La Douleur de Marguerite Duras Conférence IUTL donnée par Nadine Soret Le jeudi 15 janvier 2009
Introduction
Les Cahiers de la guerre constituent la partie la plus exceptionnelle des archives déposées en 1995 par Marguerite Duras à l’IMEC (Institut des Mémoires de l’Edition Contemporaine). Écrits entre 1943 et 1949, ils ont longtemps été conservés dans les mythiques « armoires bleues » de sa maison de Neauphle-le-Château ; leur publication donne aujourd’hui accès à un document autobiographique unique, en même temps qu’à un témoignage précieux sur le travail littéraire de l’écrivain à ses débuts. Le contenu de ces quatre cahiers excède amplement le cadre de la guerre, en dépit de l’appellation inscrite par Marguerite Duras sur l’enveloppe qui les contenait. On y trouve en effet des récits autobiographiques où elle évoque les périodes les plus cruciales de sa vie, particulièrement sa jeunesse en Indochine ; des ébauches de romans comme celle d’Un barrage contre le Pacifique ou du Marin de Gibraltar ou encore ce récit qui nous intéresse aujourd’hui, à l’origine de La Douleur, laquelle sera publiée pour la première fois en 1985. À mi-chemin entre l’œuvre assumée et le document d’archive, ces Cahiers de la guerre donnent à voir tout à la fois l’enfance d’une œuvre et l’affirmation d’un écrivain.
La Douleur a déjà été réimprimé par deux fois aux éditions POL sous le titre Cahiers de la guerre et autres textes. Les éditions Folio ont également réédité récemment, en 2008, cet ensemble contenu dans les deux Cahiers de la guerre retrouvés par l’auteure, « presque par mégarde »,écrira-t-elle, au fond des fameuses « armoires bleues » de sa maison de Neauphlele-Château. Cahiers qui étaient, selon ses dires, enfouis au fond de sa mémoire à tel point qu’elle ne se souvenait même plus les avoir écrits1. Le volumineux (et remarquablement documenté) travail biographique commencé par Laure Adler2 avant la mort de Duras, fut publié en 1998, après le décès de celle-ci. Je me suis beaucoup appuyée sur cet ouvrage pour réaliser les recherches que je vous présente aujourd’hui et vous en recommande vivement la lecture. 1 2
Cf préface de La Douleur. Marguerite Duras, Laure Adler, Biographies NFT Gallimard, 1998
Pour quelles raisons Duras a-t-elle tant tardé avant de livrer ces textes au public ? Quelle est la part autobiographique de ces Cahiers de la guerre et en particulier du récit intitulé La Douleur ? Le témoignage livré dans cette oeuvre est-il crédible ? Pour répondre à ces questions, nous allons aujourd’hui adopter une démarche de détective, et mener une véritable enquête en soumettant le texte à l’épreuve de la réalité.
Les Carnets de la guerre des « armoires bleues » En réalité Marguerite Duras avait longuement hésité avant de publier tardivement ces cahiers, en 1985, grâce au soutien précieux de celui qui fut son dernier compagnon, Yann Andrea. Elle expliqua ainsi à Laure Adler, qu’elle avait retrouvé, au hasard d’une commande d’un texte de jeunesse qui lui avait été passée par la revue féministe Sorcières quelques mois auparavant, des carnets rédigés pendant et juste après la guerre, et dont elle avait oublié l’existence. Etonnée, elle les avait ouverts, découverts, lus plutôt que relus, tant la volonté d’oubli avait fait son travail. Elle avait été si émue par leur lecture qu’elle en avait pleuré. Fallait-il pour autant les rendre publics ? Elle avait demandé conseil à son ami éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, lequel lui conseilla de les publier, augmentés de textes postérieurs.3 »En réalité ceci n’est pas tout à fait exact, l’auteur avait déjà relu ces cahiers quelque temps auparavant, puisqu’elle écrivait déjà en 1980,4 soit cinq ans auparavant : « J’ai envie que vous lisiez ce que je fais, de vous donner, à vous, des écrits frais, nouveaux, de frais désespoir, ceux de ma vie de maintenant. Le reste, les choses qui traînent dans les armoires bleues de ma chambre, de toute façon elles seront publiées un jour, soit après ma mort, soit avant, si une fois, de nouveau, je manque d’argent. »
« Marguerite a raconté tant d’histoires, poursuit Laure Adler, que maintenant on ne la croit plus. Et pourtant, les carnets existent… Aujourd’hui abîmés par le temps, écornés, ces carnets à l’écriture serrée sont conservés à l’IMEC, contenus dans une enveloppe sur laquelle Duras avait écrit : « 4 cahiers de la guerre réutilisés Day Outside 2 + 1 cahier titre théodora roman non utilisé ».L’existence de ces carnets ruine les hypothèses de certains qui, lors de la publication de La Douleur, en 1985, avaient crié à l’artifice face aux assertions de l’écrivaine, affirmant qu’elle n’avait pas retouché le texte : « Je me suis trouvée un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte ».,5 Nous savons toutefois qu’une seconde version en fut réécrite en 1975, soit dix ans avant que la version définitive ne soit finalement proposée au public. Paul Otchakovski-Laurens a confirmé que Duras s’était grandement souciée de corriger de 3
Cf La Vie matérielle, p. 131 Dans Les Yeux verts. 5 Cf préface de La Douleur 4
nouveau ce texte dans ses moindres détails. De fait, l’état des épreuves et du nombre de leurs corrections en témoigne : ajouts, reprises, liaisons… « Toutefois, explique Laure Adler, Duras ne voulait pas que l’on appelle La Douleur un « écrit » et ce texte, qu’elle considérait comme l’une des choses les plus importantes de sa vie, connut une lente maturation. » Il est donc certain aujoursd’hui que La Douleur n’est pas le journal de Duras transcrit tel quel, comme elle a pu l’ affirmer dans sa préface. Déjà parce que ce « journal » a été écrit en décalé, quelque mois après les faits qu’il décrit, et ensuite parce qu’il s’agit d’une recomposition littéraire soignée qui se joue plus ou moins volontairement de la chronologie et de la temporalité. Ce travail de réflexion auto-réflexive constitua en outre pour l’auteure une redoutable mise à l’épreuve d’elle-même.
Le récit des événements relatés dans La Douleur débute grosso modo à la fin du mois d’août 1943, soit quatre mois environ après la parution de son premier roman Les Impudents. Or la lecture de ces cinq textes regroupés sous le titre de La Douleur, mise en perspective avec ce que nous apprennent les recherches récentes effectuées autour de l’écrivaine, est instructive, en ce qu’elle nous apporte aussi un nouvel éclairage sur la personnalité complexe de celle qui fait désormais partie des grands auteurs classiques français. Si La Douleur laisse transparaître cet amour composé tout à la fois d’amitié très forte et d’attirance intellectuelle que Marguerite voua à son mari Robert Antelme, les recherches biographiques menées par Laure Adler nous permettent désormais d’apporter un éclairage nouveau sur les rapports beaucoup plus complexes qu’ont entretenus ces deux écrivains. C’est très certainement là que réside une grande part des lenteurs et hésitations de Duras à tenter de réécrire ces récits. L’écrivaine attendit en réalité quarante ans pour rédiger la version définitive de ce qui s’était passé ! Car, dans ces écrits « autobiographiques » longuement relus et plusieurs fois réécrits, Duras ne raconte pas tout. En effet, celle qui fut, au début des années 40, selon plusieurs témoins de sa vie, une jeune femme séduisante mais à l’attitude souvent ambiguë,.n’évoque que ce dont sa mémoire se souvient, et sélectionne soigneusement ce qu’elle souhaite transmettre. Nous verrons que d’autres témoins ont donné leur propre version des faits, et que ces versions ne correspondent pas forcément à celle finalement retenue. Exceptionnellement, aujourd’hui, et ce n’est pas ma façon habituelle de procéder, la conférence que je vous propose s’occupera essentiellement de vérifier les repères biographiques et historiques qui jalonnent et éclairent le premier texte de La Douleur. Nous allons donc nous pencher sur cette bonne dizaine d’années (de 1935 à 1946) qui englobe les faits narrés Aussi, avant tout commentaire sur le texte, convient-il de rappeler quelques éléments biographiques importants. Une réflexion sur les événements qui ont précédé l’écriture de La Douleur me semble tout à fait indispensable pour comprendre les enjeux qui parcourent ce texte..
Débuts de la vie parisienne
Marguerite Donnadieu a passé la plus grande partie de son enfance en Indochine, dans des conditions parfois difficiles, dont j’aurais souhaité vous parler, mais que je manque malheureusement de temps pour évoquer aujourd’hui.
Dès l’obtention du baccalauréat, elle prend le bateau pour la France. Destination : Paris ! Cette première année de liberté française est pour Marguerite l’année de toutes les découvertes. Elle connaît de nombreuses aventures, mais éprouve aussi curieusement le besoin de faire une pause : c’est ainsi qu’elle délaisse les cours pour s’inscrire pendant 6 mois à l’Armée du Salut afin d’aider les plus pauvres. Elle retrouvera quelques années plus tard cet engagement auprès des défavorisés se retrouvera au sein du Parti Communiste. Son grand frère Pierre, qui habite également Paris, « continue à la vampiriser et tente de l’exploiter 6». La période est animée : les mouvements estudiantins de droite et d’extrême droite, influencés par les idées fascistes, s’opposent en plusieurs occasions aux mouvements de gauche. Ainsi le comité de vigilance anti-fasciste organise-t-il, le 14 juillet 1935 un défilé contre la montée du nazisme. Des milliers d’étudiants et de professeurs sont là. Cependant Marguerite ne participe pas aux mouvements étudiants, même si ses idées sont clairement de gauche.
Manifestation contre Gaston Jèze devant la faculté de Médecine à Paris, 1er février 1935. L’affaire Jèze fait grand bruit au début de l’année 1936. Ce professeur de droit fiscal a osé prendre clairement position auprès du Négus contre l’agression de Mussolini en Ethiopie. Aussitôt, l’extrême droite s’empare de l’affaire pour l’empêcher de s’exprimer. Ses cours sont 6
Cf Laure Adler, op cit p. 116
chahutés et celui que certains étudiants calomnient en l’appelant « le juif Jèze » est traîné dans la boue. François Miterrand se vante auprès de ses camarades de droite d’avoir participé aux manifestations anti-jézistes. En revanche Marguerite ne prend toujours pas parti dans cette affaire. Décidée cette fois à réussir ses études avant tout, elle privilégie son travail avant tout. Ses engagements viendront plus tard. Par le hasard d’un incendie dans son immeuble, Marguerite va faire une rencontre décisive :
celle de Jean Lagrolet, qui devient quelque temps son amant, et l’initie à la littérature anglaise. Grâce à lui, elle découvre Faulkner, de T.S. Elliott et de J. Conrad, auteurs américains qui l’influenceront fortement par la suite ; elle se met aussi à lire Descartes et Spinoza. Son ami Jean Lagrolet est un grand amateur de théâtre. C’est ainsi qu’il conseille à son camarade de faculté François Miterrand d’aller voir les pièces de Giraudoux et d’Henry Bernstein et emmène régulièrement Marguerite au théâtre, en particulier à la Comédie Française. Elle voit avec lui débuter Jean-Louis Barrault, découvre les mises en scène d’Antonin Artaud, de Jean-Louis Jouvet et de Charles Dullin et se passionne pour les réalisations de Ludmilla et Georges Pitoêff. Lagrolet lui fait connaître quelques amis, dont deux deviendront des proches de la jeune femme : Georges Bauchamp et Robert Antelme. Ce dernier tout particulièrement.
La rencontre avec Robert Antelme
Au cours de ses recherches, Laure Adler a interrogé plusieurs témoins qui ont bien connu Robert Antelme. Tous les témoignages qu’elle a recueillis évoquent sa grâce, sa profondeur, son immense générosité. « Une sorte de grand ours métaphysique, écrit-elle, un poète du
quotidien, un passeur de vie. Et puis ce sourire qu’il arborait en permanence, cette gentillesse innée qui faisait qu’en sa présence femmes comme hommes se sentaient rassurés.[…] Cet homme était un saint, disaient à l’unisson Claude Roy, Georges Beauchamp et Dionys Mascolo. Un saint laïc doublé d’un intellectuel d’une rare profondeur. « C’est l’homme que j’ai connu qui a le plus agi sur les gens qu’il a connus, l’homme le plus important quant à moi et quant aux autres » lui expliquera Marguerite. « Je ne sais pas nommer cela. Il ne parlait pas et il parlait. Il ne conseillait pas et rien ne pouvait se faire sans son avis. Il était l’intelligence même et il avait horreur de parler intelligent. » Laure Adler a également recueilli l’édifiant témoignage de Georges Beauchamp , qui lui a confié : C’est l’homme le plus exceptionnel que j’aie rencontré. Et pourtant j’ai quatre- vingts ans et j’ai été l’ami de François Mitterrand » ainsi que celui d’Edgar Morin : « Un être d’une grande bonté, d’une immense bienveillance. En réalité, il était plus complexe. Il suscitait l’admiration. Il donnait l’impression qu’il écoutait. » Les sentiments entre Jean Lagrolet et Marguerite Donnadieu se distendent au fil des mois. Les expériences de l’opium qu’elle a proposées à son amant l’entraînent vers des dérives qui deviennent épuisantes pour eux deux. Jean est devenu un être torturé, dont les tourments pèsent lourd sur la jeune femme. En revanche, son ami Robert est toujours disponible et attentionné aux côtés de Jean. Moins beau sans doute, mais si gai… Marguerite aspire au calme et à la sérénité dont elle a tant besoin. C’est ainsi qu’elle quitte Jean pour Robert. Celuici, éprouvant la terrible impression de trahir son meilleur ami, est prêt au suicide. Heureusement, Georges Beauchamp sauve la situation en emmenant Jean Lagrolet en voyage, libérant ainsi la place aux deux amoureux. A cette époque, Robert vit encore chez ses parents avec ses deux sœurs, Marie-Louise et Alice. Son père, ancien sous-préfet, a été récemment démis de ses fonctions après avoir arrêté le maire de Bayonne et le directeur du Crédit Municipal, compromis dans l’affaire Staviski7. Sa mère, née Ricaserra, est issue de la haute bourgeoisie corse. « Les photographies de l’époque, écrit Laure Adler, le montrent l’air facétieux, lèvres sensuelles, regard gourmand, un bon vivant ». Robert fait du droit sans réelle conviction, plutôt pour faire plaisir à sa famille, mais en réalité la littérature, le théâtre ou l’histoire de l’Antiquité l’intéressent beaucoup plus. Catholique, il perdra la foi à Auschwitz. « Quand on me dira charité chrétienne, je répondrai Auschwitz », murmurera-t-il à son ami Beauchamp venu le chercher au camp. Aux yeux des autres, et peut-être pour ne pas blesser Jean Lagrolet revenu de voyage, Robert et Marguerite entretiennent plus des rapports de camaraderie intellectuelle que d’amants. « Elle aime l’écouter, elle qui durant sa vie a si rarement écouté les autres », dit encore Laure Adler. Elle l’admire, apprécie son sens du paradoxe. Après la mort de Robert, elle dira qu’elle était son enfant et que, lui vivant, elle savait qu’il ne permettrait jamais qu’on lui fasse du mal. Leurs relations traverseront bien des épreuves, mais rien ne parviendra à les séparer. Qui plus est, leur vie commune dans l’appartement de la rue Saint-Benoît persistera longtemps, alors que chacun vivait d’autres amours. En effet, dès le départ, tous deux ont en commun une même sensibilité au monde et vouent une vraie passion à la littérature et au théâtre. Avec leurs amis, ils refont le monde des nuits entières dans les cafés de Montparnasse en envisageant les conséquences de l’hitlérisme, l’avenir du Front Populaire et la manière la plus efficace d’aider les républicains espagnols. A plus d’un égard, leur couple peut faire penser à celui de Sartre et Beauvoir. Un peu plus tard, ils s’engageront politiquement 7
L’affaire Staviski précipitera la chute du gouvernement Camille Beautemps et sera à l’origine des émeutes de 1934.
ensemble, au sein du Parti Communiste, partageant les mêmes valeurs humaines. Leur union se transformera au fil du temps en une amitié très forte. .
Les étudiants et la montée du fascisme Pendant ce temps, Robert Antelme continue à fréquenter Georges Beauchamp et Jean Lagrolet. Tous trois, voyant leurs espoirs dans le Front Populaire s’effondrer, deviennent de plus en plus pacifistes et observent avec ironie une France fatiguée qui ne tente rien pour éviter son malheur. Un de leurs amis, fils de général, veut les emmener à une réunion de Doriot8. François Mitterrand s’y trouve sans doute également. Mais Robert Antelme ne fera sa connaissance que six ans plus tard, au moment de leur entrée dans la Résistance. Mitterrand collabore alors au journal L’Echo de Paris qui défend Mussolini et le fascisme, après s’être engagé comme volontaire au sein du mouvement des Croix-de-feu9 (dissous depuis les émeutes de 1934). Il a aussi participé aux croisades anti-communiste et anti-Blum. Qu’ils aient été réceptifs ou pas aux thèses de Doriot, aucun de ces jeunes gens toutefois n’adhèrera au PPF.
Jacques Doriot
8
Doriot est l’un des premiers communistes français à avoir appelé au ralliement avec le SFIO afin de former une véritable union de gauche contre le fascisme. Malheureusement cette prise de position lui vaudra d’être exclu du Parti Communiste en 1934. Doriot devient alors isolé et ses idées se tournent vers le pacifisme. Il fonde le Parti Populaire Français en juin 1936, au programme assez flou dont le but principal est de s’opposer au communisme. Le PPF reçoit alors le soutien d’une partie de la droite française et devient l’un des partis politiques les plus proches du fascisme, par les idées xénophobes, racistes et antisémites qu’il véhicule. 9 La question de l'appartenance des Croix-de-Feu aux ligues d'extrême-droite est épineuse. René Rémond , en 1982, qualifie même le cas de « pièce maîtresse de la controverse sur le fascisme en France ». En effet, si les Croix-de-Feu sont une ligue nationaliste et paramilitaire, puisqu'ils en possèdent certains attributs secondaires (sauf les armes et les uniformes) : stricte discipline, mouvement fortement centralisé, délibérations secrètes, service d'ordre… l’organisation s’est distinguée radicalement des mouvements d'extrême-droite antiparlementaristes en affichant plusieurs fois son légalisme et son indépendance. Les Croix-de-Feu étaient évidemment visées par le décret du gouvernement même si l’association se voulait toutefois plus républicaine que la plupart des ligues d'extrême-droite de l’époque. En effet, la capacité du mouvement à mobiliser des foules nombreuses et organisées et le programme d'action sociale, très proche de celui du Front populaire, pouvaient séduire de nombreux militants parmi la classe ouvrière. (voir article sur Wikipedia)
Jacques Benet, qui sera incorporé en 1938 avec Robert Antelme, est à l’époque un copain catholique de François Mitterrand, lequel conseille à ses connaissances du moment de lire Brasillach10
(Cf Laure Adler, op. cit. p. 126). « Tous ces jeunes gens, note Laure Adler, n’éprouvaient pas le besoin d’une adhésion politique à un parti et ne croyaient pas à une idéologie particulière. Ils avaient le sentiment qu’un changement était nécessaire, que le vieux monde corrompu était incapable de faire face aux difficultés économiques. Rejetant le dogme du communisme ou du fascisme, ils choisissent plutôt parmi un certain nombre de courants de pensée ceux qui donnent priorité au développement spirituel de l’individu et qui proposent la constitution de « communautés d’âmes ». Les influences de Maurras, Barrès, Proudhon, Sorel se mélangent dans les têtes de ces jeunes bourgeois qui se veulent non-conformistes et vaguement révolutionnaires. Rive gauche mais pas forcément à gauche. » A cette époque, Claude Roy, qui deviendra assez vite l’un des amis préférés du couple fréquente le cercle étudiant d’Action Française11.
10
Robert Brasillach assure une chronique littéraire dans le quotidien L’Action française et dans L’Etudiant français durant la première moitié des années 30. Rédacteur en chef de l'hebdomadaire Je suis partout dans lequel il laissa transparaître sa haine des Juifs, du Front Populaire, de la République et, à partir de l'Occupation, son admiration du IIIe Reich En 1943, il cède sa place à Pierre-Antoine Cousteau (frère de Jacques-Yves Cousteau, collaborateur plus militant, à la tête de l'hebdomadaire. Persuadé de la justesse de ses idées comme au premier jour, Brasillach est paradoxalement évincé à cause de sa constance : fasciste convaincu, il réclame un fascisme à la française, qui soit allié au nazisme sans être un simple calque. Il se constituera prisonnier en sept 1944 et sera fusillé en 1945. 11
Mouvement nationaliste et royaliste, dirigé par Charles Maurras.
Défilé de l’Action française, 1939 Claude Roy écrit sous le pseudonyme de « Claude Orland » dans le journal Je suis partout (journal antisémite et pro-nazi) où Brasillach, doux amateur de poésie et admirateur de Supervielle, l’a entraîné.12. Mobilisé en septembre 39, Roy sera fait prisonnier en Lorraine. Il s’évadera en 40 et gagnera la zone non occupée où il collaborera à la presse et à la radio vichystes avant de participer à la revue Combat (organe clandestin de la Résistance) fondée par deux anciens d’Action Française. Puis il rejoindra un peu plus tard le petit groupe d’amis qui gravitera autour du couple Antelme rue Saint-Benoît, dont il partagera souvent les convictions politiques et idéologiques.
Mais durant ces années qui précèdent la guerre, Claude Roy et François Mitterrand passent des nuits entières à parler littérature. « Notre seule passion d’alors, confiera Mitterrand à Laure Adler13, était la recherche de la vérité » C’est dans ce climat intellectuel à la fois trouble et exaltant, mais aussi en perpétuelle recherche à travers de multiples avatars, qu’évolue le couple Duras-Antelme, où, comme le remarque la première biographe de l’écrivaine, « la météorologie sentimentale est changeante et les opinions politiques non définitives ». Tous ces jeunes gens vont être précipités bien malgré eux dans des événements qui vont les contraindre à évoluer parfois radicalement. 12 13
Entretien daté de 1995.
En 1928, Marguerite obtient son diplôme de Sciences Politiques et trouve aussitôt un travail de secrétaire au Ministère des Colonies, dès le début du mois de juin. Elle est affectée au service intercolonial d’information et de documentation. Que Marguerite soit précisément entrée dans ce Ministère n’est pas une simple coïncidence. Sans doute ce choix est-il lié aux relations que la jeune femme a pu nouer là en s’occupant des affaires complexes de sa mère.
En effet Marie Donnadieu, ancienne institutrice et directrice d’école, a rencontré bien des difficultés et s’est en particulier battue pour avoir le droit de continuer à travailler au-delà de l’âge fatidique de la retraite. Dès le moment où Marguerite s’est installée à Paris, sa mère a saisi cette opportunité pour faire transiter ses demandes par l’intermédiaire de sa fille. A cette époque, Marguerite a déjà tenté en vain de plaider la cause maternelle auprès du Ministre Mandel, et il semble assez probable que ce soit à cette occasion qu’elle l’ ait rencontré la première fois.
1938 : l’incorporation Robert Antelme, lui, va être mobilisé dans l’armée deux mois plus tard, à la fin de l’été. Contraint à endosser l’habit militaire pour rejoindre la garnison de Rouen, Robert Antelme part sans aucune conviction. Il éprouve le sentiment d’un énorme gâchis intellectuel et l’impression14 de renoncer à tout ce qui était en maturation à l’intérieur de lui-même. Il sait en outre qu’il laisse une Marguerite charmeuse et séductrice à Paris. A l’époque, Marguerite est déjà considérée par ses amis comme une fille émancipée et indépendante
Au 39 ème régiment d’infanterie de Rouen, Robert Antelme évoque avec Jean Benet, son nouveau camarade d’incorporation, la mauvaise préparation du pays à la guerre et doute d’une 14
Cf lettre à France Brunel, in Laure Adler, op. cit. p. 128
quelconque victoire. Tous deux voient l’Europe à la l’agonie, la démocratie en berne et ne sont guère optimistes. Antelme déplore parfois l’influence germanique de plus en plus prégnante dans les mentalités et la culture, influence dont ne sont volontairement retenus que les aspects les plus détestables : « On ne vous parle que de Wagner et de Lohengrin, confondant la légende intérieure et l’épopée sanglante, l’harmonie et le nivellement. », écrit-il encore dans une autre lettre, datée du 17 septembre 1938. Durant un mois, ils passent des jours et des nuits à parler. Benet est violemment antihitlérien, et sans doute, fasciné par l’ intelligence et la sensibilité de son compagnon, Antelme change-t-il d’opinion sur la nécessité de la guerre. Deux ans plus tard, c’est Jean Benet qui organisera la rencontre secrète entre François Morland (nom de résistant de François Mitterrand) et Robert Leroy (alias Robert Antelme). Au même moment, Mitterrand est incorporé dans le même grade. Il établira plus tard de cette expérience ce constat ironique : « Etre soldats, pour nous qui fûmes appelés en 1938, c’était apprendre de quelle manière un citoyen honnête dans sa médiocrité pourrait s’accoutumer dans le minimum de délai à la saleté, à la paresse, à la boisson, aux maisons closes et au sommeil »
Accords de Munich, Chamberlain, Daladier, Hitler et Mussolini, 29 sept 1938 Cependant, à Munich, Chamberlain et Daladier acceptent les exigences d’Hitler au sujet de la Tchécoslovaquie. Le bruit court que lorsque Daladier, à son retour d’Allemagne, voit la foule l’attendre à l’aéroport, il s’attend à être conspué. Mais il est au contraire largement applaudi. »Ah, les cons.. » aurait-il dit. Comme Robert Antelme, la plupart des Français n’ont aucune envie de se battre. Si le souvenir de la dernière guerre est encore trop vivace, faire des sacrifices au nom de la paix semble pour certains encore réaliste. Dès qu’il obtient une permission, Robert rentre à Paris. Cependant il racontera à plusieurs témoins interrogés par Laure Adler qu’arrivé quelquefois à l’improviste en pleine nuit, il lui arriva à plusieurs reprises d’attendre des nuits entières le retour de Marguerite en dormant sur le paillasson. Une amie du couple se souvient de la vie amoureuse « agitée » de Marguerite, menée en parallèle avec de brillantes études.
Le travail au Ministère des Colonies
Georges Mandel Ancien ministre des PTT, Georges Mandel vient d’être nommé au Ministère des Colonies et a de très ambitieux projets pour son nouveau Ministère. Il y bouscule les habitudes, met de l’ordre dans les nominations, révoque les incompétents. Loin de se borner à faire fonctionner efficacement son Ministère, Mandel se préoccupe surtout de préparer les colonies à la guerre. Peut-être parce que le Ministère de la Défense lui a été refusé, le nouveau ministre des colonies « transforme son petit ministère en celui de la défense des colonies », écrit Laure Adler. Traumatisé par la guerre de 14 et persuadé que le prochain conflit ne se bornera plus aux frontières de l’Europe, il veut faire de l’ensemble des colonies une force d’appoint militaire stratégique, prête à l’offensive en cas de combat. Pour cela, Mandel s’entoure d’une équipe de fidèles collaborateurs, dont Philippe Roques et Pierre Lafue qui deviendront rapidement des proches de Marguerite Donnadieu. Philippe Roques sera chargé des relations avec la presse et Pierre Lafue commis à la préparation des discours ministériels.
Philippe Roques Le choix de Melle Donnadieu dans l’équipe rapprochée de Mandel n’est pas dû au hasard. Dès le mois de septembre 38, la jeune femme avait commencé à gravir les échelons de l’administration, s’investissant avec ardeur et passion dans les dossiers qui lui étaient confiés (comité de la propagande de la banane, puis du thé…). Elle a en effet eu l’occasion de se faire remarquer pour son esprit de synthèse, sa capacité de travail, sa facilité à rédiger, et sa connaissance du passé de l’Indochine. « A partir du 1er mars 39, rapporte Laure Adler, sa tâche au service intercolonial d’information est très précise : elle doit concevoir la rédaction d’un ouvrage sur les vertus et les grandeurs de l’Empire colonial en collaboration avec son supérieur hiérarchique Philippe Roques, et avec l’aide de Pierre Lafue, historien de formation, qui publiera l’année suivante chez Gallimard un roman intitulé La Plongée. Elle se lance donc dans la commande qui lui est faite, soumettant ses pages à Philippe Roques qui les
corrige et les réécrit. Cette écriture à quatre mains aboutira à la rédaction de L’Empire français, ouvrage de propagande visant à promouvoir ce que les auteurs appellent un « humanisme colonial » afin de préparer l’engagement des troupes coloniales dans le conflit armé qui s’annonce. L’ouvrage suscitera bien des controverses. En effet il abonde en clichés faisant appel à une hiérarchie entre les êtres humains, où l’on retrouve l’ « Annamite », même si « l’on ne peut pas mêler cette race jaune à notre race blanche » en haut de l’échelle des habitants des colonies, et « le négrille » d’Afrique, tout en bas. Certains passages nous paraissent aujourd’hui grotesques : « Le négrille s’enfonce dans la forêt à mesure que l’Européen y pénètre pour laisser la place à des races indigènes plus vigoureuses. » et la vision du monde qu’il propose repose sur une conception raciste de l’humanité : « Le nègre de la steppe est plus courageux, plus hardi ». Pour les auteurs, « la race noire est en enfance » tandis que la race blanche est celle des conquérants. De plus, « il est du devoir des races supérieures de civiliser les races inférieures ». L’accès à l’indépendance des pays colonisés, que certains intellectuels d’extrême gauche commencent à envisager, inconcevable à l’époque pour la grande majorité des Français, n’est pas considérée comme souhaitable pour les auteurs du livre. Durant sa vie, Marguerite Duras « oubliera » également cet ouvrage, l’omettant délibérément de toutes ses bibliographies. 15 Avant même la parution de L’Empire français, Mandel poursuit son objectif de militarisation des colonies, explique Laure Adler, et « obtient de Daladier le droit de siéger au Conseil supérieur de la Défense nationale. « Nous, les colonies, nous allons dès à présent mener une guerre subversive à partir de nos frontières contre le Boche et les fascistes » explique-t-il inlassablement à la classe politique qui le trouve un peu égocentrique, excessif et pessimiste. Sur le terrain stratégique et militaire, Mandel fut en tous cas d’une grande efficacité. En juin 1939, il annonce qu’il est en mesure de parer à toute éventualité et qu’il dispose de 600 000 hommes prêts à combattre sur tous les terrains. Mais il comprend vite que son action doit être rapidement relayée par une campagne d’information. C’est ainsi qu’il prend pour attachée de presse Marguerite Donnadieu.
La jeune femme devient donc le soldat zélé de cette propagande militaire-coloniale et fourbit ses premières armes d’écrivain en défendant haut et fort la grandeur de la politique coloniale… »
15
Cf Laure Adler, p. 139
Un mariage pour conjurer le mauvais sort
Affiche de mobilisation générale, 1er septembre 1939 Pendant ce temps, Robert Antelme est toujours cantonné à Rouen et commence à trouver le temps long. Quelques jours après l’annonce de la mobilisation générale, il reçoit un télégramme : « Veux t’épouser. Reviens à Paris. Stop. Marguerite. » Son compagnon Jacques Benet se souvient de la joie suscitée par cette nouvelle. Aussitôt obtenue sa permission de trois jours, Robert prend le premier train pour Paris, et le 23 septembre 1939 à 11h15, le mariage est célébré dans l’intimité à la mairie du XVème arrondissement, sans amis (Georges Beauchamp et Jean Lagrolet, incorporés eux aussi, n’ont même pas été prévenus). Deux témoins de circonstance sont présents pour cette formalité administrative : un journaliste anglais, amant du moment de Marguerite16, et une inconnue dont aucun des amis du couple n’a jamais entendu parler. Quelles sont les raisons de ce mariage ? Le sombre climat lié à la déclaration de guerre est certainement à l’origine de ce lien juridique. Se serait-il agi seulement de faire obtenir à Robert une permission de 3 jours ? Hypothèse peu vraisemblable. Peut-être alors était-ce là un moyen de régulariser ce lien fort de camaraderie qui unissait les deux jeunes gens depuis plusieurs années ? Mais après tout, il est possible aussi que cette union n’ait pas eu le même sens pour chacun : mariage d’amour pour Robert, mariage « blanc » pour Marguerite ? Bientôt reparti pour rejoindre son poste, Robert Antelme devient de plus en plus lucide sur les événements qu’il pressent. Ses propos ne sont désormais plus ceux d’un pacifiste, mais prennent le ton du constat d’un soldat qui se prépare à se battre : « Les combats qui vont se livrer, écrit-il à une amie, « reprennent dans leur principe cette lutte que vous avez menée et moi aussi peut-être contre ce qui relève de la barbarie des hommes. Mettons que ce soit une relève que nous devons opérer, relève de forces épuisées contre l’ère de la bêtise et du néant. »17
16 17
Robert Antelme le confiera trente ans plus tard à sa seconde épouse, Monique (Cf Laure Adler, p. 133-134) Lettre à France Brunel, octobre 1939.
Sartre, lui aussi est devenu très lucide : « On s’est habitué à l’idée que le sang est fait pour couler. Ca n’est plus le sacrilège du début. »
Raymond Queneau, qui éditera plus tard les romans de Duras et deviendra un ami du couple, connaît la même expérience. Il note ainsi dans son journal la terreur de ses camarades de chambrée : « Les types la nuit appellent maman, maman. Des hommes de 40 ans traités comme des bleus, agissant comme des gosses. » Quant à François Mitterrand, ce dernier semble avoir mûri certaines décisions : « Ce qui m’ennuierait c’est de mourir pour les valeurs auxquelles je ne crois pas. Alors je m’arrange avec moi-même. »
L’engrenage infernal de l’Histoire
Plaque commémorative à la mémoire de Georges Mandel18 Le 18 mai 1940, Mandel est nommé au ministère de l’Intérieur. C’est donc tout naturellement qu’il emmène avec lui son collaborateur et ami Philippe Roques, dont il fait un membre éminent de son cabinet. Cependant Marguerite décide de rester administrativement aux Colonies (sans doute pour mieux défendre le cas échéant la cause maternelle) mais fréquente toujours assidûment ses amis Roques et Lafue. Elle poursuit également en sousmain son travail avec eux. Le 6 juin 1940, les Allemands rompent le front de la Seine. Le 10, ils traversent la Seine. Dans les jours qui suivent, le Conseil des ministres décide de transférer les pouvoirs publics hors de Paris et c’est le début de l’exode. Sept millions de femmes, d’hommes et d’enfants partent sur les routes pour gagner le Sud de la France. Mandel, qui a encore le titre de ministre de l’intérieur mais plus le pouvoir, est le dernier à quitter Paris. Dans la nuit du 10 au 11 juin, accompagné d’une équipe réduite, il part pour Tours et transforme la préfecture d’Indre-etLoire en ministère de l’Intérieur. A ses côtés, se trouvent Philippe Roques, Pierre Lafue et… Marguerite Donnadieu. Un témoin19 la voit arriver le 12 juin au château de Cangey, résidence officiellement attribuée au président de la République Albert Lebrun. Marguerite, toute fraîche et pomponnée, sort d’une superbe auto de la préfecture en compagnie de Roques et de Lafue. Le 12 juin se déroule un premier Conseil des ministres à l’issue duquel le général Weygand prononce le mot d’armistice. Mais Mandel refuse la capitulation : il veut « se battre, se battre jusqu’à la mort ». Le 13 juin, Mandel reçoit Churchill à la préfecture de Tours. Un nouveau conseil se tient, à 18 heures, au cours duquel l’idée d’armistice gagne encore du terrain. Toutefois, à vingt heures, Mandel envoie un télégramme à tous les préfets en leur demandant de tenir bon. Au cours de la nuit, il a une longue conversation avec le sous-secrétaire d’Etat à la guerre, le général de Gaulle, sur la nécessité de poursuivre le combat. « Marguerite, remarque Laure Adler, participe indirectement à ces journées tragiques où le destin de la France bascule mais, curieusement, elle n’évoquera jamais, ni dans ses entretiens ni dans ses romans, le climat délétère dans lequel évoluait la république agonisante. Le 14 juin, Mandel quitte Tours pour Bordeaux. Leurs destins se séparent. Marguerite ne le reverra plus. Elle a décidé de suivre Pierre Lafue en exode chez une cousine à Brive. » Elle y restera tout l’été, après s’être trouvée un poste de rédactrice à la préfecture, en tant que fonctionnaire détachée du ministère des Colonies. Certains de ses amis disent qu’elle file alors le parfait amour avec Lafue.20 Le 17 juin, le maréchal Pétain appelle la population à collaborer pour former un gouvernement franco-allemand à Vichy.
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Refusant la capitulation, Mandel sera immédiatement arrêté, incarcéré puis déporté. Renvoyé en France come otage, il sera fusillé le 7 juillet 1944. 19 Cf témoignage de France Brunel, in biographie de Laure Adler, p. 140 20 Cf Laure Adler, p. 141
Dès le lendemain, depuis Londres, le général De Gaulle lance sur les ondes son appel à la Résistance contre l’occupant.
Au 5 de la rue Saint-Benoît
Lorsque Georges Beauchamp retrouve son ami Robert Antelme à la fin de l’automne 1940, celui-ci vient de s’installer en location rue Saint-Benoît, au cœur de Saint-Germain-desPrés, dans un immeuble « petit-bourgeois » assez spacieux et pas trop cher avec Marguerite. Grâce à des appuis familiaux, Robert Antelme est entré depuis le mois de septembre comme rédacteur auxiliaire à la préfecture de police de Paris. Certains lui reprocheront d’avoir collaboré avant d’entrer dans la Résistance. Mais le recul permet de considérer aujourd’hui que ce poste lui a permis à la fois de nouer de précieuses relations et de commencer à se livrer, comme d’autres, à des activités de résistance « de l’intérieur », en particulier avec sa voisine de bureau Jacqueline Lafleur21. Robert va aider aussi son ami Georges Beauchamp au ramassage des parachutistes anglais et canadiens. C’est alors le début de l’époque héroïque de la rue Saint-Benoît : Jean, Robert et Marguerite passent des nuits entières à discuter de la situation et des moyens à employer pour 21
Jacqueline Lafleur obtiendra à la Libération la médaille de la Résistance et le mérite franco-britannique pour avoir fait s’évader par avion des hommes recherchés par la préfecture, entre août 1940 et août 1944.
lutter contre l’occupant. Chez eux, on boit, on refait le monde. Des amis passent à l’improviste. Lafue par exemple, qui vient souvent. Mais d’autres aussi. Le 5 de la rue SaintBenoît devient un lieu d’échange et de rencontre. L’appartement du couple sera, pendant toute la durée de la guerre, une cache et une possibilité d’hébergement pour les résistants. Après la guerre, le lieu sera fréquenté par bon nombre d’intellectuels français partageant le même esprit communautaire (plus d’hommes que de femmes, certainement…). Marguerite y aura sa chambre, qu’elle partagera également parfois. Enfin, le 5 de la rue Saint-Benoît sera le territoire d’écriture de Duras jusqu’à sa mort, ainsi que le titre de l’un de ses romans. En février 1941, Jean Benet récemment évadé cherche à se loger. Robert et Marguerite l’hébergent spontanément. Pour Jean, le couple vit à cette époque « comme il imaginait que vivaient tous les couples mariés». Jean Benet a évoqué devant Laure Adler ses souvenirs de Marguerite Antelme à cette époque : « Pour moi c’était une jolie fille très chaleureuse avec un parfum exotique évident. Elle m’avait longuement raconté l’histoire de sa famille en Dordogne et parlait beaucoup de sa mère qui vivait en Indochine. » Assez curieusement, l’appartement du couple Antelme se trouve juste au-dessous de Ramon et Betty Fernandez. Or il se trouve Ramon Fernandez est depuis 1927 membre du comité de lecture chez Gallimard. Ramon Fernandez est un ami de Jacques Rivière et de Marcel Proust, mais il collabore également à la NRF désormais dirigée par Drieu la Rochelle et est membre du bureau politique du PPF de Doriot. On peut croiser chez eux Gerhardt Heller, officier de la Propagandastaffel et délégué à la censure, Céline, notoirement antisémite (dont le roman Les beaux Draps sera 43 fois réédité), mais aussi
Jouhandeau ou Drieu la Rochelle. En dépit des engagements clairement affichés des Fernandez, une véritable amitié va se nouer entre les deux couples. « Je n’ai jamais rencontré de gens qui aient davantage de charme que ces deux-là, les Fernandez, dira Marguerite. Un charme essentiel. Ils étaient l’intelligence et la bonté. »Laure Adler rapporte qu’entre les deux étages de la rue Saint-Benoît il n’y a ni réprobation ni crainte, au contraire. Ramon Fernandez fascine Marguerite qui monte pour l’écouter des heures parler de littérature : de Molière, Gide, Balzac, Proust…Elle témoignera de cette séduction exercée par les propos de Ramon Fernandez dans L’Amant22. Cependant les Fernandez ne sont jamais invités chez les Antelme. Avec Betty, qu’elle adore, elle va parler au café, peut-être de ce désir d’enfant qui la taraude ? Peut-être aussi évoque-t-elle ses projets de publication et ses déboires ? Le manuscrit qu’elle a envoyé chez Gallimard fin février 41, après l’avoir fait lire à Pierre Lafue et à Robert Antelme, n’a suscité aucune réaction de la part de l’éditeur. Ce n’est qu’après 22
« On ne parlait pas de politique. On parlait de littérature. Ramon Fernandez parlait de Balzac. On l’aurait écouté jusqu’à la fin des nuits. » in L’Amant.
maintes démarches dont l’intervention appuyée de Pierre Lafue auprès de Gaston Gallimard que Raymond Queneau, directeur de la publication, accepte de recevoir la jeune écrivaine, en avril. Queneau, bien qu’il se montre encourageant, refuse pourtant d’éditer ce premier jet. Peut-être évoque-t-elle aussi le départ imminent de Robert de la préfecture de police de Paris, puisque Robert s’apprête à assumer de nouvelles responsabilités au cabinet de la Production industrielle en tant qu’attaché au service de documentation et d’information sous les ordres du ministre Pierre Pucheu ?
Pierre Pucheu, dans son bureau du ministère de la Production Industrielle A la fin de l’automne 41, Marguerite apprend avec joie qu’elle est enceinte. Elle a vraiment désiré cet enfant et a fini par en persuader Robert. Cependant sa grossesse est difficile. Elle observe et subit les transformations de son corps et de son caractère avec une certaine angoisse. Ces difficultés rejaillissent dans la vie du couple et Marguerite pressent intuitivement que Robert est en train de s’éloigner d’elle. Le fait est que, bien qu’il aime encore Marguerite, Robert aime aussi Anne-Marie… La naissance de l’enfant est un cauchemar : le bébé meurt et ce drame traumatisera longtemps la jeune femme23qui couchera quelques mois plus tard dans son journal la souffrance de ne pas avoir pu serrer son enfant mort dans les bras.
Après cette épreuve, les relations entre Marguerite et Robert ne seront plus jamais comme avant. « Même s’ils se sont rapprochés moralement l’un de l’autre, quelque chose s’est cassé entre eux physiquement, » remarque leur ami Georges Beauchamp. C’est sans doute juste avant ou peu de temps après l’accouchement que le couple Antelme demande à Jacques Benet de trouver un autre hébergement. En décembre 1941, au cours d’un grand meeting du PPF (parti violemment antisémite), Jacques Doriot prononce un discours auquel assistent sans doute, entre autres, ses amis Ramon Fernandez, Drieu la Rochelle et Céline.
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Dans Détruire, dit-elle, le personnage d’Elisabeth est inspiré de ce douloureux épisode. 32 ans plus tard, la naissance de son fils Jean, surnommé Outa, sera pour elle le moment d’exorciser ces atroces souvenirs, à l’occasion d’un texte publié dans la revue féministe Sorcières.
Meeting du PPF, décembre 1941 L’histoire individuelle dans l’ Histoire collective A partir de ce moment, il est assez difficile de faire la part des choses, car les témoignages, parfois contradictoires, ne simplifient pas la tâche des biographes. Si l’histoire individuelle de Marguerite et Robert Antelme s’inscrit dans la grande Histoire, comme celle de tant d’autres » héros » de la Résistance, connus ou méconnus, le travail de reconstitution historique se complique ici du fait du milieu intellectuel privilégié dans lequel le couple évolue. Qui plus est, la complexité s’accroît ici singulièrement en raison des liens personnels tissés entre ces personnages historiques, qui entrave parfois la recherche de la vérité. Certains mythes concernant les « héros » de la Résistance, construits après la guerre demeurent bien ancrés encore aujourd’hui dans les mentalités et sont parfois fort éloignés de la réalité. Les textes des Cahiers de la guerre, et en particulier celui appelé La Douleur s’inscrivent en plein dans cette problématique. Il semble vraisemblable qu’après avoir démissionné du Ministère des colonies, Marguerite Antelme ait pu trouver assez facilement un nouveau travail, à partir du mois de juillet 42, au Comité d’Organisation du Livre, grâce à Ramon Fernandez. Sous le contrôle des nazis, Marguerite Antelme y est chargée de remettre (ou non) le papier aux éditeurs. Elle dirigera le service des notes de lecture et, bien qu’elle s’en dédise va jouer un rôle non négligeable à ce moment-là dans l’édition française. En s’entourant d’un comité de lecteurs composé d’une quarantaine de personnes, Mme Antelme doit décider du sort des livres qui seront ou non publiés et établit des listes d’ouvrages qu’elle soumet à la Propaganda, qui peut à son tour émettre un avis sur ce choix.
Avis de la Propaganda Abteilung interdisant la publication des publications nonconformes.
C’est ainsi que des auteurs comme Blum, Freud, Malraux, Nizan, Aragon ou Koëstler seront rapidement interdits. Les ouvrages de ces écrivains seront détruits. S’agit-il de collaboration de la part de Marguerite Antelme ? Le débat est ouvert. Laure Adler remarque avec justesse que « pour ceux et celles qui ont vécu ces années dans ce milieu, si travailler dans cette commission signifie avoir collaboré, alors les Français ont tous collaboré ! [et] continuer à vendre quitte à s’arranger avec les Allemands fut le credo de l’écrasante majorité des éditeurs » qui signèrent avec l’occupation une convention de censure. Il n’empêche que Gerhardt Heller, qui fréquente comme Marguerite les thés du dimanche après-midi chez les Fernandez, demande par note écrite que « la réglementation de la répartition du papier ne puisse être discutée que pour les maisons qui soutiennent à 100 % les intérêts allemands. » Marguerite ne peut ignorer le degré de collaboration de cet organisme avec la Propaganda. Comment, dans ces conditions, expliquer qu’elle ait accepté de rester à ce poste ? D’une part, comme un grand nombre de personnes, Marguerite est avant tout soucieuse de défendre ses propres intérêts. Elle est prête à tout pour se rapprocher du monde de l’édition et publier un jour ses écrits. Ce poste la met en relation avec des auteurs comme elle en recherche de publication. Claude Roy sera ainsi appelé à la rencontrer afin de pouvoir éditer ses poèmes chez Julliard. D’autre part, elle jouit dans le cadre de ses fonctions à la Commission du papier d’une considération certaine, due tant à sa prestance qu’à ses facilités d’expression. Cependant certains collaborateurs zélés jugent la Commission trop intellectuelle, trop lente et trop peu empressée. Des plaintes parviennent aux autorités nazies. Un certain Baudinière se plaint publiquement du manque de zèle de la commission et accuse « le clan » de « gaullisme dissimulé ». Ces gens, dit-il aux Allemands, étaient tous avant-guerre connus pour « leurs relations avec les milieux juifs, maçonniques ou extrémistes ». En dépit de ces protestations, un livre de Paul Valéry et un autre de Léon-Paul Fargue sont refusés, sous prétexte de pénurie de papier. L’émoi des éditeurs est grand et ils vont se plaindre auprès des autorités nazies. Les Allemands, jouant au chat et à la souris, feignent de ne pas être responsables de, mais continuent à surveiller de très près les activités de la commission en assistant à chaque réunion. De même, de façon tout à fait ambiguë, les fameuses « listes Otto » sont établies sous un titre favorable à l’occupant,
Liste Otto, page de garde, février 1941 tandis que leur contenu classe ouvrages et auteurs de manière frondeuse, en fonction de leur appartenance associative ou politique :
Liste Otto, contenu, 1942 Comité de vigilance des intellectuels anti-fascistes, comité mondial contre la guerre et le fascisme, comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme, etc… Dans quelle mesure Marguerite Antelme a-t-elle contribué ou non à l’établissement de ces listes ? La question est ouverte et nécessite d’être posée aujourd’hui. Il me semble que le recul est désormais suffisant pour y répondre sereinement. Il est en tous cas certain que tous les ouvrage publiés à cette époque ne peuvent l’être qu’en ayant reçu l’agrément de la commission dont Marguerite Antelme est responsable. imprimé en cette année 42. Lorsque Dyonis Mascolo, vient, au mois de novembre 42, défendre la cause des éditions Gallimard où il travaille depuis peu, Mme Antelme lui propose tout de suite de l’engager comme lecteur au sein de sa commission.
Dionys Mascolo Elle le trouve « beau comme un dieu » selon ses propres mots. A l’époque, le jeune homme vit chez sa mère qui va chercher la soupe populaire dans des pots à lait pour nourrir la famille. Après un an de philo sans être allé jusqu’à l’examen, il a connu le chômage et est entré chez Gallimard comme coursier grâce à Michel Gallimard, « un copain de collège ». Il accepte bien sûr tout de suite la proposition qui lui est faite. Marguerite déploie tous ses charmes pour entreprendre la conquête de Dionys et tous deux deviennent amants.
L’engagement dans la Résistance Marguerite et Dionys discutent beaucoup de littérature. Convertie récemment à Balzac par l’intermédiaire de Ramon Fernandez, elle dévore ses romans. Lui est passionné par Stendhal. Elle pense déjà à son deuxième roman alors que le premier n’est toujours pas publié. Ils vont
beaucoup au cinéma, où ils protestent bruyamment lorsque le Maréchal apparaît lors des actualités. Il lui présente sa mère. A la fin de l’année 42, les membres du Conseil national des écrivains se réunissent chez Gallimard dans le bureau de Paulhan. S’y trouvent Aragon, que Marguerite a contribué à faire éditer, Mauriac, Sartre, Guéhenno, Eluard, Camus, Raymond Queneau, voisin de bureau et ami indéfectible de Dionys Mascolo. Quant à Philippe Roques, l’ex co-auteur de L’Empire français, il a choisi depuis longtemps de s’engager dans la Résistance et mourra quelques semaines plus tard, en février 43, arrêté par les Allemands. Jean Lagrolet, lui, après avoir été fait prisonnier en Allemagne, a réussi à s’évader. Revenu à Paris, il est hébergé par Georges Beauchamp, qui vient toujours en aide aux aviateurs britanniques. Au milieu de la tourmente, Marguerite évoque avec Dionys sa famille, de son enfance en Indochine, ne lui cachant rien de sa vie conjugale libre ni de l’estime qu’elle éprouve pour son mari ni de ses amants. Tous deux ont le désir que leur nouvelle relation perdure. Eprouvant pour la première fois l’aspect adultérin d’une liaison extra-conjgale, Marguerite attendra six mois avant de présenter Dionys à Robert.
Entre Dionys et Robert, c’est tout de suite « le coup de foudre », selon les mots de Dionys Mascolo, qui tombe immédiatement sous le charme et une relation amicale d’une intensité peu commune voit le jour entre les deux hommes. Dionys devient lui aussi un habitué des thés du dimanche chez Betty et Ramon Fernandez, jusqu’au jour où son ami et collègue Queneau lui conseille de prendre ses distances. Depuis des mois Marguerite passe tout son temps libre à relire et corriger les pages de son manuscrit, qu’elle ne désespère pas de faire éditer. Elle fait lire ses pages à Robert, qui les trouve formidables, et ensuite à Dionys, qui se montre toujours beaucoup plus critique. Le 21 avril 43, le premier roman titré Les Impudents est enfin publié chez Plon sous le nom de Marguerite Duras. Pourquoi Duras ? Marguerite a choisi pour pseudonyme le pays de son père, près de Pardaillan, dans le Lot-et-Garonne, où elle va passer deux étés inoubliables en compagnie de Dionys. Duras reniera longtemps ce premier roman, le considérant comme une œuvre de jeunesse maladroite. Elle dira plus tard ne l’avoir écrit que pour se délivrer de son adolescence. Dionys lui aussi se met à écrire en prenant le pseudonyme de Gratien. Pendant ce temps, dès janvier 43, François Mitterrand a démissionné, avec d’autres amis cadres, de ses fonctions au Commissariat général des prisonniers de la zone sud à Vichy.
François Mitterrand recevant la francisque du maréchal Pétain Aussitôt après sa démission, François Mitterrand rejoint rapidement Paris et, dans les trois mois qui suivent, ébauche avec des camarades l’organisation d’un mouvement de résistance, en jouant de son ancienne appartenance au gouvernement de Vichy. Il rencontre clandestinement Jacques Benet plusieurs fois dans des cafés parisiens après l’évasion de Jacques. Tous deux s’apprécient beaucoup. Le 7 février 43, ils apprennent la mort au combat de Philippe Roques, le jour de ses 33 ans. Après une mission de recrutement à Lyon, à la demande de Mitterrand, Benet revient à Paris au mois de juin. Tout naturellement, il retourne chez son ami Robert Antelme. Là, Marguerite lui parle de son enfant mort. « Elle était inconsolable. Pour la première fois, elle m’a parlé de la littérature comme d’une consolation. Avant je n’avais pas véritablement compris qu’elle voulait devenir écrivain. » relate Benet.
Ils discutent politique des nuits entières. Marguerite et Robert lui font part de leur volonté de « s’engager à 100 % ». C’est ainsi par l’intermédiaire de Benet que Marguerite entre dans la Résistance, et avec elle son mari et son amant. Dès lors, en sus de son travail à la Commission du Papier, Marguerite commence à jouer un rôle actif contre l’occupant, parfois comme facteur, mais aussi comme agent de liaison ou agent recruteur. Le mouvement qui en est à ses débuts n’a pas encore de nom. C’est sans doute à ce moment que Marguerite met fin à ses relations avec les époux Fernandez. Robert Antelme continue par ailleurs à voir son copain de lycée Georges Beauchamp. Or celui-ci a des ennuis dans le cadre des actions qu’il mène pour aider les aviateurs anglais. Antelme parle de Mitterrand à Beauchamp. Un rendez-vous est organisé dans un café. Bien qu’ayant fait les mêmes études de droit dans la même faculté au même moment, tous deux ne s’étaient jamais rencontrés. Les deux réseaux fusionnent. Les deux hommes ne se quitteront plus.
La rencontre entre Duras et Mitterrand Afin de brouiller les pistes et éviter de se faire repérer, François Mitterrand change souvent d’endroit. Jouant sur deux tableaux à la fois, il entretient des relations aussi bien avec l’entourage du Maréchal qu’avec l’ensemble des branches de la Résistance. Il parvient ainsi à s’entourer peu à peu d’un réseau très structuré dont il est le seul à connaître toutes les cartes. Peu à peu, il s’est imposé comme patron au sein de la communauté des prisonniers de guerre. Le 10 juillet 43, Mitterrand accomplit publiquement son premier acte de Résistance : il perturbe la séance de la journée nationale du Mouvement des prisonniers en criant son dégoût aux autorités d’occupation. Interpellé par des policiers, il quitte la séance en compagnie de quelques camarades devant des policiers indécis. Londres apprécie visiblement la provocation et Maurice Schumann le félicite sur la BBC. Quelques jours plus tard, au milieu du mois d’août 43, Mitterrand rencontre Marguerite Duras en compagnie de Dionys Mascolo.
Contrairement à la légende maintes fois mythifiée, y compris par les principaux intéressés eux-mêmes, cette première rencontre n’a pas lieu au retour d’Angleterre de Mitterrand, qui n’est pas encore imprégné de l’odeur des fameuses cigarettes anglaises. Le retour d’Angleterre aura lieu seulement l’année suivante. Pour quelle mystérieuse raison Duras et Mitterrand ont-ils tenu tous deux à changer la date de cette rencontre ? La question reste entière aujourd’hui. Toujours est-il qu’à partir de cette période, Marguerite démissionne du Comité du livre et commence à militer activement, transmettant des lettres, acceptant de cacher des documents ou des personnes rue Saint-Benoît. Elle ne refuse jamais une mission, affirment plusieurs témoins.. Un jour, Benet demande au couple Antelme de loger Mitterrand quelque temps. Les Antelme acceptent spontanément ; leur appartement est devenu une vraie communauté fraternelle. Benet et Mitterrand dormiront plusieurs nuits dans le même lit, au N° 5 de la rue Saint-Benoît. A la fin du mois d’août, le couple demandera à Benet et Mitterrand d’aller dormir rue Dupin, chez la mère de Robert Antelme. Aucune explication ne sera donnée sur ce changement. A partir de ce moment, de nombreux rendez-vous secrets seront organisés rue Dupin. Cependant Marguerite ne participera jamais à ces réunions de la rue Dupin.
Robert, lui, travaille encore au cabinet de Pucheu et profite de ses fonctions pour faire disparaître des listes des personnes recherchées, en particulier de nombreux communistes. Il s’engage de plus en plus et devient un agent recruteur redoutablement efficace au sein des administrations. Par ailleurs, il entretient toujours une relation suivie avec Anne-Marie, qui vient rue Saint-Benoît mais n’y dort jamais. Dionys Mascolo, lui non plus, ne dort jamais rue Saint-Benoît bien qu’il y vienne souvent. Transmettant des renseignements militaires ou des armes, il prend d’énormes risques, n’hésitant pas à commettre des cambriolages pour pouvoir imprimer des tracts. Dionys participe activement à la revue Combat.
D’un point de vue sentimental, Dionys hésite à cette époque entre une amourette avec une jeune fille douce et attirante, et cet amour passionnel, brûlant, envahissant, mais si exaltant que lui propose Marguerite, qui est intensément éprise de lui (elle lui écrit tous les jours des lettres déchirantes). L’amitié fraternelle qu’il a construite avec Robert Antelme ne facilite pas la prise de décision.
Les circonstances de l’arrestation Rue Dupin, Mitterrand propose à ses camarades la création d’un journal clandestin : L’Homme libre. Trois numéros seulement verront le jour, mais qu’importe… Après avoir échappé de justesse à une arrestation, en nov 43, François Morland fait comprendre à ses amis qu’il se prépare à partir pour Londres. Il rejoindra finalement Alger, au début du mois de décembre, afin de demander à De Galle de lui confier la direction du réseau « Charrette ». De Gaulle refuse.
Pendant ce temps, à Paris, on discute des nuits entières rue Dupin, tandis que Marguerite écrit, rue Saint-Benoît. Elle revoit Pierre Lafue qui l’encourage à écrire, puis Desnos et Queneau, qui la soutiennent également dans ce sens. Entre-temps, Dionys a enfin tranché : il a choisi Marguerite. A la fin du mois de février 44, Mitterrand revenu d’Alger via Londres, reprend contact avec Benet et Antelme. Sous le pseudonyme de Morland, il loge de nouveau rue Dupin où il apprécie particulièrement Marie-Louise, la sœur de Robert, dont il est question à plusieurs reprises dans le texte de La Douleur. La chaude amitié qui règne rue Dupin soude tous ces compagnons qui luttent pour la même cause. Mitterrand choisit de prendre officiellement la tête du MNPGD (Mouvement National des Prisonniers de Guerre et Déportés), légalement reconnu. Pour brouiller les pistes, il se déplace beaucoup, annule ses rendez-vous au dernier moment pour en redonner d’autres, change souvent de nom et de domicile. En avril 44, des pressions semblent s’exercer autour du noyau de la rue Dupin. S’agit-il de délation ? De trahison ? Toujours est-il que des renseignements précis sont donnés sur les caches et les lieux de rendez-vous si bien que le 1er juin 44, Bertin est le premier à tomber. Ses camarades assistent impuissants à son arrestation. Laure Adler a raconté les détails de cette journée noire, qui entraînera la déportation de Marie-Louise Antelme et de Paul Philippe. Par instinct, François Morland parviendra à éviter le piège tendu et à sauver Beauchamp et Marguerite. Il n’en sera pas de même pour Robert Antelme, qui sera incarcéré à Fresnes avant son transfert à Compiègne le 17 ou 18 août, où l’un des derniers convois l’enverra à Buchenwald. Robert Antelme reviendra miraculeusement et écrira L’Espèce humaine.
Cet ouvrage méconnu est, pour ceux qui l’ont lu, l’un des témoignages les plus forts sur la déportation, au même titre que Si c’est un homme de Primo Lévi, dont il évite cependant le pessimisme. . Le récit de La Douleur débute précisément dans les jours qui suivent l’arrestation de Robert Antelme.(R. dans le texte). Celle qui est plus que jamais sa femme tente désespérément de savoir où est enfermé son mari. Elle fait le guet dans les gares pour tenter de l’apercevoir dans un convoi, puis attend désespérément de ses nouvelles. Le texte évoque l’attente interminable dans l’angoisse, l’absence de nouvelle, l’obsession de la mort inéluctable. « Le récit, a écrit Thierry Beinstingel, est particulièrement précis sur l’arrivée massive des déportés et des prisonniers de guerre au fur et à mesure que les Alliés libéraient les camps dans les derniers soubresauts d’une Allemagne maintenant en flammes. On y
trouve les procédures mises en place, les acteurs institutionnels à rigidité chrétienne et militaire, à fausse compassion, et parallèlement la chasse intrépide aux collaborateurs qui devait donner bonne conscience à ceux qui n’en avaient pas tellement. ». Marguerite s’ausculte dans son journal, jour après jour, constatant l’avancée de l’insomnie, de l’anorexie, de la dépression, en dépit de la présence affectueuse de Dionys (D. dans le texte). Puis ce sont les prémices de l’espoir infime, données par François Mitterrand (Morland dans le texte), avant le lent, miraculeux et insoutenable retour à la vie de Robert, évoqué en des termes si crus et avec des détails si intimes que la parution d’un article proposant des extraits de ce journal dans la revue Sorcières provoqua, dit-on, la séparation de leur couple, qui avait jusque là résisté à tous les aléas. Bien qu’étant le premier récit du recueil, il est indissociable des récits qui le suivent, en particulier Monsieur X dit ici Pierre Rabiet, Albert des Capitales, Ter le milicien et Aurélia Paris, qui le prolongent et l’éclairent et sur lesquels il y aurait encore tant à dire. Je vous recommande plus que chaudement la lecture de ces nouvelles.
Conclusion Si nous pouvons considérer, avec beaucoup de précaution, le premier récit de La Douleur comme un réel témoignage historique, il convient cependant de les approcher en tenant compte a contrario de tout ce qu’ils ne disent pas. D’une façon générale, l’écriture de Duras a toujours été intrinsèquement liée à sa vie. Elle en est même, dans nombre de ses romans, l’un des éléments constitutifs et structurants. Mais dans quatre des cinq récits regroupés sous le titre de La Douleur, la dimension autobiographique crève les yeux. Aussi, bien qu’elle détestât « que l’on aille fouiller dans [sa] vie, » la mise en perspective de ces textes avec la vie de Duras apparaît ici incontournable. Elle nous permet d’élucider de nombreux mystères, à commencer par le nom des personnages ou les relations qui existent entre eux. En y regardant de près, il semblerait que la triple (ou quadruple ?) réécriture de La Douleur se soit effectuée en quelque sorte « en creux »/ Le récit s’avère au final lourdement chargé justement de ce qu’il ne dit pas. Une lecture attentive y révèle de nombreux silences, trop nombreux pour être seulement des omissions. Si vous avez déjà lu le texte, vous avez pu constater je pense que ces oublis cachent en réalité un certain nombre de choses troublantes, longtemps tenues secrètes. Si vous le découvrez au moment su spectacle, j’ose espérer que les quelques clés que je vous ai livrées aujourd’hui vous permettront d’en comprendre plus précisément les enjeux. En dépit de ces silences nombreux que certains ont pu qualifier de « zones d’ombre », nous avons la chance aujourd’hui de pouvoir apprécier ce magnifique et poignant extrait des Cahiers de la guerre. La transparence et la fluidité si caractéristiques de l’écriture durassienne ne sont pas les moindres qualités de ce court récit. Patrice Chéreau et Dominique Blanc ne s’y sont pas trompés, en choisissant de porter à la scène ce moment d’une extraordinaire intensité, qui fouille dans les profondeurs les plus intimes de l’être, atteignant, au-delà d’un intérêt biographique et historique indéniables, une dimension universelle.