Welles met en scène un personnage âgé, obèse, qui marche avec difficulté et souffle fréquemment, bref un homme aux antipodes du jeune séducteur que nous venons d’entr’apercevoir. Obligé, à 70 ans passés, de vendre sa voix dans des spots publicitaires radiophoniques vantant de la nourriture pour chiens ou des téléphones portables, l’artiste est avachi, humilié, violé par la nécessité de gagner sa vie. Pour se redonner un peu de cœur au ventre, il interrompt parfois les enregistrements de publicité pour lancer une ou deux plaisanteries triviales. Pari risqué que celui de proposer cet antique monstre sacré aux regards de la salle comme objet de spectacle ! Et pourtant, en dépit de cette déchéance difficilement supportable, le Génie et la séduction de l’intelligence opèrent. Welles, malgré sa disgrâce apparente, sa fragilité exacerbée, l’incompréhension qui l’entoure et les difficultés de toutes sortes auxquelles il doit faire face reste, grâce au texte de Richard France, un homme à la complexité attachante et exceptionnelle. Dans une interview accordée au journal culturel Le Mague 5, Jean-Claude Drouot, après avoir longuement réfléchi sur la personnalité de celui qu’il incarne au théâtre, confesse son admiration pour Welles, qu’il considère comme un « personnage très impressionnant [car] sa stature [et] son aura mettent les gens à distance. » Jean-Claude Drouot dit encore :« Il a cette faconde, ce charisme inouï » Humaniste, libéral et démocrate, Welles reste et restera celui qui a su se rallier à la politique de Franklin Roosevelt à l’heure du New Deal et de la lutte antifaciste, cet homme de radio, de cinéma et de théâtre qui a osé faire jouer des noirs dans cette Amérique puritaine et xénophobe des années 30, ce journaliste, éditorialiste, conférencier et écrivain à l’immense culture, cet acteur, réalisateur, scénariste et producteur engagé, toujours prêt à dénoncer les disfonctionnements de notre société moderne…bref, ce génie artistique extraordinaire. 5

www.lemague.net/dyn/spip.php?article 2437

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