Article Sur Bichat Par Yukiko Kano 2003

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Découverte du sujet pluriel dans l’élaboration du discours physiologique chez Bichat

1. La définition de la vie

On cherche dans des considérations abstraites la définition de la vie ; on la trouvera, je crois, dans cet aperçu général : La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort1.

Les Recherches physiologiques sur la vie et la mort de Xavier Bichat (1771-1802), publiées en 1801, s’ouvrent sur cette phrase célèbre. Célèbre, non seulement parce que la formule a fait l’objet de maintes interprétations scientifiques et philosophiques au cours du XIXe siècle, de Magendie à Bernard, de Schopenhauer à Nietzsche, mais surtout parce qu’elle résume en elle l’état du discours physiologique qui vacillait alors entre le statut d’énoncé philosophique et spéculatif, et celui d’énoncé positif et démonstratif. Nous tenterons de nous pencher sur ces mots, et à partir de ceux-ci, d’essayer d’entrevoir le parcours d’élaboration du langage physiologique par Bichat. Pour ce faire, nous adopterons trois angles, ou trois structures de référence : la phrase elle-même, la première partie de l’ouvrage de Bichat, et la pensée médicale de l’époque. Or, Bichat a séparé cet ouvrage en deux parties respectivement intitulées « recherches physiologiques sur la vie » et « recherches physiologiques sur la mort ». Dans la première partie il expose ses conceptions générales sur le corps vivant, et dans la seconde, les résultats de ses expériences cadavériques. Il est coutumier de classer ces deux parties comme étant respectivement philosophique et expérimentale. En même temps, la partie dite philosophique est le plus souvent citée, et ainsi considérée comme synthétique à l’égard de l’ensemble des travaux expérimentaux de l’auteur. Pour comprendre le caractère synthétique de l’incipit des Recherches, je me référerai à la première partie, afin, à la fois, d’en dégager les rapports des enjeux scientifique et philosophique en matière de définition de la vie, et de voir comment l’écriture les a réunis sur le même terrain de la réalité du vivant.

1

Recherches physiologiques sur la vie et la mort (première partie) et autres textes, présentation et notes d’André Pichot, GF-Flammarion, 1995, p.57.

1

François Magendie, premier critique et un des premiers commentateurs de Bichat, se prononce ainsi en 1822 à propos de cette entrée en matière des Recherches : Bichat a eu tort d’y faire entrer l’idée de mort ; car cette idée suppose nécessairement celle de vie. Il y a donc réellement un cercle vicieux dans cette définition ; en laissant de côté ce qu’il y a de défectueux dans l’expression, on voit que Bichat considère la vie comme un résultat, non comme une cause2.

Comme on voit, Magendie trouve dans la phrase de Bichat deux dimensions superposées et étanches, l’une expressive et l’autre philosophique, autrement dit forme et contenu, mais qui sont toutes les deux « défectueuses » du point de vue de la logique. Selon Magendie, les défauts de l’expression et les erreurs de la pensée de fond se rejoignent sur le constat logique que la vie ne peut pas se définir à partir de la mort. La critique de la forme définitionnelle par Magendie s’avère de nature à rapprocher les deux niveaux de composition d’un discours. Malgré son intention à une critique logique, Magendie finit cependant par se trouver dans une critique de la forme : On ne peut exiger d’une définition qu’elle donne toutes les propriétés de la chose qu’elle est destinée à faire connaître, ce serait alors une description ; mais on a droit d’attendre qu’elle assigne à cette chose certains caractères qui ne conviennent qu’à elle seule, et la séparent ainsi de toutes les autres.

C’est alors que la distinction de forme et de fond se transpose ici sur le schéma d’une distinction préétablie entre processus définitionnel et processus descriptif. Examinons, d’après ce principe, la définition adoptée dans un ouvrage moderne : la vie est, dit-on, l’ensemble des phénomènes qui se succèdent, pendant un temps déterminé, dans un être organisé. Cet énoncé convient sans doute à la vie ; mais s’il peut aussi s’appliquer à un autre état, il cesse d’être une définition. Un animal vient de périr ; ses organes restent dès lors soumis à la seule action des affinités chimiques ; une décomposition s’opère, des gaz se dégagent, des liquides s’écoulent, de nouveaux agrégats solides sont formés ; après un temps plus ou moins long tout ce mouvement moléculaire cesse. Il ne reste qu’un certain nombre de combinaisons binaires, ternaires, etc. Voilà bien un ensemble de phénomènes se produisant pendant un temps limité dans un corps organisé, et pourtant il n’y a pas là de vie. 2

Ibid., 57-58.

2

Remarquons que Magendie croit s’efforcer de trouver le chemin qui va du fond à la forme, et que ce qu’il fait, c’est tout à fait l’inverse. Parce que l’autre définition qu’il cite ici (celle de Richerand en l’occurrence) est plutôt un exemple de description que de définition, tandis que ce qui spécifie la forme définitionnelle, c’est qu’elle abstrait et transcende les modes d’être contingents de l’objet à définir. Que les « caractères », différents des « propriétés », servent à distinguer un objet des autres objets du même genre, signifie, dans le cadre d’une définition, que certains mots ont une valeur plus représentative que leurs synonymes. Ce dont il ne s’aperçoit pas, c’est que la démarche comparative, requise dans toute abstraction verbale, par laquelle les « caractères » se distinguent des « propriétés », ne s’opère pas toujours à la surface des notions, mais surtout entre les mots. Or, Bichat dit clairement écarter les « considérations abstraites » pour saisir la vie, mais opter pour les généralités, mais pour Magendie, le seuil fondamental entre l’abstraction et la généralité, évident pour Bichat, n’est pas clair. Dans la conception que Magendie a des réalités d’un objet, les « propriétés » n’en sont nullement des généralités, mais des données immédiates de l’observation, de même que les « caractères » que l’on en abstrait expriment surtout l’interprétation condensée du réel émanant de cette observation ; et là, pour lui l’abstraction en vient à équivaloir à la généralité. Le centre de l’observation n’est pour Magendie autre que le centre de la comparaison des phénomènes similaires qui permet une abstraction comparative et déductive par le fonctionnement intrinsèque du langage. Mais Bichat ne semble pas suivre ce chemin unilatéral d’une logique abstractive, parce que l’« aperçu général » ou la généralité a pour lui une autre dimension. Ainsi, Magendie, s’en tenant aux résultats de l’observation extérieure comme seuls éléments du langage positif et scientifique, retombe toujours sur des alternatives descriptives quant au choix d’une formule adéquate de définition de la vie. « On voit que Bichat considère la vie comme un résultat, non comme une cause », dit Magendie. La question de position critique se découvre comme question de position du sujet énonciateur, puisque le problème de causalité est scindé ici au nom de la logique déductive. Mais sa critique se retourne vite contre lui-même, car Magendie, tout en voulant considérer séparément la logique du langage et la logique de la pensée, se renferme dans un même formalisme du langage et de la pensée, qui admet difficilement l’élément de l’inconnu dans sa structure. La raison pour laquelle Magendie ne peut concevoir la possibilité de généralisation non déductive.

3

Ce formalisme semble être issu du nominalisme linguistique, confirmé et établi par la philosophie sensualiste au milieu du siècle précédent. Cette philosophie instaurait à l’origine de la connaissance humaine la logique intrinsèque de la langue. Condillac disait : […] si nous n’avions point de dénominations, nous n’aurions point d’idées abstraites ; si nous n’avions point d’idées abstraites, nous n’aurions ni genres ni espèces ; et si nous n’avions ni 3

genres ni espèces, nous ne pourrions raisonner sur rien .

Le raisonnement est donc quelque chose qui part du langage et qui y revient constamment. C’est à l’intérieur du langage, dans les limites de l’étendue sémantique immanente d’un mot conçu comme produit de la faculté représentative de l’esprit, qu’a lieu l’abstraction définitionnelle : « qu’est-ce que la réalité qu’une idée générale et abstraite a dans notre esprit ? Ce n’est qu’un nom4 ». Selon Condillac, c’est à partir du moment où nous reconnaissons « les limitations de notre esprit que nous ne songeons point à franchir », que nous pourrons envisager la possibilité de comprendre une chose dans sa totalité, qui est forcément et uniquement une totalité sémantique. C’est à partir de là que la définition cesserait d’être un inventaire ou une description des « propriétés ». Boissier de Sauvages, dans sa Nosologie méthodique, publiée en 1763, adopte la conviction des logiciens que les signes caractéristiques d’un état pathologique sont à la fois « intrinsèques » et descriptifs ; et par là même il soutient que la définition, dans le domaine de la médecine, ne diffère de la description, l’abstraction de la généralité, que dans la mesure où la définition sert à identifier les caractères internes aux différences relatives externes de l’objet : La Définition est une énumération des signes intrinsèques qui servent à nous faire connaître une chose, et à la distinguer des autres. Si après avoir observé attentivement une maladie, nous faisons l’énumération des signes intrinsèques qui lui sont propres et qui la font distinguer de celles qui lui ressemblent ; nous avons la définition de cette maladie5.

Conception nominaliste de la définition de l’être, qui fait dépendre l’abstraction de l’« énumération des signes intrinsèques », voilà l’idée conductrice de la philosophie du 3

Condillac, La Logique, Vrin, 1981, p. 394. Ibid., p. 393. 5 François Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique, traduit du latin par Gouvion, Lyon, Bruyset, 1772, t. I, p. 72. 4

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langage au siècle des Lumières, dont hériteront les médecins révolutionnaires et positivistes de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle. Si la critique de Magendie s’adresse à deux qualités de la phrase de Bichat, l’une formelle et l’autre philosophique, le point de jonction est la logique, conformément à l’enseignement de Condillac qui identifie substantiellement la nature du langage et la nature du raisonnement. Selon Condillac, « l’ordre de l’analyse est l’ordre de la génération des idées ». Passé l’ère sensualiste, l’analyse d’un mot et l’analyse d’une chose sont devenues une seule et même chose, dans la mesure où elles se cloîtrent dans nos sens et suivent l’ordre de notre entendement. Pour connaître et décrire bien un objet, il ne suffit que de suivre l’unique procédé qui consiste à trouver un lien d’« analogie » regroupant toutes les acceptions du terme qui désigne cet objet ; et ces acceptions, à leur tour, prennent toutes naissance dans l’intelligence analytique des sens. Si la description ne sait dégager un sens global de la chose décrite, c’est qu’elle ne s’engage pas dans l’analyse du rapport des mots utilisés, tandis que la définition, au contraire, puise essentiellement dans les ressources du paradigme sémantique que forment des mots et figures rassemblés dans les limites d’une syntaxe. Autrement dit, de la théorie sensualiste de la connaissance, il résulta que l’analyse de la pensée s’est retrouvée, à un moment donné, substituée par l’analyse du langage. Condillac légitimait en effet la suppression de toute ontologie dans la démarche définitionnelle : […] au lieu de chercher [dans les mots] des essences, nous n’y chercherons que ce que nous y avons mis, les rapports des choses à nous et ceux qu’elles ont entre elles 6.

Ainsi Condillac donnait raison, par sa psychologie du langage, à la classique opposition entre la definitio quid rei, définition de la « chose », et la definitio nominis, définition du « nom » : il s’agit d’une opposition opérée par les logiciens et rhétoriciens du XVIIe siècle sous l’influence de la Logique de Port-Royal. Il ne faut pas « chercher à définir ce qui est indéfinissable », car cela seraient des « abus du langage », avertit Condillac. A l’époque post-condillacienne, il est de règle que la définition ne doit pas s’adresser aux choses indéfinissables. La définition du « nom », requiert une délimitation rigoureuse de la portée sémantique d’un mot ou d’une notion par rapport à l’ensemble des emplois observables à une époque donnée7. Les délimitations du champ du connaissable et de celui de l’inconnaissable sont la première opération exigée pour penser et définir. Le ressort de l’analyse sémantique 6 7

Condillac, La Logique, op. cit., p. 395. Alain Rey, « Polysémie du terme définition », La Définition, Centre d’études du lexique, Larousse, 1988, p. 14.

5

d’un mot et celui de l’analyse d’un objet sensible se rejoignent alors dans la substitution de l’ordre de l’idée à l’ordre de la représentation linguistique. L’abstraction, dans cette optique, n’est autre que le résultat de cette substitution, et par là, elle ne peut être que déductive, de même que la logique du discours devient entièrement explicable par l’agencement formel de signifiants. Rappelons : selon Magendie, le défaut majeur de l’expression de Bichat consistait dans le fait que Bichat considérait « la vie comme un résultat, non comme une cause » ; ce reproche permettait à Magendie de traiter la pensée en termes d’expression, c’est-à-dire de réduire le problème d’une objection philosophique fondamentale à la simple question du dysfonctionnement sémantique et formel d’une expression. La généralisation par la pensée et l’abstraction par le discours s’identifient l’une à l’autre par la position identique de celui qui observe et de celui qui décrit. En tant qu’observateur scientifique, Magendie conçoit que la généralité représentative d’une chose réside dans l’abstraction, en vertu de la correspondance exacte entre le langage et la réalité. Bien que la définition de Bichat opère une abstraction, cette abstraction paraît erronée à Magendie : l’évocation de l’idée de mort au sein d’une définition de la vie constitue un « tort » du point de vue de la logique analytique, car le rapport d’inclusion entre les mots de vie et de mort y est inverse ; ce n’est pas l’idée de mort qui doit comprendre l’idée de vie dans un cadre syntaxique donné, mais c’est à partir de l’idée de vie que celle de mort devrait découler. Aussi ce sont les « propriétés » d’une chose, résultats immédiats de l’observation, qui devraient comporter en eux les « caractères » qui font apparaître cette chose telle que l’observateur externe se la représente. Comme nous l’avons vu, la question de l’abstraction déductive au sein d’un discours, soulève de soi cette autre question, celle du sujet énonciateur. Issue de l’esprit analytique condillacien certes, la conception de la forme définitionnelle chez Magendie manque cependant d’un moteur essentiel de l’analyse, la subjectivité supposée être universelle et singulière, car l’observation externe ne comble pas la lacune des intuitions subjectives de la vie du vivant. Dans la constitution du discours médical qui se veut « scientifique », c’est-àdire totalement positif et objectif, la place du sujet est bien délicate. L’« œil clinique » dont Michel Foucault a parlé, s’affuble de toute apparence de la rigueur objective, mais lorsqu’il s’agit de faire apparaître la vie par abstraction verbale, non seulement telle que l’observateur extérieur la voit, mais aussi telle que le vivant l’appréhende intérieurement, et telle qu’elle existe en soi, le langage nominaliste du sujet observateur se découvre comme lacunaire. Relisons de plus près la définition de Bichat : « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Elle s’avère de sitôt construite sur un relativisme engagé. Bichat précise 6

d’emblée que sa définition ne porte que sur « le mode d’existence des corps vivants », et non pas sur le principe de la vie : Les corps inorganiques agissent sans cesse sur eux ; eux-mêmes exercent les uns sur les autres une action continuelle ; bientôt ils succomberaient s’ils n’avaient en eux un principe permanent de réaction. Ce principe est celui de la vie ; inconnu dans sa nature, il ne peut être apprécié que par ses phénomènes 8.

Ce n’est donc pas la vie en soi ni le terme de « vie » qu’il aura tenté de « définir » ; en tout cas, on peut dire que la démarche définitionnelle avait pour lui d’autres buts que celui de saisir l’objet ou dans son essence ou dans l’étendue sémantique de sa dénomination. Ce qui nous frappe d’abord dans cette phrase, comme ce fut le cas pour Magendie, c’est que deux dimensions s’y superposent : d’un côté, les idées quasi métaphysique de la vie et de la mort qui occupent deux pôles de l’énoncé, semblent le laisser ouvert à une signification qui vient d’un métalangage construit ; d’autre part, la proposition verbale interne « l’ensemble des fonctions qui résistent » est caractérisée par l’omission du sujet réel et par la position centrale de l’idée de résistance qui en résulte : ce à quoi les fonctions se réfèrent n’est pas mentionné, tandis que le prédicat « résister » contient le thème et le propos de cette proposition. Ce qui y apparaît, c’est la dynamique d’une action dont la cause et la finalité se trouvent en elle-même. Ce qu’on peut comprendre de la phrase est que la vie est une lutte, un processus où se déploie une certaine quantité d’énergie contre une force mortifère. Le relativisme qui fonde la conception de la vie consiste à présenter à la fois le sujet et l’objet de la phrase, en tant que reflet ou mirage, voire en tant qu’existence par l’absence. Dans les termes stylistiques, la phrase de Bichat, « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », doit sa charge dynamique à deux renvois que l’on appelle parfois « embrayages » : sur le plan syntagmatique de l’énoncé, il existe le renvoi de la notion de vie à la notion de mort, et eu égard aux codes de l’époque, le mot « fonction » renvoie à l’idée d’organisme. Si le premier champ associatif sémantique « vie-mort » est constitué par une rupture, le second se referme sur la correspondance interne réciproque entre la notion d’organe ou d’organisation et celle des fonctions. Roland Barthes dit, en reprenant les thèses de Frei et d’Hjelmslev, que la différence du syntagme et du paradigme dans l’économie de sens au sein d’un discours, réside dans le fait que, au niveau syntagmatique de l’énoncé, les

8

Bichat, Recherches…, op. cit., p. 58.

7

termes sont unis in praesentia, et au niveau paradigmatique in absentia9. Il s’agit d’une conception unilatérale de « présence » et d’« absence », car elle ne renvoie qu’au seul point de vue de lecteur. En ce sens, on ne peut ne pas y trouver l’analogie avec la conception de description et de définition d’un lecteur comme Magendie, qui est tout aussi partielle, car elle ne converge qu’au seul point de vue de l’observateur. Il est clair que Bichat n’adopte pas uniquement le point de vue de l’observateur, pour la seule raison que son discours participe pour lui du processus constructif de sa pensée. Le point de vue de l’observateur, identique à celui du lecteur styliste, par leur commun formalisme, diffère fondamentalement du point de vue adopté par l’expérimentateur qui produit son discours. Par exemple, si l’on se demande qu’est-ce qui est présent et qu’est-ce qui est absent dans l’énoncé de Bichat, on constate que deux absences de nature différente s’en dégagent : la mort, malgré sa présence textuelle, désigne au fond une pure absence pour tout être mortel, et l’organisme, absent dans l’énoncé, se manifeste, étant associé à l’action et à la force qu’insinue le thème de résistance. Dans le bloc « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », les « fonctions » auxquelles se rattache directement le verbe « résister » ne peuvent agir d’elles-mêmes, car une fonction est toujours fonction de quelque chose dont dépendent ses modes d’existence variables. Le mot neutre d’« ensemble » ne peut pas complètement remplacer ce quelque chose d’innommé qui continue en sourdine à fournir la condition de la fonctionnalisation et de la variation interne au terme « fonctions ». Avec JeanClaude Coquet, pour qui « ce sont les modalités du signifiant qui forment le support constant du discours10 », ne pourrait-on pas considérer que le réseau sémantique du terme « fonction » a une présence fondamentale dans la constitution du sens de l’énoncé ? Si le signifié du terme « fonction » acquiert de la présence active dans l’« ensemble des fonctions » qui sont réunies dans le but de vivre et de résister, l’idée de « mort », malgré sa présence textuelle, en devient le concept ordonnateur sous-jacent. Le chiasme sémantique suppose un autre ordre de rapport entre signifiants que celui de simple parallèle ou de superposition. Or ce chiasme illustre une circularité de signification. C’est à la fois l’absence de sujet réel et l’image de la mort toujours absente dont la puissance d’action s’évalue en fonction de celle de ce sujet caché, qui soutiennent cette circularité. Le véritable sujet de l’énoncé et l’action concrète dont la mort est chargée sont en effet en collaboration effective sur le plan de production de sens.

9 10

Roland Barthes, « Eléments de sémiologie », in L’Aventure sémiologique, Seuil, 1985, p. 53. Jean-Claude Coquet, La Quête du sens, PUF, 1997, p. 149.

8

Constatons, après la lecture formelle du texte, la position énonciatrice de Bichat a une dimension bien plus élargie que toute polarisation fixant l’état des choses textuelles ne peut atteindre. Les deux actions référentielles que comporte la phrase de Bichat, convergent à un point d’absence pour agencer et ordonner le tableau déployé entre vie, fonctions, force et mort. 2. Les sources du langage vitaliste et l’élaboration du discours physiologique chez Bichat Par ailleurs, Bichat écrit : « rien n’est plus vague, plus incertain que ces mots, vitalité, action vitale, influx vital, etc., quand on n’en précise pas le sens11. » Préciser le sens pour Bichat, c’était identifier le mot à une action effective de l’organisme et situer cette action dans un système théorique et pratique de la dynamique vitale, et ce n’était nullement opérer une « sémantisation » ou « fonctionnalisation » dans une série de mots arrangés selon l’ordre du discours. Ainsi, la lecture herméneutique d’un discours se heurte-t-elle toujours au contresens par rapport au processus de son élaboration. La fonctionnalité du discours ne peut être uniquement examinée selon sa forme finie, mais dans sa logique d’élaboration, logique animée par une foi et orientée à un but précis. Déjà, pour la formulation que nous venons de citer, nous ne pourrons pas préciser ce que Bichat entendait par « vitalité, action vitale, influx vital », si nous n’entrions pas dans l’histoire du vitalisme, et que nous ne cherchions pas ce qu’il y a de vraiment original chez Bichat dans ses investigations concrètes. Né en 1771 et ayant vécu au milieu des réformes thermidoriennes de la médecine, Bichat se situe au carrefour de diverses sources de pensée médicale et de diverses pratiques d’explication scientifique. Vitaliste, Bichat considèrera en principe la vie comme force unitaire qui reste « partout et toujours la même » ; et en même temps, il exploitera les ressources de l’analyse et de la classification pour anatomiser cette force selon la méthode analytique dans la perfection de laquelle Bichat reconnaît le mérite de Pinel. La force ou la vie, Bichat la divise en deux « sortes » : animale et organique. Chaque sorte de vie est faite de deux « classes » de propriétés : sensibilité et contractilité. Et chaque « classe » de ces propriétés vitales se divisent encore en sensibilité animale ou organique, et en contractilité animale ou organique, sensible ou insensible. Enfin il y ajoute la contractilité propre aux tissus. Quant aux fonctions, Bichat en dispose également d’une classification préalable. Conformément à sa théorie de bipartition du corps vivant, les fonctions se répartissent en deux

11

Bichat, « Considérations générales » pour l’Anatomie générale, op. cit., p. 233.

9

ordres, animal et organique, suivant qu’elles sont régies par le cerveau ou par la chaîne ganglionnaire. En soulignant la « réalité » de chacune de ces divisions, Bichat écrit : […] ces grandes différences placées entre les deux vies de l’animal, ces limites non moins marquées qui séparent les deux ordres des phénomènes dont chacune est l’assemblage, me paraissent offrir au physiologiste la seule division réelle qu’il puisse établir entre les fonctions.

Etablissement de la division « réelle » des fonctions constitue donc la recomposition à rebours de la vie, également fidèle à la réalité bipartite. Mais le problème de compartimentations ou de délimitations fonctionnelles de l’organisme n’est pas du ressort de la théorie médicale traditionnelle. A cet égard, dans les Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Bichat laissa plusieurs passage contenant des propos critiques du discours médical de l’époque, ainsi que ses opinions sur la façon systématique d’expliquer verbalement les réalités du vivant. Ses critiques et ses opinions se présentent à travers divers points de vue entremêlés et parfois contradictoires. Et c’est justement de ces conflits et interactions entre points de vue différents que son discours se forgera pour faire apparaître le dynamisme du vivant. En premier lieu, il y a un conflit entre le discours physique et le discours physiologique. Bichat distingue deux sortes de sciences, « sciences physiques et sciences physiologiques ». Le mécanisme qui régna la médecine au XVIIIe siècle est totalement tributaire de la physique newtonienne. Bichat critique l’application de termes venant de la physique à la médecine qu’il voudrait avant tout physiologique : Si la physiologie eût été cultivée par les hommes avant la physique, comme celle-ci l’avait été avant elle, je suis persuadé qu’ils auraient fait de nombreuses applications de la première à la seconde […] ; pourquoi ne serions-nous pas aussi voisins du ridicule, lorsque nous arrivons avec cette même pesanteur, avec les affinités, les compositions chimiques, et un langage tout basé sur ces données fondamentales, dans une science où elles n’ont que la plus obscure influence ? […] Dire que la physiologie est la physique des animaux, c’est en donner une idée extrêmement inexacte ; j’aimerais autant dire que l’astronomie est la physiologie des astres 12.

Pour Bichat, la langue de la physique signifie avant tout langue du calcul et de la mesure qui instaure l’unique loi de calculabilité dans tous les phénomènes, qu’ils soient 12

Bichat, Recherches…, op. cit., p. 123.

10

statiques ou dynamiques : « comme les lois vitales ne peuvent être l’objet d’un calcul, il est évident que les mathématiques appliquées à la physiologie sont presque nulles13 ». Malgré sa critique, Bichat ne peut expliquer les phénomènes du vivant sans employer la notion de mesure. Par exemple, lorsque Bichat écrit : L’ensemble des fonctions représente alors une espèce de cercle dont une moitié appartient à la vie organique, et l’autre moitié à la vie animale. Les forces vitales semblent successivement parcourir ces deux moitiés : quand elles se trouvent dans l’une, l’autre reste peu active, à peu près comme tout paraît alternativement languir et se ranimer dans les deux portions du globe, suivant que le soleil leur accorde ou leur refuse ses rayons bienfaisants

14

,

le monisme vitaliste s’exprime pleinement dans les métaphores de « cercle », « globe », « soleil »,

renforcées

par

les

isotopies

de

conduction

circulaire,

« parcourir »,

« successivement », « alternativement ». A la fin, le mot « tout » en vient à confondre le « cercle » de fonctions et la circulation des forces vitales. Bien qu’elles représentant respectivement deux niveaux différents de la charpente théorique de Bichat, les fonctions et les forces vitales s’y révèlent alors provenir de la source de matérialisme holistique et avoir tendance à s’y conformer. Cependant, la fameuse division par Bichat de la « vie-force » en deux « portions » de vie, animale et organique, qui ont chacune sa ressource de sensibilité et de contractilité, impose d’articuler la description à la manière d’une équation différentielle, car l’anatomie révèle qu’entre les propriétés vitales dont la force et la nature d’ensemble se présentent dans une identique irréductibilité, il y a des variétés et variations. Bichat attribue confusément ces différences internes qu’il voit dans le fonctionnement des organes, tantôt au changement de « nature » ou de « caractère » de certaines parties, tantôt au changement de « somme » de force vitale. Pour articuler l’ontologie et la science, Bichat emploie alors une autre métaphore venant de la physique : […] chaque organe […] paraît avoir (de la sensibilité) une somme primitivement déterminée, à laquelle il revient toujours à la suite de ces alternatives d’augmentation et de diminution ; à

13 14

Ibid. Ibid., p.187.

11

peu près comme, dans ses oscillations diverses le pendule reprend constamment la place où le ramène sa pesanteur15.

Cette métaphore permet enfin d’introduire la notion de mesure à l’imaginaire de la quantité indifférenciée de substance, et ainsi d’indiquer les différents états de la force vitale dans les différentes parties du corps, comme le dit Bichat lui-même : « l’invariabilité des lois qui président aux phénomènes physiques permet de soumettre au calcul toutes les sciences qui en sont l’objet16 ». C’est cette invariabilité ou la stabilité de position de l’observateur que Bichat prend pour un des piliers de son discours physiologique à travers le langage du calcul. Dans un passage comme celui-ci, nous pouvons remarquer la cohabitation de deux registres, et par là en déduire le nivellement finalement adopté au profit de la mesurabilité de différentes catégories de phénomènes qui s’observent dans le corps vivant : [Une] succession presque continue de modifications, […] agrandissant et rétrécissant tour à tour le cercle des fonctions, ne les laisse presque jamais dans un état fixe. Les forces vitales et les excitants qui les mettent en jeu, sans cesse variables dans l’estomac, les reins, le foie, les poumons, le cœur, etc., y détermine une instabilité constante dans les phénomènes. Mille causes peuvent à chaque instant doubler, tripler l’activité de la circulation et de la respiration, accroître ou diminuer la quantité de bile, d’urine, de salive sécrétées, suspendre ou accélérer la nutrition d’une partie17.

L’activité organique qui se « double », se « triple », signifie, d’un côté, la quantité de sécrétion qui « augmente ou diminue », et de l’autre, la vitesse de déplacement de ces phénomènes qui se « suspend ou (s’)accélère ». Cette description multilatérale de divers modes d’être de l’organisme, est assurée par la déduction de la notion de quantité à travers les mouvements placés sur la même base de calcul ; « la faim, les aliments, le sommeil, le mouvement, le repos, les passions, etc., poursuit Bichat, impriment à ces fonctions une mobilité telle, qu’elles passent chaque jour par cent degrés divers de force et de faiblesse18 ». Ne nous contentons pas d’y remarquer seulement une fidélité à la doctrine d’Aristote à l’égard de l’identité du changement de vitesse et de changement d’état d’un objet qui se meut19, mais

15

Ibid., p. 129. Ibid., p. 121. 17 Ibid., p. 84. 18 Ibid. 19 Aristote, Physique, traduit en français par Henri Carteron, Belles Lettres, 1926-1956, t. II, p. 86 : « Appelons de même vitesse l’altération de la chose dont le changement est le même en un temps égal ». 16

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indiquons là surtout un effort d’identification entre « mobilité » et variabilité à partir du terme de quantité à multiple sens. Le mot « degré » qui justifie et stabilise l’énoncé n’est pas une abstraction, puisque cette observation dynamique des « degrés » va de pair avec l’autre observation qui porte sur la « somme » : « nous pouvons établir une loi fondamentale de la distribution des forces, que, quand elles s’accroissent dans une partie, elles diminuent dans le reste de l’économie vivante ; que la somme n’en augmente jamais, que seulement elles se transportent successivement d’un organe à l’autre20 ». L’usage simultané de deux notions quantitatives, « somme » et « degré », indique alors un souci d’intelligibilité. Si l’identification entre le mouvant et le variable, entre le changement visible et le changement substantiel par le seul critère de changement pondérable, confirme de deux côtés le principe de mesurabilité des phénomènes du vivant, il va de soi que les critères de différenciation quantitative frôlent de près l’explication qualitative. Mais Bichat reste prudent : « on pourrait croire que, dans chaque organe, la sensibilité prend une modification, une nature particulière, et que c’est cette diversité de nature qui constitue la différence des rapports des organes avec les corps étrangers qui les touchent. Mais une foule de considérations prouvent que la différence porte non sur la nature, mais sur la somme, la dose, la quantité de sensibilité, si l’on peut appliquer ces mots à une propriété vitale21. » Il s’agit juste de moyens d’explication, précise Bichat, c’est pour « rendre (son) idée22 » qu’il utilise les termes quantitatifs : […] ces expressions dose, somme, quantité de sensibilité, sont inexactes en ce qu’elles présentent cette faculté vitale sous le même point de vue que les forces physiques, que l’attraction, par exemple, en ce qu’elles nous la montrent comme susceptible d’être calculée23.

La nécessité de ces expressions est engendrée par le souci d’intelligibilité, et l’intelligibilité se place entre l’image et le mot. C’est en effet le mot « degré » qui freine le débordement sémantique des images de quantité. L’inconvénient du langage de calcul pour Bichat, c’est qu’il rend immobiles les phénomènes qu’il dépeint, alors que les phénomènes du vivant sont caractérisés par leur mobilité essentielle. De là, le « degré » ne doit pas s’évaluer par un seul critère, soit de quantité, de vitesse ou de changement d’état, mais par les trois ensemble, ce qui marque une étape avancée de la réflexion discursive. 20 21 22 23

Bichat, Recherches…, op. cit., p. 188. Ibid., p. 131. Ibid., p. 128. Note de Bichat, Ibid., p. 129.

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Thomas Kuhn parle de la méthode quantitative qui fait apparition dans la littérature scientifique à l’extrême fin du XVIIIe siècle : dès 1798, les physiciens et chimistes ne cesseront de qualifier par le langage de mesure, mais « dans chaque cas, il s’est avéré extrêmement difficile de trouver de nombreux problèmes qui autorisaient la comparaison quantitative entre la théorie et l’observation24 ». La physique elle-même attendra encore quarante ans après Bichat pour être entièrement quantifiée25. L’incertitude des calculs ne dérange nullement Bichat. Au contraire, la versatilité sémantique que ces termes gardent encore à son époque favorise son élaboration multilatérale du discours physiologique. Car Bichat préfère l’intelligibilité sensible et la mobilité d’images à la prise de position irrévocable qu’exige le langage objectif et scientifique. Grâce à la diversité de points de vue et à la mobilité de position de sujet que permet le langage physiologique, Bichat parvient à narrer l’observation effectuée dans une durée. La « somme » et le « degré » qui en sont déduits, sont des notions particulièrement libres. Sans aller jusqu’à dire que ce sont là de simples figures de discours, il est pourtant vrai que la quantification des phénomènes vitaux resta longtemps presque exclusivement discursive dans les théories vitalistes. A l’origine du langage quantitatif, nous pouvons trouver une mutation du langage vitaliste, sorti de l’ontologie de la vie et s’incorporant bientôt du langage analytique de l’anatomie. Si le « degré » est l’expression de l’unité de mesure de l’observation physiologique, il existe une autre unité de mesure dans l’anatomie, c’est la « fonction ». Pour Bichat, la fonction s’accompagne toujours de la notion de propriété vitale, mais s’en distingue par le fait qu’elle est une action non pas un état : On ne dit pas digestibilité, respirabilité, sécrétionabilité, exhalabilité, etc., parce que la digestion, la respiration, la sécrétion, l’exhalation sont des résultats de fonctions qui dérivent des lois communes 26.

Il utilise le même argument pour distinguer l’« agilité » de la « force », ou le « tact » du « toucher » : « La force tient à la perfection d’organisation, à l’énergie de nutrition, à la plénitude de vie de chaque muscle ; l’agilité est le résultat de l’habitude et du fréquent exercice27 » ; « une grande différence du tact et du toucher, autrefois confondus par les 24

Thomas Kuhn, « La fonction de la mesure dans les sciences physiques modernes », La Tension essentielle. Tradition et changement dans les sciences, Gallimard, coll. « NRF », 1990, p. 264 (The Essential Tension. Selected Studies in Scientific Tradition and Change, The University of Chicago Press, 1977). 25 Ibid., p. 299. 26 Bichat, Recherches…, op. cit., p. 168. 27 Ibid., p. 79.

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physiologistes, c’est que la volonté dirige toujours les impressions du second, tandis que celles du premier sont constamment hors de son influence

28

». Par exemple, « le cerveau est

dans l’attente de l’acte ; il a tout ce qu’il faut pour agir ; ce n’est pas l’excitabilité, c’est l’excitation qui lui manque29 ». La méthode de différenciation des fonctions se combine avec la méthode de quantification des forces vitales, par le fait que le « degré » et la « fonction » procurent tous les deux le moyen de compartimenter l’organisme et la vie. Ces cloisons n’apparaissent pas dans leur isolement substantiel, mais se manifestent toujours par un indice ou par un signe corrélatif : La mesure de la vie est […] la différence qui existe entre l’effort des puissances extérieures, et celui de la résistance intérieure. L’excès des unes annonce la faiblesse ; la prédominance de l’autre est l’indice de sa force30.

Mais pour expliquer ces phénomènes, le langage physiologique n’est pas encore suffisamment unifié : de différentes sortes de signes affluant dans l’observation, une « lutte » s’installe, c’est autant une lutte entre les lois naturelles qu’une lutte entre les différents systèmes de signe : […] il y a une lutte, un effort continuel entre les lois physiques et organiques ; sans cesse les unes sont modifiées par les autres 31.

Si l’on veut transcrire cette « lutte » et ces « modifications réciproques », il faudra adopter un dispositif linguistique capable de mettre au même niveau le principe physique et le principe organique : « Pour mettre au même niveau, sous ce rapport, ces deux classes de sciences (physiques et physiologiques), il est évidemment nécessaire de se former une juste idée des propriétés vitales. Si leurs limites ne sont pas rigoureusement assignées, on ne peut donc avec certitude analyser leur influence32. » Cette nécessité permet d’utiliser les deux unités de mesure, « degré » et « fonction », pour opérer des délimitations et créer verbalement des cloisonnements dans l’organisme auquel le discours donne corps. Bichat trouve alors dans la « lutte » de langages elle-même la clé de la systématisation de sa séméiotique.

28 29 30 31 32

Ibid., p. 174. Ibid., p. 175. Ibid., p. 59. Bichat, « Discours sur l’étude de la physiologie », ibid., p. 299. Id., « Considérations générales » de l’Anatomie générale, ibid., p. 221.

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Nous assistons ici à un aboutissement de l’effort de conciliation de plusieurs méthodes d’analyse, que déployèrent les médecins vitalistes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Si Bichat confie dans un des rares passages touchant à la création, que : « à l’instant (où) tous les phénomènes de la nature cessent, la matière seule existe. Le chaos n’était que la matière sans propriétés : pour créer l’univers, Dieu la doua de gravité, d’élasticité, d’affinité, etc., et de plus, une portion eut en partage la sensibilité et la contractilité33 », il se base sur le registre stahlien de la vie-force. Stahl disait au début du XVIIIe siècle : « la vie est la conservation même du corps éminemment corruptible, Faculté ou Force par laquelle ce corps est mis à l’abri de l’acte corrupteur34 ». Cette conception unitaire et synthétique de la vie se réfère évidemment à celle de l’ontologie du pneuma aristotélicien. La définition stahlienne est donc une définition ontologique qui vise à l’essence de la chose. Cette ontologie de la vie fera naître, tout au cours du XVIIIe siècle, les diverses figures de personnification appliquées à l’essence de la vie sous l’appellation d’« archée » ou d’« âme sensitive ». Le fameux « principe vital » de Barthez ou la « puissance active, une sorte d’intelligence » de PaulVictor de Sèze proviennent de cette source35. La collaboration du registre ontologique et du registre analytique se dénote dans l’usage simultané de la notion de « degré » et de la notion de « fonction » chez Bichat. Mais cette collaboration a aussi une histoire qui appartient à l’histoire du discours médical. Au milieu du XVIIIe siècle, un rapport de référence réciproque s’établit entre vie, fonctions et organes. Si la conception de la vie ou de la force est toujours marquée par la vision moniste d’un continuum vivant, les différents phénomènes du corps vivant exigent un système de différenciation approprié, qui serait un système analytique de dénomination. Chaque dénomination différente renverrait alors à une délimitation spatiale et temporelle dans l’ensemble des phénomènes. S’agissant d’une analyse méthodique, la tâche de dénomination des phénomènes vitaux est prise en charge par l’anatomie classificatrice : c’est alors que l’observation des phénomènes se double de dénomination de fonctions, car la dénomination s’accompagne de la délimitation spatiale et qualitative d’un champ d’action fonctionnelle au sein d’une entité vivante. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert définit ainsi le terme « fonction » : « la fonction est l’action de remplir le devoir dont l’organe est chargé36». La première unité de base pour analyser le vivant, c’est-à-dire pour distinguer et nommer les 33

Ibid., p. 219. Stahl, « Mécanisme contre organisme », Œuvres, II, p. 224, et « Vraie théorie médicale », ibid., III, p. 43. 35 Voir Barthez, « Discours académique sur le principe vital », 1772, et Paul-Victor de Sèze, Recherches philosophiques sur la sensibilité ou la vie animale, Prault, 1786, p. 112. 36 Ménuret de Chambaud, article « Fonction », in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, de Diderot et d’Alembert, Verlag, 1988, t. VII, (1757). 34

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fonctions, c’est l’organe représenté par son action. La fonction-action d’organe devient alors la base de toute recherche anatomique, et aussi la clé de la reconstitution verbale de la vie. Ménuret de Chambaud écrit également dans l’Encyclopédie : « l’économie animale, c’est l’ordre, le mécanisme, l’ensemble des forces qui entretiennent la vie37 », et au même moment, Théophile de Bordeu théorise la décomposition de la vie-force en une multitude de vies dont chacune réside dans un organe : La vie générale, qui est la somme de toutes les vies particulières, consiste dans un flux de mouvements réglés et mesurés. C’est ainsi que toutes les parties sont causes principales et causes finales 38.

Entre Ménuret et Bordeu, nous assistons au passage de la « somme de toutes les forces » à la « somme de toutes les vies particulières ». Le langage ontologique de la force, le langage quantitatif de la « somme », et le langage de décomposition analytique s’y mêlent certes dans l’un et l’autre énoncé, mais l’énoncé de Bordeu permet davantage de recomposer la totalité décomposée et quantifiée à partir de la base d’organes. La pensée de l’addition et la pensée de la mesure qui s’expriment dans les termes « somme », « réglés », « mesurés », viennent alors convertir la vision sur l’essence de la vie ; celle-ci y passe du registre substantialiste et synthétique au registre relatif, quantifié. Sèze dit en 1786 : La vie générale […] n’est qu’une circulation rapide et continuelle du mouvement ou de l’action d’un organe à l’autre, de manière pourtant que chacun puisse la retenir pendant le temps nécessaire à l’exercice de ses fonctions, et cependant ne pas l’absorber assez pour en priver les autres longtemps 39.

La fonction-action en tant qu’unité de mouvement, scinde la force continue de vie dont le corps est rempli, pour y créer des divisions qui permettent de recomposer verbalement l’organisme. Si les fonctions ont la valeur de signe par excellence pour l’observateur, c’est non seulement parce qu’elles évoquent le lien ancien entre le mot et la chose, mais aussi parce que les deux notions de « degré » et de « fonction » ont fini par fournir une assise de la pensée et du discours empiriques.

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Article « Observation », Encyclopédie, op. cit., t. XI. Bordeu, Recherches sur les maladies chroniques, ch. III, p. 72. Sèze, op. cit., p. 141.

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Désormais décomposable et quantifiable, puisque faite de « mouvements réglés et mesurés », la vie se conforme ici à sa conception empirique et phénoménologique. La pensée de la « somme » semble donc réunir les acquis de l’analyse faite en trois temps, c’est-à-dire de la décomposition de la vie-force en plusieurs vies particulières, et de leur recomposition en tant que fonctions-actions d’organes, enfin de l’opération bilatérale de décomposition de force en unités et de recomposition ordonnée et calculée de leur assemblage à titre d’une organisation. Les délimitations inter-fonctionnelles se révèlent alors s’équivaloir aux délimitations des forces vitales, de sorte que les lignes de démarcation qui s’en tracent entre les fonctions du corps vivant indiquent aux yeux des physiologistes les unités d’organisation de la vie. La recomposition verbale de l’organisme suit donc ces lignes de démarcation entre les éléments que le système analytique et anatomique du langage permet d’isoler et de rattacher les uns aux autres. Historiquement parlant, la vague du langage quantitatif et de l’idée de fonctionnalité organique se déclenche sous l’impact du concept buffonien de « molécules organiques » et de la recherche sur les fibres musculaires par Albrecht von Haller. La médecine déjà fortement imprégnée de physique newtonienne qui instaure le mouvement comme moyen de mesurer la force de masse, opère alors une rupture interne entre l’ontologie de la vie et l’observation calculée des phénomènes du vivant. Ainsi, dans l’histoire du vitalisme de cette époque, on trouve l’origine non seulement de la substitution paradigmatique des notions vie-organesorganisme, mais surtout de la collaboration du langage ontologique, du langage analytique et du langage de calcul ; il s’agit en effet d’un processus tant philosophique et logique que discursif, que poursuivirent les premiers vitalistes jusqu’aux médecins idéologues. C’est au terme de tout un parcours d’enrichissement du terme « fonction », qu’en 1816, Chaussier et Adelon associeront les fonctions, l’organisation et la vie : […] on n’applique le mot de fonctions qu’aux actions des corps organisés et vivants, des corps qui possèdent le mode d’activité qu’on appelle vie40.

Il s’agissait d’abord de transformer la « vie-force » en un assemblage de fonctions, et la « fonction » statique apparentée à l’unité anatomique qu’était l’organe, en une fonction autonome et dynamique qui « résiste », puis d’incorporer ce contenu verbal dans un système de pensée. 40

Article « Fonction » par Chaussier et Adelon, dans le Dictionnaire des sciences médicales, 1811-1821, t. XVI (1816), p. 243.

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En même temps, les fluctuations signifiantes du terme « fonction » constituent le cœur de l’entreprise des médecins au tournant du XIXe siècle, qu’est, justement, la réhabilitation de la physiologie comme « science » à part entière. Jean Fernel (1497-1558) disait dès 1554 que « on disposera ainsi par ordre les cinq parties de toute la Médecine. Premièrement sera celle appelée physiologice, c’est-à-dire la Physiologie ou le discours de la nature humaine, qui explique entièrement la nature de l’homme sain, toutes ses facultés et ses fonctions41 ». Et à l’extrême fin du XVIIIe siècle, Cabanis reprend cette idée fondatrice de la physiologie en disant que ses Rapports du physique et du moral de l’homme sont « de simples recherches de physiologie, dirigée vers l’étude particulière d’un certain ordre de fonctions42 », et Bichat le confirme au début du siècle suivant : « la science des fonctions (c’est-à-dire la physiologie) est le but de la médecine, celle des organes (c’est-à-dire l’anatomie), le moyen43 ». C’est en ce sens aussi que l’on peut dire que l’analyse des termes et de leur portée sémantique retrace la construction, en cours alors, d’un nouvel ordre de savoir. L’effort intellectuel et discursif des physiologistes de la deuxième moitié du XVIIIe siècle au début du XIXe consistait en effet dans une recherche de l’unité de composition de la force organique et de l’unité sémantique du langage à la fois. En resituant Bichat au point de convergence de ces divers courants de méthode analytique et de méthode de mise en discours, on peut voir que le caractère composite de son discours tient à la pluralité de points de vue qui émanent de chacune de ces pensées historiques. Bichat arrange ces points de vue non seulement en vue d’en obtenir un compromis pour faciliter la communication, mais de façon à faire fonctionner pleinement les pensées qu’ils renvoient, pensées de source diverse, mais ayant été étroitement associées les unes aux autres au cours de leur développement dans le cadre du discours médical. 3. Trois aspects et trois points de vue : vitaliste, analytique, expérimental Revenons à notre corpus. La rhétorique de répétition qu’on peut souvent retrouver chez Bichat est en effet rattachée à cette nécessité de rendre intelligible le dynamisme du vivant. « Les unes, sans cesse variables dans leur intensité, leur énergie, leur développement, passent souvent avec rapidité du dernier degré de prostration au plus haut point d’exaltation, 41

Jean Fernel, La Physiologie (partie consacrée à la physiologie dans La Medicina, publiée en 1554), Fayard, 2001, p. 30. 42 Pierre-Jean-Georges Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme (ans VI et V), deuxième édition, Masson, 1855, t. I, p. 61. 43 Bichat, Anatomie descriptive, passage cité par Philippe Huneman, in Bichat, la vie et la mort, PUF, 1998, p. 17.

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s’accumulent et s’affaiblissent tour à tour dans les organes, et prennent, sous l’influence des moindres causes, mille modifications diverses ». Les « degrés » sont ceux d’intensité, d’énergie et de développement à la fois. Si dans un passage, une propriété vitale est « l’extrême44 » d’une autre, et que dans un autre passage la seconde est « une suite45 » de la première, cela ne pose de problème d’aucune sorte au niveau de langage. Car la divergence de points de vue assure une grande mobilité du discours. C’est de cette position comparative que Bichat profère : « la mesure de la vie est donc, en général, la différence qui existe entre l’effort des puissances extérieures et celui de la résistance intérieure ». Le dernier terme de la composition du discours de Bichat, c’est celui de langage que nous appellerons « organologique ». Au cours de la démonstration de l’origine organique des affections morales, il trouve dans les expressions exprimant les états du corps sous l’influence des passions une « langue expressive des organes ». Le passage vaut d’être cité en entier : La langue vulgaire distinguait les attributs respectifs des deux vies dans le temps où tous les savants rapportaient au cerveau, comme siège de l’âme, toutes nos affections. On a toujours dit ; une tête forte, une tête bien organisée, pour énoncer la perfection de l’entendement ; un bon cœur, un cœur sensible, pour indiquer celle du sentiment. Ces expressions, la fureur circulant dans les veines, remuant la bile ; la joie faisant tressaillir les entrailles, la jalousie distillant ses poisons dans le cœur, etc., etc., ne sont point des métaphores employées par les poètes, mais l’énoncé de ce qui est réellement dans la nature : aussi toutes ces expressions, empruntées des fonctions internes, entrent-elles spécialement dans nos chants, qui sont le langage des passions de la vie organique par conséquent, comme la parole ordinaire est celui de l’entendement, de la vie animale. La déclamation tient le milieu ; elle anime la langue froide du cerveau par la langue expressive des organes intérieurs du cœur, du foie, de l’estomac, etc.46

L’opposition que Bichat souligne ici entre « langue froide du cerveau », autrement dit langue rationnelle analytique et anatomique, et « langue expressive des organes », directe au point de paraître métaphorique, s’identifie à l’opposition traditionnelle entre l’écriture et la parole. Les « chants des organes », expressifs et silencieux à la fois, Bichat tente de les transmettre par son écriture. Michel Foucault, lorsqu’il a qualifié l’organisme dépeint par

44 45 46

Bichat, Recherches…, op. cit., p. 150. Ibid., p. 140. Ibid., p. 105-106.

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Bichat de « monde sourd des entrailles47 », a bien vu que ces chants étaient strictement incommunicables. On voit maintenant où se place ce troisième terme de composition du discours de Bichat, dans la phrase comme celle-ci : Entre la contractilité obscure, mais réelle, nécessaire à la nutrition des ongles, des poils, etc., et celle qui nous présente les mouvements des intestins, de l’estomac, etc., il est des nuances infinies qui servent de transition48.

Les trois adjectifs qui se succèdent représentent chacun un point de vue : « obscure » pour l’observateur empiriste, « réelle » pour celui qui mesure et met les organes à l’épreuve, « nécessaire » pour la suivie de l’organisme lui-même. Le discours physiologique, impersonnel puisque privé de sujet externe et unique, tient à la position de la langue des organes qui se place, à l’instar de cette vielle figure de rhétorique de la « déclamation », entre l’immédiateté prédiscursive et la médiation par le discours explicatif ou descriptif. La constance du thème de « lutte » se réactive alors dans le contexte de l’élaboration du discours physiologique. Puisque la physiologie est une science des rapports et des enchaînements entre phénomènes du vivant, le discours physiologique, au carrefour de plusieurs types de discours, vitaliste, analytique et organologique, est un discours vivant. Comme on voit dans cette citation, « la contractilité obscure, mais réelle, nécessaire à la nutrition des ongles, des poils, etc. », la « nécessité » est effectivement la condition de l’intelligibilité du langage organologique. La « nécessité », illustrant le seuil de la logique analytique, éclaire la théorie par l’urgence qu’a l’organisme d’exister, et évacue, au niveau sémantique, toute fioriture descriptive de la phrase. C’est ainsi qu’en remontant au degré de base les divers niveaux de force et les diverses façons de se comporter qu’ont les parties différentes du corps, qui se succèdent dans un « enchaînement par gradation », Bichat rencontre le moment où « vivre est la seule condition qui soit nécessaire aux fibres pour jouir de la contractilité49 ». L’unité de base de l’organisme, du point de vue de l’organisme lui-même, serait alors l’élément ultime de la nécessité vitale. L’unité de base de l’anatomie est l’élément minimal du discours. Le discours scientifique est désormais le discours de la nécessité. Bichat trouvera cet élément de la nécessité dans la notion de tissu :

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Michel Foucault, « Préface » à la Naissance de la clinique, PUF, 1997 (1963), p. VII. Bichat, Recherches…, op. cit., p. 150. Ibid., p. 155.

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Il paraît qu’à telle texture organique est attribuée, si je puis parler ainsi, telle dose de contractilité ; à telle autre texture, telle autre dose, etc. ; en sorte que, pour employer les expressions qui m’ont servi en traitant de sensibilité, expressions impropres il est vrai, mais seules capables de rendre mon idée, les différences dans la contractilité organique de nos diverses parties ne portent que sur la quantité et non sur la nature de cette propriété : voilà en quoi consistent uniquement les nombreuses variétés de cette propriété, suivant qu’on la considère dans les muscles, les ligaments, les nerfs, les os, etc.50

Le thème de « lutte » est décisif dans son histologie débutante : […] la plupart de nos organes sont entretenus à un certain degré de tension […] ; c’est la cessation de l’extension naturelle qui détermine la contraction […] ; ce mode de contractilité est parfaitement indépendant de la vie ; il ne tient, comme l’extensibilité, qu’au tissu, à l’arrangement organique des parties 51.

Mais entre l’élaboration discursive de la théorie de la vie que nous venons d’analyser, et celle de la théorie des tissus, la nature de travail change. La théorie des tissus appartiendra à la seconde partie expérimentale de l’ouvrage. Philippe Huneman considère que Bichat parvient dans la seconde partie à donner « une réalité organique » à la première partie théorique52. Ce que nous avons étudié, c’est une autre « réalité organique », celle que le processus effectif de l’élaboration discursive peut donner à une philosophie, et dont nous trouvons les moments essentiels dans la première partie de l’ouvrage. Il est pourtant vrai que la découverte des tissus offrait à Bichat le moyen décisif de consolider son discours physiologique par les données expérimentales. Toutefois, nous nous bornons ici à y indiquer la correspondance entre les réflexions occasionnées par les expérimentations et les exigences discursives qui ont guidé Bichat depuis le début. Elle se résume à la parfaite identité entre la cause de séparation des forces vitales et la cause de différenciation tissulaire. C’est la « nature, non la science, qui a tiré une ligne de démarcation » aussi bien entre les forces vitales, les fonctions, qu’entre les tissus : « quel que soit le point de vue sous lequel on considère ces tissus, ils ne se ressemblent nullement. C’est la nature, et non la science, qui a tiré une ligne de démarcation entre eux53. » ; « il fallait assigner avec précision la nature et l’enchaînement des fonctions propres à chaque organe » 50 51 52 53

Ibid. Ibid., p. 163-164. Philippe Huneman, Bichat, la vie et la mort, op. cit., p. 79. Bichat, « Considérations générales » de l’Anatomie générale, in Recherches…, op. cit., p. 256-257.

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dont « la nature elle-même a posé les limites54 ». Ce principe posé, Bichat l’énonciateur s’installe dans une attitude d’anatomiste expérimentateur. L’explication physiologique n’est plus autre chose que la démonstration déductive à partir des éléments préalablement bâtis sur le terrain du discours physiologique : Cette manière d’énoncer les propriétés vitales et physiques, annonce assez qu’il ne faut point remonter au-delà dans nos explications, qu’elles offrent les principes et que ces explications doivent en être déduites comme autant de conséquences.

Le modèle d’organisme est donc stabilisé, au sein duquel la décomposition et la recomposition verbales peuvent désormais s’opérer. Nous pouvons donc retrouver les diverses sources philosophiques dans la thèse de Bichat : « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Et si l’on considère que ces conflits se sont produits aussi au sein d’un discours en devenir, on peut rattacher le caractère auto-référentiel de la phrase à la pluralité synthétique qui caractérise le parcours de Bichat. Les fonctions évoquent fonctionnalité qui sous-tend l’organisation fonctionnelle ; et considérant encore l’organisation sous son aspect d’unification, l’« ensemble des fonctions » pourrait apparaître comme unité ; cependant le verbe « résister » désigne un dynamisme pluriel qui s’exprime formellement par l’omission du sujet. L’impersonnalité se découvre alors au cours de l’élaboration du discours comme garante de l’expressivité libre de la parole organique. De l’autre côté, l’« ensemble des fonctions », quantifié et relativisé pour une plus grande intelligibilité, fait apparaître la mécanique de l’organisme constamment en mouvement. Le processus d’élaboration discursive vise également à une circularité de sens, de sorte que la décomposition et la recomposition verbale et expérimentale de l’organisme se rencontrent dans leurs lois. Si l’écriture de Bichat est construite de ces trois aspects de sa pensée : vitaliste ou ontologique, analytique ou anatomique, et organologique ou expérimental, le discours physiologique se réalise au confluent des ces trois tendances, en laissant s’en dégager les déductions d’elles-mêmes. Autrement dit, la définition de la vie que Bichat présente au début de ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort, ne peut être comprise en tant que définition extérieure ou nominaliste, sans tenir compte de ce regard à la fois introspectif et impersonnel de l’organisme lui-même, tourné vers sa propre vitalité. C’est la vie qui s’y

54

Ibid., p. 271 et p. 273.

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définit elle-même, à travers la réalité représentée par un sujet absent et multiple, relativisé et omniprésent, voilà la généralité, nullement abstraite, qu’exprime de soi sa définition de la vie. L’impersonnalité qui caractérise le discours physiologique de Bichat permet de supposer un relativisme fondamental de l’anatomiste lors de la mise en discours, qui paradoxalement ne va pas à l’encontre de la foi en la physiologie. C’est Claude Bernard qui accentuera cette attitude relative du sujet observant et écrivant, jusqu’à déclarer en 1865 : […] il n’y a aucune réalité objective dans les mots vie, mort, santé, maladie. Ce sont des expressions littéraires qui représentent à l’esprit l’apparence de certains phénomènes 55.

Voilà comment le sujet pluriel découvert par Bichat au cours de son élaboration du discours, a fondé, en partie, la notion de science physiologique au XIXe siècle. 4. Bichat et les Idéologues Bichat, en travaillant sous les ordres de Desault à l’Hôtel-Dieu, fréquente nombre d’Idéologues comme Pinel, Cabanis, Chaptal ou Corvisart. Ce qu’il partage avec eux, c’est avant tout le sentiment d’urgence à constituer un vocabulaire et un système sémantique, adaptés à la nouvelle vision de l’homme. Pinel affirme que la construction d’une « nouvelle langue » analytique doit assurer « un monisme épistémologique », c’est-à-dire une « continuité sans faille » entre « la perception rationnelle de l’univers et la construction du savoir56 ». « Il est facile de voir », dit Bichat à son tour, que la science des corps organisés doit être traitée d’une manière toute différente de celles qui ont les corps inorganiques pour objet. Il faudrait, pour ainsi dire, y employer un langage différent ; car la plupart des mots que nous transportons des sciences physiques dans celle de l’économie animale ou végétale nous y rappellent sans cesse des idées qui ne s’allient nullement avec les phénomènes de cette science57.

Comme pour les médecins idéologues proprement dits, la création d’un langage et élaboration d’une théorie physiologique ne signifient pas deux choses différentes pour Bichat. Cependant, la création du nouveau langage va avec Cabanis dans le sens de la création d’une 55 56 57

Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865. Philippe Pinel, art. « Analyse », in Dictionnaire des sciences médicales, Panckoucke, 1812-1822, t. I (1812). Bichat, Recherches…, op. cit.

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nouvelle humanité. Celui-ci, en appliquant les principes d’analyse à la psychologie organique, brave les frontières du langage. Pour Cabanis, la médecine est aussi et surtout un art discursif, et cet art, une fois décomposé et remis au service de la volonté humaine, peut changer la nature : « La nature produit l’homme avec des organes et des facultés déterminées : mais l’art peut accroître ces facultés, changer ou diriger leur emploi, créer en quelque sorte de nouveaux organes58. » Bichat ne va jamais dans ce sens-là. Ainsi, le vaste programme des Idéologues de portée anthropologique, est-il étranger à Bichat qui demeurera anatomiste rigoureux. Il s’évertue à assurer pour sa part une cohérence et une intelligibilité dans sa théorie des vies animale et organique et dans sa démarche anatomique, mais son objet, « l’univers » selon Pinel, « les humanités » selon Cabanis, reste l’organisme dans sa réalité ternaire. Bien qu’il s’agît d’une même orientation vers une réforme de pensée à partir d’une nouvelle hiérarchisation d’éléments de discours, plus conforme à l’ordre de la nature des sensations, la réorganisation du lexique et du discours consistait, pour Bichat, exactement dans le réajustement réciproque entre la langue de la nature et la langue organique des fonctions.  Yukiko Kano ([email protected]) Communication faite au colloque « L’Ecriture des Médecins Idéologues » à l’Ecole Normale Supérieure (Ulm), le 12 décembre 2003.

58

Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme, op. cit., t. I, p. 114.

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