Battle Royale

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  • Words: 25,979
  • Pages: 42
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our la première fois depuis longtemps, Andrea se sentait parfaitement bien. Son insupportable fille était partie dormir chez sa copine (Andrea les suspectait d’être lesbiennes mais peu importe), elle avait réussi à décrocher un congé spécial d’une semaine et personne ne l’appelait au téléphone. Enfin un peu de repos ! Pour fêter cet événement, Andrea décida d’interrompre son régime à base de fruits et légumes en mangeant quelque chose de consistant, un plat qui cale bien le ventre. Une viande rouge ? Bonne idée, se dit-elle. Aussitôt pensé, aussitôt fait. Andrea sortit de son canapé douillet pour descendre chez le boucher en bas de chez elle… Oh, et puis non, c’était trop fatigant. Elle n’avait pas envie de se déplacer. Surtout que l’ascenseur était en panne. Finalement, Andrea se fit livrer une pizza saumon-mozzarella, en se disant qu’interrompre son régime sans bouger de chez soi était une mauvaise idée. Elle alluma la télé en attendant l’arrivée du livreur. Quand celui-ci arriva un peu plus tard, Andrea s’aperçut qu’il était très jeune. De petite taille, les cheveux frisés et les yeux masqués par des lunettes de soleil, il ne devait pas avoir plus de quinze ou seize ans. Cela lui fit penser à sa fille. Encore un gamin qui travaille au noir pour se payer une console ! Il avait la voix flûtée, Andrea le paya et lui claqua la porte au nez sans rien dire. La pizza fut relativement bonne. Le saumon se mariait bien avec le fromage, bien que ce ne fût pas de la mozzarella comme indiqué. Après avoir dévoré un yaourt aux pruneaux pour clore le repas, Andrea jeta la boîte à pizza dans le vide-ordures avant de retourner sur le canapé. Parmi les magazines féminins qui traînaient dessus, elle y trouva un programme télé dont elle se saisit. Andrea se mit à le feuilleter à la recherche d’une émission intéressante. Sur l’une des chaînes, entre un documentaire sur le nationalisme ougandais dans les années 80 et une série consacrée au New York Police Department, il y avait une émission de télé-réalité au titre évocateur… Rien de tel qu’une émission humiliante pour oublier ses propres soucis ! Et puis, ce n’était pas maintenant qu’Andrea allait se soucier du sort de gens capables d’y participer de leur plein gré. Le téléphone se mit à sonner. Andrea maugréa en décrochant. - Oui, quoi ? - Allô, bonjour, puis-je parler à madame Andrea Ipfenecker ? - C’est moi, répondit-elle. A qui ai-je l’honneur ? - Mon nom ne vous dirait rien. Je vous appelle pour… - Je me moque de savoir pourquoi vous vous appelez ! cria Andrea d’une voix lasse. Au cas où vous ne l’auriez pas compris, vous me dérangez, alors dites-moi qui vous êtes ou je raccroche ! - Très bien, dit l’autre d’une voix douce. Mon nom est Anthony McBride, je travaille pour le gouvernement et je souhaiterais vous proposer une offre d’emploi particulièrement intéressante. - J’ai déjà un emploi, objecta Andrea. - Professeur d’espagnol dans des classes surchargées ? Ne me dites pas que c’est l’emploi de vos rêves. Vous avez réussi à prendre une semaine de congés médicaux pour « troubles du sommeil », mais tout le monde sait que ce n’est qu’une éternelle lassitude. - Comment savez-vous tout cela ? - Je me devais de vous connaître mieux que vous ne vous connaissez vous-même avant de vous appeler. Vous correspondez au profil que nous recherchons pour un emploi particulièrement… convoité. Andrea était muette de surprise. Les rêves se bousculaient dans sa tête. Travailler directement pour le gouvernement, et non plus pour l’éducation nationale ? - Cependant, je ne peux pas vous en dire plus au téléphone, continua McBride. Je désirerais vous rencontrer afin que nous discutions de tout cela plus en détail.

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- Quand ? - Tout de suite. Vous avez une voiture. Moi aussi. Que diriez-vous d’un rendez-vous au parking du supermarché de la rue Vauclin, à deux cents mètres de chez vous ? - Je ne peux pas prendre un rendez-vous comme ça ! Et puis, qu’est-ce qui me dit que vous n’êtes pas quelqu’un d’autre, et que vous voulez me tendre un piège ? - Qui ne risque rien n’a rien, continua McBride de sa voix grave et douce. Quand vous arriverez au parking, vous tournerez à gauche au premier tournant, je serais près de la remise à caddies dans une Mercedes vert pistache. - Mais… - A tout à l’heure, madame ! Il raccrocha. Andrea n’en croyait pas ses oreilles. Son bon sens lui conseillait de ne pas y aller, ce pouvait être n’importe quoi. Mais qui se donnerait tout ce mal pour la piéger ? Après tout, elle n’avait rien à perdre. C’est pourquoi elle troqua son peignoir contre un ensemble rouge et blanc en coton rigide, assorti à un collant noir et à une paire de talons hauts de la même couleur. Le même ensemble qu’il y a dix ans, quand le lycée m’a embauchée ! songea-t-elle. En bas de l’immeuble, sa voiture, une vieille Honda bleue, l’attendait. Au début, Andrea s’en servait pour aller au lycée, mais à force de voir ses pneus régulièrement crevés et ses fenêtres brisées, elle ne s’en servait plus que pour faire les courses. Maintenant, la voiture ne démarrait qu’une fois sur deux et Andrea pria pour qu’elle fonctionne cette fois-ci. Par chance, le ronronnement du moteur se fit entendre dès qu’Andrea mit le contact. A cette heure-ci, les rues étaient désertes. Le parking l’était tout autant. La lumière blafarde des réverbères internes éclairait des dizaines de rectangles impeccablement tracés, au milieu des piliers sales et des affiches publicitaires qui jonchaient les murs. Andrea tourna à gauche. Dans l’autre section du parking, il n’y avait qu’une seule voiture. C’était bien une Mercedes verte, garée près de la remise à caddies. Un peu de fumée s’échappait de son pot d’échappement. Andrea regarda à droite et à gauche : il n’y avait personne d’autre, et toutes les portes étaient fermées par des rideaux de fer. Andrea avança à hauteur des vitres avant de la Mercedes. Assis sur le siège conducteur, un homme en costume trois-pièces se tourna vers elle. Ses cheveux étaient blonds et longs, son visage avenant, bien que son regard ne semblât pas refléter de sentiment particulier. - Bonsoir, madame. Je vous attendais. - Bonsoir, dit froidement Andrea. - Comme je vous l’ai dit au téléphone, je travaille pour le gouvernement (il sortit une carte avec écrit « DST » ; sous cette mention apparaissaient une photo d’identité ainsi que diverses mentions). Ma proposition est trop importante pour que je vous en parle sans précautions. McBride sortit la tête de sa voiture et se pencha vers Andrea. - Il y a peu, l’un des nôtres a eu une idée lumineuse. C’est un projet top secret. Nous aimerions nous charger de sa planification, d’autant que les résultats pourront servir à faire avancer d’autres expériences en cours, mais nous ne pouvons hélas nous en charger… Pas le temps, pas l’argent, et surtout beaucoup de projets à mener à bien en temps limité. Nous sommes déjà en retard sur certains d’entre eux, dont celui que je souhaiterais vous confier. Vous devriez vous charger de sa planification et de son organisation de A à Z. Ce projet est capital pour nombre d’entre nous, particulièrement des scientifiques. Le fait de s’en occuper représente un important investissement, aussi bien professionnel que personnel, et je puis vous garantir qu’il changera votre vie. - Pourquoi voudriez-vous me confier ce fameux projet ? Je ne suis qu’une professeur. Je ne connais rien aux intrigues gouvernementales, aux projets secrets, d’ailleurs je ne lis même pas de thrillers ou de romans noirs.

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McBride soupira. - Bon, d’accord. Le projet tient en une seule expression. Vous la connaissez sans doute. - Quelle expression ? - Battle Royale, dit-il dans un murmure. * *

*

Ah là là… Quel ennui. Assis sur une marche d’escalier, je regarde ma montre. 22 h 20. Déjà vingt minutes de retard ! Cela fait vingt minutes que j’attends deux amis à moi, Boris et Benjamin. Nous étions sensés aller au concert du groupe de rock « The Ravens » (« Les Corbeaux » en anglais), en tournée en France. Il y a un mois, nous avons acheté les billets d’entrée pendant une pause déjeuner ; c’était prévu de longue date. Et maintenant, ils sont en retard pour cette soirée soigneusement préparée. Je regarde à nouveau ma montre. 22 h 21. Mais qu’est-ce qu’ils fichent ? J’ai beau appeler leurs téléphones portables, ils ne répondent pas. Inutile de laisser des messages, nous avons tous trois un point commun, c’est que nous n’écoutons nos répondeurs que tous les deux ou trois jours, par pure flemme. L’escalier où je suis assis est un grand escalier public, en béton et fer forgé, juste en face de la salle de concert. Il n’y a pas de queue, mais des groupes de jeunes sont massés un peu partout. Je boirais bien un petit coup de vodka… Ce n’est pas que je sois alcoolique, seulement, j’avais pris une bouteille d’eau minérale en plastique et l’avais rempli de vodka. Incolore, inodore, bref, ingrillable ! L’idéal pour se saoûler entre amis dans un concert rock. Etant distrait de nature, j’ai laissé par erreur la bouteille chez Boris la dernière fois que je suis venu chez lui. Il m’a dit qu’il la ramènerait pour le concert, en essayant de ne pas trop y toucher (une étude pseudo-scientifique prouverait que la consommation modérée d’alcool fort peut augmenter les réflexes dans un bref laps de temps). Je regarde de nouveau ma montre. 22 h 24. Pas question d’avoir une mauvaise place parce qu’ils sont en retard ! S’ils ne sont pas là dans trois minutes, j’irais seul, ils n’auront qu’à me retrouver ou me rappeler. Une minute et dix-huit secondes plus tard (à part compter les secondes, je n’ai pas grandchose à faire), mon portable sonne. Sur l’écran, il est écrit « Boris appelle : 06 ** ** ** ** » : enfin ! Je décroche : - Eglise adventiste de Paris, révérend Kim Kaelnut, j’écoute ? - C’est toi, Kim ? Ce n’est pas la voix de Boris, mais celle d’une femme froide et distante. La loi de Murphy veut que quand on décroche en faisant un numéro de mec cool, ce ne soit pas la personne à qui on voulait parler au bout du fil. Pourtant, c’est bien le téléphone de Boris ! - Qui êtes-vous ? - Tu ne me reconnais pas ? Je me gratte la tête. Non, je ne reconnais pas cette voix. Quoique… Si, elle me dit quelque chose. Je ne sais pas qui ni quoi. Je murmure « euh, non. Qui êtes-vous ? » La voix prend une intonation soudaine : « Petit con ! Bientôt, tu me supplieras ! Tes crétins d’amis sont déjà entre mes mains, et tu vas les rejoindre pas plus tard que tout de suite ! » Je commence à avoir peur. Une petite boule d’énergie se forme dans mon ventre, comme quand je stresse ou que j’ai la frousse de quelque chose. Il se peut très bien que Boris se soit fait voler son portable en prenant le métro, puis que l’auteur du méfait l’aie donné à une fille particulièrement froide. Mais il y a autre chose. J’ai un mauvais pressentiment. Le « brrrr » caractéristique du souffle retentit dans le téléphone. Soudain, une main venue de nulle part me saisit au thorax et me plaque contre son propriétaire. Je me débats, mais son autre main se colle à ma bouche, il y a un coton dedans. Une odeur affreusement chimique s’en dégage, me rentre dans le nez, envahit mon crâne, je

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devine que c’est du chloroforme. Pris d’une inspiration soudain, je soulève mon pied droit et l’enfonce entre les jambes de l’homme d’un coup sec. Il lâche prise et tombe par terre en même temps que moi. Ma vision commence à baisser, mais je le distingue à peu près. C’est une armoire à glace. Des épaules larges. Un pardessus marron. Un chapeau de la même couleur qui cache son visage. Des mains gantées. Les mains se collent par terre pour s’y appuyer, l’armoire à glace se dirige vers moi. Je lance des coups d’œil éperdus : dans la foule, personne n’a rien vu, ou n’a rien voulu voir. La face hilare d’un type en jean et t-shirt est la dernière image que je perçoive avant de tomber dans les ténèbres. * *

*

- Kim ! Kim ! Réveille-toi ! Mes paupières se décollent. On dirait qu’un temps infini vient de s’écouler. Dix heures, dix jours, dix minutes, je ne saurais dire. Ma vision est encore floue, mais cette fois, je reconnais la voix qui me vient aux oreilles. Qu’est-ce qui se passe ? Les souvenirs flottent dans mon esprit. J’attendais sur une marche d’escalier… Une femme bizarre m’a appelé au téléphone… Un prétendant au titre de Mr Univers m’a attaqué… Pour ne rien arranger, un gong me martèle les tempes. - Réveille-toi ! Tiens, c’est vrai, il y a Benjamin, dont j’ai reconnu la voix, qui me secoue pour me réveiller. Je regarde en face de moi. Il est là, à me regarder avec un air effrayé en continuant à me secouer doucement. Pour le décrire physiquement, je dirais qu’il me dépasse d’une demi-tête, d’un an et demi et qu’il a la peau un peu plus mate que la moyenne des gens. Quoi qu’il en soit, ma bouche est sèche comme du carton. Je parviens à articuler : - Qu’est-ce qui se passe ? Je suis où ? Sans répondre à ma question, il lève une main à hauteur d’yeux et cache tous ses doigts, sauf l’index et le médius. - Combien de doigts ? - Deux ? Ma vision a retrouvé toute sa netteté. Je regarde autour de moi. Dans mon ventre, la boule de stress est revenue. Nous sommes au milieu d’une salle de classe, entourés d’inconnus de notre âge, assis sur des chaises, qui se réveillent en bâillant. Il y a trois rangées de tables, toutes remplies d’autres ados. Les murs sont vierges et d’une propreté impeccable. Devant la première rangée de pupitres, il y a une estrade surmontée d’un tableau. Tout ceci est éclairé par une lumière aveuglante. Benjamin me regarde toujours. - Benji ! Dis-moi que c’est pas possible ! - Tu penses à ce que je pense ? - Attends… C’est impossible ! Battle Royale, c’est de la fiction ! On ne peut pas être dedans en vrai ! - Apparemment si. Peut-être qu’on nous a enlevé pour autre chose, mais je ne vois pas pour quelle autre raison ça pourrait être. - Ouaaahhh… ! - Tiens, on dirait que Boris se réveille, dit Benjamin. - Il est là aussi ? Effectivement, Boris est bien à côté de moi, en train de s’étirer et de bâiller sur sa chaise. Il me dépasse d’une tête ; comme d’habitude, il a une coiffure « cheveux en petites pointes », un visage assez fin et un blouson gris. A côté de Benji, il y a une fille plutôt petite, aux cheveux noirs coiffés à la Jeanne d’Arc et aux lunettes épaisses, qui lance des regards paniqués dans toutes les directions. Boris ouvre les yeux. Fronce les sourcils.

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- Benji ? Il tourne la tête de mon côté. - Kim ? Où on est, là ? - Regarde un peu autour de toi, je suis sûr que tu penseras à la même chose que nous. Boris a exactement la réaction que moi : il regarde autour de lui, ouvre de grands yeux, et nous regarde en disant « c’est pas possible ! » - Hé si, répondons-nous en chœur. - Excusez-moi, mais vous êtes qui, vous ? C’est la fille aux grosses lunettes qui vient de parler. Je voudrais répondre, mais la porte de la classe s’ouvre avec fracas. Une femme entre, suivie d’une cohorte de soldats en treillis, bérets noirs et Famas (modèle de fusil utilisé par l’armée française) au poing. Tout devient clair. Non pas parce que les soldats m’effraient… Enfin, si, leurs visages durs me font un peu peur ; seulement, c’est la femme que je reconnais. Cette femme, c’est Andrea Ipfenecker, ma prof d’espagnol de 4ème ! J’avais douze ans à l’époque. C’était ma première année d’espagnol, avec une prof autoritaire, qui ne parvenait à maintenir un ordre relatif dans la classe qu’en distribuant des heures de colle au hasard. Je me souviens qu’avec deux ou trois copains d’époque, nous avions fait les quatre cent coups ! Vol du cahier de classe, bavardage, murmures bouddhistes incessants (faire « mmmmmmm », lèvres fermées, marche très bien pour mettre le bazar dans un cours), lancer de craie, morpion écrit sur les tables et j’en passe. Un jour, elle se mit en colère contre moi, je ne sais plus pourquoi, et me hurla devant toute la classe que j’étais cinglé et que je devrais voir une assistante sociale avant que mes parents n’aillent se pendre à un prunier. Inutile de vous raconter l’humiliation. Après le cours, je la suivis, bien résolu à me venger. Et j’ai localisé sa voiture ! Elle avait une place fixe dans le parking souterrain situé en face du collège : je notais divers détails (couleur, marque, numéro d’immatriculation), avant de les transmettre à toute la classe. Personnellement, je n’ai jamais touché à cette voiture. Mais comme par hasard, les pneus furent systématiquement crevés et les vitres brisées pendant deux semaines, avant qu’un beau matin, « Frau Ipfenecker », comme on la surnommait, ne vienne au lycée en métro. Elle fit une dépression nerveuse un peu plus tard. Quand elle est revenue, j’ai fait mon possible pour avoir une conduite irréprochable. Ipfenecker essaya toujours de me prendre en défaut, mais je ne lui en laissais jamais l’occasion, quitte à me défouler pendant le cours de musique où je déclenchais un jour une bagarre générale qui fit trois blessés avec une flûte et un trombone. Sa dépression s’en trouva sans doute alimentée, vu le nombre de jours où son nom était sur le tableau d’affichage, et où on se disait « Chouette ! Pas de cours d’espagnol aujourd’hui ! ». Et aujourd’hui, après toutes ces années, Ipfenecker est de retour. Elle est grande et maigre ; ses cheveux sont coupés courts, teints en blond (les racines sont noires), et elle a des valises sous les yeux. Elle porte un complet veston vert clair. Apparemment, les inconnus qui nous entourent la connaissent aussi, puisqu’ils murmurent « Ipfenecker ? » d’un air étonné. Certains se dirigent vers l’estrade. - Asseyez-vous ! aboie-t-elle. Et fermez-là ! Un des soldats crie : « Vous entendez ce que dit votre professeur ? Asseyez-vous et fermez vos grandes gueules ! » Ceux qui sont debout font mine d’avancer, mais les soldats braquent leurs fusils vers nous, et tous se rassoient à la hâte. Benjamin profite du désordre pour se retourner. - Ecoutez, les gars. On est là pour un Battle Royale, c’est certain, alors mettons-nous ensemble ! Quand on sortira, on s’attendra devant la sortie, planqués dans des buissons ou n’importe où à proximité. Ensuite, on se retrouve tous les trois. D’accord ? Boris et moi acquiesons. La fille à lunettes demande : « c’est quoi, un Battle machin ? » - Tu le sauras vite, répond Benji.

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Il se retourne de nouveau. Ipfenecker continue. - Bien. Maintenant que vous êtes calmés, vous aurez tout le loisir de suivre mes explications. Au premier rang, un garçon au crâne rasé lève la main. - Pourquoi on est là ? - Tu parleras quand je te le dirais ! (puis, à la cantonade :) Combien d’entre vous ont vu le film Battle Royale ? La moitié de la classe reprend un air effaré. Quelques-uns se mettent à hurler. Un soldat lève son fusil et tire quelques coups en l’air ; la détonation fait tomber un morceau de plâtre du plafond, qui atterrit sur la tête d’un petit blond, à deux ou trois tables du milieu de la salle. Tous se rasseyent de nouveau, dont une demi-douzaine par terre, laissant des chaises vides. Ipfenecker se saisit d’un grand rouleau qui traîne dans un coin, le déroule et le fixe au tableau. C’est une grande carte quadrillée représentant une île. Les axes vont de A à K pour le vertical, de 1 à 10 pour l’horizontal ; on y voit des côtes qui indiquent sans doute les collines et ravines. - Maintenant, continue Ipfenecker, ceux d’entre vous qui ont vu le film vont expliquer le principe du jeu à ceux qui ne l’ont pas vu. Tiens, Morgane, je vais te mettre à contribution, que tu fasses un peu autre chose que de jouer avec mes nerfs. Une fille de taille moyenne, aux cheveux bruns mi-longs et queue de cheval, se lève. - Maman, qu’est-ce que ça signifie ? - Je t’ai dit d’expliquer le jeu ! Boris et moi nous regardons, consternés. Ipfenecker serait-elle sadique au point de faire participer… sa propre fille à un jeu pareil ? Vu les réactions des autres, je ne suis pas le seul à me poser la question. La dénommée Morgane se met à sangloter en rongeant l’ongle de son pouce. Ipfenecker sort un pistolet de sa poche intérieure et le braque vers nous. - Morgane, dernière sommation. J’ai fait une erreur il y a dix-sept ans. Ca ne me dérange pas de l’effacer. Quelqu’un tousse. Morgane, continuant à sangloter, se met à parler d’une voix pleurnicharde. - Maman, quand tu m’avais parlé de ça, je ne t’avais pas cru… Je pensais pas que… - Très bien, tu l’auras voulu. - Non ! - Alors explique. - Ben… Le Battle Royale, c’est un jeu dans lequel toute une classe est enlevée pendant un voyage d’été. Ensuite, ils se réveillent tous dans une salle de classe, avec des colliers en métal autour du cou. - On n’a pas de colliers ! dit un garçon près du mur. - Mais si, on en a ! hurle une fille. Je porte la main à mon cou. Il y a bien un collier en métal qui y est fixé. Tout le monde en a un, j’étais trop effaré et comateux pour m’en apercevoir. Ces colliers ont beau être fins, quand je tire dessus, ils n’ont aucune souplesse. Sur le devant, on distingue un renflement qui ressemble à un écran de calculette. - Bon, je vais expliquer tout ça moi-même, fait Ipfenecker. Le Battle Royale est un jeu dans lequel le but est de tuer tous les autres élèves, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un survivant. Aucune dérogation à cette règle n’est possible. Vous avez trois jours pour vous entretuer. Nouveaux hurlements de terreur. Les soldats lèvent leurs fusils. Un racailleux, porteur d’un l’uniforme casquette-basket-survêt’ jaune poussin, se lève : - Vas-y, je ferais jamais un truc comme ça ! - Libre à toi de te faire tuer. - Mais je t’emmerde, espèce de vieille charo… Un brun en chemise se lève à son tour : « Tais-toi ! Tu veux qu’elle te tue ? » - Ferme-là, toi aussi, répond le racailleux en jetant la main dans un geste éloquent. Tu te la

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pètes défenseur des autres alors que tu penses qu’à ton look et à tes chemises à deux balles, avec leurs motifs aussi moches que ta tronche, t’as vu ! Le brun ouvre la bouche ; le crâne rasé du premier rang l’interrompt : « Ferme-là toi-même, sale arabe, ou je t’envoie dans un endroit où tu rentreras par la porte et d’où tu ressortiras par la cheminée ! Ha ha, elle est drôle non ? » Quel chanceux je fais. Je participe à un jeu de taré, je tombe sur une prof tarée, j’échoue dans une classe de tarés. En plus, je devrais peut-être tuer mes amis pour survivre. Evidemment, j’essayerais de m’allier avec eux, mais si nous arrivons à tuer tous les autres et qu’il n’y a plus que nous ? Mieux vaut ne pas y penser. Dans un Battle Royale, pas d’amis, c’est le paradis, parce que pas de remords à les tuer. Evidemment, les gentils sauveurs de la morale vont protester ; mais que voulez-vous que je fasse d’autre ? Me rebeller contre le gouvernement ? J’aimerais bien, mais c’est un luxe que je ne peux pas me permettre. Ils ont tout prévu. Pensé à tout. Et moi… Je veux juste vivre. Ou plutôt survivre. Cela, le gouvernement le sait mieux que nul autre. Ipfenecker a suivi l’échange sans rien dire, son visage s’est empourpré. - On ne se bat pas quand je parle. Et on n’est pas néo-nazi. Elle plonge de nouveau la main dans sa poche ; cette fois-ci, elle en sort un petit boîtier en plastique noir. Ipfenecker braque le boîtier vers le crâne rasé. Presse un bouton. Le collier du crâne rasé se met à clignoter d’une lumière rouge, tandis qu’un « bip… bip » résonne. L’infortuné se lève et se met à courir partout, déclenchant une panique monstre. Tout le monde se lève quand il passe près d’eux, court pour l’éviter ; les tables et chaises se renversent ; Benjamin essaye de dire quelque chose, mais le brouhaha ne le laisse pas placer une parole. Le « bip » s’arrête soudain. Tout se fige. Le skinhead lève le bras et hurle « Heil Hitler ! ». Son collier explose dans une gerbe de sang, qui déclenche une nouvelle salve de cris. Ca s’est passé très vite. Même moi, je me suis réfugié sous ma table par réflexe. Allez-y, moquez-vous. Nous regardons tous, effrayés, le cadavre du skinhead dont le visage est figé dans une posture grotesque. C’est la première fois que je vois un cadavre – en vrai – et sûrement pas la dernière. Deux coups de feu retentissent, arrachant tout le monde à la contemplation du macchabée. Ipfenecker vient de sortir son pistolet, qu’elle pointe vers le plafond. - Vous êtes actuellement sur une île de 6 km², dont vous pouvez distinguer les reliefs et contours sur la carte ; le reste, vous le découvrirez vous-mêmes. Comme vous l’avez remarqué, les colliers que vous portez tous autour du cou sont impossibles à enlever. Ils sont étanches et très solides. Quand vous sortirez d’ici, vous serez libres de vous déplacer dans l’île, les colliers nous servirons à déterminer votre position. Par sécurité, ils contiennent tous une micro-bombe, que nous ferons exploser si vous tentez de vous enfuir, d’attaquer l’école – dans laquelle vous vous trouvez en ce moment – ou si vous essayez de les enlever. Je précise à l’intention des petits malins que ces colliers sont pare-balles, il est donc inutile de tenter de les enlever de quelque manière que ce soit, ce serait stupide et dangereux. Ces colliers exploseront si aucun élève ne meurt pendant vingt-quatre heures, s’il y a plus d’un survivant au bout de soixante-douze heures, ou si vous pénétrez dans une zone interdite. (Les colliers servent aussi à nous écouter, mais Ipfenecker ne le dit pas). Regardez la carte quadrillée, au tableau ; toutes les six heures, il y aura au moins une nouvelle zone interdite. Si vous y allez, votre collier se mettra à biper, comme celui de Pascal. Cela signifiera qu’il faut s’enfuir à toute jambes, à moins de vouloir mourir de la même façon que lui. Ne vous inquiétez pas, on vous fournira une carte sur laquelle vous pourrez noter les nouvelles zones interdites. Toutes les six heures, je vous ferais un compte-rendu de la situation grâce aux haut-parleurs dispatchés un peu partout sur l’île. Au programme : la liste des morts, dûment numérotée, et celle des zones interdites. Le matin, je passerais un peu de musique pour vous mettre en

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forme. (trop aimable !) Quand je ferais l’appel, vous vous lèverez et vous dirigerez vers la porte. Les soldats ont amené un chariot sur lequel sont empilés trente-cinq paquetages, un pour chacun. Celui qui se tient près de la porte vous en donnera un au hasard. Je précise que, contrairement à ce que colporte la rumeur, vous n’avez pas le droit de remettre le paquetage que l’on vous donnera et d’en prendre un autre. Chaque paquetage contient trois sandwiches ; si vous ne voulez pas mourir de faim, vous devrez vous emparer des sandwiches d’au moins deux autres personnes. Et pour cela, quel meilleur moyen que de respecter la règle du jeu ? Outre les sandwiches, votre paquetage contiendra aussi une grande bouteille d’eau, une carte de l’île, un crayon muni d’une gomme, une lampe torche, deux piles LR5, sans oublier le plus important : une arme. Mais il n’y a pas que des armes à feu, il y a aussi des armes plus basiques ou plus originales, ceci afin de ne pas défavoriser la gent féminine. Ipfenecker marque une pause. - Bien ! Y a-t-il des questions ? Une gothique, cheveux noirs de jais et fond de teint pâle, lève la main. - Oui, Julie ? - Pourquoi vous faites ça ? Au départ, c’était qu’un film, pourquoi vous voulez qu’il soit réel ? - Il y a trois raisons. La raison officielle, c’est que tout ce que nous recueillerons – vos actes, vos paroles, vos impulsions, les méthodes par lesquelles vous parviendrez au but – pourra servir à nos études sur le comportement humain. La raison officieuse est que nos officiels aiment les spectacles de ce genre, ils veulent en avoir pour leur argent. Ma raison à moi est que j’ai toujours rêvé de me venger de tous les jeunes crétins arrogants auxquels je suis confrontée ! D’autres questions ? - Nos parents sont au courant qu’on est là ? - Oui, ne vous inquiétez pas, ils ont été prévenus. Un brun, coiffure classique, porteur de lunettes à montures fines, lève à son tour la main. Il demande d’un air paniqué : - Si on survit, on pourra rentrer chez nous ? - Bien entendu. Le dernier survivant retournera dans son foyer. S’il est blessé, il sera soigné aussi longtemps que nécessaire à la charge de l’état. Il touchera également une petite prime. Je lève la main : « Combien ? » - Mais on s’en tape de ça, lance une voix masculine ! - Absolument pas, toute question est la bienvenue, reprend Ipfenecker. La prime sera de deux mille euros par mois à vie. Si le gagnant aura éliminé plus de huit personnes, la prime s’élèvera à trois mille euros. Un silence. - Bon, il n’y a plus de questions ? Je vais faire l’appel ! Voyons voir… Fille n°1 : Célia Cremona ! Au troisième rang, une fille d’aspect mûr se lève. Le soldat près de la porte lui lance un paquetage assez fort pour la faire tomber en arrière. Bon, je ne vais pas décrire la façon dont chacun part et reçoit son paquetage, sinon on y sera encore dans quinze pages. Garçon n°1 : Alex Slup ! Fille n°2 : Diane Zodiac ! Garçon n°2 : Marc Dordet ! Fille n°3 : Julie Boilau ! Garçon n°3 : Henri de Groot ! Celui-ci est un bourgeois, on le remarque au premier coup d’œil. Sa coiffure ressemble à celle d’un play-boy moyen, il porte des vêtements sans marque, mais très bien coupés. Le genre de fringues qui ne coûtent pas dix euros. Il arrive à recevoir le paquetage du soldat sans tomber en arrière. Sur le seuil de la porte, il s’arrête, fusille Ipfenecker du regard et tourne les talons. Fille n°4 : Lucille Nourisson !

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Benjamin pouffe de rire. Ipfenecker s’en aperçoit : - Ca te fait marrer ? - Non, excusez-moi, c’est nerveux, répond-il. Garçon n° 4 : Jean-Claude Coverdale ! Oh, un skater ! Lui aussi porte l’uniforme casquette-basket-survêt’ des « wesh », ainsi que des cheveux blonds que laisse voir la casquette posée (et non enfoncée) sur sa tête. Il serre la main à un garçon à côté de lui, et s’en va d’une démarche de pingouin. Il reçoit son paquetage de la même façon que la dénommée Célia (c’est-à-dire en pleine tête). Fille n°5 : Nicole de Launay ! Celle-ci a une allure de première de classe. Elle est plutôt laide, avec la figure à moitié dévorée par l’acné. Elle se met à courir quand le soldat lance le paquetage. Garçon n° 5 : Roger Delatranche ! Fille n°6 : Hirono Kanamori ! Garçon n°6 : Pierre Lufte ! Fille n°7 : Véronique Salt ! Garçon n°7 : Benjamin V****** ! Benji se lève. Il nous glisse un « on se retrouve dehors », avant de s’avancer vers le soldat. L’arrivée du paquetage le ralentit brutalement mais ne semble pas lui faire de mal. Je commence à stresser en pensant que mon nom va sortir. Fille n°8 : Liz Sembré ! Garçon n°8 : Pascal Horen ! Tiens, c’est vrai qu’il n’est plus en vie. Dommage pour lui. Enfin, il n’avait que se tenir tranquille, ça faisait trop longtemps qu’il me les brisait menu. Fille n°9 : Delphine Obama ! Garçon n°9 : Mathieu Prin ! Fille n°10 : Amandine Stourm ! Garçon n°10 : Hugo Sitruck ! Un gars à tête de hippie, queue de cheval et bandana à fleurs, se lève. Il ne peut étouffer un « aïe ! » quand le soldat lui lance un paquetage. Fille n°11 : Johanna Gross ! Garçon n°11 : Kim Kaelnut ! Mon ventre se serre soudainement. Je serre la main à Boris, avant de me lever et d’avancer vers la sortie, en essayant de dégager une aura de confiance. Mais c'est raté, le lancer du paquetage manque me projeter en arrière. Je sors. Le couloir est long et froid... On dirait un de ces corridors qu'on voit dans les prisons américaines, par où passent les condamnés à mort quand ils vont de leur cellule à l'échafaud. Dans mon dos, le paquetage (c'est un sac à dos) me semble bien léger... Pourvu que j'aie hérité d'une arme à feu ! Je ne gagnerai jamais si je n'ai pas de pistolet ! Mon coeur se serre de plus en plus. Sortir par la porte ? Hors de question. Je connais la tactique qui consiste à s'embusquer près de la sortie pour tuer ses concurrents dès leur arrivée. Il doit y avoir un tas de cadavres devant la porte. Je me cacherais près de la porte en essayant de localiser Benjamin qui est probablement en train de nous attendre. Heureusement, il y a une fenêtre à quelques mètres... S'ouvre-t-elle ? Oui ! Et il n'y a personne dehors. Je saute et atterris un mètre plus bas, sur la terre. C'est curieux qu'il fasse si chaud... Certes, nous sommes en été, mais la température est la même qu'à midi. Devant moi, une forêt sombre s'étend jusqu'en haut d'une colline qui me cache la vue. Je me précipite vers les buissons et ouvre mon paquetage. Comme l’a dit Ipfenecker, il y a une grosse bouteille d’eau (capacité deux litres), trois sandwichs emballés dans du papier aluminium, une carte, une lampe de poche, deux piles et… Oh, oui. La chance est avec moi. Au fond du sac traîne un pistolet Desert Eagle flambant neuf. C’est une arme de fabrication israélienne, dégageant une énergie de 1650 kilojoules,

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contre 500 pour un Glock standard. Autrement dit : ça fait des gros trous. Le hic : son chargeur, d’une capacité de 7 balles seulement. C'est un peu léger, d’autant que le temps de rechargement est assez faible. Son canon est blanc métallisé, sa crosse peinte en noire ; audessus de la crosse, il est écrit « Israeli Military Industries – Caliber .50AE Slugs ». Le contact de la crosse, le poids du pistolet dans ma main me donnent immédiatement une sensation de sécurité. Dans Counter-Strike, célèbre et réaliste jeu vidéo de tir, cette arme est ma préférée dans la catégorie des pistolets. Il y a aussi une boîte de munitions. Pas mal pour une première arme à feu, surtout dans un Battle Royale. Il va y avoir des morts. Je me mets à marcher au milieu des buissons et des arbres, en direction de l’entrée de l’école. Je suppose qu'au moins la moitié de la classe refusera de participer. Mauvaise idée ! Certes plus justifiable que ce que je vais faire ; mais je préfère survivre que mourir bêtement. Refuser de participer me conduirait tout droit au peloton d'exécution. Oui, c'est atroce de tuer des gens, et alors ? La philosophie et les scrupules de consciences passent après la survie ! Les gens que je tuerais seront des inconnus, j'aurais donc beaucoup moins d'inhibitions à les délocaliser en enfer. C'est cruel mais c'est ainsi depuis la nuit des temps, chez notre mère la nature. Et nous nous croyons supérieurs à elle au nom de notre soi-disant humanité, que nos chefs foulent aux pieds tout en la prenant comme prétexte... La vie est un combat que je dois gagner, surtout dans ce damné jeu ! D'ailleurs, j'ai toujours rêvé d'avoir une arme à feu ; non pour tuer, mais juste pour me sentir puissant, me dire que j'ai le pouvoir de vie ou de mort sur autrui. Dommage que ça aille à l'encontre de mon ambition d'être un type bien. Chassez le naturel, il revient au galop ! Devant l’entrée de l’école, il y a déjà deux cadavres qui baignent dans une flaque de sang. Un reflet lunaire scintille dans celle-ci. Au loin, une fille s’enfuit, elle court à travers les buissons obscurs. Je la vise… Non, inutile de tirer, elle est trop loin ; d’ailleurs, le « Deagle » n’est pas réputé pour sa discrétion. Mieux vaut tirer quand je serais sûr de pouvoir tuer. Il y a déjà des cris et des coups de feu qui retentissent. Vu les bruits, ils doivent provenir d’au moins trois armes différentes. J’entends un cri qu’il me semble reconnaître. Boris ! C’est lui qui a crié ! Il a été pris à partie ! Je sors aussitôt de ma cachette, arme au poing, et cours vers l’endroit d’où viennent les bruits. Dans le ciel noir, la pleine lune étincelle, créant une brume qui flotte au-dessus de la clairière, devant l’entrée de l’école. Malgré mes piètres résultats au cent mètres, je traverse la clairière comme une flèche. Un type sort de l’entrée de l’école, je n’y prête pas attention. Si j’ai le temps, je m’occuperais de lui. Je m’engouffre dans la forêt obscure. Des ronces m’égratignent le visage. Les cris se rapprochent. Soudain, j’entends un hurlement suraigu qui couvre le vacarme des coups de feu. Vite ! Il y a aussi un « plitch-plotch » qui se fait entendre. Je m’aperçois que je cours au milieu d’un ruisseau, entre les rangées d’arbres irrégulières. Au détour d’un bosquet, j’aperçois trois filles. L’une d’elles est allongée en travers du ruisseau ; elle saigne abondamment au niveau du ventre. Son joli visage encadré de cheveux blonds semble à la fois pâle et crispé. Deux autres filles sont assises à genoux, en train de lui tenir la main et de lui parler d’une voix rassurante. Je n’ai pas l’avantage numérique, mieux vaut continuer à chercher mes amis. Trop tard : une des filles, une beurettes aux épaules larges, tenant un fusil à pompe d’une main, hurle « Voilà le troisième ! Il va payer pour les deux autres ! A mort ! » Sa copine aussi a un revolver en main. Sans réfléchir, je la mets en joue et vide mon chargeur en essayant de viser la tête. La fille au revolver s’effondre en criant, la beurette se couche. Clic ! Sept balles, ça va vite. La beurette se retourne sur le côté, je me jette par terre tandis qu’une déflagration gronde audessus de ma tête. Je roule en essayant de saisir un des chargeurs que j’ai passés dans ma ceinture tout à l’heure. Deuxième déflagration. Des plaques d’écorce me tombent dessus. Ca y est, j’ai réussi à saisir un chargeur. Je recharge comme je peux, en continuant à rouler.

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Nouveau « cric-crac », nouvelle déflagration. Une chance que cette fille ne semble pas familière au maniement du fusil à pompe ! Si mes souvenirs sont bons, il y a huit coups dans le chargeur d’un fusil M3 (modèle de fusil à pompe tirant de grosses douilles de chevrotine comme celui de mon assaillante). Je dois tenter le tout pour le tout. Plongeant ma main dans la terre, je lui en jette une grosse poignée en plein visage. Elle tire de nouveau la poignée, mais je donne un coup de pied au fusil. Du coup, celui-ci me tombe sur le pied (aïe) et la beurette se retrouve désarmée, j’en profite pour lever mon Deagle et vide le deuxième chargeur. Les coups de feu retentissent les uns après les autres, faisant voler des filets de sang de son ventre. Son visage déformé par la colère se mue en une grimace douloureuse. Ses chairs flasques s’écrasent par terre. Je profite de ce répit pour recharger une troisième fois, en me promettant d’y aller plus doucement par la suite pour ne pas me retrouver à court de munitions, il n’y avait que six chargeurs dans la boîte et j’en ai déjà utilisé deux ! Je me saisis du fusil à pompe de la beurette et retourne vers le ruisseau. Peut-être qu’en le suivant, je retrouverais Boris et Benjamin. Au bout de quelques mètres, je retombe sur les deux autres filles. Celle qui tenait la main de l’agonisante est déjà morte, avec un trou noir dans le front, l’autre ne l’est pas encore… Elle me regarde d’un air désespéré. Lentement, elle lève le revolver de son amie. Je braque mon fusil à pompe vers elle. « Pose ton arme », chuchotais-je. Elle me répond d’une voix faible : - Pourquoi le ferais-je ? Elle continue à lever l’arme. Si je la laisse faire, elle me flinguera. Je vise l’arête nasale et tire. La déflagration emplit de nouveau l’air, le visage de la fille explose intégralement : des morceaux de crâne partent dans tous les sens, des morceaux de cervelle volent, le tout dans une gerbe de sang. J’en ai plein les chaussures. Ce n’est que maintenant que je me rends compte que j’ai tué quelqu’un. Mon estomac se met à bondir, je me baisse dans le ruisseau, tournant le dos aux filles mortes, et vomis tripes et boyaux. Au fond, pourquoi l’ai-je achevée ? J’aurais pu faire valser le pistolet d’un coup de pied, comme je l’avais fait avec le fusil à pompe. Mais non, il a fallu que je lui envoie une décharge de chevrotine en pleine figure. A bout portant en plus ! Une fois que mon estomac se calme, je ramasse le pistolet de la fille et fouille dans son sac à la recherche de munitions. Il y a bien une boîte, mais elle ne contient que quatre chargeurs, comme ceux que j’ai passé dans ma ceinture. Je taxe aussi trois sandwichs. Même si je tremble compulsivement, les principaux problèmes sont résolus ; je dispose de trois armes à feu (dont une particulièrement puissante) et d’assez de nourriture pour tenir deux jours. Pressé de fuir cet endroit maudit, je retourne dans la forêt en priant pour retrouver rapidement mes amis. Le pistolet de la fille est un Beretta blanc et noir, dont le chargeur contient quinze balles. C’est un Dual Elite, un modèle d’arme habituellement vendu par deux dans les armureries américaines (d’où le nom). Lui aussi trouve sa place dans mon ceinturon, au cas où je n’aurais plus de munitions pour le Deagle ou pour le fusil à pompe. Oh non ! Le fusil à pompe ! Dans ma hâte à m’éloigner du cadavre de la fille, j’ai complètement oublié de prendre des chargeurs dans le paquetage de la beurette ! Vous parlez d’une gaffe ! Cela ne me fait que cinq coups. Pas brillant, mais il me reste les deux pistolets, qui seront sans doute largement suffisants au début contre ceux qui n’auront pas eu d’arme à feu. Mieux vaut continuer les recherches. Une heure plus tard, je n’ai pas trouvé la moindre trace de Boris ou de Benjamin. La fatigue se fait sentir, l’obscurité n’est pas particulièrement propice aux recherches, surtout dans la forêt - et ma seule rencontre en une heure a été celle d’un cadavre criblé de balles. Affrontant ma peur, j’ai fouillé son paquetage, mais tous les objets intéressants avaient déjà été pris. Il est plus de deux heures du matin. Vivement que je dorme !

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Quelques fougères sont cachées par une rangée d’arbres. Je m’y allonge avec délice. Ce n’est pas très confortable, mais la fraîcheur des grandes feuilles me fait oublier la chaleur et l’inconfort. Au-dessus, la lune continue à scintiller, au milieu du feuillage des arbres. Je ferme les yeux. Les images des filles mortes, la tête explosée ou simplement trouée, le sang sur mes chaussures (que je n’ai toujours pas nettoyées) reviennent ; je laisse mon esprit vagabonder, et peu à peu, le chant des grillons chasse les images sanglantes. J’ai l’impression qu’en dessous de moi la terre est devenue molle. Comme si des tentacules en sortaient et me tenaient d’une caresse imperceptible. Ce n’est pas désagréable. Je glisse dans un sommeil de plomb sans m’en apercevoir. * *

*

Cécile courait toujours. Elle courait aussi vite qu’elle pouvait, haletant sur la plage déserte. Elle poussait plus fort sur ses pieds pour que le sable n’absorbe pas ses grandes enjambées ; et pourtant, Jean-Pierre la rattrapait. Le tournevis que Cécile avait trouvé dans son sac ne lui était d’aucune utilité. Jean-Pierre haletait aussi. Dans ses mains, un sabre effilé luisait à la lumière de la lune. Cécile sentit l’un de ses pieds s’enfoncer dans une ornière. Elle s’écrasa sur le sable. Il lui semblait que sa chute s’est accompagnée d’un craquement, semblable à celui du bois sec. Jean-Pierre s’arrêta. - Pourquoi, hurla Cécile, pourquoi m’attaques-tu ? Pour toute réponse, il leva son sabre. - Arrête ! Jipé, je t’en prie, ne me tue pas ! Cécile essaya de se relever, mais Jean-Pierre frappa. Le sabre s’enfonça dans son cou comme dans du beurre. Une giclée de sang suivit la trajectoire du sabre. La tête de Cécile vola dans l’air et retomba lourdement, tandis qu’un jet d’hémoglobine continuait à se déverser du haut de son corps. Jean-Pierre considéra le cadavre coupé en deux. Il jeta un regard à son sabre. Ensuite, il se dirigea vers l’écume et nettoya son sabre ensanglanté dans la mer. * *

*

J’ai fait un cauchemar. Dans mon rêve, j’étais toujours allongé au milieu des fougères, en train de me relaxer. Une brume fantomatique envahissait tout ; on n’y voyait pas à cinq mètres ; je voulais m’en aller, mais mes jambes étaient collées au sol. Je luttais comme je pouvais, ça ne servait à rien. Puis une ombre sortait de la brume. Progressivement, ses contours s’affinaient. C’était la fille dont j’avais explosé le crâne. Elle tenait sa tête à deux mains, rien n’y était en place, les morceaux de crâne et de cervelle jonchaient son visage détruit, à moitié tenus par des cheveux en paquets. La seule chose à sa place là-dedans était un œil à moitié crevé, qui me fixait, sous une arcade sourcilière traversée par un bout d’os ensanglanté. J’essayais de m’enfuir, je raclais le sol des mains et des pieds, rien à faire, mes jambes ne m’obéissaient plus. La brume se resserrait, jusqu’au moment où il n’y avait plus que nous. La fille lâchait sa tête d’une main, et avançait cette main vers moi. Une main en parfait état. C’est là que je me réveille en sursaut. Le soleil est en train de se lever, c’est une boule rouge qui flamboie dans le ciel bleu pâle, au-dessus d’une colline qui occupe le centre de l’île. Quelque part, de la musique militaire retentit. Je comprends qu’il s’agit du compte-rendu de six heures du matin. Une fois que le clairon et le bombardon se sont tus, la voix d’Ipfenecker retentit dans tous les haut-parleurs de l’île :

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« Bonjour à tous ! Il est l’heure de se lever. J’espère que vous avez bien dormi. Le jeu semble assez difficile pour certains d’entre vous, mais dans l’ensemble, je suis très satisfaite. D’aucuns, que je croyais incapables et stupides, se sont mués en gagnants professionnels et semblent en bonne voie pour réussir ce jeu. Il y a eu onze morts. Si vous continuez à ce rythme, vous en aurez fini en deux jours au lieu des trois prévus ! Voici la liste : » Je me surprends à espérer que mes amis se fassent tuer, afin que je n’aie pas à le faire, s’il ne reste plus que nous à la fin du jeu. J’en ai un peu honte, mais au point où j’en suis, je ne vais pas commencer à mentir, même par omission. « Garçon n°1 : Alex Slup ! Fille n°4 : Lucille Nourisson ! Garçon n°6 : Pierre Luft ! Fille n°7 : Véronique Salt ! Garçon n°8 : Pascal Horen ! Je l’ai déjà dit, non ? Fille n°10 : Amandine Stourm ! Garçon n°10 : Hugo Sityck ! Garçon n°12 : Mohammed Boukhari ! Garçon n°14 : Erol Dublanc ! Fille n°15 : Sabrina Bellkhadi ! Voilà pour vos camarades morts. A présent, les zones interdites. Notez-les bien : ce sont les zones C1, H4 et D8. » D’après ma carte, je suis en zone G4, il faudra faire attention. Ca promet d’être de plus en plus dur, d’autant que je n’aurais jamais imaginé une telle hécatombe d’entrée de jeu. Au moins, mes amis sont toujours en vie… « Vous avez bien noté ? Alors, continuez à vous battre, et bonne chance ! On se retrouve à midi ! » Bel exemple de sadisme. Comment peut-on souhaiter bonne chance à une classe participant à un tel jeu, sachant que d’ici à tout à l’heure, il y aura forcément de nouveaux morts ? Jusqu’à présent, les noms des morts ne m’évoquent rien ; peut-être qu’à midi, je ne serais plus là pour écouter le compte-rendu. Autant admirer le lever de soleil jusqu’au bout. Si ça se trouve… C’est le dernier de ma vie, songeai-je avec amertume. Pour ce qui est du petit déjeuner, je n’ai rien trouvé de mieux qu’un sandwich au thon. Pas très diététique, mais ça remplit le ventre. Quand la boule rouge est devenue blanche et éclaire quelques traînées nuageuses, je quitte l’amas de fougères pour reprendre la route. Il est sept heures du matin. La forêt semble très différente de la dernière fois que je l’ai vue, dans l’obscurité, en train de courir et de m’égratigner aux ronces invisibles. Le chant des oiseaux a remplacé celui des grillons ; l’image de la fille à tête explosée, même si elle est toujours vivace, ne revient plus après que je l’aie écartée. Au loin, des bruits de fusillade retentissent, mais ils sont trop faibles pour que je me dérange. La rosée matinale goutte de tous les buissons que je croise. Les feuilles des arbres sont également mouillées. Je me disais que ce matin, j’irais faire un tour dans les maisons indiquées sur la carte, mais j’ai trop envie de rester dans la forêt pour la quitter maintenant. D’ailleurs, il faudrait que je retrouve Benjamin ou Boris (ou les deux) puisqu’ils sont toujours vivants ! Un peu plus tard, j’arrive près d’un étang. L’eau clapote, on voit des poissons bigarrés qui nagent, ce n’est pas très profond ; tout au plus un ou deux mètres. Il me semble entendre aussi autre chose. Je tends l’oreille : on dirait des ronflements… Effectivement, quelqu’un ronfle. De l’autre côté du lac, une fille aux longs cheveux noirs dort, me tournant le dos. Je me dirige vers elle sur la pointe des pieds. Dois-je la tuer ou non ?

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Non, ne serait-ce que pour la lâcheté du geste. Mais si je ne la tue pas maintenant, je risque de le regretter plus tard. Quoique… Une idée me vient à l’esprit. C’est risqué. Tant pis. Je l’appelle : « Hé, réveille-toi ! » La fille bondit brutalement sur ses pieds, couteau en main, me regardant d’un air affolé. C’est Hirono Kanamachin, l’asiatique qui est sortie tout à l’heure ! Elle est plutôt jolie ; elle a des lèvres pulpeuses qui contrastent avec ses cheveux noirs, un petit nez et des yeux en amande (« des joyaux enchâssés dans un visage fin par la main du destin », me surpris-je à penser), ainsi qu’une poitrine plus développée que celles que j’ai vu depuis le début du jeu. M’attendant à ce qu’elle m’attaque, je la mets en joue, mais elle se retourne brutalement et se met à courir vers la forêt. Deux coups de feu claquent. Fauchée dans son élan, la fille tombe. Effrayé, je hurle « Toi, là ! Sors de là ou je te flingue ! » - Tu serais capable de me flinguer, moi ? répond une voix familière d’un ton sarcastique. - Benjamin ? C’est toi ? - Ben oui, c’est moi, dit-il en se montrant. Tu peux baisser ton flingue steuplait ? - Pas tout de suite. Tu pourrais en profiter pour me tirer dessus. Tu as quoi comme arme ? - Moi ? Te tirer dessus ? fait-il en prenant un air offensé. Alors là, non ! Sinon, j’ai un Luger, un vieux pistolet allemand qui me fait mal au bras quand je tire. - Bon, d’accord, répondis-je en remettant mon Deagle dans sa ceinture. Au fait, où est Boris ? Je croyais qu’il était avec toi ! - Ca, m’en parle pas. Je l’ai attendu à la sortie de l’école, caché derrière un arbre. Ensuite, on a voulu se planquer tous les deux pour t’attendre, mais une bande de filles hystériques nous est tombé dessus. Il y en a une qui avait un fusil à pompe, du coup, on s’est enfuis le plus vite possible. Elles nous ont poursuivis pendant une éternité, avant que j’arrive à en toucher une avec mon flingue. Les autres filles se sont arrêtées pour la soigner. On a continué à courir comme des fous jusqu’à ce qu’on tombe dans une pente avec un tas de buissons dessus. Après ça, j’ai essayé de retrouver Boris, mais sans succès. J’ai vraiment eu la pétoche, avec l’autre folle qui hurlait en tirant partout au fusil à pompe ! - Ce fusil-là ? dis-je en sortant le fusil à pompe de la beurette. - Tu l’as rencontrée, toi aussi ? Je lui raconte brièvement ce qui m’est arrivé depuis la veille au soir. Benjamin opine : - T’as eu une sacrée chance. Déjà, le fait d’avoir un Deagle dès le début du jeu, c’est un coup de pot, mais alors trois armes à feu sur une victoire impossible ! C’est ainsi que nous nous arrêtons pour discuter. La conversation roule sur tous les sujets un tant soi peu masculins : armes à feu, football, rumeurs, voitures, anecdotes… - Tu sais ce qui me brancherait ? dit Benji. Avoir une caisse, pour moi tout seul. Mais pas n’importe quelle caisse. Une Range Rover ! J’aimerais bien avoir un 4x4, juste pour voir la tronche des gens à qui je collerais le train. En plus, comme tu es au-dessus, c’est la meilleure conduite qu’on puisse avoir. - Ouais, moi aussi. Mais uniquement pour la campagne ! En ville, c’est chiant à garer et ça pollue. Remarque, pour la pollution, il y a les nouveaux 4x4 hybrides, avec un moteur électrique couplé au moteur standard… - A 50 000 € la caisse, hybride ou pas, autant m’acheter une Porsche. - C’est ce que je voulais dire : si je pouvais acheter une super voiture, j’achèterais d’abord une voiture de sport, de préférence une Jaguar. Tu as déjà été dans une Jaguar ? - Non, j’ai pas eu beaucoup d’occasions pour ça. - Moi, si, et c’est vraiment LA voiture de référence. Rapide, silencieuse, efficace, et en plus elle consomme de moins en moins ! En plus, t’as des fauteuils en cuir, j’adore ce genre de siège où tu peux te mettre dans n’importe quelle position. Pour moi, un bon fauteuil, c’est avant tout un fauteuil où tu peux te vautrer.

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- Paresseux, va ! Faut quand même qu’il soit design pour être bon. Le confort, ok, mais si le fauteuil est moche… Chez Casto, ils sont tous comme ça : assez moches et plutôt confortables. - Ben, ça va, non ? - Nan, c’est nul. - Benji, c’est toi qu’est nul. Mais non, je rigole ! ajouté-je devant son air blasé. - Le nul t’a quand même mis une raclée sur aim_headshot (niveau de Counter-Strike où les seules armes disponibles sont des mitrailleuses et où les réflexes des joueurs sont mis à rude épreuve) alors hein… - Sinon, tu n’as pas faim ? Je mangerais bien un petit casse-dalle. Je regarde ma montre : 11 h 58. Le compte-rendu d’Ipfenecker va bientôt commencer. - On déjeune ? - Ouaip ! Il faudra quand même qu’on bouge, au moins pour terminer le jeu un peu plus vite. Benjamin fait la grimace. - Espérons que Boris soit toujours vivant. J’ai l’impression qu’il n’est pas franc en disant ça. Ce doit être la fatigue. Après tout, pourquoi ne voudrait-il pas qu’on retrouve Boris ? « Bonjour. Il est midi. Sans plus tarder, voici les noms de vos camarades morts : Fille n°1 : Célia Cremona ! Garçon n°3 : Henri de Groot ! Garçon n°4 : Jean-Claude Coverdale ! Garçon n°5 : Roger Delatranche ! Voilà une bien étrange suite ! Fille n°6 : Hirono Kanamori ! Fille n°7 : Véronique Salt ! Soit six morts, contre onze ce matin. Vous avez ralenti la cadence. Je ne suis pas contente. A ce propos, il est l’heure du déjeuner ; allez-vous mourir de faim comme des imbéciles, ou vous emparez des sandwichs de vos proies ? Vous avez le choix. Je vous rappelle cependant qu’au bout de trois jours, s’il y a plus d’un survivant, vous serez tous exécutés. Moi, je vais déjeuner d’un vrai repas à l’italienne, arrosé d’une touche de Pommerol. » - Du Pommerol ? Tu te rends compte du gueuleton ! - J’avoue, ça me ferait bien plaisir, là, un petit verre de vin à déguster… « Zones interdites : C9 et D7. On se revoit dans six heures. » Je déballe un de mes sandwichs : il est garni de fines lamelles de poulpe, avec quelques feuilles de salades. Benjamin hérite d’un sandwich au beurre de cacahuètes. Tenaillés par la faim, nous nous mettons aussitôt à manger. * *

*

- Mes amis, je lève mon verre à la réussite du jeu ! Toute la tablée se mit à trinquer en riant. Outre Andrea, assise à la place du chef, il y avait les principaux responsables gouvernementaux : une poignée de militaires en uniforme, un certain Bepina, qui se prétendait représentant du bureau dirigé par McBride, et Max, le radiotéléphoniste spécialisé dans la surveillance par satellite. Celui-ci était irlandais ; avec ses cheveux roux, ses oreilles décollées et une stature menue, il n’aurait pas détonné au milieu d’une foule de trolls. Parmi les militaires se trouvait le caporal Parody, un brun aux yeux noirs, qui regrettait de ne pas avoir appliqué l’aphorisme disant « N’allez pas à un banquet l’estomac dans les talons, vous n’y auriez plus le temps de parler » tellement les odeurs provenant de la cuisine l’attiraient.

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Dès le début du repas, la conversation ne roula que sur un seul et unique sujet : le Programme, avec un grand P. Toutefois, les militaires s’impatientaient et le repas n’arrivait toujours pas. Deux d’entre eux se mirent à raconter des blagues peu orthodoxes, qui mirent mal à l’aise Bepina et le caporal Parody, ainsi qu’Andrea qui pâlissait. Celle-ci fit bifurquer la discussion sur les pronostics du jeu. - D’après vous, à la fin des trois jours, qui sera le gagnant ? - Je verrais bien la fille n°2, Diane Zodiac, lança Bepina qui avait mûrement réfléchi à la question. Elle a tué deux personnes en l’espace de huit heures, dont son petit ami, le garçon n°3. Les mots « remords » et « hésitation » ne font pas partie de son vocabulaire, pourtant, c’est une fille intelligente qui semble dépourvue de sadisme ou de cruauté. De plus, elle est assez jolie pour se tirer d’une situation épineuse. Et elle sait tirer. Je pense qu’elle a beaucoup de chances de terminer le Programme. - Bof, répondit le radiotéléphoniste, je ne pense pas que votre Diane survivrait longtemps si elle se trouvait face à la fille n°16, Elizabeth Colbert, qui déteste la n°2 depuis une histoire de vol de stylo entre elles ; j’ai lu les résultats de ses tests psychologiques, qui la prétendent encline au meurtre en cas de choc sentimental. - Je ne pense pas qu’Elizabeth soit en bonne voie pour gagner, objecta Andrea. Ses impulsions la mèneront probablement au désastre. De toute façon, les sadiques ne survivent jamais jusqu’à la fin. - Moi, dit Parody, je verrais bien le garçon n°11. - Kim Kaya… euh… Kazyl… euh… le onze ? - Oui, Kim Kaelnut. Vous n’avez pas vu l’affrontement entre lui et les filles n°4 et 15, juste après le top départ ? C’était mémorable ! J’étais sûr qu’on retrouverait des morceaux de sa tête à dix kilomètres, eh bien non, il sort son arme et liquide les deux filles en cinq minutes. - Ce nain ? fit un autre caporal. Je me fais moine chez les dominicains s’il survit ! Il a eu de la chance sur ce coup. C’est un lunatique qui se fera tuer dès qu’il tombera sur un gros poisson, et… - Je n’en suis pas sûre, coupa Andrea. Si je l’ai fait enlever, ce n’est pas pour ses beaux yeux. Il a beau être lunatique, narcissique et impossible à supporter, il a ses chances pour survivre un peu de temps et même éliminer un « gros poisson », comme vous dites. Même la fille n°2 n’a que peu de chances de survie face à lui. - Vous voulez rire ? bredouilla Bepina. Il pourrait la blesser, mais pas la tuer, et encore moins gagner le jeu ! - C’est plutôt l’inverse. Néanmoins, je sais déjà qui va gagner le jeu, et ce n’est pas le garçon n°11, quoiqu’il survivra sans doute jusqu’à ce que le gagnant se montre. - Et qui sera le gagnant, d’après vous ? demanda Parody. - Eh bien, je laisse Max dévoiler son numéro et les raisons pour lesquels nous avons tous les deux pariés sur lui. - Pour tout dire, articula longuement Max comme s’il voulait prolonger le suspense, il s’agit du garçon numéro… sept ! - Benjamin V****** ? Pourquoi lui ? Il a tué deux personnes, mais il n’est pas le seul ! - Certes. Cependant, c’est le plus malin de tous, et de loin. Si vous aviez regardé ses agissements au lieu de vous focaliser sur les soi-disant prouesses – laissez-moi rire – de son copain Kaelnut, vous auriez compris sa stratégie. D’abord, il a volé l’arme du copain avec qui il était, le garçon n°16, que j’ai fait enlever avec lui ; ensuite, il s’en est servi pour faire main basse sur une arme à feu, tout en dissimulant à tous la nature de sa première arme. Et en ce moment même, il déjeune avec Kaelnut. Je suis sûr qu’il va le tuer dans son sommeil, lui qui doit être si rassuré d’avoir trouvé un ami pour le protéger. Si le garçon n°11 ne meurt pas cette nuit, il n’échappera pas au numéro sept, que ce soit maintenant ou plus tard. Je verrais après le repas le compte-rendu des conversations de ce premier déjeuner.

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- A propos de déjeuner, quand mangerons-nous ? dit un militaire en fronçant les sourcils. - Ca arrive, répondit une voix dans son dos ! La porte de la cuisine s’ouvrit, laissant passer trois serveurs qui portaient chacun une demidouzaine de plats en équilibre sur leurs bras. Enthousiasmés, les convives laissèrent le Programme à lui-même et firent honneur au repas. Celui-ci fut simple et délicieux, bien que cela ne corresponde pas à la conversation. Pour se mettre en bouche, ils commencèrent par une bruschetta, un croûton frotté d’ail avec une pointe d’huile d’olive. Un des serveurs leur ouvrit une troisième bouteille de Pommerol, les deux précédentes ayant été bues comme une goutte d’eau sur du sable, pendant la préparation du repas. Quelques minutes plus tard, les serveurs leurs apportèrent des agnelotti, farcis de poireaux et de truffes. Andrea fit remarquer que les agnelotti ressemblaient à de petits coussins moelleux, ce à quoi un militaire répondit par une plaisanterie un brin salace qui ne fit rire que lui. On leur présenta ensuite deux belles truites, assaisonnées de persil, d’huile et d’origan. Entre deux bouchées de poisson, la conversation reprit ; Andrea racontait à Bepina une anecdote qui avait eu lieu chez son coiffeur, lorsque ce dernier s’était emmêlé les pinceaux et lui avait mis une teinture rousse au lieu de sa teinture blonde habituelle, tandis que les caporaux et le radiotéléphoniste s’échangeaient des commérages à propos des élèves encore en vie. Une fois les truites dégustées, l’un des serveur revint avec une quatrième bouteille de Pommerol (heureusement qu’il y a d’autres personnes qui s’occupent du jeu, pensa Andrea, je sens que je vais être pompette) et un tiramisu, célèbre gâteau italien légèrement alcoolisé. La discussion continua sur la politique européenne. Les catholiques se laissaient marcher sur les pieds sans résistance, les nationalistes tabassaient d’honnêtes racailles comme pendant les heures les plus sombres de… (formule connue). Il était déjà deux heures quand ils sortirent de table pour retourner à leurs pupitres de commande. Andrea, elle, délégua tout son travail à Bepina et à Parody (bien’il ne fût pas censé s’en occuper) avant d’aller faire la sieste dans l’ex-bureau du proviseur. * *

*

Bien que frugal, le sandwich au poulpe fut diablement bon. Benjamin mangea le sien en un temps record et s’alluma une cigarette juste après. - On dirait Kawada [personnage du manga Battle Royale] quand tu fumes assis sur une souche ! - Hé oui, je suis aussi musclé que lui, dit-il en rigolant. T’en veux une ? - Ben, non, je n’fume pas. - La clope contient un truc qui permet d’améliorer ses réflexes. On a plus de chances de gagner en fumant. - Pas sûr que ça améliore l’ouïe… Et c’est d’abord de ça dont on a besoin pour entendre les ennemis arriver. Avec l’estomac plein, je me sens plus sûr de moi. Nous nous mettons à mâcher des clous de girofle qui poussent par terre. C’est mieux qu’un chewing-gum et ça rend l’haleine fraîche. Peu après, nous nous mettons en route dans la forêt, guettant le moindre mouvement alentour. Tout est calme. Il fait chaud ; les chants d’oiseaux sont moins forts que ce matin, ils doivent tous dormir sous cette chaleur. Je m’éponge le front. Espérons que je n’attirerais pas les moustiques. Surprenant ce que l’on peut songer à des détails minimes quand sa survie est en jeu… Une faible brise agite les feuilles, elle nous rafraîchit agréablement. Le portable de Benjamin se met à sonner. - C’est pas possible, j’ai déjà essayé d’appeler Boris avec et je suis tombé sur Ipmachin qui m’a engueulé !

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- Décroche toujours, on ne sait jamais. Il décroche. - Allô ? Une voix de femme se fait entendre dans le téléphone, assez autoritaire pour être celle d’Ipfenecker ; elle prononce quelques mots, Benjamin raccroche. - Alors ? - Elle m’a dit « non, rien, je t’ai cassé ». Non mais franchement c’est pas croyable ! - Pourquoi ? Vu sa position, elle peut se permettre d’être sarcastique. - Non seulement elle est sadique et maniaco-dépressive, mais en plus elle a un humour à deux balles ! On dirait notre prof de sciences de l’année dernière, en moins grosse. Je pouffe de rire. Un aigle passe dans le ciel. Il est blanc. Il pousse un cri perçant, avant de donner un coup d’aile et de disparaître derrière la colline, dans un ciel où le bleu s’accompagne de fines traînées blanches. Vers trois heures, des bruits métalliques se font entendre, accompagnés de hurlements insultants. Ni une, ni deux, nous fonçons vers le lieu d’où cela provient pour assister au combat – si c’est un vrai combat. Effectivement, c’en est un. Un sentier caillouteux s’étale devant nous ; il s’élargit à vingt mètres. Là, deux garçons se battent à l’arme blanche. L’un tient une grosse machette, il a des cheveux longs à l’hygiène douteuse, un t-shirt noir et une ceinture en cuir sertie d’une tête de mort. L’autre a des cheveux plus courts, un piercing à l’arcade sourcilière, des yeux rouges et un veston en cuir. Il tient un sabre de samouraï. - Tu prends lequel, toi ? - Celui qui a le sabre. Je fais la moue. - C’est bon, tu as déjà trois armes à feu alors que j’en ai qu’une, tu peux bien me laisser prendre le sabre ! J’ai plus de chances que toi d’être à court de munitions. - D’accord, ça marche. On achève le survivant. Je dirais que l’apprenti samouraï va gagner. - Je dirais pareil. Pendant que nous discutions à voix basse, M. Hard Rock a successivement insulté la mère, le père et le chien de celui qui a le sabre, tandis que l’autre lui a balancé un « Tu traites pas mes parents ! Je vais te tuer pour ça ! » qui manque me faire éclater de rire. Les lames s’entrechoquent, projetant des étincelles, encore et encore, chacun essayant sans succès de percer la défense de l’autre. Au bout d’un moment, M. Samouraï donne un grand coup de pied dans l’entrejambe de son adversaire ; celui-ci hurle en lâchant sa machette, l’autre en profite pour lever son sabre et donner le coup fatal a M. Hard Rock. Il le lui enfonce brusquement dans le crâne. Du sang jaillit, M. Hard Rock cesse de hurler aussi sec. Benjamin et moi tirons en même temps. Deux balles trouent la tête de M. Samouraï qui s’étale de tout son long en travers du corps du type aux cheveux longs. Comme prévu, je glisse la machette dans mon sac, tandis que Benjamin s’empare du sabre et de son fourreau. - La classe ! T’as un fourreau pour ton sabre ! - Il faut croire que les japonais sont plus portés sur les emballages que les africains. Mais au fait, tu ne t’es pas servi du fusil à pompe ! - Il est assez peu maniable, c’est difficile de tirer avec, prétextais-je. En réalité, je ne veux plus m’en servir depuis que j’ai tiré sur une fille agonisante avec ça. Quand je ferme les yeux, son cerveau explosé me hante. Nous avons beau chercher, personne d’autre ne se présente à nous de l’après-midi. J’aimerais qu’on retrouve Boris. J’ai l’impression que quelque chose ne va pas. Pourtant, il ne me semble pas que Benjamin soit enclin à la trahison. Peut-être est-ce parce que j’ai envie d’en

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finir tout de suite, au lieu d’attendre que nous soyons seuls pour lui tirer dessus, et que je repousse cette envie en faisant comme si elle n’existait pas. Il est bientôt six heures. J’espère que Boris n’est pas mort. Nous serons tout de suite fixés, car les haut-parleurs commencent à grésiller : « Bonsoir, il est six heures. » Le ton d’Ipfenecker est encore plus agressif qu’à midi. S’est-il passé quelque chose entretemps ? « Je ne suis vraiment pas satisfaite de vous cet après-midi. Vous vous êtes mal comportés. Par ailleurs, nos pronostics semblent mis en danger par les idioties – ou la malchance – de certains garçons… Il n’y a que quatre morts. Vous vous rendez compte ? Seulement quatre tués ! En six heures ! C’est n’importe quoi ! Voici leurs noms : Fille n°5 : Nicole de Launay ! Garçon n°13 : Jean-Pierre Montespand ! Fille n°14 : Alice Thévenet ! Garçon n°15 : Albert Le Floch ! Je vous préviens… S’il reste plus de dix personnes au bout de quarante-huit heures, j’en prends un au hasard et je fais exploser son collier. Par ailleurs, je signale aux deux imbéciles qui ont tué le garçon n°13 qu’ils sont là pour éliminer leurs camarades – et s’éliminer entre eux par la même occasion – et non pas pour regarder les autres se taper dessus en se touchant le sexe. Mettez-vous à ma place : je fais une sieste réparatrice sur un bon gros sofa, et à mon réveil, on me donne de mauvaises nouvelles concernant le jeu ! » Comment peut-on faire la sieste quand on a une responsabilité pareille ? Je me doute qu’Ipfenecker n’est pas seule à travailler là-dessus, mais quand même. « Bien sûr, en se qui concerne vos relations, vous avez tous les droits, y compris celui de regarder d’autres personnes se battre. Sauf qu’à cause de cela, je vais devoir vous mettre de nouvelles zones interdites ! Notez-les bien : ce sont les zones H5, H7 et F7 ! A tout à l’heure. » Et zut, nous sommes en F7, il faudra qu’on se déplace. Dans le film, les zones interdites étaient celles où il y avait des morts ; apparemment, ce n’est pas le cas ici puisqu’on tombe sur des cadavres de temps à autre. - Bon, Boris n’est pas mort, c’est déjà ça. Il reste combien de gars en tout ? - Attends que je calcule, répond Benjamin… Onze… Je retiens huit… Il ne reste que quinze personnes, nous compris ! - Cette île doit grouiller de meurtriers. On a intérêt à se dépêcher avant que quelqu’un ait taxé toutes les armes puissantes et nous tue ensuite. - On a surtout intérêt à taxer toutes les meilleures armes, après on essaye de trouver un moyen de repérer les survivants pour les buter. Je me ronge les sangs en songeant au « tabou » ; si nous survivons tous les trois, ça risque de mal se terminer, surtout pour moi. L’île se rétrécit d’heure en heure, il ne serait pas surprenant que le jeu se termine avant trois jours. Nous avons douze ennemis à abattre. J’ai beau être en littéraire et avoir arraché huit de moyenne en maths (en trichant) il y a trois ans, je suppose qu’en prenant en compte le fait que les autres se tuent entre eux, à moins d’être tous des assoiffés de justice cherchant un moyen de s’évader – avant de comprendre qu’on écoute ce qu’ils disent – nous devrions avoir pas mal de difficultés pour les trouver au bon moment. Je me demande si quelqu’un a eu des lunettes infrarouges ou à vision thermique. Si c’est le cas, il vaudra mieux rester éveillés, voire trouver du fil de nylon et de quoi faire un piège. Je regarde la carte. - Benji, ça te dirait d’aller faire un tour au village avant de dîner ? - On peut pas, il est en zone interdite.

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- Pas entièrement. La zone E6 est toujours autorisée, et la carte indique qu’il y a un village làbas. Si on a de la chance on y trouvera du matériel utile en temps voulu. - Moui… Sauf qu’il y a de fortes chances pour que quelqu’un y soit allé avant nous. - Et surtout, il y a beaucoup de chances pour que quelqu’un y campe, il faudra être vigilants. Benjamin ouvre la bouche pour répondre, mais il se retient et la referme aussitôt. - Tu voulais dire un truc ? - Non, non, je pensais à autre chose. Bizarre. Mon pressentiment de ce matin, qui me disait quelque chose n’allait pas, est toujours présent. Le village est situé en contrebas de l’île, construit sur une longue bande de terre qui s’étend entre la mer et la forêt. Il est situé en zone interdite, à l’exception de quelques maisons en brique rouges, séparés par des clôtures de bois peintes en blanc, qui se ressemblent toutes. Les maisons ont chacune un jardinet, tantôt meublé de plantes mortes, tantôt de chaises longues qui tombent en poussière. Derrière chaque fenêtre, de minces rideaux en dentelle jaunâtre sont fermés. Tout cela sent la poussière. Cela doit faire longtemps que l’armée a viré les habitants. Dans l’un des jardinets, un cadavre gît dans une flaque de sang. Nous nous approchons. Je le reconnais, il s’agit du premier garçon à être sorti, Alex Slurp ou quelque chose comme ça. Il a un trou dans le front. Un filet de sang coule de son œil gauche. Ses mains sont crispées sur son ventre, comme si ses boyaux allaient sortir, tandis que son corps tout entier semble saisi de rigidité cadavérique. Ma nausée revient… Apparemment, ce sentiment est partagé puisque Benjamin dit : - J’ai pas le courage de le fouiller. Tu veux le faire ou on va voir ailleurs ? - Moi non plus. Allons plutôt voir la maison… J’entre le premier. L’intérieur est classique : un canapé, deux chaises en rotin, une télé, une table basse, quelques affiches accrochés au mur, un plafonnier couvert d’un abat-jour rond et un minibar. Une quinzaine de bouteilles d’alcool trônent dessus. - De l’alcool ! Je m’en jetterais bien un petit derrière la cravate ! Benjamin me retient par le bras : - Ca va pas ? C’est pas le moment de boire ! L’alcool retarde les réflexes, si ça se trouve, les organisateurs du jeu ont fait exprès de laisser de la gnôle ici pour piéger les joueurs… Les bouteilles sont toutes entamées, n’importe qui peut avoir mis n’importe quoi dedans. - Ouais, t’as raison, je boirais une autre fois, dis-je à regret. Nous fouillons chacune des maisons de ce coin. Les intérieurs se ressemblent assez ; de temps en temps, le minibar est remplacé par une chaîne hi-fi ou un ordinateur posé sur un meuble informatique, le canapé est en cuir ou en simili, la table basse en verre ou en bois, voire en plastique. Chose curieuse, j’ai trouvé un morceau de papier sur le foyer d’une cheminée, avec écrit dessus à l’encre rouge : Dans un Battle Royale Ca paye pas d’être loyal Pour rester dans les annales Mieux vaut être un ange glacial Ce quatrain doit être écrit de la main d’un type qui a tué, vu la couleur de l’encre. Celle-ci bave un peu. Je me rends compte avec effroi que c’est du sang. Quel mystérieux psychotique a eu assez de cran pour mettre du sang dans une cartouche d’encre, avant d’écrire un poème ? Encore faut-il que ce soit un, et non pas une personne qui ait fait ça ; l’écriture est cursive, volumineuse, avec des lettres bien déliées. Pourtant, le style fait penser à un homme. Quoique les filles sont plus enclines à respecter les règles classiques de limitation de syllabes

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(octosyllabes, décasyllabes et alexandrins) que les garçons… Oh, et puis zut, je ne vais pas me casser la tête avec ça, il y a plus important. En sortant, je retrouve Benjamin qui vient d’explorer les maisons de l’autre côté de l’allée. - Alors, tu as trouvé quelque chose ? - Oui, un macchab’ et un haut-parleur que j’ai taxé, ça peut toujours servir. - Moi, j’ai trouvé un poème étrange, dis-je en sortant le bout de papier sanglant. S’ensuit une discussion sur la personne qui a bien pu faire ça, Benji connaissant de longue date certains membres de la classe – qui étaient dans la sienne en 4ème. Curieuse coïncidence. Pour un peu, j’adhérerais presque à la théorie du complot, du genre « le sida a été créé en laboratoire pour exterminer les africains » et autres loufoqueries. Au point où j’en suis ! La soirée est plutôt tranquille. Nous ne rencontrons personne, pas même un cadavre. Aucun bruit intempestif ne vient troubler le chant des oiseaux qui pépient à la cime des arbres. Mon sandwich, au jambon fumé et au fromage de chèvre, se révèle presque aussi bon que le sandwich au poulpe de ce midi. Benjamin tombe sur de l’ail et des fines herbes entre deux tranches de pain au raisin. Après le dîner, nous reprenons la route en rôdant autour des collines, sans y grimper. Je retrouve le lac où Hirono Kanamori s’est fait tuer. Plus tard, Benji repère une trace sanglante qui coule sur un gros arbre ; nous fouillons les alentours pendant une demi-heure, mais sans succès. On dirait qu’un dieu protecteur nous a placé à l’écart des autres participants. Le soleil baisse lentement à l’horizon. D’abord d’un blanc étincelant, il vire au jaune, puis à l’orange foncé, tandis que les nuages fins deviennent rouges. Ce soir, ils sont moutonneux ; une drôle d’idée me vient à l’esprit, celle que ce plancher de gouttelettes pourpres est un champ de bataille pour les âmes des grognards de la Grande Armée. J’imagine leurs bannières qui ondulent dans le vent. Des anges s’installent sur d’autres nuages, trop lointains pour servir de zone de combat, regardant un spectacle au moins aussi grisant que le nôtre – et sans doute plus beau ; le soleil continue à se coucher, sa lumière rouge éclaire le ciel qui pâlit, avant de disparaître derrière la colline. La nuit tombe et les grillons commencent à chanter pendant que les oiseaux se calent dans leurs nids. A minuit, les haut-parleurs se mettent à diffuser un morceau de rock. Des percussions claquent ; une basse gronde comme un tonnerre souterrain ; une guitare se met à ronfler, puis une voix de stentor entonne : Parce que le maître nous a envoyé Nous annonçons la fin du monde A nous tous il a commandé La mort de la nuit moribonde Nous clamons le Jugement Dernier Courez, courez pour votre vie ! Il n’aura aucune pitié Pour un ulcère de jalousie La vérité est un chœur Aucun ange ne vous vengera Ni ne sauvera votre cœur Quel que soit le désarroi

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« …Et c’est ce qui arrivera si vous ne mettez pas plus d’ardeur au combat. Le jeu a commencé, n’attendez pas pour vous y mettre ! Il y a déjà une différence entre ceux qui luttent et ceux qui ont de la chance. Pour gagner, il faut les deux. Vous n’êtes plus que huit. Curieusement, tous les morts sont du sexe féminin : Fille n°8 : Liz Cembrero ! Fille n°12 : Morgane Ipfenecker ! Fille n°13 : Jessica Jones ! Fille n°17 : Alison Kasuga ! » Ipfenecker marque une pause. Nous commençons à disserter du fait qu’Ipfenecker n’ait pas plus de sentiments à l’égard de sa propre fille, mais elle reprend aussitôt : « Les zones interdites sont les zones E6 et E5. Passez une bonne nuit. Espérons que demain, vous serez toujours vivants ! ». Je commence à bâiller. Nous nous étendons à même le sol, sur un tapis d’herbe, au milieu de quelques arbres pas loin des maisons. J’aurais aimé qu’on ait de quoi faire un piège avec du fil de nylon et une canette, juste pour prévenir si quelqu’un venait ; tant pis ! Il n’y a qu’à compter sur la chance. Chance dérisoire vu le nombre de morts, 27 en une journée, même Ipfenecker doit être ébahie par les onze morts de ce matin. - Bonne nuit Kim ! - Bonne nuit Benji ! Et c’est tout. J’espère que Benjamin n’a pas l’intention de me tuer dans mon sommeil, c’est pourquoi je dors avec mon Desert Eagle dans la main. L’autre bras me sert de coussin. La fatigue me tombe dessus comme une masse et je m’endors aussitôt. Nouveau cauchemar. La fille d’hier soir a disparu de mes pensées, mais elle est remplacée par quelque chose d’encore pire. Je suis sur une moto, une Harley-Davidson, à rouler sur l’autoroute. Celle-ci se déroule devant moi comme un ruban. Les voitures s’écartent pour me laisser passer, il fait beau, tout va bien, je fredonne un petit air : Born to be wi-i-ild… Une voiture se met à mon niveau et me colle. Je la regarde. C’est une décapotable rouge constituée d’une succession de lignes épurées, aérodynamiques, qui lui donnent l’air de se tenir sans cesse prête à bondir. Les fauteuils sont en cuir blanc. Le soleil se reflète sur les sièges ; il se reflète si fort qu’il m’aveugle, jusqu’à ce que je ne voie qu’un halo blanc partout. Je ne peux plus tourner la tête, mon visage est fixé vers cette voiture rouge. Le halo s’estompe quelque peu. J’entrevois le conducteur ou du moins son profil. C’est Benjamin, avec un chapeau de cow-boy, je ne sais pas pourquoi. Il tourne son regard vers moi. Ses yeux sont striés de veines rouges, ils semblent à la fois fatigués et vigoureux. Il ouvre la bouche, découvrant une rangée de dents taillées en pointe, comme un cannibale. Le halo blanc disparaît à son tour jusqu’à ce que les dents apparaissent en grand. Il y a du sang dessus. C’est là que je me réveille, dégoulinant de sueur et la main sur la bouche pour ne pas crier. J’ai l’impression que mon cœur s’est décroché dans ma poitrine. A deux mètres de moi, Benjamin ronfle. Au-dessus, la lune nous éclaire ; seulement, les feuilles des arbres ne laissent passer que des rais de lumière. Avec les formes des feuilles, on dirait une mosaïque lumineuse qui tapisse le sol entier. Une petite brise souffle, changeant l’ordre de la mosaïque. Je m’assieds pour mieux regarder, quand je m’aperçois d’un détail étrange : quelque chose brille sur le t-shirt de Benji… De quoi s’agit-il ? Je m’approche discrètement. C’est du métal. Mais pas n’importe lequel. Il porte un gilet pare-balles sous son t-shirt ! Fichu traître qui avait un gilet pare-balles depuis le début du jeu et qui ne m’en a rien dit ! Je suis sûr qu’il projetait de me tuer dans mon sommeil. Endormi comme il est, c’est moi qui

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vais l’éliminer. Pourtant, j’hésite. J’ai déjà hésité à tuer une fille dans son sommeil, pourquoi ne le ferais-je pas pour lui ? Il y a deux voix contradictoires en moi, j’ai à la fois envie de m’enfuir et envie de récompenser Benjamin pour son astuce en lui mettant huit grammes de plomb en tête. Afin de tirer cela au clair, je sors une pièce de monnaie et la lance en l’air. Si c’est pile, je m’en vais en laissant Benji à son sort, sinon je le tue maintenant. La pièce retombe sans bruit. Pile. Je prends mon paquetage et m’en vais, laissant pour la première fois quelque chose de vivant derrière moi depuis le début du jeu. Mais est-ce la bonne décision ? Il est quatre heures du matin et j’ai toujours sommeil. Après une demi-heure de marche et trois égratignures, je trouve enfin un coin où dormir. * *

*

« Bip-bip-bip ! Il est-cinq-heures-du-matin ! Levez-vous ! Bip-bip-bip ! » Andrea éteignit son réveil en maugréant. Cinq heures, déjà ? Ce matin, elle avait quelque chose d’important à faire, et Bepina lui avait demandé de se lever tôt. Andrea se demanda pourquoi le ministre de l’EN (Education Nationale) aimait sortir de son lit à une heure pareille. C’était un néolibéral, comme les autres ; depuis un an environ, date de l’élection d’un président ultracapitaliste à la tête de l’Union Européenne, tous les hommes politiques en vue avaient été remplacés par des néolibéraux, réputés pour leur exigence envers tous et toutes. Ayant passé des années à enseigner dans un lycée peu réputé, elle ne pouvait que se réjouir de leur prise de pouvoir. McBride se comptait dans leurs rangs. Andrea prit une douche et s’empara du rapport qu’elle avait tapé toute la soirée de la veille, pour le ministre de l’ENE. Celui-ci voulait la contacter dès son réveil. Comme par magie, le téléphone sonna à l’instant où Andrea s’assit à sa console de commande centrale dans la semi obscurité, une tasse de café à la main. - Allô ? dit-elle d’une voix pâteuse. - Madame Ipfenecker ? - Oui, c’est moi… - Vous allez bien ? - Oui, bien et vous ? - Très bien, très bien. Je vais bientôt faire mon jogging. Vous en faites, vous, du jogging ? C’est excellent pour la santé. Mais il faut se lever très tôt, comme moi ; j’ai beaucoup de chance que mon ministère se trouve à côté de Fontaineblau, comme ça, je peux aller tous les jours courir dans les bois. Il y a beaucoup de jolis coins, et personne ne vous dérange à cette heure, où la nuit dispute à la rosée matinale… Ah ! Je me sens poète quand je vois tout ça. - M. Hanusse, je viens de vous faxer mon rapport, j’espère qu’il est en train de vous parvenir. - Habus, madame ! J’ai changé de nom depuis mon entrée en fonction, ne l’oubliez pas. - Excusez-moi. - Ce n’est pas grave. Par contre, mon fax est en panne, alors vous devrez m’envoyer ce rapport par mail. - Attendez, je vous l’envoie tout de suite… - Inutile. Le rapport attendra la fin du jogging. Si je voulais vous contacter si tôt, c’était pour ne pas avoir de doute sur l’identité du gagnant. N’oubliez pas que si je touche le pactole en pariant dessus, vous gagnerez une prime par rapport à votre salaire ! - Et des stocks-options, ajouta Andrea, vous l’avez signé par contrat !

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- Je sais, je sais. Alors, qui sera l’heureux élu ? Andrea lui raconta tout ce qu’elle avait déjà dit au déjeuner. Habus semblait très intéressé et, contrairement à son habitude, ne lui coupait pas la parole. - Donc, si je comprends bien, le dénommé V****** va gagner le jeu. - Il y a une grande probabilité. - Et le garçon n°11 ? Vu l’heure, il devrait déjà être mort. Vérifiez donc. Andrea vérifia… et s’en trouva estomaquée. Non seulement le garçon n°11 était toujours en vie, mais en plus, le satellite indiquait qu’il se trouvait à plus de deux kilomètres du n°7 ! - Oh non ! - Que se passe-t-il ? - C’est le garçon n°11. Je viens de regarder sur la carte, il s’est séparé de son ami pendant la nuit. - Quoi ? - Et d’après l’historique… Le déplacement aurait eu lieu à 4 h 08 du matin, heure à laquelle le n°7 dormait toujours ! Au moins, il ne l’a pas tué, c’est le principal. - Je commence à me demander si vous savez ce que vous faites ! Tout le monde est d’accord avec vous sur cette prévision, j’espère ? - Bien sûr, mentit Andrea, repensant au caporal Parody qui avait parié sur le n°11. Je vous tiendrai au courant. - Et le n°16, Boris Douze ou quelque chose comme ça, que devient-il ? - Oh, celui-là… Il dort toujours. On dirait qu’il a élu domicile dans la petite chapelle du nord de l’île. Je vais la mettre en zone interdite à midi. * *

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Cinq heures cinquante-huit. La montre de Benjamin sonna. Il étouffa aussitôt sa sonnerie ; à peine réveillé, la stratégie concoctée la veille retournait au premier plan de ses pensées. Tuer Kim juste avant six heures. Benjamin se leva silencieusement, pistolet en main, et s’avança vers l’endroit où son compagnon devait être en train de dormir. Malheureusement pour lui, il n’y avait plus rien, plus de paquetage ni la moindre trace. Kim s’était fait la malle. - Et merde ! * *

*

« Réveillez-vous ! Il est six heures du matin ! » J’ai mal dormi. Avec seulement cinq heures de sommeil cette nuit et moins de six la nuit précédente, il y a de quoi être fatigué. Je n’ai qu’une envie : me rendormir d’un sommeil sans rêve. « Tout d’abord, je suis contente de vous, depuis le début du jeu. Vous m’avez impressionné par la rapidité de votre cadence la première nuit : onze morts en six heures, dix-neuf en douze ! Je vous l’avais dit hier soir, vous n’étiez plus que huit. C’est pareil à présent. Il n’y a eu aucun mort pendant la nuit. Vous êtes toujours huit. D’après le règlement, s’il n’y a aucun mort durant six heures, je dois en exécuter un au hasard ; cependant, vu le mérite de certains qui ont grandement contribué au départ fulgurant du Programme, je vais vous faire une fleur et reporter cette exécution à midi, à moins que vous n’ayez divisé votre nombre par deux d’ici là. Vous avez compris ? Si vous êtes plus de quatre à midi… L’un de vos colliers, tiré au sort, fera boum ! » Ce n’est pas possible ! La règle du jeu est déjà machiavélique, mais là, ça dépasse tout… La

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victoire ne sera plus qu’une question de chance ! Me rappelant que les colliers sont munis de micros, je hurle : - Cette règle est complètement stupide ! Si vous comptez sur la chance, ça va fausser tous vos résultats d’étude ! En plus, l’exécution générale est censée se faire au bout de vingt-quatre heures et pas de huit, enlevez cette règle, s’il vous plaît… « Bon, je vous retrouve à midi. Pas de zone interdite pour cette fois-ci, bénissez-moi ! Bonne chance ! » termine-t-elle en m’ignorant royalement. Aujourd’hui, la météo n’est pas aussi bonne qu’hier. Le soleil levant est masqué par un nuage pourpre, tandis que le reste du ciel est bleu foncé, entre la nuit et le jour. Les autres nuages qui flottent sont gris pâles. J’ignore pourquoi, cela me rappelle une scène à laquelle j’ai souvent assisté en allant au parc : une bande de petits vieux faisant du tai-chi. Leurs mouvements étaient toujours lents et effectués avec grâce, dépourvus de toute agressivité, presque mystiques. Comme un seul homme, ils avançaient un bras, puis levaient un pied, lentement… Tout doucement… Je n’ai jamais fait de tai-chi, mais j’ai constaté qu’il était particulièrement relaxant de regarder ces vieux qui bougeaient d’un mouvement rythmique. Ce matin, la végétation semble délavée, on dirait qu’il va pleuvoir. Le ciel commence déjà à tirer vers le gris foncé. Il faisait si beau hier ! Espérons que ce n’est pas un présage. Après un petit déjeuner constitué d’un sandwich au poulet et de quelques mûres fraîchement cueillies, je me mets en route vers ce qui me semble être le nord. D’après la carte, il y a une petite colline là-bas, entourée de zones interdites. Si j’y vais, peut-être pourrais-je localiser quelqu’un, n’importe qui… D’autant que je viens de me rendre compte d’un détail idiot : après avoir oublié les cartouches du fusil à pompe, j’ai oublié le fusil à pompe lui-même ! Et c’est Benjamin qui l’a ! La colline du nord de l’île n’est pas très loin. Une petite chapelle se dresse dessus. On y voit une grande porte en bois et quelques vitraux surmontés d’un crucifix un peu abîmé. Malheureusement, l’église est entourée d’arbres, ce n’est pas un bon poste d’observation. Autant reprendre la route. A ce moment-là, quelque chose de froid touche mon cou. Le canon d’un pistolet ! - Bouge pas ! Je sursaute en reconnaissant la voix : « Boris ? » - Lâche ton flingue et lève les mains. - Attends, tu ne vas quand même pas me tuer ? - Tu es avec Benji ? dit-il sans répondre à ma question. - Plus maintenant. - Tu l’as tué ? - J’aurais pu, mais non, je ne l’ai pas tué et il n’est pas avec moi. - Tu le jures ? - A quoi ça rime ? Arrête ton cinéma et baisse ce pistolet ! - Jure-le ! - D’accord, je le jure, je ne suis pas avec Benjamin ! Le pistolet quitte mon cou. Boris pousse un soupir de soulagement. Après avoir ramassé mon Deagle, je me retourne. « Pourquoi tu m’as menacé comme ça ? » m’exclamai-je indigné. - Je ne sais plus où j’en suis. - C’est compréhensible… - Attends que je t’explique : au début du jeu, je suis sorti de l’école où Benji m’attendait. Il voulait qu’on te tue dès que tu sortes, parce que tu représentais un danger, je le cite ! Sauf que trois filles armées nous sont tombées dessus et on a dû s’enfuir. J’ai réussi à blesser l’une d’elles et ça a dérapé.

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- Comment ça ? - J’avais reçu un pack de six grenades comme arme ; j’ai raté mon coup en lançant la première, par contre la deuxième a pété à la gueule d’une des filles. Là, Benji a saisi une branche d’arbre et m’a attaqué avec. Il n’a pas réussi à me tuer, mais il s’est enfui avec mes grenades… Alors quand je t’ai vu, j’ai pensé qu’il aurait pu s’allier avec toi pour me tuer. Tout ceci confirme mon intuition première : Benjamin est bien un traître ! Je mets rapidement Boris au courant de nos déboires et du gilet pare-balles. - Et en plus il avait un gilet ? Quel enfoiré ! J’avais super confiance en lui, et non seulement il me pique mes grenades, mais en plus il porte un kevlar [métal utilisé pour la fabrication de gilets pare-balles] et il n’en dit rien à personne ? Si on le retrouve, on l’explose, t’es d’accord ! - Tu m’étonnes ! J’aurais dû le tuer quand je pouvais. Maintenant, on est peut-être dans un fichu pétrin. Nous décidons de faire demi-tour. Je ne pense pas que Benjamin soit resté au même endroit, de toute façon je n’arriverais pas à y retourner, même en le voulant. Boris me montre un chemin différent de celui que j’ai pris pour venir à la pointe nord. C’est un sentier bordé de conifères qui laissent entrevoir la plage ; par terre, des fleurs ont poussé un peu partout, formant une sorte de tapis de pétales qui a germé sur le sable. J’ignorais que des fleurs pouvaient pousser sur du sable, surtout au milieu d’aiguilles de sapin, mais elles sont multicolores. Si le contexte était différent, je me baladerais tranquillement en m’arrêtant un peu partout pour photographier les fleurs (dommage que je n’aie pas pu prendre mon appareil), me rouler dans l’herbe… Quelle ironie d’avoir choisi une aussi belle île pour un jeu aussi sanglant. Nous ne faisons toujours pas de rencontre en chemin, hormis celle d’un bosquet de bambous qui dressent leurs feuilles triangulaires vers le ciel, ainsi que deux cadavres atrocement mutilés au visage et au thorax, baignant dans une flaque de sang. Je me détourne et nous continuons le chemin. Après tout, six kilomètres carrés pour huit personnes, c’est un peu trop… Il n’y a pourtant pas de quoi se réjouir, repousser l’échéance ne sert à rien. Moi, je veux vivre ! A midi, Ipfenecker nous gratifie d’un nouveau laïus : « Bonjour. Il est midi. Oui, il est douze heures et je suis extrêmement déçue, je pense que vous savez pourquoi. Ce matin je vous avais dit que s’il y avait plus de quatre personnes, j’en tirerais un – ou une – au sort et je ferais exploser son collier. Il n’y a toujours pas de mort. Je crois qu’il n’y a pas assez de zones interdites et que vous avez du mal à vous retrouver ; ce n’est cependant pas une excuse… Voyons… Qui va y passer ? » Une sueur froide me coule dans le dos. Je ne peux m’empêcher de marmonner « faites que ce ne soit pas moi ». Il n’y a qu’une chance sur huit, ce n’est que trop suffisant ! Boris se ronge les ongles en regardant nerveusement autour de lui. « Le sort en est jeté. Ce sera… » - Pas moi, pas moi ! Je ne sais plus qui a dit cela, Boris ou moi… « Attention, c’est un garçon… » La pression augmente ! « Le numéro neuf, Mathieu Prin ! » Ouf ! Nous poussons un gros soupir de soulagement. J’ai eu vraiment peur. Dire que cette dingue en costume a le pouvoir de vie et de mort sur nous, et surtout sur moi… Un peu plus tard, alors que nous déjeunons, je tombe des nues en apprenant que Boris n’a tué toujours personne. Il a trouvé son pistolet, un six coups de calibre 44 (!) sur un cadavre avec une boîte de munitions.

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- La chance ! - Ouais, c’est sûr, j’ai eu du pot que le tueur du gars à qui appartenait ce flingue l’aie oublié. M’enfin bon, jusqu’ici, t’as eu plus de chance que moi. - Je pense pas. Quand je ferme les yeux, je peux voir le crâne défoncé de la fille du début, celle dont je t’ai parlé. - Avoir un Deagle, c’est pas mal non plus. - Certes. - Et puis, un truc comme ça, c’est dur… Sauf si tu meurs avant la fin du jeu ! Imagine qu’on tombe sur quelqu’un qui veut nous buter et qu’il nous bute ! - Il nous butera pas si on se défend. Il pourra avoir l’un de nous, mais pas l’autre, à part s’ils sont plusieurs… Vu le nombre de gens qui reste, ils ne sont sans doute pas réunis. - A moins qu’on nous lance une grenade. Le sous-entendu est clair. Benjamin a dû garder les grenades de Boris, peut-être spécialement pour moi ! Le coup du « je-relance-la-grenade-qu’on-m’a-balancé » est totalement bidon, les grenades explosant trop vite pour être relancées une fois dégoupillées. Ce n’est pas pour rien que les militaires s’entraînent à lancer rapidement avant de s’en servir. Tirer dessus au pistolet quand elles sont en l’air, pourquoi pas, mais encore faut-il les avoir vu avant… On a vraiment intérêt à remettre la main sur Benjamin, sans mauvais jeu de mots. A deux heures de l’après-midi, les chemins caillouteux que nous empruntons se déroulent de plus en plus loin sous un soleil de plomb. Nous ne rencontrons toujours personne, Ipfenecker a pourtant interdit quatre zones d’un coup et a menacé de toutes les interdire en ne gardant qu’un carré central pour que nous nous rencontrions tous. Pour l’instant, ce n’est pas le pire : j’ai un curieux pressentiment concernant Boris, sans savoir comment ni pourquoi. Espérons qu’il ne tournera pas comme Benjamin avant la fin du jeu, sinon, je serais obligé de le tuer sans état d’âme. Vous allez dire que je l’ai déjà fait, mais ne confondons pas tout ! Tuer un inconnu et un ami sont deux choses différentes. Même s’il s’agit de deux vies humaines, le jugement que l’on s’en fait, sans forcément le vouloir, influe complètement ! Qui a dit que le conscient n’avait aucun pouvoir sur l’inconscient ? Une heure plus tard je suis en proie à l’inquiétude. D’un moment à l’autre, Boris a cessé de parler et est devenu complètement éteint, ce qui ne lui ressemble pas, en plus de chuchoter tout seul. Le bon sens voudrait que je le tue tout de suite comme j’aurais dû le faire avec Benji… Qui sait ce qui peut arriver ! Le danger est trop grand, il faut agir. - Boris ? - Quoi encore ? dit-il sur un ton maussade. - Ca va ? - J’vois pas pourquoi ça n’irait pas. Dégage ! - Je disais ça comme ça. - Ouais, ben casse-toi ! - Bon, d’accord, je ne dis plus rien, répondis-je dépité. - Ferme-là ! Tu as tué Benjamin, espèce de salaud ! Mon sang ne fait qu’un tour. Je lève le poing et tire. Deux fois. La détonation semble trop grande, comme si sa puissance était trop élevée dans l’air moite de l’été, comme si la douce brise qui nous rafraîchit depuis tout à l’heure ne soufflait plus ; Boris hurle comme un cochon qu’on égorge, je tire de nouveau, le sang gicle, Boris se tait et s’effondre par terre. Ce n’est plus qu’une masse sans vie. Ses yeux révulsés me fixent. A contrecoeur, je me baisse pour les lui fermer. J’ai tué un ami…

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Après un tel choc, je ne bouge plus. Sans réfléchir, je m’assieds sur une souche d’arbre, non sans avoir laissé une bonne distance entre moi et le cadavre de Boris (paix à son âme). Pourquoi a-t-il fallu qu’il devienne fou ? C’était lui ou moi ! De toute façon, dans un Battle Royale, toute alliance finit par devenir caduque à un moment ou à un autre. Malgré tout, je me sens coupable. Coupable de quoi ? La réponse me vient instantanément : meurtres, trahison, faiblesse… La liste est longue. Je dois à tout prix effacer ce sentiment de culpabilité qui m’envahit et me ronge les tripes encore plus vite que le stress, si je ne veux pas mourir ! Dire que le dernier livre que j’ai lu, avant mon enlèvement, parlait d’un procès dans l’Autriche des années 1920… Les bons moments que j’ai passés avec Boris me reviennent en mémoire les uns après les autres, comme des bulles de savon. Un jour, j’avais apporté de fausses lunettes de vue et il les avait mises en cours de littérature, semant le désordre en un clin d’œil, avant de boire un coca caché derrière une feuille ; j’étais plié en deux à force de rigoler. Une autre fois, quelqu’un (je pense que c’était lui) avait lâché un énorme pet qui avait semé au moins autant de désordre que les fausses lunettes. Sans oublier le nombre de discussions sur messagerie instantanée et parties de jeu vidéo que nous avions eu… Je commence presque à regretter mon geste. Je sais que je le devrais. Mais je ne dois pas. Cela peut paraître contradictoire, mais entre ce qu’on devrait faire en suivant sa conscience et ce qu’on doit faire pour survivre dans une guerre – ou un jeu de taré comme celui-ci – il y a un fossé ! « Une mer de sang », diraient les gentils sauveurs de la morale ; venez vous battre sur l’île, et je suis sûr que vous deviendrez pires que moi. Dans le milieu de l’après-midi, tandis que je continue à marcher inlassablement (en essayant d’oublier Boris et toutes les morts que j’ai causées jusqu’ici) d’autres bruits de pas se font entendre. Je cours me cacher derrière un arbre, mais c’est trop tard, une rafale de mitrailleuse éclate depuis un bosquet touffu et m’arrache un cri de douleur. Une balle m’est rentrée dans l’épaule ! En fait, elle n’est pas rentrée, elle a juste frôlé le dessus. Mon omoplate saigne quand même ; je tire dans le bosquet, quelqu’un en sort et me re-tire dessus ; je n’ai pas le temps de voir son visage avant de me carapater de nouveau, par contre j’ai bien vu l’arme, c’est un pistolet mitrailleur. Une telle arme me serait bien utile. Je recharge le Deagle, sors le . 44 de Boris et tire de nouveau vers l’endroit où la personne me semble être. De petits « bips » me parviennent. « Clic ! Clic ! » - Ah-ha ! Galvanisé par le bruit d’un pistolet mitrailleur à court de munitions, je me précipite vers l’endroit en question, rechargeant mes pistolets à toute allure. Le mystérieux assaillant me tombe nez à nez. C’est une fille ; brune aux yeux marrons, elle a un air d’autorité qui en impose, une veste de cuir, un pantalon qui lui arrive à mi-cuisses et des bottines blanches sans talons. Je tire sans réfléchir, un peu tard ; la fille se laisse tomber par terre et lance un double coup de pied qui me frappe les mains et fait jaillir les pistolets. Nous sommes tous les deux sans armes. Par réflexe, je me jette sur elle et lui met un coup de tête, elle s’agrippe à moi, nous roulons par terre. D’un coup, l’attaquante lève une main et me frappe à la figure avant que j’aie pu faire quoi que ce soit. Profitant de son avantage, elle me lance un nouveau coup de pied, sous la ceinture cette fois-ci, qui me fait immédiatement lâcher prise. Ca fait encore plus mal que le tir de pistolet ! La fille tourne la tête vers son pistolet-mitrailleur qui traîne sur une roche couverte de mousse et se relève d’un bond. Elle m’a sous-estimé. Toujours par terre, je lance ma main qui agrippe une de ses chevilles. Mon poignet en pâtit, mais la fille tombe sans bruit. De l’autre main, je sors la machette qui est toujours dans ma ceinture et l’enfonce d’un coup dans la hanche de l’attaquante. Un flot de sang en sort, m’éclabousse le visage, la fille hurle et me repousse avec une énergie surprenante, m’envoyant valser contre un arbre ; elle se relève de nouveau et tire brutalement sur la

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machette. Celle-ci part en emportant deux fois plus de sang qu’il n’y en a déjà. Le regard de mon assaillante devient vitreux, en un instant, toute lueur de vie s’éteint. Elle retombe dans une flaque de sang. Ce n’est que là que je me rends compte que j’ai mal partout avec les coups qu’elle m’a donné ! Du synthol, vite ! Il faudra faire sans. En fouillant dans le paquetage de cette fille, je trouve trois chargeurs de mitrailleuse et un Colt plutôt modeste. Le pistolet-mitrailleur avec lequel elle m’a blessé à l’épaule (qui saigne toujours) est un modèle « mythique », si j’ose dire, il s’agit d’un Ingram M11 Cobra, comprenez un Uzi, sorte de mini-mitrailleuse qui ne se tient que dans une main, sans perdre beaucoup en précision. Une excellente arme ! En fouillant plus avant le cadavre de la fille, je trouve la source des « bips » ; un petit boîtier GPS qui semble détecter les colliers. Dessus, un écran indique la topographie du terrain, me laisse zoomer et dézoomer à ma guise, signalant les colliers par un point rouge clignotant. Une étiquette collée dessus affirme que les colliers ne sont détectés que dans un rayon de quinze mètres. Peu importe, c’est déjà un avantage énorme qui me permettra de surprendre mes adversaires – comme la fille m’a surpris en arrivant derrière moi. Dommage que les maisons soient toutes en zone interdite, j’irais bien chercher du désinfectant, ma blessure à l’épaule m’inquiète. Elle saigne toujours et je dois déchirer le bustier de la fille pour m’en faire un garrot, somme toute assez peu utile. * *

*

Parody rigolait doucement. Derrière lui, deux soldats pleuraient, tout en restant au garde-àvous ; ils venaient de perdre deux mois de solde dans un pari désastreux. Quand Bepina passa en coup de vent dans la salle de contrôle, ils le fusillèrent du regard. Pour sa part, le radiotélégraphiste jubilait devant sa console. - Eh bien ! Ne vous l’avais-je pas dit ? La fille numéro deux n’était pas si forte que ça ! J’enétais-sûr-euh, j’en-étais-sûr, chantonna-t-il. - Ce n’est pas drôle. - Je trouve ça plutôt marrant de voir des imbéciles qui écoutent aveuglément la parole d’un soi-disant expert et qui se font moucher comme des débutants, claironna Parody. Bepina, énervé par l’inexactitude de ses prévisions, aboya : - Vous remettez en cause ma qualité d’expert ? - Excusez-moi, monsieur, c’est parti tout seul, bégaya le caporal. - Je vous ferais virer pour votre insolence ! - Non, s’il vous plaît, je suis vraiment, vraiment désolé ! - J’espère. En tout cas, vous n’avez pas à vous moquer de vos collègues de cette façon. N’oubliez pas que vous aussi avez parié deux mois de solde. - Oui, sur Kim Kael… Le garçon numéro onze. - Quand ce petit crétin se fera tuer, vous pleurerez comme le font les deux imbéciles derrière, dit Bepina en se retournant. Bande de branleurs, vous n’avez pas honte de chialer comme des gosses ? - Chef, c’est pas juste, on a perdu deux mois de solde à cause de ce pari idiot, chef, sanglota l’un des soldats en s’essuyant la joue. Bepina lui lança une grande gifle sans avertissement. - Je ne vous ai pas dit d’abandonner le garde-à-vous ! Me ferez huit jours d’arrêt ! - Mais… - Dix jours pour vous apprendre à répondre ! - Chef, oui chef ! - Vous n’avez pas bientôt fini de brailler, là-bas ? s’exclama Andrea. On vous entend hurler à

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l’autre bout de la salle ! - Oui, renchérit prudemment Max, il est difficile de se concentrer dans ce vacarme. Bepina s’excusa en maugréant et fit sortir les soldats. Pianotant sur son clavier, Parody continuait à rire sous cape, la liste des armes de chaque joueur indiquait que le garçon numéro onze possédait maintenant un Uzi « Ingram Mac 10 Cobra » et un détecteur de colliers. Mon Dieu, faites qu’il gagne, songea le caporal. * *

*

- C’est horrible, tous ces morts, je ne peux pas y croire. - Moi non plus. Il y a deux jours encore, on était tous ensemble, à chanter des chansons stupides dans le car ; et maintenant… Tout le monde s’entretue comme si c’était normal ! - A ton avis, qui participe au jeu ? Peu de gens complètement désaxés suffisent à faire marcher l’industrie de la mort. - Déjà, il y a Diane, on l’a vue tuer Liz tout à l’heure. C’était tellement atroce ! Tu te rappelles ? On voulait qu’elle vienne avec nous, elle avait un visage si angélique, je l’ai toujours enviée… Et Diane qui arrive derrière elle avec un gros flingue et qui lui tire dessus sans état d’âme ! Moi, je ne lui ai jamais fait confiance à celle-là. - Tu parles, avec son air hautain, elle n’a jamais pu se faire une seule copine. Elles s’arrêtèrent. Toutes deux virent quelqu’un arriver. - Arrêtez de vous plaindre, il y a mieux à faire avant de mourir. * *

*

Je n’ai pas fait d’autres rencontres pendant l’après-midi. A six heures, une nouvelle musique retentit : c’est une guitare électrique qui ronfle, mais plus puissante que celle du précédent morceau. Un instrument à la sonorité métallique l’accompagne. Des percussions retentissent avec une basse, tandis que la batterie semble s’affoler, soutenant une voix au timbre puissant : Personne n’est venu au soleil levant Décidant l’avenir d’un œil qui ment Tu pourras être fier combattant D’avoir perturbé un cours aussi chiant ! Et si vraiment il portera Ce qui n’est que de la lèche Que sera-t-il d’une antisèche D’un petit marker ou d’un cerclé A ? Gardien – Gardien – Gardien – Gardien De l’oooordre de demain Le second « gardien » est chanté par un autre homme, à la voix plus douce, le troisième par une femme, le dernier par une voix très grave. Dans ses mains – ses mains – ses mains – ses mains De faaaaiiiiire confiance à son destin

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Pareil pour « ses mains ». Je m’étonne tout de même qu’Ipfenecker diffuse un morceau antiscolaire. Pas besoin d’être nombreux Ton idéal te portera A être toujours plus ambitieux Tes ennemis – tu briseras ! Le courage te poussera A répandre l’amour de soi En terme profilés tu combats Pas d’élite sans que tu n’y sois ! Tiens, je commence à comprendre le rapport entre ce qui semble être le refrain et le reste de la chanson ; prônerait-elle le compétitisme ? Si c’est le cas, je comprends qu’Ipfenecker l’ai choisi. Gardien – Gardien – Gardien – Gardien De l’oooordre de demain Dans ses mains – ses mains – ses mains – ses mains De faaaaiiiiire confiance à son destin L’instrument métallique prend le relais et joue une sorte de mélodie endiablée, qui ne correspond pas exactement au rythme de la chanson. Le chanteur reprend : Gardien – Gardien – Gardien – Gardien De l’oooordre de demain Dans ses mains – ses mains – ses mains – ses mains De faaaaiiiiire confiance à son destin Gardien – Gardien – Gardien – Gardien De l’oooordre de demain Dans ses mains – ses mains – ses mains – ses mains De faaaaiiiiire confiance à son destin Gardien ! La guitare s’éteint sans douceur. « C’est un morceau du groupe de rock Raïmeï, dont le nom signifie « orage » en japonais. Je l’ai mis parce que je sais que les gagnants aiment le rock, quand j’étais jeune, j’étais fan d’Elvis Presley. Mais ce n’est pas le sujet, » crachotent les haut-parleurs. « Voici la liste des morts : Fille n°2 : Diane Zodiac ! Fille n°3 : Julie Boilau ! Fille n°9 : Christine Obama ! Garçon n°16 : Boris Zedoo ! » Je ne peux réprimer un sanglot. Un peu de bile remonte au fond de ma bouche, elle est amère et me râpe le palais. « C’est mieux, c’est mieux ! Voici maintenant une autre liste, que vous connaissez sans doute si vous avez réfléchi quelques secondes : celle des survivants. Préparez-vous à entendre vos

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noms. Garçon n°2 : Marc Dordet ! Garçon n°7 : Benjamin V****** ! Garçon n°11 : Kim Kaelnut ! » Le fait d’entendre mon nom dans une liste de survivants me rassure ; même si cela ne m’apporte rien que je ne savais déjà, ça me donne le sentiment d’exister, allez savoir pourquoi. « Fille n°16 : Elizabeth Colbert ! Garçon n°17 : David Colbert ! Fille n°18 : Manon de Launay ! Comme les deux nouveaux ont pu le deviner, il y a ici des relations de familles, et elles sont réunies. Oups ! Je ne devais pas le dire ! Tant pis. Je suis fière de vous, mes enfants. » Quelle hypocrisie… « Sinon, concernant les zones interdites, je vais y mettre les trois quarts de l’île afin d’organiser vos retrouvailles. A partir de huit heures du soir seront interdites toutes les zones de l’île sauf celles du centre: E5, E6, F6, F7. On se retrouve à minuit, tâchez de survivre d’ici là ! » Voilà une belle situation… à double tranchant. Comme nous sommes en été, la nuit devrait tomber vers dix heures, ce qui me laisse du temps pour attaquer les autres (surtout avec le détecteur de colliers qui m’indique tout)… Mais je peux aussi être attaqué dans ce laps de temps. Pendant toute la soirée, je me déplace en gardant les yeux rivés sur l’écran du détecteur, même en mangeant mon sandwich. A propos de sandwich, il ne m’en reste que deux ! Celui que je mange ce soir est au beurre, rien de plus, rien de moins. C’est toujours mieux que rien tout court. Je ne résiste pas à la tentation de manger aussi mon avant-dernier sandwich, qui se révèle être largement meilleur. Quels qu’ils soient, les chemins de la forêt semblent converger vers un point unique : le centre de l’île. Je ne peux m’empêcher de marcher à grandes enjambées, regardant fiévreusement les environs. Pourtant la forêt reste immobile et commence même à s’assombrir à cause du soleil qui décline. Demain soir, tout sera fini, me dis-je en frissonnant. Les frondaisons qui cernent le chemin semblent faire écho à ma pensée, tremblant doucement sous la brise de plus en plus forte. Je commence à perdre la notion du temps quand le détecteur se met à biper. L’écran indique deux points : un rouge (moi) et un vert. De quoi peut-il s’agir ? Je me dirige vers le point vert : c’est une petite borne noire à bout rond qui se tient là, entre un ruisseau et un sentier jonché de deux cadavres ensanglantés. La borne ressemble à une lampe infrarouge, je dois être dans le carré formé par les zones centrales. * *

*

Marc, lui, était dans les affres de la tristesse. Debout sur le pic de la colline, il faisait face à une falaise séparant sa zone du reste de l’île. Celle-ci s’étendait entièrement à sa vue : une forêt dense, seulement traversée par quelques chemins, quelques morts à peine visibles, un village faisant face à la plage et, tout autour, la mer qui lançait inlassablement ses vagues. Marc se tenait ainsi, à humer l’air et sentir le vent qui soufflait partout, chassant les miasmes morbides de tous ceux qu’il avait tué. Il lui semblait être dans un rayon de lumière céleste venu tout droit du soleil déclinant. La lumière devenait orange, et quand le ciel rougit et projeta les ombres du couchant, le cœur de Marc se serra. Pascal… Je te vengerais ! Il ne pouvait s’empêcher de pleurer en y pensant, laissant les

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larmes couler sur ses joues et partir avec le vent. Depuis la veille, le gel qui maintenait ses cheveux en place était parti, et ceux-ci flottaient dans le vent à l’image de la bande à croix gammée qu’il aimait tant. Car Marc était néo-nazi. Ayant vu sa mère se faire prendre à quatre pattes par un individu au long nez, directeur de banque de son état, et se rendant tous les samedis à la synagogue, Marc haïssait les juifs et les riches en général. Au départ, il s’était inscrit aux Jeunesses Communistes, mais ils avaient fini par se lasser de son antisémitisme et l’avaient renvoyé. Plus tard, il avait rencontré Pascal. Celui-ci l’avait tout de suite fasciné par son franc-parler, son goût de la bagarre et son crâne qui luisait comme les chaussures de militaire qu’il cirait avec amour. Comme il le disait : « sur la baston et les dettes de fric, on me la fait pas ! ». Pascal était assez lent à la réflexion mais possédait un don inné à taper dans les points d’énergie de ses ennemis, bien qu’il n’eût aucune connaissance de l’anatomie du corps humain. Ainsi, il avait un jour battu Ben Moussa, le chef d’une bande de racketteurs craints et respectés, en deux coups ; d’abord il lui avait mis un crochet du gauche, pour qu’il lève la tête un court instant ; ensuite il frappa de toutes ses forces dans la pomme d’Adam. Ben Moussa s’était mis à tousser et s’étouffa en essayant désespérément de remettre sa pomme d’Adam en place. Les surveillants finirent par appeler les pompiers. Marc, s’étant déjà fait racketter, demanda à Pascal de lui apprendre à se battre. En échange il lui permit de doubler sa moyenne générale en passant de trois à six sur vingt. Les deux amis devinrent inséparables. Et aujourd’hui, Ipfenecker avait tout jeté aux orties en un tournemain ! Marc la croyait membre de la franc-maçonnerie, mais jamais il n’aurait imaginé ce qui se passerait. Sa tactique était simple : ayant reçu une mitrailleuse semi-légère de modèle MP5 avec une dizaine de chargeurs, il voulait tuer tout le monde pour gagner le jeu, et ainsi rencontrer Ipfenecker pour l’éliminer à son tour. Il savait que les soldats l’abattraient aussitôt. Mais il s’en fichait. Tout ce qui lui importait était de donner la victoire à sa nation pour tuer tous ses ennemis, les juifs et ceux qui lui inspiraient tant de dégoût. Il semblait à Marc qu’en restant ici, dans cette flaque de lumière, le Führer l’observait depuis les cieux et le prenait sous son aile protectrice. Il n’en était rien. Derrière lui, Benjamin arrivait silencieusement. Bien qu’ayant abandonné le fusil à pompe, Benjamin avait gardé son Beretta, avec lequel il suivait Marc depuis un bon quart d’heure. Il l’avait vu se tenir comme une figure de proue en haut de la falaise et, ayant distingué un MP5 dans sa main, s’était avancé aussi silencieusement qu’un boa constrictor qui étouffe lentement sa cible. Marc se retourna. Trop tard, hélas. Benjamin avait déjà eu le temps de viser la tête et tira à ce moment-là. Marc s’effondra avec un bruit sourd. Benjamin s’approcha pour se saisir de l’arme, et Marc, rassemblant ses dernières forces, fit feu. Cinq balles trouèrent le t-shirt de Benjamin… Sans transpercer le gilet qui était en dessous ; Benjamin tira de nouveau, Marc reçut une nouvelle balle dans la tête et mourut pour de bon. Un sourire narquois naquit sur le visage de Benjamin. Il pouvait enfin faire payer sa lâcheté à Kim, qui avait chamboulé ses prévisions. * *

*

Ce fichu carré ressemble à une succursale de l’enfer. Moi qui croyais avoir vu tous les morts de l’île, je me trompais : il y a au moins douze morts dans cette section-ci. Combien sommesnous à avoir survécu ? Un peu plus tôt, il m’a semblé entendre deux coups de feu claquer dans

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le lointain. Le détecteur de colliers n’a toujours rien indiqué, je ne pourrais compter que sur lui dans l’affrontement qui va suivre : la lumière décline, la forêt s’obscurcit, les feuillages prennent des formes et couleurs étranges… Il n’y a que le « bip » régulier du détecteur qui me sécurise. Il a doublé trois fois en une heure, mais chaque fois pour indiquer un point vert, qui se révélait être une borne infrarouge. Je suppose que ces bornes sont là pour qu’Ipfenecker puisse nous voir même si les arbres cachent le sol aux satellites ; néanmoins, il est hors de question de les démolir à coups de fusil, car les munitions sont précieuses et la discrétion encore plus. A huit heures, rien ne change. Pas de signal, pas de sonnerie, juste les ombres qui continuent de s’allonger démesurément. Le chant des grillons recommence à se faire entendre ; d’abord faibles, les stridulations des petits insectes montent en volume, jusqu’à ce que le ciel prenne une teinte bleu foncé et ma peau la chair de poule. Je me sens désespérément seul. Seul dans le noir, à sursauter au moindre bruit… Le détecteur ne me cause plus aucun réconfort, sa lumière m’aveugle au milieu des ténèbres, et ses « bip » me semblent exagérément bruyants. J’aimerais dormir, mais je n’y parviens pas. Les ombres semblent prendre la forme de ceux que j’ai tué ; il me semble entendre Boris qui m’appelle d’une voix d’outre-tombe, que la fille au crâne éclaté est revenue pour m’emmener avec elle dans un voyage sans retour… La seule chose régulière, dans cet univers qui fluctue et m’échappe complètement, c’est la crosse de mon pistolet sur la paume, son poids dans ma main. Je me remets à écouter les grillons, mon estomac remue tout d’un coup et je vomis dans les ténèbres. Etrangement, je me sens libéré d’un poids. La fille et Boris sont repartis dans l’au-delà. Les grillons continuent à striduler et je m’endors aussitôt. Une voix de femme me réveille brusquement. L’obscurité a disparu, tout est visible avec clarté, jusqu’aux nœuds dans l’écorce des arbres et les petites rigoles des feuilles toutes humides. Je me rends compte que la femme qui m’a réveillé n’est autre qu’Edith Piaf qui chante la marseillaise dans les haut-parleurs. On dirait qu’elle crachote. Même si j’ai dû dormir huit heures, j’ai l’impression de ne m’être assoupi que deux ou trois heures. Aux aaaaaaaaaarmes, citoyens ! Formeeeeeeez vos bataillons ! Marchons, marchons Qu’un sang impur Abrrrrrreuuuuve nos sillons ! Mes yeux clignent tous seuls, j’ai envie de me rendormir. Il ne faut pas ; si je cède à la fatigue, je ne pourrais pas débusquer les endormis à l’aide du détecteur, et je serais désavantagé. La victoire des plus grands a reposé sur l’effet de surprise et sur la confusion provoquée chez l’ennemi, il ne sera pas dit que j’ai manqué de tactique. C’est là-dessus que je me base dans les jeux vidéo violents en multijoueur… Alors ici ! Tremblez, tyrans et vous perfi-des L'opprobre de tous les parrrrtis, Tremblez ! Vos projets parrrrrricides Vont enfin recevoir leurs prrrrrix ! Tout est soldat pour vous combattre, S'ils tombent, nos jeunes héros,

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La terre en produit de nouveaux, Contre vous tout prêts à se baaaaattre ! « Réveillez-vous ! Il est six heures, nous sommes le troisième jour, ce soir tout sera fini ! Ceux qui m’entendent peuvent s’estimer heureux d’avoir survécu jusqu’ici. Vous êtes maintenant de grands guerriers, marqués par le courage et l’action. Cette nuit vous arriviez, l’obscurité vous cachait les uns aux autres ; maintenant, le jour révèle chacun d’entre vous à ses camarades, et vous allez vous battre, comme le chantait à l’instant cette chère Edith. Il n’y a eu qu’un seul mort : le garçon numéro deux, Marc Dordet. Certains d’entre nous le croyaient en bonne voie pour gagner… Et il y était : mais voilà, le courage ne fait pas tout, car sans la sagesse le courage n’est que folie. Il vous faudra utiliser les deux si vous voulez être le dernier survivant. Voici votre liste : Garçon n°7 : Benjamin V****** ! Garçon n°11 : Kim Kaelnut ! » Si ça continue, je vais rencontrer Benjamin ! Espérons que le détecteur me tirera de ses griffes… « Fille n°16 : Elizabeth Colbert ! Garçon n°17 : David Colbert ! Fille n°18 : Manon de Launay ! » … Et de celles des autres. Il y a de la famille dans le lot, les chances sont grandes pour qu’ils soient réunis. Je n’ai pas intérêt à tomber sur eux ! « Bon courage pour la suite ! Battez-vous bien ! » Encouragement somme toute sympathique. Peut-être serais-je mort dans une heure, alors autant être ironique, puisque statistiquement je n’ai qu’une chance sur cinq d’être le gagnant ! Je sais bien que d’autres facteurs jouent, mais tout de même. Aujourd’hui le ciel est moins beau que la veille ; le bleu pur est devenu pâle, tirant sur le gris. A force d’errer sur les sentiers, je pers de nouveau la notion du temps. Les minutes s’égrènent à ma montre sans que je puisse y faire quoi que ce soit. Le détecteur ne donne rien, sinon les limites de zones révélées par les petites bornes noires (la plupart sont très bien cachées). Jusqu’au moment où, enfin, un nouveau point rouge clignote sur l’écran du GPS. Avec une joie sauvage je me rue vers le point, marchant sur la pointe des pieds et me faufilant d’arbre en arbre pour m’approcher sans être vu. Enfin je tourne la tête. C’est une fille assez grande aux cheveux coupés courts. Elle ne m’a pas vu et continue à marcher. Je lève le bras et, tout excité, appuie sur la gâchette de l’uzi. Les douilles jaillissent du dessus de l’appareil. Des cris sortent de la fille mais ils sont couverts par le bruit du canon qui crache tout le contenu du chargeur, sa tête se couvre de points rouges pendant sa chute. Allongée par terre, les yeux vitreux, elle ne bouge plus. Je crois qu’elle est morte sur le coup. Sa seule arme : un tonfa, sorte de matraque pourvue d’un petit manche permettant certains mouvements d’attaque. Ce n’est pas le genre d’arme dont je me sers, et je suis déjà largement pourvu dans ce domaine, autant la laisser là. Une heure passera avant que je déchante en me rendant compte que j’ai encore tué quelqu’un. Les visages des inconnus reviennent, ils sont tous morts – par ma faute ! Comment ai-je pu être à ce point pris par le jeu ? Il faut que je me calme, sinon je ne parviendrais jamais à faire face à Benjamin ou au duo familial ! Si je m’en sors… Non, on verra plus tard. En pensant maintenant à ce que je ferais après, tout ce que je gagnerais, ce sont quelques grammes de plomb dans le crâne, sinon plus. Et pourtant… Ma réaction a beau prouver que malgré les meurtres il me reste un semblant

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d’humanité, je ne peux pas le laisser me parasiter l’esprit. Les sentiments se bousculent, il faut les réprimer, vite ! * *

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Benjamin, lui, n’en avait aucun. David et Elizabeth gémissaient à ses pieds. Tous deux venaient de recevoir une giclée de balles 9mm dans le thorax et les bras, où la peau commençait à se détacher par endroits, à force d’être transpercée un peu partout. Elizabeth, une brune au corps fin taillé à la hache, se retourna difficilement en essayant d’atteindre son revolver. Benjamin ne l’acheva pas ; il se contenta de lui décocher un coup de pied qui la fit rouler sur la pente avec son frère. Là où ils roulaient en criant se formaient de longues traînées rouges. On y apercevait des morceaux blancs-jaunes tous durs qui semblaient être des bouts d’os. Benjamin pensa à leur envoyer une grenade pour être sûr qu’ils soient bien morts, mais se rappela au dernier moment dans quelle situation il devrait en faire usage, et surtout contre qui. * *

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« Bonjour, il est midi ! » Le ton d’Ipfenecker est emprunt de bonhomie, pour la première fois depuis le début du jeu (et accessoirement depuis que je suis passé par sa classe). « La situation est géniale. Planante, même. Voici les morts, vous comprendrez pourquoi : Fille n°16 : Elizabeth Colbert ! Garçon n°17 : David Colbert ! Fille n°18 : Manon de Launay ! » Mais alors… Il n’y a plus que… Benjamin et moi ! Rien que d’y penser me terrifie. « Hé oui ! Vous n’êtes plus que tous les deux, entre amis. Benjamin V******, numéro sept, et Kim Kaelnut, numéro onze ! Je sens que ça va être mortel, comme vous dites. Ou plutôt que c’est énorme, pour reprendre l’expression de Boris Zedoo ! Oh, pardon, il est mort. Allezy, battez-vous, vous avez chacun de bonnes armes et les chances de l’emporter. Même si je pense que l’un de vous a plus de jugeote et de maturité. Je retrouve le gagnant juste après ! Au niveau des zones interdites, elles le seront toutes, sauf la zone F6 qui servira de tombeau à l’un d’entre vous. Sachez que le ministre de l’éducation et le Président d’Europe lui-même vous regardent, c’est vraiment un spectacle à ne pas manquer, soyez de bons acteurs. Bonne chance à celui sur lequel j’ai parié ! » Je me demande sur qui elle a pu parier. Ce n’est pas mon souci. En attendant, je suis au pied du mur ; le moment est venu de me battre ou de mourir. Jusqu’à présent, je pouvais me cacher et laisser les autres s’entretuer, mais là… C’est une chose que je ne peux plus me permettre. Dans le ciel, les stratus sont poussés par le vent et semblent danser latéralement. La brise d’hier s’est intensifiée jusqu’à faire valser les branches des arbres dans un mugissement continu. Oui, c’est un bon jour pour mourir. Mais c’est un meilleur jour pour vivre ! Ipfenecker n’ayant pas dit à quelle heure les trois zones seraient interdites, autant y aller maintenant, sans décroître ma vigilance ; Benji doit faire la même chose que moi. Je ne peux m’empêcher de sourire en voyant que dans une situation comme celle-ci, où un ami de deux ans est devenu mon pire ennemi et de surcroît un traître en quarante-huit heures, je continue à l’appeler par son surnom sans m’en rendre compte. L’espoir sera toujours plus tenace que la

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destruction. Quand j’entre dans la zone F6, indiquée au centimètre près par le détecteur de collier, mes sens se hérissent complètement. Le moindre craquement me fait sursauter, et au plus petit bruit – même un écho de mes propres pas – mes yeux se posent d’eux-mêmes sur l’écran du détecteur. Le sentier se raccourcit ; à quelques mètres il se termine brutalement par un tombant d’au moins vingt mètres, couvert de rochers verticaux, dont le bas est léché par les vagues marines. Des mouettes se mettent à crier dans le lointain. Un pic rocheux se tient près de là. « Kim ! » Je me retourne d’un bond, Uzi au poing, détecteur dans l’autre. Benjamin vient de m’appeler au haut-parleur, c’est sa voix, je le sais ! « Kim ! Où es-tu ? » Qu’est-ce qui lui prend de m’appeler ainsi ? Il voudrait m’obliger à me déplacer qu’il ne ferait pas autrement. Pourtant, la tactique est grossière, cela ne lui ressemble pas. « Viens ! » Je m’approche précautionneusement, regardant partout autour de moi. La densité de la végétation m’empêche de voir quoi que ce soit. « Je sais ce que tu penses. Tu penses que je t’appelle uniquement pour t’attirer dans un guetapens et te tirer comme un chien. » Effectivement. Il s’est rendu compte que j’avais plus d’un demi-cerveau dans le crâne, ce qui, vu les circonstances, n’a rien de réjouissant. « Mais c’est faux ! Je ne veux pas que tu meures ! Boris est mort, tu le sais ; c’est déjà trop ! J’ai passé une heure à pleurer – oui, je l’avoue – en pensant à tout ce qu’on avait fait ensemble. Ca faisait six ans, putain, six ans qu’on se connaissait ! Et il a fallu qu’un enfoiré le tue ! Pour nous, ça n’arrivera pas. Parce que j’ai trouvé un fer à souder dans un vieux poteau électrique et une batterie de voiture, et avec ça, j’ai enlevé mon collier ! On va pouvoir s’échapper ! Viens ! » J’aimerais que ce soit vrai. Mais je ne lui fais pas confiance, après ce que m’a dit Boris, le vol de grenades et sa volonté de nous diviser. Benjamin ne sait pas que j’ai un détecteur ; même s’il se cache, je le trouverais et je l’éliminerais. Je me rapproche de lui en me cachant derrière chaque arbre. Le détecteur reste muet… Non ! Le haut-parleur est posé au sommet d’un promontoire avec un objet noir derrière. Un dictaphone ! Cet enfoiré m’a tendu un piège, et comme le détecteur n’a qu’une portée de quinze mètres, s’il m’aligne à longue distance, je suis fichu ! Un mouvement attire mon attention dans un buisson. C’est une boule qui vole vers moi, elle semble lancée, sans doute une grenade. Je vise hâtivement et tire ; la grenade explose en vol dans un bruit qui fait trembler l’air. Mon détecteur s’affole subitement. Il y a un cercle qui se rapproche à ma gauche ! Je saute hors de l’arbre et tire. Benjamin se tient baissé juste derrière, il se carapate quand j’arrive ; je ne l’ai pas manqué, mais mes tirs sont stoppés par le gilet qui émet des claquements métalliques. - Salaud ! Tu voulais me piéger ! hurlai-je en rechargeant frénétiquement… - Va te faire foutre ! C’est toi qui as tué Boris ! Tu crèveras en enfer ! Je me fige. Comment sait-il ? Sa phrase n’est probablement qu’une diversion, car il réapparaît tenant un MP5 et fait feu. Nous tirons tous les deux. Une aiguille de plomb me rentre dans l’épaule. Il m’a touché. La douleur est atroce, je m’effondre en lâchant l’uzi. Tout mon corps se vide, comme si n’importe quoi pouvait le traverser, ma vie s’en va par mon épaule gauche… Triomphant, Benjamin sort de son buisson. Il n’a plus rien à craindre. Il dit simplement : - J’ai gagné. Je voudrais répondre, mais il me semble que la parole est partie aussi, mes cordes vocales sont

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paralysées. Peu importe. Non, peu n’importe pas. Si je dois mourir autant entraîner mon meurtrier avec moi. Avec les dernières forces qu’il me reste, je plonge le bras dans ma ceinture et en tire le Deagle ; ce pistolet est le plus puissant de la Terre, utilisé à bout portant, il peut transpercer n’importe quel gilet pare-balles. - Quoi, tu veux encore te rebeller ? Crève ! lance Benjamin en pressant sa gâchette. « Clic ! » - Merde ! Il n’a plus de balles. Moi, oui, mon Desert Eagle est aussi chargé que moi. Je tire chaque coup en visant le mieux possible. Le premier le jette par terre comme un ouragan ; le second le fait hurler, le troisième part dans son entrejambe. Cette fois, il beugle plus fort qu’un cochon en train de se faire égorger. Mon chargeur se vide dans son entrejambe. En éructant je lui réponds : - Alors, tu voulais me buter comme ça, crevure ? -… Il me regarde avec des yeux mourants. - C’est toi qui iras en enfer. Boris est devenu fou à cause du jeu, il n’a pas supporté la pression ; toi, tu es passé dans la folie rationnelle. Voilà toute la différence. Je ne peux pas en dire plus : la douleur me tenaille comme elle ne l’a jamais fait, tout s’éloigne subitement, la voix d’Ipfenecker semble retentir à l’autre bout de la terre, des voiles noirs se mettent à danser devant mon regard, et je tombe dans un abîme de néant. * *

*

Au bout d’un temps infini, les ténèbres commencent à s’effilocher. Les bruits que j’entends retraversent le monde et deviennent presque audibles. Tout reste noir, mais un bruit se répète : « bip… bip… bip… ». Les souvenirs reviennent tous d’un coup : le détecteur, le piège, Benjamin et la fusillade finale ! Mon cœur se décroche dans ma poitrine, et les bips s’accélèrent subitement. Une voix de femme se fait entendre, ce n’est pas celle d’Ipfenecker, celle-ci est plus douce. A vue de nez, je suis allongé dans un lit, et le « bip » doit provenir d’un électrocardiogramme. J’ouvre les yeux. La lumière m’aveugle, je cligne des paupières en essayant de les garder ouvertes. - Hé ! Venez, il est réveillé ! C’est la femme à la voix douce qui a parlé. Je la regarde, ma vision est étonnamment nette ; une petite infirmière, avec une crinière de cheveux bruns, un visage ovale et un calot à croix rouge qui me regarde d’un air anxieux. Des pas se rapprochent. Je voudrais m’asseoir, mais l’infirmière se rapproche et me pose une main sur la poitrine en chuchotant « ne bouge pas. Tu as besoin de repos. » La pièce est plutôt étroite. Il y a une fenêtre de chaque côté, dont l’une montre un ciel orangé avec le soleil qui se couche, entraînant à sa suite une cohorte de nuages rouges. Un spectacle dont on ne se lasse jamais. Près de mon lit, une tablette est encombrée de médicaments ; de l’autre côté de la pièce trône une perfusion directement reliée à mon bras ; une petite porte s’ouvre à la volée, un gros homme à moitié chauve vêtu d’une blouse en sort, talonné par Ipfenecker. L’homme doit être un médecin, car il glisse à l’infirmière : - Comment va ce jeune gaillard ? - Mieux que tout à l’heure. La pression artérielle s’est rétablie en même temps que le cardiogramme, bien que le cœur s’affole par moments.

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- Ses jours ne sont plus en danger, dit l’homme d’une voix grave, avant de se tourner vers moi : alors, comment te sens-tu ? - J’ai la bouche pâteuse, un gong qui résonne dans le crâne, les poignets mangés par des perfusions et je ne sens plus le reste de mon corps. A part ça, tout va bien. - Ah, ces jeunes, jamais contents. Tu es vivant ! s’exclame-t-il en ouvrant les bras. Il y a six heures à peine, une rafale de mitraillette t’a touché l’épaule, tout le monde croyait que tu allais mourir, pour de bon cette fois-ci, et pourtant tu as survécu. Il a fallu bien plus qu’une perfusion et de l’anesthésiant pour te ramener. Derrière lui, Ipfenecker fait la moue. Un gars glisse sa tête dans l’embrasure de la porte en disant « je peux entrer ? ». - Non, aboie Ipfenecker sans le regarder. Vous rentrerez plus tard. Le gars ronchonne et s’en va, non sans me jeter un grand sourire. Ca ne me fait ni chaud ni froid. Ipfenecker s’avance vers mon lit. - Kim, tu es le gagnant du Battle Royale de l’année 2005. Toutes mes félicitations, dit-elle sur un ton hypocrite. Je suppose que tu es heureux d’avoir survécu. - C’est le moins qu’on puisse dire ! Si je n’étais pas à moitié mort, je danserais la macaréna pour fêter ça. Je suis vivant, c’est génial ! Trente-cinq personne, dont trente-deux péquenots, et celui qui s’en sort… C’est moi ! A peine ai-je dit « péquenot » que le souvenir de la fille au crâne explosé me revient aussitôt en mémoire. Viennent ensuite tous ceux que j’ai tués… surtout mes deux amis. Mon cœur se serre rien qu’à penser à eux, conduisant l’électrocardiogramme à accélérer le tempo. Ipfenecker doit deviner mes pensées, car elle continue sans conviction : - Tu penses à tes amis, Zedoo et V******, pas vrai ? Inutile de les regretter, ça ne les fera pas revenir. Penses à cicatriser au lieu d’échouer chez ton psy. - Pourquoi n’êtes-vous pas contente, demandé-je à brûle-pourpoint ? Elle se lève brutalement : « tu veux le savoir, petit merdeux ? » J’ai un mouvement de recul. - J’avais parié sur l’autre mexicain, là, V******. Tout le personnel pensait qu’il allait gagner ; il avait tout pour ça, l’intelligence, la stratégie, le fait de savoir tirer… - Et Boris, vous vous en foutez, c’est ça ? Votre putain de jeu l’a rendu fou et je l’ai tué par votre faute, oui, par votre faute uniquement ! Ipfenecker lève la main et me gifle avant que j’aie fini de parler. Ca claque, mais à côté des aiguilles de plomb fondu qui me transperçaient tout à l’heure, c’est trois fois rien. L’infirmière frémit et prend le bras d’Ipfenecker en sermonnant son laïus d’hôpital. Le médecin la prend par l’autre bras et ils la conduisent de force vers la sortie. Elle hurle une suite de mots incompréhensible en tendant les lèvres ; en sort un gros molard qui atterrit sur le lit. A peine a-t-elle fermé la porte que l’infirmière se saisit d’une éponge et commence à essuyer le crachat en me priant de bien vouloir excuser Ipfenecker qui a des raisons à elle d’être en colère. Il n’y a qu’un mot pour cela : révoltant. J’ai tué mes amis à cause d’elle, et c’est à cette agent du système d’être en colère ? La porte s’ouvre de nouveau et le gars de tout à l’heure rentre ; c’est un soldat, tout de treillis vêtu, qui arbore un pistolet à la ceinture, une casquette et un air jovial. Il me prend la main et la serre vigoureusement. - Hé, champion, tu sais pourquoi la vieille t’a baffé et pourquoi je suis si content ? Hein ? - Ben, non, comment voulez-vous que je le sache ? - Parce que tout le monde a parié un sacré paquet de thune sur un participant et qu’elle a perdu non pas dix ou vingt euros, mais carrément deux mois de salaire ! Et en tant qu’agent du gouvernement, ça fait beaucoup ! Moi aussi, j’ai parié, sur toi. J’étais le seul à te faire confiance. Y’en a qui pensaient qu’une des filles que tu as tué, tu sais, celle qui avait un Uzi… Ils croyaient qu’elle allait gagner. Ils se sont sévèrement plantés. Ipfenecker et Max, la

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baltringue en t-shirt pas lavé qui nous sert de radiotélégraphiste, ont tout misé sur ton pote… Pardon, ton ex-pote Benjamin. J’avoue qu’à la fin, j’ai eu très peur, quand il a failli te tuer. Mais au final, j’avais raison, conclue-t-il d’un air fier. - Et, euh, pour Benji… - Oui ? - Quand je me suis évanoui, il respirait, j’en suis sûr. Il est mort après ? - Non, et ça a posé un sacré problème, dit-il en se grattant la tête. Ipfenecker espérait que quand on arrive, l’un de vous soit mort et que l’autre puisse être considéré comme gagnant ; malheureusement pour elle, ça n’étais pas le cas. On est arrivé avec l’équipe médicale et vous étiez vivants tous les deux. Gravement blessés, avec une flaque de sang autour de chacun, mais vivants. Là, Ipfenecker a voulu t’achever, mais tous ceux qui avaient déjà perdu leurs paris l’ont arrêté et on vous a emmené vers le bateau sans se presser, en brancard. Pendant un petit temps, vous êtes restés allongés, sans perfusion ni rien ; le premier à se réveiller, ou celui qui ne mourrait pas, serait le gagnant. Et Benjamin est mort avant toi. Heureusement, parce que s’il avait survécu dix minutes de plus, tu y serais passé aussi ! En fait, il est mort à cause de son gilet pare-balles ; les coups de feu tirés de ton pistolet avaient une puissance suffisante pour le casser et des morceaux de métal se sont enfoncés dans ses chairs. D’où le résultat que voici. Moi, j’ai gagné dix mille euros grâce à toi, et je vais enfin pouvoir me payer le 4x4 dont je rêve ! - Vous êtes soldat ? - Caporal. Je m’appelle John Parody, dit-il en me serrant de nouveau la main. Je dois y aller sinon l’infirmière va encore m’expulser d’ici. Salut et bonne chance pour ta guérison ! Sur ce, il me plante là. Je ne peux d’ailleurs pas bouger ; tout mon corps est entouré de bandes rigides et de coton, je le sens à peine, ils ont dû me bourrer d’anesthésiants (ce qui expliquerait le fait que je ne puisse pas remuer la main). * *

*

Cela fait maintenant trois semaines que je suis à l’hôpital. Je ne peux toujours pas bouger. D’après les médecins, j’en ai encore pour un mois de lit ; heureusement, la chambre est plutôt confortable pour un hôpital. On peut y faire au moins quatre pas en longueur, trois en largeur, et les médicaments sont moins nombreux qu’au début. Il y a des paravents un peu partout, un radiateur, un portemanteau en bois dont on se demande à quoi il sert, ainsi que deux ou trois tablettes blanches. Une portugaise vient faire le ménage tout les trois jours ; j’ai bien essayé de faire connaissance avec elle, même si mes résultats n’ont jamais été brillants dans la langue de Goya ; elle rétorque à chaque fois « no hablo francés, señor » comme si c’était les seuls mots d’espagnol qu’elle connaissait. Aucune visite de mes proches, ni des rares amis qu’il me reste. Au début, je protestais, en disant que mon état me permettait amplement de discuter avec n’importe qui, mais les médecins m’injectaient à chaque fois un liquide bleu qui m’assoupissait immédiatement. Les seuls visites que je reçois sont celles d’un éducateur, qui prétend participer à la « bonne marche » de ma « réinsertion » dans la société en répétant mot pour mot ce que dit mon deuxième visiteur, à savoir le psychiatre. Ce dernier est dodu, barbu et toujours dissimulé derrière des lunettes cerclées d’écailles. Il a une façon désarmante de s’asseoir sur le bord du lit, à la fois gênée, cérémonieuse et envahissante. A chaque séance, le psychiatre essaye de me culpabiliser en ressassant les noms de ceux que j’ai tués, les conséquences sur leur famille toujours traumatisée, et le danger que je représente. Le soir, une télévision nichée dans un coin de la chambre s’allume toute seule et m’oblige à

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regarder le journal de vingt heures, parfois même un film ou un jeu idiot qui m’empêche de dormir. Ce n’est pas plus mal. Quand je dors, les cauchemars affluent, rares sont les nuits où aucun d’entre eux ne se présente. J’en suis là dans mes réflexions quand la petite porte blanche s’ouvre, laissant passer quelqu’un que je ne connais que trop bien. Paul. Le frère de Benjamin ; son jumeau, pour être exact. Il a à peu près la même allure que son frère, en plus mince, avec un visage souvent espiègle. Aujourd’hui, son visage est plutôt dur, suffisamment pour me laisser craindre quelque chose. - Kim ? souffle-t-il d’un ton grave. - C’est toi, Paul ? répondis-je mal à l’aise. - C’est moi. J’ai appris que tu avais… Gagné au Battle Royale. Je venais te féliciter. - Oui, c’est… Extraordinaire… Enfin, de mon point de vue, bien sûr. Je suis désolé pour ton frère. - Pas la peine, dit Paul en s’asseyant sur une des tablettes qui traînent dans la chambre. Il lance un regard circulaire, puis continue à parler : - Jolie chambre. Comment c’est, l’hosto ? Pas trop pénible ? - Non, non, ça va... La bouffe d’hôpital est relativement supportable, surtout que j’ai un régime spécial, des balles de fusil m’ont perforé le poumon gauche et quelques muscles. - Des balles de MP5, il paraît. L’autre dingue d’Ipfenecker est venue chez moi pour m’annoncer la nouvelle. Quand je pense que c’était l’arme préférée de Benji… - Oui, je m’en souviens, dis-je gêné. - Sinon, elle m’a dit aussi... - Quoi donc ? - Que c’était toi qui l’avais tué. Mon cœur s’arrête de battre. J’ai le souffle coupé. Depuis son arrivée je priais pour qu’il ne sache pas, et il est venu pour ça… - Attends, oui, je l’ai tué, j’avoue, mais c’était par obligation ! Je ne pouvais pas faire autrement ! C’était lui ou moi ! Il avait un gilet pare-balles et il l’avait pas dit, il avait volé les grenades de Boris, il… - Ne te justifie pas, m’interrompt-il avec calme. Paul plonge la main dans la poche ; il en sort un briquet et un paquet de cigarettes, puis en tire une, la coince entre ses lèvres et la couvre de la main pour l’allumer. Je suis encore plus tétanisé qu’il y a trois semaines, lors de l’explication. Ma peau se hérisse comme si la température avait baissé de dix degrés… - Bien, reprend Paul soudainement. Je ne peux pas t’expliquer, mais en faisant abstraction du point de vue, il n’y a rien d’anormal là-dedans. - Ah bon ? - Oui, tu as respecté les règles du jeu, rien de plus. Il s’interrompt de nouveau, puis enchaîne : - Puisque tu es si bon à ce jeu, on va faire un autre jeu. Ca va être marrant. Très marrant. La tablette sur laquelle Paul s’est assise grince dangereusement. Il se lève et tire un autre objet de sa poche. C’est un pistolet six-coups. - On va jouer à la roulette russe ! Drôle, non ? Inutile d’appeler l’infirmière avec ton boutonpoussoir, j’ai coupé les fils. A toi l’honneur. Paul insère une balle dans le barillet ; elle s’y enfonce avec un « clic » métallique signifiant qu’elle est bien mise ; d’un geste, il fait tourner ce damné barillet… J’ai l’impression qu’il a pris des proportions dantesques, que le bruit de cette large roue qui tourne résonne dans la chambre. - Arrête, il y a d’autres solutions ! - Je ne pense pas.

KN & CC

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- Mais, quand l’un de nous aura perdu, qu’est-ce que l’autre fera ? Un sourire discret sur le visage, Paul répond : - Qui sait ?

01/10/2009

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