961 Anti Crise

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NUMÉRO SPÉCIAL 96 PAGES STRATÉGIE Rififi en mer de Chine DAKAR La dynastie Wade en échec BRÉSIL L’islam séduit les jeunes www.courrierinternational.com

N° 961 du 1er au 8 avril 2009 - 5 €

L’ANTICRISE Au-delà du G20, un manuel de survie (et d’analyse)

M 03183 - 961 S - F: 5,00 E

3:HIKNLI=XUZUUU:?a@j@g@l@q;

AFRIQUE CFA : 3 300 FCFA - ALGÉRIE : 700 DA - ALLEMAGNE : 5,50 € AUTRICHE : 5,50 € - BELGIQUE : 5,50 € - CANADA : 8,95 $CAN - DOM : 6,80 € ESPAGNE : 5,50 € - E-U : 8,95 $US - G-B : 5,40 £ - GRÈCE : 5,50 € IRLANDE : 5,50 € - ITALIE : 5,50 € - JAPON : 900 ¥ - LUXEMBOURG : 5,50 € MAROC : 45 DH - NORVÈGE : 65 NOK - PAYS-BAS : 5,50 € - PORTUGAL CONT. : 5,50 € SUISSE : 9,90 FS - TOM : 1150 CFP - TUNISIE : 6 DTU

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MANUEL DE SURVIE (ET D’ANALYSE)

4 les sources de cette semaine 6 l’éditorial par Philippe Thureau-Dangin 6 l’invité Lluís Bassets, El País, Madrid 9 à l’affiche Sam Calavitta 9 ils et elles ont dit

d ’ u n c o n t i n e n t à l ’ a u t re 10 france COUP DE GUEULE

Cessez de nous traiter comme des terroristes IMMIGRATION Le noir n’est pas une couleur CINÉMA Babouchka Deneuve ne connaît pas la crise MODE DE VIE Givry, ses traditions, ses vins, ses déchets industriels

12 europe EUROPE

Vivement un président de l’Europe PORTUGAL Face à la crise, on n’en fait jamais assez ALBANIE Promotion canapé à tous les étages PAYS-BAS Ne soyons pas des gardiens de la morale ROYAUME-UNI La guerre d’Irak, un mauvais rêve sans fin ITALIE Un parti sur mesure pour Berlusconi GÉORGIE Affronter le pouvoir à mains nues RUSSIE Le nouveau séparatisme russe

G20

L’ANTICRISE

Comment la communauté internationale rêve de sauver le monde p. 24

Tangage L’Islande ou le symbole de la faillite politique et morale du Nord p. 32

Flash-back En six épisodes, la descente aux enfers de l’économie depuis 2007 p. 44

18 amériques ÉTATS - UNIS

Obama peine à peupler ses ministères Hillary Clinton fait amende honorable ÉTATS - UNIS Internet fait dérailler la justice FRONTIÈRE Chasseurs de clandestins en ligne GUATEMALA Grand ménage sur le marché de l’adoption

Humanités

ÉTATS - UNIS

Comment dans un avenir très proche le Sud risque d’être encore plus touché que les pays développés p. 50

23 en couverture L’anticrise 78 asie INDE

Quand islam rime avec bigame La justice mise à l’épreuve DOSSIER Gros temps en mer de Chine •“Notre patience a des limites” • Pékin impose sa sphère d’influence

Horizons Prophéties, initiatives,

CAMBODGE

solutions : un nouveau monde plus solidaire se met en place p. 60

82 moyen-orient ISRAËL

Tsahal accusée de pratiquer la guerre sainte Ehoud Barak, un homme sans caractère K O W E Ï T Je veux un méchoui, pas un grill TURQUIE Erdogan, seul maître à bord DIPLOMATIE Ankara reconnaît le Kurdistan (irakien) GOUVERNEMENT

◀ Photos ci-contre et pp. 23 et 75 de Chema Madoz,

réalisées entre 1990 et 2005. © Adagp, Paris 2009/VEGAP. Chema Madoz est représenté à Paris par la galerie Esther Woerdehoff.

85 afrique SÉNÉGAL

Les électeurs donnent une leçon à Wade Au revoir, Karim… et bon débarras NIGERIA La chasse aux homos est ouverte AFRIQUE DU SUD Rien n’est trop beau pour les gosses de riches POLITIQUE

▶ Photo de couverture : Grégoire Alexandre.

▶ Les plus de courrierinternational.com ◀

r

e n q u ê t e s e t re p o r t a ge s 88 reportage Islam hip-hop dans les favelas

91 multimédia

92 écologie Et si l’agriculture intensive était plus écologique COEXISTENCE Rapacité des hommes, colère des tigres

rubriques 94 le livre In Other Rooms, Other Wonders, de Daniyal Mueenuddin

94 saveurs Italie : une purée très sophistiquée 95 insolites Halte au massacre des vers à soie !

Les entreprises européennes passent leur tour

BLOG DES BLOGS JEU CONCOURS

Avec GlobalPost, l’information a un prix Une voix radicale mais gratuite en Finlande

EXPÉRIENCE

CONTROVERSE

SPORT A Coupe du Monde 2010

Comment le monde réagit et s’adapte

i n t e l l i ge n c e s TENDANCE

Dossier spécial Face à la crise

;

Un tour du monde de la blogosphère

* INSOLITES g Découvrez nos inédits COURRIER INTERNATIONAL N° 961

3

Gagnez des DVD du film Le Sel de la mer d’Annemarie Jacir

DU 1 er AU 8 AVRIL 2009

L CARTOONS Les galeries de dessins du monde entier

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l e s s o u rc e s



PARMI LES SOURCES CETTE SEMAINE AERA 350 000 ex., Japon, hebdomadaire. Créé en 1988, l’Asahi Shimbun Extra Report and Analysis (AERA) a su rapidement trouver sa place dans le paysage des magazines nippons grâce à sa mise en page simple et esthétique.

FINANCIAL TIMES 448 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le journal de référence, couleur saumon, de la City et du reste du monde. Une couverture exhaustive de la politique internationale, de l’économie et du management.

ASAHI SHIMBUN 11 720 000 ex., Japon, quotidien. Fondé en 1879, le “Journal du Soleil-Levant” est une institution. Trois mille journalistes veillent à la récolte de l’information.

FOKUS 22 000 ex., Suède,

ASIA SENTINEL

bimestriel. Fondé en 1970 dans le but de “stimuler le débat sur les questions essentielles de la politique étrangère américaine”, le titre est édité par la Fondation Carnegie pour la paix internationale.

, Chine. Créé en 2006, ce site publie des analyses et des éclairages rédigés par des spécialistes de l’Asie.

ASIA TIMES ONLINE , Chine. Lancée fin 1995, l’édition papier de ce journal anglophone s’est arrêtée en juillet 1997 et a donné naissance en 1999 à un journal en ligne régional.

THE ATLANTIC 510 000 ex., Etats-Unis, mensuel. Les sujets du moment y sont traités avec profondeur, par des acteurs importants du monde politique ou littéraire américain.

BANGKOK POST 55 000 ex., Thaïlande, quotidien. Le journal indépendant en anglais, s’adresse à l’élite urbaine et aux expatriés.

THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR 70 000 ex., Etats-Unis, quotidien. Publié à Boston, cet élégant tabloïd est réputé pour sa couverture des affaires internationales et le sérieux de ses informations nationales.

EL CRONISTA 42 000 ex., Argentine, quotidien. Le premier journal économique du pays.

DAGENS NYHETER 360 000 ex., Suède, quotidien. Fondé en 1864, c’est le grand quotidien libéral du matin.

DIÁRIO DE NOTÍCIAS 75 000 ex., Portugal, quotidien. Fondé en 1864, le “Quotidien des nouvelles” fut l’organe officieux du salazarisme. Aujourd’hui, le DN est devenu un journal que l’on peut qualifier de centriste.

THE ECONOMIST 1 337 180 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Grande institution de la presse britannique, le titre, fondé en 1843 par un chapelier écossais, est la bible de tous ceux qui s’intéressent à l’actualité internationale.

THE ECONOMIC TIMES 362 000 ex.,

EL NUEVO HERALD 90 000 ex., Etats-Unis, quotidien. Fondé en 1987, en tant que supplément du Miami Herald, “Le Nouveau Herald” est devenu un titre à part entière en 1988 et une éritable référence pour la communauté latino-américaine de Miami.

hebdomadaire. Créé en décembre 2005, le titre est le premier hebdomadaire d’informations générales de Suède. .

THE OBSERVER 449 140 ex.,

FOREIGN POLICY Etats-Unis,

Royaume-Uni, hebdomadaire. Le plus ancien des journaux du dimanche (1791) est aussi l’un des fleurons de la “qualité britannique”.

ORDFRONT 40 000 ex., Suède, mensuel. C’est en 1969 que le “Front des mots” a vu le jour, devenant le porte-parole du mouvement contre la guerre du Vietnam. A la pointe du débat et ancré à gauche.

FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG 377 000 ex., Allemagne, quotidien. La FAZ, grand quotidien conservateur et libéral, est un outil de référence dans les milieux d’affaires et intellectuels allemands.

GANDUL 35 000 ex., Roumanie, quotidien. Avec pour devise un vieux proverbe, “Personne ne pense à ta place”, et pour logo la statue du Penseur d’Hamangia, “La Pensée” a été fondé en 2005.

THE GUARDIAN 364 600 ex., Royaume-Uni, quotidien. Depuis 1821, l’indépendance, la qualité et l’engagement à gauche caractérisent ce titre qui abrite certains des chroniqueurs les plus respectés du pays.

CAIJING 220 000 ex., Chine, bimensuel.

Publié par le Stock Exchange Executive Council, “Finance et économie” est dirigé par une femme d’exception, Hu Shuli. Ce magazine fut l’un des premiers à avoir eu l’audace de changer le paysage de la presse chinoise. beaucoup plus que l’édition internationale du NewYork Times.

IZVESTIA 263 600 ex., Russie, quotidien. L’un des quotidiens russes de référence, qui traite tous les domaines de l’actualité.

HARDNEWS 40 000 ex., Inde,

JINYANG WANG

mensuel. Créé en 2003, à quelques mois d’une échéance électorale importante (législatives), HardNews a su gagner le respect de beaucoup d’Indiens pour la pertinence et l’audace de ses analyses.

, Chine. Ce portail d’information cantonais s’appuie sur un important groupe de médias.

HOSPODÁRSKÉ NOVINY 68 000 ex, République tchèque, quotidien. “Les Nouvelles économiques”, fondé en 1957, est un titre qui propose un excellent niveau d’information politique, économique et financière.

HÜRRIYET 600 000 ex., Turquie, quotidien. Créé en 1948 par la famille de presse des Simavi, “La Liberté”, ancien journal populaire, est aujourd’hui un titre puissant. THE INDEPENDENT 240 500 ex., Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1986, c’est l’un des grands titres de la presse britannique de qualité.

Inde, quotidien. Né en 1961, il est l’un des plus grands quotidiens économiques du pays. Calqué sur le modèle du Financial Times, il appartient au groupe Times of India.

THE INDIAN EXPRESS 550 000 ex., Inde, quotidien. S’autoproclamant “India’s only national newspaper”, l’Indian Express est le grand rival du Times of India.

EPOCA 300 000 ex., Italie,

INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE

hebdomadaire. “L’Epoque” connaît un succès croissant depuis son récent changement de formule.

néerlandaise. Libéral de tradition, rigoureux par choix, informé sans frontières.

242 000 ex., France, quotidien. Edité à Paris, imprimé dans 28 villes du monde, le titre est

KOMMERSANT-VLAST 53 900 ex., Russie, hebdomadaire. Vlast, “Le Pouvoir”, lancé en 1997, est l’hebdomadaire phare du groupe Kommersant. Ce magazine vise un public de “décideurs” – chefs d’entreprise, “nouveaux Russes”…

KOMPAS 450 000 ex., Indonésie, quotidien. Fondé en 1965 pour s’opposer à la presse communiste, écrit en indonésien, “Boussole” est une référence, avec des enquêtes de fond sur des faits de société et des reportages sur les îles “extérieures”. MILLIYET 360 000 ex., Turquie, quotidien. “Nationalité”, fondé en 1950, se veut un journal sérieux, mais publie parfois des photos alléchantes. Appartenant au groupe de presse Dogan Medya, il se situe au centre et revient de loin : en 1979, son rédacteur en chef a été assassiné par Ali Agca, l’homme qui a tiré sur le pape. NANFENG CHUANG 800 000 ex., Chine, bimensuel. Créé en

1985, en pleine période des réformes et de l’ouverture, le magazine constitue l’un des plus importants médias réformateurs du pays.

THE NATION 50 000 ex., Thaïlande, quotidien. Fondé en 1971, ce journal indépendant a lancé en novembre 1998 une édition asiatique. NEW SCIENTIST 175 000 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Stimulant, soucieux d’écologie, bon vulgarisateur, le New Scientist est l’un des meilleurs magazines d’information scientifique du monde.

NEWSWEEK 4 000 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Créé en 1933 sur le modèle de Time, le titre est le deuxième magazine le plus lu par les Américains. Il est, en revanche, le tout premier sur le plan international.

OUTLOOK 250 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en octobre 1995, le titre est très vite devenu l’un des hebdos de langue anglaise les plus lus en Inde. EL PAÍS 444 000 ex. (777 000 ex. le dimanche), Espagne, quotidien. Né en mai 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est une institution. Il est le plus vendu des quotidiens et s’est imposé comme l’un des meilleurs journaux du monde.

PHILIPPINE DAILY INQUIRER 250 000 ex., Philippines, quotidien. Créé en 1985, dans les derniers jours du régime Marcos, le PDI, très attaché à son indépendance rédactionnelle, est le premier quotidien du pays.

PHNOM PENH POST 20 000 ex., Cambodge, bimensuel. Fondé en juillet 1992, ce journal anglophone est animé par une équipe de journalistes cambodgiens expatriés. PROCESO 100 000 ex., Mexique, hebdomadaire. Créé en 1976 par Julio Scherer García, vieux routier du journalisme mexicain, le titre reste fidèle à son engagement à gauche. Ses reportages et son analyse de l’actualité en font un magazine de qualité.

(1 700 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, c’est de loin le premier quotidien du pays.

LA REPUBBLICA 650 000 ex., Italie, quotidien. Né en 1976, le titre se veut le journal de l’élite intellectuelle et financière du pays. Orienté à gauche, il est fortement critique vis-à-vis du président du Conseil, Silvio Berlusconi.

NEZAVISSIMAÏA GAZETA 42 000 ex.,

SAKARTVELOS RESPOUBLIKA

THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex.

Russie, quotidien. “Le Journal indépendant” a vu le jour fin 1990. Démocrate sans être libéral, il fut une tribune critique de centre gauche. En 2001, il est devenu moins austère, plus accessible, mais aussi moins virulent.

NRC HANDELSBLAD 254 000 ex., Pays-Bas, quotidien. Né en 1970, le titre est le quotidien de référence de l’intelligentsia

20 000 ex., Géorgie, quotidien. Ce titre, créé en 1918 par le gouvernement nationaliste géorgien, a survécu à tous les régimes. En dépit de son vernis officiel, “La République de Géorgie”, l’un des journaux les plus lus du pays, prône un journalisme objectif, critique, de qualité.

SMARTMONEY 50 000 ex., Russie, hebdomadaire. Fondé

Courrier international n° 961 en 2006, ce magazine d’information et d’analyses économiques et financières est d’une excellente facture.

SUD QUOTIDIEN 20 000 ex., Sénégal, quotidien. Né en février 1993 du succès de Sud Hebdo, qu’il remplace, c’est le journal le plus vendu du Sénégal. Rigoureux, documenté et indépendant, il privilégie l’investigation politique et le traitement des faits de société. SUNDAY TIMES 504 000 ex., Afrique du Sud, hebdomadaire. Fondé en 1906, le Sunday Times est le journal dominical le plus populaire d’Afrique du Sud. Jadis conservateur, il est devenu, ces dernières années, de plus en plus libéral. TEHELKA 100 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en 2000, Tehelka était à l’origine un journal en ligne connu pour son indépendance. Devenu magazine en 2004, il a bâti sa réputation grâce à ses enquêtes sur la corruption.

THE TIMES 618 160 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le plus ancien des quotidiens britanniques (1785) et le plus connu à l’étranger appartient depuis 1981 à Rupert Murdoch. Il a longtemps été le journal de référence et la voix de l’establishment. VATAN 250 000 ex., Turquie, quotidien. Créé en 2003, ce journal orienté vers la gauche libérale et qui se distingue par sa grande indépendance a néanmoins réussi à figurer parmi les quatre plus grands titres de la presse turque. VZGLIAD <www.vzglyad.ru>, Russie. Créé en mai 2005, le site se distingue par une grande réactivité à l’actualité. Sans doute la clé de son succès. Il mêle actu et analyses, réalisées par des auteurs de talent. THE WASHINGTON POST 700 000 ex., Etats-Unis, quotidien. Recherche de la vérité, indépendance : la publication des rapports secrets du Pentagone sur la guerre du Vietnam ou les révélations sur l’affaire du Watergate ont démontré que le Post vit selon certains principes.

XINMIN ZHOUKAN (Xinmin Weekly) 220 000 ex., Chine, hebdomadaire. Créé en 1999, le “Nouveau Peuple” est un magazine grand public. Il donne régulièrement la parole au monde académique, à l’Ecole du Parti, aux chroniqueurs les plus en vue, et se targue d’avoir la plus forte vente de tous les hebdos d’information chinois.

DIE ZEIT 464 400 ex., Allemagne, hebdomadaire. Le magazine de l’intelligentsia allemande. Tolérant et libéral, c’est un grand journal d’information et d’analyse politique.

Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 € Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA. Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication ; Régis Confavreux Conseil de surveillance : David Guiraud, président ; Eric Fottorino, vice-président Dépôt légal : avril 2009 - Commission paritaire n° 0712C82101 ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France

RÉDACTION 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Directeur adjoint Bernard Kapp (16 98) Rédacteur en chef Claude Leblanc (16 43) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54), Chef des informations Anthony Bellanger (16 59) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Europe de l’Ouest Eric Maurice (chef de service, Royaume-Uni, 16 03), Gian-Paolo Accardo (Italie, 16 08), Anthony Bellanger (France, 16 59), Danièle Renon (chef de rubrique Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Marc Fernandez (Espagne, 16 86), Daniel Matias (Portugal), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Rasmus Egelund (Danemark), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro (Suisse) Europe de l’Est Alexandre Lévy (chef de service, 16 57), Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, Caucase, 16 36), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Agnès Jarfas (Hongrie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela Kukurugyova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie) Amériques Jacques Froment (chef de service, Amérique du Nord, 16 32), Bérangère Cagnat (Etats-Unis, 16 14), Marc-Olivier Bherer (Canada), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Christine Chaumeau, François Gerles (Asie du Sud-Est, 16 24), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte, 16 35), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Anne Collet (Mali, Niger, 16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), Hoda Saliby (Maroc, Soudan, 16 35), Chawki Amari (Algérie), Gina Milonga Valot (Angola, Mozambique), Liesl Louw (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Multilatéral Catherine André (chef de service, 16 78) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Sciences Eric Glover (chef de service, 16 40) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Olivier Bras (éditeur délégué, 16 15), Marie Bélœil (rédactrice, 17 32), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Mouna El-Mokhtari (webmestre, 17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Mathilde Melot (marketing, 16 87) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97), Caroline Marcelin (16 62) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, anglais, allemand, roumain, 16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Anne Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10) Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia , Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Fabrication Patrice Rochas (directeur) et Nathalie Communeau (directrice adjointe, 01 48 88 65 35). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Gilles Berton, Aurélie Boissière, Marianne Bonneau,

Jean-Baptiste Bor, Valérie Brunissen, Emilie Chaudet, Geneviève Deschamps, Valeria Dias de Abreu, Alexandre Errichiello, Lucie Geffroy, Marion Gronier, Mira Kamdar, Charlotte de L’Escale, Françoise Liffran, Marina Niggli, Josiane Pétricca, Pauline Planchais, Laurent Raymond, Margaux Revol, Stéphanie Saindon, Isabelle Taudière, Anne Thiaville, Emmanuel Tronquart, Han Hoà Truong, Janine de Waard, Zaplangues, Zhang Zhulin

ADMINISTRATION - COMMERCIAL Directeur délégué Régis Confavreux (17 46). Assistantes : Sophie Jan et Natacha Scheubel (16 99). Responsable contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05), Laura Barbier. Responsable des droits : Dalila Bounekta (16 16). Comptabilité : 01 48 88 45 02 Relations extérieures Victor Dekyvère (16 44) Partenariats Sophie Jan (16 99) Ventes au numéro Directeur commercial : Patrick de Baecque. Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet Marketing, abonnement Pascale Latour (directrice, 16 90), Sophie Gerbaud (16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbaamah (16 89) Publicité Publicat, 7, rue Watt, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Président : Henri-Jacques Noton. Directeur de la publicité : Alexandre Scher (14 31). Directrice adjointe : Lydie Spaccarotella (14 05). Directrices de clientèle : Hedwige Thaler (14 07), Claire Schmitt (13 47). Chefs de publicité : Kenza Merzoug (13 46). Annonces classées : Cyril Gardère (13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Publicité site Internet i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet,

ABONNEMENTS Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris 0 805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146 Abonnements Tél. de l’étranger : 00 33 3 44 62 52 73 Fax : 03 44 57 56 93 Courriel : Adresse abonnements Courrier inter national, Ser vice abonnements, BP1203 60732 SainteGeneviève Cedex Commande d’anciens numéros Boutique du Monde, 80, bd Auguste-Blanqui, 75013 Paris. Tél. : 01 57 28 27 78 Courrier International, USPS number 013-465, is published weekly 49 times per year (triple issue in Aug, double issue in Dec), by Courrier International SA c/o USACAN Media Dist. Srv. Corp. at 26 Power Dam Way Suite S1-S3, Plattsburgh, NY 12901. Periodicals Postage paid at Plattsburgh, NY and at additional mailing Offices. POSTMASTER : Send address changes to Courrier International c/o Express Mag, P.O. box 2769, Plattsburgh, NY 12901-0239.

Ce numéro comporte un encart Abonnement broché pour les kiosques Canada et Etats-Unis, un encart Abonnement broché pour les kiosques France métropolitaine et un encart Armani broché sur l’ensemble de la diffusion France métropolitaine.

COURRIER INTERNATIONAL N° 961

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DU 1 er AU 8 AVRIL 2009

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l’invité

É D I TO R I A L

Benjamin Kanarek

C’est la démographie qui gouverne C’est entendu, il y a plusieurs révolutions à mener. Des révolutions financières, économiques, politiques, morales, etc. Et le G20, cette semaine, pourrait être les états généraux qui les précèdent. Le problème, c’est qu’on ne sait pas dans quelle direction aller. On ne peut en tout cas pas repartir en arrière. Les Trente Glorieuses (1945-1975) de nos parents furent en effet une époque de reconstruction, de croissance, d’équipement des ménages et de montée des classes moyennes. Alors les entreprises ne versaient pas de stock-options et l’actionnaire passait après le client et le salarié. Alors la finance n’avait pas tous les droits et l’argent circulait à meilleur escient : les transactions quotidiennes sur les marchés des changes étaient d’à peine 10 milliards de dollars, contre quelque 2 000 milliards de dollars aujourd’hui (soit cent fois le montant des échanges quotidiens de biens et services). Même si nous voulons tout bouleverser, nous n’y arriverons pas. Car la démographie dans les pays du Nord n’est plus celle des années 1950. C’est en grande partie à cause du vieillissement de la population que les choses ont changé à partir des années 1980. L’actionnaire est devenu roi, et les questions de patrimoine ou de rendement sont passées devant les questions de croissance. Pour soutenir cette demande des fonds de retraite et des investisseurs (un autre terme pour seniors), la finance inventa des machines absurdes ou délictueuses. Nous en voilà revenus. Mais l’équilibre démographique, lui, n’a pas changé. Au Japon, les plus de 65 ans représentent plus du quart de la population. Idem en Italie et en Allemagne pour les plus de 60 ans. Aux Etats-Unis, seul un tiers de la population a moins de 35 ans, contre 40 % en 1990… Aujourd’hui, cette population vieillissante privilégie aussi le patrimoine commun et se soucie donc de “durabilité”. Tant mieux. Mais les pays émergents n’ont pas la même démographie. En Inde, les plus de 65 ans sont seulement 6 %, en Chine 10 %. C’est pourquoi l’avenir appartient à ces pays. Et c’est pourquoi il sera difficile de concilier leur volonté de croissance et notre souci écologique. Philippe Thureau-Dangin

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Lluís Bassets,

El País, Madrid

des temps forts de l’“obamania”. Il ne faut pas oublier ept jours de voyage (du 1er au 7 avril), des récepqu’il a payé cash ce voyage européen dans les sondages : tions officielles dans trois capitales (Londres, à l’époque, son avantage s’était effrité avant d’être mis un Prague et Ankara), trois sommets internationaux peu plus à mal, quelques semaines plus tard, par la dési(G20 élargi, OTAN, Union européenne), deux gnation de Sarah Palin, la colistière de John McCain. Mais discours très attendus (sur les relations transatc’était aussi une époque où la crise n’avait pas encore lantiques et la prolifération nucléaire), des rentouché Wall Street de plein fouet et rendu imparable sa contres bilatérales avec quarante chefs d’Etat et marche vers la Maison-Blanche. Premiers ministres (depuis la reine Elisabeth Barack Obama arrive en Europe avec le besoin de réusjusqu’au président chinois, Hu Jintao), à quoi viennent sir un joli coup. S’il n’en reste qu’aux belles paroles, sans s’ajouter trois taureaux qu’il faut toréer et achever : la récesque les actes suivent, son image s’en trouvera écornée en sion économique mondiale, le programme nucléaire iranien raison de la déconnexion entre illusions et réalités, entre et la guerre en Afghanistan. Voilà ce qui se trouve au menu espoirs diffus et objectifs concrets, entre rhétorique et polidu premier voyage de Barack Obama en Europe en tant que tique. L’enjeu est particulièreprésident des Etats-Unis – son ment important en ce qui second à l’étranger, puisque concerne la reprise écono[le 19 février dernier] il s’est mique : si le sommet du G20 rendu pendant quelques à Londres ne se traduit pas par heures en visite officielle au un coup de fouet qui fasse Canada. Par antiphrase iroréagir tout le monde – invesnique, le porte-parole de la tisseurs, épargnants, gouverMaison-Blanche, Rober t nements, entreprises et marGibbs, a qualifié ce séjour de chés boursiers –, le cercle “vacances européennes”. ■ Grand éditorialiste et directeur adjoint vicieux de la frustration et du Le nouveau gouvernement d’El País, le premier quotidien espagnol, découragement risque fort de amér icain a par semé son Lluís Bassets est aussi un fin connaisprendre des proportions plus action à l’étranger de signes seur de la France, dont il maîtrise parfaitement la langue. Il dirige les pages effrayantes encore. Et, dans ce qu’il faut décoder soigneuseOpinion du journal et publie un blog, Del cas, Barack Obama lui-même ment. Barack Obama déroge Alfiler al Elefante. en sera en partie responsable. à la tradition : le président n’a Il en va de même des autres pas effectué sa première visite volets qui doivent être abordés au cours de ce voyage : les officielle chez le grand voisin du sud, le Mexique, mais chez relations avec l’Iran (des prises de contact et des annonces celui du nord ; de même, le premier voyage de la secrétaire sont possibles lors de la réunion de La Haye, où se trouvera d’Etat, Hillary Clinton, ne l’a pas conduite en Europe, mais une délégation iranienne), l’engagement en faveur du désaren Asie. Peu avant qu’Obama ne parte pour Londres, son mement avec la Russie, la reprise de la dynamique transvice-président, Joe Biden, rentrera de son voyage en Améatlantique (en dépit de la langueur et du laisser-aller eurorique latine. Quant à Mme Clinton, elle sera également à La Haye pour un sommet sur l’Afghanistan, un rendezpéens). On suivra avec une attention toute particulière la vous important s’il en est, quelques jours après que son prépartie turque du “grand tour” du président américain : sident aura lancé une nouvelle stratégie consistant à y renBarack Obama entend réaffirmer l’amitié de son pays avec forcer de 21 000 hommes la présence américaine. la Turquie et l’importance de l’appartenance de cette derLe voyage de cette semaine est donc le premier test nière à l’Alliance atlantique, ainsi que de son éventuelle international pour Obama. On pourra voir à l’œuvre son adhésion à l’Union européenne. La Maison-Blanche a souleadership tant vanté lorsqu’il s’agira de négocier des iniligné que ce passage par Ankara et Istanbul ne constituait tiatives avec d’autres Etats aux intérêts différents et soupas le voyage dans un pays musulman promis dans les cent vent divergents. Sa réputation n’est plus à faire : il a affirmé jours de la présidence Obama. Ce qui signifie qu’un autre sa stature internationale dès son précédent voyage en déplacement est prévu et que celui-ci a pour unique objecEu ro p e, en a o û t 2008, lo r sq u ’ il a réu n i p lu s de tif de placer sous les feux des projecteurs les relations entre 200 000 personnes à Berlin, pour ce qui devait être l’un Washington et Ankara. ■

Les “vacances” de Barack Obama

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RECTIFICATIFS

S E M A I N E

■ Paysans

■ ▶ LA PAIX SELON

NÉTANYAHOU Le nouveau Premier ministre israélien a affirmé que la paix avec les Palestiniens constituait l’un des objectifs de son gouvernement. Mais il prône la poursuite à grande échelle de la colonisation de la Cisjordanie.

japonais

Dans l’article du Tokyo Shimbun, “L’agriculture, une activité d’avenir” (CI no 960, du 26 mars 2009, p. 27), les 4,4 milliards de yens de chiffre d’affaires de la coopérative agricole IMTF équivalent à 34 millions d’euros, et non à 3,4 millions, comme indiqué par erreur. Par ailleurs, dans le petit texte d’accompagnement, il fallait lire que, entre 1960 et 2008, le nombre d’agriculteurs a reculé au Japon de 80 %, et non de 21 %.

■ Institutions

Dessin de Hassan Bleibel paru dans Al-Mustaqbal, Beyrouth.

Sur www.courrierinternational.com, retrouvez chaque jour un nouveau dessin d’actualité, et plus de 3 000 dessins en consultation libre

basques

Bilbao est certes la plus grande ville du Pays basque espagnol. Mais, contrairement à ce que nous avons écrit en introduction de l’article de La Vanguardia “Qui sera le prochain lehendakari ?” (CI no 958, du 12 mars 2009, p. 12), ce n’est pas le siège du gouvernement et du parlement régionaux, qui se trouvent à Vitoria (province d’Alava).

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COURRIER DES LECTEURS ■ “Drôle

de pape !”

Fidèles lecteurs de Courrier International, ma femme et moi en faisons même la publicité auprès d’amis (canadiens, argentins, américains…) qui apprécient beaucoup vos analyses. […] Aujourd’hui, je ne voudrais pas leur montrer la couverture de votre dernier numéro (CI n° 960), qui est digne de Hara Kiri. Je souligne que cette caricature n’est même pas en phase avec les articles du numéro, parfois critiques mais toujours mesurés sur les déclarations du pape et de l’Eglise, que, comme beaucoup de chrétiens, nous avons actuellement de la peine à comprendre. Cependant, sombrer dans un marketing de bas étage qui consiste à spéculer sur l’antireligion primaire (comme l’ont fait certains journaux avec les caricatures de Mahomet) ne correspond pas au style de votre journal. Enfin et surtout, c’est jeter de l’huile sur le feu des fondamentalismes et des extrémistes de tout poil qui ne pensent qu’à saborder la démocratie, même si ça fait vendre. Bruno Delattre, Gennevilliers

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Le boss des maths

am Calavitta anime ce qui est sans doute le cours de mathématiques le plus bruyant et le plus vivant du pays. Chaque lycéen est accueilli personnellement dans la classe, généralement en se voyant gratifier d’un surnom (Papillon, Batman, Champion, etc.) et d’une tape dans la main. Le cours peut ensuite démarrer : il lance un jeu de questions-réponses des plus endiablé [des vidéos sont visibles sur Internet]. Les garçons et les filles se mettent en ligne de chaque côté de la pièce ; leur professeur, fiches à la main, leur lance des équations complexes, et les deux camps applaudissent à chaque réponse juste. Pour ses élèves de la Fairmont Preparatory Academy à Anaheim [Californie], qui se préparent à l’université, Cal, comme on l’appelle, est sans doute le meilleur prof de maths au monde. Ils n’ont peut-être pas tort : les résultats des examens de l’année dernière en Advanced Placement [AP, un programme qui permet aux lycéens de prendre de l’avance pour l’université] montrent que ses 81 élèves ont obtenu les meilleurs résultats, avec une moyenne de 4,79 sur 5. Et 69 d’entre eux ont obtenu la note maximale, 5. Le 19 février dernier, Sam Calavitta a remporté le prix Siemens pour l’Advanced Placement, qui récompense 50 professeurs pour “leur enseignement exemplaire et leur engagement enthousiaste auprès des élèves”. Depuis que Calavitta a commencé à enseigner en AP, ses étudiants ont un taux de réussite de 95 %. Cal a un très bon rapport avec les étudiants, et de l’énergie à revendre. Il se considère comme une sorte d’entraîneur sportif en mathématiques. Son ennemi juré ? L’ennui. Et, comme ses étudiants, il ne tient

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Etats-Unis



SAM CALAVITTA, professeur de mathématiques.

Ancien ingénieur, ancien entraîneur de lutte, ce père de neuf enfants vient de se voir décerner un prix pour l’excellence de son enseignement. Ses élèves le déclarent “meilleur prof au monde”. Son credo ? Pratiquer la persévérance et bannir l’ennui. pas en place. “Il vous lance des défis, mais il sait aussi vous mettre à l’aise et, surtout, il explique bien”, détaille Brook Jeang, un jeune homme de 16 ans. Sam Calavitta, également père de neuf enfants, est un ancien ingénieur en aérospatiale. Et c’est en enseignant le sport – ancien lutteur de haut niveau, il pratique désormais le triathlon – qu’il a mis en place sa philosophie. Pour lui, le processus d’apprentissage est le même pour les mathématiques que pour l’éducation physique – acquérir de nouvelles compétences, les assimiler grâce à la pratique, mais toujours revenir aux fondamentaux. “L’une des difficultés de l’approche conventionnelle, c’est que les professeurs pensent qu’il faut faire rentrer les

PERSONNALITÉS DE DEMAIN DEBORA SERRACCHIANI

La fougue nécessaire

contenus des manuels dans la tête des élèves, qui doivent ensuite être capables de les régurgiter. Le problème, c’est que tout est vite oublié, constate Calavitta. Je promets aux étudiants qu’avec moi ils n’oublieront jamais.” Le parcours de Calavitta n’est pas exactement rectiligne. Il a commencé sa vie professionnelle comme analyste dans une entreprise en aérospatiale qui concevait des systèmes de télécommunication par satellite. Il a ensuite été entraîneur de lutte pour des lycéens ; puis, après un bref passage dans le Montana comme ouvrier dans un ranch centenaire, il a été recruté par Fairmont. Il donne en outre des cours particuliers pendant ses pauses-déjeuner et organise des sessions de rattrapage le samedi, qui sont suivies chaque semaine par plus de 60 élèves. Et, avec sa femme, Monica, ils organisent des camps d’été où les jeunes pratiquent la lutte et apprennent à se forger le caractère. La plupart de ses étudiants ne sont pas des génies des mathématiques, admet Calavitta, mais ils adorent le calcul différentiel et intégral, une branche des mathématiques qui est utilisée en sciences, en ingénierie et en économie. “Ce qui leur plaît dans le calcul différentiel et intégral, c’est qu’ils n’auraient jamais pensé être capables d’en faire, explique Calavitta. Mon boulot ne consiste pas à faire naître des génies, mais à encourager la persévérance.” Calavitta a l’enseignement dans le sang – comme sa mère, son père et son grandpère –, et ceux qui accusent les enseignants d’être responsables de l’échec scolaire l’exaspèrent. Il a fait cours dans le public avec 55 élèves par classe. Le stress et la frustration, il sait ce que c’est. Son credo à lui, c’est que l’apprentissage doit avant tout être ludique. Carla Rivera, Los Angeles Times (extraits), Etats-Unis

ILS ET ELLES ONT DIT VALENTINO GARAVANI dit VALENTINO, célèbre couturier italien I Rêveur

S’il devait revenir sur terre, en quoi voudrait-il se réincarner ? “En papillon. Il est libre et il ne vieillit pas”, a répondu l’ancien styliste de Liz Taylor, à qui l’on soumettait le questionnaire de Proust. (Vanity Fair, New York)

MIREK TOPOLANEK, Premier ministre tchèque I Galant

“Pourquoi, vous attendiez des Martiens ?” a répondu le président en exercice de l’Union européenne quand on lui a fait remarquer que tous les respon▶ Dessin paru dans

Die Welt, Allemagne.

sables européens présents à la conférence de presse qui a suivi le sommet européen du 20 mars étaient des hommes. (Financial Times, Londres)

le judo. Jusqu’où irait-il pour se faire mieux connaître en Occident ? “Si nécessaire, je suis prêt à poser pour une séance de photos.” (BBC, Londres)

c’est le financier Bernard Madoff. Amendolaro a gagné 1 500 dollars à la loterie en misant sur le numéro de prisonnier de l’escroc. (New York Daily News, New York)

GEORGE SOROS, financier britannique d’origine hongroise

DONALD TRUMP, homme d’affaires américain

JOSÉ MANUEL BARROSO, président de la Commission européenne

I Attaché

Sa société financière va devoir payer une forte amende pour avoir tenté de manipuler le cours des actions de l’OTP Bank, le plus gros établissement bancaire hongrois. Et il s’en est excusé. “Surtout parce que j’ai des liens privilégiés avec la Hongrie.” (Origo.hu, Budapest)

DMITRI MEDVEDEV, président de la Russie I Disponible

On connaît des images de son Premier ministre, Vladimir Poutine, en train de pêcher, torse nu, ou pratiquant

I Prévoyant

“Un jour, il m’a demandé : pourquoi tu n’investis pas chez moi ?” “Il”, c’est le financier Bernard Madoff, accusé d’avoir détourné 50 milliards de dollars. “Je lui ai répondu en rigolant : ‘Non, merci, je n’ai besoin de personne pour perdre mon argent.’” (The New York Times, New York)

RALPH AMENDOLARO, ouvrier new-yorkais du BTP I Gâté

“Avec les problèmes financiers actuels, nous fonctionnons de façon permanente en mode de crise. Ces six derniers mois, j’ai passé plus de temps avec le président Sarkozy qu’avec ma femme.” (The Times, Londres)

◀ Dessin de Springs, Londres.

“Il fallait bien que quelqu’un finisse par avoir de la chance avec lui.” “Lui”,

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I Débordé

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n douze minutes, elle est devenue la star du Parti démocrate (PD) italien. Cette conseillère générale du PD élue à Udine (Nord-Est), qui a “des airs d’Amélie Poulain”, selon le Corriere della Sera, a donné des sueurs froides aux dirigeants du parti de centre gauche à l’occasion de son intervention lors de l’assemblée des élus du PD, le 21 mars. Mais elle a aussi fait d’elle une personnalité avec laquelle il faudra compter. Son discours, très critique à l’égard de la direction et de la conduite du parti – en pleine déroute depuis la défaite électorale d’avril dernier – a été acclamé par les militants démocrates et figure désormais parmi les vidéos les plus regardées et partagées sur Internet. Pourtant, lorsqu’elle a commencé à parler, personne ne lui prêtait attention : Dario Franceschini, le secrétaire du PD, était même en train de manger. Mais, en l’espace de quelques minutes, elle a été ovationnée 35 fois, y compris, à la fin de son intervention, par le même Franceschini. Celui-ci a reconnu que Serracchiani était “une femme courageuse, qui parle franchement” – exactement ce que la jeune conseillère générale reprochait au parti de ne pas faire. Les militants attendent de voir comment la direction du PD va valoriser cette téméraire avocate spécialisée dans le droit du travail, née il y a trentehuit ans à Rome. Les internautes de gauche, eux, ont déjà la certitude qu’“un leader est né”.

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ULRICH TUKUR

La vie d’un autre e rôle était censé revenir à Ulrich Mühe, l’agent de la Stasi de La Vie des autres. Mais Mühe était déjà trop malade. “Fais-le, on a au moins le prénom en commun”, lui avait-il dit – avant de s’éteindre, le 22 juillet 2007. C’est ainsi qu’Ulrich Tukur, 52 ans, comédien mais aussi musicien, également acteur dans La Vie des autres, a endossé le rôle de John Rabe dans le film éponyme de Florian Gallenberger. “Nankin, Chine, 1937. Des avions japonais attaquent la ville. Affolés, les ouvriers des usines Siemens déferlent dans la cour et cherchent un abri. L’idée vient au directeur, l’Allemand John Rabe, de déployer le gigantesque drapeau nazi que le parti lui a envoyé. Les Chinois se réfugient en dessous. Et ça marche : les pilotes japonais épargnent les usines portant la marque de leurs alliés”, résume le quotidien Hamburger Abendblatt. Rabe sauvera ainsi la vie de quelque 250 000 Chinois. Comparé à Oskar Schindler par The New York Times, à “un bouddha vivant” par les Chinois, il est décrit par Turuk comme “un conservateur moyen, avec un penchant patriarcal et une certaine arrogance, un homme qui avait du cœur et qui aimait les gens”. Avant d’ajouter, sans s’encombrer des étiquettes politiques : “Comme Helmut Schmidt.” John Rabe sort en salles en Allemagne ce 2 avril, puis arrivera en France.

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● CINÉMA

COUP DE GUEULE

Qu’on cesse de nous traiter comme des terroristes ! La France exporte à tout-va vers l’Arabie Saoudite, mais multiplie parallèlement les tracasseries pour les Saoudiens qui souhaitent se rendre dans l’Hexagone. Pourquoi ne pas rendre aux Français la monnaie de leur pièce ? Londres

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▲ Dessin de

Veenenbos, Vienne.

Les hommes d’affaires, touristes, étudiants et malades voulant se faire soigner à l’étranger devraient se détourner de la France pour protester contre le traitement raciste qu’elle leur réserve. LES BRITANNIQUES DÉLIVRENT DES VISAS EN 24 HEURES

La plupart des nationalités obtiennent un visa français en deux jours et sans conditions. Dans d’autres pays du Golfe, on peut obtenir un visa par Internet. Mais ce n’est pas le cas pour les Saoudiens, que la France traite comme s’ils étaient des terroristes potentiels. Et M. Kouchner qui nous parle de partenariat ! Quel partenariat ? Nous ne voulons pas de ce par-

tenariat. Nous demandons à nos compatriotes de boycotter la France au profit de pays qui les respectent. Le Royaume-Uni, par exemple, délivre des visas de dix ans en vingtquatre heures, sans aucun document à fournir et sans s’encombrer de démarches administratives. Nous devrions encourager le séjour des hommes d’affaires britanniques en Arabie Saoudite et réduire le nombre de visas accordés aux Français. Qu’on leur rende la monnaie de leur pièce ! Nous n’avons pas besoin de traiter avec des pays qui nous considèrent comme des terroristes, nous regardent avec suspicion et nous humilient devant leurs consulats. Daoud Al-Chariyan

I M M I G R AT I O N

Le noir n’est pas une couleur

L’instauration de statistiques “ethniques” a choqué le Prix Nobel de littérature portugais José Saramago, au nom d’une certaine idée de la vérité. DIÁRIO DE NOTÍCIAS

Lisbonne ialogue dans une publicité pour voitures à la télévision portugaise. A côté de son père, une fille, âgée de 6-7 ans, demande : “Papa, tu savais qu’Irène, ma camarade de classe, était noire ?” Le père répond : “Oui, bien sûr…” Et la fille : “Eh bien moi, non…” Si cet échange n’est pas précisément un coup dans l’estomac, c’est certainement une claque à notre conscience. On dira que ce bref dialogue n’est rien de plus que le fruit du talent créatif d’un publicitaire de talent, mais, même près de moi, ma nièce Júlia, 5 ans, me demandait si à Tías, l’endroit où nous vivons, il y avait des Noires. J’ai

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ans la carrière déjà longue de plus d’un demi-siècle de la diva du cinéma qu’est la Française Catherine Deneuve, l’année 2009 devrait être la plus fructueuse, avec pas moins de six films à l’affiche. Les deux premiers sont déjà dans les salles. Il s’agit d’une comédie, Cyprien [de David Charhon], et d’un drame, La Fille du RER, d’André Téchiné, l’un des réalisateurs favoris de l’actrice, qu’elle appelle tendrement “mon frère”. Une star qui n’est plus toute jeune et reste aussi demandée, c’est rare dans l’histoire du cinéma. “Le ‘phénomène Deneuve’ résulte de la manière extrêmement habile dont elle a su gérer sa carrière”, explique Philippe Durant, historien du cinéma. “Catherine s’est toujours distinguée par son approche pragmatique. Elle connaît ses capacités et choisit des rôles en adéquation avec son âge. Avec le temps, elle a même étendu son répertoire, puisqu’on la voit aujourd’hui souvent dans des comédies. Beaucoup de réalisateurs rêvent toujours de la faire tourner. Et bien sûr, pour le monde entier, elle reste l’une des icônes du cinéma français.” Certains critiques raillent toutefois le fait que mamie [babouchka] Catherine joue les jeunettes aux côtés d’acteurs qui pourraient être ses petitsenfants. “Je sais ce que cela signifie d’être grand-mère, aussi bien au cinéma que dans la vie, rétorque-t-elle. J’ai deux petits-fils, Igor et Milo, et une petite-fille, Anna. Oui, j’ai 65 ans, mais quand je regarde ma mère, qui en a 98, je constate que je n’ai pas à m’inquiéter outre mesure. Maman est en pleine forme, et j’ai visiblement hérité de gènes qui m’aident à conserver une allure impeccable. Pour autant, je n’ai aucune intention de continuer à jouer jusqu’à mes 100 ans, et je sais à quel moment je devrai arrêter.” Il est certain que la génétique joue un rôle non négligeable, mais, depuis trente ans, un célèbre chirurgien esthétique parisien veille sur sa beauté presque intacte. De son propre aveu, Catherine Deneuve reconnaît qu’elle pourrait être plus belle si elle ne fumait pas. Mais les cigarettes l’aident à contrôler son poids ; elle se qualifie de gourmande et ne se restreint en rien. “Je ne crains pas les ragots, préciset-elle. Cela fait longtemps que je suis immunisée contre ce qui se dit ou s’écrit sur moi. Je n’y prête plus attention.” Mais, parfois, elle se laisse aller à des confidences. Elle vient ainsi récemment d’avouer que, malgré son âge, elle se sent disposée à “vivre un amour fou”. “Cela n’arrivera pas forcément, admetelle, mais l’amour m’intéresse, sous toutes ses formes. Et dans une relation amoureuse, je suis prête à devenir une esclave, à me soumettre…” Iouri Kovalenko, Izvestia (extraits), Moscou

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AL-HAYAT

e ministre des Affaires étrangères français s’est rendu en Arabie Saoudite, dimanche 22 mars. A l’issue de sa visite, il a accordé un entretien au quotidien saoudien Al-Riyadh, dans lequel il s’est félicité des relations étroites et du partenariat stratégique entre les deux pays. Bernard Kouchner a qualifié l’Arabie Saoudite d’acteur “indispensable pour Paris” et a souligné que les exportations françaises vers ce pays ont atteint, l’année dernière, le niveau historique de 2,2 milliards d’euros. Ce bon résultat économique, la France ne le mérite pas. Car les amabilités de Kouchner ne trouvent pas leur traduction dans la manière dont les Français traitent les Saoudiens. A leurs yeux, ils sont persona non grata. Ils doivent faire la queue devant le consulat de France comme s’ils étaient de banals candidats à l’immigration. On exige qu’ils paient leur hôtel à l’avance, qu’ils montrent leurs billets d’avion, qu’ils contractent une assurance-maladie, qu’ils déclarent leurs revenus, qu’ils présentent un certificat de bonne conduite et qu’ils se soumettent à une longue liste de lourdeurs bureaucratiques. Ce sont des méthodes qui ne siéent pas à un pays civilisé. Il faudrait que les ministères saoudiens des Affaires étrangères et du Commerce prennent des mesures pour montrer à quel point ces façons de faire sont inacceptables.

Babouchka Deneuve ne connaît pas la crise

répondu que je ne savais pas. Et Júlia est d’origine chinoise… On dit que la vérité sort de la bouche des enfants, pourtant cela ne semble pas être le cas puisque la petite Irène de la pub est réellement noire et que les Noires ne manquent pas à Tías. Le problème est que, contrairement à ce que l’on croit généralement, et même si l’on voudrait nous faire croire le contraire, les vérités uniques n’existent pas : les vérités sont multiples, seul le mensonge est entier. Les deux enfants ne voient pas de Noires, elles voient des personnes, des personnes comme elles-mêmes se voient. Et donc la vérité qui est sortie de leur bouche était simplement différente. M. Sarkozy ne le voit pas ainsi. Il vient d’avoir l’idée de lancer un recensement ethnique destiné à “radiographier” COURRIER INTERNATIONAL N° 961

(l’expression est de lui) la société française, c’est-à-dire savoir qui sont et où sont les immigrés, prétendument pour les faire sortir de leur invisibilité et vérifier que les politiques contre la discrimination sont efficaces. Selon une opinion largement répandue, le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions. C’est ce chemin-là qu’empruntera la France si l’idée présidentielle prend forme. Il n’est pas difficile d’imaginer (les exemples du passé abondent) que le recensement puisse se convertir en un outil per ver s, à l’or ig ine de nouvelles discriminations toujours plus sophistiquées. Je pense demander aux parents de Júlia d’emmener leur enfant à Paris pour conseiller M. Sarkozy… José Saramago 10

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f ra n c e MODE DE VIE

Givry, ses traditions, ses vins, ses déchets industriels

Depuis plusieurs siècles, la commune bourguignonne vit de ses vignobles. Aussi le projet d’installation d’une usine potentiellement polluante y est-il perçu comme une agression insupportable. criminelle mais n’a procédé à aucune interpellation. Enfin, grâce aux fonds recueillis par une nouvelle association de protection de l’environnement de Givry, et avec l’appui de la mairie et de sociétés vinicoles de Bourgogne, les viticulteurs ont pu engager un avocat afin de porter l’affaire en justice. Un tr ibunal de Dijon a ordonné le 17 février la suspension de l’approbation départementale, mettant en cause l’étude d’impact écologique. Le verdict a redonné espoir aux vignerons.

THE WASHINGTON POST

Washington DE GIVRY epuis plus de mille ans, moines et paysans soignent avec amour les vignobles bourguignons qui cernent ce petit village de l’est d e l a F r a n c e . L a l é g e n d e ve u t qu’Henri IV en soit tombé amoureux il y a quatre cents ans, et on peut affirmer sans risque que, sans le vin, Givry aurait probablement cessé d’exister. Aussi, quand une entreprise “étrangère” a décidé d’y construire une usine ultramoderne de traitement des déchets industriels, les viticulteurs ont pris la chose comme un affront patrimonial et une menace pour leur gagne-pain. Les solvants utilisés par l’usine, soutiennent-ils, ne peuvent que polluer l’environnement, et ce sans même tenir compte des accidents. Le tout ne pouvant qu’écorner l’image, méticuleusement forgée, de produits du terroir perpétuant une tradition immémoriale et qui dépendent de la délicate alchimie entre le sol et le soleil. “Nous vivons dans un coin privilégié de France, et ce que nous faisons ici est unique au monde”, affirme Eric Desvignes, vigneron et fils de vigneron, qui dirige le syndicat viticole de Givry et produit une gamme de bourgognes dont l’étiquette arbore fièrement son nom de famille. “Implanter une telle usine ici est tout bonnement aberrant.”

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PAS SIMPLE DE CONCILIER ART DE VIVRE ET MODERNITÉ

L’objet de l’indignation des viticulteurs de Givry, qui les a amenés devant les tribunaux, est en soi un problème mineur en termes de nombre de personnes touchées. Le village, toujours dominé par son clocher, compte 3 600 habitants. Mais le conflit s’inscrit dans un combat plus large, mené à l’échelle nationale, afin de trouver le bon équilibre entre tradition et modernisation. Un problème qui affecte profondément l’âme même du pays et se révèle de plus en plus ardu à gérer au fil des ans. Confrontée à une concurrence féroce en Europe et au-delà, la France a du mal à préserver la douceur de vivre qui a fait sa réputation, symbolisée par des déjeuners interminables et des vins fins, tout en répondant aux impératifs d’une économie moderne. Une économie moderne signifie, entre autres, qu’il faut être lucide tout au long d’une après-midi de bureau et qu’il convient de prévoir des installations pour traiter les déchets toxiques produits par les hôpitaux et les usines aux quatre coins d’un pays industrialisé de 64 millions d’habitants. Les producteurs de vin français se sont retrouvés au cœur de cette bataille, et souvent du côté des perdants. Par de nombreux aspects, leur dilemme est incarné par Nicolas Sarkozy, un pré-

LES VITICULTEURS DU TRICASTIN VEULENT CHANGER DE NOM

sident iconoclaste qui s’obstine à ne pas boire de vin. Les viticulteurs français voient, de plus, leur suprématie contestée par leurs homologues en Europe et dans le Nouveau Monde, notamment au Chili et aux Etats-Unis, ainsi qu’en Australie. L’année dernière, la France a perdu son statut de premier pays producteur de vin du monde au profit de l’Italie. Depuis 2005, elle a été supplantée par l’Espagne comme premier exportateur mondial en volume. “Les producteurs français ne sont pas les meilleurs en stratégie et en marketing, et ils continuent de vendre du vin comme ils le faisaient par le passé”, déplorait Xavier de Eizaguirre, président de Vinexpo, le salon viticole bisannuel, et directeur général de la société Baron Philippe de Rothschild, dans un récent entretien au Figaro. L’idée d’une usine de traitement des déchets visible depuis les vignobles fait grincer des dents à Givry, parce que l’image de marque du vin local est un sujet extrêmement sensible. Givry a longtemps pâti d’une réputation de bourgogne de seconde catégorie, éclipsé par de grands noms comme vosne-romanée, nuits-saint-georges et gevrey-chambertin. Ces trente dernières années, les viticulteurs du cru ont accru la superficie des coteaux de pinot noir et amélioré leurs récoltes et leurs compétences ; depuis, leurs vins ont redoré leur blason. “Nous sommes la première génération à profiter de tout ce travail”, commente Ludovic du Gardin, dont le domaine du Clos Salomon est dans la famille depuis plus de trois siècles. “Et tout ça pour en arriver là !” “La principale richesse de Givry, c’est son vin”, martèle son maire socialiste, Daniel Villeret. “Ici, à proximité des vignobles, à proximité de la population, ces installations sont une ineptie.” La campagne contre l’usine n’a cessé de monter en puissance en 2008, avec des rassemblements, des réunions et la distribution de tracts. Un feu s’est même déclaré sur le site. La police locale a estimé que l’incendie était d’origine

▲ Dessin de Tobias

Hickey paru dans The Observer, Londres.

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Pascal Sécula, le PDG de Praxyval, l’entreprise incriminée, a renoncé à faire appel de la suspension. Pour autant, il poursuivra la bataille juridique sur le fond. Sur son blog, il déplore que son projet ait été victime du jeu politique local. “Je me suis efforcé de répondre aux arguments des uns et des autres, fait-il valoir, y compris ceux des responsables techniques et administratifs locaux, aux niveaux départemental et régional – arguments qui étaient souvent contradictoires et opportunistes. Je n’avais aucune chance de les convaincre dans un climat devenu passionnel.”

DU 1 er AU 8 AVRIL 2009

Ce à quoi Desvignes et du Gardin rétorquent qu’ils ne luttent pas sur le plan politique mais pour la préservation du patrimoine de Givry ainsi que des 300 emplois de la filière viticole. Tout comme leur maire, ils s’étonnent de l’entêtement de Sécula malgré l’hostilité de la population. L’usine se trouverait à un kilomètre environ des vignobles situés au pied des coteaux de Givry, qui couvrent plus de 300 hectares et sont vieux de mille ans, soulignent-ils. Une trentaine de camions transportant des déchets les traverseraient chaque jour. Le moindre accident ou la moindre explosion survenant à l’usine, et le nom de Givry serait compromis à jamais auprès des connaisseurs de vin. Desvignes et du Gardin citent l’exemple du Tricastin, une zone viticole située le long du Rhône dont l’image a souffert à cause d’un incident qui s’est produit [en juillet 2008] près d’une centrale nucléaire voisine. Les prix des vins du Tricastin se sont effondrés “et, maintenant, les viticulteurs du coin envisagent de changer le nom de leur cru”. Edward Cody

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Vivement un président de l’Europe

Les problèmes posés par la déroute politique du Premier ministre tchèque Mirek Topolanek prouvent que l’UE a un besoin urgent des nouvelles institutions prévues par le traité de Lisbonne. FINANCIAL TIMES

Londres a chute de la coalition au pouvoir à Prague, dirigée par Mirek Topolanek, survient sur fond de morosité économique, une morosité que l’on retrouve un peu partout en Europe centrale et orientale. Mais la cause sous-jacente en est la faiblesse chronique du gouvernement tchèque. L’événement est par ailleurs extrêmement dommageable pour la présidence tchèque de l’Union européenne, laquelle paraissait déjà tout à fait hasardeuse. C’est la preuve éclatante qu’il est nécessaire d’instituer une présidence semi-permanente de l’UE, comme l’envisage le traité de Lisbonne. Si la coalition tchèque s’est effondrée quelques jours seulement après l’annonce du départ du Premier ministre hongrois, il serait faux de croire que l’Europe centrale et orientale est affligée d’une seule et même maladie. Car si la Hongrie fait l’objet d’un programme de sauvetage du Fonds monétaire international, l’économie tchèque, elle, est plus saine, bien qu’elle souffre d’une baisse de la demande pour ses exportations [notamment dans le secteur automobile]. Toutefois, l’agitation politique en République tchèque ne va certes pas contribuer à donner de la région une image de stabilité. Tout dépend maintenant de Václav Klaus, le président tchèque eurosceptique. Il peut nommer un

L

▲ Dessin paru

dans La Stampa, Rome.

gouvernement de transition, dirigé par Topolanek ou par quelqu’un d’autre, qui aurait pour mission de tenir vaille que vaille jusqu’à la fin du mois de juin, quand les Tchèques céderont la place aux Suédois à Bruxelles. Ou il peut convoquer des élections. Une équipe de transition, où l’on retrouverait plusieurs des ministres qui président actuellement les réunions du Conseil de l’UE, représenterait la solution la moins néfaste, puisqu’elle serait synonyme de continuité.

La machine bruxelloise est elle aussi source de continuité. Même avant la crise, d’aucuns s’étaient plaints de la mauvaise organisation tchèque, mais les accords permanents avaient permis de respecter globalement l’ordre du jour. Si la présidence de l’UE donne au pays qui l’occupe l’occasion de poursuivre certains de ses projets favoris, elle ne lui permet pas de changer le cap du superpétrolier. En revanche, son rôle est de servir de moteur en temps de crise, comme l’ont fait les Français pendant six mois jusqu’à la fin décembre, et comme n’ont pas su le faire les Tchèques. Cette absence de véritable direction s’avérera plus importante dans les prochains mois. Dans quelques semaines, le Parlement européen va fermer boutique pour cause d’élections. Et la Commission arrive au terme de son mandat de cinq ans. L’Union se retrouve donc avec une présidence incapable d’aborder les questions de politique étrangère avec autorité, ou de lui offrir la possibilité de s’exprimer d’une seule voix, une voix forte susceptible d’être entendue par le reste du monde. Ce qui nous ramène au traité de Lisbonne. Il est évident que les retombées de la chute de la coalition vont retarder sa ratification par le législatif tchèque. Un délai semble inévitable, mais un nouveau gouvernement, dont la composition serait différente, pourrait considérer le vote sur le traité comme une affaire urgente. Bruxelles, en proie à l’inquiétude, ne peut que croiser les doigts et espérer. ■

VU DE PRAGUE Regrets

pour Topolanek

e n’est que lorsque le brouillard de l’actuelle bataille gouvernementale se dissipera que l’on comprendra vraiment ce qu’on a perdu avec le départ de Topolanek. Sa coalition a réussi à faire baisser les impôts, à atténuer certains effets pervers du système des retraites et à libéraliser la fiscalité. Elle a fait progresser l’idée au sein de la population que la santé avait un coût. Topolanek est parvenu à faire de la République tchèque un interlocuteur respecté de la communauté internationale et, surtout, son gouvernement a su stopper la progression de notre endettement, nous évitant ainsi de connaître les difficultés rencontrées par les Hongrois ou les Lettons. Mirek Topolanek n’a pas bonne réputation. Il n’est ni un orateur convaincant ni un modèle de vertu conjugale. Il ne sait pas communiquer avec les journalistes, au point de vouloir en découdre physiquement avec ceux qui s’approchent trop de sa vie privée. Mais en vérité, nous avons perdu le Premier ministre le plus courageux que le pays ait connu.

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Petr Kambersky, Hospodárské Noviny (extraits), Prague

P O RT U G A L

Face à la crise, on n’en fait jamais assez

Près de 200 000 personnes ont défilé à Lisbonne pour demander davantage de justice sociale. Pour l’ancien Premier ministre et ancien président socialiste Mário Soares, leur inquiétude est légitime. DIÁRIO DE NOTÍCIAS (extraits)

Lisbonne ous le slogan “Plus d’emplois, plus de droits et de meilleurs salaires”, la CGTP, le principal syndicat portugais, a réellement réussi à mobiliser les manifestants le 13 mars. Pour ces centaines de milliers de personnes, il s’agissait de crier leur indignation face à la montée du chômage et à l’aggravation de la pauvreté et des inégalités sociales. Elles voulaient exprimer leurs incertitudes pour l’avenir – le leur et celui de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Bien entendu, nous vivons une crise mondiale, et il serait injuste – bien que facile – de dénoncer le gouvernement de José Sócrates [socialiste, au pouvoir depuis 2005] comme seul res-

S

ponsable des difficultés grandissantes qui affectent les Portugais. D’autant plus que les élections approchent [les législatives sont prévues à l’automne] et que, à gauche comme à droite, une convergence se forme pour attaquer le gouvernement sans pour autant proposer d’alternative viable. La situation de crise que nous sommes en train de vivre est la plus difficile de toutes celles que nous avons vécues depuis la révolution des Œillets [en avril 1974, lors de la chute de la dictature]. Et nous en avons connu beaucoup. Je conseillerai donc au gouvernement de prêter une oreille attentive à l’indignation des citoyens. Sócrates doit en débattre avec les responsables des partis, dans un cadre calme et discret – à l’écart des joutes parlementaires et télévisuelles –, mais COURRIER INTERNATIONAL N° 961

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aussi, et particulièrement, avec les directions syndicales, qui ont une connaissance directe de ce qui se passe sur le terrain et de ce que ressentent les personnes les plus touchées par la crise. Prendre un virage à gauche ne suffit pas pour vaincre la crise. Il est aussi nécessaire d’expliquer celle-ci aux gens, aux chômeurs, à tous ceux que désespèrent le manque de perspectives et l’horizon bouché. Il faut les écouter, leur donner des espoirs argumentés et leur montrer comment, à terme, ils pourront s’en sortir. Si le dialogue et la concertation sociale sont rompus, et si aucune aide concrète n’est apportée à tant de cas dramatiques, les discours sont superflus et inutiles. D’un autre côté, il semble que personne n’ait été responsable de cette DU 1 er AU 8 AVRIL 2009

crise, même si certains s’y sont enrichis en spéculant et continuent de le faire. Sur ce point aussi, nous devons des explications aux Portugais, surtout à ceux qui sont le plus touchés par la crise. L’impunité qui semble couvrir les responsables et le sentiment qu’escroqueries et corruption sont une fatalité sont un venin qui aigrit les gens et les rend médisants, cyniques et désabusés. Cela n’augure rien de bon pour l’avenir de la société portugaise. Or c’est au gouvernement qu’il revient de définir le nouveau cap et de donner des garanties pour que les choses ne restent pas en l’état… Une manifestation de cette ampleur ne résout certes rien. Mais elle doit alerter les responsables politiques sur ce qu’il faut impérativement résoudre. Mário Soares

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e u ro p e ALBANIE

Promotion canapé à tous les étages

Un ministre qui faisait passer des entretiens d’embauche un peu particuliers aux jeunes candidates l’a payé de son poste. Mais beaucoup d’autres affaires de harcèlement sexuel sont étouffées par le pouvoir, s’indigne Tema. prétexter ignorer ces attitudes et le passé sulfureux d’Ylli Pango à l’université. Loin de moi l’idée de juger la vie privée d’un individu, mais lorsqu’on fait partie de la vie publique d’une société, il faut être garant de ses valeurs et de sa dignité. Ylli Pango était le plus touché par ce mal généralisé, mais combien d’autres le sont encore ? Pour cette administration, les compétences de ses fonctionnaires comptent bien peu. Ce sont le favoritisme, les réseaux, les obédiences politiques et le népotisme qui la gouvernent. Et les pervers, qui abusent de la confiance de leur électorat, y ont la part belle. Cette situation dure depuis quatre ans, mais Sali Berisha n’en

TEMA

Tirana e 6 mars, le Premier ministre Sali Berisha a limogé le ministre de la Culture, Ylli Pango, quatre minutes après la retransmission télévisée de vidéos le montrant en train d’essayer d’obtenir les faveurs d’une jeune candidate à un poste dans son ministère [voir ci-contre]. Ce n’est pas la première fois que la télévision dénonce ce genre de pratique. Le phénomène touche tous les échelons de l’administration. Mes collègues journalistes femmes connaissent bien le regard concupiscent des députés qu’elles doivent interviewer. Leur numéro vient à peine d’être enregistré dans les téléphones portables de ces messieurs que le ballet des SMS suggestifs commence. Le Parlement regorge de tels hommes, ivres de leur pouvoir pour avoir frôlé le sommet de l’Etat, endossé le costume-cravate et avoir paru à la télévision. Se rappellent-ils qu’ils sont au service de cette société ? On ne compte plus les tentatives de ces gens pour obtenir des faveurs sexuelles en échange d’un poste dans l’administration.

L

PIÈGE

▶ Dessin de Falco,

La Havane. TOUTES LES JEUNES ALBANAISES SONT CONCERNÉES

Je peux comprendre la vive réaction de la présidente du Parlement, Jozefina Topalli, s’exprimant en tant que mère. En effet, toutes les jeunes Albanaises sont concernées. Mais je ne la suis plus lorsqu’elle loue la diligence du Premier ministre à limoger son ministre de la Culture. Comment avait-elle pu cautionner la nomination de cet homme à un poste à hautes responsabilités ? Et comment se sent-elle, à l’idée que certains de ses collègues députés traînent une morale et une réputation tout aussi douteuses que celles d’Ylli Pango, et mobilisent leurs réseaux pour embaucher leurs victimes ? La présidente du Parlement sait qu’en sacrifiant le fautif Sali Berisha s’en lave les mains, mais qu’il n’en est pas moins responsable.

La scène, filmée grâce à un téléphone portable, a aussi été diffusée sur le site de partage Youtube (http://is.gd/o2Na).

La preuve par Youtube

e ministre de la Culture, Ylli Pango, s’est fait piéger par la caméra cachée d’une journaliste de la chaîne de télévision populaire Top Channel. Cette dernière s’est présentée pour un emploi au sein de son ministère. Après une première conversation téléphonique, le ministre fixe un rendezvous à la jeune femme pour examiner son dossier de candidature. Arrivée dans son bureau, elle se voit deman-

L

L’affaire Pango n’est qu’un cas parmi tant d’autres. Il existe d’autres Pango parmi les ministres. Il y a aussi bien des professeurs et des directeurs très attentifs à la longueur des jupes de leurs subordonnées. Le Premier ministre qui tolère ces comportements ne peut être considéré comme innocent. Qu’il ne vienne pas

a cure. Sans doute préférait-il attendre qu’elle se dégrade. Il aura fallu la vidéo d’un ministre de 57 ans tentant maladroitement de dégrafer le corsage d’une jeune fille pour réagir. Les élections de juin 2009 seront une aubaine pour faire un grand ménage. Et il ne s’agit pas seulement d’un combat pour la bienséance, mais aussi contre la corruption. Il faudra gagner l’un et l’autre avant que nous puissions parler de vrais standards de gouvernance et de morale dans ce pays. Armand Maho

der si elle est libre pour la soirée. Le ministre lui demande de se mettre debout et de se déshabiller pendant qu’il lui explique en quoi consiste le poste auquel elle postule. Il s’approche d’elle et tente de lui dégrafer son corsage. Elle refuse. Ylli Pango lui dit qu’elle n’aura pas le poste si elle “manque de courage”. Il lui propose finalement de réfléchir et de le recontacter (vu sur www.youtube.com).

PAY S - B A S

Ne soyons pas des gardiens de la morale

Au sein de l’UE, les Pays-Bas sont souvent l’Etat le plus intransigeant à l’encontre des nouveaux pays candidats. Ce qui commence à agacer les autres pays membres. NRC HANDELSBLAD (extraits)

Rotterdam iguel Angel Moratinos, ministre des Affaires étrangères espagnol, ne va pas faire d’histoires : ses collègues européens veulent inviter un ministre kosovar à l’occasion de leur prochaine rencontre en République tchèque. Comme l’Espagne ne reconnaît pas le Kosovo en tant que pays indépendant, le Parlement espagnol sera totalement opposé à ce que M. Moratinos rencontre le Kosovar. “Allons-y quand même, je vais m’arranger”, a dit M. Moratinos avant de se tourner vers son homologue néerlandais, Maxime Verhagen. “Si moi je ne fais pas d’histoires à ce sujet, pourquoi mon cher ami Maxime ne se montret-il pas un peu plus souple à propos de la Serbie ?” Pourquoi, effectivement ? La Serbie, selon les Pays-Bas, doit

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mieux collaborer avec le Tribunal pénal international pour l’exYougoslavie (TPIY) avant de pouvoir bénéficier des avantages d’un accord d’association et de coopération avec l’Union européenne. Mais presque tous les autres pays européens estiment qu’il est actuellement plus important de soutenir la démocratie chancelante en Serbie que de faire obstruction à son intégration européenne. Cela fait déjà plus d’un an que Bruxelles se plaint de la rigidité des Pays-Bas vis-à-vis de la Serbie, et Maxime Verhagen se fait de plus en plus remarquer pour ses positions de principe. “Vous êtes les maîtres de la morale”, dit, avec un petit rire cynique, un fonctionnaire d’un grand pays européen. “Heureusement que quelqu’un sait ce qui est bien et ce qui est mal.” Dans l’ensemble, on peut comprendre, à Bruxelles, que l’Allemagne préfère éviter, en

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pleine année électorale, de parler de l’adhésion du Monténégro à l’UE. Mais quel intérêt les Pays-Bas ont-ils à s’opposer à l’adhésion serbe ? Et pourquoi se montrer aussi sévère vis-à-vis de la Biélorussie ? L’Estonie, la Lettonie et la Lituanie auraient aimé, cette semaine, que les sanctions à l’encontre de leur voisin soient levées. Ces pays veulent faire des affaires avec la Biélorussie, commercer. Les Néerlandais sont, eux, en faveur d’une application stricte des critères d’adhésion actuellement en vigueur. “C’est nécessaire, si l’on estime que l’UE n’est pas seulement un regroupement de pays, mais une communauté de valeurs”, dit-on à La Haye. La Serbie doit maintenant prouver, estime Maxime Verhagen, qu’elle partage les valeurs européennes en livrant l’ancien général Ratko Mladic, poursuivi pour crimes de guerre.

DU 1 er AU 8 AVRIL 2009

Lors de la prochaine réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE, Maxime Verhagen entendra à nouveau ses homologues lui dire que c’est la stabilité des Balkans qui prime et qu’elle ne pourra s’instaurer que lorsque les pays de la région sauront qu’ils deviendront un jour membres de l’Union européenne. Et Maxime Verhagen sera de nouveau critiqué pour son intransigeance. Devant la Première Chambre du Parlement, Maxime Verhagen a déclaré récemment que certains de ses homologues à Bruxelles pensent que les critères d’adhésion doivent être assouplis justement maintenant, parce que c’est la crise. Comme d’habitude, on lui a demandé de renoncer à s’opposer à la Serbie. “Un tel raisonnement va à l’encontre de tous mes principes”, a-t-il expliqué une fois de plus. Petra de Koning

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I TA L I E

La guerre d’Irak, un cauchemar qui n’en finit pas

Un parti sur mesure pour Berlusconi

D’ici à la fin de juillet, six ans après le début du conflit, les derniers des 4 000 soldats britanniques encore déployés en Irak seront rapatriés. C’est un pays profondément marqué par cette aventure militaire qu’ils vont retrouver. Londres près six années de combat en Irak, les derniers soldats britanniques rentrent chez eux. Mais ce “chez eux” n’est plus vraiment le même. L’expér ience de la guer re a changé la Grande-Bretagne, d’une manière à la fois subtile et profonde, positive et douloureuse, transitoire et permanente. Nous ne sommes pas le même peuple qu’il y a six ans : la guerre nous a changés, nous aussi. La Grande-Bretagne doute davantage de ses hommes politiques, elle est plus divisée et paranoïaque qu’en 2003. Nous sommes sous plus étroite surveillance, plus prudents, et peut-être plus méfiants. Pour beaucoup d’entre nous, la sécurité est un plus grand sujet de préoccupation que la défense des libertés civiles. Les soldats qui reviennent reçoivent un accueil très différent de celui des vétérans de la guerre du Golfe ou du conflit des Malouines, sans parler des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Et ils ont eux-mêmes été marqués par la guerre. Plus de 100 000 hommes et femmes britanniques ont été déployés sur les champs de bataille irakiens. Les séquelles sociales de la guerre se feront sentir pendant plusieurs décennies. La manière dont ces anciens soldats seront traités témoignera de la validité de ce qu’on appelle souvent le “contrat militaire”, ce principe informel mais tenace en vertu duquel la société britannique a des liens particuliers avec ses soldats et des obligations envers eux. La guerre a profondément pénétré notre culture. Le théâtre, en particulier, a abordé la politique et la réalité de la guerre avec fascination et fureur dans des pièces comme Black Watch, de Gregory Burke, qui s’intéresse aux soldats écossais ayant servi en Irak et qui vient de remporter quatre prix aux Olivier Awards, et Stuff Happens, de David Hare, qui relate les événements ayant précédé la guerre. Les écrivains ont traité la question à travers des essais et des romans. Dans Samedi [éd. Folio, 2008], Ian McEwan s’interroge sur la guerre en cours et, dans Dans la Zone verte [Editions de l’Olivier, 2008], Rajiv Chandrasekaran [journaliste du Washington Post] dresse un tableau très parlant de la vie dans la Zone verte de Bagdad. Les poèmes sensibles et emplis de colère de la Première Guerre mondiale ont trouvé un pendant moderne dans le “milblog”, un genre littéraire entièrement nouveau : les blogs écrits par des soldats, une sorte de poésie non filtrée et violente venue du front. La guerre a également produit des formes plus traditionnelles de poésie, dont des poèmes très émouvants de Simon Armitage sur des soldats de

u terme d’un processus entrepris voilà un an et demi, la droite a changé de peau. La fusion, lors du congrès des 27-29 mars, de Forza Italia et d’Alliance nationale (AN) modifie l’ADN du “parti des modérés” et il va falloir désormais compter avec cette nouvelle entité politique qui s’appelle le Peuple de la liberté (PDL). Le problème est maintenant de savoir si de cette fusion est née – ou non – une droite moderne. Au-delà des questions sur la succession de Silvio Berlusconi à la tête du PDL et de la rivalité avec l’ancien leader d’AN Gianfranco Fini, le plus important est sans nul doute que le PDL a cessé d’être une force libérale moderne, fondée sur l’économie de marché et sur les élans de vitalisme libertaire tant vantés par le Cavaliere. Berlusconi a perdu une occasion de présenter un projet moderne pour la société italienne. Il a toutefois été très clair quant à certains aspects cruciaux. En particulier sur le fondement idéologique du futur “parti des Italiens”, pour lequel il trace un périmètre hors duquel il semble qu’il n’y ait plus aucune légitimité. Les opposants sont relégués dans la grisaille d’une “gauche sans visage”, à laquelle il ne reconnaît pas une dignité politique suffisante pour qu’elle ait son mot à dire sur les missions du gouvernement et de la majorité. Le président du Conseil trace une ligne qui exclut du bon sens, de la démocratie et, pour finir, de l’“italianité” la moitié du pays qui n’a pas voté pour lui. Il y a d’un côté les Italiens légitimés par le vote pour le PDL, de l’autre les ennemis de la liberté et tous ceux qui n’acceptent pas de faire partie des soutiens du Cavaliere. L’idée de Berlusconi est de construire un bloc social “intégré”, une convergence d’intérêts qui, en se coordonnant, formeront un socle de pouvoir permanent et pratiquement indestructible : petites entreprises et commerçants, travailleurs indépendants, clientèles du Mezzogiorno, chômeurs et jeunes en quête d’un premier emploi. Aucune objection à ce projet ne s’est fait entendre du côté des libéraux. Personne n’a encore dit que le plan de Berlusconi est un retour à une société prémoderne, fondée sur une structure corporative, où les membres du corps social coopèrent sous la direction d’un leader. La société décisionnaire qu’il veut établir est éclectique, car elle allie à un conservatisme compassionnel des modernisations hâtives décidées au sommet. Le tout étant garanti par la mobilisation continuelle du peuple, par les grands et bienveillants desseins, par la “folie sage” du chef. C’est l’annonce d’une démocratie sous tutelle, gouvernée selon un modèle clairement paternaliste. Edmondo Berselli, La Repubblica (extraits), Rome

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THE TIMES

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▶ Sur la pancarte :

Bassorah. Dessin de Schrank, paru dans The Independent, Londres.



Enquête

Lorsque les derniers soldats seront revenus d’Irak, le gouvernement britannique ouvrira une enquête “complète”, “à la fois sur la conduite de la guerre et sur l’établissement de la paix”, a annoncé le ministre des Affaires étrangères britannique. Au grand dam des opposants à la guerre, David Miliband a laissé entendre que cette enquête serait menée à huis clos et “n’a pas précisé si elle couvrirait l’utilisation des renseignements par le gouvernement avant la guerre, ni si [elle établirait si] Tony Blair a trompé le Parlement”, note The Independent.

retour dans une société métamorphosée. La musique pop a suivi le mouvement. Dans Middle Eastern Holiday, Hard-Fi se lamente sur le sort du 2e classe envoyé dans le désert irakien : “Je dois partir, mais quel prix à payer/Un forfait pour le soleil, où tout est compris/Des traces de balles qui balafrent les minarets/De la fumée à l’horizon/Un beau coucher de soleil.” La phrase que le colonel Tim Collins a lancée aux soldats du Royal Irish Regiment – “Nous partons pour libérer [l’Irak], pas pour conquérir” – est aujourd’hui plus célèbre que toutes les autres déclarations depuis la promesse de Churchill de “combattre sur les plages”. LES CITOYENS N’ONT PLUS CONFIANCE EN LA POLITIQUE

La politique britannique a elle aussi été transformée par la guerre en Irak. Le fameux “dossier douteux” [utilisé par le gouvernement Blair pour justifier le déclenchement de la guerre en Irak], la mort de l’ancien inspecteur de l’ONU David Kelly, le débat sur le centre de Guantanamo et les allégations de torture ont modifié le paysage politique. L’idée, fondée ou non, que le gouvernement britannique est intervenu en Irak sous de faux prétextes a pénétré dans la conscience publique et s’est propagée dans la politique. Les prochaines élections se joueront en grande partie sur la confiance politique, avec la guerre en toile de fond. Plus de la moitié des électeurs ont soutenu la guerre en 2003, car ils croyaient sincèrement que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive. Quand cela s’est révélé faux, la politique britannique a fondamentalement changé et la méfiance des citoyens a atteint un degré sans doute jamais égalé dans le pays. Il est difficile d’imaginer quelles justifications il faudra à l’avenir fournir au peuple britannique pour le convaincre de soutenir une “guerre juste”.

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Sur un plan plus général, la guerre a suscité un mouvement d’antiaméricanisme qui commence seulement à s’apaiser. Il était devenu de bon ton de condamner tout ce qui était américain et de considérer les Etats-Unis comme un pays de fauteurs de guerre et de fanatiques religieux. La violence des propos antiaméricains des intellectuels de gauche a atteint son paroxysme dans le discours de Harold Pinter pour la remise de son prix Nobel, en 2005. “L’invasion de l’Irak, a-t-il déclaré, était un acte de banditisme, un acte de terrorisme d’Etat patenté […]. Les crimes commis par les Etats-Unis ont été systématiques, constants, violents, impitoyables.” La guerre a engendré de profondes tensions au sein de la société britannique, et les relations entre communautés en ont indubitablement souffert. Pour une minorité de musulmans, cette guerre est illégale, raciste et cruelle. Le clivage est apparu à l’évidence lors d’une parade organisée le 10 mars dernier à Luton. Les soldats du Royal Anglian Regiment rentrant d’Irak ont été pris à partie par des manifestants brandissant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire “bouchers de Bassorah”, “assassins” et “tueurs de bébés”. Certains spectateurs ont réagi en traitant les manifestants de “racailles” et en brandissant l’Union Jack. Bon nombre des effets de la guerre en Irak disparaîtront avec le temps. L’antiaméricanisme décline depuis l’arrivée d’un nouveau président ; écrivains et artistes se tournent vers de nouveaux sujets ; la colère de certains musulmans va certainement retomber ; les soldats revenant, et leur expérience ayant été absorbée dans la mémoire nationale, peut-être le “contrat militaire” en ressortira-t-il renforcé. Mais la Grande-Bretagne n’est plus le même pays que lorsqu’elle est partie en guerre. Six ans plus tard, c’est un pays endurci et peut-être plus réaliste, mais aussi las des conflits et effrayé par la guerre. Ben Macintyre DU 1 er AU 8 AVRIL 2009

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Affronter le pouvoir à mains nues, comme il y a vingt ans

Le 9 avril 1989, à Tbilissi, les chars soviétiques écrasaient dans le sang une manifestation indépendantiste. Et le 9 avril prochain, l’opposition appelle à commémorer cet épisode, en exigeant le départ du président Saakachvili. SAKARTVELOS RESPOUBLIKA

Tbilissi

POLICE

artira ? Partira pas ?” Telle une jeune fille amoureuse effeuillant une marguerite pour savoir si elle est aimée, la Géorgie tout entière scrute la boule de cristal pour savoir si Mikheïl Saakachvili partira enfin [volontairement et pacifiquement]. Comment un homme ayant obtenu 99 % des voix lors de sa première élection, en 2004 [à la suite de la “révolution des roses”, en novembre 2003], a-t-il ainsi pu perdre totalement sa popularité et décevoir de si immenses espoirs ? Le 9 avril 1989, l’armée soviétique réprimait violemment les manifestations indépendantistes à Tbilissi, faisant plusieurs morts et des dizaines de blessés. Vingt ans après, notre pays est toujours en quête de liberté et se prépare à un nouveau 9 avril [à l’initiative de l’opposition, qui appelle à des manifestations antigouvernementales massives et exige le départ volontaire du président]. Nous en sommes donc au même point qu’il y a vingt ans.

▲ Dessin de Peter Till

LE PEUPLE NE VEUT NI PAIN, NI TRAVAIL, IL VEUT LA LIBERTÉ

paru dans The Guardian, Londres.

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Opérations d’intimidation

e 23 mars, les forces spéciales géorgiennes ont arrêté une dizaine d’activistes du Mouvement démocratique Géorgie unie, accusés de détention illégale d’armes, informe le journal en ligne Georgian Times. Le mouvement a été fondé en 2008 par Nino Bourdjanadzé, ancien bras droit de Mikheïl Saakachvili et ex-présidente du Parlement, passée à l’opposition et affichant des ambitions présidentielles. Depuis plusieurs jours, la télévision d’Etat montre une “série télévisée [mensongère], filmée sans doute dans les studios du ministère de l’Intérieur sur les ‘conciliabules’ des ‘comploteurs’”, écrit le journal russe Izvestia. De quoi susciter l’écœurement de l’époux de Bourdjanadzé, Badri Bitsadzé, ex-chef de la police douanière, soupçonné pour sa part de préparer des détachements paramilitaires pour

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Pouvait-on seulement imaginer il y a vingt ans que ce peuple géorgien au “cœur de lion”, qui avait osé s’opposer à mains nues aux chars soviétiques, serait ainsi bafoué et méprisé par son propre gouvernement ? Pouvait-on imaginer que l’homme ayant prêté serment sur la tombe de David Armachenebeli [grand roi géorgien du XIIe siècle, surnommé “le Bâtisseur”] serait traité d’“assassin” par toutes ces mères qui ont perdu leurs fils [lors du

conflit russo-géorgien d’août 2008] ? Que les scientifiques et l’intelligentsia le qualifieraient de “destructeur” de la culture, les propriétaires d’“expropriateur”, les journalistes d’“ennemi” de la liberté d’expression ? Qui aurait pu croire que nos prisons seraient surpeuplées de “voleurs” dont le crime se résume au fait d’avoir subtilisé de la nourriture ou des objets sans valeur juste pour survivre ? Qui aurait pu imaginer que des bombes tomberaient à [proximité de la capitale] Tbilissi [en août 2008] ? Et que notre “chef des armées” déguerpirait au son des avions russes [laissant Bernard Kouchner,

son invité, seul dans les rues de Gori] ? Le peuple est au bout du rouleau. Les gens n’exigent plus ni pain, ni travail, et se moquent des crédits “pas chers”. Ce qu’ils veulent, c’est la liberté. La liberté qui apportera au pays justice, unité et bien-être. En vingt ans, la vision du monde des Géorgiens a évolué. Ils n’admettent plus qu’un quelconque pouvoir exerce sa violence sur eux. La société géorgienne ne souhaite pas être complice de sa propre désintégration, de la perte de sa dignité, de la mort de ses enfants, de l’expropriation de ses biens, de l’émiettement de son territoire [l’indépen-

le 9 avril. Menacé d’arrestation, il dégaine : “Je connais bien ce salopard de Saakachvili, depuis son enfance. Je devrais être fusillé pour l’avoir soutenu !” D’autres formations d’opposition sont en ligne de mire. Des partisans de Zourab Nogaïdeli, ex-Premier ministre, ont été arrêtés, accusés de “détention et trafic de drogues”, informe le journal russe Nezavissimaïa Gazeta. Deux activistes du mouvement Sauver la Géorgie, accusés de “tentative de putsch et de préparation d’actes terroristes”, croupissent également en prison. Bien que tout le monde en Géorgie appelle au calme, le risque de débordements est bien réel. Pour l’éviter, Mathias Yorsh, rapporteur pour la Géorgie de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, a proposé à Tbilissi de créer un groupe d’observateurs-médiateurs étrangers.

dance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie a été reconnue par Moscou le 26 août 2008]. Les Géorgiens ne veulent plus être réduits à des voix électorales. Le peuple sait qu’il est la source du pouvoir, et que ce dernier doit se plier à la volonté du peuple. Le peuple ne veut pas d’un pouvoir qui n’entende pas ce cri du cœur collectif : “Va-t’en !” Si ce “va-t’en” n’est pas compris [par le président], il se transformera en un “va te faire voir” ! Notre société a soif de liberté. Ainsi, vingt ans après, nous devrons une fois de plus avoir un “cœur de lion”. Gotcha Mirtskhoulava

RUSSIE

Le nouveau séparatisme russe

Le Kremlin tente d’étouffer le mécontentement qui monte à l’encontre du pouvoir central dans les grandes villes côtières. ’hostilité à l’égard de Moscou est en train de grandir dans les régions de Russie. Et, contrairement à la “parade des souverainetés” des années 1990, ce “nouveau séparatisme” n’émane pas des républiques ethniques [non russes] de la Fédération, mais de régions majoritairement peuplées de Russes. Et ce sont les villes portuaires qui relaient cette protestation. La rébellion y prend différentes formes : de simples manifestations aux émeutes, en passant par le vote contre les “candidats du Kremlin” lors des élections locales. Ce sont les habitants de l’ExtrêmeOrient russe qui ont lancé cette fronde contre Moscou, en janvier et février. Après les revendications purement économiques (contre l’augmentation des taxes douanières sur les voitures d’importation japonaises), les organisateurs des manifestations ont très

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vite exigé la démission du gouvernement. Pis, lors de plusieurs grands rassemblements, certains participants, très remontés, ont lancé l’idée de créer une république indépendante de l’Extrême-Orient. Au mois de mars, à Mourmansk [grande ville portuaire de l’extrémité nordouest de la Russie, presqu’île de Kola], Sergueï Soubbotine, candidat “local”, a remporté les élections municipales, écrasant l’“homme du Kremlin”, Mikhaïl Savtchenko. Soubbotine, qui avait pour slogan “Moscou, arrête de nous donner des leçons, nous ne sommes pas des serfs”, a recueilli 60 % des voix (contre 35 % seulement pour Savtchenko). Naturellement, ces démonstrations publiques de grogne contre Moscou ont un rapport étroit avec les prises de position des élites régionales. Le refus des officiels du Primorié [Extrême-

Orient] et de la région de Mourmansk d’appuyer et de “couvrir” les décisions de Moscou ont permis à des idées séparatistes jusque-là clandestines, portées par des “extrémistes”, de jaillir au grand jour médiatique et politique. La réaction du Kremlin à cette “trahison de classe” des administrations locales était prévisible, et elle a été logique : écrasement par la force des manifestations au Primorié et limogeage du gouverneur de la région de Mourmansk, Iouri Evdokimov, le 21 mars – en laissant s’exprimer librement les désirs séparatistes dans sa capitale régionale, il avait signé son arrêt de mort. Vu l’ampleur de la nouvelle campagne que Moscou vient de lancer contre la corruption dans les régions, les fonctionnaires locaux devraient se montrer plus loyaux. Mais les techniques de lutte contre la corruption seront impuissantes à juguler les

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velléités croissantes de séparatisme. Il faut plutôt s’attendre à ce que l’agitation antiMoscou se répande dans les villes portuaires, et peut-être à ce qu’elle prenne des formes plus organisées à mesure que la crise socio-économique s’aggravera. Comme l’a montré l’exemple de Solidarité dans la Pologne des années 1980, un mouvement protestataire né dans un grand port peut, s’il est habilement structuré, déboucher sur une modernisation politique nationale, voire forger une nouvelle élite. Il ne faut pas non plus exclure que les velléités contestataires de la Russie côtière s’étendent, si les conditions sont réunies, à la Russie des terres. Le nouveau séparatisme russe trouvera sans aucun doute de nombreux partisans dans l’intérieur du pays. Andreï Serenko, Nezavissimaïa Gazeta (extraits), Moscou

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Obama peine à peupler ses ministères

Alors que la crise fait rage et que les dossiers urgents s’accumulent, les nouvelles règles d’éthique mises en place par le président entravent la nomination de plusieurs centaines de hauts fonctionnaires. NEWSWEEK (extraits)

ton. Pour lutter contre la bonne vieille tradition des renvois d’ascenseur, il a par exemple décrété que les postes gouvernementaux ne serviraient plus de tremplin vers des activités de lobbying plus rémunératrices.

New York e président Obama souhaite réformer l’école publique et augmenter de façon substantielle les dépenses fédérales pour l’éducation. Mais quand l’un de nos journalistes a récemment tenté de joindre le bureau du ministre de l’Education, Arne Duncan, le téléphone a sonné pendant deux bonnes minutes avant que quelqu’un daigne décrocher. La personne au bout du fil a fait remarquer que répondre au téléphone ne faisait pas partie de ses attributions, ajoutant en guise d’excuse : “Vous savez, il y a beaucoup de bureaux vides ici.” Arne Duncan n’est pas le seul ministre à se sentir seul dans ses meubles. Son homologue des Finances, Timothy Geithner, probablement le membre du gouvernement le plus débordé, voire dépassé en cette période de crise, travaille au milieu d’une dizaine de bureaux inoccupés. Geithner est pour l’instant entouré de trois survivants de l’administration Bush et de divers hauts conseillers dont les nominations n’ont pas eu besoin d’être approuvées par le Sénat. Dans ces circonstances, comment s’étonner qu’il ait pu passer à côté du scandale des primes versées par l’assureur AIG. De l’autre côté de l’Atlantique, le

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“L’ESPOIR” EST CONFRONTÉ À LA RÉALITÉ

▲ Dessin de David

Whittle paru dans The Independent, Londres.

secrétaire général du gouvernement britannique, sir Gus O’Donnell, a exprimé sa frustration devant l’incapacité du ministère des Finances américain à répondre à ses appels téléphoniques alors qu’il préparait le sommet du G20 pour sauver le système bancaire mondial. “Il n’y a personne là-bas”, a-t-il confié à des journalistes qui se sont empressés d’ébruiter la nouvelle. “Vous n’avez pas idée à quel point c’est difficile.” L e c a n d i d at O b a m a vo u l a i t apporter du changement à Washing-

Les candidatures n’ont cependant pas manqué pour former la nouvelle équipe : Obama en a reçu plus de 300 000 pour occuper quelque 3 300 postes vacants. Mais sur les 373 plus hauts postes requérant l’approbation du Sénat, seuls 43 ont été attribués à ce jour. La procédure d’examen des candidatures, particulièrement pointilleuse, a écarté ou découragé des personnalités par ailleur s br illantes, comme Tom Daschle, pressenti pour mener à bien la réforme du système de santé. En pleine tempête financière, le recrutement du personnel du ministère des Finances a été particulièrement problématique. Selon une source préférant garder l’anonymat pour s’exprimer sur un sujet aussi sensible, la commission des finances du Sénat n’a pas hésité à rejeter plusieurs candidatures à de hauts postes en raison d’irrégularités fiscales. Voilà qui n’était pas prévu : afin de satisfaire aux exigences de l’opinion publique et de former un gouvernement d’hommes irréprochables, les élus prennent le risque de

repousser une possible sortie de crise. A certains égards, cette situation a quelque chose de tristement familier. C’est ce qui arrive quand “l’espoir” est confronté à la réalité, ou du moins quand la mise en œuvre de la volonté d’un réformateur est confiée à des juristes. Le questionnaire pour les candidats aux plus hautes fonctions gouvernementales compte à présent une centaine de pages. Difficile de dire quand les choses ont commencé à dégénérer. Certains remontent à la nomination de John Tower, le premier choix de Bush père au poste de ministre de la Défense, qui avait vu le portefeuille lui échapper à cause de son penchant pour la boisson et pour les femmes. D’autres rappellent le cas de Zoe Baird, pressentie au poste de ministre de la Justice par Bill Clinton : elle avait été écartée pour avoir omis de déclarer sa nourrice et de vérifier la situation de celle-ci auprès des services de l’immigration. Les représentants du gouvernement soulignent néanmoins qu’ils sont encore en avance par rapport aux administrations précédentes pour ce qui est des nominations. Il avait fallu 194 jours à Ronald Reagan, 163 à George Bush père, 267 à Bill Clinton et 242 à George W. Bush pour réussir à attribuer tous les postes requérant l’approbation du Sénat. Evan Thomas et John Barry

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Hillary Clinton fait amende honorable

En voyage officiel au Mexique, la secrétaire d’Etat américaine a reconnu pour la première fois que son pays était en partie responsable des violences qui accompagnent les trafics de drogue en Amérique latine. THE WASHINGTON POST

Washington ercredi dernier, au Mexique, la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, a fait son mea culpa au nom de son gouvernement en reconnaissant l’échec des politiques antidrogue mises en œuvre par les Etats-Unis depuis des dizaines d’années, ainsi que leur contribution à la flambée de violence qui ensanglante le Mexique et d’autres pays latino-américains. “De toute évidence, les mesures que nous avons prises ont été un échec”, a-t-elle déclaré dans l’avion qui l’amenait pour une visite de deux jours. Selon elle, les politiques américaines visant à réduire la consommation de drogue et à lutter contre le trafic de stupéfiants et la contrebande d’armes ont été inefficaces. “Notre demande insatiable en produits stupéfiants illégaux alimente le trafic, at-elle poursuivi. Notre incapacité à empêcher

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la contrebande d’armes à destination de ces criminels cause la mort de policiers, de militaires et de civils.” Hillary Clinton est allée plus loin que tout autre représentant du gouvernement américain ces dernières années en reconnaissant la part de responsabilité des Etats-Unis dans l’épineux problème du trafic de drogue en Amérique latine. Par le passé, bon nombre de dirigeants politiques américains ont accusé de laxisme le gouvernement du Mexique, pays par lequel transite l’essentiel de la cocaïne et de l’héroïne vendues aux Etats-Unis. Il y a deux ans, le président Felipe Calderón a lancé une offensive militaire contre les trafiquants et provoqué en retour une explosion de violence de la part des cartels. Depuis janvier 2008, les affrontements entre les gangs de trafiquants et les autorités ont ainsi coûté la vie à plus de 7 000 Mexicains. Particulièrement sensibles aux commentaires de leur riche voisin du nord, les Mexicains ont fait part de leur indignation

il y a quelques semaines après que le commandement des forces interarmées américaines ainsi que plusieurs hauts responsables ont laissé entendre que les autorités mexicaines étaient en passe de perdre le contrôle de certaines parties de leur territoire. La secrétaire d’Etat américaine s’est efforcée d’apaiser la colère des Mexicains en vantant le “courage” du président Calderón et en annonçant un plan de 66 millions de dollars pour financer la livraison d’hélicoptères supplémentaires aux forces de police mexicaines. Hillary Clinton a également évoqué des mesures pour mettre fin au trafic d’armes à la frontière, et a reconnu que les cartels mexicains prospéraient grâce aux profits qu’ils réalisent aux Etats-Unis (estimés entre 15 et 25 milliards de dollars par an). Les responsables mexicains ont toutefois indiqué qu’ils attendaient un plus grand engagement des Etats-Unis. L’administration Obama s’efforce à présent de mettre en place une stratégie régionale

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permettant d’éviter que les trafiquants chassés d’un pays se contentent de déménager leurs activités dans un autre. Rappelons que c’est notamment parce que les filières d’approvisionnement de la cocaïne colombienne ne peuvent plus passer par les Caraïbes que le Mexique est aujourd’hui devenu une plaque tournante de ce trafic. La visite de Hillary Clinton est intervenue alors que plusieurs grandes nations d’Amérique latine ont demandé aux EtatsUnis de revoir leur politique de lutte contre la drogue. Le mois dernier, les anciens présidents du Brésil, de la Colombie et du Mexique ont invité les autorités américaines à légaliser la consommation de marijuana pour concentrer davantage leurs efforts sur le traitement de la toxicomanie [voir CI n° 959]. Obama a rappelé qu’il était favorable à l’augmentation du nombre de centres de désintoxication, sans toutefois approuver l’idée d’une dépénalisation de la marijuana. Mary Beth Sheridan

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Internet fait dérailler la justice

De plus en plus de jurés utilisent le Net pour des recherches sur ou pour communiquer pendant les audiences. De quoi faire THE NEW YORK TIMES (extraits)

New York ébut mars, un juré qui participait à un grand procès fédéral sur une affaire de drogue en Floride a avoué au juge qu’il avait fait des recherches sur l’affaire sur Internet, violant ainsi directement les instructions du magistrat et des siècles de règles de procédure pénale. Quand le juge a interrogé le reste du jury, il a eu un choc encore plus grand. Huit autres jurés avaient fait de même. Le juge William J. Zloch n’a eu d’autre choix que d’annuler le procès pour vice de procédure. Huit semaines de travail perdues pour l’accusation et pour les avocats de la défense.“Nous avons été sciés”, confie Peter Raben, l’un de ces derniers, à qui le jury avait déclaré qu’il était sur le point de gagner. “C’est la première fois que la technologie moderne nous touche de cette façon et ça a été un vrai coup sur la tête.” On pourrait parler d’annulation pour cause de Google. En collectant et en envoyant des informations sur Internet sur l’affaire qu’ils doivent juger, les jurés sèment le chaos, provoquant de nombreuses suspensions de délibérations et rendant les juges furieux. Début mars, Stoam Holdings, une entreprise de matériaux de construction, a demandé à un tribunal de l’Arkansas de revenir sur le jugement qui la condamnait à verser 12,6 millions de dollars en déclarant qu’un des jurés avait posté, pendant les débats, des commentaires sur le procès sur Twitter [voir CI n° 959, du 12 mars 2009]. Le 16 mars, les avocats de Vincent J. Fumo, un ancien membre du sénat de l’Etat de Pennsylvanie jugé pour corruption devant un tribunal fédéral, ont exigé une annulation du procès avant le verdict parce qu’un juré postait des commentaires sur les débats sur Twitter et Facebook. L’intéressé avait même déclaré sur Internet qu’il aurait “une grande nouvelle à annoncer” le 18 mars. Le juge a tout de même ordonné la poursuite des débats et le jury a déclaré M. Fumo coupable. La défense compte aujourd’hui invoquer ces communications sur Internet pour faire appel. Les jurés ne sont pas censés rechercher des informations hors de la salle d’audience. Ils doivent parvenir à un verdict en se fondant uniquement sur les faits considérés comme recevables par le juge et n’ont pas à prendre en compte les preuves qui ont été exclues car considérées comme préjudiciables. Or ils peuvent aujourd’hui chercher le nom d’un défendeur sur la Toile ou examiner un carrefour grâce à des sites comme Google Maps avec leur téléphone portable, ce qui viole les règles complexes de l’administration de la preuve. Tout comme ils peuvent

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▲ Dessin de Nikol,

Allemagne

raconter à leurs amis ce qui se passe dans la salle des jurés alors qu’ils sont censés garder leur opinion et les délibérations secrètes. LES BLOGS DES JURÉS SONT PASSÉS AU PEIGNE FIN

Un juré peut découvrir beaucoup d’informations relatives à une affaire pendant qu’il fait une pause pour déjeuner ou aller aux toilettes. Wikipédia lui expliquera la technique qui sous-tend une demande de brevet ou le renseignera sur une pathologie, Google Maps lui indiquera combien de temps il faut pour se rendre du point A au point B et les sites d’information peuvent parler de l’accusé, de ses avocats ou des experts appelés à témoigner devant le tribunal. “C’est vraiment impossible à

FRONTIÈRE Chasseurs

contrôler”, confie Douglas L. Keene, qui préside l’American Society of Trial Consultants, un cabinet de consultants juridiques. Il y a longtemps que les juges ont amendé leurs avertissements habituels sur la recherche d’informations pendant les procès pour y inclure les recherches sur Internet. Mais maintenant que les jurés peuvent accéder à la Toile à partir d’un simple téléphone portable, le risque est plus immédiat – et instinctif. Les avocats étudient désormais les blogs et les sites Internet des jurés pressentis. Les jurés pensent peut-être contribuer à l’administration de la justice en creusant une affaire plus avant, indique M. Keene, “il y a des gens qui pensent qu’ils ne peuvent pas servir la justice s’ils ne trouvent pas la réponse à certaines questions”. Or les règles de l’administration de la preuve, qui se sont développées au cours de siècles de jurisprudence, sont là pour faire en sorte que les éléments présentés au jury aient été étudiés et débattus par les deux parties, explique Olin Guy Wellborn III, professeur de droit à l’université du Texas, “c’est ce qui est formidable dans le système accusatoire. On perd tout cela si les jurés prennent euxmêmes les choses en main.” Il n’existe pas encore de statistiques officielles des procès perturbés par les recherches sur Internet mais leur

nombre va sûrement augmenter avec la généralisation des téléphones portables munis d’un accès au web. Certains tribunaux commencent à interdire aux jurés d’utiliser leur téléphone portable à l’intérieur du palais de justice, d’autres vont jusqu’à confisquer les appareils pendant la journée, mais ce n’est pas la majorité, confie M. Keene. Et il n’est pas interdit d’utiliser son ordinateur à la maison, sauf si le jury est tenu à l’isolement. Et les informations qui sortent du box des jurés peuvent être tout aussi gênantes que celles qui y entrent : les jurés qui ont l’habitude de poster sur la Toile des commentaires réguliers sur leur vie quotidienne risquent de se trouver en conflit avec la loi. Dans l’affaire de l’Arkansas, l’entreprise Stoam Holding déclare qu’un juré nommé Johnathan Powell a envoyé des messages sur Twitter pendant le procès. On pouvait y lire entre autres : “Oh, et n’achetez pas Stoam [le produit commercialisé par l’entreprise]. Ils sont mal partis et ils vont probablement cesser d’exister maintenant que leur portefeuille a été allégé de 12 millions de dollars.” M. Powell, 29 ans, gérant d’un laboratoire photo dans un supermarché Wal-Mart de Fayetteville, dans l’Arkansas, souligne pour sa part qu’il n’a envoyé aucun message substantiel sur l’affaire avant l’adoption du jugement et qu’il était alors libéré de l’obligation de ne rien dire sur l’affaire. “C’était fini quand j’ai commencé à parler du procès. Ils peuvent toujours venir vérifier mes relevés téléphoniques.” John Schwartz

de clandestins en ligne

Pour lutter contre l’immigration clandestine et les trafics, les autorités ont installé des caméras le long de la frontière mexico-texane. Ce sont des volontaires connectés au Net qui ont la charge de cette surveillance.

es Etats-Unis possèdent désormais une arme improbable dans la lutte qu’ils mènent contre le trafic de drogue et l’immigration clandestine à la frontière avec le Mexique : les clients des pubs australiens. Ces buveurs de bière sont l’élément le plus exotique de la vaste armée de soldats hightech recrutés pour contribuer à la protection de la frontière. Toute personne possédant un accès à Internet peut désormais patrouiller le long de cette frontière de 2 000 kilomètres grâce à un réseau de webcams. Une fois connectés, les volontaires passent des heures à scruter le paysage et sont priés de contacter les autorités par courriel quand ils aperçoivent des individus, des véhicules ou des bateaux en provenance du Mexique se dirigeant vers les Etats-Unis. Plus de 100 000 internautes se sont engagés en ligne dans cette police des frontières virtuelle, selon l’appellation de Ron Reay, le

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des affaires en cours de jugement annuler certains procès.

directeur de la Texas Border Sheriff’s Coalition, une organisation qui réunit vingt comtés où l’immigration clandestine et le trafic d’armes et de drogue sont florissants. “On a reçu des courriels qui disaient en bon australien : ‘Salut, mon pote. On vous surveille la frontière depuis le pub en Australie’”, explique-t-il. Les quinze premières caméras de ce réseau qui en comptera 2 000 ont commencé à fonctionner en novembre 2008. Depuis, les autorités affirment que les signalements envoyés ont permis de saisir plus de 907 kilos de marijuana et d’intervenir une trentaine de fois pour renvoyer des candidats à l’immigration clandestine. Certains de ces renseignements venaient d’Europe, d’Asie et de plus loin encore, mais la plupart des guetteurs en ligne résident au Texas, au Nouveau-Mexique et en Arizona, trois des quatre Etats des Etats-Unis qui ont une frontière commune avec le Mexique. Les caméras sont installées sur des terrains privés sur des lieux fréquentés par les immigrés clandestins et les trafiquants de drogue. Elles ont été achetées grâce à une allocation de l’Etat de 2 millions de dollars. Ces fonds financent également le site Internet du projet, une entreprise mixte qui est dirigée par la

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société de réseau social BlueServo. Pour ses adversaires, ce projet est la “frontière Google parfaite” et les caméras n’ont pas vraiment d’effet dissuasif. “Pour assurer la sécurité des frontières, il faut des professionnels entraînés, pas les clients des pubs de Perth”, estime Eliot Shapleigh, un membre du sénat du Texas qui réside à El Paso. Le projet n’a, selon lui, permis que quelques arrestations. “Il ne sert absolument pas les objectifs de sécurité mis en avant par le gouverneur, il courtise les extrémistes à des fins politiques et, avec deux arrestations seulement, ce n’est pas un moyen efficace de dépenser 2 millions de dollars.” Eliot Shapleigh et ses camarades du Parti démocrate comptent s’opposer au renouvellement du financement de ce système dans le courant de l’année. Pour Bob Parker, en revanche, un garde-côte à la retraite qui passe jusqu’à huit heures par jour à surveiller le Mexique depuis son ordinateur, il est important de garder un œil sur la frontière. “C’est un pays de sauvages là-bas, avec toute cette violence liée à la drogue. Ce n’est qu’une question de temps avant que tout ça arrive ici.” Richard Luscombe, The Guardian, Londres

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ET POURTANT ELLE TOURNE 18h15

RF-C. Abramowitz

Bruno Duvic

FRANCE INTER LA DIFFÉRENCE franceinter.com

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Grand ménage sur le marché de l’adoption

Devant l’ampleur du trafic d’enfants qui sévit dans le pays, le gouvernement a choisi de mettre de l’ordre. Un changement d’attitude qui complique la vie de milliers de familles américaines en quête d’un bébé. redire, mais des milliers d’adoptions déjà effectuées pourraient être remises en cause à la lumière de ce trafic. On pourrait ainsi découvrir d’autres cas, comme celui d’Ester Sulamita, une enfant volée à sa mère sous la menace d’un revolver et ensuite présentée aux agences d’adoption.

EL NUEVO HERALD

Miami omme des milliers de couples américains, les Hemsley sont venus au Guatemala dans l’espoir d’adopter un bébé. Ils ont versé 15 500 dollars [11 400 euros] à une agence américaine qui leur a promis une adoption sans complications. Mais, début 2008, les autorités guatémaltèques ont mis en place un assainissement du système d’adoption. Après l’élection du président Alvaro Colom, en novembre 2007, le gouvernement a ratifié la convention de La Haye sur l’adoption internationale et créé le Conseil national des adoptions, chargé de vérifier si les bébés donnés en adoption étaient remis avec le consentement des mères biologiques. Jusqu’à cette date, les adoptions au Guatemala étaient presque devenues une industrie, générant plus de 100 millions de dollars par an, uniquement gérée par des avocats, sans contrôle de l’Etat. Pour satisfaire l’énorme demande, les enlèvements d’enfants, ainsi que la corruption et la fraude n’étaient pas rares.

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DES PRÉLÈVEMENTS ADN SONT FALSIFIÉS

La plupart des Américains ayant une procédure d’adoption en cours ont cherché à clore rapidement leur dossier avant l’entrée en vigueur du nouveau système. Mais Jennifer Hemsley a fait ce que, selon le Conseil national des adoptions, personne n’avait jamais fait auparavant, en refusant de fermer les yeux sur les soupçons qu’elle avait concernant l’identité de sa fille adoptive. Elle a interrompu les démarches d’adoption de la petite María Eugenia Max, rebaptisée Hazel. Elle est restée au Guatemala pendant six mois, a dépensé des milliers de dollars et s’est battue pour parvenir à placer sa fille sous la protection d’un juge. Toutefois, sa décision risque de lui être préjudiciable car, dans tous les cas, la nouvelle loi privilégie la famille naturelle de l’enfant, puis les couples guatémaltèques. “C’est une situation absurde, Hazel me manque beaucoup… Mais nous n’avions pas le choix. Nous avons agi comme n’importe quel parent l’aurait fait.

70 000 DOLLARS POUR RESTER PLUSIEURS MOIS AVEC L’ENFANT

▲ Dessin de Jas paru

dans The Guardian, Londres. ■

Orphelins

Le gouvernement du Guatemala a reconnu, le 23 mars, qu’il détenait des preuves indiquant que des orphelins de la guerre civile avaient été proposés à des familles étrangères – en majorité américaines – en vue d’une adoption, plutôt qu’on s’efforce de retrouver leurs proches. Une enquête est en cours, dont les conclusions devraient être publiées en avril.

Nous avons privilégié l’intérêt de notre enfant avant le nôtre”, explique Jennifer Hemsley. Depuis le début de la procédure d’adoption, les Hemsley avaient des raisons d’être méfiants. Mais la goutte qui a fait déborder le vase, c’est le rapport du laboratoire prétendant que les prélèvements d’ADN avaient été réalisés un jour où ils avaient passé la journée entière avec la petite Hazel. Quand ils ont évoqué la question devant leur avocat au Guatemala, il leur a rétorqué : “Ne vous inquiétez pas. Vous voulez adopter cette enfant, oui ou non ?” Les répercussions de cette affaire dépassent largement le cadre de cette adoption. Car les rapports des laboratoires ADN ont été validés par l’ambassade des Etats-Unis au Guatemala. Ces prélèvements permettent de fournir la preuve du lien de parenté entre l’enfant et sa mère biologique. Cette procédure était censée empêcher les enlèvements d’enfants. Certaines preuves ADN peuvent ainsi être falsifiées sans que personne y trouve à

La facilité et la rapidité des adoptions au Guatemala ont fait de ce pays de 13 millions d’habitants le deuxième fournisseur d’enfants adoptés pour les Etats-Unis, après la Chine [31 % des enfants adoptés par les Américains proviennent d’Asie et 21 % du Guatemala, selon les statistiques de 2006]. Depuis août 2007, date à laquelle la police a fait une descente dans une maison d’adoption à l’excellente réputation, de nombreux cas de fraude, de falsification de documents et d’enlèvements d’enfants ont été découverts. Au moins 25 cas présentaient des anomalies si graves que le parquet a ouvert une enquête. Des milliers de procédures d’adoption e n c o u r s – celle des Hemsley incluse – ont été gelées en 2008, le temps que le Conseil national des adoptions rencontre les mères biologiques. Sur les 3 032 dossiers, un millier de cas ont été rejetés parce que les mères ne se sont jamais présentées. Par manque de personnel et de moyens, le Conseil n’a pas procédé à de nouvelles vérifications ADN. La justice guatémaltèque a ouvert un dossier afin de déterminer la véritable identité de Hazel, et elle enquête actuellement sur les personnes qui ont falsifié les preuves ADN. “Quand je tombe sur un cas comme celui-ci, je suis heureux de m’apercevoir qu’il existe encore des gens qui ont des principes”, affirme Jaime Tecú, le directeur du Conseil national des adoptions. Quand les Hemsley ont entamé les démarches pour adopter Hazel, en juin 2007, l’ancien système corrompu était encore en vigueur. “Lorsque nous l’avons prise dans nos bras, ce fut magique. Nous avons ressenti quelque chose d’indescriptible”, se souvient Jennifer Hemsley. Le couple a commencé à avoir des soupçons lorsqu’on leur a dit qu’il n’était

pas possible de revoir la mère biologique de l’enfant, une femme présente lors de la première rencontre entre Hazel et les Hemsley, et qui n’avait montré “aucun sentiment à l’égard de l’enfant”, poursuit Jennifer. En outre, les documents médicaux qui leur avaient été envoyés ne portaient ni entête ni signature du médecin. Plus tard, lors d’un rendez-vous avec l’assistante sociale, les personnes qui s’occupaient de l’adoption au Guatemala ont essayé de faire passer une inconnue pour la mère de l’enfant. “Peut-être aurions-nous dû faire semblant de ne rien voir pour poursuivre les démarches ?” Jennifer Hemsley reconnaît s’être posé la question, puisque “apparemment tout le monde s’en fichait”. “Pourtant, ajoute-t-elle, je ne pouvais pas. Je ne pouvais tout bonnement pas faire une chose pareille.” L’avocat qui s’est occupé de leur dossier, Ricardo Ordoñez, nie avoir commis la moindre faute. Et il assure que tout se résoudra avec de nouveaux prélèvements ADN. Les Hemsley auraient pu abandonner les démarches comme des centaines d’autres couples américains qui ont rencontré des problèmes pour adopter un enfant au Guatemala. Mais alors Hazel aurait été placée dans un orphelinat ou aurait été proposée à l’adoption sous une nouvelle identité. Jennifer a donc choisi de rester au Guatemala avec l’enfant pendant des mois. Elle a dépensé plus de 70 000 dollars en avocats, frais de séjour et billets d’avion. Elle s’est battue pour faire avancer l’adoption, mais elle a fini par demander l’aide du Conseil national des adoptions. Début novembre 2008, elle s’est rendue au Guatemala pour rencontrer les membres du Conseil et rendre visite à Hazel dans l’orphelinat où elle a été placée. L’enfant portait des plaies au menton et une blessure à la tête. Jennifer Hemsley était bouleversée. Après une audience auprès du juge des mineurs, elle a réussi à faire transférer Hazel dans un autre orphelinat où elle sera mieux traitée, espère-t-elle. “Je pense à elle tous les jours… C’est une situation horrible. Pour les mères auxquelles on enlève les bébés et pour les familles adoptives.” Juan Carlos Llorca

Photo : C. Abramowitz

EUROPE

José-Manuel Lamarque et Emmanuel Moreau, les samedis à 19h30 avec Gian Paolo Accardo de Courrier International. FRANCE INTER : LA DIFFÉRENCE.

4/04/09 : Chypre et les effets du réchauffement climatique 11/04/09 : D'A...thènes à Z, avec le festival du film francophone de Grèce. COURRIER INTERNATIONAL N° 961

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franceinter.com

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MANUEL DE SURVIE (ET D’ANALYSE)

G20 Comment la communauté internationale

L’ANTICRISE

rêve de sauver le monde p. 24

Tangage L’Islande ou le symbole de la faillite politique et morale du Nord p. 32

Flash-back En six épisodes, la descente aux enfers de l’économie depuis 2007 p. 44

Humanités Comment dans un avenir très proche le Sud risque d’être encore plus touché que les pays développés p. 50

Horizons Prophéties, initiatives, solutions : un nouveau monde plus solidaire se met en place p. 60

◀ Photos de Chema Madoz, réalisées entre 1990 et 2005.

© Adagp, Paris 2009. Chema Madoz est représenté à Paris par la galerie Esther Woerdehoff.

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L’ANTICRISE Manuel de survie

SOMMET Le 2 avril, les dirigeants des vingt grands pays se réunissent à Londres pour tenter d’enrayer la plus grave crise que le monde ait connue depuis 1930. Juste avant ce G20, bien des divergences subsistaient. Notamment entre Européens et Anglo-Saxons, ou entre Nord et Sud… Et si le vrai débat se situait au niveau d’un G2, entre Chine et Etats-Unis ?

Sept heures de débats pour sauver le monde Eviter que le Sud ne sombre, préparer une révolution écolo…, l’agenda du G20 est ambitieux. THE INDEPENDENT

Londres

L

e sommet de Londres est le signe d’un basculement dans l’équilibre du pouvoir, puisque c’est le G20, plutôt que l’élite économique traditionnelle du G7, que l’on considère désormais comme le forum adapté à un débat sur le changement. Le G7 a été rejoint par ce que l’on appelle les nations du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), dont les économies, prises ensemble, seront bientôt plus fortes que celles du G7. Pourtant, ce sont ces économies émergentes, ainsi que les pays les plus pauvres du monde, qui ont été parmi les plus nombreuses à être frappées de plein fouet par la récession. Le volume mondial des échanges a accusé un ralentissement de 25 %, et l’économie planétaire va se contracter cette année pour la première fois depuis 1945. Un facteur a joué un rôle essentiel dans ce phénomène : l’effondrement des crédits commerciaux à court terme, dont dépendent 90 % des échanges entre les pays en développement. L’économie brésilienne, qui a connu une croissance de plus de 5 % l’an dernier, a brutalement fait marche arrière, affichant un recul catastrophique de 3,6 % au dernier trimestre. Le sommet devrait s’entendre sur la création d’un fonds de 100 milliards de dollars pour garantir des accords de crédit à l’exportation pour les pays les plus pauvres. Une relance cruciale, car les échanges commerciaux sont le moteur qui permet aux pays en développement de s’arracher à la pauvreté, comme l’ont montré l’Asie du Sud-Est et la Chine. Mais cela ne suffira pas. La Banque mondiale a, il y a peu, révélé que 17 des membres du G20 avaient pris des mesures protectionnistes, en dépit de leurs engagements lors de leur rencontre précédente à Washington. Il est

vital que le sommet accouche de mesures sérieuses pour contrer ces décisions. Les dirigeants de la planète doivent par ailleurs résister à la tentation d’économiser de l’argent en réduisant les aides. Une commission des Nations unies, présidée par le Prix Nobel Joseph Stiglitz, vient de prédire que la crise pourrait condamner 200 millions de personnes à une misère extrême. Car les pays pauvres sont les premières victimes de la chute des ventes de marchandises. Ainsi, au Botswana, les exportations de diamants ont dégringolé de 60 %. On a également constaté une baisse drastique des sommes que les Africains qui vivent dans les pays riches envoient chez eux. Les économies en développement ont en outre été sévèrement touchées par les fluctuations des taux de change. Il est par conséquent essentiel que le sommet pousse les pays riches à tenir toutes les autres promesses faites à Gleneagles. [En 2005, le G8 s’était engagé à augmenter l’aide au développement de 25 milliards de dollars par an jusqu’en 2010 et à assurer une éducation de base à tous les enfants du monde.] Le temps est enfin venu d’attaquer les réformes des institutions internationales telles que le Fonds monétaire international, afin que les pays émergents et en développement puissent mieux faire entendre leur voix. Cela est envisageable parce que des pays comme la Chine vont rechigner à débourser l’argent nécessaire à un refinancement du FMI, sauf s’ils peuvent exercer une plus grande influence sur la façon dont est gérée l’institution. Et, par-dessus tout, reste la question de l’environnement. Le 27 mars, le Royal Institute of International Affairs a annoncé cinq années de ralentissement. C’est l’occasion d’agir contre le changement climatique, ce que le monde, jusqu’à présent, s’est soigneusement abstenu de faire. En période de récession, les réductions de consommation de gaz carbonique sont une évidence. Mais, quand la croissance sera de retour, il faudra qu’elle se montre peu gourmande en CO2. Ce qui demande des réformes réalistes au niveau international. Paul Vallely COURRIER INTERNATIONAL N° 961

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SOMMET

Un capitalisme responsable ? On prévoyait l’échec du sommet de Londres. A tort, estime The Observer. Car, pour la première fois depuis 1944, on va vraiment réguler et réformer. THE OBSERVER

C

Peter Macdiarmid/Getyy Images-AFP

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Londres

ette fois, les manifestants ne se trompent pas de cible. Par le passé, le mouvement altermondialiste jetait par la fenêtre aussi bien les excès de la finance internationale que le libre-échange, pourtant indissociable de la croissance et de la prospérité. Plus aujourd’hui. Les manifestations qui ont précédé l’ouverture du G20 à Londres le 31 mars sont en phase avec une opinion qui ne cesse de se répandre, tant en Europe qu’aux Etats-Unis. Le monde a été mis à genoux par le comportement de ces financiers occidentaux qui continuent de ne pas vouloir admettre l’étendue de leurs erreurs. En 2007 encore, Wall Street s’accordait 39 milliards de dollars de primes, et deux ans plus tard, les contribuables se retrouvent obligés de payer l’addition, d’un montant de plusieurs milliers de milliards de dollars, sous forme de plans de relance, d’injections de capitaux et de garanties d’emprunts. Or, encore maintenant, banquiers et financiers, à AIG et ailleurs, réclament des boîtes qu’ils ont poussées à la faillite des primes et des plans de retraites d’un montant ébouriffant. Mais cela va changer. Certains dirigeants d’AIG ont restitué, certes de mauvaise grâce, leurs primes. Et il est extraordinaire de voir aujourd’hui les banquiers suisses redouter de voyager à l’étranger, de peur d’être arrêtés. Ce changement de comportement est une bonne nouvelle. Mais il en est une autre, encore meilleure : en réaction essentiellement à l’opinion publique, mais aussi parce que les risques liés à l’inaction sont évidents, les pays du G20 semblent de plus en plus décidés à se reprendre. On devrait aboutir à un accord qui engendrera une nouvelle architecture régulatrice pour la finance mondiale. D’aucuns ne veulent pas y croire. Le sommet du G20, nous dit-on, n’aboutira qu’à une énorme déception, il débordera de banalités et n’aura d’autre but que de maquiller les profondes fractures entre l’Europe et les Etats-Unis. De façon caricaturale, on nous dit que l’Europe souhaite davantage de régulation, tandis que les EtatsUnis et, dans une certaine mesure, la GrandeBretagne, restent attachés à l’économie de marché et à moins de réglementations. Dans le même temps, les Européens sont profondément méfiants vis-à-vis de l’enthousiasme anglo-saxon pour une augmentation sans frein des dépenses et des emprunts publics. Permettez-moi de m’inscrire en faux. Sans règles internationales, aucun système financier national en panne ne pourra être réparé de manière efficace. Je pense que le G20, chose extraordinaire, va décider de réglementer les fonds spéculatifs, de superviser les agences de notation et leurs pratiques professionnelles, il va exiger que les négociations sur les marchés dérivés se déroulent dans le cadre de régleCOURRIER INTERNATIONAL N° 961

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mentations, imposer un barème aux salaires et primes des banques, réclamer des paradis fiscaux qu’ils fassent preuve de transparence et acceptent de fournir des informations, et mettre en place des “collèges de régulateurs” internationaux. De même, je suis impressionné par l’unité croissante à propos du FMI. Ses ressources devraient être doublées, pour passer à 500 milliards de dollars, et il se verrait doté de nouveaux pouvoirs pour superviser les politiques économiques nationales. Tout aussi important, on donnerait aux pays les plus pauvres un meilleur accès aux droits de tirage spéciaux. Grâce à ces DTS, qui sont calculés sur un ■ ▲ Pour panier de monnaies (dollar, yen, euro et livre l’hebdomadaire sterling), les pays en difficulté peuvent se prolausannois, curer des devises fortes auprès des banques “un autre monde est centrales qui en possèdent. C’est cette “monpossible”, dans lequel, “confrontés naie” du FMI que Zhou Xiaochuan, gouverà la énième dérive neur de la Banque centrale de Chine, souhaite du capitalisme, les voir nettement renforcée afin de rivaliser avec gens qui travaillent le dollar, ce qui protégerait la Chine de l’imet participent à pact d’un effondrement potentiel de la devise la richesse de toute américaine. la communauté Mais, en dépit de ces progrès, tout cela sera se mettraient autour peut-être insuffisant. Les économies émergentes d’une table pour en Amérique latine, en Afrique, en Asie et en réfléchir” ensemble. “Dans cette Europe de l’Est titubent. Des engagements plus dynamique”, ajoute conséquents pour relancer la demande en L’Hebdo, “la solution 2010 ne suffisent pas non plus. Les nouveaux du chômage partiel pouvoirs envisagés pour le FMI restent flous. semble la plus Des banques échappant à tout contrôle contiséduisante”, et elle nueront à débaucher du personnel en perest en train d’“être mettant des primes d’un montant absurde. massivement mise Pourtant, quiconque aurait suggéré il y a un an en place en Suisse”, que l’on puisse accomplir tant de choses aurait pour le plus grand été considéré comme un dément. Brown ne doit bonheur – et dans l’intérêt pas seulement réagir à la crise immédiate. Il lui bien compris – faut également se montrer plus clair sur ce qu’il “des syndicalistes entend par “capitalisme de principes” ou de resles plus clairvoyants, ponsabilité. S’il est sérieux, il devra après le G20 des patrons les plus énoncer des propositions concrètes pour exaudacieux et des pliquer comment les entreprises britanniques fonctionnaires les pourront renouer avec l’idée de satisfaire tous plus pragmatiques”. les acteurs économiques, et pas seulement les actionnaires. Il va devoir sug gérer des moyens “ Si l’on pour permettre aux gens ne fait rien simples de gérer le risque plus raisonnablement pour aider dans leur vie, que ce soit les pays pauvres, à propos de leur emploi, de leurs revenus, de leur les marchés mondiaux hypothèque ou de leur chuteront à nouveau.” retraite. C’est à lui que revient la tâche de limiGeorge Soros, financier ter la hausse attendue et philanthrope américain du chômage en GrandeGazeta Wyborcza, Varsovie Bretagne, car les rangs des sans-emploi risquent de grossir de 2 millions dans les deux prochaines années. ◀ Au menu de la Le G20 est bien le premier sommet à enreréunion des ministres gistrer des progrès substantiels dans la régulades Finances tion des finances mondiales depuis 1944. Les du G20, le 14 mars, manifestants doivent persévérer. Car c’est l’opides muffins décorés nion publique qui impose un tel changement. aux couleurs

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des vingt nations.

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Will Hutton

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Le dollar, un bouc émissaire commode Face au fiasco mondial, Chine et Europe pointent les Etats-Unis du doigt. Pour l’éditorialiste Jim Hoagland, ils doivent aussi balayer devant leur porte. THE WASHINGTON POST

Etats-Unis

L

a guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires, estimait Georges Clemenceau pendant cette grande boucherie que fut la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, l’effondrement de l’économie mondiale est en passe de convaincre les pays d’Europe et d’Asie que la gestion du dollar est une chose trop grave pour qu’on la confie aux Américains. Tel est le pavé dans la mare qu’ont lancé les Chinois la semaine dernière en suggérant la création d’une nouvelle monnaie internationale de réserve qui remplacerait le dollar comme moyen d’échange mondial. Ce ballon d’essai envoyé par la Chine, qui accroî- ▲ Dessin trait les prérogatives du Fonds monétaire de Designpolitie international en matière d’émission de mon- paru dans naie, est une mise en demeure subtile mais De Volkskrant, sensible après soixante ans de domination Amsterdam. et de gestion du système financier mondial par les Américains. Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la Banque centrale chinoise, a décoché ses premières flèches sur le site Internet de son institution, appelant à une progressive “résorption des lacunes inhérentes au Le plan Obama recours à des monnaies favorisant nationales fondées sur le crédit” (en d’autres terles énergies mes, le dollar) pour le propres a déjà un effet positif, règlement des dettes constate le Los Angeles Times : internationales et la les étudiants sont constitution d’épargne. plus nombreux à se tourner Sa tribune illustre l’invers les matières scientifiques quiétude de Pékin, qui craint que les giganet technologiques, qui tesques programmes de connaissaient depuis des années dépenses publiques un déclin des inscriptions. décidés par Barack Obama ne grignotent la valeur des 2 000 milliards de dollars [1 518 milliards d’euros] que détient la Chine en réserves étrangères, essentiellement en billets verts. Mais les propos de Zhou Xiaochuan font également écho à des craintes qui transparaissent dans les appels lancés par la France et par d’autres pays à un “nouveau Bretton Woods”, un nouvel accord économique et financier international. La tribune du responsable chinois tombe à point nommé pour inciter le G20 à se pencher sur la responsabilité de la monnaie américaine (et donc des Etats-Unis) dans la grave récession et les troubles qui agitent les marchés mondiaux. Le sommet du G20 constitue le premier

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grand test planétaire pour Obama, son autorité sur la scène internationale et ses talents de communicant. Il en aura bien besoin pour empêcher la réunion de tourner au procès des Etats-Unis ou du “capitalisme angloaméricain” pour crimes et égoïsme financiers présumés. Il est important de comprendre les arguments de l’accusation, même et surtout quand on n’accepte pas ce procès. Les Américains sont bien moins sensibles que les autres au rôle dominant du dollar dans les jeux de pouvoir mondiaux ainsi que dans le commerce. Comme le soutenait de Gaulle dans les années 1960 (à la grande indignation du président Lyndon Johnson), le système instauré par les accords de Bretton Woods a permis à Washington de ne faire aucun cas de la discipline monétaire imposée aux autres devises. Les Etats-Unis ont pu financer des déficits budgétaires chez eux (et des guerres à l’étranger) sur le dos des autres pays. Les Français n’ont jamais tiré un trait sur cette analyse, bien qu’elle ait connu des hauts et des bas en fonction de l’évolution de la situation mondiale. Le président Nicolas Sarkozy a renouvelé cette approche l’an dernier en appelant, au niveau international, à une plus grande surveillance des marchés financiers et du système de taux de change planétaire. Ce mois-ci, l’Union européenne a emboîté le pas à Sarkozy en rappelant la nécessité d’une réglementation, alors qu’Obama souhaite, quant à lui, que le G20 se concentre sur de nouveaux projets de relance. En fait, les deux camps se sont entendus pour que le sommet souligne à la fois le besoin de davantage de relance pour certains et d’un renforcement de la régulation pour tous, comme l’a expliqué François Fillon lors d’une visite à Washington, la semaine dernière. Evidemment, les détails

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du compromis ne sont pas encore négociés et ce sont eux qui décideront du sort du futur “New Deal mondial”. Les Etats-Unis n’ont rien contre davantage de régulation nationale. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le dernier plan de surveillance de Wall Street concocté par l’inspecteur Gadget du gouvernement, le ministre des Finances, Tim Geithner. Mais la Maison-Blanche répugne à céder quelque pouvoir que ce soit sur sa vie économique à des institutions internationales qu’elle ne contrôle pas. Elle n’est pas la seule. La France et la Grande-Bretagne se montrent éloquentes quand il s’agit de préconiser une plus grande démocratie au sein du FMI et d’autres organismes financiers internationaux. Mais elles ne proposent pas d’abandonner leur veto au Conseil de sécurité des Nations unies pour aider au démarrage des réformes dans les institutions mondiales. La Russie défend l’autodétermination, sauf pour les pays qui ne souscrivent pas aux projets du Kremlin en faveur d’un gazoduc euro-asiatique et d’un monopole énergétique. L’Egypte, la Libye et d’autres régimes nationalistes arabes font par t de leurs doutes et parlent de double langage, puis se bousculent pour vanter les mérites du président du Soudan, Omar Hassan El-Béchir, inculpé de crimes de guerre, et pour le couvrir sur la question du Darfour. Cette crise est le résultat de l’échec collectif des pouvoirs établis et émergents de la planète. Les Etats-Unis devraient admettre la part que leurs excès et leur billet vert chéri ont jouée dans ce capharnaüm. Mais d’autres pays, qui réclament plus de pouvoir, doivent montrer qu’ils sont prêts à l’exercer de façon responsable avant que l’on puisse entamer une réforme exhaustive des Jim Hoagland institutions internationales.

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SOMMET

Tous les regards sont tournés vers le G2

THE ECONOMIST (extraits)

P

Londres

our beaucoup, en Chine, la manière dont l’économie mondiale est malmenée par la tempête constitue un message revigorant. La montée en puissance du pays a été spectaculaire au cours des trois dernières décennies. Mais elle ne s’est pas accompagnée du phénomène qui aurait satisfait la frange ultranationaliste : un déclin concomitant de l’Occident. A présent, le capitalisme est ébranlé dans ses bastions traditionnels. L’Europe et le Japon, en proie à la plus grave récession depuis la guerre, ne valent même pas la peine d’être considérés comme des rivaux. Et les Etats-Unis ne sont plus à l’apogée de leur superpuissance. Bien qu’en public les dirigeants chinois évitent tout triomphalisme, il semble à Pékin que la confirmation de l’ascension mondiale de l’empire du Milieu est proche. Le Premier ministre chinois, Wen Jiabao, ne s’en tient plus à la version selon laquelle la Chine n’est qu’un humble intervenant dans les affaires mondiales et souhaite avant tout se concentrer sur son propre développement économique. Il parle désormais de la Chine comme d’une “grande puissance” et craint que les dépenses excessives des Etats-Unis dévalorisent les 1 000 milliards de dollars qui ont été investis par les Chinois dans ce pays. Des remarques imprudentes du nouveau ministre des Finances américain selon lesquelles la Chine manipulerait sa monnaie ont été écartées d’un revers de main comme étant ridicules ; une Hillary Clinton dûment repentante a été accueillie à Pékin [en février] mais avec un statut d’égale. En mars, un affrontement naval de faible ampleur avec un navire espion américain en mer de Chine méridionale semble avoir été manigancé [voir aussi pp. 80-81]. Cela étant, les Américains ont la chance de se faire remarquer, eux au moins. L’Europe, cette petite tache à l’horizon, est ignorée : un sommet de l’UE a été annulé et la France est encore mise à l’index parce que Nicolas Sarkozy a osé rencontrer le dalaï-lama. Une idée maîtresse se propage déjà bien au-delà de la Chine : la géopolitique est en train de prendre un caractère bipolaire. Car les EtatsUnis et la Chine sont les deux seuls acteurs qui comptent. Conclusion : les vraies affaires se traiteront non pas lors de la réunion du G20, mais lors du sommet du “G2” entre les présidents Barack Obama et Hu Jintao. Cette évolution inquiète non seulement les Européens, qui, débarrassés de la politique unipolaire de George Bush, n’ont aucune envie de la voir

remplacée par un duopole du Pacifique, mais ■ Pologne aussi les Japonais, qui ont longtemps fait preuve Selon de paranoïa face à leurs rivaux en Asie. Elle a The Economist, en outre un impact sur Washington, où la fas- la Pologne serait cination du Congrès pour le plus grand rival le seul pays de l’UE des Etats-Unis risque de prendre une tournure à ne pas entrer en récession en 2009, protectionniste. même si, avec Avant de céder à la panique générale, il un taux de 0,7 %, serait utile de souligner que la nouvelle assu- on est loin rance de la Chine reflète à la fois sa faiblesse des 1,7 % prévus et sa force. Elle reste un pays pauvre confronté, dans le budget. comme l’a dit M. Wen, à l’année la plus diffi- En 2010, cile du siècle nouveau. Les dernières estima- la croissance tions grossières des pertes d’emplois – 23 mil- polonaise devrait lions – donnent une idée de l’ampleur du se situer autour problème. La Banque mondiale a réduit ses de 2,2 %. “Notre prévisions de croissance pour la Chine à 6,5 % marché intérieur est vaste et en 2009. C’est un bon chiffre comparé à ceux la population qui sont enregistrés presque partout ailleurs, défend son niveau mais beaucoup de Chinois, habitués à des taux de consommation”, supérieurs à 10 %, auront le sentiment d’être explique Marian en récession. Filar, membre La Chine est donc dans une situation plus du Conseil de précaire que ne le pensent beaucoup politique monétaire. d’Occidentaux. En fait, le monde n’est pas (Rzeczpospolita, devenu bipolaire et ne le deviendra peut-être Varsovie) jamais. L’UE, malgré tous ses défauts, reste la première économie mondiale. La population de l’Inde dépassera par ailleurs celle de la Chine. Mais cela n’ôte rien au fait que la puissance relative de la Chine augmente – et l’Occident et la Chine elle-même doivent ▼ Dessin de Daryl Cagle, Etats-Unis. s’adapter à cet état de fait. Pour M. Obama, cela exige un exercice d’équilibre difficile. A long terme, s’il n’a pas réussi à séduire la Chine (et par la même occasion l’Inde et le Brésil) pour qu’elle soit plus fermement ancrée dans le système multilatéral libéral au moment où il quittera ses fonctions, les historiens pourraient conclure qu’il aura failli à sa tâche. A court terme, il doit Pékin a appelé, faire en sorte que la le 24 mars, Chine respecte ses à l’adoption promesses et la réprid’une nouvelle monnaie de réserve mander pour ses écarts : internationale comme alternative Mme Clinton aurait dû au dollar, par la voix du gouverneur parler du Tibet et des de la Banque de Chine, droits de l’homme lors Zhou Xiaochuan. Une réforme de sa visite sur place. des institutions financières L’administration Bush internationales pour donner plus avait fortement insisté de place aux pays en développement sur l’idée d’accueillir la est également souhaitée. Chine comme “partie prenante responsable” dans le système international. Le G20 est une occasion de donner à la Chine un rôle plus important dans la prise de décision à l’échelle mondiale que ce n’était le cas dans les petits clubs du G7 et du G8. Mais c’est aussi une occasion pour elle de montrer qu’elle peut exercer sa nouvelle influence de manière responsable. ■

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MULTILATÉRALISME Une

relation au cœur de la crise mondiale

Chine et Etats-Unis doivent être au centre de la recherche d’une sortie de crise, estiment deux responsables de la Banque mondiale.

a Chine et les Etats-Unis doivent aujourd’hui user de leur influence pour aider l’économie mondiale à sortir du gouffre dans lequel elle est tombée – le plus profond depuis la Grande Dépression de 1929. Dans la situation économique actuelle, le modèle “dépôts chinois aux Etats-Unis, investissements américains en Chine”, qui prévaut, doit subir une révision structurelle à long terme, afin de réduire les déséquilibres et de permettre une reprise économique durable. En 2009, la croissance chinoise va peut-être baisser de quelques points par rapport aux années précédentes, et l’économie américaine va tomber dans une grave récession. C’est pourquoi il est fort possible que les deux pays basculent dans des politiques à courte vue et dans le protectionnisme. Une telle situation aurait un effet désastreux pour l’économie mondiale. L’attention de tous est aujourd’hui concentrée sur le rôle de double moteur de la croissance mondiale que peuvent jouer la Chine et les Etats-Unis. Mais le retour de la croissance ne pourra pas se faire à court terme ; il faudra attendre au moins le milieu de l’année 2010. Aussi est-il crucial que la Chine et les Etats-Unis mettent en œuvre des mesures macroéconomiques minutieuses. La relation économique sino-américaine est, dans toute sa complexité, au cœur de la crise mondiale. Au centre des relations économiques entre ces deux Etats se trouve le système de change chinois. Les deux parties s’opposent sur la question de savoir si le yuan est sous-évalué. On estime [aux Etats-Unis] que cette sous-évaluation permet à la Chine d’augmenter ses exportations, ce qui entraîne un déséquilibre du commerce entre les deux pays et aggrave le déséquilibre mondial. Mais, dans le contexte qui prévaut et alors que le marché actuel des devises des pays en développement est sous pression, il faut reconsidérer la capacité d’une dévaluation du yuan à jouer un rôle dans le rééquilibrage de la balance commerciale. Bien que les chercheurs qui étudient les relations internationales continuent à débattre pour savoir si le monde a bien quitté l’ordre politique unilatéral de la période de l’après-guerre froide, le fait est que la Chine est peu à peu entrée au cours des trente dernières années dans l’économie mondiale, ce qui a sans nul doute entraîné le monde entier dans un ordre économique multilatéral. Les EtatsUnis et la Chine ayant les deux rôles principaux au sein de ce nouvel ordre, ils doivent prendre activement part à la reprise économique mondiale. Cela leur sera bénéfique, ainsi qu’au monde entier.

L

Cagle Cartoons

A la faveur de la crise, la puissance relative de la Chine est en train de s’affirmer sur la scène internationale. Autant dire que la rencontre Obama-Hu constituera le temps fort du sommet de Londres.

Justin Lin Yifu (économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale) et Mansoor Dailami (chef de l’équipe finances internationales à la direction de l’économie du développement de la Banque mondiale), Caijing (extraits), Pékin

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L’ANTICRISE Manuel de survie

LONDRES

L’UE doit revendiquer sa différence

Si les Etats-Unis et l’Europe ne réussissent pas à surmonter leurs divergences, les Européens peuvent réguler seuls leurs marchés financiers. DIE ZEIT (extraits)

P

Hambourg

lus la crise s’aggrave, plus les grandes nations doivent se serrer les coudes. Mais, en dépit des efforts de rapprochement, les Etats-Unis reprochent aux Européens de ne pas mettre suffisamment de milliards dans la relance, et l’Europe soupçonne les Américains de vouloir échapper à la régulation mondiale des marchés financiers. Ce sont là plus que de simples bisbilles. L’Ancien Monde et le Nouveau divergent par leurs valeurs, par leurs expériences et par leurs structures économiques. Et les nouvelles puissances, de la Chine au Brésil, apportent à leur tour leur propre vision des choses. Les différences sont trop criantes pour pouvoir être gommées à coups de déclarations communes. Naturellement, il est bon que le monde soit

BUDGET

solidaire afin de prévenir, par exemple, le danger du protectionnisme ou la ruine des petits pays de l’est et du sud de la planète. Pour autant, les gouvernements ne sont pas tenus de tout régler de conserve – ils peuvent aussi rester fidèles à leurs particularités. Les responsables politiques et les économistes américains se plaisent à douter de la compétence du gouvernement allemand, qui réagirait trop mollement face à la récession. Celui-ci a décidé de contre-attaquer et exhorte les critiques à vérifier les chiffres. L’Allemagne n’a pas à rougir de ses performances économiques. Demander aux Allemands de faire plus sous prétexte qu’ils le peuvent est absurde : devrions-nous payer le fait d’avoir su mieux gérer notre budget que les autres pays industrialisés ? Toutefois, les Américains ont raison sur un point : Berlin a longtemps empêché les Européens d’agir ensemble pour la relance – et abouti à ce que la France et l’Italie soient pratiquement inactives face à la récession. Les pays européens réalisent près des deux tiers de leurs échanges commerciaux entre eux et partagent pour beaucoup la même monnaie. Ils devraient donc également faire face à la crise

▼ Dessin

de Raul Arias, paru dans El Mundo, Madrid.

ensemble. Cela, les Allemands l’ont ignoré, aux dépens de leurs propres exportations. Il a fallu que les Américains exigent haut et fort des mesures budgétaires de relance pour qu’Angela Merkel devienne européenne – et organise le non commun. Que les Européens arrivent unis au sommet du G20 n’est pas banal. Des traditions divergentes s’y affronteront. La mémoire collective des Américains leur fait redouter avant tout une déflation et une dépression semblables à celles que le pays a connues avant la Seconde Guerre mondiale. Les EtatsUnis injectent plutôt trop d’argent que pas assez dans la crise, en s’accommodant du risque inflationniste. A l’opposé, les Allemands ont été marqués par leur expérience de l’hyperinflation, et leur crainte d’une dépréciation monétaire détermine le pacte de stabilité de la zone euro. Axés sur la quête du bonheur individuel, les Etats-Unis sont taillés pour opérer de brusques changements. Leur économie est plus flexible et, lorsqu’elle s’engage sur une mauvaise pente, l’Etat est contraint de prendre des mesures draconiennes car la faiblesse du système de protection sociale ne permet pas aux chômeurs de tenir plus d’un an ou deux. L’Allemagne et ses voisins possèdent un Etat

Depuis octobre, chacun y va de son plan de relance

ÉTATS-UNIS Allemagne 3 octobre 2008 Bush promulgue un plan 17 octobre Plan de sauvetage de 80 milde sauvetage historique de 700 milliards de dollars pour endiguer l’effondrement du système financier. L’argent est alloué au sauvetage direct de banques (Bank of America, Citigroup, etc.), d’entreprises (AIG) et d’industries comme l’industrie automobile. 13 février 2009 Le Congrès américain vote un plan de relance économique d’un montant de 789 milliards de dollars, dont 282 milliards d’allégements fiscaux et 507 milliards de dépenses fédérales. Objectifs principaux : créer des millions d’emplois et aider familles et entreprises.

liards d’euros pour les institutions bancaires en difficulté. Garantie de l’Etat de 400 milliards d’euros sur les prêts interbancaires. 5 novembre Premier plan de relance de 31 milliards d’euros. Il prévoit, entre autres, des aides aux PME, des avantages fiscaux pour l’achat d’une automobile neuve et le financement de travaux publics et d’infrastructures. 12 janvier Second plan de relance de 50 milliards d’euros sur deux ans, avec une baisse d’impôt pour les plus bas revenus.

UNION EUROPÉENNE

Royaume-Uni 13 octobre Plan de sauvetage

L’ensemble des plans de relance de l’Union européenne est estimé à 3,3 % du PIB de l’UE, soit 400 milliards d’euros pour 2009 et 2010.

France 4 décembre Annonce d’un plan de relance de 26 milliards d’euros, réparti en trois postes : 11 milliards pour renflouer la trésorerie d’entreprises privées en remboursant par anticipation la TVA et les crédits d’impôt recherche ; 10,5 milliards d’euros injectés dans l’économie (dont les chantiers publics, le BTP, l’industrie automobile, plus une prime de 200 euros aux plus démunis) ; enfin, 4 milliards dans les entreprises pu bliques comme la SNCF.

des banques de 37 milliards de livres (46,5 milliards d’euros). Garantie de l’Etat aux prêts interbancaires à hauteur de 250 milliards de livres, ainsi que 200 milliards injectés par la Banque d’Angleterre. 24 novembre Plan de relance de 20 milliards de livres (23,5 milliards d’euros), soit 1 % du PIB. Avec pour mesure phare une baisse de 2,5 % de la TVA jusqu’au 1er janvier 2010.

Espagne 15 novembre Le gouvernement annonce un plan de relance économique de 11 mil-

liards d‘euros, dont 80 % sont destinés à être investis dans le secteur public. Il prévoit notamment une aide de 800 millions d’euros destinée au secteur automobile. 3 mars Annonce de la construction de 150 000 logements sociaux en un an. 27 mars Zapatero se déclare prêt à un plan de relance additionnel, si les effets du premier tardaient à se manifester.

PIB. Les dépenses seront augmentées de 667 milliards de roubles (soit 14,6 milliards d’euros), et le cap est maintenu concernant les “secteurs clés” : démographie, éducation, santé, pensions de retraite, innovation.

Italie Fin novembre Annonce d’un plan de 80

annoncé de 4 000 milliards de yuans (545 milliards d’euros) sur deux ans – d’ici à la fin 2010. La part directement investie par le gouvernement central sera de 1 180 milliards de yuans. Les 4 000 milliards de yuans sont répartis comme suit : ■ infrastructures (chemins de fer, routes, aéroports) : 1 500 milliards. ■ reconstruction des zones sinistrées par le tremblement de terre du Sichuan en mai 2008 : 1 000 milliards. ■ logement : 400 milliards. ■ infrastructures et subventions diverses en zone rurale : 370 milliards. ■ restructurations et modernisation technique : 370 milliards. ■ réduction des émissions de particules par la combustion des carburants et travaux sur l’environnement : 210 milliards. ■ santé, éducation : 150 milliards. De plus, en 2009, l’Etat consentira une réduction de 600 milliards de taxes aux entreprises et aux particuliers. Dans les trois ans à venir, 850 milliards seront consacrés à la réforme du système de santé.

milliards d’euros, dont 35 milliards sont constitués de programmes européens déjà existants. Le plan prévoit notamment la construction de nouvelles infrastructures, le gel des prix de l’énergie et des péages, des baisses d’impôts pour les familles les plus pauvres, des assouplissements sur les impôts aux sociétés, etc.

Russie Mi-octobre 2008 Le “plan de stabilisation” de l’économie prévoit jusqu’à 950 milliards de roubles (27 milliards d’euros) de crédits subordonnés aux banques, ainsi que 36,6 milliards d’euros pour les banques et les entreprises cherchant à refinancer des dettes. 20 mars 2009 Les corrections budgétaires pour l’année 2009 prévoient une hausse du déficit à hauteur de 7,4 % du

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ASIE

Chine 2 novembre 2008 Plan de relance

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SOMMET social fort. L’industrie est certes innovante, mais sa structure évolue lentement. Lorsque les gouvernements accumulent des dettes vertigineuses, les citoyens prennent peur et freinent leur consommation. Vu sous cet angle, on comprend qu’il soit plus facile pour les Américains de s’embarquer dans l’aventure des marchés financiers libéralisés. Le cycle d’emballement-effrondrement (boom and bust) fait partie pour eux du traintrain du capitalisme. Certes, Washington veut aujourd’hui imposer une nouvelle régulation au secteur financier. Mais, pour racheter les actifs toxiques des banques, il faut pactiser avec les jongleurs de Wall Street et donc les ménager en évitant de les bombarder de règlements. La bonne nouvelle est que les Européens peuvent largement réguler par eux-mêmes. Un pays comme l’Espagne est parvenu à protéger seul ses banques contre les aventures hasardeuses. L’Union européenne peut en tirer les leçons. D’autant que l’Europe est trop grande pour que les investisseurs d’outre-Atlantique boudent notre continent. Unité n’est pas synonyme de sécurité. Pour que le sommet de Londres soit un succès, les pays du G20 doivent certes réfréner leur égoïsme, mais surtout revendiquer leurs différences. Le monde ne s’en porterait que mieux. Uwe Jean Heuser

Japon

Trois plans de relance depuis l’automne 2008, soit 50 000 milliards de yens (près de 400 milliards d’euros). Le gouvernement prépare un plan supplémentaire pour l’emploi, de 1 500 milliards de yens. Au total, Tokyo consacrera plus de 2 % de son PIB au redressement de l’économie, comme le souhaitent le FMI et les Etats-Unis.

Retrouvez les autres plans de relance asiatiques et européens sur

courrierinternational.com

Arabie Saoudite Chine Etats-Unis Russie Canada Allemagne Corée du Sud Japon Royaume-Uni Argentine Indonésie Afrique du Sud Espagne Mexique Australie France Inde Brésil Italie

3,3 2 1,9 1,7 1,5 1,5 1,5 1,4 1,4 1,3 1,3 1,3 1,1 1 0,8 0,7 0,5 0,3 0,2

Ampleur estimée des plans de relance annoncés par une vingtaine de pays industrialisés et émergents pour 2009 (en % du PIB) Source : FMI (5 février 2009)

ENQUÊTE Paradis

fiscaux : les pires ne sont pas ceux que l’on croit Où peut-on facilement ouvrir des comptes totalement anonymes ? Pas en Suisse ni à Jersey. Mieux vaut aller dans le Nevada, le Delaware ou le Wyoming… THE ECONOMIST (extraits)

C

Londres

eux qui blanchissent de l’argent sont poussés par la cupidité, contrairement à Jason Sharman. Ce politologue de l’université Griffith, en Australie, a pourtant montré à quel point il était facile de contourner le secret bancaire simplement en utilisant Google et avec un budget de seulement 10 000 dollars [7 580 euros]. Il a ainsi mis au jour une vérité dérangeante pour nombre des gouvernants du G20, qui se retrouveront le 2 avril pour débattre, entre autres, des sanctions à adopter contre les paradis fiscaux : ce n’est pas dans les vallées alpines ni dans les îles tropicales qu’on trouve les cas les plus caractérisés de secret bancaire, de blanchiment d’argent et de fraude fiscale, mais dans les arrière-cours des plus grandes économies du monde. On a là une forme insidieuse de secret bancaire, où les autorités et les banquiers ne prennent pas la peine de demander leur nom à leurs clients, un procédé qui est depuis longtemps interdit dans les paradis fiscaux comme Jersey ou la Suisse. Ce système est bien plus intéressant pour les clients douteux : leur banquier ne risque pas de révéler ce qu’il ne sait pas. Au lieu d’ouvrir des comptes sous leur nom, les fraudeurs et les blanchisseurs d’argent montent des sociétés anonymes avec lesquelles ils ouvrent des comptes bancaires et déplacent des fonds. C’est aux Etats-Unis que cette pratique est le plus répandue. Prenez le Nevada, par exemple : son site officiel explique que l’Etat offre “des exigences limitées en matière d’informations légales” et un enregistrement en une heure. Le Nevada ne demande pas le nom des actionnaires de la société et ne communique pas non plus le peu d’informations qu’il possède au gouvernement fédéral. Cet Etat d’une population de 2,6 millions de personnes seulement enregistre 80 000 nouvelles sociétés par an et en compte aujourd’hui plus de 400 000, soit une pour six personnes. Selon une étude du fisc américain, de 50 % à 90 % d’entre elles se trouvaient déjà en violation des règles fiscales en vigueur ailleurs aux Etats-Unis. Selon une étude réalisée par le gouvernement fédéral en 2005 au sujet du blanchiment d’argent, le Delaware, le Nevada et le Wyoming offrent un anonymat qui rivalise avec celui des centres financiers offshore plus connus. Les Etats-Unis sont particulièrement intéressants pour les étrangers, car ils ne taxent pas les intérêts qu’ils gagnent. Avec COURRIER INTERNATIONAL N° 961

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▲ Dessin de Riber

l’anonymat et l’absence de taxation, les Etats-Unis présentent donc tous les éléments d’un paradis fiscal. Les choses vont peut-être changer, mais lentement. En mars, le sénateur Carl Levin a déposé une proposition de loi obligeant les Etats à identifier les propriétaires réels des sociétés. “Il est absurde qu’on demande moins de renseignements pour monter une société que pour obtenir le permis de conduire”, déclare-t-il. Une proposition déposée l’année dernière a cependant péri d’une mort douce en commission. Les Etats-Unis ne sont pas le seul pays riche à avoir été testé “Tout serait par M. Sharman. Le bien allé pour chercheur a tenté de Mme Bovary créer des sociétés anonymes de façade et si elle n’avait pas vécu des comptes bancaires au-dessus de ses moyens. dans 45 endroits : il a Ce n’est pas l’adultère qui réussi dans 17 cas, l’a coulée, mais les dettes.” dont 13 dans des pays Margaret Atwood, romancière de l’OCDE – la canadienne et auteure d’un Grande-Bretagne, par essai récent sur l’endettement. exemple, où il a créé The Times, Londres une société sans fournir la moindre identification, en quarantecinq minutes sur Internet et pour la somme de 515,96 livres [555 euros]. Dans d’autres cas, M. Sharman a pu former une société en ne produisant qu’une copie scannée de son permis de conduire. “En pratique, les pays de l’OCDE ont une réglementation bien plus laxiste sur les sociétés-écrans que les paradis fiscaux classiques, conclut-il. Et les EtatsUnis sont les pires en la matière, pires que le Liechtenstein, pires que la Somalie.” ■

paru dans le Svenska Dagbladet, Stockholm.

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Tous étaient touchés Des Etats-Unis aux Seychelles, la plupart des pays subissent les conséquences sociales et économiques de la crise. Sauf peut-être le Liban.

-15 %

Allemagne C’est le recul que connaîtront, en 2009, les exportations allemandes dans le monde, selon les prévisions de la Fédération allemande du commerce extérieur (BGA). Du jamais-vu depuis 1949. Néanmoins, en raison de la chute vertigineuse des exportations chinoises, l’Allemagne pourrait conserver son titre de champion du monde des exportations.

SUÈDE p. 43, p. 71

ISLANDE NORVÈGE p. 32, p. 46 FINLANDE

Canada Quasiment le seul pays industrialisé qui n’ait pas eu besoin de voler au secours de ses établissements financiers. Qu’est-ce qui explique que les banques canadiennes résistent si bien à la crise ? “La prudence à la fois dans leur politique de crédit et dans leurs stratégies sur les marchés financiers”, répond le quotidien The Globe and Mail.

ROYAUME-UNI p. 46 IRLANDE

CANADA

EUROPE p. 41 ÉTATS-UNIS pp. 34-37, p.47, p. 72

Source : www.economist.com

MEXIQUE p. 57

Prévisions de croissance : <www.economist.com>

TURQUIE

ESPAGNE p. 38, p. 72

Supérieure à 3 %

ÉGYPTE

De 0 à 3 %

AR SAO

De 0 à – 3 % Inférieure à – 3 %

PAYS DU SUD p. 50, p. 52, p. 69

BRÉSIL PÉROU

CHILI AFRIQUE DU SUD

ARGENTINE

Amérique latine Après plus de six ans de boom économique, la récession touche le continent à retardement. Les prévisions de la Banque interaméricaine de développement (BID) ont douché l’optimisme affiché jusque-là par la plupart des dirigeants : le taux de croissance du continent en 2009 devrait chuter à 0,3 %, au lieu des 3,9 % prévus. “Les années précédentes, une croissance moyenne de 5 % avait permis de faire sortir de la pauvreté près de 40 millions de personnes, de dynamiser les classes moyennes et d’améliorer la couverture sociale”, souligne El País.

12 950 12 080 5 600 1 812 1 680 1 547 700

402 19

IT.

COLOMBIE

12 300

590 552

FRANCE

VENEZUELA p. 58

LES CRÉDITS DU FMI PENDANT LA CRISE Roumanie Hongrie Ukraine Pakistan Biélorussie Lituanie Islande Guatemala Salvador Géorgie Serbie Seychelles

ALLEMAGNE p. 43, p. 49

PORTUGAL

Prévisions de croissance par pays pour l’année 2009 (évolution du PIB, en %)

Etats-Unis Pour le professeur d’urbanisme Richard Florida, la crise va bouleverser le paysage économique américain. Les régions industrielles du Nord ou les villes-champignons de l’Ouest (comme Las Vegas ou Phoenix) auront du mal à se relever. D’autres pôles pourraient, en revanche, tirer leur épingle du jeu, dont New York. Certes, “la Grosse Pomme a souffert de l’effondrement de Wall Street”, écrit-il dans le magazine The Atlantic, “mais la mégapole new-yorkaise est plus qu’un centre financier, c’est le siège d’une industrie créative bouillonnante. La crise pourrait en fin de compte stimuler cette créativité”, prédit-il.

POL.

(en millions d’euros) Source : “El País”

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SOMMET Liban Le pays du Cèdre fait exception. Son secteur bancaire est en excellente santé. Principale raison : le gouverneur de la Banque centrale avait émis, il y a quelques années, une circulaire interdisant la souscription à des prêts hypothécaires à risques (subprimes). Et la réglementation avait limité le recours à d’autres produits à risque (voir CI no 952). Résultat : un climat optimiste dans les entreprises et des créations d’emplois.

Royaume-Uni Les conservateurs sont les favoris des élections générales prévues dans un an. Mais, face à la crise, ils semblent incapables, estime l’historien Niall Ferguson, de proposer une solution crédible sans abandonner “leur attachement au marché non réglementé, leur attachement à l’ordre social ou leur attachement à un Etat faible”. Pour sortir de ce “trilemme”, ils doivent “redéfinir chacun de ces domaines”. The Daily Telegraph, Londres

1

DE

RUSSIE p. 40, p. 66

LEMAGNE 43, p. 49 JAPON p. 42, p. 70

TURQUIE

CHINE p. 53, p. 56, p. 67 PAKISTAN

ÉGYPTE

UE D

TAÏWAN

INDE pp. 54-55

ARABIE SAOUDITE

PHILIPPINES DUBAÏ p. 39

THAÏLANDE p. 56

ASIE DU SUD p. 68

MALAISIE

3 481 859 Espagne C’est le nombre de chômeurs en Espagne, selon les derniers chiffres du ministère du Travail, publiés fin février 2009. En un an, 1,167 million de personnes sont venues grossir les rangs des chômeurs, soit une hausse de 50 %. Selon les prévisions de la banque BBVA, le nombre de chômeurs dépassera les 4 millions dans les prochains mois.

- 12,1 % Japon Avec un recul du PIB de 12,1 % au dernier trimestre 2008 par rapport à la même période en 2007, l’économie nippone est entrée en récession, la plus importante depuis le premier choc pétrolier, en 1973. C’est la fin non seulement d’un modèle de croissance, mais surtout d’un système économique fondé sur les exportations. Résultats : des licenciements qui affectent surtout les travailleurs en situaton précaire. (Voir CI n° 956, du 26 février 2009)

20 millions

INDONÉSIE

A U S TR A LI E

NOUVELLEZÉLANDE

(Voir CI n° 956, du 26 février 2009)

Chine C’est le nombre de paysans venus travailler dans les villes et qui se retrouvent brusquement sans emploi en raison de la crise. Le magazine économique chinois le plus réputé, Caijing, a enquêté sur eux. Il a ainsi rencontré une famille originaire du Henan ayant émigré au Guangdong. Licenciée, la femme a dû rentrer. Mais ni les parents ni les enfants, élevés en ville, ne se voient redevenir cultivateurs. (Voir CI no 960, du 26 mars 2009)

64 % République démocratique du Congo L’effondrement des cours des métaux provoque la fermeture de très nombreuses mines dans la province du Katanga, considérée comme le poumon économique de la république démocratique du Congo (RDC). Depuis fin 2008, au moins 200 000 personnes ont perdu leur emploi. Les principaux exploitants, venus de Chine, fuient le pays en abandonnant tout derrière eux.

France “Le pragmatisme à la française est en train de gagner du terrain dans toute l’Europe. Lorsque les marchés financiers étaient au mieux de leur forme, la manie française de se donner des objectifs de politique industrielle et de favoriser des entreprises nationales était considérée avec un certain mépris. Aujourd’hui, cet interventionnisme est devenu la norme.” Holger Schmieding, Newsweek, New York

Roumanie C’est la chute de la production automobile enregistrée en janvier 2009 par rapport à l’année précédente. Depuis fin octobre, le constructeur Dacia (groupe Renault) a dû arrêter cinq fois sa production. Le quotidien Gandul est allé à Mioveni, là où les automobiles Dacia sont fabriquées depuis 1968, pour mesurer l’impact de la crise que traverse le secteur.

Indonésie Sur l’île de Sumatra, les exploitants de plantations de palmiers à huile sont frappés de plein fouet. La tonne d’huile de palme se négociait il y a un an autour de 1 500 dollars. Elle en vaut aujourd’hui trois fois moins. Le ministère de l’Agriculture indonésien affirme avoir d’ores et déjà pris un ensemble de mesures au soutien du secteur agricole, mais, constate Tempo, les budgets n’ont toujours pas été débloqués.

(Voir CI n° 960, 26 mars 2009)

(voir sur le site courrierinternational.com)

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TANGAGE Quels changements souhaitons-nous dans nos modes de vie ? Telle est la question posée. Pour le savoir, allons d’abord à Dubaï, à Cleveland et en Islande. Et voyons, comme le dit Einar Mar Gundmundsson, si nous acceptons encore d’être des serviteurs gras ou des esclaves. Ou si nous voulons devenir autres.

ISLANDE Les

cannibales et les serviteurs gras

Le romancier islandais Einar Mar Gudmundsson explique comment l’Islande tout entière s’est donnée à ses élites sans scrupule. SÜDDEUTSCHE ZEITUNG (extraits)

V

Munich

ous connaissez cette blague sur le cannibale qui prend l’avion en première classe ? L’hôtesse lui apporte le menu, bien garni. Le cannibale la remercie, survole les plats et dit : “Je ne vois rien de bien croustillant à me mettre sous la dent. Auriez-vous l’amabilité de m’apporter la carte des passagers ?” Mon intention n’est pas de comparer à des cannibales les superriches d’Islande, qui, avec le gouvernement, nous ont expropriés. Mais, après avoir presque tout obtenu – les banques et les entreprises nationales – c’est un peu comme s’ils avaient dit au gouvernement et à l’autorité de contrôle des banques : il n’y a plus rien de croustillant au menu. Auriezvous l’amabilité de m’apporter la carte des enfants du pays ? Je n’ai pas non plus l’intention de comparer des politiciens lambda à Kim Jong-il ou à Kim Il-sung. Pourtant, lorsque les nantis de ce pays ont demandé au gouvernement la carte des habitants, le gouvernement et son organe de contrôle semblent avoir répondu : oui, certainement. Pouvonsnous faire autre chose pour vous ? C’est une trahison pure et simple. C’est pourquoi nous ne pouvons qu’exiger – nous qui n’avons rien d’autre que nous-mêmes, nos enfants et nos petits-enfants – que ceux qui se sont enrichis à nos dépens rendent des comptes et que leurs biens soient gelés. La responsabilité qu’ils prétendaient endosser justifiait, paraîtil, leurs supersalaires. Aujourd’hui, il faudrait les prendre au mot et ne pas démordre de leur responsabilité. Au lieu de quoi, leurs pertes sont nationalisées et le système doit ouvrir une instruction sur lui-même. A l’aune d’un tel monde, Franz Kafka devient tout à coup réaliste. Certaines exigences de la population ont certes été satisfaites : le gouvernement est tombé ; la direc-

tion de l’autorité de contrôle a été remplacée. Mais le vieux système continue à bien se porter. La corruption financière s’étend jusqu’au gouvernement de Geir Haarde. Pendant ce temps, l’Islande est assise sur une dette de plusieurs milliers de milliards de couronnes, dette que nous devons rembourser, nous, nos enfants et nos petits-enfants, qui dépendons à présent tous de la bienveillance du FMI et d’autres bailleurs de fonds. Face à cette pagaille, on peut se demander si Karl Marx n’avait pas finalement raison. Un ami qui a lu l’intégralité du Capital m’explique que, dans le troisième tome, Marx parle de “capital fictif” : les profits ne reposent sur auAprès le désastre, cune valeur réelle ; des deux Islandaises, papiers sans valeur, c’estHalla Tomasdottir à-dire irréels, passent de et Kristin Petursdottir, ont créé le main en main. fonds d’investissement Audur Capital Voilà le genre de tour selon cinq principes : “Investir de passe-passe que les en mesurant le risque, privilégier néocapitalistes islandais l’impact écologique et social, tenir ont bricolé, eux que l’on compte de la culture d’entreprise, surnommait les Vikings user d’une langue compréhensible par de l’exportation et que tous et contribuer à l’indépendance l’on considérait comme économique des femmes.” des hommes d’affaires chics et agiles. Eux que l’on décrivait comme des demi-dieux – dans les journaux qu’ils possédaient. Ils se consacraient à de nobles tâches, tandis que leurs épouses défendaient la cause des enfants d’Afrique. Ces hommes achetaient des parts de sociétés, devenaient majoritaires, fondaient de nouvelles entreprises, se les vendaient et empochaient les plus-values. Voilà le secret du tour de passe-passe. Et nombreuses sont les sociétés en bonne santé, productives, qui sont restées sur le carreau. Vous n’êtes pas sans avoir remarqué que j’emploie l’expression “tour de passe-passe”. Ce qui n’est pas tout à fait approprié, puisqu’en réalité tout s’est déroulé selon les règles du libre marché et avec sa bénédiction. Ni les lois ni les règlements n’ont pu arrêter les barons de la ▶ Un sans-abri finance. Les dirigeants politiques étaient plon- new-yorkais coiffé gés dans un long sommeil, haussaient les de la couronne de la épaules et trinquaient à la santé des princes, statue de la Liberté.

5-

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car ils se mortifiaient s’ils n’étaient pas invités aux grandes fêtes qui apportaient à l’Islande un peu de l’éclat et du glamour de Hollywood. La base de ce système a été posée par la coalition du Parti de l’indépendance et du Parti du progrès, qui a mis en place le marché des produits de la pêche. Résultat : on a pu négocier librement du poisson non encore pêché et faire des profits. Peu après, les banques ont été privatisées, sans précautions et sans que quiconque contrôle la nouvelle direction de ces établissements financiers. Les chefs des partis précités, Davíd Oddsson et Halldór Asgrimsson, sont restés douze années à la tête de la banque centrale. Ils étaient tellement pressés de privatiser les banques que diverses villas et collections d’art ont été généreusement privatisées en même temps. Et tous ceux qui critiquaient le nouveau système étaient étiquetés comme jaloux, stupides ou vieux jeu. ON ÉTIQUETAIT LES CRITIQUES COMME JALOUX, STUPIDES OU VIEUX JEU

L’économie a pris le pouvoir dans le pays. Elle s’appuyait sur le Conseil économique. Soit les législateurs étaient à la botte du Conseil, soit ils ont oublié leur mission. Un jour, le Conseil a déclaré : “Les arguments allant à l’encontre d’une réglementation et d’un contrôle publics du marché financier sont plus convaincants que les arguments en faveur d’une intervention. Il serait plus raisonnable que les partenaires des marchés suivent leurs propres règles.” Et, pour le plus grand bien de cette politique, “une enquête du Conseil économique a montré que, dans 90 % des cas, le Parlement suivait les avis du Conseil.” Le Conseil économique a donc de facto pris le pouvoir, sans que personne s’en aperçoive. L’expert américain de la crise financière Robert Aliber a averti plus d’une fois que la banque centrale et le gouvernement islandais, qui tenaient la barre de l’économie du pays, étaient à peu près aussi peu compétents que des astrologues. Ils n’ont pas compris que la croissance économique reposait seulement sur le crédit : on contractait des emprunts pour rembourser d’autres emprunts. Et maintenant, ils ne savent pas comment rétablir l’équilibre. Le montant de la dette de l’Islande par habitant dépasse celui des réparations dues ▶

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Bertrand Desprez/Agence VU

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Et si l’on observe l’Histoire à la lumière du Hávamál de l’Edda poétique [datant du XIIIe siècle], que l’on pourrait considérer comme un message éthique transmis par notre héritage culturel, alors se pose cette autre question : aurait-il fallu apprivoiser les hommes qui s’étaient métamorphosés en singes à cause de l’argent ? Cette tâche aurait été celle des responsables politiques. Or, manifestement, ce sont ces derniers qui ont été apprivoisés par les singes. Comment cela a-t-il pu se passer ? Si nos parents s’étaient comportés comme les pouvoirs publics, il y a belle lurette que les services de protection de l’enfance seraient intervenus. Il est donc tout à fait normal que le gouvernement ait démissionné. Jusqu’aux élections de fin avril, la situation ressemblera à une sorte d’intérim. A présent, tout dépend de la participation active des Islandais et de leur combativité. Mais il se peut que les machines électorales bien huilées des partis, qui ont fait si piètre figure pendant la récente révolution, finissent tout de même par dominer les débats. Le combat actuel est donc aussi une course à la prise de parole. Et une course à la crédibilité. Ce qui se passe actuellement en Islande annonce peut-être ce qui se passera à l’échelle du monde. Ou bien c’est une version démesurée de la crise mondiale – l’endettement des banques islandaises équivaut à douze fois le produit national brut du pays. Quelqu’un m’a dit que cela reflétait plutôt la situation économique mondiale. Mais il est encore trop tôt pour dire ce que la crise signifie réellement et ce qu’elle nous réserve. On ne sait jamais vraiment ce que l’on possède tant qu’on ne l’a pas perdu. Il est donc difficile de prédire comment le serviteur gras réussira à s’en sortir, alors qu’aujourd’hui il n’est plus qu’un esclave roué de coups. [“Un serviteur gras n’est pas un grand homme. Un esclave que l’on rosse est un grand homme, car dans sa poitrine habite la liberté”, La Cloche d’Islande, de H. Laxness, écrivain islandais, prix Nobel de littérature 1955.] Einar Mar Gudmundsson

S’exprimant en février dernier devant une commission sénatoriale, le nouveau grand patron du renseignement américain, l’amiral en retraite Dennis Blair, a expliqué que la crise économique et ses implications géostratégiques étaient désormais “la principale source d’inquiétude à court terme pour les Etats-Unis dans le domaine de la sécurité”. En novembre, rappelle le site Truthdig.com, l’Ecole de guerre de l’armée de terre américaine avait déjà publié une monographie intitulée Les Inconnues connues : “Chocs stratégiques” non conventionnels dans le développement de la stratégie de la défense. L’armée doit se préparer, affirmait le document, à un “bouleversement stratégique violent aux Etats-Unis”, qui pourrait être déclenché par “un effondrement économique imprévu”, “une résistance nationale engagée” ou par “la disparition d’un ordre politique et juridique fonctionnel”. Des “violences civiles généralisées, poursuit le texte, contraindraient la hiérarchie de la défense à réorienter in extremis ses priorités afin de préserver les fondements de l’ordre public et de la sécurité des personnes”.

ÉTATS-UNIS

Enquête sur un ca

Dans la métropole industrielle de Cleveland, pas moins de 15 000 maisons saisies seraient actuellement vides, la plupart abandonnées et vandalisées. Comment expliquer cette catastrophe urbaine ? THE NEW YORK TIMES (extraits)

New York

T

ony Brancatelli, 51 ans, est conseiller municipal à Cleveland. Depuis deux ans, il est devenu une sorte de petite star médiatique. Des journalistes japonais, chinois, allemands et français sont en effet venus l’interviewer en raison du taux élevé de saisies que connaît sa circonscription, et qui continuent de se dérouler au rythme de deux par jour. Le monde de Brancatelli se limite essentiellement au territoire de Slavic Village, un quartier de Cleveland où il a passé presque toute sa vie. Un quartier qui s’est constitué il y a un siècle – non loin des usines sidérurgiques aujourd’hui fermées – et où l’on trouve surtout d’étroites petites maisons habitées par une population ethniquement mélangée. Car beaucoup de Blancs sont partis et de nombreux AfricainsAméricains sont venus s’installer au cours de la dernière décennie. Un phénomène courant. Brancatelli me fait découvrir l’ampleur du désastre qui a dévasté sa ville. Cleveland a été frappée durement, et de manière précoce, par la vague des saisies immobilières. Il y en a eu à peu près 10 000 en deux ans. L’agglomération a même eu le triste privilège, en 2007, de présenter l’un des plus forts taux de saisies des Etats-Unis. Si sa situation a par la suite été éclipsée par celles de nombreuses villes de Floride, de Californie ou du Nevada, elle continue à offrir une illustration des ravages de la

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crise immobilière. Le nombre de logements vides est tel que personne n’en connaît le chiffre exact. La municipalité estime que 10 000 maisons, soit une sur treize, sont vides. Le trésorier du comté pense pour sa part que leur nombre est probablement de 15 000. Et les responsables locaux sont bien conscients que le pire est peut-être à venir. Malgré l’intention du président Barack Obama de vouloir mettre un terme aux saisies, ils sont pessimistes, d’autant que les licenciements se multiplient. Le taux de chômage à Cleveland atteint aujourd’hui 8,8 %. Et puis il y a tellement de maisons vides dans certaines rues que les gens qui y habitent encore n’ont pas toujours envie de rester. “Le plus triste, me dit mon guide, c’est qu’on n’y peut pratiquement rien. Il y a un effet boule de neige et nous devons essayer d’empêcher l’avalanche.” Ici, beaucoup de choses défient la raison. Brancatelli a fait la connaissance, il y a quelques mois, de Luis Jimenez, un conducteur de train originaire de Long Beach, en Californie. Après avoir acheté sur eBay une maison dans la région, il était venu à Cleveland pour mettre au clair certains détails de la transaction. Sa CANADA

Detroit MICHIGAN

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200 km

Courrier international

LES HOMMES POLITIQUES ONT ÉTÉ APPRIVOISÉS PAR LES SINGES

Maintien de l’ordre



INDIANA

▶ par les Allemands après la Première Guerre mondiale. En couronnes islandaises, la facture équivaut à la dette du budget de l’Etat italien. Or l’Islande compte 310 000 personnes, l’Italie quelque 60 millions. Les directeurs des nouvelles banques privées ont considéré que leur tâche était telle qu’ils méritaient un salaire mensuel équivalant au montant du prix Nobel. Lorsqu’on pointait du doigt cette générosité qu’ils témoignaient envers eux-mêmes, furieux, ils menaçaient de partir pour l’étranger. On aurait dû leur souhaiter bon voyage et les prier de ne surtout pas revenir, comme dans la saga de Grettir le Fort. Mais ils prétendaient qu’à l’étranger on les aurait accueillis à bras ouverts, et ils n’en devenaient que plus importants. Aujourd’hui, après l’effondrement économique de l’Islande, la question à 1 000 couronnes est la suivante : pourquoi ceux qui, hier, endossaient soi-disant de telles responsabilités n’en ont-ils à présent plus aucune ? Non seulement au sens juridique, mais aussi au sens social, économique, politique et éthique.

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TANGAGE ◀ Le conseiller

municipal Tony Brancatelli devant une maison condamnée. ◀ ▶ A Cleveland,

aujourd’hui, une maison sur treize est vide. Beaucoup ont été fermées par la mairie pour décourager les squatters.

n cataclysme immobilier maison avait une longue histoire. Depuis 2001, elle avait été saisie deux fois et revendue quatre fois, pour des prix oscillant entre 1 500 et 87 000 dollars. Jimenez l’avait payée 4 000. Lorsqu’il arriva à Cleveland, il apprit que la maison était en fait inoccupée depuis deux ans et que des pillards avaient défoncé les murs pour récupérer les tuyauteries en cuivre, démonter les lavabos et emporter la chaudière installée au sous-sol. Il découvrit également que la municipalité avait condamné la maison à être rasée et qu’elle comptait lui demander de payer la facture des démolisseurs. Brancatelli demanda à Jimenez comment il avait eu cette curieuse idée d’acheter une maison située à 3 000 kilomètres de chez lui, sans même la voir. “Elle était pas chère”, lui a répondu Jimenez en haussant les épaules. Et, comme il n’a pas les moyens de la retaper, la maison est restée dans un état lamentable. “D’une manière générale, je suis plutôt optimiste, me confia Brancatelli, mais tout cela est insensé.” C’est à partir de 1999 que Brancatelli a commencé à remarquer que les maisons de son quartier, dont beaucoup étaient pourtant dans un état déplorable, se vendaient à des prix de plus en plus élevés. Brancatelli fut particulièrement frappé par les activités d’un certain Raymond Delacruz, un entrepreneur de 27 ans. Celui-ci achetait une maison en mauvais état et, dans le meilleur des cas, procédait à quelques réparations cosmétiques avant de la revendre aussitôt trois ou quatre fois le prix qu’il l’avait payée. Ces culbutes n’étaient possibles que grâce à la complicité des experts et à la crédulité des acheteurs. La prolifération des sociétés de crédit immobilier – installées pour la plupart hors de l’Etat et prêtes à accorder des crédits sans véritablement se renseigner sur les emprunteurs – facilitait également ces opérations juteuses. Mais la ville a subi en même temps un autre phénomène encore plus destructeur. Même si les hausses des prix des logements

sont restées modestes par rapport à ce qui ▲ Reportage s’est passé ailleurs, comme en Floride, le phé- photo : Reuben nomène a créé les conditions permettant aux Cox/New York sociétés de crédit de pressurer les proprié- Times Syndicate. taires à court d’argent. Des courtiers en crédit appelaient les propriétaires à leur domicile et leur proposaient des systèmes de refinancement leur permettant de puiser dans la valeur résiduelle de leur logement [c’est-à-dire la part couverte par le capital, distincte de celle couverte par le crédit] pour remLe 18 mars dernier, bourser d’autres dettes. aux Etats-Unis, Une voisine de Brancala peine de mort telli, qui avait des proa été abolie dans l’Etat blèmes de santé, se troudu Nouveau-Mexique. Parmi va à un moment donné les raisons invoquées par dans l’incapacité de réle gouverneur, Bill Richardson : gler ses factures. Elle rele coût trop élevé de la peine finança ses crédits une capitale en cette période de crise. fois, puis deux autres Plusieurs autres Etats pourraient fois, jusqu’à épuiser la valui emboîter le pas, notamment le leur résiduelle de son loColorado, le Montana et le Kansas. gement. “Elle a utilisé sa maison comme un distributeur automatique de billets, résume Brancatelli. Et, à la fin, il a fallu qu’elle et son mari s’en aillent. Leurs dettes excédaient la valeur du bien.” Dans d’autres cas, des agents de crédit sillonnaient un quartier à la recherche de maisons ayant des fenêtres en mauvais état, un porche un peu affaissé ou n’importe quel élément nécessitant réparation. Ils proposaient alors aux propriétaires un financement leur permettant de couvrir le coût des travaux. Beaucoup de ces propositions étaient en vérité trop belles pour être vraies, et les taux d’intérêt enflaient démesurément après une brève période de faibles remboursements. Brusquement grevés de dettes, les gens ont commencé à être dépossédés de logements dont ils étaient jusqu’alors propriétaires en titre. A partir du début des années 2000, les autorités mu-

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nicipales, inquiètes du développement du phénomène, commencèrent à comptabiliser les saisies immobilières en les signalant par un point rouge sur de grands plans de la ville. Certaines zones de ces plans, comme Slavic Village, sont à présent tellement couvertes de pastilles rouges qu’elles ressemblent à des mares de sang. “Où sont donc partis tous ces gens ?” : c’est la première question que l’on se pose. Et force est de constater que le nombre des sansabri n’a guère augmenté au cours des deux dernières années, car la plupart des gens expulsés se sont installés chez des parents, ont trouvé un logement à louer ou ont quitté la ville. Le comté a ainsi perdu près de 100 000 habitants au cours des sept dernières années, ce qui représente l’exode urbain le plus important si l’on fait exception de celui qui a frappé La Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina. Aujourd’hui, les banques vendent les maisons à des prix tellement bas que l’on se demande pourquoi elles continuent à procéder à des expulsions. Une banque doit en effet débourser une moyenne de 50 000 dollars pour effectuer une saisie, soit une somme plus importante que si elle procédait à un simple réaménagement de crédit. Tout cela plonge Brancatelli dans un état d’exaspération permanente. Le terme “OVV” désigne dans le jargon administratif une maison ouverte, vide et vandalisée [open, vacant and vandalized]. Les maisons répondant à ces critères se sont multipliées comme des champignons. Elles sont condamnées, puis squattées, puis recondamnées. La municipalité doit déjouer les astuces des squatters, qui prennent notamment soin de bloquer l’entrée avec un panneau de contreplaqué pour faire croire que la maison est condamnée et inoccupée. Par un matin glacial, Brancatelli m’a emmené dans Hosmer Street, une rue dans laquelle un quart des maisons ont été vidées ▶

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L’ANTICRISE Manuel de survie ◀ Un magasin

de spiritueux dans le quartier de Slavic Village. C’est l’un des seuls commerces à être encore ouvert dans ce quartier sinistré. ▶ De nombreuses

maisons saisies sont vandalisées. Les murs sont parfois éventrés pour récupérer la tuyauterie en cuivre.

▶ de leurs occupants. Tandis que nous longions la rue, Brancatelli remarqua un détail étrange. Par la fenêtre latérale d’une haute maison étroite, on apercevait un tas de morceaux de bois et de fagots d’environ un mètre de haut. La porte d’entrée, dégondée, était appuyée contre le chambranle. Nous entrâmes par l’arrière, où il n’y avait carrément plus de porte. “Hello ! cria Brancatelli. C’est la municipalité !” Il faisait du bruit autant pour avertir les squatters que pour effrayer d’éventuels animaux. “En général, ils ne sont pas armés”, m’expliqua-t-il pour me rassurer. Les squatters préférent ne pas se munir d’armes car, en cas d’arrestation, ils seraient condamnés à une peine de prison aggravée. A l’intérieur, nous avons découvert des bûches et du petit bois empilés dans la cuisine et dans la pièce de devant. Brancatelli a pris une photo avec son téléphone portable et adressé un e-mail au service municipal du logement afin qu’on envoie quelqu’un d’urgence pour sécuriser la maison. Une routine que Brancatelli répète deux ou trois fois par jour. Ce jour-là, il était particulièrement inquiet au sujet de ces provisions de bois, car il y a eu cette année plus de 60 incendies dans sa circonscription, tous dans des maisons inoccupées. Beaucoup de ces maisons vides devraient en fait être démolies. Soit elles sont tellement vieilles qu’elles n’ont plus guère de valeur sur le marché, soit elles ont été si méthodiquement et brutalement pillées qu’elles sont dans un état irrécupérable. On estime aujourd’hui que les créanciers possèdent environ 1 million de logements dans tout le pays, et chacun d’eux reste inoccupé pendant une durée moyenne de huit mois, et cette durée ne fait qu’augmenter. La démolition est toutefois une opération coûteuse : il faut compter à peu près 8 000 dollars par chantier. Il y a deux ans, Litton Loan Servicing, un cabinet de crédit, a envisagé de faire don à la ville d’un certain nombre de logements qu’il avait été amené à saisir. La municipalité a répondu qu’elle était d’accord, à condition que la compagnie verse aussi de l’argent pour couvrir les frais de démolition indispensables. L’accord n’a pas été conclu. L’été dernier, le

Congrès a voté un texte attribuant 3,9 milliards de dollars de fonds d’urgence aux municipalités afin qu’elles puissent acquérir et réhabiliter des maisons saisies. (Le dernier plan de relance de l’économie prévoit 2 milliards de dollars supplémentaires à cet effet.) Cette loi a été baptisée Neighborhood Stabilization Program [Programme de stabilisation des quartiers], mais Cleveland et plusieurs autres villes dans la même situation ont dû batailler dur pour faire admettre au Congrès que, pour elles, la “stabilisation” passait par la démolition d’un certain nombre de maisons, et non par leur rénovation. En février dernier, Cleveland a ainsi annoncé qu’elle avait décidé de consacrer la moitié des 25,5 millions de dollars qu’on lui a attribués à la démolition de 1 700 logements. D’autres villes, parmi lesquelles Minneapolis, Detroit et Cincinnati, ont prévu d’y consacrer un tiers des fonds de “stabilisation” qui leur ont été alloués. Vers le milieu de 2007, Brancatelli a compris que sa ville était à la merci des prêteurs et des spéculateurs immobiliers, qui possédaient déjà des L’association milliers de maisons abanaméricaine données dans toute la vilACORN, le. Or un grand nombre dans une église de Brooklyn, d’entre elles étaient dans un état de dégradation à New York, vient extrême. La municipalide lancer une campagne té décida donc de tenir de désobéissance civile ces nouveaux barons de destinée à soutenir l’immobilier pour resles familles risquant d’être ponsables de leur entretien. Brancatelli et expulsées, rapporte The New d’autres conseillers muYork Times. nicipaux se sont alors tournés vers Raymond Pianka, le juge siégeant au tribunal du logement de la ville. Ses collègues avaient coutume de se gausser de ce “tribunal des rats”, comme ils l’appelaient, car sa fonction initiale était de veiller à ce que les propriétaires tondent leurs pelouses, taillent leurs haies et évacuent leurs déchets – bref, qu’ils rendent leurs maisons inhospitalières aux rats. Personne ne s’attendait à ce que ce tribunal devienne l’un des plus puissants ins-

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truments dont la ville dispose aujourd’hui dans son combat pour la survie.“Ce tribunal est le seul outil que nous ayons”, explique Brancatelli. C’est ce tribunal qui est parvenu à mettre fin aux agissements du spéculateur Raymond Delacruz, dont les pratiques douteuses avaient mis la puce à l’oreille de Brancatelli. LES BANQUES NE DAIGNAIENT MÊME PAS SE PRÉSENTER AU TRIBUNAL

Institué au milieu du XIXe siècle, le code du logement définit les normes minimales pour la qualité des logements. Il sert traditionnellement à préserver l’esthétique d’une ville et sa sécurité. Aujourd’hui à Cleveland, on a l’impression que c’est la seule chose qui empêche la ville de s’effondrer. En 2007, le juge Pianka constata que les banques ne daignaient pas même se présenter devant le tribunal lorsqu’elles étaient citées à comparaître pour infraction au code du logement. “Ces gens se moquaient ouvertement de la municipalité, m’explique-t-il. Ils se disaient probablement qu’un petit tribunal municipal ne pouvait rien contre eux.” Pianka décida de contre-attaquer : il décréta que, si une banque ne répondait pas à une convocation, le tribunal refuserait de prononcer les expulsions qu’elle requerrait par la suite. Au cours des dix-huit derniers mois, le tribunal du logement a collecté 1,6 million de dollars grâce aux amendes infligées à des parties n’ayant pas répondu à leur convocation. En avril 2008, Pianka a condamné à 100 000 dollars d’amende Washington Mutual pour une maison vide située dans la partie ouest de la ville. La société a fait appel et, en décembre, la 8e cour d’appel de l’Ohio a statué que les procès in absentia n’étaient pas autorisés dans les cas de simples délits, ce qui a considérablement entravé l’action du juge. “Il nous faudra trouver d’autres moyens, m’a dit le juge Pianka. Cette crise évolue de semaine en semaine. C’est un torrent d’eau qui nous déferle dessus. Nous pouvons le détourner dans un sens ou dans l’autre, mais il est impossible de le stopper.” Le 29 février 2008, Derek Owens, un policier de 36 ans, a repéré au cours de sa patrouille

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TANGAGE



une bande de jeunes buvant des canettes de bière dans le garage d’une maison abandonnée. Des voisins s’étaient déjà plaints des adolescents qui vendaient et consommaient de la drogue dans les maisons vides de cette rue. Voyant Owens descendre de son véhicule, les jeunes s’enfuirent. Alors qu’Owens poursuivait l’un d’eux, celui-ci se retourna et fit feu. Lorsque Brancatelli apprit le meurtre d’Owens, il voulut savoir à qui appartenait la maison vide. Après quelques coups de téléphone, il se rendit compte qu’il connaissait ses propriétaires : Eric et Sheila Tomasi, un couple de Templeton, en Californie, qui investissait dans l’achat de maisons vacantes. Brancatelli les avait rencontrés quelques semaines auparavant lors d’une vente aux enchères de maisons saisies. Brancatelli était là pour éloigner les spéculateurs, ces particuliers ou ces entreprises qui achètent des maisons saisies en grand nombre pour les revendre aussitôt, empochant au passage un bénéfice, bien souvent sans avoir procédé aux moindres travaux. Les Tomasi avaient la quarantaine. Avant d’investir dans l’immobilier, Sheila Tomasi possédait une petite chaîne de boutiques d’habillement, tandis que son mari Eric était courtier en crédit. Brancatelli fut surpris de leur ouverture d’esprit et les trouva différents de certains autres margoulins de l’immobilier, qui ne daignaient même pas le rappeler au téléphone ou répondre à ses e-mails. Brancatelli était curieux de savoir comment on pouvait gagner de l’argent dans un marché où les maisons se vendaient pour quelques milliers de dollars sur eBay. Les Tomasi lui expliquèrent qu’ils avaient acheté environ 200 maisons à Cleveland. (En 2008, ils en ont acheté 2 000 au total, réparties sur 22 Etats.) Ils lui dirent qu’à la différence d’autres investisseurs, ils fournissaient aux acheteurs tous les éléments qui avaient éventuellement été volés par des pillards – tuyauteries, chaudière, ballon d’eau chaude –, à charge pour eux de les installer. Brancatelli fut rassuré par cette information. Il savait d’expérience que les gens qui investissent un peu de leur sueur dans une maison sont plus atta-

chés à l’entretenir et à régler les échéances de leur emprunt. En revanche, quand les Tomasi lui décrivirent le type de financement qu’ils avaient mis au point, Brancatelli ne put s’empêcher de ressentir un certain malaise. L’acheteur devait verser 500 dollars au comptant, puis s’acquitter de versements mensuels n’excédant pas 450 dollars, soit un montant inférieur à la plupart des loyers. Mais le taux d’intérêt était de 10 ou 11 %. Et ce qui préoccupa le plus Brancatelli, c’est que les Tomasi espéraient à terme pouvoir revendre ces crédits à des investisseurs. Brancatelli, perplexe, ne savait plus que penser. “Je me disais que cela n’avait aucun sens de voir un Californien acheter des centaines de maisons dans une région en perdition.” Mais cela signifiait-il pour autant qu’il ne devait pas travailler avec les Tomasi ? Ces derniers convainquirent Brancatelli et ses collègues que leurs intérêts se rejoignaient. “Nous voulons installer des gens dans des logements, leur dirent-ils. Et vous, vous voulez que les maisons soient habitées.” Mais Brancatelli avait bien raison de se méfier de ces spéculateurs qui rachètent les maisons saisies. Durant mon séjour à Cleveland, j’ai pu voir deux maisons appartenant à une société d’investissement nommée Thor Real Estate. Je suis tombé sur la première alors que je traversais en voiture la partie orientale de la ville en compagnie du conseiller municipal Jay Westbrook. C’était une maison d’un étage qui était encore inoccupée quelques semaines auparavant. Westbrook jeta un coup d’œil par l’une des fenêtres. Un jeune homme était en train de poser du parquet. Il se présenta comme étant Oswan Jackson. Il venait tout juste d’acheter la maison et voulait s’y installer avec sa femme, enceinte. Comme beaucoup de nouveaux acheteurs, il avait l’air désorienté par la quantité de travaux à effectuer. Les fondations étaient fragilisées et le toit avait besoin d’être refait. Il nous dit qu’il avait payé la maison 24 580 dollars : 500 dollars au comptant avec des versements mensuels de 290 dollars. “Ne vous inquiétez pas, nous sommes à vos côtés”, lui annonça chaleureusement Westbrook. “Bienvenue dans le COURRIER INTERNATIONAL N° 961

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Indicateur

Dans certains quartiers d’agglomérations aussi différentes qu’Atlanta, Chicago, Denver, Las Vegas ou Minneapolis, au moins une maison sur cinq est vacante. Dans des Etats comme la Californie, la Floride et le Nevada, où beaucoup de saisies ont touché des maisons neuves, on craint qu’avec la montée du chômage et le nombre croissant de propriétaires qui doivent abandonner leur logement, ces maisons vides restent vacantes plus longtemps, augmentant d’autant le risque de les voir se détériorer ou être vandalisées. “Il y a dans tout le pays des quartiers où la situation est dramatique”, souligne Dan Immergluck, qui enseigne l’aménagement du territoire au Georgia Institute of Technology, “Cleveland est un bon indicateur de ce qui va arriver aux autres villes à cause de la crise économique”.

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quartier.” Quelques jours plus tard, après avoir demandé à un collègue de procéder à des vérifications, Westbrook apprit que la maison avait été jugée sinistrée au point d’être frappée d’un ordre de démolition trois semaines après que Jackson eut signé son contrat – et que de surcroît, Jackson devait régler les taxes immobilières en souffrance, lesquelles se montaient à 4 000 dollars. La dernière fois que je vis Jackson, il me déclara qu’il allait abandonner sa nouvelle maison. La seconde maison était située sur East 113th Street. Les marches de l’entrée avaient disparu. Des monticules d’ordures encombraient l’allée. Une des façades portait des graffitis de gangs, signe que l’endroit avait été utilisé comme lieu de rassemblement. Sur le porche, un panonceau annonçait : “500 comptant, 295 par mois”. En janvier, le propriétaire avait passé l’annonce suivante sur un site immobilier : “Je possède une belle maison au 3637 East 113th Street à Cleveland, Ohio. Installez-vous aujourd’hui même ! Pas de vérification de solvabilité !” Au cours d’une conversation que j’eus avec lui, un voisin se demanda tout haut qui pourrait bien avoir envie d’acheter une telle ruine. “Pour moi, elle n’a plus rien d’une maison”, conclut-il. ILS VOULAIENT ACHETER UN MILLIER D’AUTRES MAISONS SAISIES À CLEVELAND

Le plus déprimant pour Brancatelli, c’est que Thor Real Estate – la société propriétaire de ces deux maisons – a été un temps partenaire des Tomasi. Ceux-ci affirment qu’ils ont cessé leur collaboration, mais devant le tribunal ils ont dû admettre que les deux sociétés s’étaient échangées certaines propriétés. En janvier dernier, Sheila Tomasi comparaissait devant le tribunal du logement : cinq maisons appartenant au couple étaient citées pour diverses infractions au code du logement. Durant l’audience, Sheila Tomasi évoqua la nouvelle propriétaire d’une des maisons, une jeune femme vivant seule avec ses sept enfants, qui avait engagé un entrepreneur pour installer les tuyauteries fournies par les Tomasi. Le travail avait été bâclé. Les Tomasi avaient donc engagé eux-mêmes un plombier, à qui ils avaient versé 1 300 dollars pour faire des travaux, somme qu’ils avaient ajoutée aux remboursements mensuels dus par la propriétaire. “Si je ne donne pas un coup de main aux gens en difficulté, je n’arrive pas à m’endormir le soir”, déclara Sheila Tomasi devant le tribunal. Elle confirma également au juge que son mari et elle envisageaient d’acheter un millier d’autres maisons à Cleveland. “Il est important que vous entreteniez vos biens et que vous vous pliiez aux règlements”, la sermonna le juge Pianka. Sheila Tomasi opina du bonnet. Le juge condamna les Tomasi à 50 000 dollars d’amende, mais leur laissa un délai pour démolir les maisons en trop mauvais état ou réparer celles qui étaient récupérables. Le juge Pianka quitta la salle du tribunal en hochant la tête, et me confia plus tard qu’il avait compris pourquoi Brancatelli s’était résigné à travailler avec les Tomasi. “Que faire d’autre ?” Lorsque j’informai Brancatelli sur la façon dont s’était déroulée l’audience et du projet des Tomasi d’acheter 1 000 maisons de plus, il se contenta d’observer : “Nous vivons Alex Kotlowitz vraiment une drôle d’époque.”

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ESPAGNE Le

bâtiment s’en va, plus rien ne va

Comment l’éclatement de la bulle immobilière a mis à mal la prospérité du pays. L’analyse de deux prestigieux économistes espagnols. EL PAÍS (extraits)

I

Madrid

l s’avère que toute une génération d’Espagnols va perdre ses économies parce qu’elle les a consacrées à l’achat de logements dont le prix s’effondre. Nous ne pourrons donc pas disposer de ce sur quoi nous comptions pour nos vieux jours et pour nos enfants. Et beaucoup d’entre nous se sont tellement endettés qu’ils ne peuvent plus faire face à leurs engagements. Il s’avère aussi que nous nous sommes spécialisés dans des activités telles que maçon, plombier, électricien, transporteur, vitrier, fabricant de portes, de poutres, de carrelages ou de lavabos, conducteur de travaux, courtier, conservateur des hypothèques, agent immobilier, et qu’à présent notre expérience professionnelle ne vaut plus rien et que nous allons devoir nous reconvertir. Il s’avère en plus que le miracle économique espagnol était un mirage, car nous nous sommes employés à bâtir des logements que nous n’aurions jamais voulu bâtir si nous avions su qu’ils vaudraient si peu à l’avenir. Nous avons acheté des appartements qui restent fermés ou dans lesquels nous passons quelques jours par an, non pas parce que nous étions pris d’une frénésie de consommation immobilière, mais parce que nous pensions que c’était une réserve de valeur pour l’avenir. Il a p p a r a î t d e s u r c r o î t q u e n o s banques et nos caisses d’épargne n’ont eu de cesse de prêter à des promoteurs immobiliers dont beaucoup ne peuvent plus aujourd’hui rembourser leurs emprunts, ce qui pourrait conduire à la faillite des banques et des caisses. Il s’avère également que nos municipalités ont bénéficié de rentrées d’argent éphémères, en requalifiant des terrains en parcelles à bâtir, et que le gaspillage auquel elles nous ont habitués touche à sa fin. Il apparaît encore que pour ce qui est des voitures que nous avons achetées nous n’en avions pas les moyens, car nous étions moins riches que nous ne le pensions. D’où une distorsion totale du tissu productif. Et lorsque, enfin, ce type d’activité non durable a pris fin, l’économie est entrée en récession. Entre 1996 et 2007, la construction a connu une très forte croissance, de l’ordre de 5 % par an. De 1998 à 2007, le parc immobilier s’est enrichi de 5,7 millions de logements, soit une hausse de près de 30 %. Au troisième trimestre de 2007, le secteur du bâtiment représentait 13,3 % de l’emploi total, soit bien plus qu’en Allemagne (6,7 %) ou qu’au Royaume-Uni (8,5 %), par exemple. Plusieurs facteurs ont stimulé la demande de logements. Parmi les principaux, l’expansion économique (elle-même due en partie au boom immobilier), la baisse du chômage qui

en a résulté et la baisse des taux d’intérêt hypothécaires au lendemain du passage à l’euro (de 11 % en 1995 à 3,5 % sur la période 20032005), qui étaient même souvent négatifs après déduction de l’inflation. La concurUn menu anticrise rence entre banques a à 1 euro : c’est ce par ailleurs facilité que propose tous l’accès au crédit hyles jeudis le restaurant Darío’s pothécaire et amélioré de Gijón, dans les Asturies les conditions de prêt. (nord de l’Espagne). Autant dire Le nombre des méqu’il fait le plein en faisant payer nages a également entrée, plat, dessert et verre augmenté, du fait node vin au prix d’un café. tamment de l’arrivée massive d’immigrés, “Pas gastronomique, mais plus environ 4,2 millions qu’honorable”, disent les clients. entre 1996 et 2007. El Comercio Enfin, les achats immobiliers de non-résidents se sont accrus, dans des proportions dif- ▼ Dessin d’Enrique ficiles à calculer. L’offre a répondu à cette pous- Flores paru dans sée de la demande sans pouvoir la satisfaire en- El País, Madrid. tièrement, ce qui a donné lieu à de fortes hausses des prix : en moyenne, entre 1995 et 2007, le logement s’est renchéri de près de 10 % par an. Y a-t-il eu une bulle spéculative ? Une bulle se caractérise par la présence de grands volumes de transactions à des prix très différents de la valeur économique fondamentale. Elle n’est pas facile à détecter, en raison de la difficulté qu’il y a à calculer cette valeur fondamentale. Très souvent, on n’identifie la bulle qu’a posteriori, après un brusque effondrement des prix. Sur le marché immobilier, caractérisé par une faible liquidité, cet effondrement se manifeste au début plus sur les volumes que sur les prix. En Espagne, la vente de logements s’est effondrée en 2008, et l’on calcule qu’à la fin de l’année 650 000 à 1,3 million de logements neufs n’avaient pas trouvé acquéreur. Quoi qu’il en soit, l ’ E s p a g ne a connu entre 1997 et 2007 une revalorisation des prix de l’immobilier de 191 % selon The Economist, ce qui la place au deuxième rang des pays de l’OCDE et devant d’autres où l’existence d’une bulle est avérée, comme le Royaume-Uni (+ 168 %) ou les EtatsUnis (+ 85 %). Mais les facteurs que nous avons cités n’expliquent pas à eux seuls le niveau de prix atteint. En 2003 déjà, la surévaluation était de l’ordre de 8 % à 20 %, et, en 2004, de 24 % à 35 %. Une part significative de l’inflation immobilière semble donc avoir une origine spéculative : les gens acquéraient des logements comme placement parce qu’ils s’attendaient à ce qu’ils prennent de la valeur. La pierre passait en outre pour un

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placement sûr, contrairement aux actifs financiers, dont l’effondrement boursier de 2002 avait révélé le risque. Dès 2002, la Banque d’Espagne avait tiré la sonnette d’alarme à propos de la surévaluation de l’immobilier, mais elle s’était montrée trop optimiste en estimant que cette envolée pouvait être “compatible avec une réabsorption progressive et ordonnée”, peut-être parce qu’elle craignait de faire éclater la bulle. L’économiste espagnol José García-Montalvo indiquait en 2003 : “Il est très probable que le marché immobilier espagnol soit une bombe à retardement qui n’attende qu’à être déclenchée.” Pourtant, les dirigeants politiques et les chefs d’entreprise se sont obstinés à nier jusqu’à récemment l’existence d’une bulle. Pourquoi n’a-t-on rien fait pour stopper la bulle ? Tout d’abord, parce que le bâtiment est un secteur qui nécessite beaucoup de maind’œuvre, ce qui est important dans un pays où le taux de chômage est structurellement élevé. En deuxième lieu, parce qu’une hausse des prix de l’immobilier avantage l’électeur moyen, qui est propriétaire de son logement. Et, en troisième lieu, parce que l’immobilier génère d’énormes recettes fiscales, tant pour l’Etat que pour les collectivités locales. Le gouvernement du Parti populaire (PP, droite) s’est trompé en 1998 avec sa loi sur la libéralisation des sols. Il pensait que davantage de terrains constructibles accroîtraient le nombre de logements et feraient baisser les prix. Grossière erreur : on s’est mis à acquérir et à bâtir des logements non pas parce qu’ils étaient bon marché, mais justement parce qu’ils étaient chers et que l’on s’attendait à ce qu’ils prennent encore de la valeur à l’avenir. La loi sur l’occupation des sols n’a donc fait qu’alimenter la bulle, déclenchant une frénésie de requalifications de terrains qui a permis aux dirigeants locaux de remplir les caisses des municipalités, quand ce n’était pas leurs propres poches. Quant au gouvernement socialiste qui lui a succédé, ses tentatives pour favoriser le logement social et la location, et sa nouvelle loi de 2007 sur l’occupation des sols, ont été totalement inefficaces. En fait, il s’est borné à chevaucher la bulle jusqu’à ses derniers râles. En définitive, aucun des deux gouvernements n’a su préserver les citoyens d’excès financiers qui allaient anéantir leurs économies, leurs emplois et leur prospérité. C’est un échec dont on doit tirer les leçons et pour lequel il faut demander des comptes. Manuel Arellano et Samuel Bentolila* * Professeurs au Centre d’études monétaires et financières (CEMFI), à Madrid.

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DUBAÏ

On ne spécule plus sur le sable

Le petit émirat, dont l’économie repose sur l’immobilier, est frappé de plein fouet par la crise du crédit. NEWSWEEK

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New York

eut-être est-il exagéré de dire que, si Dubaï va, la mondialisation va, mais il est devenu difficile d’imaginer l’un sans l’autre. Plus que tout autre lieu sur la planète, cette villeEtat des Emirats arabes unis est un pur produit du commerce mondial, un aimant conçu pour attirer les capitaux flottants qui recherchent une rentabilité maximale et rapide, et s’en vont dès que les profits diminuent. Une grande partie de cet argent provient des pays pétroliers arabes de la région, notamment d’un voisin, Abou Dhabi, qui possède 90 % des réserves de brut des Emirats arabes unis (EAU). Mais de nombreux milliards ont également afflué d’Iran, d’Inde, de Chine, de Russie, d’Europe, des Etats-Unis… Pendant les dix dernières années au moins, la spéculation immobilière a été un sport national. Le prix des maisons et des appartements, dont beaucoup n’étaient pas encore construits, a augmenté de 43 % au cours du seul premier trimestre 2008. Il était facile d’obtenir un prêt et les spéculateurs troquaient souvent leurs biens contre des profits substantiels au bout de quelques semaines, voire parfois de quelques jours, avant même que la première mensualité ne soit due. C’était un jeu auquel tout le monde voulait jouer. “Les gens n’avaient plus la tête à leur travail”, se plaint le président d’une société de transport régionale. “Ils voulaient tous acheter avec un acompte de 10 %, quand on leur en demandait un.” Au mois de juin 2008, il y avait à Dubaï presque 4 millions de mètres carrés de bureaux en construction, soit plus que dans n’importe quelle autre ville du monde, y compris Shanghai. Ce qui n’était qu’un désert plat il y a vingt ans est aujourd’hui un véritable canyon urbain. La frénésie est telle que le Hard Rock Café construit au milieu de terrains vagues en 1997 est aujourd’hui entouré de

▶ La pomme

pourrie. Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid.

gratte-ciel, et un projet visant à le démolir est actuellement discuté comme s’il s’agissait d’un bâtiment classé. Mais Dubaï n’a pas été seulement un réceptacle des capitaux planétaires. L’émirat a également été un investisseur mondial important. En 2006, DP World, l’un “Toshiba, le géant des plus grands opérajaponais de teur s por tuaires du l’électronique, monde, a géré six des a annoncé début mars le plus grands ports des lancement de son premier centre Etats-Unis jusqu’à ce d’appels régional à Beyrouth”, qu’une tempête de prose réjouit L’Orient-Le Jour. testations xénophobes au “Grâce au développement Congrès américain rende l’affaire politiquement de services annexes, intenable. Aujourd’hui, ce secteur pourrait générer Dubaï est, entre autres, 40 000 emplois au Liban.” actionnaire à hauteur de 43 % de Nasdaq OMX et à 23 % de la Bourse de Londres. Parmi ses filiales à 100 % figurent Travelodge en Angleterre, Mauser en Espagne et les magasins Barneys et Loehmann’s à New York. Début 2005, le bénéfice exceptionnel généré par la hausse brutale du prix du pétrole semblant devoir se maintenir, Dubaï a passé la vitesse supérieure dans sa course vers l’exrenflouer son propre secteur bancaire pansion. Certains des principaux responsables et ses institutions financières. “Les financiers de l’émirat ont commencé à préinvestisseurs font désormais la distincvenir en privé qu’une bulle était en train de tion entre les deux Etats : alors qu’à se former, essayant de diversifier leurs avoirs Abou Dhabi il est toujours possible d’obau maximum. Mais le pétrole a continué à tenir un prêt, les crédits sont quasiment grimper et l’argent à se déverser dans une écogelés à Dubaï.” Les deux Etats et leurs nomie dubaïote débridée. Personne n’était prêt relations occupent une place de choix pour la chute du dernier trimestre 2008, qui a au sein des Emirats arabes unis. “Il est ramené le brut à moins d’un tiers du prix affiimportant qu’Abou Dhabi puise dans ché l’été précédent. Comme si souvent dans ses ressources pour soutenir le secteur cette économie mondiale où tout est connecté, bancaire de Dubaï et compenser les l’onde de choc de la crise s’est propagée, découpertes subies par cet Etat à la suite de vrant certains des aspects les plus déplaisants l’éclatement de la bulle immobilière, surdu rêve dubaïote. Les vagues de licenciements, tout si les pays du Golfe veulent contiqui ont déjà commencé, vont avoir un impact nuer à attirer les capitaux étrangers.” non seulement à Dubaï, mais aussi dans les quartiers ouvriers de Manille, Mombasa et

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Abou Dhabi en sauveur ?

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u moment où les plans de sauvetage économique sont au centre des stratégies des gouvernements du monde entier, plusieurs appels ont été lancés pour inciter Abou Dhabi à secourir l’économie de Dubaï. L’appel le plus pressant a été exprimé par Merrill Lynch, le grand courtier américain lui-même sauvé de l’effondrement grâce au soutien financier que lui a apporté Bank of America”, souligne Al-Hayat. Grâce à ses énormes ressources pétrolières, Abou Dhabi est moins touché par le fléchissement du marché immobilier et ce petit émirat dispose de réserves financières qui lui ont déjà permis de

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Trivandrum qui ont envoyé de la main-d’œuvre dans le Golfe. Des milliers de personnes devraient quitter le pays à la fin de la saison, et ce sans tambour ni trompette. Les permis accordés aux travailleurs immigrés pouvant être retirés à tout moment, rares sont ceux qui se plaignent. Mais l’amertume est grande. Parallèlement, le prix des maisons et des appartements vendus sur plan a chuté de presque 50 % dans certains endroits, l’argent destiné aux emprunts a tout bonnement été gelé et les grands projets ont été interrompus ou ramenés à des dimensions plus modestes. La rumeur dit que Dubaï va devoir vendre une grande partie d’Emirates Airlines, la compagnie aérienne nationale qui le relie au reste du monde. Et, dans une culture financière fondée sur les informations privilégiées, les démentis officiels qui ont été apportés n’ont pas beaucoup de crédibilité dans la rue. L’incertitude et l’anxiété sont devenues si grandes que, même dans le célèbre souk de l’or de Dubaï, qui était un important centre de commerce bien avant l’invention du mot “mondialisation”, le désarroi est palpable. “Non seulement le cours de l’or baisse”, explique Firoz Merchant, propriétaire de l’une des boutiques, “mais rien n’est sûr, tout part dans des directions différentes.” Pour tenter de restaurer la confiance, Dubaï a annoncé la création d’un “comité consultatif” dirigé par Mohammed Al-Abbar, le président d’Emaar Properties, qui, entre autres choses, est en train de construire le plus grand gratte-ciel du monde au cœur de la ville. En septembre et octobre 2008, la Banque centrale des Emirats arabes unis a appliqué un plan de 32,7 milliards de dollars pour soutenir les institutions financières du pays. En novembre, Al-Abbar a annoncé la nationalisation des deux principaux organismes de crédit immobilier, qui étaient à court d’argent. Et il a promis que les trois plus grands promoteurs de Dubaï, qui contrôlent environ 70 % de l’immobilier, travailleraient ensemble pour garder la situation sous contrôle. Le krach actuel est en fait “une correction saluChristopher Dickey taire”, a-t-il affirmé.

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L’ANTICRISE Manuel de survie

A l’époque soviétique, des centaines de villes ont été construites autour d’un combinat. Une monoactivité qui ne peut que provoquer des catastrophes sociales en cas de difficultés économiques. SMART MONEY (extraits)

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Moscou

n rentrant de leurs congés de Noël, les ouvriers de l’usine de Moundybach, une petite localité [du sud] de la région de Kemerovo [en Sibérie occidentale], ont appris qu’ils allaient perdre leur travail. La chute de la demande d’acier avait en effet poussé le groupe Evraz à interrompre l’activité des hauts fourneaux du combinat voisin de Novokouznetsk, ainsi que celle de leur unité qui enrichit le minerai de fer en amont. “Je travaille dans cette usine depuis que j’ai 17 ans”, nous explique Konstantin Starikov, qui exerce le métier de grutier. “Nous avons bâti notre existence ici. De quoi allons nous vivre maintenant ?” Ici, les hommes partent en retraite à 50 ans, et l’idée qu’il puisse y avoir une usine polluante de moins dans la région ne réjouit aucun des 5 000 habitants. “Cette fermeture met en péril les crèches, les écoles, les cantines et les magasins. Petit à petit, c’est tout le monde qui va perdre son travail”, résume Galina Tolmatcheva, qui dirige le comité syndical. Déjà, la centrale électrique envisage de diviser par deux ses effectifs, car l’usine était son principal client. Galina Tolmatcheva affirme que les gens sont prêts à tout. “Nous pouvons aller bloquer les voies de chemin de fer à Novokouznetsk. Et s’ils ne veulent pas nous écouter, nous monterons à Moscou. Tous ensemble, toute la ville. Nous n’avons rien à perdre”, ajoute Oleg Mamontov, chaudronnier. S’ils en arrivaient là, ces ouvriers abandonnés à leur sort pourraient très bien retrouver dans la capitale de nombreux autres mécontents venus de tous les coins de Russie. La brusque dégradation de la conjoncture a en effet transformé des

ENTRETIEN

villes hier encore prospères en zones dévastées par la crise. Le président Dmitri Medvedev a ordonné à tous les gouverneurs d’élaborer des projets pour pallier d’éventuels licenciements massifs. Fin janvier, le vice-ministre de la Santé et du Développement social, Maxime Topiline, a déclaré que, d’ici à la fin 2009, le nombre de chômeurs passerait de 5,8 à 7 millions. Les pouvoirs publics espèrent résoudre le problème avec 43,7 milliards de roubles [presque 1 milliard d’euros], qui serviraient à créer des emplois provisoires et à faciliter l’installation des chômeurs là où il y a des postes à pourvoir. Toutefois, les autorités ne semblent pas avoir pris la véritable mesure des enjeux. Selon l’Institut de politique régionale, la Russie compterait 460 localités susceptibles d’être qualifiées de mono-industrielles. Cela représente 25 millions de personnes et 40 % du produit régional brut. A elles seules, les entreprises du groupe Evraz font vivre 8 villes, soit une population de 696 000 personnes. Le champion absolu dans cette catégorie est le groupe Rousal, avec 13 villes rassemblant 815 000 habitants. A la mairie de Novokouznetsk, une réunion d’urgence a été organisée. Valentin Mazikine, premier vice-

DR

Quand la seule usine de la ville ferme ■ ▲ Boris

Kagarlitski

Sociologue, politologue et journaliste, il dirige l’Institut de la globalisation et des mouvements sociaux. Il a publié en 2005 un livre sur Marx, Markcizm : ne rekomendovano dlia oboutchenia (Le marxisme : à ne pas mettre entre toutes les mains).

DR

RUSSIE

■ ▲ Ivan

Krastev

dirige le Centre for Liberal Strategies (CLS), à Sofia. Auteur de nombreux livres et recueils d’articles sur des sujets aussi divers que la guerre russo-géorgienne, les Balkans, le populisme et l’Europe. ◀ Dessin de Raúl

paru dans La Vanguardia, Barcelone.

gouverneur, a rassemblé les représentants syndicaux, les dirigeants d’unités et les hauts responsables du groupe Evraz afin d’examiner la situation. Natalia Ionova, vice-présidente d’Evraz, est spécialement venue de Moscou. Elle y a souligné que les décisions de fermeture n’étaient pas définitives, mais que des licenciements seraient inévitables. Elle a cependant voulu se montrer rassurante : “Les projections les plus pessimistes nous disent que 2 600 salariés pourraient voir leur poste disparaître, mais il pourrait y en avoir moins. Nous souhaitons vivement conserver les capacités de travail afin d’être en mesure de redémarrer au plus vite la production dès que la demande sera au rendez-vous.” SEULES LES SURVIVANCES COMMUNISTES LOCALES PEUVENT SAUVER LES USINES

La demande a certes connu une hausse en janvier, mais, comme l’a avoué le directeur général de la holding, Alexandre Abramov, “la situation restera instable pour encore longtemps”. En décembre, les syndicats ont accepté des baisses de salaire de 20 %, ce qui n’a pas empêché l’annonce, peu après, de licenciements massifs. Dans les souvenirs de Sergueï Iaroslavtsev, adjoint du dirigeant syndical du combinat de Sibérie occidentale, la dernière fois que l’ambiance avait été aussi tendue, c’était il y a dix ans [à la suite du krach financier de 1998] : “En ville, c’était l’horreur, une criminalité terrible, on vous arrachait l’oreille pour vous voler vos pendants, et la tête pour prendre votre chapka, mais, aujourd’hui, c’est pire. A l’époque, les gens n’étaient pas payés sur le moment, mais au moins les salaires étaient déposés sur des comptes. On savait que, tôt ou tard, on allait toucher cet argent. On avait le troc, et le crédit n’existait pas.” Désormais, c’est 1 milliard de roubles de crédits divers qu’environ 9 000 ouvriers du combinat et de ses filiales doivent rembourser. Par rapport à Novokouznetsk, la petite localité de Moundybach a eu beaucoup de chance, car, en 1964, un jeune diplômé de 20 ans est venu y occuper un emploi de sous-chef de gare. Il s’appelait Aman Touleev. Trente-trois ans plus tard, il a pris les rênes de la région

Pour le politologue bulgare Ivan Krastev, l’Europe de l’Est n’existe plus

A l’Est, la crise touche paradoxalement les pays les plus avancés, épargnant pour l’instant les autres. Ivan Krastev explique pourquoi.

Dans la presse, on parle de plus en plus des répercussions de la crise dans les pays de l’est de l’Europe. Qu’en est-il ? A la lumière de l’actuelle crise économique et financière, le concept d’“Europe de l’Est” est en train de se vider de son sens. Déjà, l’adhésion à l’Union européenne d’un certain nombre de pays de l’ex-bloc soviétique avait fondamentalement changé la donne. La crise a également rappelé – ou révélé

pour certains – les différences structurelles entre les économies et les systèmes financiers des pays d’Europe de l’Est. Dans cet espace postcommuniste, certains pays ont adopté l’euro ; d’autres ont indexé leur monnaie nationale sur le cours de la monnaie européenne et d’autres encore ont préféré adopter des cours de change flottants. Dans au moins deux autres pays, la Hongrie et la Lettonie, le Fonds monétaire international (FMI) a été appelé à la rescousse [la Roumanie a également fait récemment appel au FMI]. Même si c’est l’économie de marché qui est partout plébiscitée, il existe des différences de taille entre des économies

encore très provinciales, celle de la Bulgarie par exemple, et des économies beaucoup plus globalisées, comme celles des Etats baltes ou d’Europe centrale. Ainsi, entre Sofia, Budapest et Tallinn, on ne ressent pas la crise de la même façon ? Un récent sondage effectué en Bulgarie par l’organisation non gouvernementale Open Society Institute [OSI, fondé par George Soros] démontre que ses habitants ne ressentent pas les effets de la crise pour la simple raison qu’ils ont l’impression de subir une crise permanente. Quelque 58 % des sondés qualifient leur situation matérielle d’“intenable”

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alors que plus de 50 % estiment que, pendant l’année 2008 – une année de forte croissance économique –, leur situation personnelle s’est dégradée. Aussi ne prennentils pas au sérieux les avertissements concernant une crise économique mondiale qui n’est pour eux qu’une situation qu’ils ont toujours connue. La crise bancaire ? Elle est tout aussi abstraite dans un pays où près de la moitié des habitants n’ont pas de compte courant. Ce sentiment est certainement partagé par d’autres pays de la région, à l’exception de ceux qui ont lié de façon beaucoup plus étroite leur économie à celles des pays d’Europe occidentale. En République

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Deux Europes, une crise L’Est s’effondre. Et l’Ouest, mal en point, ne lui viendra pas en aide. Ainsi va l’Union européenne, explique l’éditorialiste russe Boris Kagarlitski. VZGLIAD (extraits)

Moscou

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de Kemerovo et a créé dans son fief une version régionale du communisme. Du coup, la bourgade bénéficie de sa protection. Lors de la réunion, le premier vice-gouverneur Valentin Mazikine a été franc, reconnaissant que conserver cette usine en activité relevait d’une volonté politique. Si les actionnaires s’obstinaient à vouloir la fermer, a-t-il expliqué, on allait le leur faire payer cher : une loi votée par la région sur les employeurs qui liquident une entreprise les oblige en effet à recycler l’ensemble des équipements et à nettoyer le site de toute pollution. Pour l’usine de Moundybach, le coût serait tel qu’il est sans doute plus rentable d’y maintenir une production inutile. Evraz a décidé de réfléchir, et les habitants ont repris espoir. Si on voulait vraiment un programme à la hauteur de la crise pour sauver les villes monoindustrielles, il faudrait y consacrer 400 milliards de roubles [8,8 milliards d’euros], estime Boulat Stoliarov, directeur de l’Institut de politique régionale. Si l’Etat consentait cet effort, les répercussions sociales de la crise pourraient s’en trouver atténuées. Ilia Jegouliev, Lioudmila Romanova

tchèque, en Slovaquie et, dans une moindre mesure, en Roumanie, l’industrie automobile, très développée, souffre déjà de la baisse des achats de voitures neuves en Europe de l’Ouest. Dans le secteur bancaire, la situation est également dégradée dans des pays qui, comme la Hongrie, ont largement ouvert leurs banques aux investissements étrangers, notamment aux banques autrichiennes, et encouragé le crédit. Aujourd’hui, ce sont eux qui accusent le coup des turbulences mondiales. Ce sont donc les “meilleurs élèves” de l’Europe qui sont le plus pénalisés ? Oui, la crise a redistribué les cartes et les

’Europe de l’Ouest comprend très bien qu’elle n’est pas en mesure de sauver l’économie de ses partenaires de l’Est. Si elle essayait, cela n’aboutirait qu’à faire supporter un double fardeau aux “vieux” pays de l’Union, qui subissent déjà lourdement la crise. La seule solution pour eux est de tenter de sauver ceux qui peuvent encore l’être, et plus précisément eux-mêmes. La conclusion logique est qu’il faut jeter du lest, virer de la nacelle de la montgolfière les passagers encombrants – en d’autres termes, sacrifier les par▲ Dessin de tenaires est-européens. Nul besoin d’être proJanuszewski paru dans phète pour annoncer que l’effondrement de Rzeczpospolita, Varsovie. l’Europe centrale et orientale n’est qu’une question de temps. Les experts prévoient que la “La crise est bien là. plupart de ces pays – à Je propose donc cinq l’exception peut-être de remèdes simples la Slovénie, de la pour en sortir indemnes : 1) voir le dernier République tchèque et Clint Eastwood ; 2) relire les classiques, de la Slovaquie – seront notamment Jacques le Fataliste encore en dépression bien longtemps après de Diderot ; 3) se plonger dans l’Histoire, que les économies occinotamment celle du communisme ; dentales seront sorties de 4) faire du sport ; 5) parler avec ses la crise. Etant donné que grands-parents : ce qu’ils ont vécu nous la dépression éconofera relativiser les déboires actuels.” mique se traduira forcéCosti Rogozanu, écrivain et journaliste roumain ment par des troubles politiques, une crise de l’Union européenne en tant qu’entité fédérale est inévitable. De plus, en jetant du lest, l’Occident va créer un précédent négatif : si les Dans nos archives courrierinternational.com Français ne se sentent pas prêts à “mourir pour ▶ Mioveni, la villa Varsovie”, les Finlandais et les Danois risDacia (26/03/2009) quent fort de ne pas vouloir sacrifier leur pros-

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rôles. Elle a transformé certains handicaps en atouts, mettant ainsi relativement à l’abri des pays à l’économie peu développée et à la finance opaque, et exposant aux aléas du marché ceux qui avaient pleinement accepté les règles du jeu capitaliste. Cela dit, à moyen et long termes, ces pays relativement épargnés – je pense à la Bulgarie et à la Roumanie – souffriront à leur tour des conséquences de la crise. Le chômage y augmentera, la crise dans le BTP – déjà perceptible – s’aggravera, tout comme dans le secteur du tourisme – une source considérable de devises. Le retour de plus en plus massif de ceux qui étaient partis chercher

périté au nom des Grecs. Les structures rigides et autoritaires de l’UE, élaborées durant les années passées, ne devraient pas réussir à gérer ce problème. Il n’est d’ailleurs pas exclu que de nombreux hommes politiques occidentaux soient déjà en train de se demander si le traité de Lisbonne n’était pas une erreur et s’il ne vaudrait pas mieux que l’Irlande, le seul pays qui organise encore des référendums [à ce sujet], le rejette une nouvelle fois. Vu la situation sur place, les partis au pouvoir ont peu de chances de l’emporter. Et, d’ici à l’automne, les choses auront encore empiré. D’un autre côté, un second échec au référendum enverrait au tapis les structures politiques de l’UE. En voulant forcer les Irlandais à revoter, dans un contexte de crise économique devenue abyssale, les fonctionnaires de Bruxelles semblent s’être pris eux-mêmes au piège. Si l’Europe de l’Est est jetée par-dessus bord, les pays de la zone euro parviendront à conserver leur stabilité un certain temps, mais cette stabilité financière de l’Ouest sera obtenue au prix d’un chaos croissant à l’Est, et la menace d’un éclatement de l’UE pourrait alors se concrétiser vraiment. En parallèle, l’ordre politique en vigueur dans l’Europe unie semble de plus en plus anachronique, et pas uniquement pour les relations entre l’Est et l’Ouest. Les structures européennes, conçues pour le marché, constituent désormais un obstacle à la politique anticrise, qui ne donnera de résultats que lorsque le néolibéralisme à l’origine de la crise aura été totalement abandonné. Les organes de l’UE empêchent les gouvernements nationaux de lutter contre la crise : ils leur mettent des bâtons dans les roues et bloquent leurs initiatives. En un mot, ils sont la principale source de problèmes pour l’intégration européenne à cette nouvelle étape de son histoire. Et de cela on a encore plus conscience à l’Ouest qu’à l’Est. Maastricht, Nice, Lisbonne, tous ces traités n’apparaissent plus comme des jalons sur la voie glorieuse d’une confédération européenne, mais comme des panneaux menant à une sombre impasse. Peut-être vaudrait-il mieux, pour la cause de l’union de l’Europe, mettre un terme à un projet qui a échoué et en Boris Kagarlitski lancer un autre ?

fortune en Europe de l’Ouest aura également des conséquences à la fois sur le tissu social et l’économie de ces pays. La solidarité s’étiolera. Dans de nombreux pays disposant de fortes minorités, on peut aussi s’attendre à une “ethnicisation” des problèmes économiques. Cela aboutira inévitablement à une flambée de sentiments xénophobes, comme c’est déjà le cas en Hongrie vis-à-vis de la communauté rom ou en Slovaquie contre les Magyars… Des mouvements nationalistes, comme Ataka [formation d’extrême droite] en Bulgarie, reprendront du poil de la bête. Reste, un peu partout, l’inconnue de la classe moyenne : comment réagira-t-elle face

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à la crise sachant que c’est elle qui est la plus touchée ? Ces dernières années, cette classe sociale a brillé par son absence du débat politique ; composée de personnes possédant un haut niveau d’études et disposant de revenus confortables, elle a progressivement perdu confiance dans l’élite politique, se désintéressant du débat public. Poursuivra-t-elle le processus de dépolitisation ou reviendra-t-elle dans le jeu démocratique à la faveur de la crise ? Les élections européennes de cet été seront un premier test. Propos recueillis à Sofia par Alexandre Lévy pour Courrier International

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Désert autour des usines Toyota

Les difficultés du constructeur automobile ont de multiples conséquences dans son fief, la région de Nagoya. Une cité-dortoir vidée, des sous-traitants sur la paille… AERA (extraits)

Tokyo

D

ans la ville-dortoir qui jouxte l’usine Toyota de Tahara, dans la préfecture d’Aichi, les rues sont désertes : les parkings, pratiquement vides ; on ne sent pas de présence humaine. Pourtant, jusqu’à tout récemment, des ouvriers en CDD venus des quatre coins du pays vivaient là. Un jeune de 22 ans, portant un bagage, est seul à attendre le bus à destination de la gare. “Pour moi aussi, c’est fini”, confie ce garçon originaire de Kyushu. “La semaine dernière, ils m’ont annoncé que mon contrat ne serait pas renouvelé. Je suis viré. Il paraît qu’ils vont licencier tous les CDD. Je suis le dernier à rester sur ce site.” L’usine est située sur la péninsule d’Atsumi, au-delà d’une zone agricole couverte de champs de choux. Jusqu’en octobre 2008, le jeune homme travaillait sur la chaîne de la gamme Lexus, des modèles de luxe. Fin mars 2008, quelque 9 000 salariés en CDD travaillaient dans les douze usines Toyota disséminées dans la préfecture d’Aichi [dont le chef-lieu, Nagoya, est considéré comme le fief du constructeur automobile]. Mais, avec l’assombrissement de la conjoncture économique mondiale, leur nombre est tombé à 6 000 fin octobre 2008 ; fin mars, il ne devait plus en rester que 3 000. A l’expiration de son contrat, notre jeune homme a perçu une prime de 700 000 yens [5 400 euros] et le montant équivalant aux frais de voyage de retour pour Kyushu. “Je suis malgré tout reconnaissant envers Toyota, où j’ai pu gagner mon pain depuis que j’ai quitté mon lycée professionnel. J’étais bien mieux payé que si j’avais vécu de petits boulots.” Il n’y a guère d’endroits pour se distraire dans ce site coincé entre les champs et la mer. En faisant l’aller-retour entre l’usine et son foyer, le jeune homme a pu économiser 2 millions de yens par an. Mais son avenir est incertain. “Rien n’est encore décidé. A Kyushu, il n’y a pas de débouchés”, dit-il avant de monter dans le bus. Encore peut-il s’estimer heureux d’avoir un chez-soi où rentrer. Des Brésiliens qui travaillaient tout en bas de la structure industrielle pyramidale se retrouvent aujourd’hui sans emploi dans le “fief de Toyota”. Sur la route d’Okazaki, il y avait auparavant un love hotel. Aujourd’hui, six familles de Brésiliens (23 personnes au total) qui ont été licenciés vivent les unes sur les autres dans ce bâtiment déserté. Le propriétaire a proposé de “le mettre à la disposition des personnes en difficulté” et, depuis la mi-décembre, l’ancien hôtel est devenu le re-

fuge des Brésiliens sans emploi. Des règles de vie commune ont été établies : chacun participe au ménage et à la cuisine. Des compatriotes qui vivent dans le voisinage fournissent des produits alimentaires, des appareils de chauffage et des produits d’hygiène. L’un des résidents, Walter Vettoretti Amoruz, 22 ans, a été licencié fin septembre 2008 par une usine qui fabrique des pièces détachées pour les freins des voitures Toyota. Au total, ce sont 30 Brésiliens qui ont été débauchés d’un coup. Le groupe Toyota n’emploie pas directement de Brésiliens. Mais, sans eux, ses sous-traitants (directs et indirects) de la région ne pourraient pas fonctionner. L’usine où travaillait Walter fabriquait des p i è c e s pour les modèles Previa et Alphard. “Je venais de finir de rembourser ma dette de 1,1 million de yens de billets d’avion quand j’ai été mis à la porte. Quand on a une fa▲ Dessin mille, l’avenir est très sombre.” Mariley, une Bréde Sakai, Japon. silienne de 42 ans, qui a été licenciée par Denso, un équipementier de Toyota, a demandé à son employeur de revenir sur sa décision. Toshiyuki Kobayashi, un responsable du syndicat indépendant Nagoya Fureai Union, la soutient dans sa démarche. “Lors des négociations collectives, la direction de l’entreprise ne cache pas que ‘les Brésiliens servent de soupape’. C’est vraiment grave”, raconte-t-il. Les voitures ne se vendent pas. Pour les modèles de luxe et les grosses cylindrées, très gourmandes en essence, la chute des ventes est spectaculaire. L’effet Au Japon, de la crise se fait des ONG particulièrement sentir se substituent dans des usines phares aux banques comme celle de Tahara, pour financer la réalisation qui produisait plus de de projets vertueux. Ainsi ap bank, 600 000 Lexus et des fondée en 2003 grâce notamment modèles spor t, qui à un apport financier du musicien peuvent atteindre Ryuichi Sakamoto, a aidé une PME 15 millions de yens à mettre sur le marché un [116 000 euros]. Chez combustible solide élaboré à partir un concessionnaire de couches jetables usagées. Lexus de Nagoya, le calme est saisissant pour ce (Voir CI n° 954, du 12 février 2008) début d’année. Trois modèles, dont les prix de vente s’échelonnent de 4 à 10 millions de yens, sont exposés sur le sol en marbre. Mais on n’aperçoit aucun visiteur et encore moins d’acheteurs. Selon la Confédération japonaise des concessionnaires automobiles, 1405 Lexus CWS

JAPON

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ont été vendues dans le pays en décembre 2008, soit une baisse de plus de 1 000 unités par rapport au mois de décembre précédent. Le marasme est encore plus profond aux EtatsUnis. Depuis le lancement de la Lexus [en 1989],Toyota en a vendu 4,42 millions dans le monde, dont 80 %, aux Etats-Unis. Auparavant, les Américains achetaient des voitures chères, comme celles de la gamme Lexus ou comme le pick-up Tandora, en contractant des emprunts. Mais, avec la crise, les crédits auto sont devenus difficiles à obtenir. En un clin d’œil, les ventes se sont tassées.Toyota n’est pas la seule entreprise touchée par la chute des ventes de Lexus. D’innombrables sous-traitants sont aujourd’hui au bord de la faillite. UNE SITUATION QUE L’INDUSTRIE AUTOMOBILE N’A JAMAIS CONNUE

Toshihiro Uchida, économiste chez Mitsubishi UFJ Research and Consulting, est chargé de suivre l’économie du Chubu, la région de Nagoya. “Les modèles qui ont rapporté le plus pendant la bulle financière sont ceux de la gamme Lexus. Mais Toyota n’a pas réfléchi à ce qu’il ferait d’une usine spécialisée comme celle de Tahara lorsque ces véhicules ne se vendraient plus.” “Avec le recul, ne pensez-vous pas que la direction a surestimé ses capacités et qu’elle s’est relâchée ?” a demandé un journaliste au PDG, Katsuaki Watanabe, lors d’une réception donnée à Tokyo le 6 janvier par une organisation patronale. “A long et à moyen terme, je ne crois pas que notre politique soit erronée, a répondu M. Watanabe. Mais nous avons tardé à réagir. Il y avait des signes alarmants, mais nous n’avons pas pensé que le monde entier serait si rapidement et si profondément touché. Désormais, nous serons davantage à l’écoute de nos clients et nous reviendrons à nos valeurs fondamentales.” Ces paroles semblent suggérer un désir de renoncer à la stratégie d’expansion symbolisée par la série des modèles Lexus et de retourner à la tradition Toyota, c’est-àdire une production fondée sur une demande solide. Dans le même temps, M. Watanabe a exprimé l’espoir que le groupe retrouve sa place sur le marché américain. “Nous souhaitons y conserver notre part de marché, voire l’accroître légèrement.” Cependant, compte tenu de l’état actuel de l’économie mondiale, l’industrie automobile japonaise a peu de chances que cet espoir se réalise. “On ne peut plus s’attendre à ce que les affaires reprennent grâce aux exportations à destination des Etats-Unis. Il faut désormais accroître la demande intérieure et compter sur une percée des marchés des pays émergents. Les voitures ayant une durée de vie de plus en plus longue, il faudra que Toyota invente une voiture de conception totalement nouvelle pour qu’elle puisse se vendre”, estime M. Uchida. L’industrie automobile japonaise pourra-telle survivre tout en continuant à consacrer d’énormes ressources à la recherche ? Ce qui est certain, c’est qu’après avoir servi de moteur à la croissance du pays elle va devoir traverser un tunnel terriblement long – une situation qu’elle n’a jamais connue. Nobuo Fukuda et Yasuaki Ooshika

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par milliers. Dessin de Horsch, paru dans Handelsblatt, Düsseldorf. ■

Trop accro à ses exportations

ALLEMAGNE

Hier, l’économie allemande était forte parce que ses industriels misaient sur les ventes à l’étranger. Aujourd’hui, elle subit de plein fouet l’effondrement de la consommation aux Etats-Unis (et ailleurs). DIE ZEIT

Hambourg

L

es Allemands peuvent encore espérer remporter le titre de champions du monde de l’exportation. L’Allemagne a en effet exporté plus de marchandises que tout autre pays en 2008, comme les années précédentes. Faut-il en déduire que l’économie allemande est forte ? Selon les responsables politiques, la réponse est oui. Il ne se passe quasiment pas un jour sans qu’un membre de la coalition gouvernementale ne déclare que les entreprises ont de “solides charpentes” et que l’économie est au mieux de sa forme – de sorte que, une fois la crise passée, elle pourrait à nouveau déployer toute sa force. Mais on peut aussi voir les choses tout autrement. L’Allemagne vit grâce à ses exportations. En 2007, les exportations de produits constituaient 40 % de son PIB. Un taux qui est de 23 % en France et de 9 % aux Etats-Unis. Même la Chine, que l’on critique souvent pour l’agressivité de sa politique commerciale, est moins dépendante, avec 36 % du PIB. Les responsables politiques ont encouragé la formation du déséquilibre commercial dans lequel se trouve l’Allemagne. Ils ont exhorté les salariés à faire preuve de modération afin de renforcer leur compétitivité, sans se préoccuper de stimuler la demande intérieure.

Outre-Rhin, la glorification des exportations est une vieille tradition. Elle s’enracine dans le mercantilisme, un courant de pensée économique né au XVIe siècle selon lequel les politiques économiques devaient viser à renforcer les exportations. La stratégie mercantiliste a certes porté ses fruits. Les entreprises nationales ont gagné des parts de marché. Elles ont embauché. Mais le problème, c’est qu’il leur faut avoir suffisamment de commandes pour maintenir leur niveau de production. Lorsqu’un pays exporte plus qu’il n’importe, un autre pays doit nécessairement acheter plus qu’il ne vend. Le modèle allemand ne fonctionne que si d’autres pays sont prêts à vivre au-dessus de leurs moyens. En ce sens, l’économie allemande reste forcément tributaire des excès de pays comme les Etats-Unis. Les Américains ont emprunté de plus en plus avant tout parce qu’ils voulaient s’acheter des produits, notamment des produits importés. Une des leçons à retenir de la crise, c’est qu’un tel système finit forcément par se gripper. De nombreux Américains sont surendettés. Ils vont probablement devoir se serrer la ceinture pendant quelques années encore. L’Allemagne a ainsi perdu un acheteur important, et l’effondrement est spectaculaire : en décembre 2008, les commandes de l’étranger ont accusé un recul de 31,7 %, par rapport à décembre 2007. C’est justement parce que l’Allemagne dépend fortement des exportations que la crise risque de la frapper bien plus durement que d’autres pays. Pour cette année, la Commission européenne prévoit un recul du PIB de l’UE de 2,3 %. Au demeurant, l’Allemagne se range à l’avant-dernière place du classement, derrière des pays touchés de plein fouet par la crise, comme l’Espagne. Bref, le modèle économique allemand semble tout aussi dépassé que celui des Etats-Unis. Mark Schieritz COURRIER INTERNATIONAL N° 961

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Autriche

Pionnières en Europe de l’Est, les banques autrichiennes ont développé une stratégie d’expansion qui leur a valu d’engranger de solides bénéfices pendant deux décennies. Face à l’effondrement qui menace aujourd’hui toute une série de pays en transition, Vienne lance un appel à Bruxelles. “L’aide demandée à l’UE au profit des pays postcommunistes est en réalité une aide pour sauver l’Autriche, relate le quotidien de Vienne Die Presse. Car les sommes que nos banques ont prêtées à l’Europe de l’Est représentent 85 % de son PIB. Et comme l’Etat s’est porté garant des banques, l’effondrement de ces pays signifierait la faillite de l’Autriche.”

SUÈDE

Petits mots pour grands maux

ABÉCÉDAIRE

Le poète et penseur allemand Hans Magnus Enzensberger dresse la liste des termes et expressions dont la crise a fait la fortune.

Bad bank : n. f. Néologisme évoquant la rhétorique de la brebis galeuse et laissant en suspens la question de savoir s’il existe de “bonnes banques”. [Syn. : structure de défaisance.] Casino : n. m. Institution légale conçue pour faire gagner la banque à tous les coups. Existe aussi sur Internet sous le nom de “banque en ligne”. Certificat d’investissement : n. m. Document assurant à son propriétaire le maximum d’incertitude. Conseiller : n. m. Employé de banque qui n’en sait pas plus que ses clients mais qui, tant qu’il fait un bon chiffre d’affaires, gagne de l’argent au lieu d’en perdre. Economie réelle : n. f. A ne pas confondre avec son pendant déconnecté de la réalité et essentiellement composé de données fictives. Nationalisation : n. f. Idéal des partis communistes, réclamé à cor et à cri par les grands établissements bancaires. Prime à la casse : n. f. Récompense offerte pour la destruction d’objets d’usage courant ; celui qui la touche l’a d’abord acquittée sous forme d’impôts. Existe également dans certains établissements bancaires sous forme de bonus distribué au cadre responsable de la faillite dudit établissement. Produit : n. m. Souvent accompagné de l’adjectif innovant, désigne l’œuvre imaginaire d’un secteur fier de ne rien produire du tout. Toxique : adj. Se dit de certains actifs innovants, voir également produit. Hans Magnus Enzensberger, Die Zeit (extraits), Hambourg

Personne ne veut de nos autos

eu de pays sont aussi dépendants de l’industrie automobile que la Suède. Avec 15 % de l’export, c’est l’une des toutes premières industries d’exportation du pays. “Autour de Saab Automobile, de Volvo Cars, de Scania et de Volvo Trucks se sont constitués des agrégats de centaines d’entreprises qui lui fournissent produits et services. Quand les constructeurs automobiles vont mal, l’onde de choc se répercute en chaîne sur les sous-traitants”, constate l’hebdomadaire Fokus. Sans compter “les 140 000 employés de l’industrie automobile, qui font travailler des secteurs aussi variés que la restauration, les hôpitaux ou les banques”. Les derniers chiffres du chômage témoignent de la plus grave situation qu’ait connue le pays depuis les années 1970 : 100 000 personnes ont été licenciées au cours des six derniers mois, dont 53 % dans l’industrie manufacturière. L’industrie automobile était déjà victime d’une baisse de la demande avant le début de la crise financière mondiale. Aftonbladet note

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que Saab n’a pas fait de bénéfices depuis treize ans. Et, à l’automne dernier, les commandes ont brutalement cessé. De même pour Volvo. “Le reste du monde ne s’est malheureusement pas aperçu que Saab et Volvo fabriquaient des voitures exceptionnelles”, ironise le quotidien, qui estime que les 28 milliards de couronnes (2,5 milliards d’euros) consacrés par gouvernement à la recherche dans ce secteur et à d’autres aides ponctuelles ne suffiront pas à développer la clientèle. Les similitudes avec la crise des chantiers navals suédois, dans les années 1970, sont frappantes et éclairantes. “Des dizaines de milliers de Suédois furent mis au chômage lorsque l’augmentation du prix du pétrole et le fléchissement concomitant du commerce mondial entraînèrent une diminution de la demande de nouveaux navires”, rappelle Fokus. Et l’injection par le gouvernement de milliards de couronnes dans le secteur n’empêcha pas les chantiers navals de tous fermer dix ans plus tard.

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FLASH-BACK

De mars 2007 à avril 2009, la descente fut rapide et inexorable. On vit d’abord trébucher la finance avec ses produits si dérivés qu’on ne savait plus qui les portaient. Puis ce fut au tour de l’immobilier d’être atteint, en Espagne, en Irlande et, surtout, aux Etats-Unis. A l’automne 2008, les établissements bancaires et les compagnies d’assurances sont à leur tour touchés, comme dans une bataille navale qui se termine. Enfin, sans reprendre son souffle, la crise se propage à l’économie réelle, mettant au chômage des millions de gens.

Alerte aux “subprimes” ! Mars 2007 Pris en tenaille entre

la hausse des taux d’intérêt et la baisse des prix des logements, de nombreux ménages ne peuvent plus payer leurs traites. Ils avaient souscrit des prêts hypothécaires à taux variable, avec surprime. FINANCIAL TIMES (extraits)

Londres

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es riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent, dit un vieil adage. Et le marché américain de l’immobilier résidentiel le confirme. Grâce aux généreuses primes distribuées à Wall Street, les prix des logements pour New-Yorkais aisés continuent d’augmenter allègrement. Mais dans les quartiers pauvres des villes américaines, où vivent de nombreux Noirs et Latinos, la situation est bien moins reluisante. Les Bourses du monde entier ont récemment vacillé devant la perspective d’une implosion du marché des prêts immobiliers avec surprime [accordés aux personnes peu solvables] qui entraînerait les Etats-Unis dans la récession et freinerait la croissance mondiale. Les institutions spécialisées dans ce type de crédits hypothécaires à hauts risques, comme New Century Financial, sont en difficulté en raison du nombre d’emprunteurs qui ne peuvent honorer leurs échéances, alors que les taux d’intérêt montent et que la valeur des logements baisse. Comme je n’avais jusque-là jamais entendu parler des prêts immobiliers avec surprime, j’ai passé pas mal de temps, ces derniers jours, à étudier la question. Voici ce que j’ai appris. Prenons le cas d’un homme marié avec deux enfants, qui occupe un emploi peu rémunéré, par exemple homme de ménage dans une école. Nous sommes en 2004. Il loue un appartement et observe avec envie le boom de l’immobilier, alors que les prix des logements et les loyers flambent. Il décide que pour la première fois de sa vie, il va pouvoir gagner de l’argent en devenant lui aussi propriétaire. Il ne

va pas voir sa banque parce qu’il a eu du mal à payer ses factures par le passé et qu’il a peur d’être humilié. Alors il se rend chez un courtier en crédits immobiliers qui a obtenu un prêt pour l’un de ses amis. Il explique qu’il a un petit salaire et pratiquement pas d’économies, mais qu’il veut acheter une maison. “Aucun problème, lui répond le courtier. Asseyez-vous.Votre situation bancaire n’est pas brillante et vos revenus pas très élevés, mais on peut arranger ça. Il faut d’abord commencer par choisir le type de crédit. Tout le monde en veut un à ■ ▲ Janvier 2008 trente ans à taux fixe, mais vous préféreriez sans La crise du crédit doute de faibles échéances au début. Il vous faut se propage : Courrier international meubler votre logement, le repeindre, aussi ce genre évoque déjà une de prêt vous permettra de respirer un peu pendant “grande dépression”. quelques années. Quant aux revenus, ne vous A la une du n° 899, inquiétez pas : dites-moi simplement que vous tou- du 24 janvier 2008. chez un salaire au lieu de m’apporter tout un tas de papiers. Il y a des frais, mais on peut les inclure dans le prêt de manière à vous éviter de débourser quelque chose tout de suite. Voici ce que vous aurez à payer chaque mois. C’est pas mal, non ? Signez Les McMansion, simplement ici et, oh ! ici ces pavillons aussi, et on fait avancer les surdimensionnés choses avec la banque.” dont raffolaient les Américains, Tout cela paraît inn’ont plus le vent en poupe. Crise quiétant – et l’est. Notre économique oblige, la surface des homme de ménage maisons tend en effet à se réduire vient de contracter un aux Etats-Unis. Selon le Bureau prêt immobilier à taux du recensement, la surface variable, qui finira par moyenne des logements américains lui exploser à la figure. a diminué de 9 mètres carrés Il paie 7 % d’intérêt les au cours de la seule année 2008. deux premières années, puisque les taux courts sont bas en 2004, mais il se retrouve avec des arriérés de taxe foncière, car, contrairement à l’usage habituel, la banque ne l’a pas prélevée tous les mois. “Aucun problème”, le rassure le courtier ▶ Une maison quand il retourne le voir l’année suivante pour abandonnée et lui raconter ses malheurs. “Ravi de vous revoir. vandalisée dans un Vous avez eu raison d’acheter cette maison parce quartier central de que sa valeur a augmenté. Il suffit de refinancer Detroit (Michigan). le prêt pour vous permettre de payer ces factures. Signez ici et, oh ! ici.” [Les ménages empruntant sur la valeur de leur logement, tant que

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celle-ci augmente, ils peuvent renégocier un prêt plus élevé. Cet argent leur sert à consommer ou à rembourser le prêt précédent.] Puis, en 2006, les prix de l’immobilier commencent à baisser dans la ville et, vers le milieu de l’année, les remboursements sont révisés. Le taux d’intérêt initial de 6 % grimpe à 10 %, avec en perspective une nouvelle hausse à 12 % : ça y est, son prêt à taux variable a explosé. Notre homme ne peut pas payer et retourne chez le courtier. Mais cette fois, l’accueil est beaucoup moins chaleureux : la valeur de la maison a tellement baissé qu’elle ne permet plus de garantir un nouveau refinancement. Adieu la maison. La structure de titrisation des prêts hypothécaires (qui a divisé le risque de crédit en tranches pour le vendre à différents groupes d’investisseurs) appelle la banque qui a octroyé le prêt et lui demande de prendre possession de la propriété. Notre homme doit libérer son logement, qui est mis aux enchères, ce qui tire un peu plus à la baisse les prix de l’immobilier dans la même rue. Cette triste histoire est une parfaite illustration de la nature humaine et de la cupidité. Le courtier a gagné une commission plus élevée en vendant à notre homme de ménage un prêt immobilier à taux variable très risqué au lieu d’un prêt à taux fixe et en lui demandant de certifier lui-même ses revenus (ce qui l’oblige à payer un taux d’intérêt plus élevé). En ne prélevant pas les taxes, la banque a elle aussi aggravé les choses : l’emprunteur ne pouvait plus échapper à une pénalité pour remboursement anticipé de son premier prêt, soit un surcoût représentant 3 % du montant du crédit. Tant que les prix de l’immobilier augmentent, le courtier et l’organisme prêteur (et les banques de Wall Street qui ont titrisé les hypothèques) peuvent gagner de l’argent à chaque fois que l’homme de ménage recourt au refinancement. De fait, tous avaient directement intérêt à ce que son emprunt soit audessus de ses moyens et qu’il soit obligé d’en prendre un autre. Mais lorsque le marché immobilier a commencé à baisser, la musique John Gapper s’est arrêtée. Paru dans CI n° 856, du 29 mars 2007.

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Dominic Nahr/Oeil Public

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La crise du crédit immobilier s’accélère Septembre 2007 Des milliers

de Britanniques ne peuvent plus rembourser leur emprunt à taux variable. Les saisies de logements se multiplient. THE NEW YORK TIMES (extraits)

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New York

usan Whittaker était désespérée. Il y a quatre ans, elle avait acheté pour la première fois un appartement, à Rochester, à moins de deux heures de Londres, à l’est. Mais, lorsque les taux d’intérêt se sont mis à grimper, les revenus tirés de la boutique qu’elle gère avec son compagnon n’ont plus couvert les échéances de leur prêt à taux variable. Menacée de saisie et décidée à ne pas aller vivre chez sa mère, elle a trouvé une planche de salut dans un dispositif qui gagne du terrain au Royaume-Uni, le “sale and rent back” (vente et reprise en location). Une société a racheté son appartement – à un prix inférieur à sa valeur –, puis l’a loué au couple. Alors que les Américains redoutent une épidémie de saisies de biens hypothéqués provoquée par la crise des prêts immobiliers à risques, le Royaume-Uni, lui, est déjà touché. Depuis le début de l’année, les créanciers ont saisi 14 000 logements, soit une hausse de 30 % par rapport à la même période de l’année dernière, selon le Conseil des organismes de crédit immobilier. Du jamais-vu depuis huit ans. Par ailleurs, 125 000 ménages sont en retard pour leurs remboursements, et les faillites personnelles ont elles aussi battu des records. La situation a pris un tour si dramatique que le nouveau gouvernement de Gordon

MAI 2008

■▲

Juin 2008

Tous les experts, à tort, prévoient un troisième choc pétrolier. A la une du n° 920, du 19 juin 2008.

coût moyen d’un logement – déjà équivalent à onze fois le salaire moyen – à 302 400 livres [447 000 euros]. Tant que les prix augmentent, les propriétaires aux abois peuvent en théorie vendre leur bien pour rembourser leur emprunt. Toutefois, dans la pratique, il faut souvent plusieurs mois avant de réaliser la vente, et nombreux sont ceux qui voient leur bien saisi avant d’y parvenir. Si la hausse des prix en dissuadera sans doute certains d’acheter, d’autres contracteront simplement un prêt plus important. Cette hausse de la demande d’emprunt risque d’inciter les prêteurs à être plus laxistes, ce qui provoquerait de nouvelles faillites personnelles. Cela porterait un coup à la consommation des ménages et ralentirait la croissance économique. Conscient du danger, le gouvernement Brown a pris deux mesures pour empêcher le boom de l’immobilier de tourner à la débâcle. La première prévoit la construction de 240 000 logements par an d’ici à 2016 afin de renforcer l’offre de biens à des prix abordables ; la seconde vise à encourager les prêteurs à octroyer des crédits à taux fixe sur vingtcinq ans. Selon les spécialistes, environ 2 millions de crédits passeront à un taux plus élevé dans les dix-huit prochains mois, la période initiale à taux fixe ayant expiré. Si le gouvernement ne parvient pas à changer les habitudes des Britanniques, le pays risque de plonger dans sa propre crise du crédit, les ménages peu solvables ne pouvant plus s’adresser qu’aux établissements spécialisés dans les prêts hypothécaires à risques. “C’est là que commenceront les vraies difficultés. Il pourrait alors fort bien se passer la même chose qu’aux Etats-Unis”, prévient Steve Grail, directeur de Grosvenor Trust & Savings, un conseiller Julia Werdigier financier indépendant. Paru dans CI n° 879, du 6 septembre 2007.

Fin de partie brutale en Islande

Après des années de croissance soutenue, l’île nordique pourrait être la première grande victime du ralentissement mondial

DE REYKJAVÍK endant la majeure partie de la décennie écoulée, l’Islande, avec sa population d’à peine 313 000 habitants, a eu l’un des taux de croissance les plus forts d’Europe, se hissant au rang de sixième Etat le plus riche des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ses grandes banques – Kaupthing, Landsbanki et Glitnir – ont acquis une stature internationale et ses entreprises ont multiplié les acquisitions à l’étranger. Les signes extérieurs de cette nouvelle richesse sont visibles partout dans la capitale, Reykjavík. De luxueux 4x4 descendent l’étroite artère principale, précédés du bruit de leurs pneus cloutés. Dans le ciel, les jets privés bourdonnent en permanence. Les prix de l’immobilier résidentiel ont doublé depuis

P

Brown tente de changer en profondeur le système des crédits hypothécaires. Reste à savoir s’il réussira, compte tenu du goût prononcé de ses concitoyens pour la propriété immobilière, les crédits à taux variable et l’endettement. Les Britanniques sont les consommateurs les plus endettés des pays industrialisés membres du G7, et les émissions de télévision consacrées aux conseils sur l’immobilier et les crédits figurent parmi les plus populaires. A l’heure actuelle, seuls 5 % des acquéreurs britanniques souscrivent un prêt à taux fixe. La norme est un crédit à taux fixe les deux premières années, puis à taux variable pour la durée restante. Mais les taux variables sont montés en flèche, la Banque d’Angleterre ayant relevé son taux directeur par cinq fois au cours des douze derniers mois, pour le porter à 5,75 %. Confrontés en outre à la flambée des prix de l’alimentation et des services courants, les accédants à la propriété se retrouvent dans une situation très difficile. Selon les spécialistes de l’immobilier, c’est ce qui explique pourquoi ils sont de plus en plus nombreux à recourir au système du sale and rent back. L’essor de ce marché non réglementé préoccupe les autorités de tutelle et le législateur, qui voient des propriétaires renoncer à leur bien pour un prix parfois inférieur à 75 % de sa valeur, sans garantie de pouvoir y demeurer plus de six mois, la durée minimale d’un bail en Grande-Bretagne. Le bon côté des choses, c’est que les prix de l’immobilier, à la différence de ce qui se passe aux Etats-Unis, continuent de grimper – ils ont plus que triplé depuis 1997 [mais en juillet ils n’ont augmenté que de 0,1 %]. La Fédération nationale du logement a récemment prédit que les prix progresseraient encore de 40 % dans les cinq années à venir, ce qui ferait passer le

2001. Et une génération entière n’a connu que la prospérité. Mais cette période faste a brutalement pris fin. L’Islande est la dernière victime en date de la crise financière mondiale. D’aucuns ont qualifié le pays de “fonds spéculatif empoisonné”, bâti sur un endettement qui risque de lui exploser à la figure d’un moment à l’autre. Aussi petit que soit le pays, une crise grave est susceptible de saper fortement la confiance des marchés. Un économiste a comparé l’Islande au canari dans la mine de charbon. On craint notamment que les banques et les entreprises qui ont assuré sa renommée dans le monde ne se soient développées trop rapidement, en recourant des années durant à des crédits facilement accessibles. Maintenant, elles ont du mal à refinancer cette dette. Compte tenu des prix récents sur les marchés du crédit, le risque d’une défaillance de la banque Kaupthing est sept fois plus élevé que celui d’une autre banque européenne. Le plus gros point d’in-

terrogation concerne la capacité de la banque centrale islandaise à voler au secours des banques en cas de nécessité. Les investisseurs peu enclins à prendre des risques ont commencé à se désengager. Depuis le début de l’année, la couronne islandaise a perdu 25 % de sa valeur. Le principal indice boursier a baissé d’environ 40 % par rapport au sommet atteint l’été dernier. Dans un contexte de surchauffe économique, l’inflation se situe à 6,8 % et les taux d’intérêt ont récemment atteint 15,5 %. “Je pense que l’on peut parler de crise, commente Glyfi Magnussen, professeur d’économie à l’université d’Islande. Voici une économie qui est allée un petit peu trop loin dans certains domaines, en particulier le système bancaire. Les banques ont connu une croissance fulgurante et, jusqu’à l’année dernière, elles n’ont pas vraiment eu de mal à se financer et à renouveler leurs dettes à des taux fort avantageux. Mais la crise financière internationale a frappé l’Islande de plein

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fouet.” L’Islande s’est métamorphosée ces vingt dernières années. Après la déréglementation des marchés financiers et la privatisation des banques, en 2003, les entreprises, qui n’avaient auparavant qu’un accès limité aux capitaux, ont enregistré une croissance forte. Dans un pays de la taille de l’Islande, les sociétés ambitieuses n’ont d’autre choix que de regarder au-delà des frontières, ce qui explique l’implantation de nombre d’entre elles au Royaume-Uni. Les banques ont accompagné leurs clients sur les marchés étrangers, investissant à leurs côtés et se constituant des capacités d’investissement. Il y a dix ans, l’Islande aurait été la dernière touchée par un renversement de conjoncture dans le monde. Aujourd’hui, avec ses entreprises et ses banques devenues actrices à part entière des marchés mondiaux, elle en est l’un des principaux indicateurs. David Teather, The Guardian, Londres Paru dans CI n° 914, du 7 mai 2008.

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FLASH-BACK LES DATES CLÉS 2006 7 septembre 2006 L’économiste américain Nouriel Roubini prédit la crise des subprimes et la récession lors d’une intervention au Fonds monétaire international (FMI).

2007 Février Multiplication des défauts de paiement sur les crédits hypothécaires aux Etats-Unis. 18 juillet Effondrement de deux fonds d’investissement de la banque d’affaires américaine Bear Stearns.

Vent de panique à Wall Street Septembre 2008 Deux grandes

banques d’affaires, Merrill Lynch et Lehman Brothers, sont à leur tour victimes de la crise du crédit. L’économie américaine y résistera-t-elle ? THE WASHINGTON POST (extraits)

L

Washington

e système financier américain vient de connaître sa plus grave crise depuis des lustres. Les autorités de tutelle ont dû faire un tri parmi les grands malades de Wall Street, afin de juguler les effets de l’effondrement des marchés de l’immobilier et du crédit hypothécaire. Deux des plus grandes banques d’affaires du pays, Merrill Lynch et Lehman Brothers, semblent vouées à disparaître. Merrill s’est jetée dans les bras du mastodonte Bank of America [pour l’équivalent de 35 milliards d’euros], tandis que Lehman s’est placée sous la protection de la loi sur les faillites. Quant à American International Group (AIG), l’une des principales compagnies d’assurances du pays, elle cherche désespérément une bouée de sauvetage [elle a refusé une offre de rachat, préférant annoncer un plan de restructuration]. Tout cela sept jours seulement après la mise sous tutelle fédérale des géants du refinancement hypothécaire Fannie Mae et Freddie Mac. Les dramatiques événements du week-end ne constituent que la première étape dans la recherche d’une architecture entièrement nouvelle pour le secteur financier. Ces derniers jours, les géants de Wall Street ont été obligés de revenir à la réalité et d’admettre que le secteur financier qu’ils ont bâti est, sous sa forme actuelle, trop grand, qu’il utilise trop d’argent emprunté et qu’il fait courir trop de risques à l’économie tout entière.

Lors des réunions fébriles qui se sont tenues ▲ Dessin de manière quasi ininterrompue pendant le de Chappatte paru week-end derrière la façade massive de la Ré- dans Le Temps, serve fédérale (Fed), à New York, le président Genève. de cette institution, Timothy Geithner, a essentiellement cherché, avec le ministre des Finances, Henry Paulson, les moyens de contraindre les dirigeants de toutes les grandes firmes à combattre une crise dont ils sont entièrement responsables. Ils ont travaillé parallèlement sur deux scénarios, s’efforçant de trouver un acquéreur pour Lehman Brothers tout en organisant des réunions pour trouver les moyens A l’aide d’un d’étouffer dans l’œuf les logiciel spécialisé, problèmes qui surgiraient Johannes Kreidler, en cas de dépôt de bilan un jeune compositeur allemand par la banque. On verra de 29 ans, a transcrit en musique très vite si ce plan de les cours de Bourse de certaines bataille sera suffisant. actions. Ses Mélodies des graphiques, [Les autorités ont cette consacrées à Lehman Brothers fois exclu un sauvetage et à General Motors, donnent une idée public, jugeant que le des vicissitudes qu’ils ont endurées. système financier serait Ecrites en majeur, ces musiques, capable d’absorber cette qui auraient dû être lugubres, faillite.] Mais, quelle que ont un petit air optimiste. Izvestia soit la tournure des événements de la semaine à Wall Street et sur les autres places financières, la refonte du système financier international se poursuivra. Plusieurs questions se poseront probablement. Quel doit être le rôle quotidien des autorités de contrôle et du gouvernement sur les marchés financiers ? Sous le contrôle de quelles agences faut-il placer les institutions financières ? Faut-il revoir de fond en comble le système financier ? Henry Paulson a présenté un projet de réforme de la législation financière, que le Congrès devrait examiner l’année prochaine une restructuration rendue d’autant plus urgente par l’aggravation de la crise financière. Les sociétés de Wall ▶

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14 septembre Prêt d’urgence accordé par la Banque d’Angleterre à Northern Rock, cinquième banque du Royaume-Uni, au bord de la faillite.

2008 17 février Nationalisation de Northern Rock. Juin Le chômage augmente en Espagne pour la première fois depuis douze ans : 2,4 millions de personnes sont sans emploi. Août Début des fermetures d’usines et des licenciements dans les provinces côtières de la Chine. 7 septembre Mise sous tutelle par le gouvernement américain de Freddie Mac et Fannie Mae, les deux grandes institutions de refinancement hypothécaire. 15 septembre Placement de la banque d’affaires américaine Lehman Brothers sous la protection de la loi sur les faillites. 16 septembre Nationalisation de fait d’American International Group (AIG), le plus grand assureur mondial, menacé de faillite. La Réserve fédérale et le gouvernement américain apportent une aide de 85 milliards de dollars en échange de 79,9 % du capital. 28 septembre La Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg annoncent la nationalisation partielle de la banque Fortis. 3 octobre George W. Bush promulgue un plan de sauvetage historique du système financier américain de 700 milliards de dollars. 9 octobre Le gouvernement islandais nationalise les trois plus grosses banques du pays et évoque un risque de faillite nationale. 10 octobre Chute historique des Bourses à Londres, New York, Tokyo et Paris.

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L’ANTICRISE Manuel de survie ▶ Street ont eu les coudées relativement franches pour poursuivre leur croissance. L’autorité chargée de surveiller leur santé financière, la Securities and Exchange Commission (SEC), se soucie davantage de protéger les investisseurs que de prévenir une panique bancaire. De fait, les banques d’affaires – en mars [avant le rachat de Bear Stearn par JP Morgan], on en comptait cinq d’envergure; désormais, il ne devrait plus en rester que trois – ont accepté ce “contrôle prudentiel”. La Réserve fédérale, qui, plus que toute autre institution, a pour vocation explicite d’éliminer les risques du système financier, n’a guère d’autorité sur les institutions qui ne sont pas des holdings de banques commerciales. Les autorités de contrôle, quelles qu’elles soient, ont toujours eu du mal à obtenir les informations nécessaires pour appréhender tous les risques pris par les sociétés financières. Le marché des produits dérivés, qui pèse 50 000 milliards de dollars, est à cet égard un modèle d’opacité. Il en est de même de tous ces produits d’endettement structurés qui découpent crédits hypothécaires, soldes débiteurs de cartes de crédit ou emprunts des entreprises de telle manière qu’il faut au moins un doctorat en mathématiques pour en évaluer les risques. UN PAN ENTIER DE CETTE ACTIVITÉ N’A PAS VRAIMENT CRÉÉ DE VALEUR

De fait, il est de plus en plus évident que les patrons de Wall Street eux-mêmes n’ont pas eu pleinement conscience des risques qu’ils avaient pris durant les années fastes de cette décennie. A l’instar des autorités de contrôle, ils ont manifestement porté des œillères. Wall Street n’est sans doute pas au bout de ses peines. Les sociétés financières se sont beaucoup développées depuis dix ans, embauchant de dizaines de milliers de brillants jeunes diplômés d’écoles de commerce pour qu’ils conçoivent de nouveaux produits financiers, trouvent des moyens toujours plus complexes de gérer l’argent d’autrui et imaginent de nouvelles méthodes pour combiner, diviser et recombiner les entreprises américaines. Il apparaît maintenant qu’un pan entier de cette activité n’a pas vraiment créé de valeur pour les clients ni pour l’économie américaine. Peu importe combien de fois des prêts immobiliers calamiteux ont été habilement réorganisés : ils n’en restent pas moins calamiteux. Dans un monde parfait, ces excès seraient corrigés par un déclin progressif et ordonné, durant lequel une poignée de firmes se feraient racheter par des concurrents, quelques emplois seraient supprimés, et Wall Street limiterait les embauches pendant quelques années. Dans le monde réel, cette correction se produit sous nos yeux, sous la forme d’une série de weekends mouvementés au cours desquels l’ensemble du système financier menace de dérailler. Pour l’heure, l’économie américaine n’a pas trop souffert de cette conflagration. Le produit intérieur brut a augmenté de 3,3 % en glissement annuel au deuxième trimestre, et le taux de chômage, qui a fait un bond, à 6,1 %, demeure toutefois inférieur aux niveaux atteints lors des crises précédentes. Mais le reste de l’Amérique pourra-t-il encore supporter de nouvelles difficultés à Wall Street.

De la peur à la panique Octobre 2008 Au lieu de restaurer

la confiance, les efforts déployés par les gouvernements ont provoqué le cataclysme boursier du lundi 6 octobre. THE INDEPENDENT (extraits)

L

Londres

a peur. S’il existe un mot pour résumer ce qui s’est passé sur les marchés finan- ■ ▲ Septembre ciers dans le monde le lundi 6 octobre, 2008 c’est bien celui-là. Personne ne voulait Vivant dans un monde à part, acheter des actions et personne n’était très les milliardaires chaud non plus pour prêter de l’argent. Au- ne connaissent ditionné le même jour par la Chambre des pas la crise. représentants, Richard Fuld, l’ancien patron A la une du n° 932, de Lehman Brothers [qui a déposé le bilan du 11 septembre en septembre], a expliqué que sa banque avait 2008. été emportée par une “tempête de peur”. Et la crise semble maintenant sur le point de fai“S’agit-il de la re une première victime pire situation parmi les Etats souveéconomique que rains : l’Islande, dont les vous ayez connue ?” A la question banques sont extrêmeposée par l’institut IRIS dans ment vulnérables au 19 pays, les Polonais répondent chaos mondial. [Deux non. “On a connu la pauvreté d’entre elles, Landdu communisme”, rapporte sbanki et Glitnir, ont été le quotidien Polska The Times. nationalisées. Pour évi“Et le ralentissement actuel ter la faillite du pays, le n’est rien comparé à la ‘thérapie Premier ministre a fait voter en urgence une loi de choc’ des années 1990…” qui donne à l’Etat tout pouvoir sur le système bancaire.] Certains disent que l’Islande va devoir entrer dans l’Union européenne pour obtenir du secours [un appel à l’adhésion a été ▼ Dessin de lancé par les syndicats du pays]. Mix & Remix paru Les marchés asiatiques ont été les premiers dans L’Hebdo, à prendre peur, et Tokyo a plongé à son niveau Lausanne.

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le plus bas depuis quatre ans, tout comme la Chine. Les marchés émergents ont connu leur plus forte baisse depuis vingt ans, dans le sillage de la Bourse russe, qui a connu sa pire journée depuis la prise du pouvoir par les bolcheviks. Alors que la peur gagnait l’Occident, il restait peu d’espoir que Londres y échappe, ce qui s’est rapidement confirmé. L’indice FTSE 100 n’a jamais autant perdu en une seule séance, les valeurs bancaires et minières ayant pris une véritable raclée. Il a clôturé en baisse de 7,85 %, revenant à un niveau jamais vu depuis plus de quatre ans. En Europe, la peur était tout aussi intense : Paris a reculé de 7 %, Francfort de 8 % et Madrid de 9 %. Les marchés du crédit sont restés obstinément paralysés, malgré les efforts renouvelés des banques centrales pour injecter des liquidités dans le système, et même le cours du pétrole est descendu audessous des 90 dollars le baril, loin de son sommet de 150 dollars du début de l’année. Et, à Wall Street, l’indice Dow Jones est passé sous les 10 000 points pour la première fois depuis quatre ans. Des innombrables peurs qui assaillent le système financier international, la plus terrible est sans doute celle de voir s’éroder la capacité des gouvernements à maîtriser les événements. Le 6 octobre, le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick, l’a reconnu à demi-mot. “Le G7 ne marche pas, a-t-il déploré. Nous avons besoin d’un meilleur groupe pour des temps meilleurs.” A la veille de la réunion des ministres des Finances du G7, qui se tiendra en fin de semaine en marge de la conférence conjointe du FMI et de la Banque mondiale, cet aveu n’est guère de nature à redonner espoir. L’adoption, le 3 octobre, du plan de sauvetage des banques par le Congrès américain, le mini sommet de l’Union européenne du week-end suivant, l’annonce d’un programme de prêts de 900 milliards de dollars aux banques par la Réserve fédérale américaine, tous ces gestes étaient destinés à rassurer. Mais ils ont peut-être produit l’effet inverse, en attirant l’attention sur le fait que les autorités ne disposent plus de grand-chose pour combattre un éventuel tsunami financier. Il est certain que la décision unilatérale de l’Allemagne d’offrir une garantie aux épargnants du pays (qui contredit les objectifs de coopération exprimés lors du sommet européen) et le sauvetage avorté de la banque immobilière allemande Hypo Real Estate, ont alimenté la crainte que les autorités ne soient pas tout à fait à la hauteur. On a peur, à présent, que le resserrement du crédit n’inflige à l’économie réelle les mêmes dégâts que ceux déjà subis par les secteurs financier et immobilier. C’est ce qui effraie tant les marchés, alors qu’ils calculent et recalculent les probabilités d’une crise économique d’une ampleur telle qu’elle n’épargnerait aucune partie du globe, pas même la Chine. La crise du crédit risque d’étrangler bientôt des entreprises parfaitement saines.

Neil Irwin et David Cho

Sean O’Grady

Paru dans CI n° 933, du 18 septembre 2008.

Paru dans CI n° 936, du 9 octobre 2008. COURRIER INTERNATIONAL N° 961

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FLASH-BACK

LES DATES CLÉS (SUITE) ◀ Dessin de

Tomaschoff paru dans Die Welt, Berlin.

6 novembre Le FMI prévoit une récession mondiale pour 2009. 9 novembre La Chine annonce un plan de relance de 4 mille milliards de yuans (435 milliards d’euros).

2009 8 janvier Nationalisation partielle de la deuxième banque allemande, la Commerzbank, initiative sans précédent outre-Rhin.

Les intérimaires sont les premiers touchés Décembre 2008 En Allemagne, la libéralisation du marché du travail a créé des centaines de milliers d’emplois précaires.

FRANKFURTER RUNDSCHAU (extraits)

J

Francfort

an Mende* a les doigts trop gonflés pour porter son alliance, et tous ses ongles sont cassés ou striés de blanc. Cardeur chez un sous-traitant automobile de la Ruhr, Mende ne compte plus le nombre de fois où il se les est retournés à force de tirer son peigne sur l’étoffe des sièges, des milliers de fois par jour. “Les travaux les plus pénibles, c’est pour nous”, dit cet ouvrier presque quinquagénaire. Nous, c’est-à-dire lui et la cinquantaine de travailleurs intérimaires employés dans cette usine d’équipement automobile qui travaille pour Ford et pour Opel. De peur d’être renvoyés, ils s’expriment sous le couvert de l’anonymat. Selon la fondation Hans Böckler, proche des syndicats, quelque 250 000 travailleurs intérimaires pourraient prochainement se retrouver à la rue. L’an dernier, plus de 700 000 personnes ont été employées dans le cadre de la loi AUG sur la mise à disposition de personnel [définissant le cadre légal du travail intérimaire]. En temps de crise, ces salariés sont les premiers à partir. Depuis plusieurs mois déjà, les forçats de l’intérim sont renvoyés dans leurs foyers, en silence, sans qu’une grève éclate et dans l’indifférence générale. Cette année, Jeremy Miller* a déjà travaillé dans trois usines différentes. Dès qu’une tâche est achevée, son contrat prend fin. Ce grand moustachu rentre alors chez lui et attend que son agence d’intérim le rappelle. Hier aprèsmidi, le téléphone a effectivement sonné : “Demain, vous travaillez dans l’équipe du matin chez Hamm.” Pendant vingt ans, Miller a monté des roues dans une petite entreprise de cycles. Quand celle-ci a fait faillite, il s’est tourné vers l’agence pour l’emploi. Mais il n’y avait pas de travail

18 janvier Le taux de chômage britannique atteint 6,5 %, son plus haut niveau depuis douze ans. 2 février Les autorités chinoises admettent que 20 millions de travailleurs migrants sont désormais sans emploi.

pour les hommes comme lui, peu qualifiés et âgés de plus de 45 ans. Père de trois enfants, il a reçu un bon de placement d’un peu plus de 2 000 euros, à remettre à l’une des nombreuses sociétés de travail intérimaire qui ont poussé comme des champignons dans toutes les villes d’Allemagne. En échange de cet argent, l’agence le met en relation avec des entreprises ayant des besoins ponctuels d’“aide à la production”. Le contrat que Miller a signé faisait trois pages. Ce papier est un véritable bâillon juridique. “Vous êtes susceptible d’être affecté sur tout le territoire national”, peut-on y lire. Le travailleur est tenu d’accepter toute offre de travail disponible, pour 6,53 euros brut de l’heure. En fin de mois, Miller gagne 900 euros net, pour 38 heures hebdomadaires, équipes du matin et du samedi comprises.

6 février Toyota enregistre une perte pour la première fois de son histoire.

Septembre 2008

■▲

Face à la plus grave crise financière depuis 1929, le sauvetage imaginé par Henry Paulson ne convainc pas tout le monde. A la une du n° 934, du 25 septembre 2008.

Octobre 2008

■▲

Chez les philosophes, les écrivains, les politologues, la réflexion s’amorce. A la une du n° 937, du 16 octobre 2008.

6 mars Le taux de chômage atteint 8,1 % aux Etats-Unis, du jamais-vu depuis 1983. 22 mars La Grande-Bretagne entre officiellement en récession.

Retrouvez la chronique

d’Anthony Bellanger SUR L’ACTUALITÉ INTERNATIONALE, à 22 h 50, du lundi au vendredi, dans “Le 22 h 30 - Minuit” présenté par Thierry Dugeon

* Nom modifié par la rédaction.

et Claire-Elisabeth Beaufort

Paru dans CI n° 944, du 4 décembre 2008. COURRIER INTERNATIONAL N° 961

2 mars Washington annonce un troisième plan de sauvetage pour AIG, d’un montant de 30 milliards de dollars.

23 mars Le secrétaire au Trésor américain, Timothy Geithner, dévoile son plan de sauvetage visant à racheter les actifs toxiques des banques.

LA RÉFORME ÉTAIT CENSÉE AIDER À LA RÉINSERTION

A son arrivée à l’usine, Miller a reçu la tenue de sécurité obligatoire : bleu de travail et paire de bottes. D’une valeur de 150 euros, ils ont été déduits de son premier salaire. “J’ai dû engager quelques vieux meubles au mont-de-piété”, explique l’ouvrier, fatigué. Les intérimaires savent parfaitement que les salariés permanents qui font le même travail à quelques mètres d’eux gagnent au moins 2 000 euros net par mois. Deux castes cohabitent au sein de la même entreprise. Tandis que les titulaires travaillent par roulement à sept postes différents, les intérimaires sont toujours cantonnés aux tâches les plus ingrates. La libéralisation de l’emploi intérimaire sans plafonnement des heures travaillées était inscrite dans l’Agenda 2010 [le programme de réformes] du chancelier Schröder. Le projet était censé servir de passerelle de réinsertion pour les travailleurs non qualifiés et les chômeurs de longue durée. En réalité, il affecte également les travailleurs permanents. Depuis 2003, un nouvel emploi sur trois est Annika Joeres une mission d’intérim.

17 février Les constructeurs automobiles General Motors et Chrysler, au bord de la faillite, demandent une aide supplémentaire au gouvernement américain.

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HUMANITÉS Où l’on comprend qu’après le Nord c’est le Sud qui souffrira de dépression. Des milliers de citadins et anciens ruraux demanderont justice ou du travail. Parfois en manifestant violemment. De ce grand bouleversement, l’Inde, avec sa bureaucratie, et la Chine, avec ses ingénieurs au sommet, sortiront gagnantes.

Au Sud, un désastre sans précédent Baisse des recettes d’exportation, gel des investissements étrangers, effritement de l’aide publique : les effets de la débâcle financière vont être particulièrement sévères pour les pays pauvres. THE ECONOMIST

Londres

L

es pays pauvres sont innocents”, rappelle la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala, directrice générale de la Banque mondiale. Ils ne sont pour rien dans le resserrement du crédit à l’échelle planétaire, et leurs banques et entreprises n’ont que peu de liens avec les marchés de capitaux mondiaux. Pendant un temps, on a même pu croire que la débâcle des pays développés allait les épargner. Mais l’innocence, semble-t-il, ne protège personne. La crise financière gagne désormais le “milliard d’en bas” : la soixantaine de pays les plus pauvres qui n’ont guère bénéficié de la mondialisation, mais qui vont en subir le choc en retour. Les populations concernées vivent essentiellement en Afrique subsaharienne, où le FMI vient de revoir à la baisse ses prévisions de croissance à 3,3 % cette année, contre 6,7 % précédemment. Les pays pauvres sont touchés non seulement par le tsunami financier lui-même, mais aussi par ses effets indirects. Il affecte ces pays d’abord en termes de capitaux. Les investisseurs occidentaux nettoient leurs bilans et l’afflux de capitaux privés s’assèche, ce qui nuit à des emprunteurs de moindre importance comme les pays pauvres. Selon l’Institute of International Finance, un think tank de Washington, les transferts (nets) de capitaux privés vers les pays pauvres vont s’effondrer, passant de près de 1 000 milliards de dollars [740 milliards d’euros] en 2007 à 165 milliards en 2009. Pour les pays pauvres, l’autre apport de capitaux étrangers est constitué par l’aide internationale. L’Overseas Development Institute, un think tank britannique spécialisé dans les questions de développement international et

l’humanitaire, estime que l’aide officielle pourrait baisser cette année de 20 %, c’est-à-dire de 20 milliards de dollars, après être restée plus ou moins inchangée entre 2005 et 2007. Et, tandis que les flux de capitaux s’assèchent, les investissements sont réduits. ArcelorMittal a ainsi mis en suspens un projet d’extraction de minerai de fer au Liberia. Le deuxième effet de la crise est l’effondrement des prix des produits de base. Ces produits comptent encore pour une part très importante du commerce extérieur et des recettes fiscales de la plupart des Etats pauvres. C’est ainsi que le cacao génère un cinquième des revenus de la Côte-d’Ivoire. Pour de tels pays, l’instabilité des prix est une plaie. Certes, la chute des prix du pétrole En ces temps et des produits de base de licenciements en 2008 a bénéficié aux massifs, rien pays importateurs de ne vaut le marché de l’emploi pétrole et de denrées aliinformel ! Ces activités, qui vont mentaires. Mais cette du vendeur de rue aux taxis sans baisse survenait après une licence, étaient déjà très répandues forte hausse des prix et, avant la crise. Elles le sont plus pour beaucoup, le soulaque jamais aujourd’hui, notamment gement a été trop tardif. dans les pays pauvres : 83 % La cr ise alimentaire de 2007- 2008 a accru de des emplois sont illégaux en Inde, 44 millions le nombre 72 % en Afrique subsaharienne. de gens souffrant de malnutrition. Les agriculteurs et les pays exportateurs de pétrole en ont alors bénéficié. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. A l’heure actuelle, la chute des gains ▶ Hangzhou, à l’exportation aggrave les difficultés des province du Zhejiang, pays pauvres. Les importations américaines Chine. Foule provenant des pays pauvres ont perdu 6 % et de chômeurs faisant celles des pays de l’Afrique subsaharienne la queue à une foire 12 %. La Banque africaine de développement de l’emploi. (BAD) assure que la balance des paiements courants africaine, en excédent de 3,8 % du PIB en 2007, sera déficitaire de 6 % cette année. La chute des prix des produits de base accroît la pression sur les budgets africains, qui sont passés d’un excédent salutaire de 3 % du PIB en 2007 à un déficit prévisionnel du même taux en 2009. Cela exclut toute relance économique. Le troisième domaine dans lequel la crise se fait sentir est le marché du travail. Les

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pays pauvres qui ont des produits à exporter sont pénalisés par le ralentissement du commerce mondial. De nombreux pays exportent aussi des travailleurs qui adressent à leurs familles des transferts d’argent. Ceux-ci pesaient 300 milliards de dollars en 2008, soit un montant plus important que l’aide ellemême. Ces sommes représentent 45 % du PIB du Tadjikistan, 38 % de celui de la Moldavie, 24 % de celui du Liban et de la Guyana. Les transferts d’argent avaient fortement augmenté entre 2005 et 2007 ; aujourd’hui, ils s’effondrent. La Malaisie a récemment annulé les visas de travail de 55 000 Bangladais afin d’accroître les débouchés de ses propres citoyens sur le marché du travail. On le voit, le panorama n’a rien de réjouissant. Tandis que l’afflux de capitaux et les revenus d’exportation se tarissent, les pays pauvres doivent faire face à un endettement colossal : entre 2 500 et 3 000 milliards de dollars de dettes sur les marchés émergents arrivent à échéance en 2009, autant que les déficits budgétaires européen et américain, plus le coût des sauvetages de banques en Europe. La Banque mondiale estime que le déficit de financement des marchés émergents devrait se situer entre 270 et 700 milliards de dollars. C’est d’autant plus tragique que ces problèmes surviennent après une décennie de croissance qui a arraché à la pauvreté des millions d’individus. Selon Martin Ravallion, de la Banque mondiale, environ une personne sur six dans les marchés émergents s’était hissée audessus du seuil de pauvreté (2 dollars par jour) en 2005, même en ne gagnant encore que moins de 3 dollars par jour. M. Ravallion estime que 65 millions d’individus vont retomber au-dessous de ce seuil cette année ; 53 millions vont tomber au-dessous du seuil de pauvreté absolue (1,25 dollar par jour), alors que le mois dernier on n’en attendait “que” 46 millions. Les conséquences vont être désastreuses. La Banque mondiale estime qu’entre aujourd’hui et 2015, à cause de la crise, ce sont 200 000 et 400 000 enfants supplémentaires qui vont mourir chaque année. La marche vers un monde plus riche et plus équitable a été ramenée plusieurs ■ années en arrière.

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Bientôt la fin des flux migratoires Faute de perspectives d’emploi, des millions de migrants sont contraints de rentrer chez eux. Un drame pour leurs pays d’origine, souvent très tributaires des fonds qu’ils envoient. NEWSWEEK (extraits)

C

New York

ompte tenu des faibles perspectives d’emploi et du durcissement des politiques migratoires, beaucoup de candidats à l’émigration vers les pays industrialisés du Nord ont renoncé à leur projet. Les experts prévoient pour cette année une baisse de 30 % du nombre de nouveaux migrants du Sud vers le Nord. Plus symptomatique encore, selon Joseph Chamie, ancien directeur de la Division de la population aux Nations unies, plusieurs pays, dont l’Espagne, la République tchèque, les Emirats arabes unis et les Etats-Unis, font état d’un net mouvement migratoire de retour. “Nous pourrions assister prochainement à un retour massif de migrants”, dit-il. Combien ? “Pour faire une estimation prudente, je dirais des millions.” Ce renversement des flux migratoires est sans doute le symbole le plus visible de la fin d’une époque : celle de la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes qui a caractérisé la mondialisation et nous a valu une extraordinaire période de croissance mondiale depuis la fin des années 1970. De fait, dans de nombreux pays, le mouvement de retour a déjà commencé. En Grande-Bretagne, l’Institut de recherche économique et sociale estime qu’au cours du premier trimestre de cette année, 30 000 travailleurs, pour la plupart étrangers, pourraient quitter l’Irlande, touchée de plein fouet par la crise. En Malaisie, quelque 200 000 Indonésiens ont été renvoyés chez eux en 2008 à la suite de fermetures d’usines. Avec l’aggravation de la conjoncture mondiale, cette tendance est appelée à s’accélérer. Selon les prévisions de l’Organisation internationale du travail (OIT), la récession va détruire 52 millions d’emplois dans le monde cette année. La demande s’est déjà effondrée dans le secteur énergétique, l’industrie légère, le bâtiment, la santé, l’hôtellerie et la restauration, des pôles d’attraction pour les travailleurs migrants, de l’étranger ou de l’intérieur. Résultat : la moitié des 13 millions de travailleurs immigrés employés dans les champs pétrolifères et l’industrie des services des pays du Golfe risque d’être licenciée dans les mois qui viennent et obligée de partir. Au Japon, où des géants comme Toyota sont en difficulté, 10 000 des 317 000 travailleurs temporaires brésiliens que compte le pays ont perdu leur emploi au cours des quatre derniers mois. Et comme le logement est généralement compris dans le contrat de travail, beaucoup quittent le pays. Dans le même temps, quelque 20 millions de paysans chinois qui avaient afflué dans les villes pour alimenter une économie en plein essor retournent dans leurs campagnes,

alors que les chaînes de montage et les hauts ▲ Dessin de Joma four neaux fer ment dans le Shandong, paru dans La Vanguardia, à Dongguan et à Shanghai. “C’est la pire cr ise économique depuis Barcelone. la Grande Dépression, et les temps vont être durs pour les migrants”, pronostique Demetrios Papademetriou, directeur du Migration Policy Institute, un groupe de réflexion américain sur les mouvements de population. Si ces tendances se poursuivent, disent les démographes, elles pourraient accélérer la fin de l’un des chapitres les plus extraordinaires de l’histoire des migrations mondiales. Avec le décollage de l’économie mondiale au cours des quatre dernières décennies, les plus dynamiques parmi les populations Dans la difficulté, défavorisées ont cherché les esprits à sortir de ce que les ex audacieux perts appellent le “piège se révèlent, constate L’Actualité. de la pauvreté” et se sont mises à rêver d’une vie Le magazine canadien consacre à l’étranger. Dans le un dossier aux “patenteux”, même temps, la populaces inventeurs qui déposent brevet tion des pays en dévesur brevet et préparent ainsi loppement a explosé les succès économiques de demain. et, dit l’économiste de Grâce à la crise, leurs idées, mêmes l’université Har vard farfelues, sont désormais écoutées Jeffrey Williamson, “les et ont une chance d’être considérées. ribambelles de bébés sont devenues des ribambelles de jeunes adultes, la tranche la plus réceptive aux incitations à l’émigration”. Portés par les progrès technologiques qui ont facilité la recherche d’emplois dans des pays lointains et les envois de fonds au pays, des dizaines de millions de personnes ont pris la mer ou franchi montagnes et déserts, si bien que, depuis 1975, la population de migrants a plus que doublé.

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CES PAYS QUI DÉPENDENT DE LEURS ÉMIGRÉS 30

Inde 27

Chine 23,8

Mexique 18,7

Philippines 11

Pologne Nigeria

10

Egypte

9,5

Roumanie

9

Bengladesh Pakistan

8,9 7,1

Transferts de fonds en 2008 (en milliards de dollars) Source : Banque mondiale

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La plupart des pays industrialisés ont accueilli ces nouveaux arrivants, et, à la fin des années 1990, la part de migrants dans la population mondiale a atteint 3 % – un record. Mais aujourd’hui, alors même que la population mondiale continue de croître, la proportion de migrants décline. L’urbanisation accrue et l’arrivée massive de femmes sur le marché du travail ont contribué à la baisse des taux de fécondité dans le tiers-monde, réduisant la pression démog raphique qui avait poussé des millions de personnes à émigrer. L’amélioration des conditions de vie dans les pays émergents a incité davantage de gens à rester au pays. Aujourd’hui, c’est l’aggravation de la crise dans les pays riches qui les dissuade de partir. Ainsi, entre 2000 et 2006, un million de Mexicains avaient émigré chaque année aux Etats-Unis. Mais avec le repli du marché de l’emploi américain et des prévisions de croissance de près de 1 % cette année au Mexique, les experts prédisent que le pourcentage de Mexicains émigrant vers le nord sera inférieur de 39 % en 2009. Cette tendance risque d’avoir de lourdes conséquences pour le monde en développement. Les migrants envoient dans leur pays une grande partie de l’argent qu’ils gagnent à l’étranger, ce qui constitue une source vitale de revenus pour les familles et un soutien pour l’économie de leur pays d’origine. Au cours de la dernière décennie, le montant des transferts de fonds a bondi, passant de 73 milliards de dollars à un record de 283 milliards en 2008. Les fonds transférés contribuent pour 45 % à l’économie du Tadjikistan, pour 38 % à celle de la Moldavie et pour 25 % à celle du Honduras. Mais que se passe-t-il quand ce flux se tarit ? Le ministre de l’Economie du Kirghizistan a récemment prévenu la population qu’une chute brutale des transferts de fonds pouvait conduire le pays à la faillite. Le Mexique se prépare lui aussi aux conséquences d’une baisse des envois de fonds. Les 23 milliards de dollars qu’il a reçus l’an dernier de migrants représentaient la deuxième source de revenus en devises après le pétrole, et ils ont servi à financer la création d’une entreprise sur cinq. Les experts estiment toutefois qu’il est trop tôt pour savoir l’ampleur que prendra ce mouvement de retour des travailleurs étrangers. Si les perspectives dans les pays riches se réduisent, beaucoup de migrants du tiers-monde chercheront peut-être à tenter leur chance dans un pays émergent voisin. Mais la crise mondiale a de toute évidence ralenti les flux migratoires transfrontaliers, et l’ère des migrations de masse Mac Margolis touche lentement à sa fin.

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HUMANITÉS

CHINE Sachons

gérer les incidents de masse

Avec la hausse du chômage, les manifestations de colère vont se multiplier. Pour y répondre, laissons les groupes sociaux s’organiser, préconise un magazine chinois. NANFENG CHUANG (extraits)

L

Canton

’heure n’est pas à l’optimisme. La crise financière mondiale fait de plus en plus sentir ses effets et constitue une menace bien plus lourde que ce que l’on avait pensé au départ. Au mois de janvier, les exportations chinoises ont reculé de 17,5 %, tandis que les importations s’effondraient de 43,1 % en glissement annuel. Depuis dix ans, on n’avait jamais connu une telle baisse. A court terme, la demande extérieure ne devrait pas connaître d’amélioration notable, et la situation pourrait même se dégrader. Le fort ralentissement des exportations a déjà entraîné la fermeture de nombreuses usines dans les deltas du Yangtsé et de la rivière des Perles [les deux zones phares de la croissance économique chinoise]. Le Pr Cai Fang, directeur de l’Institut de recherches sur la population et l’économie du travail, qui dépend de l’Académie des sciences sociales de Chine (ASSC), évalue à 17,63 millions le nombre d’emplois non agricoles supprimés à la suite de cette chute des exportations, dont 6,64 millions dans les services et 9,69 millions dans l’industrie manufacturière. Le responsable de la Commission d’Etat au développement et à la réforme, Zhang Ping, estime que cette crise financière mondiale a des répercussions de plus en plus profondes sur la Chine. “Les trop nombreuses faillites et réductions de la production vont entraîner des vagues de suppressions d’emploi et déclencher des troubles sociaux”, fait-il observer. Le 17 février 2009 après-midi, après avoir été victime d’un vol, un travailleur migrant d’origine rurale nommé Li Yun, qui ne trouvait pas de travail, s’est donné la mort en se tailladant les veines dans la gare de Canton. Selon des estimations, à l’échelle nationale, il pourrait bien y avoir 20 millions de travailleurs migrants comme Li Yun à la recherche d’un emploi. Un chiffre colossal ! Comme les villes n’ont pas encore vraiment pris en compte les besoins de cette frange de la population, les paysans migrants qui se retrouvent au chômage n’ont pour la plupart d’autre choix que de rentrer au bercail. Un autre énorme groupe social sollicite l’attention du gouvernement : il s’agit des étudiants. D’après des statistiques, près de 6,11 millions d’étudiants devraient sortir diplômés de l’enseignement supérieur à l’été 2009. Ils viendront s’ajouter au million de jeunes diplômés de l’an dernier qui sont toujours sans travail. Ce sera donc au total 7,1 millions de personnes auxquelles il faudra trouver un emploi. L’insertion professionnelle des étudiants ne concerne pas seulement le marché de l’emploi, elle a aussi pour enjeu l’équité

▶ Dessin de Hou

Xiao Qiang paru dans Fengce yu Youmo, Pékin.

sociale. En effet, l’éducation est un ascenseur social devant permettre aux membres des couches sociales inférieures de grimper. Or, si les familles ordinaires découvrent que tout ce qu’elles obtiennent en contrepartie des investissements coûteux réalisés pour l’éducation de leur enfant, c’est le “chômage des diplômés”, nul doute que l’harmonie sociale s’en ressentira. Par ailleurs, 2008 était la dernière année de la politique de fermeture des entreprises publiques en faillite et, inévitablement, le nombre de personnes licenciées a été plus important qu’en 2007. Ce sont les cols bleus citadins qui ont le plus souffert. Ils vont devoir faire face au coût de la En novembre vie très élevé en ville, tout 2008, confrontée en subissant les vagues de au mouvement licenciements. des taxis en grève, la ville de Le chômage des cols Chongqing a innové en organisant blancs ou des classes une rencontre de conciliation moyennes dans les villes entre les représentants des est un autre sujet d’inchauffeurs et ceux des habitants, quiétude. Le sociologue écrit le magazine Nanfeng Sun Liping estime que, Chuang. Puis en suggérant même s’il n’est pas aux fonctionnaires des autres aussi pressant que chez localités d’appliquer cette méthode les travailleurs migrants, de résolution des conflits. il peut avoir des conséquences plus lourdes du fait de la place que ce groupe social occupe au sein de la population. La crise de confiance et les angoisses professionnelles que le chômage risque de générer en son sein sont bien plus graves. Les experts estiment que l’addition de tous ces facteurs – crise économique, chômage des migrants et des jeunes diplômés, difficulté à s’accommoder d’une baisse du niveau de vie – peut conduire, dans certaines circonstances, à des attitudes extrêmes et désespérées, et à des incidents de masse [termes consacrés désignant les manifestations spontanées]. En fait, dans toutes les régions de Chine, les incidents de masse prennent de l’ampleur. En 2007, on en avait déjà dénombré plus de

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80 000. Au cours du second semestre 2008, avant que ne se tiennent les Jeux olympiques de Pékin, des manifestations ou de graves heurts entre la police et la population se sont produits en maints endroits. “Le niveau de violence dans les incidents de masse est monté de plusieurs crans”, observe Dan Guangnai, chercheur à l’Institut de sociologie de l’ASSC, qui étudie le sujet depuis longtemps. “Certaines affaires qui jadis pouvaient être étouffées sont dévoilées au grand jour. D’autre part, cela indique que, lorsque les tensions accumulées franchissent un certain palier, elles explosent de manière très destructrice.” Actuellement, les pouvoirs publics à tous les échelons et leurs services sont dépourvus de moyens efficaces pour faire face à ces flambées de mécontentement. Gérer correctement les incidents de masse implique à coup sûr de les aborder avec un nouvel état d’esprit et de nouvelles méthodes. Yu Jianrong, chercheur à l’Institut de recherches sur le développement des régions rurales à l’ASSC, pointe du doigt certaines autorités locales qui répriment sévèrement les manifestations en accusant sans fondement leurs participants d’être politisés et manipulés par les forces pernicieuses de notre société ou même par des forces étrangères, tout cela pour se soustraire à leurs responsabilités… Cette théorie du complot, trop simpliste, ne correspond pas à la réalité. Elle occulte la gravité du problème et les responsabilités politiques, et aboutit à ce que de mauvaises décisions soient prises. Yu Jianrong estime nécessaire d’autoriser les paysans, les ouvriers et les autres groupes d’intérêts de la société à se doter d’organisations pour exprimer leurs propres intérêts. Le but étant de favoriser un équilibre relatif des intérêts respectifs par la participation de toutes les couches sociales et, par là, de renforcer la confiance des groupes les plus défavorisés vis-à-vis du Parti et du gouvernement. Le crédit et la légitimité de ces derniers en ressortiraient grandis. Liao Haiqing

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L’ANTICRISE Manuel de survie

INDE Un

optimisme à toute épreuve

Le protectionnisme de l’économie et la bureaucratie pléthorique figurent parmi les facteurs qui, paradoxalement, font la force de l’Inde face à la crise. INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE (extraits)

Paris

MIGRANTS

▲ A la fête foraine

du vieux Delhi.

WEB

+

Plus d’infos sur courrierinternational.com Contrepoint : le cauchemar des cadres indiens

le même temps, le gouvernement est en outre intervenu avec des incitations à la consommation et des baisses d’impôts. La State Bank of India [la première banque du pays] a récemment dépassé Citigroup en terme de capitalisation boursière, un événement annoncé par tous les médias nationaux. Le magazine de mode Harper’s Bazaar a lancé ces jours-ci une édition indienne sur papier glacé, bourrée de publicités, dont la couverture est ornée de cristaux. En janvier 2009, 15,4 millions d’utilisateurs de téléphones portables supplémentaires ont été enregistrés, un record. RollsRoyce a récemment sorti en Inde une nouvelle version de sa Phantom Coupé et BMW a ouvert une salle d’exposition à Delhi. Les optimistes affirment que ce sont la jeunesse de la

Heather Timmons

Obligés de se réfugier au village

ar une soirée fraîche, des centaines de travailleurs migrants, presque tous originaires du Bihar [Etat le plus pauvre, dans le nord-est du pays] et de l’est de l’Uttar Pradesh [dans le Nord], font la queue aux guichets de la gare de Ludhiana, au Pendjab [dans le Nord-Ouest], pour acheter leur billet de train. Trop peu couverts, bon nombre d’entre eux ont des frissons. La file d’attente s’allonge de minute en minute et la foule emplit tout le hall principal. Personne n’est prêt à quitter sa place de peur de manquer le train. On se bouscule. Les policiers ont du mal à faire régner un semblant d’ordre ; ils injurient les gens, les frappent à coups de lathi [bâtons en bambou]. A l’extérieur de la gare, des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants sont assis sur leurs valises et leurs sacs. Ils attendent le prochain train pour rentrer chez eux. Fumant, jouant aux cartes, faisant des plaisanteries, ils se réchauffent autour de feux improvisés.

P

Johann Rousselot/Œil public

P

DE NEW DELHI endant qu’une grande partie de la planète lutte contre une crise financière dévastatrice et s’enfonce dans la récession, l’optimisme règne en Inde. A tort ou à raison, des chefs d’entreprise, des politiciens et des investisseurs de tout le pays prédisent une amélioration de la situation économique dès cet été et certaines industries continuent à montrer des signes de prospérité. Grâce en partie à sa bureaucratie et à sa politique protectionniste, l’Inde possède cette chose rare et enviée en ces temps troublés : une économie relativement épargnée pesant plusieurs milliards de dollars. Grâce à sa faible dépendance vis-à-vis des exportations et à ses politiques budgétaire et monétaire musclées, “l’Inde n’est pas aussi vulnérable que d’autres pays”, explique Rajeev Malik, responsable du département Asie du Sud-Est et Inde à Macquarie Capital. Certains facteurs souvent décrits comme les points faibles du pays – un système financier contrôlé par l’Etat, une croissance des exportations anémique à cause de la bureaucratie et du mauvais état des infrastructures, des centaines de millions de paysans écoulant leurs produits principalement sur le marché national – sont soudain devenus quelques-uns de ses meilleurs atouts, du moins pour le moment. De plus, la banque centrale réagit vite et a de la marge pour réduire les taux d’intérêt, ce qui a aidé à fluidifier les mouvements de capitaux ; dans

population indienne, la demande intérieure et l’innovation dans les entreprises qui aident le pays à se maintenir à flot. L’Inde continue à attirer les investisseurs et à conclure des marchés. A la différence des pays en voie de développement qui se sont orientés vers l’exportation, elle n’a pas importé les problèmes du monde développé, commente Anil Ahuja, directeur du service Asie de la société de capitalinvestissement 3i. Les projets ne sont pas étouffés par le resserrement du crédit comme ils le sont dans d’autres pays, ajoute-t-il. Le taux d’épargne élevé de l’Inde, qui se situe autour de 35 %, fait que 200 milliards de dollars sont économisés chaque année et doivent être affectés à quelque chose. A l’approche des élections nationales [du 16 avril au 13 mai], le gouvernement de coalition, dirigé par le Parti du Congrès, ne se prive pas de claironner le relatif succès économique de l’Inde. Cela ne signifie pas pour autant que toutes les nouvelles sont bonnes. Standard & Poor’s a révisé fin février ses prévisions à long terme concernant la dette publique indienne, passant d’une perspective “stable” à “négative”, à cause de l’augmentation des dépenses publiques. Selon les analystes, le déficit devrait doubler lors du prochain exercice et atteindre 11,4 % du PIB, un taux “impossible à soutenir à moyen terme”. Par ailleurs, la plupart des prévisions économiques optimistes n’ont pas pris en compte les millions d’Indiens qui dépendent de l’argent envoyé par les membres de leur famille travaillant à l’étranger. L’Inde reçoit plus de 20 milliards de dollars par an en mandats, plus que tout autre pays au monde. Certaines régions, comme l’Etat méridional du Kerala, devraient être particulièrement touchées par la réduction des emplois dans le secteur de la construction au Moyen-Orient et par le retour des Etats-Unis de travailleurs titulaires de visas spéciaux.

Shambhu, un travailleur migrant du Bihar, n’est pas conscient des raisons de cette pénurie massive d’emplois, mais il l’attribue vaguement à un ralentissement du marché. “Les marchands disent que la situation va bientôt s’améliorer et que je pourrai bientôt revenir”, commente-t-il, sans trop croire luimême à ses dires. Le marché local abonde en marchands agités qui tentent de vendre des vêtements en laine à des prix bradés ; mais ils ne trouvent guère d’acheteurs. “Les affaires n’ont jamais été aussi mauvaises en hiver”, déplore Ramanjeet Singh, de la société Ludhiana Woolens. “Il y a seulement six mois, ce marché grouillait d’acheteurs ; dix vendeurs n’y suffisaient pas. Maintenant, je n’en ai plus que deux. J’ai dû me défaire des autres pour réduire mes dépenses.” Même son de cloche chez plusieurs autres marchands de Ludhiana : si l’activité ne repart pas, ils devront réfléchir à d’autres solutions

pour entretenir leurs familles. La part de l’industrie textile dans le PIB en 2007-2008 était de 4 % et représentait 13,5 % des exportations indiennes. Ce secteur est le plus gros employeur après l’agriculture. La crise est de grande ampleur, elle fait des ravages, laissant de très nombreux ouvriers sur le carreau. En 2007, pas moins de 35 millions de travailleurs étaient employés directement ou indirectement dans le textile. Plus de 700 000 sont au chômage. Parmi les marchands de tous les grands pôles du textile en Inde, en particulier la région de Ludhiana, un vent de panique commence à souffler. A Ludhiana, les conducteurs de rickshaws, les manutentionnaires, les journaliers, le personnel hôtelier, les agents de voyages, les chauffeurs de bus, les vendeurs de thé au bord des routes, tous sont pleinement conscients du ralentissement de l’activité. Ils ont également tous un point de vue sur

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la question. Ignorant les causes macroéconomiques de la crise, ils attribuent leur sort à l’arrivée tardive de l’hiver et à l’inflation. Certains lisent les journaux et parlent de “phénomène étranger”. Tous s’accordent tous à reconnaître qu’on n’a jamais vu une telle débâcle à Ludhiana. Dans ce désarroi généralisé, ceux qui souffrent le plus de la récession sont les migrants, qui, en cette période difficile, ont du mal à se nourrir eux-mêmes ou à nourrir leurs enfants. Ils n’ont pas d’autre solution que de rentrer chez eux pour retrouver une vie de misère. “Je vais mourir de faim ici, alors pourquoi ne pas rentrer dans mon village pour y mourir avec mes enfants ? Au moins, je mourrai en paix avec eux, là où je suis né”, conclut Manohar Lal, un travailleur migrant de Sitamarhi au Bihar, tout en attendant le prochain train qui doit le conduire chez lui. Akash Bisht Ludhiana, HardNews, New Delhi

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perdu des petits diamantaires

Le travail des pierres précieuses avait fait la fortune de la région du Saurashtra, dans le Gujarat. Avec la crise, les employés sont obligés de se reconvertir et de retourner aux champs.

0

300 km

PAKISTAN RAJASTHAN

Karachii

I N D E Tropique du Cancer

G U J A R A T

Courrier international

INDE L’éclat

Région du Saurashtra

Ahmadabad Ahmadaba ad ad THE INDIAN EXPRESS (extraits)

R

E

ans les rues autrefois animées du quartier des diamantaires, à Amreli [Etat du Gujarat, dans le nord-ouest de l’Inde], le seul volet encore ouvert est celui du bureau de Lalit Thummar. Tout autour, ce ne sont que petits ateliers de polissage du diamant décrépits, aux rideaux de fer recouverts d’une épaisse couche de poussière, aux vitrines colonisées par des chiens errants. Thummar est président de l’Association du quartier du diamant d’Amreli et porte-parole de la Fédération du diamant du Gujarat. “Jusqu’à une date récente, nous comptions 1 451 entreprises de polissage employant 60 000 personnes. Seules 223 restent en activité, et encore, officiellement ; 57 000 hommes au moins ont déjà perdu leur emploi. Rien que dans cette partie de la ville, on a dénombré 259 unités de production, mais aujourd’hui vous n’en verrez que 6 encore ouvertes”, déplore Thummar. Il y a six mois à peine, cette situation était inimaginable. Au Gujarat, ce secteur réalisait un chiffre d’affaires annuel de 15 milliards de roupies [220 millions d’euros] et employait 800 000 personnes. Il représentait 72 % des diamants traités dans le monde et quelque 85 % des exportations indiennes de diamants. En 2008, il a contribué à hauteur de 13,4 % aux revenus en devises étrangères du pays. Les diamants avaient également changé radicalement l’économie et le paysage de la région, rapportant plus de revenus que l’agriculture ne l’avait jamais fait. Plus de 85 % des travailleurs du diamant du Gujarat étaient originaires de la région du Saurashtra, et à elle seule Amreli four nissait plus de 250 000 employés. Pour cette ville de taille modeste, le diamant était une manne tombée du ciel. C’était une économie en grande partie souterraine, non organisée, où les déclarations de revenus et les contrôles fiscaux étaient rares, mais le chiffre d’affaires énorme. Du jour au lendemain, tout cela a disparu. De désespoir, dans de nombreuses localités du Gujarat, les ouvriers du diamant réduits au chômage se suicident les uns après les autres. Le bilan s’élève pour l’heure à 41 morts dans l’ensemble de l’Etat au cours des trois derniers mois. “Les emplois sont détruits par milliers, les familles meurent de faim, les couples se défont, rapporte Thummar. Les parents ne sont plus en mesure de payer les études de leurs enfants. Des hommes qui maniaient des pierres précieuses se transforment en petits voleurs d’automobiles, en escrocs, en trafiquants d’alcool et même en faux-monnayeurs. Personne ne voit de solution ; personne ne sait de quoi sera fait

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72° Est

l’avenir.” Des centaines de demandes d’aide au paiement des frais de scolarité pour les enfants de diamantaires au chômage s’amoncellent dans un coin de son bureau. Lorsque le taux d’abandon en cours d’études est monté en flèche, le Conseil pour la promotion des exportations de gemmes et de joaillerie a fait un don de 5 millions de roupies [73 000 euros], et quelques ONG ont également apporté leur “En Inde, la soutien. Mais pour mesure la plus Thummar ces fonds ne seront pas suffisants si désastreuse le nombre des enfants a été la privatisation prématurée qui quittent le système des systèmes de santé scolaire continue d’auget d’éducation […]. Le problème menter. essentiel, ce sont les déficiences Dans sa vieille bidu secteur public, qui permettent coque de briques et de bardeaux à Vandolia, au secteur privé de prospérer. dans les environs d’AmCela doit changer.” reli, Dhuli Ratholi pleure Amartya Sen, Prix Nobel d’économie doucement, le visage caché par un pan de son sari. Dans un cadre ceint d’une guirlande rituelle, accroché au mur de bouse, il y a une photo de son fils décédé, Kishore. Les hommes du village commencent généralement à travailler le diamant à l’adolescence. C’était le cas de Kishore. Tout ce que la famille possédait, c’étaient deux bigha et demi [un peu moins d’un demi-hectare] de terres essentiellement incultes, un petit logement et une vache. Il y a trois ans, son frère aîné était parti à Surat pour travailler chez u n d i a mantaire ; quelques mois plus tard, Kishore avait décroché un emploi dans un atelier de polissage dans les environs d’Amreli. Les frères envoyaient à la maison 5 000 roupies environ tous les mois. Puis la crise a éclaté. Un matin, il y a six mois, Kishore s’est présenté à son entreprise, mais il l’a trouvée fermée. Peu après, son frère est revenu, lui aussi, et la Plus d’infos sur courrierinternational.com famille n’a plus alors disposé d’aucune source N’accusons pas de revenus. Des semaines durant, Kishore a le marché trop vite, erré, désœuvré, dans son village. Le mois derTehelka nier, il a craqué. Il a avalé le contenu d’une

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bouteille d’insecticide dans une grange, près de sa maison. Il avait à peine 18 ans. Selon le maire de Vandolia, Javer Patel, un tiers environ des 7 000 habitants du village ont travaillé dans l’industrie du diamant depuis la fin des années 1980. Nombre d’entre eux étaient des agriculteurs ou des ouvriers agricoles qui se sont convertis à la taille et au polissage quand la sécheresse persistante a rendu l’agriculture difficile. Ils envoyaient à leurs familles plus d’argent qu’ils n’en avaient jamais gagné auparavant. La plupart sont à présent rentrés chez eux, sans ressources et sans espoir, et, d’après Patel, la crise crée des tensions dans de nombreuses familles du village. Quand ces hommes étaient partis travailler dans le secteur du diamant, d’autres, originaires du Gujarat et même d’Etats voisins, les avaient remplacés dans les villages comme ouvriers agricoles. Maintenant que les tailleurs de pierres précieuses se retrouvent au chômage, les migrants sont chassés des hameaux. De leur côté, les villageois, qui avaient pris l’habitude de travailler à l’intérieur d’ateliers relativement frais et confortables, ont du mal à se replonger dans la chaleur et la poussière des exploitations agricoles. Et la plupart ne possèdent pas d’autres qualifications qui leur permettraient de se reconvertir. Dans ces contrées désolées, rares sont ceux qui se sont adaptés à la crise. Kalubhai Dhanani est de ceux qui tentent de s’en sortir. L’agriculture était impossible sur son terrain aride et il avait depuis longtemps renoncé à un épuisant travail physique. Aussi a-t-il construit une baraque au bord de la route, où il s’est mis à vendre des légumes. On est très loin du bureau climatisé qui était le sien, mais Kalubhai reconnaît qu’au moins c’est un “boulot assis” et, les jours fastes, il gagne de quoi nourrir la famille. Ce dont a le plus pâti la filière du diamant, c’est de la profonde récession aux Etats-Unis – plus de la moitié des pierres traitées dans le Gujarat sont exportées vers ce pays, et le reste en Europe et ailleurs. La crise a débuté quand le marché américain a commencé à dévisser. Les grands diamantaires, qui peuvent compter sur une clientèle captive et des réserves de liquidités, ont sans doute les moyens de faire le dos rond, mais les plus petits, qui se chargent principalement de la taille et du polissage, ont par centaines mis la clé sous la porte. Confronté aux destructions d’emploi et aux suicides de masse, le gouvernement du Gujarat a, dans un premier temps, réagi avec rapidité, demandant au gouvernement fédéral d’intervenir, réduisant le taux de TVA et donnant même l’ordre aux entreprises fermées de reprendre leur activité. Mais les reconversions sont difficiles et de nombreux chômeurs tombent dans la délinquance. La police de Surat a pris sur le fait une dizaine d’entre eux, qui étaient en train de voler des voitures, de vendre de l’eau-de-vie et même d’imprimer de la fausse monnaie, et ce rien que ces derniers mois. Pour l’heure, le brillant a perdu son éclat. Rajeev P. I.

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CHINE La

campagne n’est pas un déversoir !

Dans un blog abondamment reproduit par des sites chinois, l’économiste Wu Xiaobo s’étonne que l’on demande aux ruraux d’absorber tous les surplus – hommes et biens – créés par la crise. JINYANG WANG (extraits)

C

Canton

haque fois que je vais me promener dans les bourgs et les villages, je pose toujours la même question aux gens du cru : “Que pourrait-on vous envoyer dont vous manquiez vraiment, à la campagne ?” La réponse est à chaque fois identique, à peu de chose près, mais j’attendrai la fin de cet article pour vous la révéler. Ces derniers temps, les campagnes voient déferler foule de marchandises, mais aussi foule d’individus. Quelles marchandises ? Des produits industriels. Sous l’impulsion du ministère des Finances et de celui du Commerce, les fabricants de téléviseurs en couleurs, de réfrigérateurs, de machines à laver et de téléphones portables déferlent en masse dans les campagnes pour promouvoir la vente de leurs produits, dont les prix sont subventionnés à hauteur de 13 % par le gouvernement. Quel est l’effet produit par cet afflux de biens industriels dans les campagnes ? Il est encore trop tôt pour le savoir, mais il semble que cette mesure viserait surtout à tirer d’embarras les usines et les entreprises urbaines. Et ces individus qui arrivent dans les campagnes, qui sont-ils ? De jeunes diplômés. Chaque année, plus de 6 millions d’étudiants sortent des universités diplôme en poche et cherchent du travail. Ils sont à l’origine de ce qui est presque devenu LE problème majeur

THAÏLANDE

▼ Sur le livre :

paysan. Dessin de Wang Jiaming paru dans Fengce yu Youmo, Pékin.

pagnes, comme celle des villes, s’était figée – un peu comme aujourd’hui. “Notre expérience est que la clé de la prospérité, c’est l’achat des produits agricoles et de leurs dérivés. Grâce à cela, 90 % des campagnes ont pu évoluer et les 10 % restants ont le moyen de le faire. Ce sont les campagnes qui doivent être la force motrice essentielle”, nous dit Chen Yun. Ce principe est encore valable aujourd’hui, et si l’on veut que les campagnes prospèrent, il faut donc avant tout augmenter et soutenir le prix d’achat des produits agricoles et de leurs dérivés. Le second s’appelle Fei Xiaotong (19102005, éminent sociologue et anthropologue). Dans son célèbre ouvrage Peasant Life in China (1938), il écrit : “Appliquer la réforme agraire ne suffira pas à résoudre définitivement le problème agraire en Chine. Car la solution ultime ne consiste pas à réduire les dépenses des paysans, mais à augmenter leurs revenus. La mesure ad hoc ? Restaurer l’industrie rurale !” Voilà qui est bien dit, et qu’il faudrait répéter inlassablement. Depuis 1978, la Chine suit cette voie. Pour faire prospérer les campagnes, il faut donc avant tout stimuler l’économie industrielle rurale et, dans ce domaine aussi, le gouvernement a les moyens d’agir. En conclusion, pour ranimer l’économie rurale, il existe deux solutions : celle proposée par Chen Yun et celle de Fei Xiaotong. La première consiste à préserver et augmenter la vitalité de la production agricole, la deuxième à accélérer la construction d’un tissu industriel rural. Telles sont les mesures stratégiques qui peuvent véritablement redonner de l’impulsion à l’économie des campagnes. Mais pour cela, de quoi les campagnes chinoises manquent-elles encore le plus ? Chacun a déjà dû trouver la réponse à cette question, et c’est donc d’une seule voix que nous pouvons le dire : d’argent ! Wu Xiaobo* * Economiste et chroniqueur financier.

Offrir des rizières aux chômeurs

Comme en Chine, de nombreux ruraux vont revenir chez eux. Sans investissements dans l’agriculture, une explosion sociale est à redouter, avertit The Nation.

n Thaïlande, nous n’avons pas encore assisté à la même vague de retours vers les campagnes qu’en Chine ou en Inde, mais cela ne saurait tarder. A l’heure actuelle, le nombre de chômeurs en Thaïlande augmente d’environ 100 000 par mois. L’impact de la crise a commencé à se faire sentir au dernier trimestre 2008. Si le rythme des licenciements ne faiblit pas, ce sont au moins 1,5 million de personnes qui se retrouveront sans emploi d’ici à la fin de l’année. Jusqu’à maintenant, le gouvernement n’a élaboré aucune politique spécifique pour venir en aide aux travailleurs de l’Isaan [région du nord-est de la Thaïlande] et des provinces septentrionales. Or, si les

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de la Chine ! Envoyer ces étudiants à la campagne pour en faire des “fonctionnaires ruraux” est donc devenu la solution d’urgence pour désengorger les villes. Ils sont recommandés par des administrations pour des postes d’assistant du secrétaire de la cellule du Parti du village, chef de village adjoint, etc. Est-ce une réussite ? Là encore, il est trop tôt pour le savoir, mais il semble que cette mesure vise surtout à résoudre l’épineux problème de l’emploi en ville… Sans compter qu’aux produits industriels et aux jeunes diplômés qui affluent vers les campagnes viennent s’ajouter plusieurs dizaines de millions de paysans migrants qui, ne trouvant plus de travail en ville, rentrent chez eux… : les campagnes chinoises sont bien devenues le déversoir de la crise économique actuelle. Aux dires de tous, la crise serait bien moins grave en Chine qu’aux Etats-Unis, en Europe ou au Japon. Pourquoi ? Eh bien, parce que la Chine dispose de ce vaste déversoir ! Pourtant, est-ce une solution ? Ma réponse est non. Les paysans sont déjà tellement pauvres ! Si désormais on les incite à acheter tous ces biens de consommation, n’est-ce pas autant d’argent en moins pour la production agricole ? Tous ces étudiants envoyés à la campagne afin d’occuper des postes de “fonctionnaires ruraux” et qui n’ont aucune expérience, ni la moindre empathie vis-à-vis des ruraux, que peuvent-ils bien apporter aux paysans ? Cela fait simplement plus de monde de casé, c’est tout. Voici à présent l’opinion de deux anciens sur l’économie des campagnes. Le premier s’appelle Chen Yun (19051995) : célèbre “grand maître de la planification économique”, il livra néanmoins, en 1950, une analyse très percutante, alors que l’économie des cam-

autorités ne parviennent pas à répondre au défi d’un chômage de grande ampleur parmi les populations originaires du nord et du nordest, ces régions, fiefs de l’opposition regroupant la majorité de ceux que l’on appelle les “Chemises rouges” [partisans de l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra], risquent de sombrer dans le chaos politique. Le gouvernement doit impérativement adopter une approche réaliste à l’égard de ces travailleurs, qui ont jusqu’ici fourni une main-d’œuvre bon marché aux régions centrales et industrielles. Les investissements dans des travaux d’infrastructures n’auront pas d’effets suffisamment rapides pour enrayer le problème de chômage. Quel que soit le programme envisagé, il doit tenir compte de ce que ces travailleurs sont capables de faire aujourd’hui et non à l’avenir. Ils pourraient notamment planter du riz et cultiver d’autres produits économique-

ment rentables. On constate actuellement sur le marché une pénurie de riz, lequel se négocie à un prix avantageux – de nombreux pays, à l’instar des Philippines, étant contraints aujourd’hui d’en importer. Le Vietnam s’est bien positionné sur ce créneau, mais, aux prises avec une économie techniquement en faillite, il ne parviendra jamais à exporter autant qu’une Thaïlande se mobilisant pleinement sur cet objectif. Le pays doit donc s’engager dans deux directions. Il devrait investir dans les infrastructures et, surtout, lancer un vaste programme financé par des fonds publics pour encourager les cultivateurs à planter chaque mètre carré de terre disponible dans le nord du pays avant le début de la saison des pluies [aux alentours du mois de mai]. Les investissements nécessaires à la mise en œuvre de ce programme ne seraient pas excessifs et pourraient donner des résultats extrême-

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ment positifs. En dépit de la tourmente balayant le marché international, la demande mondiale de riz thaï n’est pas appelée à faiblir. Une chute de son cours est peu probable. En effet, les pays frappés par la crise chercheront sans doute à réduire en priorité d’autres types d’importation, mais continueront à acheter du riz de Thaïlande. Plus important encore, cette crise offrira à la Thaïlande l’occasion de mieux développer son agriculture en renonçant aux intrants chimiques pour les remplacer par des engrais naturels. Si nous parvenons à développer une agriculture biologique et de haute qualité, la valeur de notre production agricole augmentera sur le marché mondial. C’est là le moyen le plus rapide et le plus efficace d’affronter la récession économique et d’éviter un scénario catastrophe en Thaïlande. The Nation (extraits), Bangkok

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HUMANITÉS

MEXIQUE Chômage

massif à la frontière

Les usines de sous-traitance automobile du nord du Mexique ont longtemps attiré la main-d’œuvre de tout le pays. Des milliers d’ouvriers se retrouvent aujourd’hui sur le carreau. PROCESO (extraits)

Mexico

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DE CIUDAD JUÁREZ e soleil ne s’est pas encore levé que des centaines d’hommes et de femmes, emmitouflés dans de gros blousons, déambulent dans les rues glacées de Ciudad Juárez. La lueur de l’aube permet à peine de distinguer leurs silhouettes devant les usines, où ils attendent un emploi qui n’existe pas. On les voit ratisser les zones industrielles, passer la tête à travers les hautes grilles, pour y déposer des candidatures. On les voit devant le Service national de l’emploi [équivalent de l’ANPE] en train d’examiner un tableau où sont affichées quelques offres, ou remplir des fiches avec leurs coordonnées dans un bureau de placement, ou demander à leur fonds de retraite “un petit peu” de l’argent qu’ils ont mis de côté pour leurs vieux jours. Lorsqu’ils entendent dire qu’une entreprise embauche, ils s’y précipitent, et ils se retrouvent encore à faire la queue devant d’autres bureaux. Et ils ont beau faire la queue partout, la majorité d’entre eux ne trouvent pas de travail. On estime que, en 2008, 45 000 personnes ont perdu leur emploi dans cette ville frontalière que l’on considérait hier comme la Mecque nationale de l’emploi. Récemment encore, des files de camions arrivaient des Etats de Veracruz, Durango, Coahuila ou Zacatecas, chargés de futurs ouvriers pleins d’espoir. Aujourd’hui, des chômeurs frustrés, les poches vides, montent au compte-gouttes dans les cars qui les ramènent vers le sud. On ne voit plus nulle part ces panneaux criards, placardés devant les usines, où était écrit en majuscules : “Embauche immédiate” – sans diplômes, sans expérience. Ciudad Juárez n’est plus la ville qui ne dort pas, où la production ne s’arrête jamais et où la vie est fractionnée en trois-huit. Beaucoup, comme le secrétaire général de la Fédération des travailleurs du Nord-CTM, Jesús José Manjarrez, ne reconnaissent plus la ville : “La semaine dernière, une entreprise a annoncé qu’elle cherchait vingt personnes, déclare-t-il. Deux cents personnes sont venues déposer leur candidature. On n’avait jamais vu ça, ici. On était plutôt habitués à ce que les patrons nous demandent de leur présenter des gens qui voulaient travailler. Les entreprises se volaient les ouvriers en leur offrant plus d’avantages que leurs concurrentes. Elles donnaient même des primes à ceux qui recommandaient des gens.” La décision prise par les constructeurs automobiles américains – Chrysler, Ford et General Motors – de réduire leur production en raison de l’effondrement des ventes a eu un impact

direct sur la majorité des Etats du nord du ▲ Dessin de Darío, Mexique, dont l’économie est basée sur la fabri- Mexique. cation de pièces automobiles. Jova Canela Carlos est l’une de ces milliers de femmes originaires du Sud qui, attirées par la promesse d’un travail en usine, s’étaient établies à Ciudad Juárez. Mais, depuis dé cembre, elle “Conclure suit toutes les formale cycle tions possibles et imade Doha va ginables pour espérer décrocher un emploi. contre la tendance naturelle Elle est arrivée à la fin du protectionnisme qui prévaut de la fête. La première en temps de crise. C’est pour z o n e industrielle du cela qu’il est si important pays fut créée à Ciudad de conclure cet accord. Juárez, inaugurant du Ce serait un bienfait énorme même coup le flux mi pour l’économie mondiale.” gratoire vers la région. Celso Amorim, ministre des Affaires Dans les années 1970, étrangères du Brésil, Página 12. des habitations de fortune commencèrent à pousser dans le désert de sable qui entoure la ville, prémices des bidonvilles dépourvus de commodités qui allaient se multiplier par la suite. L’industrie maquiladora [de sous-traitance] a pris son essor pendant le mandat de Carlos

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Salinas de Gortari [1988-1994], avec la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entre le Mexique, les EtatsUnis et le Canada. Des usines ont ouvert un peu partout et des régions entières ont enchaîné leur économie à celle des EtatsUnis. C’est toute cette trame qui se déchire aujourd’hui. Jova Canela se refuse à prendre le chemin du retour, même si décrocher un emploi à Ciudad Juárez semble relever du miracle, que la violence se déchaîne et qu’elle a un enfant de 10 ans à nourrir. “Mais si ça continue comme ça, nous allons peut-être partir.” Elle se dit que, dans son village, son mari pourra au moins travailler aux champs. Beaucoup de ses compatriotes sont déjà rentrés. Selon l’Institut du fonds national pour le logement des travailleurs (INFONAVIT), 3 500 Veracruzains établis à Ciudad Juárez ont abandonné les logements qu’ils achetaient à crédit et sont rentrées dans leur Etat natal. Ils ne sont pas les seuls. En un an, 25 % des habitants de l’Etat de Chihuahua qui avaient contracté un emprunt immobilier se sont retrouvés dans l’incapacité de payer leurs traites. Ce sont donc environ 11 000 personnes qui ont des difficultés à garder un toit au-dessus de leur tête. D’après El Diario de Juárez, dans le seul Etat de Chihuahua, plus de 55 000 chômeurs ont demandé une avance sur leur retraite pour pouvoir faire face à la crise. Autrement dit, 95 % des chômeurs ont commencé à piocher dans leurs maigres économies. C’est tout le nord du pays qui est touché. D’après les chiffres, 84 % des postes supprimés en novembre sont concentrées dans les Etats qui étaient les plus prospères : BasseCalifornie, Sonora, Chihuahua, Nuevo León, Tamaulipas et Coahuila. Et les perspectives ne sont guère encourageantes. On estime que le secteur supprimera plus de 100 000 emplois en 2009. “Je ne vois pas d’issue. La situation est grave et deux facteurs se combinent : le chômage et l’insécurité. En raison de l’insécurité, plus de 100 000 personnes ont quitté Ciudad Juárez pour s’installer de l’autre côté de la frontière, à El Paso, au Texas, ou sont rentrées dans leur région d’origine”, explique Hugo Almada, sociologue à l’université autonome de Ciudad Juárez. Il craint que le crime organisé ne fasse des recrues parmi les chômeurs, ce qui aggraverait encore la situation. Malgré la crise mondiale, la coordinatrice locale du service national de l’emploi, Susana Hermosillo, a bon espoir que de nouvelles entreprises viennent s’installer à Ciudad Juárez. Des pourparlers sont en cours, confie-t-elle. “Les gens vont demander du travail directement aux entreprises ou s’adressent aux bureaux de placement. Il n’y a pas une foule de gens qui font la queue devant chez nous”, dit-elle avec un optimisme qui contraste avec les visages las des chômeurs qui font le pied de grue dans les couloirs. “Il y en a peut-être deux ou trois qui sont désespérés, admet-elle, mais nous n’avons pas encore atteint le niveau d’alerte, et nous espérons Marcela Turati ne pas l’atteindre.”

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VENEZUELA Moins

de revenus pétroliers, moins de générosité bolivarienne Nombre de pays d’Amérique latine et des Caraïbes bénéficient des largesses du Venezuela, rendues possibles par la manne pétrolière. La chute des cours pourrait remettre en cause ces aides. THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR

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Boston

es cours élevés du pétrole ont permis au président du Venezuela Hugo Chávez, de dépenser sans compter pour propager son credo socialiste et remettre en cause la position dominante des Etats-Unis en Amérique latine et dans les Caraïbes. Leur chute brutale menace aujourd’hui ses ambitions, estimaient les analystes en janvier dernier, après l’annonce de la décision du gouvernement vénézuélien de suspendre sa fourniture gratuite de fioul aux ménages pauvres des Etats-Unis. [Ce programme avait été mis en place à l’automne 2005.] “Chávez n’a plus les moyens de mener une politique à l’échelle de l’Amérique latine”, affirme Carlos Alberto López, un consultant en énergie bolivien. “Il va devoir utiliser ses ressources déclinantes pour soutenir son action politique sur la scène intérieure.” Des subventions pétrolières et d’autres programmes d’aide offerts à des pays d’Amérique latine et des Caraïbes vont donc devoir passer à la trappe. Selon des informations parues récemment dans la presse, il n’est pas certain que la compagnie natioale Petróleos de Venezuela (PDVSA) puisse financer, comme prévu, la construction de raffineries en Equateur et au Nicaragua, deux pays alliés de Chávez. “Nous savons que PDVSA n’a pas de liquidités”, indique Jorge Piñón, expert en énergie de l’université de Miami. “Nous savons aussi que les marchés financiers n’ont pas d’argent à prêter. Ces projets ne seront donc pas réalisés.” Autre cible possible : le programme Petrocaribe, aux termes duquel le Venezuela vend à des tarifs préférentiels 56 000 barils de pétrole et de gazole par jour à une vingtaine de pays des Caraïbes et d’Amérique centrale. Ces pays doivent payer à l’avance la moitié du pétrole, le règlement du solde étant échelonné sur vingt-cinq ans. Le programme a porté ses fruits en 2006, quand le Venezuela a brigué l’un des dix sièges temporaires de l’ONU et que les quinze pays membres de la Communauté caribéenne (CARICOM) ont soutenu sa demande, même si celle-ci a été finalement rejetée. Le Venezuela vend chaque jour 15 000 barils de pétrole subventionné à des pays d’Amérique centrale et une quantité non communiquée de gazole subventionné à la Bolivie. Il fournit

aussi quotidiennement 100 000 barils de ▲ Dessin de Silvia pétrole et de produits pétroliers par jour à Alcoba paru dans El Periódico son allié cubain. Le gouvernement Chávez verse des mil- de Catalunya, Barcelone. lions de dollars à la Bolivie pour que les maires puissent faire construire de nouvelles écoles, des réseaux d’égouts et des centres de soins. Les fonds servent également à financer les actes de chirurgie Pour contrer effectués gratuitement la crise, par des ophtalmo“il faut piocher logues cubains ainsi que des recettes dans le Manifeste les hélicoptères que le du Parti communiste de Marx président Evo Morales et Engels [publié en 1848]. emprunte pour se déplacer dans le pays. Il y a là des idées audacieuses. En 2008, les subL’heure est venue de profiter ventions pétrolières et de cette crise pour faire tout ce les programmes d’aide que nous n’avons pas eu le courage à l’étranger ont dû coûde faire depuis vingt ans.” ter plusieurs milliards Lula da Silva, président du Brésil de dollars à Chávez (le chiffre exact est in connu, car les montants ne figurent pas dans le budget). Avec les cours élevés atteints par le pétrole ces dernières années, le Venezuela pouvait financer tous ces programmes, ainsi que ses vastes plans de lutte contre la pauvreté au Venezuela. Mais, aujourd’hui, le baril ne

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vaut plus que 50 dollars, un niveau bien loin des 147 dollars de juillet dernier. “Les interventions tous azimuts de Chávez seront beaucoup moins nombreuses en 2009”, estime Jorge Quiroga, un ancien président bolivien [de droite, au pouvoir d’août 2001 à août 2002]. Il pense que la chute des cour s du pétrole pourrait faire revenir PDVSA sur son intention d’investir des millions de dollars dans la recherche de gaz naturel en Bolivie, une priorité du gouvernement Morales. Dans son blog politico-économique, Miguel Octavio, un analyste financier de Caracas, évoque les restrictions de liquidités dont le gouvernement Chávez va prochainement pâtir. Le 6 décembre, il écrivait qu’aux cours actuels le Venezuela ne pouvait plus retirer que 25 milliards de dollars de revenus annuels de ses exportations de pétrole. Si les prix ne remontent pas, le Venezuela, avec ses 5 milliards d’exportations non pétrolières et ses 50 milliards d’importations, devrait accuser un déficit de 20 milliards en 2009. “Le gouver nement pourrait avoir beaucoup d’ennuis”, a prédit M. Octavio lors d’une interview. “Chávez est entre le marteau et l’enclume.” Au départ, le président Chávez se moquait de la menace que la crise économique mondiale pourrait représenter pour sa “révolution socialiste du XXI e siècle”. Au cours des dernières semaines, il a concédé que le Venezuela devrait se serrer la ceinture, mais il a assuré que les réserves de devises étrangères – dont le montant serait compris entre 40 et 75 milliards de dollars – allaient permettre au Venezuela de tenir jusqu’à ce que les prix du pétrole remontent. [Le 22 mars, Hugo Chávez, tablant sur un baril à 40 dollars, a annoncé une réduction de 6,7 % du budget de l’Etat 2009, financée par une diminution des frais de représentation de l’Etat et le gel des salaires des fonctionnaires.] En cessant de fournir du fioul aux communautés américaines pauvres – à raison de 250 dollars par ménage –, le gouvernement Chávez va économiser une centaine de millions. Il s’est également assuré une économie de 2,5 milliards en ramenant de 5 000 à 2 500 dollars par an le montant des dépenses que les Vénézuéliens sont autorisés à effectuer à l’étranger avec les dollars bon marché qui leur sont fournis par le gouvernement. Tyler Bridges



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CARBONE Vrai

: il est rentable de polluer

Elle devait sauver le monde, la voilà victime de la crise : la Bourse du carbone plonge comme les autres. Mais il n’est pas trop tard pour la réformer. THE GUARDIAN

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Londres

t maintenant, mesdames et messieurs, préparez-vous à notre grande braderie des droits à polluer, votre dernière chance de ruiner le climat de la planète pour pas cher.Vous là, le monsieur de la centrale électrique, jetez un coup d’œil à cette affaire en or : une tonne toute fraîche de dioxyde de carbone, pleine de soufre, pour seulement 8,20 euros, alors que l’été dernier il vous en aurait coûté la somme extravagante de 31 euros pour libérer toutes vos fumées dans l’atmosphère ! Laissez tomber vos projets d’éolienne ! Faites le calcul entre nos droits à polluer et la coûteuse énergie solaire ! A ce prix-là, vous voyez bien que vous ne pouvez pas vous permettre de NE PAS brûler de combustible fossile !” Après s’être effondré en Europe, le marché du carbone, conçu pour renchérir les coûts des activités polluantes, se révèle totalement contreproductif. Aucun signal d’alarme n’a pourtant retenti. Cette crise-là ne fait pas la une des journaux, elle ne fait pas l’objet de grands reportages spectaculaires et ne provoque pas de longues files d’attente devant les guichets des banques. Le marché des droits à polluer s’effondre dans l’indifférence générale. C’est pourtant l’un des principaux instruments mondiaux de lutte contre le réchauffement climatique qui est menacé. Alors qu’il avait été mis en place pour rendre les combustibles fossiles non compétitifs, le système actuel est en train d’en faire une solution économiquement intéressante. Si la plupart des gens connaissent l’existence d’un outil appelé “Bourse du carbone”, c’est à peu près tout ce qu’ils en savent. Rares sont ceux qui comprennent que l’Europe a créé un marché d’échange de permis d’émission de CO2 animé par des traders qui vendent et achètent ces droits comme sur n’importe quel autre marché. Et personne, à l’exception des professionnels, ne sait que ce marché est à présent en train de manquer son objectif, qui, rappelons-le, était de faire augmenter le prix des émissions de dioxyde de carbone. Le système paraissait pourtant simple et efficace. L’année dernière, les gouvernements européens ont alloué une quote-part de droits à leurs principaux pollueurs. Les entreprises réduisant leurs émissions de carbone peuvent ensuite revendre une partie de leurs droits à des consœurs en ayant besoin. A mesure que la demande en droits à polluer va dépasser l’offre, le prix de ces permis augmentera, incitant par la même occasion les entreprises à passer aux énergies renouvelables. Pourquoi acheter de coûteux droits à polluer quand on peut investir dans de l’énergie propre ? Cela n’est toutefois valable que dans la mesure où le prix de ces permis augmente. Les droits à polluer sont comme le château-lafite

▶ Dessin

de Ken Cox paru dans The Daily Telegraph, Londres.

ou le crâne de diamants de Damien Hirst, c’est la rareté qui fait leur valeur. Si le carbone devient bon marché et que les entreprises en disposent à volonté, le pouvoir d’incitation du système diminue. A l’heure où la récession frappe, l’activité industrielle ralentit et les compagnies accumulent des droits à polluer dont elles n’ont plus aucune utilité. Le prix de ces derniers s’effondre et les entreprises peuvent continuer de polluer à moindres frais. Résultat : le dispositif n’a absolument aucun impact sur le réchauffement climatique mais re présente de sérieuses économies pour les grandes entreNewsweek prises. “Je ne vois pas constate que pourquoi les industriels ne la crise peut profiteraient pas de l’ocavoir des effets casion”, déclarait un positifs pour l’environnement : trader il y a quelque certaines activités très polluantes temps. “Cet argent sert à – l’élevage extensif du bœuf compenser l’assèchement au Brésil, l’industrie électronique des crédits et le ralentisseau Mexique ou la fabrication ment économique ainsi de papier des usines du lac qu’à surmonter les périodes Baïkal – ne sont plus rentables. de chômage technique.” Elles disparaissent donc, Principaux responet leur pollution avec elles. sables : les gouvernements qui ont souscrit au principe des droits à polluer, mais les ont ensuite distribués en trop grandes quantités à leurs entreprises. A l’époque, les dirigeants affirmaient que la croissance aurait tôt fait de rendre le nombre de permis insuffisant. C’est pourtant l’inverse qui se produit aujourd’hui. La tonne de carbone coûte environ 8 euros, contre 31 l’été dernier, ce qui la situe très loin du niveau (entre 30 et 45 euros) qui permettrait de rendre les alternatives vertes plus compétitives. Morale de cette histoire : il en va comme avec l’écroulement du crédit, le marché du carbone ne peut se substituer à la volonté politique. Les marchés sont un outil qui ne peut fonctionner qu’à condition d’être judicieusement encadré et régulé. L’Europe croyait que la simple mise en place d’une Bourse du carbone suffirait à détourner les entreprises des combustibles fossiles. Elle avait oublié que

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la demande devait dépasser l’offre et que, si la croissance était en berne, la demande l’était aussi. Il ne reste pas beaucoup de temps pour sauver le système. Le marché du carbone reste la pièce maîtresse de la lutte mondiale contre le réchauffement climatique. Barack Obama plaide pour un système similaire de cap and trade, qui a également séduit l’Australie. Cette question devrait d’ailleurs être au cœur des prochaines négociations du sommet de Copenhague, mais les deux pays hésitent désormais, au vu du fiasco européen. Le marché du carbone doit donc être ouvertement conçu de façon à ce que l’offre reste inférieure à la demande. La solution consisterait à réduire le nombre de permis en circulation, ce qu’aucun gouvernement ne sera assez téméraire pour faire en temps de crise. Les initiatives privées, comme celle de Sandbag, qui appellent les particuliers à se porter acquéreurs de ces droits pour les immobiliser, n’ont guère d’impact sur les prix d’un marché surabondant. Il existe pourtant un moyen d’asphyxier l’offre de demain sans nuire aux entreprises aujourd’hui. L’Europe doit d’abord arrêter d’importer des permis d’émission de CO2 provenant d’autres pays comme la Russie, pour qui ces transactions virtuelles sont de véritables aubaines. Personne ne croit sérieusement que le fait d’avoir vendu 15 millions de tonnes de carbone en droits à polluer empêche vraiment les entreprises russes de les libérer quand même dans l’atmosphère de l’autre côté de Novossibirsk. L’Europe doit ensuite annoncer un plan de réduction du nombre de permis de polluer, qui entrera en application juste après la récession. Les avertissements sur la disette à venir, quand le dispositif entrera dans sa troisième phase, en 2012, permettraient de faire remonter les prix du carbone dès aujourd’hui. Les gouvernements ont littéralement noyé le système, comme l’Eglise au Moyen Age avec les indulgences. L’heure est maintenant à la Réforme. On n’attend plus qu’un nouveau Martin Luther pour afficher certaines vérités toutes nues à la porte des industriels. Le fabuleux marché du carbone européen prend des Julian Glover airs de crise des subprimes.

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L’ANTICRISE Manuel de survie

HORIZONS Paradoxalement, la dépression ouvre le champ des possibles. Les remèdes des décennies passées ne fonctionnent plus. Il faut en trouver de nouveaux. Certains individuels. D’autres à l’échelle d’une communauté. D’autres, enfin, au niveau d’une planète qu’il faut sauver des conséquences de nos erreurs.

Ne laissons plus les marchés faire la loi

NEWSWEEK (extraits)

New York

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hefs d’Etat et penseurs du monde entier ne cessent de débattre depuis des années des défauts de l’organisation financière internationale et des déséquilibres économiques. Beaucoup craignaient les effets d’un rééquilibrage désordonné. Mais rien n’a été fait. Et nous payons aujourd’hui le prix de cette inaction. Il y a dix ans, on redoutait que les troubles financiers des pays en développement ne s’étendent aux pays industrialisés. Et nous voilà aujourd’hui en plein cœur d’une crise made in USA qui menace la planète. Si nous entendons traiter cette crise mondiale et éviter qu’elle ne se répète, c’est tout le système financier mondial qu’il nous faut réformer et repenser. Les interdépendances sont tout simplement trop nombreuses pour que chaque pays puisse mener sa barque isolément. Pour contribuer à redynamiser la croissance, des plans de relance coordonnés à l’échelle internationale s’imposent. Il faut se féliciter que la Chine, les Etats-Unis et le Japon aient désormais lancé de vastes programmes d’expansion budgétaire. Reste que ces programmes sont d’une ampleur très variée et que l’Europe, pour l’heure, traîne les pieds pour en faire autant. Au-delà de ces considérations, la pleine confiance dans les marchés financiers ne reviendra pas tant que les gouvernements n’assumeront pas un rôle plus fort en matière de réglementation des institutions financières, des produits financiers et des mouvements de capitaux. Les banques ont montré leur incapacité à gérer les risques de leurs propres activités. Il nous faut aujourd’hui un organe

mondial de réglementation financière afin de surveiller et d’évaluer les risques systémiques. En tolérant l’existence de grandes disparités entre les réglementations financières de chaque pays, on court le risque d’une course au moins offrant : certains s’orienteront vers des règles plus souples afin d’attirer les établissements financiers aux dépens des autres pays. Quelle doit être la teneur de ce nouvel ■ ▲ Joseph ensemble de règles financières mondiales ? E. Stiglitz Cette réglementation doit tout d’abord veiller Né le 9 février à ce que les systèmes de primes aux dirigeants 1943, cet soient transparents et n’aient pas pour effet économiste pervers d’encourager la fraude comptable, le américain a reçu le prix Nobel laxisme ou les prises de risque excessives. Nous d’économie en devrions exiger à tout le moins une plus grande 2001. Il s’est rendu transparence des stock-options. Il faut égale- célèbre par ses ment restreindre la gamme potentielle de violentes critiques conflits d’intérêts – comme les agences de no- à l’égard du FMI tation rémunérées par ceux-là mêmes qu’elles et de la Banque notent. Il importe de limiter l’endettement et mondiale, les autres comportements à risque. La nor- présentées malisation des produits financiers permettrait notamment dans son ouvrage La d’améliorer la transparence. Et des commisGrande Désillusion sions chargées de la stabilité et de la sécurité (éd. Fayard). de ces produits financiers pourraient donner leur avis sur les produits que les institutions peuvent utiliser sans risque. Les gouvernements doivent entreprendre aux moins deux autres actions. Tout d’abord, la réforme de l’organisation mondiale des banques “Ici, comme centrales. Il y a près de partout, la crise quatre-vingts ans, John mène une double Maynard Keynes, le plus vie : d’un côté en grand économiste de sa tant que réalité, de l’autre en tant génération, écrivait déjà que discours politique et qu’une banque centrale médiatique. Si certains développent mondiale était nécessaire un discours apocalyptique, à la stabilité financière et d’autres, notamment dans les à la prospérité du monde. Keynes espérait que le milieux économiques, cherchent Fonds monétaire interà imposer une phraséologie national créerait une pétrie d’optimisme.” nouvelle monnaie de Franz Schuh, écrivain autrichien réserve internationale que détiendraient les pays au lieu de la livre sterling (qui était alors une monnaie de réserve). Aujourd’hui, cette devise internationale pourrait remplacer le AFP

Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, est formel : les gouvernements doivent coordonner leur action et prendre le contrôle de la finance mondiale. Il dresse le catalogue des réformes fondamentales qui s’imposent.

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dollar, monnaie de réserve de facto ; n’étant plus soumise aux accidents de conjoncture d’un pays ou d’un groupe de pays, elle serait bien plus stable. Son émission serait régie par des règles simples, avec notamment des sanctions contre les pays conservant de façon prolongée des réserves trop importantes. Cette idée pourrait bien avoir trouvé aujourd’hui toute sa pertinence. La seconde grande réforme consisterait en un nouveau système de gestion des faillites transfrontalières. Aujourd’hui, la faillite d’une banque ou d’une autre entreprise dans un pays donné peut avoir des conséquences planétaires. Quand plusieurs systèmes juridiques sont applicables, il faut parfois des années pour démêler l’écheveau. C’est le cas de la faillite toujours irrésolue de l’Etat argentin en 2001. Aujourd’hui, les banqueroutes en tout genre sont en passe de se multiplier partout dans le monde, et il nous faut un meilleur moyen de les gérer. Cette crise a mis en lumière non seulement l’étroitesse des interdépendances entre tous les pays, mais aussi les lacunes des institutions existantes. Le FMI, par exemple, s’est distingué par plus de belles paroles que d’action face aux déséquilibres mondiaux. Alors que, à l’échelle du monde, les problèmes de gouvernance sont vus comme un obstacle au développement, les lacunes dans la gouvernance du FMI lui-même sapent grandement la crédibilité de ses sermons : ses conseils – en particulier ceux encourageant la déréglementation – sonnent bien creux aujourd’hui. Nous arrivons à un tournant du type Bretton Woods : le moment est venu de réformer radicalement les institutions existantes ou, comme on l’a fait à la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’en créer de nouvelles. Jusqu’à présent, Washington s’est toujours opposé à toute velléité de créer un système financier mondial et multilatéral qui soit stable et équitable. Les Etats-Unis ont exporté cette doctrine de la déréglementation qui s’est révélée si néfaste, aussi bien pour eux-mêmes que pour le reste du monde. Une occasion de changer tout cela se présente aujourd’hui au nouveau président, Barack Obama. De sa réaction dépendront beaucoup de choses, aujourd’hui et dans les Joseph E. Stiglitz décennies à venir.

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L’ANTICRISE Manuel de survie

Relisons Adam Smith autrement Le Prix Nobel d’économie Amartya Sen tord le cou à une idée reçue : le fondateur de l’économie moderne n’a jamais fait l’apologie d’un capitalisme débridé, bien au contraire.

l’on n’en continuera pas moins à s’interroger sur les systèmes économiques futurs. Avonsnous vraiment besoin d’un “nouveau capitalisme”, qui serait en quelque sorte l’étendard capitaliste, au lieu d’un système non monolithique reposant sur un éventail d’institutions choisies de façon pragmatique et sur des valeurs que nous pouvons défendre avec raison ? Devrions-nous nous mettre en quête d’un “nouveau monde” qui n’adopterait pas nécessairement une forme capitaliste spécialisée ? Cette question, à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, j’irai jusqu’à dire que c’est celle qu’a posée le fondateur de l’économie moderne, Adam Smith, quand il a présenté ses travaux précurseurs sur l’économie de marché au XVIIIe siècle.

FINANCIAL TIMES

I

Londres

l y a exactement quatre-vingt-dix ans, en mars 1919, déjà confronté à une crise économique, Lénine débattait des heures difficiles que vivait le capitalisme de son époque. Mais il se refusa alors à en rédiger l’épitaphe : “C’est une erreur de croire qu’il n’y a pas d’issue à la crise actuelle pour le capitalisme.” Une remarque amplement justifiée par les faits. Bien que les marchés américain et européen aient connu de nouvelles difficultés dans les années 1920, suivies de la Grande Dépression dans les années 1930, à long terme, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’économie de marché a fait preuve d’un dynamisme exceptionnel, et l’économie planétaire a connu une expansion sans précédent au fil des soixante dernières années. Même si elle est maintenant victime d’un nouvel accident avec la crise qui a débuté brutalement au cours de l’automne aux Etats-Unis et qui s’accélère actuellement à un rythme effrayant. La question qui s’impose désormais porte moins sur l’éventuelle agonie du capitalisme que sur sa nature et sur son besoin de renouvellement. La crise, si insurmontable qu’elle nous semble aujourd’hui, finira par passer, mais

POINT DE VUE

Smith n’a jamais eu recours au terme “capitalisme” (du moins, à ma connaissance) et il serait également difficile de retrouver dans ses analyses une quelconque théorie sur l’autosuffisance de l’économie de marché, ou sur le besoin d’accepter la domination du capital. Dans son premier ouvrage, Théorie des sentiments moraux, publié il y a tout juste deux cent cinquante ans, il a étudié de manière exhaustive le rôle incontournable des valeurs autres que matérialistes. Affirmant que la “prudence” était “de toutes les vertus la plus utile aux individus”, il soulignait ensuite que “l’humanité, la justice, la générosité et l’amour du bien public sont des vertus très utiles aux autres hommes”. Mais qu’est-ce exactement que le capitalisme ? Selon la définition traditionnelle, les marchés sont indispensables aux transactions

▲ Dessin de Fernando Vicente paru dans El País, Madrid.

Non, la mondialisation n’est pas morte

Pour Moisés Naím, rédacteur en chef de Foreign Policy, rien ne peut empêcher les échanges entre pays. Ni la crise ni les politiques protectionnistes.

n ne peut pas dire que la crise économique ait sonné le glas de la mondialisation, sauf à penser que la mondialisation concerne surtout le commerce et les investissements internationaux. Mais elle est beaucoup plus que cela et les rumeurs sur sa fin sont très exagérées. Après tout, les djihadistes indonésiens continuent à partager leurs idées et leurs plans d’opération avec leurs frères extrémistes du Moyen-Orient, pendant que les artistes vietnamiens peuvent aujourd’hui vendre plus facilement leurs œuvres sur les marchés européens et que les juges espagnols peuvent faire équipe avec leurs confrères d’Amérique latine pour envoyer les tortionnaires devant la justice. La mondialisation, comme l’affirment le politologue [britannique] David Held et ses coauteurs [dans une série de livres sur le sujet], n’est

O

“L’HUMANITÉ, LA JUSTICE, LA GÉNÉROSITÉ ET L’AMOUR DU BIEN PUBLIC”

rien d’autre que “l’élargissement, l’approfondissement et l’accélération de l’interconnexion mondiale dans tous les aspects de la société contemporaine”, et pas seulement entre deux terminaux de l’agence [d’information financière] Bloomberg. Toutes sortes de groupes continuent à être connectés dans le monde entier, et la crise économique ne va pas ralentir leurs activités. Dans certains cas, elle pourrait même les renforcer. Les organisations caritatives mondiales, par exemple, vont voir la demande pour leurs services s’envoler, car les crises économiques font augmenter de façon considérable le nombre des nécessiteux. Les religions vont également bénéficier de la situation, les épreuves généralisées accroissant l’intérêt pour l’au-delà. Dans une époque d’argent roi et d’emplois rares, les sociétés du crime mondialisées seront dans certaines régions parmi les rares – sinon les seules – sources de crédit, d’investissement et de travail. Et les terroristes transnationaux ne seront pas découragés par une économie en mauvaise

santé : l’effondrement du marché des Credit Default Swaps n’a pas empêché dix extrémistes pakistanais de semer le chaos à Bombay en novembre. Il est vrai que les flux privés d’investissement et de crédit entre les pays ont temporairement chuté. Ainsi, fin 2008, la demande de produits importés a considérablement baissé aux Etats-Unis, réduisant le déficit commercial du pays de presque 30 %. En Chine, les importations ont baissé de 21 % et les exportations de presque 3 %. En novembre dernier, les mouvements de capitaux vers les marchés émergents ont atteint leur plus bas niveau depuis 1995 et les émissions d’obligations internationales ont été stoppées. Mais pendant que l’activité économique privée sombre, les mouvements internationaux de fonds publics prospèrent. L’automne dernier, la Réserve fédérale (Fed) américaine et les banques centrales du Brésil, du Mexique, de Singapour et de Corée du Sud ont passé un accord monétaire d’une valeur de 30 milliards de dollars [22 milliards d’euros] pour

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chacun de ces pays afin de stabiliser leurs marchés financiers. Des pactes similaires lient aujourd’hui les banques centrales d’Asie, d’Europe et du Moyen-Orient. Oui, certains gouvernements seront tentés de répondre à la crise en adoptant des politiques protectionnistes, en imposant des règles qui entravent l’intégration financière internationale ou en prenant des mesures destinées à limiter l’immigration. Mais le coût d’une telle stratégie est énorme et difficile à assumer sur le long terme. Qui plus est, la capacité des gouvernements, quels qu’ils soient, à protéger leur économie et leur société des influences et des dangers venant de l’extérieur s’est progressivement érodée au cours des vingt dernières années. Et rien ne laisse penser que cette tendance va s’inverser. La mondialisation est une force si diversifiée, ample et puissante que même le krach massif actuel ne parviendra pas à la ralentir de façon sensible ou à l’inverser de façon définitive. Que cela nous plaise ou non, la mondialisation est là pour durer. Moisés Naím, Foreign Policy (extraits), Washington

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d’Ares paru dans Juventud Rebelde, La Havane.

économiques. Cela constitue une caractéristique nécessaire pour qu’une économie soit considérée comme capitaliste. De la même façon, la recherche du profit et les droits individuels de propriété privée sont considérés comme des traits propres au capitalisme. Or, si ce sont là des conditions nécessaires, les systèmes économiques que nous connaissons actuellement, par exemple en Europe et en Amérique, sont-ils authentiquement capitalistes ? Tous les pays riches du monde – ceux d’Europe, ainsi que les Etats-Unis, le Canada, le Japon, Singapour, la Corée du Sud, Taïwan, l’Australie et d’autres – dépendent depuis un certain temps de transactions qui se déroulent pour l’essentiel hors des marchés, comme les allocations chômage, les retraites et d’autres composantes du système social, de l’éducation et de la santé. On oublie souvent que Smith ne considérait pas le mécanisme de marché en tant que tel comme un garant d’excellence, pas plus qu’il ne voyait dans la recherche du profit la seule motivation. Il ne s’est pas attardé sur les raisons qui poussent les gens à commercer. C’est d’ailleurs peut-être la pire erreur qu’on puisse commettre que de vouloir interpréter ce qu’il a dit sur le sujet comme une analyse exhaustive de toutes les normes comportementales et institutions qu’il estimait

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▶ Dessin

indispensables au bon fonctionnement d’une économie de marché. Les gens veulent commercer pour leur propre intérêt – rien d’autre n’est nécessaire. C’est ainsi que Smith l’a abordé dans une déclaration maintes fois citée, qui expliquait pourquoi les boulangers, les brasseurs, les bouchers et les consommateurs cherchaient à faire des affaires ensemble. Quoi qu’il en soit, pour fonctionner avec efficacité, une économie a besoin d’autres valeurs, d’autres engagements, comme la confiance et l’assurance réciproques. Smith a expliqué pourquoi cette confi ance n’est pas toujours au rendez-vous. Si les tenants de la théorie du boucher, du brasseur et du boulanger, inscrite dans de nombreux manuels d’économie, ont du mal à comprendre la cr ise actuelle (les individus ont toujours d’excellentes raisons d’aspirer à développer le commerce, mais aujourd’hui ils ont moins d’occasions de le faire), Smith lui-même n’aurait pas été surpris outre mesure par l’ampleur des répercussions de ce climat de circonspection et de défiance envers autrui, lesquelles ont contribué à provoquer cette crise et à compromettre les plans de relance. Plusieurs facteurs annonçaient en réalité cette crise de confiance en partie responsable du fiasco économique actuel. A commencer par l’essor fulgurant des seconds marchés fondés sur des produits dérivés et autres instruments financiers, qui font que, depuis “La crise quelques années, il est bien plus difficile financière, d’identifier clairement comme la les obligations et les responsabilités liées crise climatique, pourrait aux transactions. Or cette évolution s’est marquer l’émergence d’une produite à une époque où l’offre de crédits à Europe politiquement tout-va, alimentée en élargie, ouverte au reste partie par les énormes e x c é d e n t s commerdu monde.” ciaux de certaines écoUlrich Beck, sociologue allemand nomies – et notamment de l’économie chinoise – , a considérablement amplifié les opérations audacieuses. Ces mécanismes financiers permettent à un prêteur de crédit immobilier à risques qui a poussé un emprunteur à s’endetter au-delà des limites du raisonnable de se défaire d’instruments financiers en les lais■ L’auteur sant à des tiers qui n’ont aucun rapport avec Amartya Sen, la transaction d’origine. Alors que depuis lauréat du prix quelques années la nécessité de réglementaNobel d’économie tion et de contrôle de ces marchés s’impose 1988, enseigne de plus en plus, l’Etat – en particulier aux l’économie Etats-Unis – n’a cessé de se désengager de et la philosophie à son rôle d’autorité de contrôle, cédant toul’université Harvard. COURRIER INTERNATIONAL N° 961

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jours plus à la conviction que, par sa nature même, l’économie de marché était capable de s’autoréguler. Et à mesure que le besoin de contrôle étatique augmentait, les autorités supervisaient de moins en moins les marchés. Cette faiblesse institutionnelle a des effets néfastes sur les codes de bonnes pratiques et encourage en plus la “surspéculation” – tendance à laquelle, comme l’expliquait Smith, cèdent tant d’êtres humains en raison de leur soif insatiable de profits. Smith qualifiait ces individus – qui sont prêts à prendre des risques excessifs dans l’espoir d’en récolter des profits – de “dissipateurs et spéculateurs”, termes qui, notonsle au passage, décrivent parfaitement les prêteurs de crédits immobiliers à risques de notre époque. IL FAUT DE NOUVEAU RÉFLÉCHIR AUX LIMITES DE L’ÉCONOMIE DE MARCHÉ

Malgré tout ce que Smith a fait pour expliquer et défendre le rôle constructif que pouvait avoir le capitalisme, il n’en restait pas moins très préoccupé par l’incidence de la pauvreté, de l’analphabétisme et des privations qui pouvaient subsister dans une économie de marché prospère. Opposé à des marchés monolithiques et à une dictature du profit, il appelait de ses vœux une diversité des institutions. Smith ne faisait pas que promouvoir l’importance du rôle de l’Etat dans les fonctions échappant aux lois du marché, telles l’éducation pour tous et l’aide aux indigents (il souhaitait également que les pauvres dépendant des aides publiques bénéficient de plus de libertés que ne leur en accordaient les Poors Laws [une aide financière allouée aux plus démunis en Grande-Bretagne durant une période allant du XVIe au XIXe siècle]). De manière générale, il était bien plus favorable à des choix institutionnels capables de répondre aux problèmes de société qu’à des institutions régies par quelque formule rigide qui laisserait toute liberté aux marchés. Les difficultés économiques actuelles n’appellent pas à mon sens un “nouveau capitalisme”, mais elles exigent bel et bien de nouvelles réflexions sur la portée et les limites de l’économie de marché. Nous avons surtout besoin d’évaluer clairement le mode de fonctionnement des institutions existantes et de mieux comprendre comment différentes organisations – qui vont du marché jusqu’aux organismes étatiques – peuvent contribuer ensemble à produire un meilleur système écoAmartya Sen* nomique mondial. * Penguin Books publiera courant 2009 une édition commémorative de la Théorie des sentiments moraux avec une nouvelle introduction, dans laquelle j’explique en quoi les idées d’Adam Smith sont plus que jamais d’actualité.



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L’ANTICRISE Manuel de survie

“Il faut changer ta vie” Ralph Orlowski/Getty Images-AFP

Dans son nouveau livre, le philosophe allemand Peter Sloterdijk appelle à décoder dans la crise les signes annonciateurs de notre avenir. Entretien. ■

FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG (extraits)

Francfort Pourquoi devons-nous changer notre mode de vie ? PETER SLOTERDIJK C’est la crise mondiale qui nous oblige à changer. Nous n’avons pas d’autre choix que de modifier radicalement notre mode de vie, car sans cela nous œuvrons à notre propre fin économique et écologique. Aux premiers temps de l’humanité déjà, il y avait des autorités fortes, dieux, gourous et maîtres, qui exigeaient des hommes d’énormes sacrifices. Aujourd’hui, nous avons affaire à une divinité profane nommée crise, qui exige de nous que nous définissions de nouveaux modes de vie. Les groupes humains misent généralement sur la durée, ils ont la volonté de perdurer. Mais ce projet est strictement incompatible avec le modus vivendi actuel. Qui doit changer sa vie ? Sommesnous tous concernés ou seulement une certaine élite ? Pour la première fois j’ai essayé d’écrire un livre [voir ci-contre] qui réponde au genre défini par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, à savoir “un livre pour tous et pour personne”. “Pour personne”, car les élites auxquelles ce livre pourrait s’adresser n’existent pas encore. “Pour tous”, car un nouveau processus de sélection a commencé, dans lequel se définit qui est apte à prendre en compte la crise. L’humanité va se diviser, et elle a déjà commencé à le faire sous nos yeux : d’un côté ceux qui continuent comme avant, de l’autre ceux qui sont prêts à amorcer un tournant. […] Un jour [le philosophe américain] Richard Rorty avait qualifié amèrement ses collègues

AUTOSUFFISANCE

L’auteur

A 61 ans, Peter Sloterdijk est l’un des grands noms de la philosophie allemande contemporaine. Originaire de Karlsruhe, où il exerce comme professeur et recteur d’université, il s’est fait connaître avec son essai Critique de la raison cynique (Bourgois, 1987). En 1999, il a déclenché une vaste polémique avec Règles pour le parc humain (Mille et Une Nuits, 2000). Son dernier livre, Du mußt dein Leben ändern (Il faut changer ta vie), vient de paraître en Allemagne. Son titre est emprunté au poème de Rilke Torse archaïque d’Apollon. ▶ Dessin

de Peret paru dans El País, Madrid.

des départements de philosophie et de sciences humaines de “spectateurs cosmopolites et détachés”. Il voulait dire par là qu’ils parlaient de la crise comme d’une mise en scène d’opéra. Ils regardaient tout au plus les catastrophes à travers des jumelles de théâtre, sans comprendre que beaucoup de désastres qui surviennent aujourd’hui, au-delà de leur charge négative immédiate, portent en eux la marque annonciatrice de notre avenir. Qu’entendez-vous par marque annonciatrice ? Les philosophes Hans Jonas et Carl Friedrich von Weiszäcker parlaient déjà de “catastrophes annonciatrices” dans les années 1980. Ce qu’ils voulaient dire, c’est que la réalité envoie des signes annonciateurs à l’humanité, qu’il faut décoder et transposer dans le comportement des individus et des institutions. Exactement ce que ne peut pas faire celui qui se complaît dans le rôle du spectateur détaché. Mais les jumelles de théâtre n’ont-elles pas aussi un rôle protecteur ? Quand on est confronté à l’ampleur de la menace réelle, cela peut paralyser, voire, dans le pire des cas, pousser au suicide. L’être humain est une créature qui a besoin d’être protégée. Cela fait trois mille ans que les avant-gardes de l’humanité sont dans cette situation : dès qu’elle voit poindre un grand bouleversement, l’intelligence humaine tremble. Il me semble que le concept de “dieu” a été l’un des plus puissants boucliers derrière lesquels on s’est abrité pour résister à l’inquiétant. Si l’on regardait audelà de ce bouclier, on serait transformé en statue de sel. Souvenez-vous du bouclier de Persée, dont le centre reflétait le visage effrayant de la Gorgone. Le héros s’abritait derrière la face intérieure du

bouclier et renvoyait l’effroi vers l’extérieur. Cette image décrit bien la situation de l’intelligence humaine quand elle tente de se rassurer dans la confrontation avec la réalité. Devons-nous donc abandonner notre assurance trompeuse et vivre plus dangereusement ? Il faut surtout penser avec une conscience plus aiguë du danger. Nous devons décider si nous voulons ériger un système immunitaire global qui nous ouvre une perspective de survie collective. Il nous faut travailler à un bouclier pour la planète, pour l’humanité et son environnement technique. Pour ce faire, il faut un management écologique mondial. C’est ce que j’appelle le “coïmmunisme”. Avec ce terme, vous faites référence à plusieurs reprises dans votre livre au communisme. Avez-vous rédigé un manifeste de gauche ? Je n’aspire pas à un projet néocommuniste. Que voulaient vraiment les communistes ? Prendre le pouvoir pour mettre en place des dictatures extrêmes et éduquer des populations immatures. Le mouvement dont je postule l’existence dans mon livre ne vise en aucun cas des conversions forcées. L’objectif est de tout atteindre volontairement ou, si vous préférez, par une “volonté assistée”. Vous avez une vision plutôt positive de l’humanité. Je me fonde sur une thèse ontologique forte : l’intelligence humaine existe. En découle une thèse éthique forte : l’intelligence humaine existe en corrélation positive avec la volonté de perdurer. Depuis Adorno, nous savons que cette corrélation peut être remise en question. C’était l’idée la plus suggestive de la théorie critique. Elle partait de l’observation que l’intelligence humaine peut parfois se tromper et confondre autodestruction et préservation de soi. Cela fait partie des leçons inoubliables du XXe siècle. Ce qui est aujourd’hui à l’ordre du jour, c’est une théorie positive de la coïmmunité globale, qui fonde et oriente les multiples pratiques de la survie collective. Propos recueillis par Julia Encke

Vers une économie de symbiose

Nourriture, énergie, santé… C’est autour de ces droits de base que l’on doit reconstruire notre modèle, explique l’économiste japonais Katsuto Uchihashi.

taux volatils vont s’autodétruire tôt ou tard, mais, pour sauver l’économie réelle, il est indispensable de réunir des spécialistes du monde entier et de mettre en place une coopération internationale.

Certains considèrent que le capitalisme est au bord de l’effondrement.

Vous prônez l’économie de symbiose, un système fondé sur une “zone d’autosuffisance FEC”, F pour food (nourriture), E pour energy (énergie) et C pour care (santé). Elle va de pair avec le droit à l’autosuffisance.

KATSUTO UCHIHASHI Alors que la somme des PIB des pays de la planète s’élève à 54 000 milliards de dollars, les capitaux spéculatifs passant d’une place financière à une autre sont estimés à quelque 540 000 milliards de dollars. Cet argent virtuel, dont le profit engendre le profit, a pris un tel poids qu’il manipule l’économie réelle à sa guise. Le contrôler est d’ores et déjà impossible. Je pense que ces capi-

Le principe de concurrence est fondé sur la division. On divise pour créer des rivalités et mettre en compétition. L’émulation est certes une bonne chose, mais la symbiose pose comme principes la solidarité, la participation et la coopération et respecte les droits fondamentaux de l’être

humain, notamment l’accès à la nourriture, à l’énergie et à la santé. Il s’agit non seulement d’être autosuffisant [au niveau local, national voire interrégional] dans ces trois domaines, mais aussi de créer des emplois. En s’appuyant sur ce système de valeurs, on doit créer des industries qui permettent la fondation d’une société de développement durable. Les retombées économiques devraient être non négligeables. […] Le président Obama a promis “une assurance-maladie pour tous” et il pense la financer grâce à la suppression des réductions d’impôts en faveur des plus privilégiés. Ce retour à la politique de redistribution des revenus est proche de l’idée de la zone d’autosuffisance.

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Certains craignent que le fait de favoriser l’économie nationale conduise au protectionnisme. D’autres, en revanche, proposent de retourner à une économie fermée, comme à la période d’Edo [1603-1867].

C’est absurde. Je ne suis pas de ceux qui pensent que le bon vieux Japon était mieux. Je souhaite qu’on bâtisse une économie de symbiose dans laquelle on s’intéresse à l’être humain avant tout, et non que l’on regrette une époque où régnait la discrimination et où des parents étaient obligés de vendre leurs enfants. Ce système d’avenir que j’appelle de mes vœux pointe déjà dans certaines communautés locales et chez les jeunes. Propos recueillis par Shuichi Tomaru, Asahi Shimbun (extraits), Tokyo

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HORIZONS

Bienvenue au capitalisme coopératif ! Le temps de l’individualisme est révolu. Et nous devons tous collaborer pour construire un modèle économique à visage humain. C’est l’intime conviction de l’économiste britannique Noreena Hertz.

chlorofluocarbures (CFC) constituent des exemples d’une collaboration entre Etats pour une cause commune. Quatrième raison pour laquelle une nouvelle ère de capitalisme se profile à l’horizon : la configuration des forces géopolitiques est en train de se redessiner. La Chine, le Brésil, l’Inde – des pays qui n’ont guère fait allégeance au capitalisme Gucci – montent en puissance tandis que, de son côté, le nouveau gouvernement des Etats-Unis semble attaché au multilatéralisme. Si on ajoute à cela le fait que l’Europe, durement touchée par la récession mondiale, a tout intérêt à prendre ses distances avec ce système économique qu’elle n’a pas inventé, tous les ingrédients sont réunis pour une révolution idéologique. Enfin, ce n’est pas seulement au niveau intergouvernemental qu’on décèle les signes d’une plus grande coopération. D’après certaines études anthropologiques, les sociétés qui ont moins partagent plus. La popularité grandissante du “recyclage gratuit”, qui consiste à donner ce dont on ne veut plus plutôt que de le mettre en vente, n’est qu’une manifestation comme tant d’autres d’une nouvelle ère de coopération.

THE TIMES

J

Londres

’ai baptisé “capitalisme Gucci” l’époque qui vient de se terminer. Ce capitalismelà est né vers le milieu des années 1980 ; Ronald Reagan et Margaret Thatcher l’ont conçu, Milton Friedman l’a porté sur les fonts baptismaux et Bernard Madoff s’en est fait la figure de proue. C’était une époque qui reposait sur une idée fondamentale, à savoir que les marchés pouvaient s’autoréglementer. Une époque où il était moins honteux de crouler sous les dettes que de ne pas posséder le dernier modèle de chaussures Nike ou de sac à main Gucci. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que les autorités de tutelle aient été trop faibles, les banquiers trop puissants et les mécanismes de contrôle trop inexistants. Ni que le château de cartes ait été voué à s’effondrer tôt ou tard. Et l’on ne s’étonnera pas non plus que le capitalisme Gucci soit dénoncé maintenant tant par la droite que par la gauche. Même l’un de ses plus ardents défenseurs, [l’ancien président de la Réserve fédérale] Alan Greenspan, reconnaît son aveuglement passé. Mais ces accès de lucidité risquent de faire long feu. Dans cinq ans, le capitalisme gardera-t-il le même visage qu’il y a six mois ? Selon moi, les conditions sont réunies pour qu’une nouvelle forme de capitalisme surgisse des ruines : le capitalisme coopératif, où coopération, collaboration et intérêts collectifs sont les maîtres mots. Et cela pour cinq raisons. POURQUOI DOIT-ON CHANGER DE MODÈLE ÉCONOMIQUE ?

La première est que l’opinion est furieuse. Cette colère était dirigée dans un premier temps contre les banquiers, puis très vite elle s’est retournée contre les grandes entreprises en général : les sociétés qui versent des millions de dollars à leurs dirigeants tout en procédant à des licenciements massifs, celles qui réalisent de coquets bénéfices mais ne partagent pas la manne avec leurs clients, lesquels trouvent la pilule bien amère. Nous assistons déjà à une grogne grandissante. Et elle devrait s’amplifier, à moins que les dirigeants politiques et les chefs d’entreprise montrent qu’ils se rangent sans ambiguïté du côté de la population. Deuxième raison : le gouvernement a reçu un mandat pour intervenir, et ce pour la première fois depuis trente ans. Et c’est un vrai séisme. Encore une fois, les banques ont été les premières visées – par le biais d’interventions qui allaient des nationalisations au plafonnement des rémunérations. Dans le capitalisme Gucci, on exigeait rarement des entreprises qu’elles agissent pour le bien de la société. Dans le capitalisme coopératif, c’est la contrainte et non le volontariat qui sera la norme.

▶ Dessin

d’Ulises paru dans El Mundo, Madrid.

TRANSFORMER LA CRISE ACTUELLE EN UNE OPPORTUNITÉ DE NOUS UNIR

Troisième raison : les mauvais côtés de la mondialisation sont apparus au grand jour. La rapidité avec laquelle la crise financière s’est propagée d’un pays à l’autre montre avec éclat que, dans un monde interconnecté, nous vivrons ou nous mourA Vancouver, rons tous ensemble. faute de pouvoir Dans le capitalisme construire Gucci, les entreprises de nouvelles voyaient leurs droits inmaisons, on préfère utiliser croyablement protégés, les terrains vagues pour cultiver des sous l’ombre tutélaire de légumes. L’agriculture urbaine est l’Organisation mondiale d’ailleurs en plein boom : la pelouse du commerce (OMC). de l’hôtel de ville va être convertie Aujourd’hui, des discusen potager bio et les Vancouvérois sions sont engagées sur ont désormais le droit d’élever l’établissement d’un sysdes poules dans leur arrière-cour. tème mondial de réglementation financière. Et ce n’est qu’un début. Il faut s’attendre à la création de nouvelles institutions internationales ou à l’introduction de nouvelles règles contraignantes. Ce genre d’accords n’aura d’ailleurs rien de nouveau. Bretton Woods et le protocole de Montréal sur les

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Mais il ne s’agit pas d’un mouvement irrésistible. Nous nous trouvons à la croisée des chemins. Les dirigeants, à la tête d’entreprises ou de gouvernements, sont placés devant un choix. Ils peuvent adopter l’idée de coopération, avec son multilatéralisme et ses institutions internationales, pour protéger notre environnement et nos citoyens. Ou ils peuvent s’engager dans une voie très différente : celle du pur égoïsme et de la loi de la jungle. Dans cette optique, ceux qui préconisent le protectionnisme économique doivent prendre conscience de ses conséquences. Si la Chine voit les marchés étrangers se fermer devant ses produits, elle ne sera pas pressée de réduire ses émissions de dioxyde de carbone. Si le Royaume-Uni essaie de réserver les emplois aux seuls Britanniques, il risque de ne plus pouvoir exporter ses biens où que ce soit. Enfin, comme l’Histoire nous l’a enseigné, la frontière entre nationalisme économique et xénophobie est mince. J’espère que nos dirigeants et l’opinion publique auront la clairvoyance et l’ambition nécessaires pour transformer le naufrage économique actuel en une opportunité. Une chance de s’unir pour instaurer un système économique plus équitable, étroitement surveillé, qui privilégie des règles plus équilibrées, favorise la justice sociale et le développement durable. J’espère que nous opterons pour une version du capitalisme qui soit ouverte, avec de multiples acteurs, et dans laquelle une partie ne gagne que quand tout le monde travaille ensemble pour le bien commun. Enfin, j’espère que nous choisirons d’acheter non plus chez Gucci, mais à la coopérative. Noreena Hertz* * Professeur à la Judge Business School de l’université de Cambridge et auteur de The Silent Takeover [La prise de contrôle silencieuse].

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Vive le made in Russia ! A Moscou, on reparle de remplacer les importations par des produits locaux. Pour beaucoup de Russes, cela rappelle les pénuries de l’ère soviétique. KOMMERSANT-VLAST (extraits)

A

MOSCOU

l’époque où elle a été inventée, la substitution des produits nationaux aux importations se voulait déjà une réponse à la crise économique qui sévissait en Occident. Comme l’expliquent les chercheurs américains James Heinz et Héctor Sáez, “à la suite de la Grande Dépression des années 1930, de nombreux pays en développement, en Amérique latine en particulier, ont voulu accéder à la croissance économique en suivant un modèle d’industrialisation visant à produire ce qui était jusque-là importé. Ce modèle a fonctionné dans un grand nombre de pays, mais le manque de productivité, de mauvaises décisions dans l’octroi des subventions et le lourd endettement des entreprises ont rendu ce schéma vulnérable à l’inflation et aux fluctuations de l’économie mondiale.” Les pays ayant décidé d’édifier le socialisme et de nationaliser les entreprises privées n’ont généralement pas tardé à imposer ce système de substitution des importations. Ainsi, à Cuba, peu après la révolution [en 1959], l’organisme national de planification entreprend de diversifier l’économie par ce biais. Le mot d’ordre est que, afin de diminuer la dépendance de l’île vis-à-vis des pays occidentaux, il faut apprendre à produire sur place l’ensemble des produits consommés. Dès 1968, il faudra y renoncer et instaurer une autre politique, fondée sur la production et les exportations de sucre, ainsi que sur le développement des échanges commerciaux avec les pays communistes. Les pays qui s’accrochent à la substitution des importations sont en général très pauvres et ont des normes de consommation bien à eux. Voici ce que relate Pelé dans son autobiographie MaVie et ce jeu merveilleux [Robert Laffont, 1978], évoquant le Brésil de 1958, au lendemain de la première victoire de l’équipe nationale au Mondial de football : “Une voiture ? Je ne pouvais pas y croire. A cette époque, cela semblait extraordinaire. Il faut savoir que les automobiles venaient de l’étranger, et les taxes à l’importation, calculées pour être dissuasives, dépassaient de loin le prix de la voiture. Cela coûtait donc une fortune, plus que ce qu’une vie entière de travail aurait rapporté à un Brésilien moyen.” Pourtant, ses exploits lors de la Coupe du monde valurent bien à Pelé de se faire offrir une voiture par son pays, mais il s’agissait d’un modèle local : “J’ai découvert une Romizetta, un machin à trois roues qui n’était même pas équipé de vraies portières.” La substitution aux importations a parfois été dictée par les circonstances : durant la Seconde Guerre mondiale et dans les années qui ont suivi, les colons britanniques avaient insisté pour que le Kenya se lance dans ce genre de politique, car la métropole n’avait plus les moyens de fournir des produits d’importation. Mais, dans la plupart des cas, les raisons sont

▶ Le capitalisme

russe en proie à de grosses difficultés économiques. “C’est exactement comme du temps du communisme ! — Sauf que maintenant, on est mieux habillés.” Dessin de Danziger, Etats-Unis.

beaucoup plus profondes. Les pays qui venaient de rejeter la colonisation devaient aussi cesser de dépendre des marchandises importées afin de parvenir à une véritable souveraineté économique. Mieux, dans la science économique mondiale des années 1960, tout un courant justifiait le remplacement des importations et avait élaboré une “théorie de la ■ Chômage dépendance”, qui entrait en conflit avec la théo“8 millions rie de la modernisation selon laquelle les pays de sans-emploi. en développement étaient capables d’imiter Comment surmonter les pays industrialisés, que ce n’était qu’une ce nouveau fléau ?” question de temps et qu’il fallait continuer titrait les échanges mutuellement bénéfiques avec l’hebdomadaire l’Occident et d’abord accumuler des capitaux. économique Les partisans de la théorie de la dépendance russe Expert soulignaient pour leur part que ces échanges le 23 mars. Avec étaient toujours dominés par l’inéquitable 300 000 chômeurs en plus pour le mois modèle colonial : les sommes que touchaient de février 2009, les pays en développement en échange de le taux de chômage leurs matières premières étaient trop faibles, a atteint 8,5 % tandis que les biens industriels qu’ils achetaient de la population étaient trop chers. Ainsi, le commerce avec active de Russie. l’Occident ne faisait qu’aggraver leur dépenLa fin de l’année dance. Dans ces conditions, disposer de leur s’annonce très propre production industrielle était la seule sosombre : certaines lution, à la fois d’un point de vue économique prévisions vont et diplomatique. jusqu’à 15 millions de chômeurs. A ce jour, la Russie n’a pas fait de la substitution aux importations un slogan officiel. Pour tant, au sein du gouvernement comme à l’Assemblée, on ne cesse d’en parler. Par exemple, Chercheurs d’or lorsqu’on leur a demansibériens, dé si le marché des méà vos tamis, dicaments russe ne risla taïga livrera peut-être bientôt ses quait pas de souffrir richesses, annoncent les Izvestia. Le d’une baisse des imporprésident Dmitri Medvedev a promis tations (qui l’alimentent qu’il réfléchirait à la demande du à hauteur de 75 %), des gouverneur de la région de Magadan responsables gouverned’autoriser l’octroi de licences mentaux ont répondu individuelles aux chômeurs que la production natioet autres retraités qui désirent se nale s’efforcerait de comlancer dans la prospection aurifère. penser. Alexeï Koudrine, le ministre des Finances,

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souligne que la Russie connaîtra une chute notable des importations en 2009, ce qui permettra une rapide croissance économique par la suite (après la crise de 1998, on avait observé une chute brutale des importations, à laquelle avait succédé une croissance économique de 10 % en l’an 2000). Le récent relèvement spectaculaire des taxes sur les véhicules importés est bien dans l’esprit de la substitution aux importations. De fait, la baisse planifiée du cours du rouble est le parfait symbole de cette politique. Le renchérissement des devises étrangères va limiter les importations et rend les produits russes formidablement concurrentiels, ce qui doit favoriser la croissance de la production, et même en améliorer la qualité. Il faut se souvenir que l’URSS, malgré son économie indéniablement planifiée, ne parlait pas de substitution aux importations. Dans la mesure du possible, les importations étaient en fait régulièrement revues à la hausse (surtout en provenance des démocraties populaires, bien sûr, mais pas uniquement). Cependant, les marchandises importées n’arrivaient pas en quantités suffisantes, et il y avait pénurie d’articles de bonne qualité, qui n’étaient accessibles qu’à certains privilégiés. C’est pour cela qu’aujourd’hui les Russes qui entendent parler de la substitution de la production nationale aux importations ont d’instinct une réaction négative. Surtout si cela doit être rendu possible par la dévaluation du rouble. Les produits importés seront beaucoup plus rares, et leur prix augmentera nettement. Les producteurs russes, au lieu de jouer sur la différence de prix, vont en profiter pour augmenter leurs marges. Cela dit, il n’est pas étonnant que le sujet revienne au premier plan ces temps-ci. Il faut bien que la crise ait quelques bons côtés. Lorsque le cours du rouble montait et que le volume des importations augmentait, le marché était saturé de produits étrangers de bonne qualité. Maintenant que le cours du rouble chute et que les importations diminuent, le marché devrait théoriquement être saturé d’articles russes de bonne qualité. Sergueï Minaev

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Pékin est à genoux, mais pas K.O. Très dépendante de la demande américaine, la Chine n’en est pas moins capable de rebondir en innovant. Une leçon que l’industrie américaine ferait bien de suivre. THE ATLANTIC (extraits)

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Washington

a success story chinoise telle que nous l’avons connue jusqu’ici – trois décennies ininterrompues de modernisation et de prospérité sous la houlette d’un régime autoritaire – est-elle terminée ? A-t-elle atteint ses limites et révélé ses contradictions ? Si la Chine cesse de progresser et de croître, risque-t-elle de se déchirer ? A mon avis, non. La Chine est certes confrontée à de gros problèmes, et il est possible qu’un jour nous repensions aux cérémonies d’ouverture des Jeux olympiques de Pékin comme à la dernière occasion où le monde a pu croire qu’il n’y avait pas de limites à ce que pouvait accomplir la Chine. Mais je parie le contraire. Commençons par examiner jusqu’à quel point les choses pourraient se dégrader. L’approche la plus limpide est celle de Michael Pettis, un professeur de science financière résidant à Pékin. Pour imaginer la situation de la Chine des années 2000, explique-t-il, il faut la comparer à celle des Etats-Unis dans les années 1920. Pettis a écrit récemment que l’excédent commercial chinois, “la mesure la plus précise de la surcapacité” – c’est-à-dire les usines qui tournent et les ouvriers qui ne sont employés que pour répondre aux achats de l’étranger –, est, par rapport au reste du monde, aussi important que l’excédent américain en 1929. En revanche, par rapport à sa seule production nationale, la Chine affiche un excédent cinq fois plus dépendant de clients étrangers pour ses emplois que ne l’étaient les Etats-Unis de 1929. Par conséquent, à moins qu’elle ne trouve le moyen de continuer à vendre alors que ses clients habituels ont cessé d’acheter, la Chine devrait subir une vague de chômage proportionnellement beaucoup plus forte que celle qui a frappé les Etats-Unis à l’époque. Le fait que la Chine soit devenue le financier des Etats-Unis a renforcé sa capacité d’influence sur ce pays. Mais sur le court terme – ou plutôt, tant que la crise actuelle durera – les deux pays sont en réalité codépendants d’une manière que ni l’un ni l’autre n’avaient tout à fait prévue. Depuis le début de l’année, les responsables chinois ont exprimé avec de moins en moins de ménagement ce que Gao Xiqing, qui gère quelque 200 milliards de dollars d’avoirs chinois aux Etats-Unis, avait subtilement laissé entendre en décembre 2008, à savoir que si les EtatsUnis entendent continuer à se servir de l’ar-

gent chinois, ils ont tout intérêt à remettre leur économie sur les rails. En d’autres termes, selon Pékin, les Etats-Unis devraient épargner et investir davantage, moins emprunter et moins consommer. Au Forum de Davos, en janvier dernier, le Premier ministre Wen Jiabao a de nouveau souligné le problème en morigénant les Etats-Unis pour avoir provoqué la déroute générale par leurs excès. Bon, d’accord ! Le seul problème, c’est que plus les Américains obtempéreront, plus les choses en Chine pourraient s’aggraver sur “Aucun des le court terme, car c’est cent fabricants précisément la surconsommation américaine chinois qui a permis aux usines avec lesquels je travaille n’a fait chinoises de tourner à faillite. Beaucoup peinent, mais plein régime. Mais les d’autres voient dans la récession Américains sont dans une contradiction simil’occasion de lancer leurs propres laire en ce qui concerne produits innovants plutôt que de leurs critiques à l’adresrester de simples sous-traitants.” se de la Chine. Les auLiam Casey, représentant à Shenzlen torités américaines voude nombreux donneurs d’ordres étrangers. draient que celle-ci réduise son excédent commercial – mais, dans le même temps, ils voudraient que les financiers chinois continuent à acheter des bons du Trésor américain et des actions de sociétés américaines avec les dollars que les Chinois tirent justement de leur excédent. Or on ne peut pas tout avoir. Les Chinois peuvent soit nous donner de l’argent, soit nous res▼ Dessin de Falco, Cuba. tituer un certain nombre d’emplois, mais pas les deux. Les Etats-Unis continueront donc à croiser les doigts en attendant de toucher le fond de la crise économique, pendant que les entreprises et les ouvriers chinois accuseront un choc sévère. Alors, pour quelle raison suis-je convaincu que les Chinois ont de bonnes raisons d’espérer ? La première réponse relève de l’économie pure. Les Chinois peuvent récupérer chez eux une partie de la demande perdue grâce à leur plan de relance, qui, avec 4 000 milliards de yuans [435 milliards d’euros], est proportionnellement beaucoup plus important que celui proposé par l’administration Obama [équivalent de 580 milliards d’euros], car l’économie chinoise est bien plus faible que l’économie américaine. Certes, il y a bien des raisons d’être sceptique sur les chances de réussite du plan chinois. Mais sur mon bureau s’entassent des analyses secteur par secteur montrant que le rebond pourrait arriver plus rapidement que ne l’indiquent les chiffres de la demande brute. “Quand pouvons-nous espérer des signes de frémissement dans l’économie chinoise ?” s’interroge Andy Rothman, de chez CLSA AsiaPacific Markets, dans un de ces rapports

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concernant l’industrie du ciment et de l’acier. “Selon nous, ils devraient se manifester en mars ou en avril 2009”, c’est-à-dire lorsque les premières commandes résultant du plan de relance parviendront aux entreprises du secteur en question. J’ai parcouru de nombreux autres rapports concernant un tas d’autres secteurs, et tous tendent à la même conclusion : l’économie chinoise pourrait souffrir plus durement que la plupart des autres économies, mais elle possède également plus d’outils et plus de ressources que la plupart d’entre elles. Au-delà de la pure perspective économique, l’hypothèse selon laquelle “la Chine est finie” semble méconnaître l’importance des réalités culturelles et politiques. La prémisse est que le Chinois ordinaire n’accepte qu’avec réticence le marché social que le gouvernement lui offre aujourd’hui – une liberté limitée en échange d’une richesse potentiellement illimitée – et que, en conséquence, si le gouvernement ne remplit pas ses promesses matérielles, le marché sera rompu et les gens vont se révolter. LOIN DE PÉRICLITER, DES ENTREPRISES CHINOISES INVESTISSENT

Cela ne correspond pas à ce que j’ai pu observer sur place. Les licenciements et les salaires gelés ? Les Chinois ont vu pire. Ce sont des gens aussi exigeants que n’importe quel autre peuple, et leurs attentes sont aujourd’hui plus élevées qu’autrefois. Mais il est difficile de voir en quoi les difficultés qui se profilent seront celles que les Chinois trouveront inacceptables ou celles qui pousseront le système vers un effondrement à la soviétique. Enfin, il ne faut pas oublier un élément important de la situation : les opportunités que les soubresauts actuels pourraient offrir à la croissance future de la Chine. A Pékin, à Shanghai, à Shenzhen et ailleurs, j’ai eu l’occasion de voir des entreprises qui tentent d’utiliser les remous actuels pour pénétrer sur de nouveaux marchés et faire ce que très peu d’entreprises chinoises ont fait jusqu’à présent : fabriquer des produits de haute technologie qui dégagent de gros bénéfices. Dans un pays aussi vaste et aussi chaotique que la Chine, il est bien entendu possible de relever les preuves d’autant de “tendances” que vous voulez. Mais en quelques semaines seulement d’enquête, j’ai pu constater qu’un certain nombre d’entreprises, loin de péricliter, se développaient, et que des responsables industriels y investissaient beaucoup d’argent, convaincus que c’est maintenant – au moment où les compétiteurs sont les plus faibles et qu’il est possible de recruter des talents et des actifs à un prix avantageux – qu’il faut mettre tous les atouts de son côté pour préparer la prochaine étape. C’est à l’ouest de Shenzhen que j’ai trouvé l’exemple le plus spectaculaire de cette tendance. Là, une start-up purement chinoise nommée BYD a annoncé des projets qui pourraient prêter à sourire si l’entreprise n’avait pas déjà réalisé des choses remarquables. En 1987, Wang Chuanfu a décroché un diplôme avancé de métallurgie à l’uni- ▶

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L’ANTICRISE Manuel de survie ▶ versité Zhongnan de Changsha. Huit ans plus tard, il créait BYD, spécialisé dans les petites batteries. Et sept ans plus tard, l’entreprise faisait son entrée à la Bourse de Hong Kong. En 2005, BYD est devenu le leader mondial dans le domaine des petites batteries. L’entreprise emploie 130 000 personnes en Chine, réparties sur sept sites principaux de production. J’ai passé un après-midi entier à visiter l’usine de Shenzhen. “Nous pensons que lorsqu’on a une bonne compréhension des matériaux, beaucoup de choses sont possibles”, m’informa Stella Li, la vice-présidente de l’entreprise. Elle faisait notamment allusion à l’événement qui, l’année dernière, a propulsé BYD vers la notoriété internationale : la présentation du premier véhicule hybride alimenté par batterie à pouvoir être produit à la chaîne et rechargé sur une prise de courant domestique. Cette voiture, la F3DM, que j’ai conduite sur un parking de l’usine, peut rouler sur une centaine de kilomètres grâce à sa seule batterie, après quoi le moteur à essence prend le relais. La batterie à base de fer se recharge en sept heures et serait capable de supporter sans faiblir plus de mille cycles de rechargement, ce qui est une prouesse. Le prix de vente du véhicule est annoncé à 22 000 dollars [16 000 euros] – cher pour la Chine, mais très raisonnable pour les marchés américain et européen, où aucune voiture rechargeable équivalente n’est pour l’instant commercialisée. D’ailleurs, à la fin de l’année 2008, Warren Buffett a répondu à sa manière aux moqueries de la presse américaine en achetant pour 230 millions de dollars 10 % des parts de l’entreprise. LES INDUSTRIELS AMÉRICAINS DEVRAIENT RÉFLÉCHIR

L’objectif officiel de l’entreprise est de devenir le plus gros constructeur automobile chinois en 2015 et le plus gros du monde en 2025. Alors même que Wang dévoilait sa voiture à Shenzhen, le Congrès américain débattait de l’opportunité d’une aide d’urgence à GM et Chrysler. J’ai demandé à Wang s’il avait un ou deux petits conseils à communiquer aux industriels américains. Wang est un homme discret et réservé. En entendant la traduction de la question, j’ai eu l’impression qu’il blêmissait. “Depuis cent ans, rien n’a changé à Detroit”, a-t-il finalement répondu via l’interprète. “Je pense qu’ils devraient réfléchir à leurs lignes de produits.” La Chine est à genoux. Elle n’est pas K.-O. Cela a des implications importantes pour les Etats-Unis. On pourra légitimement critiquer le gouvernement chinois dans le cas où il tenterait de subventionner en douce ses exportations ou de déprécier à nouveau le yuan. Mais personne ne peut lui reprocher son ambition d’augmenter la rémunération du travail de ses citoyens. De nombreuses entreprises chinoises subiront des échecs et commettront des erreurs face à l’intense pression actuelle. Mais beaucoup d’entre elles mettent à profit ces temps difficiles pour préparer leur rebond. La question que devraient se poser les Américains, c’est comment eux-mêmes utiJames Fallows * lisent le moment présent. * Auteur de plusieurs livres, James Fallows vient de publier Postcards from Tomorrow Square: Reports from China (Vintage, décembre 2008 ; non traduit en français).

Adieu nos exportations ! Les nouveaux pays industrialisés d’Asie avaient tout misé sur l’export. Ce modèle vole aujourd’hui en éclats. Et pourrait accoucher d’une explosion sociale, estime le sociologue philippin Walden Bello. BANGKOK POST

T

Bangkok

andis que les marchandises s’entassent ■ Emplois dans les entrepôts de Bangkok à Shanghai Au moins et que le nombre des licenciements atteint de 27 millions de des records, les habitants de l’Asie orien- personnes perdront tale commencent à comprendre qu’ils vivent leur emploi cette année en Asie, la fin d’une époque. Depuis plus de quarante selon les prévisions ans, la création d’un appareil industriel orienté du Bureau vers l’exportation [export-oriented industriali- international sation, EOI] a servi de moteur à l’économie du travail (BIT). de la région. Ce sont Taïwan et la Corée du Quelque Sud qui, les premières, ont adopté cette stra- 140 millions tégie de croissance, au milieu des années 1960. d’autres, vivant A l’époque, pour obliger les entrepreneurs dans les pays sud-coréens à exporter, le dictateur Park en voie de Chung-hee n’hésitait pas, entre autres pres- développement de la région, pourraient sions, à menacer de couper l’électricité de être précipitées leurs usines s’ils refusaient d’obtempérer. dans une pauvreté Les succès remportés par Taïwan et la Co- extrême. rée du Sud convainquirent la Banque mondiale Les femmes, que l’EOI représentait la stratégie la plus pro- qui fournissent metteuse. Au milieu des années 1970, Robert le plus gros de la McNamara, qui était alors président de la main-d’œuvre des Banque mondiale, éleva cette stratégie au industries tournées rang de doctrine. Ce n’est toutefois qu’au mi- vers l’export, lieu des années 1980 que les économies de l’Asie paieront le plus lourd tribut. du Sud-Est décollèrent réellement. En 1985, Lors de la crise au cours des négociations qui débouchèrent sur de 1997, 95 % les Accords du Plaza, les Etats-Unis imposèrent des licenciements la réévaluation draconienne du yen par rapport dans le secteur au dollar et aux autres devises fortes. En ren- de la confection dant les importations nippones plus chères pour et 88 % dans celui le consommateur américain, Washington es- des jouets pérait réduire son déficit commercial avec To- avaient concerné kyo. Le coût de la production dans l’archipel des femmes. devint prohibitif, contraignant les Japonais à déplacer les segments de leurs opérations manufacturières les plus consommateurs de maind’œuvre dans des régions où le c o û t d u travail était moindre, notamment en Chine et La croissance en Asie du Sud-Est. Au ne devrait pas moins 15 milliards de dépasser 3 % dollars d’investissements cette année, contre 4,6 % en 2008 directs d’origine japoet 7,2 % en 2007. L’impact social naise se déversèrent en de ce repli ne sera atténué que par Asie du Sud-Est les transferts de fonds des expatriés. entre 1985 et 1990. Cet Ces envois, qui représentaient 11,6 % afflux de capitaux du PIB en 2007, vont cependant nip pons per mit aux ralentir en 2009, notamment “pays nouvellement inen raison des licenciements dustrialisés” de la région aux Etats-Unis. (The Manila Times). d’échapper au resserrement du crédit (provoqué par la crise de la dette du tiers-monde, au début des années 1980), de surmonter la récession mondiale du milieu de la décennie et de s’engager sur la voie d’une croissance extrêmement rapide. L’importance centrale de l’endaka, ou flambée de la devise nippone, s’est traduite dans le ratio des apports

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d’investissements étrangers directs relativement à la formation de capital brut, qui connut un bond spectaculaire à la fin des années 1980 et durant la décennie 1990 en Indonésie, en Malaisie et en Thaïlande. La dynamique de la croissance induite par l’investissement étranger s’est illustrée de manière particulièrement claire en Thaïlande. En cinq ans seulement, de 1987 à 1991, ce pays enregistra 24 milliards de dollars d’investissements en provenance du Japon, de la Corée du Sud et de Taïwan. Quelles qu’aient pu être les préférences du gouvernement thaïlandais en matière économique – protectionnistes, mercantilistes ou favorables au marché –, cette énorme injection de capitaux asiatiques ne pouvait avoir d’autre résultat que d’impulser une croissance vigoureuse. Il en alla de même avec les deux autres pays qui avaient la faveur des capitaux du nord-est de l’Asie : la Malaisie et l’Indonésie. ÉTATS-UNIS ET CHINE ENTRAVÉS DANS LA MÊME FILE DE PRISONNIERS

Ce n’est cependant pas seulement l’ampleur des investissements japonais sur une période de cinq années qui fit la différence. C’est aussi la méthode adoptée. Le gouvernement japonais et les conglomérats nippons planifièrent de concert et collaborèrent étroitement dans le processus de transfert des entreprises industrielles en Asie du Sud-Est. Un des aspects essentiels de l’opération était de délocaliser non seulement les grosses entreprises comme Toyota ou Matsushita, mais aussi les petites et moyennes structures qui leur fournissaient pièces et composants. Si Taïwan et la Corée du Sud furent des pionniers en la matière et si les pays d’Asie du Sud-Est leur emboîtèrent bientôt le pas, ce fut la Chine qui perfectionna la stratégie de l’industrialisation orientée vers l’export. Avec une réserve de main-d’œuvre bon marché unique sur la planète, la Chine devint ainsi “l’atelier du monde”, attirant chaque année 50 milliards de dollars d’investissements étrangers durant la première moitié de la décennie 2000. Pour survivre, les multinationales n’eurent d’autre choix que de transférer leurs opérations exigeantes en main-d’œuvre vers la Chine afin de profiter de ce que l’on appela bientôt le “tarif chinois”, provoquant dans la foulée une gigantesque crise de la main-d’œuvre dans les pays capitalistes avancés. Ce processus dépendait du marché américain. Tant que les consommateurs américains dépensaient, les économies du Sud-Est asiatique fondées sur les exportations pouvaient continuer à progresser à un rythme soutenu. Le faible taux d’épargne américain n’était pas un obstacle puisque le crédit était largement disponible. La Chine et d’autres pays asiatiques s’arrachèrent les bons du Trésor américain et prêtèrent massivement aux institutions financières américaines, lesquelles accordèrent à leur tour des prêts aux particuliers pour consommer ou acheter un logement. Mais, aujourd’hui, l’économie américaine du crédit a implosé et il est probable que le marché américain ne redeviendra pas

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avant longtemps la source de demande dynamique qu’il a été, plongeant ainsi dans la détresse les économies exportatrices d’Asie. Pendant plusieurs années, il a semblé que la Chine allait constituer une alternative au marché américain pour le Japon et les économies d’Asie du Sud-Est de taille plus modeste. La demande chinoise, après tout, avait permis de tirer les économies asiatiques, y compris coréenne et japonaise, de l’ornière de la stagnation et du bourbier de la crise financière asiatique de la première moitié de la décennie 2000. L’effondrement du principal marché asiatique a mis un terme aux spéculations sur un éventuel découplage. L’image de deux locomotives – l’une ralentissant et finissant par s’arrêter, l’autre continuant à avancer sur une autre voie – n’est plus d’actualité si elle l’a jamais été. En fait, les relations économiques actuelles entre les Etats-Unis et l’Asie orientale font plutôt penser à une file de prisonniers entravés parmi lesquels on trouve non seulement la Chine et les Etats-Unis,

mais également une série d’autres économies ▲ Dessin satellites. Tous sont enchaînés aux dépenses de Kazanevsky, de la classe moyenne américaine, financées par Ukraine. le crédit, lesquelles se sont effondrées. En 2008, le taux de croissance de la Chine a chuté à 9 %, alors qu’il était de 11 % en 2007. Le Japon est entré dans une profonde récession, ses puissantes industries de biens de consommation orientées D’après vers l’export subissant The Economic de plein fouet la baisse Times, quotidien des ventes. La Corée du économique indien de référence, Sud, qui est l’économie le monde est en train de se remettre asiatique la plus touchée doucement de la crise. “La vie jusqu’ici, a vu sa devise se continue et on ne peut pas déplorer déprécier de quelque pour toujours la fin d’un vieux 30 % face au dollar. La système. […] C’est comme quand croissance de l’Asie du on sort enfin du lit après un long Sud-Est en 2009 sera probablement moitié rhume et qu’on titube. Nous sommes moindre que celle enresortis de la phase critique.” gistrée en 2008.

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La fin brutale de l’ère des exportations pourrait avoir des conséquences graves. Au cours des trois dernières décennies, la croissance rapide a fait baisser le nombre de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté dans de nombreux pays. Mais, dans le même temps, les inégalités de revenus et de richesses se sont aggravées dans pratiquement tous les pays. Désormais, avec la fin de la croissance, cette pauvreté et ces inégalités risquent de constituer un mélange détonant. En Chine, environ 20 millions de personnes ont perdu leur emploi au cours des derniers mois, et beaucoup d’entre elles sont retournées dans leur région rurale d’origine, où elles n’ont guère de chance de retrouver du travail. Les autorités s’inquiètent à juste titre de voir ce qu’elles appellent des “incidents de masse”, lesquels se sont multipliés au cours des dix dernières années, échapper à tout contrôle. Avec la fermeture de la soupape de sécurité que représentait la demande de travailleurs indonésiens et philippins, des centaines de milliers d’entre eux regagnent leurs campagnes, où les emplois sont rares et les exploitations agricoles moribondes. Plusieurs millions de personnes qui dépendaient de leurs salaires pour vivre vont retomber au-dessous du seuil de pauvreté. Il est probable que ces souffrances s’accompagneront d’une multiplication des troubles, comme cela se passe déjà au Vietnam, où les grèves se propagent comme un incendie de forêt. La Corée du Sud, qui a une longue tradition de contestation ouvrière et paysanne, est une véritable bombe à retardement. En vérité, l’Asie du Sud-Est pourrait bien entrer dans une période de contestation radicale et de révolution sociale, des phénomènes qui semblaient avoir été relégués au second plan lorsque les EOI devinrent à la mode, il y a trois décennies. Walden Bello* * Professeur de sociologie à l’Université des Philippines, il est également analyste à l’Institut de recherche et d’action Focus on the Global South, de Bangkok.

L’avenir est à la coopération Sud-Sud Repenser le modèle économique, développer les marchés intérieurs, encourager l’intégration régionale... Quelques pistes pour sortir les pays en développement de la crise.

a crise financière mondiale a révélé l’incapacité des économies avancées du G3 (Etats-Unis, zone euro et Japon) à jouer dans les prochaines années leur rôle traditionnel de locomotives de la croissance mondiale, en raison de la contraction de leurs économies et de leurs velléités protectionnistes. Cela veut dire que les pays en développement doivent chercher des sources alternatives de demande afin de soutenir leur taux de croissance dans les années à venir. Ils doivent trouver ces solutions en pariant aussi bien sur les potentialités de leur marché intérieur que sur la mise en commun de leurs capacités et de leur dynamisme. C’est en tout cas le message qui est ressorti de la conférence de haut niveau orga-

L

nisée à New Delhi les 6 et 7 février dernier par un cercle de réflexion économique qui célébrait ses vingt-cinq années d’existence. Dans une décennie, le Sud devrait représenter plus de 50 % des revenus (en termes de parité de pouvoir d’achat), des échanges commerciaux, de l’épargne, des investissements et de la main-d’œuvre mondiaux. Ce qui souligne l’importance d’une coopération Sud-Sud et, notamment, d’une intégration économique régionale en Asie. D’une certaine façon, la crise actuelle peut fournir l’occasion de repenser les modèles de développement existants. C’est dans cette perspective qu’au cours de la conférence il a été suggéré que la demande intérieure soit considérée comme le moyen essentiel pour relancer la croissance. Cet objectif peut être atteint grâce à l’amélioration du pouvoir d’achat des petits agriculteurs, des moyennes, petites et microentreprises, et d’autres catégories du secteur informel. La demande intérieure devrait être soutenue par

des investissements massifs dans les infrastructures sociales telles que la santé et l’éducation, ainsi que par des mesures sectoriellement ciblées dans les activités à fort taux de main-d’œuvre, ce qui permettrait d’assurer une croissance de plus grande ampleur et d’une meilleure durabilité. Une augmentation coordonnée de la demande dans les pays en développement pourrait s’avérer extrêmement efficace. On a beaucoup insisté également sur l’intérêt d’une plus grande intégration économique de la région asiatique au sein du Sommet de l’Asie orientale (EAS), en raison de l’émergence de l’Asie comme nouvelle locomotive de la croissance. De la même façon, l’Association d’Asie du Sud pour la coopération régionale (SAARC) ne doit plus se préoccuper exclusivement d’apporter une réponse défensive aux pressions de la mondialisation, mais adopter résolument la logique d’un régionalisme constructif, qui lui permettra de progresser

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enfin vers l’objectif tant souhaité d’une Union économique de l’Asie du Sud. Les initiatives en vue de promouvoir la coopération Sud-Sud en matière de commerce, d’investissement, de finance, de technologie, de partage des expériences de développement et d’acquisition de capacités dépassant la simple coopération régionale ont été soutenues, entre autres, par la Commission trilatérale de l’IBSA [forum de dialogue regroupant l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud], le Système global de préférences commerciales [GSTP] et la Banque du Sud [créée en 2008 par sept pays d’Amérique latine]. Il est permis d’espérer qu’une telle réflexion débouche rapidement sur un consensus dans les pays du Sud, afin de définir un nouveau modèle de développement plus adapté à leurs besoins. Nagesh Kumar*, The Economic Times, Bombay * Directeur général du Centre de recherche et d’information pour les pays en voie de développement de New Delhi.

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Le Japon mise sur la croissance verte Voitures hybrides, turbines éoliennes, panneaux solaires : les industriels nippons espèrent utiliser leur savoir-faire pour profiter des plans de “relance propre” annoncés un peu partout dans le monde. ASAHI SHIMBUN

B

Tokyo

ien que frappée par la crise mondiale, ▶ Dessin de Leif l’industrie japonaise a de nouveau le Parsons paru dans vent en poupe. La politique de relance The New York à travers la croissance verte mise en Times Book place par plusieurs pays représente une Review, Etats-Unis. chance pour les entreprises expertes dans le domaine de l’énergie et l’environnement. Début février, quand le Congrès américain s’apprêtait à adopter Les Etats-Unis et un plan de relance de le Japon s’apprê787 milliards de doltent à conclure lars, à Washington, les un accord afin de mener conjoinlobbyistes du monde tement des recherches dans huit industriel se mobilidomaines concernant l’environnement saient pour recueillir et les énergies renouvelables. Les des infor mations et deux pays accordent à ces questions faire connaître leurs une place importante dans leur polidésirs. Ce projet prévoit tique de relance, et les fruits de cette un budget d’un moncoopération devront contribuer à la tant global de 40 milcroissance à moyen et à long terme. liards de dollars destiné en particulier au développement des énergies renouvelables et à la promotion des véhicules électriques. Pour signer le texte de cette loi, le 17 février, le président Obama a choisi Denver, dans l’Etat du Colorado, une ville connue pour ses efforts en faveur du développement de l’énergie alternative. Et il a insisté à cette occasion sur le fait que son

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RÉSISTANCE

F

pays allait “se lancer dans des domaines qui ont été trop longtemps négligés”. Les entreprises américaines ne seront pas les seules à profiter du “green new deal” de l’administration Obama. Honda, qui lance dès avril sur le marché américain sa nouvelle voiture hybride bon marché, Insight, espère que “le vent sera favorable aux voitures écologiques” (Takeo Fukui, PDG). Mitsubishi Heavy Industries, dont le carnet de commandes de générateurs éoliens à destination des Etats-Unis est déjà bien rempli, compte sur un accroissement de la demande américaine à moyen et à long terme. “Les plans de relance des Etats-Unis et de la Chine auront un impact direct sur les fabricants japonais”, explique un haut responsable du ministère

Créons des syndicats indépendants !

ace aux vagues de licenciements dont ils sont victimes, les employés en situation précaire – CDD et intérimaires – s’organisent et créent des syndicats. Ainsi, dans l’usine du constructeur automobile Hino Motors, à l’ouest de la capitale, une poignée de jeunes ouvriers en CDD ont fondé une organisation indépendante afin d’empêcher l’entreprise de procéder trop facilement à la restructuration, rapporte Tokyo Shimbun. L’un des initiateurs de ce projet, Hiroyuki Sato, 33 ans, explique que s’il n’a pu faire renouveler son contrat de travail, il a toutefois obtenu, même après son expiration, le droit de rester durant plusieurs semaines au foyer de l’entreprise et une indemnité non négligeable. “Nous ignorions tout du syndicalisme, mais nous poursuivons la lutte contre Hino Motors, qui nous a mis à la por te sans aucune considération”, déclare M. Sato.

Entre août 2008 et début mars, 2 500 ouvriers en CDD ont été victimes du marasme qui règne chez Hino Motors, souligne le quotidien. Interrogé, un responsable du syndicat traditionnel, qui compte 14 000 adhérents au sein du groupe, explique qu’il n’a pas été contacté par des travailleurs en situation précaire. “Ces dernières années, les entreprises japonaises ont contenu les salaires de leurs employés tout en réalisant d’importants bénéfices, supérieurs à l’époque de la bulle économique de la fin des années 1980”, écrit le journal, avant de poursuivre : “La politique consistant à différencier les rémunérations des CDI de celles des précaires permettait aux employeurs de décourager les revendications salariales des CDI et de diviser les travailleurs.” Le secrétaire général de l’organisation indépendante Shutoken Seinen Union (Syndicat pour la jeunesse de la région de Tokyo), Makoto Kawazoe,

souligne dans les colonnes du Tokyo Shimbun que “l’accroissement du nombre des travailleurs précaires a contribué à dégrader les conditions de travail de tous les travailleurs. Les salariés en CDI doivent en prendre conscience.” Aux lendemains de la reddition, en 1946, le taux de syndicalisation au Japon s’élevait à plus de 50 %. Ce chiffre est descendu aujourd’hui à 18 %. Toutefois, indique le quotidien tokyoïte, on constate depuis deux ans une remontée de ce taux dans les grandes zones urbaines. Cité par le journal, Osamu Furuyama, un cadre du bureau de Tokyo de la Confédération syndicale du Japon, le confirme. “Le nombre de demandes de conseils pour créer un syndicat a augmenté d’environ 20 %, dit-il. Ce sont surtout des jeunes, notamment des femmes.” Il a aidé à en créer une vingtaine l’an dernier, et, de janvier à début mars, ce nombre est de six, indique-t-il.

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de l’Economie et de l’Industrie. Au début de l’année, Sanyo a multiplié par deux et demi la capacité de production de son usine d’assemblage de panneaux solaires située au Mexique. Comptant sur une hausse de ses ventes dans les foyers américains, le groupe japonais va y assembler des panneaux dont les cellules photovoltaïques sont fabriquées au Japon. Il prévoit également de construire dans l’Oregon une usine qui fabriquera des composants pour cellules solaires. Soutenue par le plan de relance de la nouvelle administration, “la demande potentielle des EtatsUnis est extrêmement importante”, selon un cadre du département des batteries solaires. De leur côté, Sharp et Kyocera se hâtent d’augmenter leur production de batteries solaires, considérant que la demande intérieure du Japon va également augmenter. En effet, en janvier dernier, le ministère de l’Economie et de l’Industrie a rétabli les subventions destinées aux installations solaires chez les particuliers. En outre, il introduira à partir de 2010 un système de rachat à prix fixe qui obligera les compagnies électriques à racheter au double du prix en vigueur le surplus de l’électricité produite par les habitants. Les aides publiques constituent un facteur décisif dans le succès du business vert de demain. La société japonaise de commerce C. Itoh, qui mise sur le développement d’installations solaires en Europe, affirme qu’elle détermine sa politique en fonction du système d’aide publique octroyé par chaque pays. Ainsi, elle a commencé par investir dans des entreprises norvégiennes, puis italiennes et grecques. Elle se tourne à présent vers l’Europe de l’Est, notamment la République tchèque et la Bulgarie. “Dans les pays où il existe déjà une réelle démocratisation de l’énergie solaire, les aides du gouvernement tendent à se réduire”, explique un responsable du département des métaux non ferreux. “Les pays les plus attractifs sont ceux qui en sont au démarrage.” Masao Hoshino

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HORIZONS

L’environnement plutôt que l’automobile Les entreprises suédoises sont en pointe dans les technologies propres, ce qui les encourage à développer leurs exportations. Mais encore faudrait-il qu’elles disposent des financements nécessaires. FOKUS

N

Stockholm

otre dispositif d’évacuation des ordures ménagères fonctionne comme un gigantesque aspirateur centralisé”, explique Christer Öjdemark, le patron de l’entreprise suédoise Envac, qui commercialise le procédé. Au lieu d’être placés dans des poubelles et des bennes à ordures, les déchets sont aspirés à la vitesse de 20 mètres par seconde dans un réseau de conduits souterrains qui quadrille la ville. Le concept n’est pas aussi futuriste qu’on pourrait le penser : ce système, inventé en 1961, est déjà appliqué dans plusieurs endroits de Suède. Mais les débouchés, pour Envac, se trouvent surtout à l’étranger : 90 % de ses ventes se font à l’exportation. “On n’a aucune possibilité de développement en Suède. Ici, on ne construit plus rien”, commente Christer Öjdemark. “Du coup, on mise sur l’Inde, la Chine et le Brésil. Sur la construction de logements pour des classes moyennes en pleine expansion.” Le chiffre d’affaires d’Envac, qui emploie près de 700 salariés, connaît une croissance de 5 % à 10 % par an. Et, malgré la crise financière et une conjoncture en berne, son carnet de commandes se monte à 230 millions d’euros. L’optimisme de son patron n’est pas forcé – contrairement à celui de Jan-Åke Jonsson, le dirigeant de Saab, qui tente désespérément de réinsuffler de l’espoir à une entreprise sur le point de sombrer. Il faudrait à la Suède plus de Christer Öjdemark. Plus de sociétés d’ingénierie de l’environnement tournées vers l’exportation. La ministre de l’Economie suédoise, Maud Olofsson, a suggéré que l’usine Saab de Trollhättan se mette à fabriquer des éoliennes à la place de voitures. Si cette idée a été perçue comme farfelue, elle laisse entrevoir une am-

SUÈDE

L

bition claire du gouvernement d’alliance : la Suède doit miser sur les technologies vertes. Ce sont elles qui permettront au pays de faire face à la concurrence mondiale après l’ère de l’industrie automobile. Cette ambition est d’ailleurs bien visible dans le plan présenté à l’automne par le ministre de la Recherche, Lars Leijonborg. Vingt-quatre domaines de recherche stratégiques se verront donner la priorité et rece“D’ici à 2050, vront une enveloppe de l’Algérie 1,4 milliard d’euros sur les quatre années à venir. produira le tiers Et le premier secteur de ses besoins en électricité prioritaire sera celui des à partir de l’énergie solaire”, technologies de l’environannonce le site d’information nement, au sens large : Elaph. L’exploitation énergie, climat, dévelopdans ce secteur est déjà lancée. pement durable, mais Ces investissements permettent aussi transports. Le secde créer des emplois et d’épargner teur des technologies les réserves énergétiques vertes, en Suède, compdu pays, pétrole et gaz. te plusieurs milliers d’en-

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treprises et enregistre une croissance forte.“La recherche suédoise est à l’avant-garde, et par conséquent nous avons toutes les cartes en main”, affirme Berit Gullbransson, directeur du Conseil suédois des technologies de l’environnement (Swentec). Et le marché est important. “Il existe un potentiel de croissance fantastique. A l’étranger, l’intérêt est extrêmement vif”, s’enthousiasme Håkan Dahlfors, spécialiste des technologies environnementales au Centre du commerce extérieur suédois. En 2015, on estime que le monde comptera 358 villes de plus de 1 million d’habitants et 27 mégapoles de plus de 10 millions. Un tel développement réclame des solutions globales : il faut planifier les infrastructures, répondre aux besoins énergétiques, gérer les déchets.

▼ Dessin

de Reumann, Suisse.

Ces solutions ne doivent pas être nécessairement “sans émission de CO2”, mais simplement plus durables, à la fois écologiquement et socialement, que les solutions actuelles. Si les conditions sont aujourd’hui réunies, pourquoi la Suède n’exporte-t-elle pas davantage de technologies vertes ? Certes, ces exportations augmentent régulièrement. Mais elles ne représentent que 3 milliards d’euros, soit 2 % du total. Et ces exportations sont presque exclusivement destinées aux pays voisins de la Suède et aux Etats-Unis, destinations traditionnelles des exportations suédoises. Et non aux pays en développement, qui sont pourtant en pleine transformation. Le principal écueil, c’est que les entreprises d’ingénierie du secteur sont trop petites : 80 % d’entre elles comptent moins de dix salariés. Les grandes entreprises comme Envac font figure d’exceptions, et ce sont elles qui assurent la majorité des exportations. Les autres ne disposent pas des ressources nécessaires. “Comme les clients étrangers sont généralement des communes ou des villes, les processus de vente s’étirent interminablement. Et les petites entreprises ont du mal à arriver au bout”, explique Håkan Dahlfors. D’après une étude de l’université de Halmstad, les sociétés d’ingénierie de l’environnement suédoises sont meilleures pour concevoir les innovations que pour les développer et les commercialiser. Elles s’accrochent à leurs brevets et ne disposent pas des réseaux commerciaux nécessaires. Elles manquent également de financement. Les investisseurs en capital-risque reconnaissent que les technologies vertes sont, de loin, le secteur le plus porteur d’avenir. Mais, dans la pratique, ils n’y investissent qu’une fraction de leur argent. “C’était déjà dur de trouver des capitaux avant la crise financière ; depuis, naturellement, ça ne s’est pas arrangé”, constate Berit Gullbransson. Christer Öjdemark estime qu’il faut de 1 à 2 millions d’euros et deux ans pour pénétrer sur un nouveau marché – c’est-à-dire avant de pouvoir commencer à vendre ses produits. Autant dire qu’il n’envie pas ceux de ses collègues suédois qui ont des problèmes financiers. “Comment peuvent-ils pénétrer le marché chinois s’ils n’ont pas les moyens d’organiser des Claes Lönegård missions sur place ?”

Chez Ekobanken, on ne finance que des projets durables

e téléphone n’arrête pas de sonner. On a connu une première hausse importante de l’activité cet automne, à la suite de la crise financière. Maintenant, il y a une deuxième vague”, explique Annika Laurén, directrice générale d’Ekobanken. Difficile pourtant de faire plus éloigné des sièges des grandes banques, situés au cœur de Stockholm. Ekobanken est installée dans une maison de bois rouge, au milieu d’une exploitation agricole, à l’extérieur de Järna [commune de la périphérie de Stockholm]. Avec ses 3 200 clients et ses 9 employés, elle apparaît comme un acteur lilliputien du secteur bancaire suédois. Mais

l’énorme intérêt qu’elle suscite depuis six mois indique que de nombreux clients déçus ou inquiets sont à la recherche d’autres options. “C’est une réaction de méfiance à l’égard des banques. La crise financière a ouvert les yeux de beaucoup de gens”, commente Annika Laurén. Elle gagne 4 200 euros par mois et critique le système de bonus. “Les indemnités ou les bénéfices exorbitants produisent un effet néfaste sur la clientèle et sur la société dans son ensemble.” Un sondage récent de l’institut Sifo montre que la confiance dans les grandes banques continue à décliner. Chez Ekobanken, l’ob-

jectif n’est pas de devenir important, mais d’inciter les autres établissements à penser au long terme. La banque ne cherche pas à se démarquer en proposant les taux les plus avantageux, mais en adoptant une philosophie alternative. C’est une banque coopérative, dont les clients sont les sociétaires. Par ailleurs, elle applique un principe de transparence selon lequel tous les projets de prêts sont publics. Et, à la différence des banques traditionnelles, Ekobanken n’emprunte pas sur les marchés financiers pour financer ses opérations de prêt : celles-ci sont financées à 100 % par les dépôts bancaires de la clientèle. Plus éton-

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nant encore, les souscripteurs sont tenus d’œuvrer en faveur d’une société durable. Il faut apporter une valeur ajoutée sociale, écologique ou culturelle. La banque coopérative JAK est un autre de ces établissements alternatifs qui ont vu leur clientèle augmenter. Son originalité est de ne proposer aucun taux d’intérêt. En pratique, cela signifie que l’argent placé ne rapporte rien ! “L’attrait pour notre banque a augmenté après la faillite de Lehman Brothers”, précise le directeur général, Johan Oppmark. Tomas Nordenskiöld, Dagens Nyheter (extraits), Stockholm

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Nous rêvions secrètement de voir ce monde voler en éclats. La secousse actuelle nous en fait espérer un autre plus juste, plus net, plus propre, observe l’essayiste espagnol Vicente Verdú. EL PAÍS (extraits)

Madrid

C

ontre les débats économiques sans fin, contre les articles de milliers d’analystes financiers, contre les sermons sur les péchés du système et ses terribles suppôts, il faut l’affirmer haut et fort : continuer d’interpréter la crise en termes économicistes est terriblement banal. Et aussi infantile qu’attribuer les maux de ce monde au matérialisme débridé, à la conduite scélérate des puissants ou au recul de la religiosité dans les grandes villes. Dans le premier cas, les économistes s’érigent en sages incontestables du krach. Dans le second, on voit refleurir le mythe haut en couleur d’un Dieu biblique châtiant le fourvoiement de l’humanité en lui infligeant des plaies et des sévices, à commencer par la faillite du riche et la misère générale de tous les autres. Ces explications ont l’incomparable avantage d’être compréhensibles par tous. La réalité est simplifiée, aplanie, comme dans une fable. Ainsi, pour l’économisme, le problème se ramènera à l’alternative suivante : soit les autorités et les institutions financières ont été irresponsables, auquel cas une réforme leur fera le plus grand bien, soit les actifs

ÉTATS-UNIS Les

toxiques ont empoisonné les eaux, puis les liquidités. Oui. Mais il ne s’agit pas que de créances douteuses et de produits dérivés ; ce ne sont là que des manifestations superficielles de la maladie. Dans toutes les grandes crises du capitalisme – de la tulipe (1637) à la South Sea Company (1720), de l’effet tequila (1994) à l’éclatement de la bulle Internet (2000) –, trois antécédents au moins se sont conjugués : euphorie et stabilité, inégalités sociales marquées, consommation déséquilibrée et discrédit moral de l’époque. Homo bulla est, disaient très justement les moralistes romains. Mais comment ne pas prendre de risques, ne pas faire de bulles dans une culture consumériste où l’aventure et le changement font partie des piliers ? La bulle économique et ses vies latentes présentent les caractéristiques d’un organisme, et non pas, évidemment, d’une séquence causale, à la manière d’une machine. Les bulles contiennent autant de raison que de folle épidémie, et elles se développent d’une façon bien plus complexe que les storytelling débitées à gogo à la grande satisfaction des médias et de leurs publics. Depuis que le capitalisme existe, les crises se produisent avec une périodicité de vingtdeux mois (entre 1854 et 1919) – et à un intervalle de trois trimestres ces deux dernières décennies. Presque chaque fois, les Etats ont dû intervenir pour rétablir la confiance. Mais les situations les plus graves ont permis au système d’affiner ses instruments et de renouveler son attirail technologique et son idéologie d’avenir. Dès lors, on assisterait aujourd’hui non pas à un ravalement de façade ou à une

DR

L’avenir de la catastrophe reste à écrire ■

L’auteur

Essayiste et journaliste au quotidien El País, Vicente Verdú, 67 ans, compte en Espagne parmi les plus fins analystes des mutations de notre époque. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres, dont un seul a été traduit en français : Le Style du monde – La Vie dans le capitalisme de fiction (Stock, 2005).

▶ Photos de Chema

Madoz, réalisées entre 1990 et 2005. © ADAGP, Paris 2009. Chema Madoz est représenté à Paris par la galerie Esther Woerdehoff.

manœuvre fallacieuse du système, mais à une phase du capitalisme indispensable à sa survie en tant qu’organisme vivant. Car c’est bien d’un organisme qu’il s’agit, et non d’un mécanisme, comme le pensent ceux qui attribuent l’effondrement actuel aux dysfonctionnements d’une autorité financière incompétente, anachronique et déréglée, et qui croient qu’il est possible de réparer le krach en remplaçant ou en réglant les pièces défectueuses. Comme l’explique la théorie de la complexité en physique ou en neurologie, l’important, ce ne sont pas les pièces, mais les connexions entre elles, connexions qui font que la perturbation systémique est imperceptible ou génératrice d’une explosion totale. DANS CETTE TROISIÈME GUERRE MONDIALE, TOUS LES CIVILS SONT DES VICTIMES

C’est le cas de la “Grande Dépression” actuelle, qui n’a de comparable que les deux conflits mondiaux du XXe siècle. Le malaise social, le discrédit de l’époque, l’aspiration au changement : tout cela était présent à la veille des deux guerres mondiales. Et, chaque fois, le capitalisme y a trouvé une occasion de se renouveler et un élan qui allait dicter le nouveau style général du monde. Une troisième guerre mondiale réelle serait une contradiction dans les termes. Mais, dans le capitalisme de fiction, une troisième guerre mondiale simulée peut très bien survenir. Cette guerre se ferait presque sans effusion de sang : il lui suffirait de ruiner économiquement l’ennemi, comme dans les conflits armés. Cette troisième guerre feinte ne ferait

jupes vont rallonger et autres conséquences bizarres

i certaines difficultés économiques induites par la crise actuelle sont tout à fait prévisibles, celle-ci produit également des effets inattendus. En voici quelques-uns.

S

sur les sites de presse : fenêtres pop-up, écrans de bienvenue, articles tronçonnés afin d’augmenter le nombre de clics.

1. Les fonctionnaires seront plus intelligents…

5. Les évangéliques vont connaître des années fastes. L’économiste David Beckworth, de

Il y a quelques années, le ministère des Affaires étrangères américain avait le plus grand mal à recruter, car les jeunes dotés d’une formation internationale préféraient faire fortune à Wall Street. En période de crise, en revanche, la stabilité et la sécurité d’un emploi de fonctionnaire revêtent nettement plus d’attraits. 2. … et plus corrompus. Le ralentissement mondial réduisant la demande de biens et services, les contrats avec les administrations publiques vont devenir plus at trayants. Et les entreprises vont davantage courtiser les politiques pour les obtenir. C’est ce que dit un récent rapport de l’ONG Transparency International. 3. Les ciels gris vont s’éclaircir (en partie, du moins). Plus longue sera la récession, plus faibles seront les émissions de gaz à effet de serre. 4. Internet sera de plus en plus pénible. Il faut s’attendre à trouver davantage de publicité

l’université du Texas, qui a épluché les chiffres de fréquentation des Eglises évangéliques américaines, a découvert que leurs effectifs avaient fait un bond de 50 % lors de chaque épisode de récession survenu entre 1968 et 2004. 6. Votre progéniture sera économe. Le contexte économique de notre enfance a un effet profond sur nos choix financiers d’adulte. C’est ce que montre une étude menée par des économistes de Berkeley et de Stanford. La génération qui a grandi durant la Grande Dépression a pris moins de risques financiers que la précédente et la suivante. On peut en conclure que vos rejetons ne seront pas des adeptes du boursicotage. 7. Les jupes vont rallonger. Selon une croyance en vogue à Wall Street, il existe une nette corrélation entre les marchés haussiers et les genoux dénudés. En ces temps difficiles, préparez-vous donc à ce que les jupes rallongent.

8. L’armée va recruter. La tranche d’âge la plus durement touchée par la crise ? Les 1824 ans. Or les armées offrent généralement des salaires corrects. C’est ainsi que l’US Army a dépassé ses objectifs de recrutement au dernier trimestre 2008, pour la première fois depuis cinq ans.

9. Les universités publiques auront le vent en poupe. Ces dix dernières années, les facs privées américaines ont devancé les facs publiques en termes de ressources et de dépenses, leurs dotations gonflant à la faveur du boom financier. Mais cela est sur le point de changer. Car les dotations ont reculé de 10 % à 30 % en 2008. Dès lors, les bourses seront moins abondantes. Qui plus est, du fait du resserrement du crédit, les étudiants auront plus de mal à obtenir des prêts.

10. Les baby-boomers vont se cramponner à leur poste. Ceux qui comptaient bientôt prendre leur retraite ne peuvent plus le faire : leur plan d’épargne retraite a fondu. Résultat : les salariés plus jeunes qui espéraient obtenir une promotion devront patienter quelque temps encore. 11. Les frontières vont réapparaître. Les crises économiques mondiales entraînent souvent

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l’érection de barrières protectionnistes. Le tourisme international va en pâtir. Les programmes d’études à l’étranger seront aussi touchés. Et les médias, pour diminuer leurs coûts, vont sans doute réduire le nombre de leurs bureaux à l’étranger.

12. Les économistes seront très demandés. Les cassandres de la crise – des économistes comme Nouriel Roubini, Robert Shiller, Stephen Roach et Joseph Stiglitz – vont être invités à prodiguer leurs conseils dans le monde entier. De fait, rien qu’en janvier, Nouriel Roubini s’est rendu à Istanbul, Dubaï, Abou Dhabi, Londres, Riyad, Zurich, Davos et Moscou.

13. La Grande Dépression sera très tendance. Le public aime explorer l’histoire de périodes révolues présentant des similitudes avec la période actuelle. Le journaliste Hodding Carter a ainsi obtenu une rondelette avance pour écrire A Year of Living Within Our Means [Une année à vivre selon nos moyens], un livre où il raconte la vie de sa famille pendant les années 1930. Daniel W. Drezner*, Foreign Policy, Washington * Professeur de politique internationale à l’université Tufts, dans le Massachusetts.

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pas de victimes militaires, car au fil du temps les pertes ont diminué dans les armées, tandis qu’elles augmentaient chez les civils. Lors de la Première Guerre mondiale, 5 % des victimes étaient des civils ; lors de la Seconde Guerre mondiale, 66 %. Dans cette troisième guerre mondiale, feutrée, transparente, tous les civils sont des victimes. Impossible ? En 2004, les Britanniques avaient plus peur d’une guerre mondiale qu’un demi-siècle plus tôt. Désir de guerre ? Une secrète envie de voir ce monde voler en éclats a dominé les premières années du XXIe siècle. La corruption (politique, économique, religieuse, sportive), les drogues, la perte de valeurs fortes, le déclin de l’éducation, de la justice, de la morale publique, l’hyperconsommation, l’hyperindividualisme, le relativisme, la mort de la planète et des baleines sont pris pour des facteurs d’extrême dégénérescence. Un autre monde doit être possible, puisque nous en avons assez de l’actuel. “La longue période de paix et de prospérité croissante qu’a connue l’Europe avant la Première Guerre mondiale a engendré dans une bonne partie des classes moyennes et supérieures un sentiment de rejet à l’égard de la mesquinerie du système bourgeois”, écrit l’économiste américain Albert O. Hirschman dans son livre de 1982 Bonheur privé, action publique (Hachette, coll. “Pluriel”, 2006). Pour ces catégories, poursuit Hirschman, la guerre est arrivée comme une libération qui les sortirait de l’ennui et de la vacuité, comme une promesse de civisme qui transcenderait les classes sociales et comme un retour à l’action, au sacrifice héroïque. Peutêtre est-ce exagéré, mais la désaffection pour la longue période pacifique et matérialiste qui a précédé la guerre expliquerait dans une large mesure sa popularité initiale, ce qui, à son tour, a contribué à déterminer la forme, la durée et l’intensité du conflit. Les guerres, comme les crises, sont déclenchées par une étincelle précise : l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, les subprimes ; mais quelque chose annonçait que l’effondrement était proche et qu’il serait inévitable. Le journaliste scientifique Philip Ball l’explique dans son livre Critical Mass, par le biais d’analyses détaillées qui peuvent s’appliquer aussi bien à la Grande Guerre qu’à la situation actuelle. S’il y a une “tension” dans un système complexe, les événements les plus insignifiants peuvent avoir des conséquences disproportionnées. On ne peut

pas savoir à quel moment un tas de sable finit par s’écrouler, mais son effondrement ne saurait être attribué à la dernière poignée de sable qu’on lui ajoute, si “toxique” soit-elle. La grande secousse que nous vivons a tout d’une fin d’époque et, en même temps, logiquement, elle est appelée à faire époque. Comme après les deux grandes guerres mondiales, la pensée, la vision du monde et son organisation, le rapport aux valeurs et à tout le reste en seront profondément perturbés. Du reste, nous ne supporterions pas que le monde n’en sorte pas changé. Comment le sera-t-il ? Les tendances que l’on peut énoncer aujourd’hui ne seront un tant soit peu exactes que si elles sont déjà décelables dans le présent. PURIFIER L’ÂME CONSOMMATRICE DANS UNE FICTION DE JEÛNE

Parmi les tendances négatives qui se dessinent, il y a l’accroissement des inégalités sociales et les troubles qui vont avec ; la xénophobie, qui est déjà palpable, et aussi la forte demande de dirigeants qui fassent fonction de sauveurs. “La crise financière unit la planète”, titrait The Washington Post le 13 octobre 2008. Faudrat-il remercier cette catastrophe de nous procurer un sentiment de solidarité mondiale ? De nombreux analystes s’accordent à dire que plus les crises sont fortes, plus elles sont bénéfiques aux sociétés. “Ce qui ne me détruit pas me rend plus fort”, disait Nietzsche. Qu’est-ce qui se profile aujourd’hui ? En premier lieu, en ces temps de pénombre, presque tout tend au blanc : les nouveaux appareils électroniques, la décoration d’intérieur, la couleur des voitures, les marques blanches, les métaphores du discount et du low cost. Aujourd’hui, les autorités appellent à con sommer : la rébellion des consommateurs consiste à ne pas consommer. Pratiquer la frugalité, c’est affirmer la primauté du mince sur l’obèse, la pathologie de l’obésité correspondant à celle de la dépense somptuaire, exagérée, excrémentielle. Aux Etats-Unis, on voit se développer des



ATTAC mobilise

A l’approche du sommet du G20, l’association altermondialiste ATTAC-Allemagne a su se faire entendre. Elle a distribué à 150 000 exemplaires une contrefaçon de l’hebdomadaire Die Zeit datée du 1er mai 2010 où elle affiche en une : “Sortie du tunnel”. “Les pollueurs passent à la caisse, les marchés financiers sont régulés, les structures mondiales repensées – [c’est] l’autre mondialisation.”

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Chercher “le remède dans le mal même”, disait Rousseau dans ses Confessions.

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formations sur la manière de mener une vie austère [voir p. 74]. C’est la mode de sortir moins et de faire tout chez soi, la fête, les loisirs, les dîners. Les économies ainsi réalisées purifient l’âme consommatrice dans une fiction de jeûne. Contre la corruption, le mensonge, l’escroquerie et le stratagème, on met en avant l’authenticité des produits qui valent plus par leur odeur, leur goût et leur réalité que par le prestige de la marque. De même, dans les rapports humains, la méfiance née des inégalités et de l’individualisme à outrance laisse place à la confiance – à la base du développement du réseau – et à ce que j’appelle le “personnisme”, qui consiste à déguster l’autre, beaucoup d’autres, sans engagement durable ni profond. Toute une série de livres récents sur la connaissance partagée, la sagesse des foules, le savoir de Wikipédia, l’utopie de l’information collective, s’accordent sur une prochaine “intelligence universelle”, faite de la mise en commun des capacités créatives de tous les êtres humains connectés. A défaut d’une révolution sociale, une révolution mentale. Cette utopie collectiviste donnerait lieu à une nouvelle économie, dite “relationnelle”, qui proposerait des services sans but lucratif et se battrait contre le marché jusqu’à le faire disparaître. Ce serait la fondation d’une époque inédite, de même que, des siècles plus tôt, le marché a mis fin au féodalisme et la démocratie à la monarchie, selon la thèse rêveuse de Jacques Attali. Mais les bouleversements futurs ne s’arrêtent pas là : l’économie relationnelle entraînera la disparition de l’actuelle démocratie vieillissante, car l’idée et la soif démocratiques n’ont été rien d’autre depuis deux cents ans que la promotion de l’individu et de l’individualisme. Toutefois, le monde fonctionnant en réseau et avançant par le biais d’un maillage humain ou cerveau relationnel, la démocratie telle que nous la connaissons acquerra un sens nouveau, différent, supérieur. On la qualifie encore d’“hyperdémocratie”, mais ce ne sera en aucun cas une version perfectionnée du système existant, mais sa transsubstantiation. Les partis, les dirigeants, les discours, les promesses seront balayés par l’action directe des citoyens, par une interaction planétaire en transfusion constante. L’hyperdémocratie sera ainsi le règne de l’hypercritique positive, comme ces ▶

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L’ANTICRISE Manuel de survie ▶ téléphones portables qui se recommandent les uns aux autres des restaurants ou s’acoquinent pour boycotter une boîte de conserve chinoise. Enfin, elle se manifestera à partir d’un pouvoir polycentrique, du Brésil à l’Inde, de Los Angeles à Sydney, du Luxembourg à la région Castille-León. Par chance, les crises offrent aussi plein de perspectives. Chercher “le remède dans le mal même”, dit à plusieurs reprises Rousseau dans le livre premier de ses Confessions. Dans l’art, il n’y a jamais eu autant de créativité qu’en période de crise ou de décadence, du Siècle d’or à l’Age d’argent espagnols, du cubisme à l’abstraction, des grandes œuvres du cinéma à la pensée sur laquelle s’est appuyé révolutionnairement le XXe siècle. Si l’on est en présence d’une troisième guerre mondiale euphémistique, il faut se rappeler que les grands conflits ont favorisé l’invention technologique. Et, aujourd’hui, on commence à l’entrevoir, les programmes d’économie d’énergie et l’exploitation de nouvelles sources d’énergie vont s’accélérer. LE BANQUIER EST LE TYPE MÊME DE L’INTERMÉDIAIRE HONNI

Les esprits s’aiguisent sur les biens matériels, mais les gens doivent aussi perfectionner, élargir ou adapter leurs connaissances et leurs mentalités, notamment du fait de l’élimination des intermédiaires dans presque tous les domaines. Internet est déjà mis à contribution pour l’achat de toutes sortes de choses ; il facilite la vente directe à l’agriculteur ou au fabricant ; il offre la possibilité d’intervenir, de questionner, de critiquer, de contrôler le politique ou bien le banquier, type même de l’intermédiaire honni, qui a été remplacé sur le réseau, même à titre symbolique, par les crédits P2P [peer-to-peer] entre particuliers. Les contacts de personne à personne abolissent le pouvoir du critique, de la maison de disques, de la galerie d’art, de l’institution. Une sorte d’anarchie contrôlée s’installe, en réaction au discrédit des gouvernements, des politiques, des vieilles organisations avec leurs structures pyramidales. Un nouveau savoir, né des nouvelles technologies interactives et du fonctionnement multitâche, va se frayer plus rapidement un chemin dans le vide de l’après-crise. On ne sait pas les conséquences que cela aura pour la politique ou pour la science, pour les individus ou pour la société, mais une chose est sûre : ce savoir-là est celui de la décadence. Le savoir de la décadence comme point optimal du savoir. Marx assurait que le temps – son temps – était venu d’abandonner l’interprétation de l’Histoire pour s’attacher désormais à la transformer. Aujourd’hui, l’Histoire s’est transformée, et paradoxalement commence à présent le moment de la réinterpréter et, naturellement, de l’embellir. En 1933, dans un discours prononcé devant le gouvernement irlandais, l’économiste britannique John Maynard Keynes avait appelé à investir davantage dans la beauté. La laideur (en architecture, dans la décoration d’intérieur, dans la mode, dans les manœuvres financières) a été un facteur d’appauvrissement humain, à l’intérieur et à l’extérieur du capitalisme de fiction. La nouvelle fiction, désormais, consiste à rêver d’un monde plus Vicente Verdú juste, plus net, plus propre.

Une nouvelle ère de frugalité La récession bouleverse le mode de vie occidental, fondé sur le crédit facile et la consommation effrénée. Et sans doute durablement. NEWSWEEK (extraits)

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New York



es Britanniques qui ont connu la Seconde Guerre mondiale en auraient été fiers : la crise planétaire incite le Royaume-Uni à une frugalité jamais vue depuis la disparition des tickets de rationnement, en 1954. Les ventes au détail ont reculé de 3,3 % en décembre dernier, ce qui en fait la pire saison de Noël depuis que le British Retail Con sortium a commencé à tenir des statistiques, en 1983. Le même mois, les Britanniques ont acheté 21 % de voitures de moins qu’en décembre 2007, consommé beaucoup moins d’eau minérale et de champagne, et réduit leurs achats de vêtements pour la quatorzième fois en quinze mois. Dans des villes comme Warwick, les demandes d’attribution de parcelles de jardins familiaux – où les particuliers peuvent cultiver leurs fruits et légumes moyennant une redevance modique – ont doublé en 2008. Sur le site britannique de la librairie en ligne Amazon, les meilleures ventes ont pour titre The Thrift Book [Le livre de la vie économe], Food for Free [Manger pour rien] et The Penguin Handbook of Keeping Poultry and Rabbits on Scraps [Le guide Penguin de l’élevage des

TENDANCE

Février 2009

La conjonction de la crise économique et de l’élection d’Obama nous place à l’un de ces rares moments de l’Histoire où les mentalités peuvent évoluer. Déjà, les initiatives solidaires se multiplient un peu partout. Privilégier la culture et le non-mercantilisme plutôt que la consommation redeviendrait-il possible ? A la une de CI n° 954, du 12 février 2009.

volailles et des lapins avec des restes]. Il est naturel d’adopter un mode de vie économe quand les temps sont durs et que l’on craint pour son emploi. Mais, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et dans d’autres pays, comme l’Espagne et l’Irlande, où l’activité est tirée par la consommation, cette tendance semble annoncer un changement bien plus profond : la fin d’un mode de vie fondé sur une consommation effrénée, alimentée par le crédit facile et l’effet de richesse induit par une valorisation constante des actifs [immobilier et portefeuilles d’actions]. Les Américains, naguère si dépensiers, ont relevé leur taux d’épargne personnelle de quasiment zéro – niveau autour duquel il se situait depuis des années – à presque 3 % en novembre. Il devrait prochainement atteindre au moins 8 %, du jamais-vu depuis vingt ans, prévoit David Rosenberg, le chef économiste de la banque Merrill Lynch. A l’image des banques, surendettées et souscapitalisées, poursuit Rosenberg, les ménages assainissent leur situation en dépensant moins, en épargnant plus et en remboursant leurs dettes. Et, comme dans le secteur financier, cela ressemble de moins en moins à des ajustements temporaires et de plus en plus à un changement d’habitude durable. Pour Rosenberg et d’autres économistes convaincus que l’austérité va devenir la norme, ce bouleversement aura lieu sur trois fronts. En premier lieu, la destruction de richesses est telle que cela imposera un changement des comportements, sans doute comparable à celui provoqué par la peur de la pénurie éprouvée par toute une génération après la crise de 1929

Bienheureux les économes

Ceux qui passaient hier pour des rapiats sont aujourd’hui des modèles à suivre. Un journaliste américain donne l’exemple de ses parents.

’été dernier, chez mes parents, à la campagne en Virginie, j’ai découvert une souris morte dans un vieux piège rouillé. Je l’ai mise à la poubelle. Plus tard dans la journée, j’en ai parlé à mon père et il m’a demandé : “Où est le piège ?” Je lui ai répondu que je l’avais jeté avec la souris parce qu’il tombait en morceaux. Il m’a regardé comme si je lui avais annoncé un décès dans la famille. Honteux, j’ai fouillé dans les poubelles pour retrouver la chose. Ils en reparlent maintenant chaque fois que je vais les voir : “Tu te souviens quand Steve a jeté le piège avec la souris ?” Dans la conjoncture actuelle, mes parents semblent tout d’un coup des gens très avisés. Le président Obama parle beaucoup de sacrifices personnels, et nous cherchons tous à réduire notre train de vie. Peut-être devrait-il envisager de faire de Bill et Joyce Tuttle ses M. et Mme Parcimonie, parce que, pour ce qui est de compter ses sous et de mettre l’argent de côté pour l’avenir, mes

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parents font plutôt dans l’extrême. Voici quelques exemples concrets. Ma mère n’utilise pas de sèche-linge. Mes parents ne possèdent pas de carte de crédit. Ils ne changent de voiture que lorsqu’ils ont économisé assez d’argent pour la payer comptant, soit tous les dix ans environ. Ils se chauffent au bois avec des bûches débitées par mon père. Ils n’ont pas de climatiseur. Ils n’ont évidemment pas Internet ni même d’ordinateur et n’ont cédé au téléphone portable que tout récemment. Bien sûr, ils en ont acheté un qui fonctionne à carte pour ne pas être esclaves d’un abonnement. N’allez pourtant pas croire que mes parents sont des rapiats. Ils sont économes, ce qui n’est pas la même chose. Ils font toujours des cadeaux généreux et ils collectionnent des antiquités de prix. Notre famille a construit la maison où j’ai grandi une pièce après l’autre, au fur et à mesure des rentrées d’argent. Ma mère, qui a la soixantaine, est coiffeuse et mon père, 72 ans, a été garde forestier pendant trente-huit ans. Ils n’ont jamais eu des salaires mirobolants, mais cela ne les a pas empêchés d’épargner des sommes faramineuses. Ils ont envoyé

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deux enfants à l’université et n’ont plus beaucoup de frais à présent. Ils dépensent peu en alimentation parce qu’ils mangent les légumes de leur potager et le gibier chassé par mon père. Tout compte fait, ce n’est peut-être pas une bonne idée que mes parents intègrent l’administration Obama. Parce que, pour faire comme eux, il faut vivre dans les montagnes et aimer le rude labeur. Mais leur exemple n’en demeure pas moins riche en enseignements ; les gens qui ont toujours mené une vie frugale, en faisant des trucs dingues du genre acheter un logement dans leurs moyens et mettre de l’argent de côté en vue d’achats ultérieurs, sont aujourd’hui les moins à plaindre. Et ce sont eux qui s’adapteront le mieux aux années de vaches maigres. Tandis que les autres, dont je fais partie, s’inquiètent de l’avenir, mes parents, avec leur maison déjà payée et leurs vieux pièges à souris rouillés, ont de la tranquillité d’esprit à revendre. Cela me rappelle une chanson bluegrass, Sharecropper’s Son [Le fils du métayer], que j’avais apprise petit : “Le proprio m’a dit des temps durs arrivent/Ça veut rien dire, ils sont déjà là.” Steve Tuttle, Newsweek (extraits), New York

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ou après le rationnement de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, c’est la mort d’un modèle qui a vu les banques octroyer des prêts à toutva, puis les transmettre à d’autres investisseurs comme autant d’“actifs”. Cela générait des flots d’argent ensuite distribués sous forme de prêts immobiliers et autres crédits à la consommation, lesquels gonflaient les dépenses et la valeur des biens immobiliers. En troisième lieu, comme les gouvernements et les investisseurs ne toléreront pas un retour aux pratiques périlleuses de l’époque des bulles spéculatives, les banques devront de nouveau assujettir le crédit au montant des dépôts et examiner plus soigneusement les demandes de prêt. A en croire Bob McKee, un analyste d’Independent Strategy, un cabinet de conseil en investissement de Londres, cette prudence ralentira la croissance du crédit et les prêts iront aux entreprises qui produisent et investissent, et non plus aux opérations financières hasardeuses. Cela devrait normalement favoriser une décélération et une stabilisation de la croissance économique. Selon McKee, les actifs ne devraient pas retrouver de sitôt leur valeur d’antan, et les richesses détruites ne sont pas près de se reconstituer. “UNE NOUVELLE MENTALITÉ S’INSTALLE : ON SE DÉBROUILLE ET ON RACCOMMODE”

Les signes de restriction des dépenses sont partout visibles. La consommation est en berne dans tous les pays industrialisés. Au dernier trimestre 2008, les ventes au détail aux Etats-Unis ont enregistré le plus fort recul jamais constaté depuis quarante ans que ces statistiques existent, notamment avec une chute de 36 % des ventes de voitures en glissement annuel. Même les achats sur Internet, qui avaient fait un bond de 75 % en 2007, sont restés pratiquement stables l’an dernier, à + 2 %. Dans des pays traditionnellement économes comme la Chine et l’Allemagne, les taux d’épargne, déjà élevés, ont encore progressé. Les Chinois sont plus que jamais près de leurs

sous, alors que des millions de travailleurs ayant ▲ Dessin d’Ellis perdu leur emploi dans les usines du littoral in Wonderland rentrent dans leur village natal. Même si les paru dans chiffres sont notoirement peu fiables, tout laisse The Guardian, à penser que le taux d’épargne, qui se situait Londres. entre 20 et 30 %, a augmenté. D’après la Banque populaire de Chine, les dépôts des particuliers se sont élevés à 20 000 milliards de yuans en septembre 2008, soit plus de cinq fois la valeur de l’encours des crédits à la consommation et des prêts immobiliers. En Allemagne, un pays tributaire des exportations qui a vu ses commandes industrielles s’effondrer en novembre, le taux d’épargne a battu un record vieux de quinze ans pour s’établir à 11,4 % du revenu des ménages et, selon la Bundesbank, il devrait atteindre 12,5 % en 2010. La destruction de richesses, les suppressions d’emplois et la constituAvec la crise, tion d’une épargne de les Britanniques précaution ne se traduise mettent sent pas seulement par à la cuisine. “Il semble une réduction mais ausque les gens cuisinent si par une réaffectation comme leurs grands-parents, des dépenses des méet les ragoûts sont soudain nages. A Hong Kong, les le plat le plus à la mode”, restaurants de luxe sont note The Guardian. Cet désertés, tandis que les engouement fait le bonheur gargotes de rue sont endes éditeurs : les livres core plus bondées que de recettes se vendent d’habitude. Au Royaumecomme des petits pains. Uni, la chaîne de supermarchés Sainsbury’s annonce un triplement des ventes de produits à petits prix comme la viande à braiser (le morceau le moins cher) en l’espace d’un an. L’enseigne de cordonnerie minute Timpson signale un bond des réparations de montres et de chaussures dans ses magasins. “Nous voyons défiler des clients d’un genre tout à fait nouveau, des personnes qui n’ont jamais pensé faire réparer quoi que ce soit, constate le président de la société, John Timpson. Une nouvelle mentalité s’installe : on se débrouille et on raccommode ses affaires.”

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Les entreprises ne gagneront plus rien à lever des capitaux et à s’endetter au maximum. En revanche, celles qui ont des fonds propres solides, des actionnaires patients et une trésorerie saine – celles-là mêmes dont on raillait naguère le côté pépère – disposeront d’un avantage certain. Les firmes qui disposent de liquidités peuvent se permettre d’être conciliantes avec des fournisseurs et des clients qu’elles jugent avoir les reins solides malgré leurs difficultés à payer leurs factures. C’est ce qui avait permis à beaucoup d’exportateurs allemands aux poches bien garnies de profiter de la crise du rouble [en 1998] pour gagner des parts de marché en Russie, au détriment de leurs concurrents français ou italiens. Bien sûr, de nombreux économistes vous diront que la consommation va repartir, entraînant l’économie dans son sillage. Mais, pour David Rosenberg, ce rebond sera bien plus modeste que d’habitude. Car, d’une part, la dévalorisation des logements et des comptes épargne-retraite provoquera un “effet de pauvreté” durable et, d’autre part, le flot de crédits faciles qui avait dopé la consommation n’est pas près de couler à nouveau. Selon Rosenberg, on renouera avec la relative prudence du début des années 1990, lorsque les dépenses de consommation représentaient 65 % du PIB américain, contre 71 % en 2008. Cela se traduira chaque année par environ 1 000 milliards de dollars en moins pour les magasins, les restaurants, les compagnies aériennes, les hôtels, les constructeurs automobiles et les promoteurs immobiliers. Le recul des importations américaines de biens de consommation frappera des pays manufacturiers comme la Chine, mais aussi leurs fournisseurs (comme l’Australie pour les matières premières et l’Allemagne pour les machines-outils). La croissance mondiale finira bien par repartir, mais elle ne sera plus tirée par la consommation des pays occidentaux. Elle a des chances de rester en deçà des 5 % pendant de nombreuses années, notamment parce que, partout dans le monde, les dirigeants politiques ne rateront pas l’occasion de reprendre du pouvoir aux marchés. Cela se traduira, à tort ou à raison, par un interventionnisme accru de l’Etat et des politiques de redistribution, avec un alourdissement de la fiscalité et une baisse des profits des entreprises. Cette nouvelle frugalité fera peur à mesure que ses effets se propageront à l’économie mondiale, mais s’avérera au final bénéfique. “Un monde économe est de loin plus productif, puisque les crédits octroyés aux entreprises servent à investir et à améliorer la productivité”, explique Bob McKee. La dette augmentera en fonction des besoins de l’économie. Les capitaux se feront plus rares, mais ils seront investis de manière plus efficace. Les profits des entreprises représenteront une part moins élevée du revenu national, mais ils seront plus stables. Ce sera un monde plus ennuyeux, à croissance moins forte. Mais ce sera aussi un monde plus tenable, avec moins de déséquilibres, de déficits et de mauvaises surprises économiques. Jusqu’à ce que, inévitablement, quelqu’un invente la prochaine grande bulle. Stefan Theil, avec William Underhill et Sophie Grove Paru dans CI n° 954, du 12 février 2009.

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Comment changer de logique en dix ans Evoluer vers une économie durable n’a rien d’impossible. Cela dépend de la volonté politique. Le New Scientist propose un scénario fictif mais plausible.

sements sont principalement destinés à remplacer les objets et à en améliorer la qualité, et l’énorme fardeau de la dette qui pesait sur notre économie s’est allégé. Nous augmentons progressivement la part des dépôts que les banques doivent garder en réserve. En conséquence, de moins en moins de prêts commerciaux sont accordés – ce sont désormais l’intermédiation financière et les commissions qui rapportent de l’argent aux banques –, et nous entrons dans une culture où il faut d’abord épargner de l’argent avant de pouvoir le prêter ou l’investir.

NEW SCIENTIST (extraits)

N

Londres

ous sommes en 2020, dix ans après le lancement de l’énorme expérience visant à donner au Royaume-Uni une économie durable. Nous suivons deux principes de base : nous n’utilisons pas les ressources naturelles plus vite qu’elles ne se renouvellent et nous ne rejetons pas nos déchets plus vite qu’ils ne peuvent être absorbés. Dans notre société, ce sont les scientifiques qui fixent les règles. Ils déterminent quels niveaux de consommation et d’émissions sont acceptables. S’ils ont un doute, ils fournissent une estimation prudente. Les économistes doivent ensuite trouver le moyen de respecter ces limites et d’encourager l’innovation afin de tirer le maximum des ressources naturelles que nous utilisons. Ils ont pour cela recours à deux mécanismes principaux. Le premier est un système de plafonnement et d’échange (cap-and-trade) qui permet aux entreprises d’acheter et de vendre des permis d’émission de gaz à effet de serre. Ce dispositif est efficace, notamment pour réduire les émissions de CO2. Le second mécanisme consiste à changer la logique de la fiscalité. Nous avons progressivement aboli l’impôt sur le revenu (une décision très populaire !) pour encourager les gens à ajouter autant de valeur que possible aux ressources dont ils se servent. Nous taxons désormais ces ressources au moment où elles sont retirées de la biosphère : le pétrole lorsqu’il est extrait du sol, ou les poissons lorsqu’ils sont pêchés dans la mer. Cela augmente leur prix et incite tout le monde à les utiliser avec parcimonie.

LES TRICHEURS NE PEUVENT PLUS ÉCHAPPER AUX IMPÔTS

Un avantage annexe de cette fiscalité est qu’elle est facile à faire respecter. Les tricheurs ne peuvent plus échapper aux impôts en cachant leurs revenus. Mais elle a malheureusement un inconvénient : les pauvres finissent par consacrer une plus grande partie de leurs revenus à l’achat de biens de consommation que les riches. Nous pallions cela en allouant une partie des recettes au financement d’allocations et de projets sociaux. Comme nous ne pouvons plus compter sur la croissance économique pour augmenter les revenus, nous devons lutter contre la pauvreté différemment. Nous redistribuons progressivement les richesses en fixant une limite aux inégalités économiques. Il a été difficile d’établir un éventail de revenus susceptible de récompenser les vraies contributions au lieu de multiplier les privilèges. Quatre siècles avant notre ère, Platon avait proposé un rapport maximal de 1 à 4. Les universités,

L’ENTRETIEN ET LA RÉPARATION SONT DEVENUS DES SOURCES D’EMPLOI

les services publics et l’armée ont toujours fonctionné avec une échelle de 1 à 10 ou 20, mais celle-ci est montée jusqu’à plus de 500 dans le secteur privé américain au début du XXIe siècle, avant que nous ne commencions cette expérience. Notre premier objectif a été de réduire l’écart général à un rapport de 1 à 100 : par exemple, si, dans une entreprise, le salaire le plus bas est de 10 000 livres par an, un dirigeant ne pourra pas toucher plus de 1 million de livres. Nous essaierons par la suite d’arriver à un éventail de 1 à 30. Mais que devient la croissance, me demanderez-vous ? Elle reste autorisée tant qu’elle ne dépasse pas les limites fixées par les écologistes. Les taux d’intérêt sont donc très faibles, mais ils restent supérieurs à zéro. Lorsque nous avons entamé cette transition, nous avons imposé une taxe carbone qui a rendu les transports fonctionnant au pétrole hors de prix. Cela a limité les déplacements en voiture, mais aussi suscité une vague d’investissements massifs dans les transports publics et dans les technologies requises pour faire fonctionner les véhicules avec des énergies renouvelables. Les recherches ont payé, et ces véhicules deviennent de plus en plus abordables. La réalité virtuelle est un autre secteur florissant : le transport aérien est beaucoup plus limité, mais nous pouvons nous rendre dans des lieux exotiques d’un simple clic. Un autre secteur a énormément changé, celui de la finance. Notre économie équilibrée serait incapable de supporter l’énorme superstructure financière qui reposait autrefois sur les perspectives de croissance. Les investisCOURRIER INTERNATIONAL N° 961

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▲ Dessin de Cazzato

paru dans La Stampa, Turin.



Prospective

A quoi ressemblera le monde “après le capitalisme” ? s’interroge le mensuel britannique Prospect. Pour le chercheur Geoff Mulgan, “le capitalisme ne dominera plus la société et la culture” et deviendra “un serviteur plutôt qu’un maître”. Les premiers signes en sont l’émergence des fonds de placement éthique, des logiciels libres, des mouvements contre le consumérisme et la recherche d’un meilleur équilibre entre travail et vie de famille.

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Les objets que nous produisons sont d’un type différent. Maintenant que nous payons le coût environnemental de ce que nous utilisons, il n’est plus intéressant d’un point de vue économique de fabriquer des marchandises jetables ou de courte durée de vie. Nous ne fabriquons que ce dont nous avons besoin, et les choses sont faites pour durer : plus de gadgets de haute technologie périmés au bout de six mois. Nous développons également de nouveaux modes de propriété : on peut louer une voiture ou un tapis à un propriétaire qui sera responsable de leur entretien puis de leur recyclage – au lieu de les acheter. L’entretien et la réparation sont devenus – à l’inverse de la production – des sources d’emploi bien plus importantes qu’auparavant. Il en va de même de la science et de la technologie. La croissance économique étant moins forte, nous ne pouvons pas assurer le plein-emploi – il est vrai que notre ancienne économie n’y parvenait pas non plus. Nous travaillons à temps partiel, généralement en tant que copropriétaires d’une entreprise plutôt que comme salariés. Le rythme de vie est plus détendu. Les revenus sont plus bas, mais nous sommes riches d’une chose que beaucoup d’entre nous ne connaissaient pas avant : le temps. Bien entendu, la liberté totale du commerce n’est plus possible, puisque nous devons prendre en compte des coûts environnementaux que les entreprises des pays restés dans une économie de croissance peuvent se permettre d’ignorer. Nous autorisons les échanges internationaux réglementés par des lois qui corrigent ces différences. Mais comme de plus en plus de pays s’engagent dans la durabilité, le club au sein duquel nous pouvons commercer librement s’agrandit vite. Nous espérons qu’il englobera un jour le monde entier. Au bout de dix ans, nous pouvons dire que les sacrifices consentis ont été moins durs que nous ne le craignions. Nous sommes sortis du modèle de la croissance économique – qui est condamné – et personne n’est moins bien loti qu’avant. Nous sommes peut-être même tous un peu plus heureux. Et il est bon de savoir que nos petits-enfants ont désormais une chance d’avoir une vie meilleure. ■ N.B. Ce scénario s’inspire d’un entretien avec Herman Daly, un économiste américain, spécialiste du développement durable, qui enseigne à la School of Public Policy de l’université du Maryland. Paru dans CI n° 945, du 11 décembre 2008.

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asie



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Quand islam rime avec bigame

Les musulmans jouissent d’un statut personnel spécifique qui leur permet notamment de prendre plusieurs épouses. Des hindous se convertissent pour en profiter. Mais cette pratique suscite désormais un vaste débat. OUTLOOK

New Delhi orsqu’Anuradha Bali est devenue la femme de Chander Mohan en décembre 2008, elle a rejoint les quelque 5 millions d’Indiennes qui ont épousé un homme déjà marié. Les unions multiples n’étant autorisées en Inde que par la Muslim Personal Law [statut personnel musulman, partie du Code civil qui permet aux musulmans d’appliquer le droit communautaire], le couple est devenu le dernier d’une longue série à s’être converti à l’islam uniquement pour y avoir recours. Par la même occasion, ils ont changé de nom et s’appellent désormais Fiza et Chand Mohammed. Les conséquences ne se sont pas fait attendre. Chand a été démis de sa fonction de vice-ministre en chef de l’Etat de l’Haryana [au nord du pays], rejeté par sa communauté, et son père – Bhajan Lal, élu trois fois ministre en chef de l’Haryana – l’a renié. En ces heures sombres, une timide main secourable a été tendue à Chand par le mufti [guide spirituel] Ahsan Kasmi, responsable du département de la fatwa au centre d’études islamiques Dar-ul-Uloom [école coranique très respectée et vieille de cent cinquante ans] de Deoband. “Selon la charia, le mariage après une conversion à l’islam est légal”, a-t-il déclaré. Mais

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▲ Dessin de Hajo

paru dans As-Safir, Beyrouth.

cet appui n’a pas été claironné sur les toits, ce qui n’a rien d’étonnant lorsqu’on sait que Kasmi avait affirmé en juillet 2008 que “la conversion d’une femme à l’islam dans le but d’épouser un homme musulman est illégale et n’est pas conforme à la charia”. Comme le montrent les propos contradictoires du mufti, se convertir à l’islam pour convoler est un sujet très controversé chez les musulmans. Les responsables locaux ont été embarrassés par le spectacle donné par Chand et Fiza, abondamment relayé par Internet et la presse. Mais ils ont gardé le silence, espérant que les choses, à l’instar d’autres scandales similaires, finiraient par se tasser. Il était pourtant dit qu’il n’en serait pas ainsi. Le 28 janvier, Chand a disparu de la circulation, puis il est réapparu en disant qu’il aimait toujours sa première femme et ses enfants, des hindous, et qu’ils lui manquaient. Quelques jours plus tard, Fiza passait

à l’attaque en déclarant qu’elle avait été “piégée, utilisée et jetée”, et en offrant aux médias les détails intimes de son histoire d’amour. Ce dernier rebondissement dans le spectacle médiatique a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour les responsables musulmans de l’Haryana et les a forcés à prendre position en public contre cette pratique. UNE VIEILLE TRADITION DANS TOUTES LES COMMUNAUTÉS

Pour Sayeed Qasim Rasool Ilyas, porte-parole du All India Muslim Personal Law Board [AIIMLB, Conseil de la loi musulmane indienne], les cas de ce genre reflètent un échec de la société en général, et on ne devrait pas accuser l’islam de les laisser se produire. “Beaucoup d’hommes hindous déjà mariés prennent une deuxième épouse, explique-t-il, mais on n’en entend pas parler parce que cela se produit dans des zones rurales pauvres et que la première femme ne se plaint pas ou est forcée à garder le silence. Lorsque les gens craignent d’être embêtés par la loi, ils se convertissent et utilisent la Muslim Personal Law pour se protéger.” De plus, comme, dans la loi islamique, la foi est uniquement une affaire entre l’homme et Dieu, un membre du clergé n’a pas autorité pour mettre en doute une conversion et ne peut donc pas faire grand-chose pour empêcher ces abus, ajoute Sayeed Qasim Rasool Ilyas. Pour le sociologue Imtiaz Ahmad, la polygamie est une vieille tradition dans la société hindoue, “en particulier dans les régions frontalières, où des communautés guerrières sont installées depuis longtemps et où il y avait inévitablement

plus de femmes que d’hommes, puisque nombre de ces derniers étaient tués au combat. On trouvait donc davantage de polygamie”. Mais aujourd’hui, ajoutet-il, “les oulémas [les théologiens] se félicitent des conversions et ne se posent pas de questions”. Haseena Hashia, professeure à l’université Jamia Millia Islamia à Delhi et membre de l’AIIMLB, estime cependant que “les oulémas ont un rôle à jouer et ne sauraient se contenter de décliner toute responsabilité. Avant une conversion, les principes de l’islam doivent être expliqués. On ne peut pas laisser les gens se convertir à l’islam uniquement pour leur permettre d’épouser leur amant ou leur maîtresse.” Une conséquence heureuse de l’affaire Chand-Fiza est qu’elle pourrait forcer les autorités religieuses et sociales à dissiper la confusion légale et morale qui entoure les unions multiples en Inde. Il y a pléthore de points de vue, du conservatisme inébranlable à l’esprit de réforme, prudent ou non. La Muslim Personal Law va devoir faire l’objet d’un débat. Certains estiment qu’il faut laisser la communauté engager ses réformes selon son propre rythme. Les partisans d’un droit personnel commun à tous les citoyens, quelle que soit leur religion, risquent de ne pas beaucoup plaire aux oulémas. Le mariage bref, mouvementé et indécent de Chand et Fiza n’est peutêtre donc pas le dernier du genre. Omair Ahmad* * Journaliste, auteur du roman Encounters [titre qui, en anglais de l’Inde et du Pakistan, signifie à la fois “rencontres” et “exécutions sommaires”, inédit en français, 2006], consacré aux relations entre hindous et musulmans dans le nord de l’Inde.

LE MOT DE LA SEMAINE ’est compliqué, le mariage (vivah), en Inde, et le divorce l’est encore davantage. Afin de respecter les traditions matrimoniales de chacune des religions du pays, l’Inde s’est confectionnée une série de lois spécifiques. Ainsi, les hindous (82 % des Indiens), et avec eux les jaïns, les bouddhistes et les sikhs, se marient – et, beaucoup plus rarement, divorcent – selon les règles du Hindu Marriage Act. Cette loi proscrit la polygamie – qui existait pourtant autrefois, comme en atteste la documentation sur la civilisation hindoue. La polyandrie n’est même pas mentionnée dans ce texte, alors que cette pratique a été immortalisée dans l’épisode du Mahabharata, une des grandes épopées sacrées hindoues, où le personnage de Draupadi devient la femme des cinq

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frères Pandava. Les chrétiens ont leur loi à eux ; les parsis aussi. Il y a même un régime spécifique pour les couples mixtes. Seuls les musulmans (environ 12 % de la population) échappent à un régime légal spécifique, le mariage restant chez eux une affaire religieuse gérée par la communauté. Ils respectent le droit des hommes à prendre jusqu’à quatre femmes, et le divorce est vite prononcé quand c’est à la demande de l’homme. Il lui suffit en effet de prononcer trois fois le mot talak, qui signifie “divorcer”. Pour les femmes, c’est plus compliqué. Ce qui a été souligné par le célèbre cas de Shah Bano en 1985, une musulmane divorcée qui

“VIVAH”

LE MARIAGE

a osé réclamer ses droits à percevoir une pension alimentaire de son ex-mari en tant que citoyenne indienne. Elle lui fut accordée par la Cour suprême indienne avant d’être annulée après qu’une loi spéciale eut été adoptée pour l’occasion. Cette loi rendait aux dignitaires religieux la pleine et unique autorité pour toutes les questions

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concernant le mariage et le divorce des musulmans. Quant aux hindous, la tradition veut que le divorce soit impossible même si la loi le permet. Le mariage en Inde étant une affaire de famille autant ou même plus que de couple, s’en extraire n’est pas facile. Il n’en fallait pas plus pour pousser les hommes non musulmans qui se sentent prisonniers d’un mariage qui ne leur convient plus à changer de religion afin de trouver une nouvelle épouse. Malheureusement, les Indiennes ne bénéficient pas de la même possibilité. En réalité, un mariage à la Draupadi n’est souvent pas satisfaisant pour elles. Les quelques femmes qui se trou-

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vent mariées à deux ou à plusieurs frères le sont, dans la plupart des cas, par force et non par choix. C’est le déficit de femmes dans les régions où le fœticide féminin est pratiqué qui pousse au partage des femmes, devenues trop rares. L’inégalité entre les sexes étant commune à toutes les grandes religions, le seul espoir qu’ont les femmes en Inde – et ailleurs – de bénéficier d’une entière liberté au sein de leur couple réside dans un Etat laïc avec des lois qui s’appliquent à tous de façon égale. Les Indiennes attendent toujours. Mira Kamdar* Calligraphie d’Abdollah Kiaie * Universitaire et essayiste. Elle écrit régulièrement dans les presses américaine et indienne. Elle a publié Planet India – L’ascension turbulente d’un géant démocratique (éd. Actes Sud, 2008).

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CAMBODGE

La justice mise à l’épreuve PHNOM PENH POST

Phnom Penh es atrocités commises au Cambodge entre le 17 avril 1975 et le 6 janvier 1979 par le régime khmer rouge ont fait l’objet dès août 1979 d’un premier procès, mis en œuvre par le Tribunal populaire révolutionnaire, soutenu par le Vietnam et par d’autres pays du bloc communiste. Pol Pot et Ieng Sary [considéré à l’époque comme le numéro deux du régime] y avaient été jugés et condamnés à mort par contumace. Mais ce verdict n’a pas été reconnu par la communauté internationale. Le tribunal de 1979 n’était pas indépendant et n’a aucunement respecté les droits élémentaires des accusés. L’opération n’avait qu’un seul but : légitimer les desseins politiques du régime de l’époque. Letribunal chargé de juger les Khmers rouges – ou Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) – qui siège actuellement est le fruit de plus de dix années d’efforts et d’âpres négociations entre les Nations unies et le gouvernement cambodgien. Il a été conçu de façon à ne pas répéter les fautes de 1979. En quoi les CETC se différencieront-elles du tribunal de 1979 ? La participation étrangère devrait apporter une sagesse acquise auprès de la justice pénale internationale émergente. Une deuxième différence fondamentale devrait être le respect par les CETC des droits de la défense, même si ces Chambres continuent parallèlement de batailler pour asseoir leur crédibilité contre les accusations de corruption qui entachent l’administration côté cambodgien. La question de leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique soulève également des doutes. Enfin, à la différence du procès de 1979, les débats des CETC devront, du début à la fin, faire preuve de transparence, dans un souci pédagogique à l’égard des Cambodgiens. La politique actuelle du tribunal, consistant à maintenir une confidentialité quasi imperméable sur l’enquête et sur les démarches visant à régler les désaccords entre les divers procureurs ou juges d’instruction, va à l’encontre des promesses de transparence des CETC. Pour réussir à se différencier définitivement du tribunal de 1979, les CETC, leurs partenaires, leurs bailleurs de fonds et tous ceux qui agissent en leur nom doivent redoubler d’efforts pour garantir que ces Chambres agiront en permanence dans le respect des normes internationales de justice, libres de toute corruption ou interférence politique. Et, plus encore, ils devront s’assurer que les Cambodgiens soient en mesure de comprendre les grandes lignes de ces procès. Long Panhavuth*

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* Membre de Cambodia Justice Initiative, une ONG supervisant le procès des Khmers rouges.

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GROS TEMPS EN MER DE CHINE

■ De vieilles tensions refont surface en mer de Chine méridionale. Américains et Chinois se regardent en chiens de faïence, tandis que les pays riverains rappellent leurs revendications territoriales dans la zone. ■ Mais Pékin entend bien affirmer ses ambitions face à l’ensemble des acteurs de la région.

Notre patience a des limites !

CHINE

0

TAÏWAN

Hong Kong

Hainan

La Chine préconise la négociation sans exclure le recours à la force.

MER les Paracel 750 km

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écif de Scaborough

CHINE

XINMIN ZHOUKAN (extraits)

e n’est pas le calme plat sur les 3,5 millions de kilomètres carrés de la mer de Chine méridionale, mais plutôt la tempête. Après une année de grand tapage, le Parlement philippin a adopté, le 17 février, une loi sur l’étendue de ses eaux territoriales, qui considère comme îles philippines une partie des atolls de notre archipel des îles Nansha [Spratly, en philippin Kalayaan], ainsi que notre île Huangyan [Scaborough Shoal], du banc de Macclesfield. Les Philippines ne sont pas les seules à s’affairer. Le 5 mars, le Premier ministre malaisien, Abdullah Badawi, a pris pied sur Danwan Jiao [Swallow Reef, en malais Layang Layang], un atoll de nos îles Nansha, pour inspecter les troupes qui y sont stationnées. Il a également visité le récif de Guangxingzai Jiao [Ardasier Reef, en malais Terumbu Ubi] et a affirmé, pour la première fois, la souveraineté de la Malaisie sur ces territoires. Que la mer de Chine méridionale suscite les convoitises étrangères, ce n’est pas nouveau ! Mais comment expliquer tant d’agitation en si peu de temps ? Une course contre la montre s’est en fait engagée pour les Philippines. En effet, en vertu des dispositions de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, les Philippines ont jusqu’au 13 mai 2009 pour soumettre leur dossier sur les zones économiques exclusives et sur la délimitation de leur plateau continental à la commission des Nations unies chargée de la délimitation des eaux territoriales, afin que celle-ci puisse statuer. “La soumission des dossiers de délimitation des eaux aux Nations unies a joué le rôle de détonateur dans les conflits récents en mer de Chine méridionale. Pour tous ces Etats qui occupent illégalement des îles appartenant à la Chine, cela constitue une belle occasion d’obtenir une reconnaissance internationale”, remarque Ni Lexiong, professeur de sciences politiques à l’Institut de droit et de sciences politiques de Shanghai. “Pour la Chine, la perte des îles dans cette région signifierait la perte d’une

C

■A

la une

de Xinmin Zhoukan : “Protégeons la mer du Sud !”

Source : “Atlas géopolitique des espaces maritimes” (éd. Technip, Ortolland et Pirat)

Shanghai MÉRIDIONALE les Spratly

VIETNAM

P H I L I P P I NE S

MALAISIE BRUNEÏ Limbang

les Natuna ndonésie

MALAISIE

Revendications maritimes en mer de Chine méridionale philippines malaisiennes brunéiennes chinoises et taïwanaises vietnamiennes Limites ayant fait l’objet d’accord entre les Etats

grande étendue de notre territoire maritime méridional et le recul de notre ligne de défense, qui serait ramenée à hauteur de l’île de Hainan. D’un point de vue économique, les préjudices seraient encore plus grands”, ajoute-t-il. En effet, les sondages réalisés à ce jour indiquent que l’espace maritime autour des îles de la mer de Chine méridionale recèlerait de riches res-

sources en hydrocarbures et en poissons. Les réserves pétrolières de l’ensemble de la mer de Chine méridionale seraient comprises entre 2,3 et 3 milliards de tonnes, soit près du tiers des ressources totales de la Chine. Par ailleurs, ce territoire maritime est la région la plus poissonneuse au monde et constitue une voie maritime essentielle. Chaque année, un quart du

STRATÉGIE Front uni de Brunei et de la Malaisie ’abandon de fait des prétentions de Brunei sur le Limbang, la bande de terre du Sarawak qui coupe en deux le territoire du sultanat, met sans doute un terme à l’un des plus vieux conflits territoriaux mineurs en Asie du Sud-Est. Après une rencontre à la mi-mars entre le sultan de Brunei et le Premier ministre malaisien Abdullah Badawi, les deux Etats ont échangé des lettres qui ne font pas explicitement mention du Limbang, mais donnent le tracé précis de leurs frontières sur une base qui équivaut à une acceptation du statu quo par le sultanat. Tout aussi importante que cette démarcation terrestre est la solution au différend sur leur frontière maritime, qui a empêché la recherche de gaz et de pétrole au large des côtes des deux pays. Le règlement de ce différend devrait non seulement ouvrir la

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voie à l’exploration dans une zone très prometteuse, mais permettre également à la Malaisie et à Brunei de former un front uni face aux revendications hégémoniques de Pékin dans cette partie de la mer de Chine. Les opérations exploratoires étaient suspendues depuis 2003, date à laquelle les deux pays ont délivré des permis rivaux sur deux blocs de la zone litigieuse. Les deux pays ont intérêt à mettre un terme à leurs querelles, faute de quoi la Malaisie sera contrainte d’importer du pétrole dans quelques années si elle ne découvre pas de nouvelles réserves, tandis que les champs pétrolifères de Brunei, qui ont fait de ce pays, depuis des décennies, l’Etat le plus riche d’Asie du Sud-Est en termes de revenu par habitant, s’épuisent rapidement.

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Philip Bowring, Asia Sentinel (extraits), Hong Kong

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transport maritime mondial passe par là. “Bien que les puissances occidentales ne se mêlent pas directement aux conflits, elles voient d’un bon œil l’annexion des îles de la mer de Chine méridionale par d’autres pays pour des considérations stratégiques – la nécessité de circonscrire la Chine. Leur partialité est pleinement mise à profit par les Etats qui annexent des territoires”, affirme Ni Lexiong. Depuis 1951, les Philippines et les Etats-Unis procèdent chaque année à des manœuvres militaires de routine, qui prennent de plus en plus d’ampleur. En 2004, ces exercices se sont déplacés: ils ont désormais lieu à proximité de l’île de Zhongye [en philippin Pagasa], de l’archipel des Spratly. Les observateurs militaires internationaux estiment que les Philippines ont discrètement impliqué l’armée américaine dans leurs manœuvres pour s’emparer des îles Spratly. Pour Ni Lexiong, la patience de la Chine a ses limites. Pour défendre sa souveraineté, notre pays a déjà connu des affrontements militaires, dans les années 1970 et 1980, avec des pays comme le Vietnam et les Philippines. Au cours de la session parlementaire de mars, le commandant adjoint de la flotte nationale chinoise Jin et le vice-amiral Zhang Guojun ont tous deux insisté sur la nécessité de maintenir une relative stabilité et un environnement pacifique dans les Spratly. Ils ont à nouveau préconisé de “mettre de côté les différends pour une exploitation commune” et ont précisé qu’il allait de soi que la Chine respecterait le principe de chercher d’abord à résoudre les conflits de façon “pacifique” avant de recourir à la force militaire. Un bon principe qu’avaient également appliqué les Etats-Unis pour chasser les troupes de Saddam Hussein du Koweït en 1991, rappelle Ni Lexiong. “On ne peut pas exclure la possibilité d’une deuxième guerre des îles Paracel [en chinois Xisha] si les Etats qui veulent s’approprier les îles de la mer de Chine méridionale continuent à agir sans vergogne et si le gouvernement chinois n’a pas d’autre issue. Cela signifiera que nous aurons été acculés à le faire”, explique-t-il. La question de savoir si la Chine doit ou non construire un porte-avions a également été au centre des débats lors des sessions parlementaires. Ni Lexiong estime indispensable que la Chine se dote de son propre porteavions. “Si la Chine possédait, comme les Etats-Unis, douze bâtiments de ce genre, cela aurait au moins le mérite de freiner les appétits éhontés de certains pays à l’égard de certaines îles de la mer de Chine méridionale !” conclut-il. Shao Leyun

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Pékin impose sa sphère d’influence La brusque montée des tensions avec les Etats-Unis illustre les ambitions maritimes de la République populaire et la volonté de les défendre à tout prix. ASIA TIMES ONLINE

Bangkok, Hong Kong n incident survenu début mars en mer de Chine méridionale entre les Etats-Unis et la Chine pourrait laisser penser à un accroissement des tensions entre les deux pays. Pourtant, à en croire les analystes, l’affaire ne risque pas de porter durablement atteinte aux relations sino-américaines, contrairement à un autre bras de fer du même type qui avait été suscité par la collision entre un chasseur chinois et un avion américain au-dessus de la même région en 2001. Face à la crise financière mondiale, les deux pays tiennent en effet à rester en contact étroit. Par conséquent, les observateurs s’attendent à ce que le litige se dissipe. L’incident, en revanche, illustre la capacité militaire de la Chine à défendre ses intérêts nationaux dans cette partie du monde et ailleurs, une réalité que les Américains doivent désor mais prendre en compte, qu’elle leur plaise ou non. Le 8 mars, le Pentagone a accusé la Chine d’avoir harcelé l’Impeccable, un bâtiment scientifique non armé, affirmant qu’il opérait alors en toute légalité dans les eaux internationales, à environ 120 kilomètres au sud de l’île de Hainan, la province la plus méridionale de Chine. Le ministère de la Défense chinois a demandé à Washington d’éviter qu’une telle confrontation se reproduise. Huang Xueping, porte-parole du ministère, a déclaré que le bâtiment américain avait violé le droit chinois et international, tel que la Convention des Nations unies sur le droit de la mer

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▲ Dessin de Stephff,

Thaïlande.



Espionnage

La présence de l’Impeccable au large de l’île de Hainan n’était en aucun cas fortuite. Selon le Time, le navire, doté d’un équipement de surveillance sophistiqué, espionnait la base militaire de Yulin, où sont stationnés depuis peu les sous-marins à propulsion nucléaire de la marine chinoise. “Compte tenu du rôle crucial des porte-avions américains dans un affrontement avec la Chine à propos de Taïwan, être en mesure de bloquer les sous-marins chinois dans leur base constitue un des objectifs essentiels des Américains”, écrit l’hebdomadaire américain.

de 1982, ratifiée par la Chine mais pas par les Etats-Unis. Il est clair que les bâtiments chinois ont procédé à des manœuvres d’intimidation autour du navire de recherche américain, qui, selon eux, violait la souveraineté chinoise. Sous cet aspect, le face-à-face n’est pas sans rappeler la collision aérienne qui s’est produite il y a huit ans au-dessus de l’île de Hainan. Le 1er avril 2001, un appareil de reconnaissance électronique américain Aries II avait été intercepté par deux chasseurs chinois J-8II à environ 110 kilomètres de l’île. Un des avions chinois avait commencé à frôler l’américain et, au troisième passage, il l’avait percuté. Le J-8II avait été coupé en deux et son pilote tué. Endommagé, l’appareil américain avait été contraint d’atterrir d’urgence sur une base aérienne militaire chinoise, à Hainan. Pendant les onze jours suivants, la situation avait été extrêmement tendue entre les deux pays, Pékin refusant de restituer l’Aries II et son équipage. UN POSITIONNEMENT DE PLUS EN PLUS AGRESSIF

Cette fois, en dépit des protestations explicites de la Chine, le ministre des Affaires Etrangères Yang Jechi et la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton se sont rencontrés à huis clos dès le 11 mars et se sont entendus pour faire retomber la pression et veiller à ce que l’incident ne se reproduise pas. Mais ni l’une ni l’autre partie ne sont revenues sur leurs versions conflictuelles de l’événement. Les Etats-Unis ont rejeté les exigences de la Chine, qui appelle à l’arrêt des activités de surveillance maritime américaines. Alors que les tensions restaient vives, le président Barack Obama a

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reçu Yang dans le Bureau ovale le 12 mars. Il a souligné que des communications plus régulières étaient nécessaires afin d’éviter à l’avenir toute confrontation militaire, en raison du risque de compromettre des relations bilatérales essentielles pour résoudre la crise mondiale. Ce n’est évidemment pas la première fois que la marine américaine est engagée dans des missions de surveillance dans cette zone de la mer de Chine méridionale. Le Pentagone a affirmé que l’Impeccable menait une opération “de routine”. En revanche, c’est peut-être la première fois que les Chinois tentent de perturber ces activités. A la lumière de cet incident, on peut supposer que la patience des militaires chinois vis-à-vis des opérations des navires-espions de l’US Navy près de leurs côtes est à bout. Ce changement d’attitude est le reflet d’un positionnement de plus en plus agressif des forces armées de Pékin en mer de Chine méridionale. Après trente ans de réformes, la Chine est aujourd’hui plus forte sur le plan militaire, et se sent assez en confiance pour protéger ses intérêts nationaux. Début mars, le gouvernement chinois a annoncé que son budget de la défense augmenterait de près de 15 % cette année, en dépit du fléchissement de l’économie. Autrefois, les questions de sécurité concernant la mer de Chine méridionale étaient considérées comme trop lointaines pour devenir une priorité pour les dirigeants chinois ou pour inquiéter l’opinion publique du pays. Mais la population chinoise s’en soucie désormais de plus en plus, y compris dans les îles Nansha [Spratly]. Si la Chine et Taïwan revendiquent les Nansha, des pays riverains comme les Philippines, le Vietnam et la Malaisie réclament également la souveraineté sur plusieurs des récifs, qu’ils occupent. Par conséquent, la confrontation navale avec les Etats-Unis pourrait également être interprétée comme un signal du gouvernement de Pékin, bien décidé à montrer qu’il a non seulement la volonté mais aussi les moyens de défendre ses intérêts nationaux présumés en mer de Chine méridionale. Il est certain que l’on assistera à d’autres escarmouches et frictions entre les deux puissances, mais il est peu probable qu’elles aboutissent à des conflits graves, du moins pas dans un avenir proche. Les deux pays ont aujourd’hui trop d’intérêts communs et ne peuvent s’offrir le luxe d’une rupture. Les EtatsUnis ont besoin de l’argent chinois pour aider leur économie et leur système financier chancelants – la Chine reste le principal créditeur de Washington –, et la Chine a toujours besoin des EtatsUnis pour poursuivre sa modernisation. Il faudra peut-être du temps aux Etats-Unis pour s’adapter à la réalité de la rapide ascension et de la modernisation militaire de la Chine, car ils ne sont pas habitués à faire face à des défis dans leur prétendue sphère d’influence traditionnelle, la zone AsiePacifique. Mais ils devraient comprendre aujourd’hui que la Chine n’est plus disposée à toujours se plier à la domination américaine dans la région. Les temps ont changé. Jian Junbo DU 1 er AU 8 AVRIL 2009

PHILIPPINES Obama

cherche le soutien de Manille ’accrochage naval entre les Etats-Unis et la Chine a rompu la glace dans les relations jusqu’alors très froides entre Barack Obama et Gloria Macapagal-Arroyo. Le 14 mars, le président américain a appelé son homologue philippine pour rappeler son attachement à l’alliance stratégique entre Washington et Manille, ainsi que l’engagement américain à respecter le Visiting Forces Agreement (VFA), accord militaire liant les deux pays. Le face-à-face au sud de l’île chinoise de Hainan est peut-être l’occasion pour Pékin de voir de quel bois est fait le nouveau gouvernement américain. Depuis lors, la Chine a réitéré son désir d’hégémonie sur la mer de Chine méridionale. Elle a ainsi annoncé le déploiement de son “bâtiment le plus moderne pour patrouiller” dans la zone après l’affaire de l’Impeccable et le vote de la loi confirmant les revendications territoriales et maritimes philippines [dans le cadre de la Convention de l’ONU sur le droit de la mer]. Pour Pékin, cette loi est “illégale et invalide”. Obama a appelé Arroyo au beau milieu des tentatives du Sénat philippin visant à obtenir l’abrogation du Visiting Forces Agreement (VFA), qui réglemente le stationnement de forces militaires américaines aux Philippines “dans le cadre de l’accord mutuel de défense”. Conformément à ce dernier, les Etats-Unis se sont engagés à soutenir militairement les Philippines face aux menaces extérieures. Le VFA a été signé dans les années 1990, tandis que l’on assistait, pour reprendre les termes des responsables de la sécurité philippins, à une expansion territoriale “rampante” de la Chine dans les zones disputées en mer de Chine méridionale. La Maison-Blanche n’a pas manqué d’être attentive aux derniers développements, qu’il s’agisse de l’activité navale américaine, de la loi philippine ou de l’agressivité de la nouvelle diplomatie de la canonnière de la Chine. Ces événements ont agi comme un signal d’alarme sur Obama, lui montrant qu’il était temps de remettre au goût du jour l’alliance stratégique laissée en plan, bien que prévue par le VFA. L’accord autorise le déploiement de forces américaines sur des bases flottantes, mais non permanentes, afin de répondre aux provocations de Pékin en mer de Chine méridionale. Enfin, Obama a pris conscience du fait qu’il fallait rejouer la carte de Manille pour aider à freiner l’ascension de la puissance économique et navale chinoise dans la région.

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Amando Doronila, Philippine Daily Inquirer (extraits), Manille

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ISRAËL

Tsahal accusée de pratiquer la guerre sainte

L’armée israélienne, jadis bastion de la gauche laïque, serait désormais sous l’influence de courants nationalistes religieux. The New York Times a mené une enquête sur ce sujet délicat. THE NEW YORK TIMES (extraits)

New York lusieurs témoignages de soldats israéliens, publiés par un institut affilié au mouvement des kibboutz de la gauche laïque qui dispense une instruction prémilitaire, ont révélé un agacement indéniable envers les soldats religieux, les décrivant comme des individus qui se considèrent comme investis d’une mission divine. Selon l’un des soldats, identifié sous le pseudonyme de Ram, “le rabbinat a fait parvenir toutes sortes de brochures et d’articles [durant l’opération israélienne de décembre et janvier derniers] à Gaza. Le message était très clair : nous sommes le peuple juif, nous sommes ici par miracle, Dieu nous a ramenés ici et nous devons maintenant nous battre pour expulser les non-Juifs qui font obstacle à notre conquête de la terre sacrée.Voilà l’essentiel de son message, et de nombreux soldats considéraient cette opération [Plomb durci] comme une guerre sainte.” Dany Zamir, le directeur du programme prémilitaire qui a recueilli les témoignages des soldats, exprime ses craintes face à la multiplication des éléments nationalistes religieux au sein de l’armée. Au cours des quarante premières années d’existence d’Israël, l’armée était – comme la plupart des institutions du pays – dominée par des membres des kibboutz qui se considéraient comme laïcs, occidentaux et instruits. Depuis dix ou vingt ans, les nationalistes religieux, notamment plusieurs des instigateurs du mouvement de colonisation de la Cisjordanie, sont de plus en plus nombreux dans la hiérarchie militaire. “Le corps des officiers de la brigade d’élite Golani est maintenant constitué en grande partie de diplômés des écoles préparatoires appartenant à la droite religieuse”, fait remarquer Moshe Halbertal, professeur de philosophie et coauteur du code d’éthique militaire. “La droite religieuse cherche à influencer la société israélienne par l’intermédiaire de l’armée.” Pour M. Halbertal comme pour la majeure partie des Israéliens, Tsahal est une institution particulièrement propice car elle a toujours fonctionné comme un lieu de mixité sociale où se retrouvent des individus de tous horizons. Les adversaires de la droite religieuse sont particulièrement inquiets de l’influence du rabbin en chef des armées, le brigadier général Avichaï Rontzki, lui-même colon en Cisjordanie. Très actif pendant la guerre, il a passé la majeure partie de son temps sur le terrain, avec les troupes. Il a même repris une citation d’un texte classique hébreu pour en faire un slogan pendant la guerre : “Celui

P

▲ Dessin de Sequeiros paru dans El Mundo, Madrid.

qui fait preuve de miséricorde envers l’homme cruel se conduira bientôt avec cruauté envers le miséricordieux.” Une brochure remise aux soldats a soulevé la controverse lorsqu’on y a découvert une ordonnance rabbinique recommandant de ne pas faire preuve de pitié envers l’ennemi. Le ministère de la Défense a réprimandé le rabbin. A la même époque, en janvier, Avshalom Vilan, alors député de gauche au Parlement, a accusé le rabbin d’avoir “détourné l’armée israélienne de ses objectifs et [d’avoir] transformé un combat justifié par la nécessité [de se défendre] en guerre sainte”. Juste après le retrait des troupes et des colons israéliens de Gaza, en 2005, on a voulu mettre fin à cer-

GOUVERNEMENT

SUBORDONNÉS AU RESPECT DE LA LOI DE LA TORAH

Selon Yaron Ezrahi, politologue de gauche de l’Université hébraïque [de Jérusalem], qui a enseigné à des commandants de l’armée, la suppression de ces programmes devrait figurer à nouveau à l’ordre du jour. En effet, si

Ehoud Barak, un homme sans caractère

Le ralliement du leader du Parti travailliste et ministre de la Défense à la coalition de Benyamin Nétanyahou, regroupant la droite, l’extrême droite et les religieux, suscite la colère de nombreux Israéliens.

ne des raisons pour lesquelles les partisans d’Ehoud Barak parlent de sa nécessaire participation à la “sauvegarde de la nation” repose sur l’illusion que c’est est un grand ministre de la Défense. Mais l’est-il vraiment ? Quand il était simple commandant, tout le monde pensait qu’il deviendrait un jour chef d’état-major. Plus tard, il est devenu un soldat légendaire. Ensuite, il s’est embarqué dans des négociations de paix avec les Palestiniens, en 2000, mais il a perdu la bataille. Avec un chef d’état-major sans pareil dans l’histoire de Tsahal [le général Gaby Ashkenazi], il a planifié la pire guerre qu’Israël ait jamais connue [la guerre à Gaza, dite opération Plomb durci, entre décembre 2008 et janvier 2009]. Au lieu d’utiliser des subterfuges pour mener une opération limitée, mais puissante, les deux hommes ont expédié l’armée de l’air – qui aurait pu tout aussi bien raser la France – et ordonné l’envoi de centaines de chars, sans toutefois remporter la victoire. L’homme qui, pendant des années, était sup-

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tains programmes religieux au sein de l’armée parce que des soldats qui en faisaient partie avaient affirmé qu’ils refuseraient d’obtempérer si on leur demandait à nouveau de démanteler des colonies. Toutefois, après l’arrivée au pouvoir du Hamas à Gaza [2007] et la multiplication des tirs de roquettes sur Israël, ce projet a été oublié.

nous devons retenir une leçon de Gaza, c’est que la tradition humaniste sur laquelle se fondent les codes d’éthique n’y a pas été suffisamment respectée. Une campagne de propagande a discrètement été lancée à la mi-mars pour discréditer les témoignages recueillis par M. Zamir en invoquant ses sympathies gauchistes. Dans le même temps, les nombreux propos et écrits du rabbin Rontzki ont circulé chez les intellectuels de gauche. Il aurait notamment écrit que ce que d’autres appellent “valeurs humanistes” ne sont que des sentiments subjectifs qui doivent être subordonnés au respect de la loi de la Torah. Il aurait également affirmé que la principale raison pour un médecin juif de traiter un patient non juif le jour du sabbat – alors que le travail est interdit mais qu’il faut soigner les malades et les blessés – est d’éviter d’exposer les Juifs de la diaspora à la haine. Selon M. Halbertal, le clivage de plus en plus marqué de la société israélienne n’existe pas seulement entre Juifs religieux et Juifs laïcs, mais également entre les diverses factions religieuses. Le débat concerne trois aspects : la sainteté de la terre contre celle de la vie ; la relation entre messianisme et sionisme ; et la place des non-Juifs dans un Etat juif souverain. Ethan Bronner

posé mener une opération puissante et judicieuse a fini par engendrer la haine contre Israël, voire par détruire une partie des structures internes de l’armée. Pour finir, Barak et son acolyte se sont arrangés, une première dans l’histoire d’Israël, pour transformer une opération militaire en un gigantesque pogrom, avec des centaines des morts et de nombreuses maisons détruites à Gaza. Le Hamas s’est réfugié dans des cachettes, s’est moqué de nous et en est sorti renforcé : il a été salué partout dans le monde et il a prouvé qu’il ne pouvait être brisé. Et voilà que notre homme s’empresse maintenant d’aider Benyamin Nétanyahou parce que celui-ci est isolé et affolé. Nétanyahou n’a aucun interlocuteur dans la coalition qu’il a formée hâtivement et sans discernement. Il n’a que Barak. Et même si ce dernier est seul à le rejoindre, Nétanyahou s’en contentera. Il a besoin de lui, car tous deux sont taillés dans le même moule. Barak cherche un moyen de recouvrer la sagesse qu’il a perdue. Mais pourquoi les membres de son misérable parti devraientils le suivre ? [les membres du Parti travailliste ont approuvé la nouvelle coalition, mais avec des réticences]. Après tout, même avec Barak, ce gouvernement sera incapable de sur vivre face à l’Amérique. Obama

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s’intéresse plus à l’Iran qu’à Israël. Et si Barak et Nétanyahou sont obligés de démanteler des avant-postes et de stopper la construction de colonies en Cisjordanie, ils le feront. Cette fois-ci, Barak ne pourra pas se cacher derrière des mensonges. Il n’y a plus de secrets dans ce monde. Quand Nétanyahou et Barak seront finalement obligés de se plier à la volonté des Américains, certaines personnalités du Likoud [parti de Nétanyahou] et la plupart des membres du gouvernement de droite, radical et religieux, protesteront et renonceront à leurs postes. Enfin, si Barak entre dans le gouvernement à cause de la situation économique et montre le même discernement que pendant la seule guerre menée sous ses ordres, non seulement notre économie s’effondrera, mais elle disparaîtra. Depuis quand Barak peut-il aider l’économie nationale ? Hélas, si tous nos héros israéliens sont tombés, vous vous êtes détruit tout seul, monsieur Barak. Vous et Nétanyahou, vous avez beaucoup de points communs, mais, surtout, vous manquez tous deux de cette qualité dont on parlait tant au Palmach* : le “caractère”. Yoram Kaniuk, Yediot Aharonot, Tel-Aviv * Première unité juive de combat en Palestinen, créée en 1941.

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m oye n - o r i e n t KOWEÏT

Je veux un méchoui, pas un grill

La langue anglaise envahit l’espace public des pays du Golfe – néocolonisation ou tribut payé à la mondialisation. Un journaliste koweïtien dénonce ce phénomène. AL-JARIDA

Koweït n flot de termes anglais envahit nos programmes télévisés, notre espace public, nos entreprises, nos cafés et restaurants, et même nos conversations de tous les jours. Bien que nous soyons un pays arabe, nous parlons en anglais avec les résidents étrangers [qui représentent les deux tiers de la population]. Quand nous entrons dans un magasin, nous sommes accueillis par un personnel qui nous souhaite le “welcome” et nous demande : “Can I help you ?” Généralement, on n’a d’autre choix que de faire ses commandes en anglais, peu importe qu’on le maîtrise ou non, qu’on soit à l’aise ou qu’on soit embarrassé de montrer ses lacunes linguistiques devant les membres de sa famille. De même, les restaurants que nous fréquentons gardent les enseignes anglaises de leurs maisons mères étrangères : Starbucks, Kentucky, McDonald’s, Burger King, Hardy’s,… Ces marques s’affichent partout en grand

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▲ Dessin de Daniel

Pudles paru dans The Economist, Londres.

et menacent notre langue. Et, pour ne rien arranger, les noms des plats que nous mangeons subissent la même évolution. Au lieu de “méchoui”, on dit “grill” ; au lieu de “poulet rôti”, on

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trouve “chicken tikka”, transcrit en lettres arabes. Et tout cela sans compter les mots que nous considérons déjà comme arabes : krim karamel, koffichop, ais-crime, kilo, jelé, etc. De quoi remplir un dictionnaire ! Même les petits commerces se pressent d’adopter l’anglais comme langue de travail, estimant que cela leur donne un air de respectabilité. Quant aux grandes entreprises, elles refusent d’embaucher des jeunes sous prétexte qu’ils ne parlent pas l’anglais. Il fut un temps où l’arabe était la langue des échanges, la langue qu’on avait envie d’apprendre, celle des savants, des penseurs et des écrivains. Au Moyen Age, des livres arabes sur la médecine, l’astronomie, la philosophie et les mathématiques ont été traduits en latin pour être étudiés dans les universités européennes. Au début du XXe siècle, après un long déclin, la renaissance de la langue arabe a été entreprise, avec la création de dictionnaires. Cela a été couronné de succès : l’arabe a été adopté comme langue officielle dans les instances internationales et s’est diffusé dans les pays musulmans non arabes d’Asie et d’Afrique.

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Ces progrès ont pu être réalisés grâce à la flexibilité de notre langue et à sa capacité à inventer de nouveaux termes. Mais aujourd’hui, dans les pays du Golfe, ses propres locuteurs se détournent d’elle et cèdent à l’ennemi, qui fait tout pour l’anéantir. Même l’Etat est partie prenante du problème, car il est incapable de faire face à cette évolution. Salah Arkadan, professeur de civilisation arabe et musulmane à l’Université du Golfe, cite l’exemple du Maghreb, où la langue du colonisateur français a pénétré la vie sociale. De grands efforts d’arabisation y ont été déployés afin de rétablir le rôle de l’arabe, mais sans recevoir suffisamment de moyens de la part de l’Etat et sans parvenir à se débarrasser de cet héritage. Dans les pays du Golfe, l’adoption de l’anglais serait un “tribut à la mondialisation”, via des entreprises qui imposent leurs couleurs, leurs sigles, leurs modes de communication, etc. De fil en aiguille, on en arrive à ce que les enfants appellent leur propre père “Daddy”. Cela s’explique, selon M. Arkadan, par la propension de l’homme dominé à vouloir ressembler à celui qui le domine. Muhi Amer

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Erdogan, seul maître à bord

On a vu le Premier ministre accaparer tous les micros pendant la campagne pour les municipales du 29 mars. Quitte à éclipser les candidats de son propre parti. Ambiance. VATAN

Istanbul ne des particularités de la campagne électorale qui vient d’avoir lieu [et qui a donné le 29 mars une nette victoire à l’AKP], c’est que les candidats en lice ont été complètement relégués au second plan. On peut même dire qu’ils ont carrément été broyés sous un rouleau compresseur conduit par les leaders de leur parti. La tactique adoptée par le Premier ministre Tayyip Erdogan – être systématiquement au premier plan – peut être vue comme une volonté d’exploiter au mieux son dynamisme et son charisme. Néanmoins, il ne fait aucun doute qu’Erdogan veut montrer qu’il est le seul chef, et ce en toutes circonstances. Ce leadership absolu semble d’ailleurs avoir été accepté par son parti. Cela fait en effet déjà un bon bout de temps que les propositions et le programme politique de l’AKP [le parti islamique au pouvoir] ne sont plus transmis qu’à travers les paroles d’Erdogan. Les opinions et les idées des ministres du gouvernement n’ont plus aucune importance car, quel que soit le sujet, tout le monde attend ce que le Premier ministre va dire. Les mesures pour faire face à la crise, c’est Erdogan qui en parle, les détails des pourparlers avec le FMI, c’est uniquement de sa bouche que nous les apprendrons. Et dans le cadre de cette campagne électorale pour les municipales, c’est encore et toujours lui qui nous informe des mesures mises en œuvre par les municipalités. Dans ces conditions, les ministres tiennent des propos de plus en plus elliptiques, qui peuvent vouloir dire tout et son contraire. Il est vrai que leur situation n’est pas facile, dès lors que le

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DIPLOMATIE Ankara

▲ Dessin de Pérez

d’Elias paru dans ABC, Madrid.

CHAQUE PROBLÈME EST UN PROBLÈME PERSONNEL

Au sein du CHP [le principal parti d’opposition, kémaliste], la situation n’est pas très différente. Là, c’est le président du parti, Deniz Baykal, qui exerce la fonction de “chef unique”. Il semble s’être satisfait d’une campagne qui s’est limitée à des invectives à l’encontre de son rival Erdogan, qui les lui a bien d’ailleurs rendues, ce qui a eu

Plus islamiste que les islamistes

SURENCHÈRE

epuis qu’il est au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP) a été incapable de répondre aux aspirations des couches les plus traditionalistes de son électorat. En particulier sur la question du voile, toujours interdit à l’université, et sur l’accès à celle-ci, toujours aussi difficile pour les diplômés des lycées confessionnels. Une nouvelle ligne de fracture est ainsi apparue au sein de l’aile conservatrice de la société turque. Le mode de vie prôné par les conservateurs tend certes à s’imposer depuis 2002, mais l’on voit maintenant un fossé se creuser entre des communautés de musulmans pratiquants qui se sont enrichis et les couches populaires qui ont été frappées de plein fouet par la crise, à l’égard desquelles l’AKP se sent désormais mal à l’aise. Jusque-là, cette partie de l’électorat ne pouvait que voter pour l’AKP. Ni le très kémaliste Parti républicain du peuple (CHP) ni le petit parti islamiste Saadet [le Parti du bonheur] ne représentent une menace. Sauf que, depuis peu, le parti Saadet a été repris en main par un jeune économiste, Numan Kurtulmus, qui lui a insufflé un dynamisme nouveau. Résultat, cette formation est en train de s’imposer tout doucement et de créer des soucis à l’AKP en détournant une par tie de sa base électorale Cüneyt Ülsever, conservatrice.

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Hürriyet (extraits), Istanbul

reconnaît le Kurdistan (irakien)

En visite en Irak, le président turc a pour la première fois utilisé le terme Kurdistan pour désigner le nord de ce pays. En échange, les Kurdes irakiens lui ont promis de liquider le PKK.

’utilisation par le président Gül du terme “Kurdistan”, fût-ce de manière indirecte, pour qualifier le nord de l’Irak marque incontestablement un tournant dans les rapports entre Ankara et Erbil [capitale du Kurdistan irakien]. En réalité, le président a simplement fait allusion à la Constitution irakienne, qui consacre l’existence d’une administration régionale kurde dans le nord du pays, appelée Kurdistan tant par ses habitants que par les diplomates étrangers et la presse mondiale. Il s’agit donc d’un terme parfaitement accepté par la communauté internationale. Comme Abdullah Gül l’a rap-

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Premier ministre peut à tout instant affirmer l’inverse de ce qu’ils ont dit précédemment.

pour conséquence de reléguer les candidats maires issus de l’opposition à l’arrièreplan eux aussi. Dans ces conditions, il est inévitable qu’Erdogan, qui se considère comme “le seul chef, le seul porte-parole et le seul décideur”, considère chaque problème comme un problème personnel. La moindre critique contre l’AKP – même sur des questions au sujet desquelles les médias ont pourtant essayé d’adopter une position ménageant le gouvernement, comme ce fut le cas avec l’accident d’avion de la compagnie aérienne nationale (Turkish Airlines) à Amsterdam – est immédiatement interprétée par le Premier ministre comme l’expression d’une campagne orchestrée contre l’AKP. Erdogan sort alors de son chapeau un exemple de critique de mauvaise foi à son encontre pour ensuite généraliser et accuser tous les médias de malhonnêteté. Dans le fond, il est normal qu’il réagisse de cette façon, puisqu’il est désormais le seul chef. Les membres du Conseil ministériel sont SES ministres. Les candidats à cette élection étaient SES candidats. Et peu importe qu’il les ait négligés, puisque la scène lui appartient de toute façon. Un chef incontesté ne discute pas. Il n’a pas besoin d’être conseillé. Il donne des ordres et réprimande. Ces élections municipales étaient SES élections. Okay Gönensin

pelé lui-même, ce que la Grèce continue de nommer “ex-République yougoslave de Macédoine” n’en demeure pas moins qualifié de Macédoine par le reste du monde. Jusque-là, dès que l’on évoquait les régions kurdes d’Irak, la Turquie ne voulait entendre parler que du “nord de l’Irak”. Bien entendu, l’attitude ambiguë des Kurdes d’Irak à l’égard de la Turquie, en particulier au sujet du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), n’a pas été de nature à favoriser l’utilisation du terme Kurdistan en Turquie. Son utilisation aujourd’hui montre le chemin qui a été parcouru depuis lors tant sur le plan des rapports entre Ankara et Erbil que vis-à-vis de l’évolution de la question kurde à l’intérieur de la Turquie elle-même. En recourant à ce terme dans un contexte où il rappelle les Kurdes irakiens à leur devoir à l’égard du PKK, Abdullah Gül a voulu déli-

vrer le message suivant : si vous êtes vraiment une entité autonome au sein de l’Irak, vous êtes alors en mesure d’assumer vos responsabilités et vos engagements. Les leaders kurdes irakiens semblent avoir compris le message. Tant le président irakien d’origine kurde, Jalal Talabani, que Nechirvan Barzani, le Premier ministre de l’entité kurde autonome, ont en effet souligné dans leurs discours la nécessité de désarmer et de “liquider” le PKK. Les pourparlers actuels portent ainsi désormais sur la façon de mettre un terme aux activités du PKK et, audelà, en cas de succès, sur la manière de développer une coopération sur le plan économique ainsi que dans d’autres domaines avec cette région kurde limitrophe de la Turquie. La région kurde du nord de l’Irak est bien le voisin de la Turquie. Les deux parties ont alors intérêt à développer de bonnes rela-

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tions. Cette visite de Gül en Irak témoigne qu’une vision commune entre les deux parties est en train de prendre forme. Avec l’utilisation du mot “Kurdistan”, nous constatons qu’un tabou est tombé. La Turquie est désormais en mesure de passer outre l’allergie et l’inquiétude que ce genre de mot pouvait provoquer. Dans ces conditions, le sud-est de la Turquie [à majorité kurde], qui se développe rapidement et où les droits de l’homme sont respectés, peut devenir un exemple – voire un pôle d’attraction – pour ses voisins immédiats. La région septentrionale de l’Irak est appelée Kurdistan dans le cadre d’un système fédéral inscrit dans la Constitution irakienne. Celle-ci garantit par ailleurs le caractère unitaire de l’Etat irakien. Il est donc tout à fait naturel d’appeler cette région par son nom. Sami Kohen, Milliyet, Istanbul

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SÉNÉGAL

Les électeurs donnent une leçon au président Wade

L’élection à la mairie de Dakar devait servir de tremplin au fils du chef de l’Etat dans son parcours pour lui succéder à la tête du pays. Mais les habitants de la capitale en ont décidé autrement. SUD QUOTIDIEN

droit d’une vertu jusque-là atterrée face au vice qui prenait sa “route vers le sommet”. Car, au fil du temps, les micros amplifiaient leurs paroles, faits et gestes. Et même s’ils ne buvaient que de l’eau, l’ivresse des applaudissements leur a fait confondre public et sujets. C’est la sanction de cette “bulle présidentielle” en même temps que le refus d’entendre la résonance d’un couple père-fils se parlant sur le ton de la complicité patinée : “Mon enfant, je te protège et tout ce qui est à moi est à toi.” N’avait-il pas déclamé à la face du Sénégal une touchante satisfaction paternelle en lançant à son fils : “Karim, je dirai à ta mère que tu as bien travaillé.” Aujourd’hui, on entend d’ici ce qu’il doit dire à la maman du fils qui a échoué.

Dakar

J

usqu’au 23 mars, avant le dépouillement des votes des citoyens ayant participé aux élections locales, certains étaient plus que jamais persuadés que le wadisme [le mouvement politique se réclamant du président Abdoulaye Wade, au pouvoir depuis 2000] serait encore triomphant. Ils étaient loin de s’imaginer qu’ils laisseraient leur fauteuil aux membres d’une coalition de l’opposition jusque-là siphonnée par le rouleau compresseur wadien. Mais la réalité des résultats du scrutin a mis en évidence une chose : il y aura un avant et un après les élections locales pour Maître Wade. Le choc du verdict électoral est rude, et le pire n’a pas pu être évité. Le pire, c’est pour le palais de la République. Le scénario sombre, mais pas totalement noir, qui a prévalu, n’a donc pas surpris. Sauf le camp de la “dynastie et de la galaxie”. Car ce sont bien des symboles qui ont été atteints. Les défaites de personnalités “emblématiques” du wadisme et de la Génération du concret atteignent directement Maître : le maire de Dakar [qui appartient au parti de Wade], son fils Karim [candidat à Dakar], les ministres originaires de la région de Saint-Louis et ceux de Thiès. C’est un soufflet que lui ont infligé les citoyens

POLITIQUE Au

▲ Dessin de

Raymond Verdaguer, Etats-Unis.

sénégalais, non sans lui rappeler qu’un peu de retenue et de méthode ne nuisent pas quand on cherche des solutions à un problème. Ce rappel à l’ordre républicain n’est pas une mise au point ni une remontrance. C’est la remise à l’en-

Les Sénégalais, grands observateurs de la vie politique, ne sont pas ce peuple que l’on a voulu retourné à l’adolescence, en quête d’un vieil oncle sachant manier tour à tour la caresse et les gros yeux. Ils ont rappelé à Maître les codes d’une république et d’une démocratie dont il s’est allégrement éloigné. Ils lui ont rappelé qu’ils ont besoin d’un président qui s’occupe des Sénégalais, et pas seulement de lui et du bonheur de ses proches. Ils ont besoin d’un président qui ne se fixe pas cet objectif de “sculpter” un fils en modèle. Un chef

revoir, Karim… et bon débarras

L’échec électoral du fils du président réjouit un certain nombre de commentateurs locaux qui redoutaient de voir s’installer un pouvoir dynastique.

ous ne sommes pas dans un drame shakespearien. Les Ides de Mars ont encore frappé, loin de Rome, où Jules César, malgré les mises en gardes répétées de sa femme, décide de se rendre au Sénat, où l’attendent de pied ferme les conspirateurs. Son entêtement lui vaut un parricide. En volant au secours de son fils en quête désespérée de légitimité, Abdoulaye Wade et sa “cour” ont été foudroyés par le suffrage des électeurs souverains, à qui on ne se substitue pas. Dans l’histoire de la République, Wade sera le premier et le dernier président à vouloir changer le destin de tout un peuple pour parachuter son fils au sommet de la gloire. Voilà un rêve qui s’effondre, ou plutôt une illusion qui se cogne à la triste réalité des choses. A ceux qui se sont permis de rêver debout, le réveil est on ne peut plus

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LES SÉNÉGALAIS VEULENT QUE LE PRÉSIDENT S’OCCUPE D’EUX

qui “salue” à parts égales tous les citoyens, la république et la démocratie. En un mot, un président qui est président. Est-ce que c’est encore possible pour lui ? Là est toute la question. Comme en amour, une fois que le charme est rompu, l’histoire peut-elle recommencer ? En tout cas, la gueule de bois a changé de camp le 24 mars au matin. Les vaincus d’aujourd’hui, si prompts, hier, à parader sur les plateaux de télévision et à “réagir” sur les stations de radio, sont devenus muets comme des carpes. La gestion de leurs actions politiques ne s’est résumée, au cours de toutes ces années, qu’à un jet continu de coups d’éclat où toutes les notions de bien et de mal et tous les repères du beau et du laid étaient inversés. Ils n’ont fait que réagir. Or la réaction n’est que l’expression d’un sentiment et elle n’informe finalement que très peu sur l’essentiel. Résultat ? Un Etat délétère, conduit par des hommes et femmes sans vision et sans imagination dans les fossés d’une chienlit programmée que tous les laissés-pour-compte, rassasiés de promesses non tenues, affamés, découragés, humiliés, ont refusé : ils sont sortis de leur muette révolte pour “crever les yeux” de ces politiciens, qui nous dirigent derrière les vitres teintées de leurs voitures ou en se retranchant dans des maisons au luxe insolent. Henriette Niang Kandé

brutal et ils risquent d’y laisser plus que leurs cheveux. Les ides de mars qui ont “électrocuté” César se sont fatalement abattues sur les conspirateurs de la République. Le 22 mars, la souveraineté s’est encore exprimée au Sénégal. La page Karim Wade [candidat malheureux à la mairie de Dakar] n’était qu’un accident de parcours, un mauvais songe, un cheveu sur la soupe de la République. Elle sera vite tournée car la bonne graine a été séparée de l’ivraie, malgré le coup d’Etat médiatique que nous a servi la radio RFM à deux jours de la consultation électorale. Ce grand oral, ou plutôt ce “grand parjury” inopportun, partisan et indécent, a porté le discrédit sur une chaîne et un groupe pour lequel les Sénégalais avaient beaucoup de considération. En ce qui nous concerne, plus rien ne nous surprend désormais dans ce pays, le meilleur comme le pire, car le virus surgit toujours là où l’on s’y attend le moins. “J’ai toujours été un gagnant, quelqu’un qui n’a jamais perdu.” Heureusement que l’auteur de ces propos n’y croyait pas, encore

moins ceux qui l’ont interviewé, c’était juste du bluff, pour amuser la galerie. Lorsqu’on décide de ramer à contrecourant, on doit être prêt à prendre de la flotte, fût-ce en pleine gueule. Jusqu’à ce que Karim Wade descende dans l’arène politique, les Sénégalais pouvaient tout pardonner à Abdoulaye Wade. Il a fallu que le fils s’en mêle pour que la plus sévère des réprimandes soit adressée à toute une congrégation politique. Ils nous font de la peine, ces gens-là. Que ceux qui veulent succéder à leur père aillent au Togo, où les fils lorgnent le fauteuil de leur géniteur. Si Brutus a tué César, les projets monarchiques de Karim ont coûté au père président l’estime de tout un peuple. Et ça, c’est du concret… Abdoulaye Wade saura à coup sûr prendre les mesures qui s’imposent, devant l’incapacité de son fils à gagner la moindre bataille. Espérons que les deux ont eu leur dose ; autrement, on n’hésitera pas à “remettre ça”. Vous en voulez encore ? Il suffit seulement d’en faire la demande. Momar Mbaye, www.seneweb.com, Dakar

France Musique en direct de la Villa Médicis du vendredi 3 avril 18h au dimanche 5 avril 18h avec Frédéric Mitterrand, Katia et Marielle Labèque, Antonio Pappano, l'Academia di Santa Cecilia, l’Atelier lyrique de l’Opéra National de Paris Le programme sur francemusique.com

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afrique NIGERIA

La chasse aux homos est ouverte

Le pays le plus peuplé d’Afrique s’apprête à adopter une loi prévoyant d’emprisonner les couples homosexuels ainsi que les personnes qui facilitent leurs relations. ment complet qui suivra la colère de Dieu si de telles pratiques sont reconnues comme normales dans notre pays.” L’homme d’Eglise poursuit par d’autres affirmations outrancières : “Une part du dessein de Dieu est d’assurer la perpétuation de l’existence humaine par la procréation. Dieu a béni Adam et Eve et leur a dit : croissez et multipliez, remplissez la terre et assujettissez-la [Genèse, 1, 28]. Le mariage entre personnes du même sexe est une violation de cette injonction divine et ne pourra que mettre en danger l’existence humaine.” Le fait que ces sinistres prédictions ne se soient réalisées nulle part ailleurs dans le monde ne le fera pas changer d’avis.

THE GUARDIAN

Londres eux qui veulent mettre à mal les droits de l’homme s’érigent volontiers en défenseurs de la vertu et des intérêts nationaux. A la fin de 2001, tandis que Washington prenait des mesures draconiennes censées venir à bout du terrorisme, le ministre de la Justice américain John Ashcroft déclarait : “A ceux qui veulent effrayer nos concitoyens épris de paix en agitant le spectre d’une liberté perdue, je dirai ceci : votre tactique ne fait que rendre service aux terroristes, car elle sape l’unité nationale et fait fléchir notre détermination. Elle donne des armes aux ennemis de l’Amérique, elle fait hésiter les amis de l’Amérique. Elle incite les hommes de bonne volonté à garder le silence face au mal.” Bien des gens ont été convaincus, ou réduits silence par l’intimidation. Les sombres conséquences se font sentir encore aujourd’hui. Aujourd’hui, au Nigeria, on utilise la rhétorique du patriotisme et de la morale pour tenter de justifier l’adoption d’un projet de loi interdisant les mariages homosexuels. L’homosexualité masculine est déjà illégale, mais ce projet de loi pourrait servir à emprisonner des gens du même sexe qui vivent ensemble “comme mari et femme ou pour d’autres raisons liées à leur relation homosexuelle”, ainsi que toute personne qui “soit le témoin d’une telle relation, l’encourage ou la facilite”. Bien évidemment, ce projet de loi a été condamné par les militants des droits de l’homme, tant au Nigeria que dans le reste du monde. Au dire de gays et de lesbiennes nigérians, une telle loi serait la porte ouverte à tous les abus. De fait, comme l’expérience l’a prouvé ailleurs dans le monde, une législation censée viser les gays peut servir à éliminer des adversaires politiques. Toutefois, plusieurs dignitaires ecclésiastiques se sont prononcés en faveur du projet de loi, notamment le révérend Patrick Alumake, qui dit exprimer le point de vue de l’Eglise catholique. En réalité, si le Vatican n’est guère favorable à la cause gay, il est opposé à toute pénalisation. Il sera donc intéressant de voir comment Rome réagit. L’archevêque Peter Akinola est lui aussi un ardent défenseur du projet de loi. Or la Communion anglicane, à laquelle appartient son Eglise, a appelé à maintes reprises à la défense des droits de l’homme, y compris pour les homosexuels. Dans une déclaration en faveur du projet de loi, l’archevêque Akinola commence par sa propre interprétation (contestée) de la Bible, faisant valoir que “toute société qui approuve les unions homosexuelles comme un mode de vie acceptable est en état avancé de corruption et de décadence morale. Ce projet de loi a donc pour but de protéger le Nigeria contre l’anéantisse-

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L’ARCHEVÈQUE DÉNONCE LES INFLUENCES OCCIDENTALES

Les Africains, et en particulier les Nigérians, ont beau avoir joué un rôle important dans la reconnaissance et la défense des droits de l’homme, il n’en fait aucun cas : “Nous devons garder à l’esprit les différentes étapes de la pernicieuse influence occidentale sur notre pays et notre continent… Le tollé actuel au sujet des droits de l’homme, notamment en ce qui concerne le mariage homosexuel, n’est qu’un nouveau stratagème pour semer encore davantage le

▲ Dessin d’Elizabeth

Nogales paru dans El Mundo, Madrid.

désordre dans ce pays.” L’archevêque brosse un tel tableau de la menace gay et lesbienne que cela justifierait les mesures les plus dures : “Le mariage homosexuel […] est une perversion, une déviance et une aberration, qui risque d’engendrer un holocauste moral et social dans notre pays. Il pourrait aussi aboutir à l’existinction (sic) de l’humanité, il ne faut donc jamais le laisser s’implanter au Nigeria.” Dans cette vision apocalyptique du monde, il peut être trop risqué d’aimer son semblable comme soi-même. Pourtant, en dernière analyse, la violation des droits de l’homme porte atteinte à la morale et au bien-être national. Selon un ancien juge et avocat général de la marine américaine, le maréchal John D. Hutson, “à l’égard des détenus, la position de la hiérarchie était la suivante : on avait affaire à des terroristes, des gens tout ce qu’il y a de plus méprisable, des hors-la-loi qu’on pouvait traiter de manière inhumaine… Nous avons eu Abou Ghraib et ses suites. L’image de l’armée et du pays a été très entamée. Notre réputation internationale va être ternie pour plusieurs générations.” Les autorités nigérianes devraient en tenir compte. Savitri Hensman

A F R I QU E D U S U D

Rien n’est trop beau pour les gosses de riches

Certains parents dépensent des fortunes pour organiser des fêtes d’anniversaire à leurs enfants. Une tendance qui ne va pas sans susciter un certain malaise. SUNDAY TIMES

Johannesburg n Afrique du Sud, certains parents bling-bling n’hésitent à pas débourser 1,5 million de rands [118 000 euros] pour organiser de somptueuses fêtes d’anniversaire pour leur rejeton. Les pédopsychiatres et les spécialistes de l’enfance expliquent que cette débauche de moyens sert parfois de substitut à l’amour parental et peut provoquer un certain malaise chez les enfants moins bien lotis. Les professionnels du secteur – désormais aussi recherchés que les traditionnels organisateurs de mariage – se frottent les mains, tandis que les parents dépensent des fortunes pour offrir la fête d’anniversaire la plus extraordinaire à leur enfant. Certaines d’entre elles comprennent un carrosse de Cendrillon grandeur nature, des pochettes-surprises avec bijoux en strass et même une séance cocooning dans un spa cinq étoiles. Les parents ne sont pas oubliés et sont généralement accueillis avec des plateaux de sushis, du caviar, du champagne, des parfums de créateurs. Selon Sharon Spradbury, spécialiste de l’enfance, les enfants sont ainsi habitués dès le plus jeune âge à un mode de vie fondé sur les consommations ostentatoires. “Ces fastes ne sont qu’un triste substitut d’amour parental et il est

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fort probable que la fête amuse plus les parents que les enfants”, assure-t-elle. Mais ces fêtes constituent un élément discriminant entre “les très riches et les moins riches” et peuvent susciter des sentiments de jalousie ou une faible estime de soi chez les enfants moins privilégiés. “Mais le pire, c’est le message envoyé aux enfants : si vous êtes riche, montrez-le”, déplore Sharon Spradbury. Louise Scrazzolo, responsable d’un service de réservation au Health Spas Guide, observe une augmentation du nombre de demande pour les fêtes d’enfants. “Il s’agit généralement d’enfants entre 7 et 15 ans. Mais nous avons déjà eu des demandes pour des petits de 4 ans”, explique-t-elle. Un forfait coûte en moyenne 480 rands [38 euros] par personne et inclut une boisson offerte, un soin du visage, un massage des pieds avec pose de vernis, un massage du dos, de la nuque et des épaules, ainsi qu’un thé ou un café avec un muffin. Otto De Jager, organisateur d’événements à Johannesburg, reconnaît que les parents dépensent des “sommes colossales”. “Certains des anniversaires que nous avons organisés coûtaient entre 95 000 et 1,5 million de rands”, poursuit-il. Un client lui a même demandé de recréer la Jérusalem d’il y a deux mille ans pour la barmitsva de son fils. “Nous avons reproduit le Mur des lamentations et, sur la table, nous avons disposé de gigantesques urnes dorées rem-

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plies de fruits comme dans l’Ancien Testament.” Créatrice de gâteaux de fête, Lucy Tavares explique que ses clients les plus fortunés peuvent dépenser plus de 2 000 rands [157 euros] pour un gâteau d’anniversaire. “Les parents veulent impressionner leurs amis et font dans la surenchère. Ils veulent toujours faire mieux que le voisin.” C’est le cas de Lesley Higham, qui vit à Durban. L’année dernière, rien n’a été trop beau pour les cinq ans de sa fille. A cette occasion, elle a loué une salle dans un établissement de luxe et l’a entièrement fait décorer avec des accessoires de la Petite Sirène. Il y avait également des manèges, des spectacles, des coiffeurs et des ateliers de création avec du sable coloré. Aujourd’hui, elle refuse de dire combien elle a dû débourser. “Je suis comblée quand les invités admirent ce que j’ai fait. Pour l’occasion, j’ai réalisé un gâteau en forme de sirène assise sur un rocher parce que c’était quelque chose de très spécial. Les parents ont adoré la fête”, explique-t-elle. Une autre mère, originaire de la même ville, Subashni Mahdeo, a offert à sa fille de 8 ans une véritable fête de princesse dans leur maison de Westville. “L’argent n’était pas un problème. C’est ma fille unique et je veux le meilleur pour elle. Je veux que chacun de ses anniversaires soit une occasion unique et qu’il reste à jamais gravé dans sa mémoire”, assure-t-elle. Subashni Naidoo

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DE L’ESCLAVAGE À ALLAH

Islam hip-hop dans les favelas EPOCA (extraits)

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São Paulo

inq fois par jour, leurs regards survolent le béton des rues irrégulières et cherchent La Mecque, de l’autre côté du monde. Pour Honerê, Malik et Sharif, prier en direction de ce lieu lointain, qui paraît exotique à la majorité des Brésiliens, représente le plus court chemin vers eux-mêmes. Ils ont longtemps été Carlos, Paulo et Ridson ; mais ils se sont convertis à l’islam et se sont forgé une nouvelle identité. Ils sont pauvres, noirs et, désormais, musulmans. Ils voient dans le Coran une réponse à leurs difficultés quotidiennes – les mauvais traitements de la police, les violences liées au trafic de drogue ou les difficultés d’accès à l’éducation et à la santé – et à ce qu’ils interprètent parfois comme un “projet d’extermination de la jeunesse afro-brésilienne”. Ces jeunes hommes diffusent l’islam dans les banlieues du pays, notamment à São Paulo, l’utilisant comme un instrument de transformation politique. Et ils se préparent à apporter le message du prophète Mahomet aux prisonniers, dans les prisons. Ils brandissent haut la bannière de l’islam, espérant voir se profiler un Etat musulman dans l’horizon du Brésil. Pour expliquer leur choix, ils scandent, le menton fier et le regard orgueilleux : ▼ Carlos Soares “Un musulman baisse la tête devant Correia est devenu Honerê Al-Amin Allah – et seulement devant Allah.” Oadq, un des Honerê, originaire de la banlieue principaux leaders de São Bernardo do Campo, a musulmans converti Malik, de la banlieue de de la banlieue Francisco Morato, qui lui-même a de São Paulo. converti Sharif, de la banlieue de Taboão, qui en convertit d’autres à son tour. C’est ainsi que l’islam progresse dans les banlieues du Grand São Paulo. Les nouveaux musulmans ne sont pas nombreux, mais leur présence est de plus en plus tangible. Lors des rassemblements culturels ou politiques des ghettos, on aperçoit toujours quelques chéchias. La plupart d’entre eux sont noirs. “C’est un islam de qualité qui progresse grâce à des personnes qui savent ce qu’elles font”, affirme le rappeur Honerê Al-Amin Oadq, 31 ans – Carlos Soares Correia, pour l’état civil. “A chaque coin de rue, on m’accoste en me disant : ‘J’ai déjà entendu parler de toi et je veux connaître l’islam.’ C’est notre attitude qui permet de diffuser la religion. L’islam progresse par la conscience et par l’exemple.” A S ã o Pa u l o, o n e s t i m e à quelques centaines le nombre de Brésiliens convertis dans les banlieues au cours des dernières années. Dans le pays, ils seraient quelques milliers. Le nombre total de musulmans au Brésil est incertain : à peine plus de 27 000 selon le recensement de l’an 2000, mais de 700 000 à 3 millions selon les organisations

La religion musulmane attire de plus en plus de jeunes Afro-Brésiliens, qui y voient un retour aux sources autant qu’un instrument de lutte contre les inégalités raciales et sociales. musulmanes – autant dire que l’importance de l’islam au Brésil demeure une inconnue. En réalité, jusqu’aux années 2000, il n’y avait pas un intérêt réel à se pencher sur une religion qui éveillait plus l’attention dans des telenovelas que dans le journal télévisé. Feres Fares, prosélyte fervent de l’islam, a voyagé dans tout le Brésil pour réaliser un recensement des mosquées et des mussalas [salles de prière]. Les chiffres sont impressionnants. Ces huit dernières années, le nombre aurait presque quadruplé, passant de 32 en 2000 à 127 en 2008. Des mosquées sont même apparues dans des Etats du Nord comme l’Amapá, l’Amazonas et le Roraima. Le cheikh iranien Ishan Mohammad Ali Kalandar, auteur de l’ouvrage Les Musulmans au Brésil, affirme pour sa part que, depuis le 11 septembre 2001, le nombre de conversions a beaucoup augmenté. “Les Brésiliens ont pris connaissance de la religion”, fait-il remarquer, ajoutant que “l’islam a

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toujours été accueilli d’abord par les plus pauvres”. Selon Ali Hussein El-Zoghbi, directeur de la Fédération des associations musulmanes du Brésil, trois facteurs sont essentiels pour comprendre cet intérêt : le croisement d’icônes musulmanes avec des personnalités importantes de l’histoire du mouvement noir, l’accès à des informations instantanées par Internet et l’amélioration en termes structurels des organisations brésiliennes. “Les fils des Arabes qui sont arrivés au Brésil après la guerre ont atteint un niveau d’éducation et de connaissance qui a permis la progression du prosélytisme et un plus grand rapprochement avec la culture brésilienne”, affirme-t-il. La présence de l’islam dans les médias depuis l’attentat contre les Tours jumelles, renforcée par l’invasion américaine de l’Afghanistan et de l’Irak, aurait eu un double effet : d’abord en renforçant l’identité musulmane des descendants d’Arabes éloignés de la religion, qui se sont sentis persécutés et diffamés ; ensuite en attirant des Brésiliens n’ayant aucun lien avec l’islam, mais dont le sentiment de marginalité est important. Ce dernier phénomène a éveillé l’intérêt de l’ambassade des Etats-Unis au Brésil, comme en témoigne cet extrait d’un rapport de 2008 sur la liberté religieuse : “Les conversions à l’islam ont augmenté récemment parmi les citoyens non arabes.” Les jeunes convertis apportent à l’islam la culture hip-hop et une formation politique issue du mouvement noir. En se prosternant devant Allah, ils ont l’impression de revenir à la maison après un long exil, l’islam noir puisant ses racines dans le Brésil esclavagiste. Pour raconter cette histoire, il faut revenir en 1835, à Salvador de Bahia, où la révolte des Malês [leur nom proviendrait du terme yoruba imalé, “musulman”],

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menée par des Noirs musulmans, a constitué le soulèvement d’esclaves urbains le plus important de l’histoire du pays. Peu cité dans les livres scolaires, cet événement a, grâce au rap, touché les banlieues après un long silence. Il s’est ajouté à l’héritage du militant afroaméricain Malcolm X, découvert grâce au film de Spike Lee en 1992, et aux événements du 11 septembre, qui ont engendré des théories du complot popularisées sur la Toile. C’est cet islam qui a atteint les convertis les plus récents. São Paulo, noyau dur du hip-hop au Brésil, est le plus touché par ce phénomène. La tentaculaire banlieue de São Paulo est, comme le disent les poètes marginaux, la “senzala moderne” [la senzala est l’endroit o ù v i v a i e n t l e s e s c l a ve s d e s plantations]. Et chaque nouveau converti croit sentir en lui un peu de Malê. Ce n’est pas par hasard si Mano Brown, le plus important rappeur brésilien, qui n’est pas musulman, chante dans Esprit de bandit : “[…] Noirs de 2010/Fans de Mumia Abu-Jamal, Oussama, Saddam, Al-Qaida, des talibans, de l’Irak, du Vietnam/Contre les boys, contre le GOE [Groupe d’opérations ▲ La mosquée Bilal spéciales, l’unité d’élite de la police de Al-Abashi rassemble São Paulo], contre le Ku Klux Klan.” 150 Africains “Je suis un peu effaré par le lan- et Brésiliens gage de certains rappeurs, mais leur dis- tous les vendredis. cours s’est répandu. Une fois que le feu a pris dans les buissons, il se propage. L’islam est tombé au cœur de la banlieue”, estime Valter Gomes, 62 ans. Dans les années 1990, il a “plaidé” avec une grande véhémence devant les organisations du mouvement noir des ghettos et de l’ABC de São Paulo [région industrielle au sud-est de la mégalopole, dont les trois principales villes sont Santo André (A), São Bernardo do Campo (B) et São

Caetano do Sul (C)] ; il y a défendu l’idée que le salut pour les Afro-Brésiliens viendrait de l’islam. “Frères, vous voulez lutter, mais vous n’avez pas d’objectif. Je vous apporte un objectif et un étendard. L’objectif, c’est le paradis ; l’étendard, c’est l’islam.” Ces paroles ont enflammé le cœur de certains rappeurs, qui cherchaient depuis longtemps un chemin unissant dieu et idéologie. Tant que l’islam évoquait

seulement une religion ethnique, arrivée au Brésil par l’intermédiaire des immigrés arabes de la seconde moitié du XIXe siècle, il n’y a pas eu d’identification. Mais, lorsque le mouvement noir et, par la suite, le rap ont diffusé la révolte des Malês comme une réaction de fierté dans une histoire marquée par la soumission, la religion est devenue un moyen de sauver ses racines. Les jeunes musulmans ne disent pas qu’ils se convertissent, mais qu’ils se “retournent” – ou qu’ils renaissent. Le mot a pour eux un double sens : récupérer une identité séquestrée par l’esclavage et s’inscrire dans une tradition dont on peut être fier. Les églises évangéliques néopentecôtistes – qui se sont multipliées à partir des

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années 1980, notamment dans les ▲ Malik et Sharif banlieues et dans les prisons – rêvent d’un Etat n’avaient rien d’attrayant pour les islamique au Brésil jeunes Noirs en quête d’identité et et militent dans les prisons. sans vocation pour suivre le troupeau. “Dans l’église évangélique de ma mère, l’histoire du Christ pardonnant tout me gênait. J’avais déjà eu droit à des coups de matraque de la police, des coups bien réels. Le jour où il y aura une autre bagarre, il faudra que je tende l’autre joue ?” assène Ridson Mariano da Paixão, 25 ans. “Je ne suis pas dans cet état d’esprit passif. Grâce à Malcolm X, j’ai découvert que l’islam nous permettait de nous défendre.” Ridson est devenu Dugueto Sharif Al-Shabazz en 2005. Son nom fait la synthèse historique de la trajectoire de l’islam dans les banlieues brésiliennes. Le prénom Ridson [“fils délaissé”, en anglais] a été choisi par son père, un Noir facétieux. Dugueto est le nom d’un groupe de rap qui renvoie au mot ghetto ; Sharif est emprunté à un personnage d’un film de gangsters ; Shabazz provient du nom islamique de Malcolm X. Cette génération ne pardonne pas non plus au catholicisme son mutisme lors de la période de l’esclavage africain. “Ma famille est catholique, mais, en faisant des recherches historiques, j’ai découvert que l’Eglise avait soutenu l’esclavage. Ils affirmaient que les Noirs n’avaient pas d’âme, souligne Honerê. Sans compter que Jésus était blanc, les anges étaient blancs aussi. Et tout ce qui était mauvais était noir.” Honerê est devenu un des principaux divulgateurs de la religion dans l’ABC. Il est actuellement l’un des dirigeants du Mouvement noir unifié [apparu en 1978] et travaille au Centre de divulgation de l’islam pour l’Amérique latine. Pour lui comme pour la majorité des musulmans noirs, peu importe que la race n’existe pas en tant que concept biologique. C’est avant tout un concept culturel à l’origine de toutes les asymétries socio-économiques qui ont déterminé leur existence et qui aujourd’hui représente un élément fondamental dans la construction de leur identité, y compris religieuse. Il raconte comment ▶

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Carlos Soares Correia s’est transformé en Honerê Al-Amin Oadq au milieu des années 1990. “Ma mère était domestique chez des Blancs ; elle a souvent été traitée de ‘misérable négresse’. Je me rendais compte qu’à l’hôpital ou ailleurs ceux de ma couleur étaient les seuls à faire face à des difficultés. Il n’y a pas un Noir dans ce pays qui n’ait une histoire de discrimination à raconter. Alors, j’ai décidé de partir à la recherche de ma propre histoire. C’était l’époque où le rap était de la musique de Noirs pour les Noirs. Et le rap m’a fait découvrir Malcolm X. Ensuite, j’ai découvert l’histoire des Malês. Ils ne buvaient pas, ne fumaient pas, savaient écrire ; ils étaient instruits. S’ils avaient réussi à s’emparer de [Salvador de] Bahia ce jour du 25 janvier 1835, ils auraient eu le pays entre leurs mains, et le Brésil serait un Etat musulman.” A l’époque, la révolte des Malês a non seulement ébranlé le Brésil, mais aussi la communauté internationale. Des journaux de Londres, Boston et New York ont relayé les événements, qui se sont achevés avec la mort de 70 rebelles et des condamnations – à des peines de prison, à la peine de mort ou à la déportation en Afrique – pour plus de 500 autres. Avant d’opter pour un nom musulman, Honerê a fait partie des fondateurs de l’une des plus anciennes posses de hip-hop en activité, la Haussa. Les posses sont des groupes qui réunissent des personnes ayant des affinités culturelles et politiques afin d’atteindre des objectifs communs. Les Haoussas étaient à la tête de révoltes d’esclaves dans la région de Bahia au début du XIXe siècle. Musulmans, ils étaient originaires de ce qui est aujourd’hui le nord du Nigeria et fuyaient une guerre religieuse qui a fourni nombre d’esclaves au trafic négrier. Deux siècles plus tard, la Haussa rassemble uniquement des Noirs, 40 jeunes de l’ABC. Le nom a

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été choisi “parce que les Haoussas ne se laissaient pas dominer ; ils avaient des convictions et étaient soumis seulement à Dieu”. Rappeur et ancien prisonnier, Leandro fait partie de ceux qui se sont intéressés à la religion en voyant la réalité imiter le cinéma catastrophe hollywoodien. “J’ai compris qu’il existait un peuple avec une attitude différente en Palestine, en Irak, en Afghanistan. J’ai commencé à chercher à en savoir plus ; j’ai rencontré Malik et j’ai fini par me ‘retourner’, dit-il. Mon épouse et moi, nous voulons étudier pour diffuser l’islam. Parce qu’il n’y a pas mieux que ceux qui viennent des favelas, comme nous, pour parler avec les jeunes qui y vivent. Alors que, si un mec y va habillé en arabe, les Blacks seront morts de rire.”

Leandro a monté il y a un an, dans ▲ A São Paulo, une favela à l’est de São Paulo, le des Brésiliennes projet Istambul Futebol e Educação, converties avec 25 gamins en situation difficile. à l’islam. Les moyens financiers proviennent d’un musulman militant en Syrie. L’action sociale répond au projet politique, qui voit dans l’islam une réponse aux statistiques de la violence. “On ne s’organise pas ainsi par racisme ; nous n’avons pas de problèmes avec d’autres couleurs ou races. Nous voulons simplement que les Afro-Brésilienss arrêtent de mourir à 20 ans. Ceux qui meurent jeunes au Brésil, ce sont ceux qui ne connaissent pas leurs origines et n’ont pas eu accès au savoir. C’est un génocide de la population de banlieue qui existe depuis l’époque de la senzala, affirme Malik. Depuis que je suis devenu musulman, je ne bois pas, je ne fume pas, mes enfants ont un père et une mère, une éducation et une vie réglée.” Malik est le président du Centre de développement islamique brésilien (NDIB), l’organisation la plus combative du nouvel islam noir. Les militants du NDIB (au nombre de huit) croient que l’islam peut être une alternative à la conversion évangélique, massive dans les prisons brésiliennes. Pour son projet politico-religieux, entrer dans les prisons est stratégique, et le POCC [Prisoners of Conscience Committee, le Comité des prisonniers de conscience] de Hampton Jr. [fils d’un leader des Black Panthers] est un partenaire important. “Les prisonniers sont devenus croyants [évangéliques] faute d’alternative, parce que le dernier choix du détenu, c’est de devenir évangélique”, affirme Leandro. “L’islam est une construction de la connaissance. Nous voulons travailler en apportant cette conscience, en construisant l’histoire de chacun et en montrant qu’ils sont des prisonniers politiques, indépendamment du délit qu’ils ont commis”, précise Sharif. En 2009, le NDIB souhaite initier la construction de Nova Medina, une communauté musulmane capable d’accueillir les convertis de plusieurs endroits de la périphérie de São Paulo. Nous rêvons d’un quartier musulman où il n’y ait pas de bars servant de l’alcool au coin des rues, où l’on ne vende pas de viande de cochon, où nos enfants puissent étudier dans des écoles islamiques et où nos femmes ne soient pas appelées mulher-bomba [femme-bombe]”, précise Malik.Pour cela, ils pensent acquérir un lopin de terre et faire un lotissement. Coiffé d’une chéchia jaune et verte [couleurs du drapeau brésilien] – symbole de sa condition de musulman brésilien qui n’accepte pas de changer de nom –, Valter Gomes remet tout entre les mains d’Allah. Il a les yeux humides lorsqu’il affirme : “Allah dit dans le Coran que pour chaque peuple il existe un prophète qui parle sa langue. Alors, qui sait s’il n’y a pas un petit Black plein de peps et de rimes qui va apparaître en banlieue ?” Eliane Brum

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Avec “GlobalPost”, l’information a un prix TENDANCE Au moment

quoi ceux-ci risquent de considérer les salles de rédaction comme des “forteresses impénétrables”. Les correspondants de GlobalPost, parmi lesquels Caryle Murphy, ancienne correspondante du Washington Post en Arabie Saoudite, et Matt Beynon Rees, ancien correspondant du magazine Time à Jérusalem devenu romancier, sont payés en plus pour travailler pour Passport. Ils reçoivent 1 000 dollars par mois pour quatre articles plus des parts dans l’entreprise. Le site a reçu 500 candidatures, déclare M. Sennott.



où les reportages se font rares, un nouveau site remet des correspondants au travail. THE NEW YORK TIMES

New York es correspondants à l’étranger figurent parmi les premières victimes des réductions budgétaires qui frappent la presse d’information. GlobalPost, une entreprise Internet implantée à Boston et lancée le 12 janvier, a donc un créneau. Et si de nombreux patrons de presse étudient à l’heure actuelle des modèles d’activité non rentables pour conserver un journalisme spécialisé, GlobalPost entend bien gagner de l’argent. Avec 65 correspondants à l’étranger recrutés parmi la foule de journalistes expérimentés qui sont bien décidés à continuer à travailler dans leur spécialité alors que les employeurs potentiels disparaissent, GlobalPost propose un mélange d’informations et de chroniques internationales avec lequel seuls de rares groupes de presse peuvent rivaliser. Parmi les récents articles qu’on peut consulter gratuitement sur , on trouve des considérations sur la rébellion islamique en Thaïlande et sur les yogis indiens préoccupés par la crise économique. Ces papiers financés par la publicité ne représentent qu’une partie des activités de GlobalPost. Le site comporte également une section payante, qui devrait être en ligne début avril. Intitulée Passport, elle permet d’avoir accès aux correspondants de GlobalPost : on y trouvera entre autres des

L

EXPÉRIENCE

LE SITE VEND SES CONTENUS À D’AUTRES JOURNAUX

▲ Dessin de Pudles,

Grande-Bretagne.

Une voix radicale mais gratuite en Finlande

oima existe depuis dix ans. La publication finlandaise rappelle un peu ce qu’était Nöjesguiden, le guide des sorties de Stockholm, au début des années 1990, l’engagement politique en plus. Reportages, interviews, chroniques et critiques sur tous les sujets – de la politique étrangère au féminisme, en passant par les occupations d’immeubles et les nouveaux mouvements sociaux – se mêlent à des publicités pour des films ou des livres. La rédaction est installée dans un immeuble du quartier ouvrier de Sörnäinen, dans le nord d’Helsinki. A l’entrée du bâtiment, rien ne laisse deviner sa présence. Dans les bureaux règne un charmant désordre : couloirs encombrés, meubles fatigués et livres empilés. Les postes de travail sont à touchetouche. Voima est né en 1999, lancé par un groupe d’amis impliqués dans le Comité finlandais pour la paix, le mouvement écologiste Les Amis de la Terre et la Société finlandaise de protection de la nature.

V

articles exclusifs sur des sujets économiques qui intéressent moins le grand public, des téléconférences et des rencontres avec les journalistes, ainsi que des scoops et des courriels desdits journalistes. Les abonnés, qui paient la coquette somme de 199 dollars [150 euros] par an, peuvent proposer des sujets. “Quand on est membre, on a voix au chapitre éditorial”, explique Charles Sennott, cofondateur et directeur exécutif de GlobalPost. C’est cependant le site qui décidera des sujets auxquels il donnera suite. Passport doit donner aux abonnés le sentiment d’appartenir à une “communauté”, faute de

Seules une trentaine de personnes se sont abonnées à Passport, confie Philip Balboni, autre cofondateur et PDG de GlobalPost. Le site sous-traite le marketing pour trouver des abonnements, certains à tarif réduit, et compte avoir plus de 2 000 abonnés d’ici à la fin de l’année. Après deux mois d’activité, la demande pour le site gratuit – le pilier de l’entreprise – dépasse les prévisions. Le site a enregistré 250 000 visiteurs l’ayant consulté au moins une fois – M. Balboni en attendait 90 000 – et 1,1 million de pages vues. Plus de la moitié des visiteurs reviennent. “Les gens ont manifestement aimé ce qu’ils ont vu”, confie M. Balboni. Les visiteurs viennent de tous les pays, sauf la Corée du Nord, le Tchad et l’Erythrée. La publicité reste faible, reconnaît M. Balboni. Liberty Mutual Insurance a signé un contrat d’un an et la Fletcher School of Law and Diplomacy de l’université Tufts passe des annonces à titre expérimental. “Ça prendra du temps, reconnaît M. Balboni. Le marché est très bas.” Plus encourageant, GlobalPost est en train de développer une troisième source de revenus, en fournissant moyennant finance des articles et des

accès à ses correspondants à un nombre croissant d’organes de presse, par exemple The Daily News et le BoiseWeekly, dans l’Idaho. CBS Radio News a récemment signé un contrat non exclusif qui lui permettra de faire appel aux correspondants de GlobalPost en cas de besoin pour venir renforcer ses propres journalistes, explique Harvey Nagler, chargé de la radio au sein du groupe. M. Balboni, qui a créé la chaîne New England Cable News, est un partisan convaincu du journalisme à but lucratif . “Je suis fer mement convaincu que la discipline du marché produit une organisation plus forte. Elle permet aux entreprises d’être autosuffisantes et leur évite de se tourner vers le gouvernement ou des fondations”, qui sont parfois versatiles. Alan D. Mutter, un investisseur qui analyse les modèles d’entreprise du secteur de l’information sur le blog Reflections of a Newsosaur, fait l’éloge de GlobalPost lors d’un entretien. Ce modèle est, selon lui, “profondément moderne dans sa méthode de génération de recettes car il a compris qu’il n’y avait pas que la publicité ou les abonnements. Il a identifié toutes les sources de recettes auxquelles j’ai pensé.” Certaines questions demeurent cependant. Par exemple, combien d’organes de presse ont-ils encore les moyens de payer pour les articles de GlobalPost ? Le site pourrat-il créer des contenus qui attireront suffisamment d’abonnés ? “J’ai vu d’autres éditeurs qui proposaient des contenus de qualité, mais pas suffisamment bons pour qu’on ait envie de leur faire un chèque”, précise-t-il. “C’est assurément un modèle tourné vers l’avenir, mais reste à voir s’il trouvera un public et s’il pourra se concrétiser, ajoute-t-il. Je pense que tout le monde lui souhaite de réussir parce qu’il touche de près ce que sera l’avenir de l’information.” Elizabeth Jensen

“Nous nous inquiétions de l’évoqui toucherait un large public. lution de la démocratie dans le “Nous n’avions pas d’argent, monde et nous voulions lancer mais nous pensions que la puun journal gratuit à fort tirage blicité fonctionnerait parce que pour aborder ce type de quesnous nous adressions à tous tions. Les autres gratuits d’Helles jeunes adultes de 20 à sinki étaient plus axés sur les loi39 ans ayant un intérêt pour la sirs et la consommation. Nous culture et la politique. Même si voulions faire quelque chose de les annonceurs ne partageaient plus politique, d’indépendant, de pas nos points de vue, ils seplus engagé”, raconte Tuomas raient intéressés par notre Rantanen, qui était à l’époque cible”, poursuit-il. Et cela a marsecrétaire général adjoint de la ché. Les trois premiers nuSociété de protection de la na- ▲ ■ A la une méros de Voima ont été fiture et qui occupe aujournancés par les sociétaires, “J’ai besoin de vous pour d’hui les postes de directeur mais, depuis, le journal est fil’OTAN”, lance l’ancien général et de responsable de nancièrement autonome. Les président Martti Ahtisaari. la régie publicitaire à Voima. recettes publicitaires s’élèvent Bien sûr, même à l’époque, il existait à 40 000 euros par numéro. Le journal sort d’autres journaux radicaux en Finlande, dix fois par an, avec un tirage de 50 000 exemmais leur diffusion était limitée, avec des tiplaires et une diffusion dans les restaurants, rages de seulement 2 000 ou 3 000 exemles cafés, les cinémas, les écoles et les uniplaires. L’ambition était de créer un journal versités de toute la Finlande.

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Jari Tamminen est journaliste à Voima. Il prend la voiture de la rédaction et part livrer le journal à Helsinki, Tampere et Turku. Le reste est envoyé par la poste. En plus de signer des reportages et des critiques, il est responsable de la contre-publicité façon Adbusters. Voima a ainsi tourné en dérision Volvo, Nokia et la brasserie Lapin Kulta, entre autres. “Ils étaient tellement furieux, à Volvo, qu’ils étaient à deux doigts de nous traîner en justice”, se souvient Jari Tamminen. Voima a également fait parler de lui à propos d’une enquête sur l’ancien président finlandais Martti Ahtisaari, qui a reçu le prix Nobel de la paix à l’automne 2008. Le journal s’appuie sur une base militante et possède un réseau d’environ 500 collaborateurs free-lance. Aujourd’hui, dix personnes travaillent à la rédaction, contre trois au départ, mais le principe consistant à alterner les postes continue de s’appliquer, explique Tuomas Rantanen. Annika Hallman, Ordfront, Stockholm

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écologie

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Et si l’agriculture intensive était la plus écologique ? CONTROVERSE En évaluant ■

les atteintes portées par l’agriculture à l’environnement, une étude universitaire montre que l’utilisation d’engrais chimiques ne serait finalement pas si mauvaise…

ATTRIBUER UNE VALEUR FINANCIÈRE À TOUT

NRC HANDELSBLAD

Rotterdam ous voyez ? Nous, les agriculteurs ordinaires, nous ne sommes pas des pollueurs.” Voilà une réaction. Mais il y en a d’autres, comme : “Cette étude est pourrie !” Dans les forums Internet consacrés à l’agriculture, les opinions divergent à propos d’une enquête récente dont il ressort que la pratique d’une agriculture intensive, utilisant donc engrais chimiques et pesticides en grandes quantités, est plus favorable à l’environnement que l’agriculture extensive, pourtant souvent considérée comme moins nocive. L’argument principal repose sur la nécessité liée à l’agriculture extensive de toujours trouver de nouvelles surfaces cultivables, la plupart du temps au détriment des espaces naturels. Or, ces espaces ont aussi de la valeur. Un article concernant cette enquête polémique a été publié dans le numéro de février de la revue Agricultural Systems, mais le papier était déjà en ligne depuis plusieurs semaines. Le débat à propos des effets de l’agriculture sur l’environnement est animé, et ce depuis des années. Dans la version intensive, l’utilisation d’engrais chimiques et de pesticides pollue ; il faudrait donc la réduire à un minimum. Dans la version extensive, sans tous ces moyens chimiques, la

récolte à l’hectare est moindre et, par conséquent, le besoin de terres est supérieur – ce qui provoque aussi des dégâts pour l’environnement. Face à ce dilemme, un groupe de chercheurs, dont Frits Van Evert, de l’université de Wageningen, a tenté de déterminer les conditions de durabilité optimale de l’agriculture.

M.Van Evert explique : “Quand on cultive du blé, par exemple, on a besoin de semences, d’engrais chimiques, de pesticides, de gazole, etc. On produit alors du blé, mais aussi des nitrates dans la nappe phréatique et des émissions de gaz à effet de serre. En exprimant sous la forme d’une valeur monétaire tous ces moyens de production et la production même, et en divisant le produit de la récolte par le coût total correspondant, on peut calculer la durabilité du processus. L’idée est de calculer la façon la plus efficace de produire des denrées agricoles aujourd’hui, en prenant en compte tous les facteurs, notamment les intérêts environnemen-

V

taux.” Pour la plupart des facteurs, l’attribution d’une telle valeur n’est pas compliquée : en ce qui concerne le blé et le gazole, on utilise les prix du marché, et quant au coût que représente pour une société d’épuration d’eau le traitement destiné à rendre une eau potable, il correspond aussi à un montant donné. Même 1 kilo de CO2 a un prix, fondé sur le coût de la lutte contre le changement climatique. L’aspect le plus délicat de l’étude a été de déterminer le prix de la surface de terres supplémentaires nécessaire à une agriculture plus extensive. Comme les chercheurs étudiaient la situation en Grande-Bretagne, ils sont partis du principe qu’il fallait pour cela déboiser, les forêts étant le type d’espaces naturels le plus fréquent dans ce pays. “Nous avons utilisé une étude précédente dans laquelle une valeur a été attribuée à plusieurs types de nature. Quand on déboise, on augmente le risque d’inondations ; il faut donc construire de plus hautes digues ou accepter que soudain, certaines années, la cave soit inondée. Les forêts se sont donc vu accorder

▶ Dessin

de Kazanevsky, Ukraine.

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une certaine valeur en euros par an pour la prévention des inondations. Et c’est ainsi que l’on a procédé pour toutes sortes de paramètres, comme la préservation de la variété génétique des plantes et le maintien des populations d’insectes”, explique Frits Van Evert. Les chercheurs ont aussi calculé la productivité par hectare des terres agricoles pour différents produits, comme le blé, les pommes de terre et le bétail. Sur la base de ce modèle, il est donc apparu que, dans presque tous les cas, l’agriculture intensive est moins coûteuse pour l’environnement que l’agriculture extensive. Selon M. Van Evert, “l’extensification de l’agriculture est une bonne chose pour un seul hectare mais, comme la récolte est moins bonne, il faut aussi s’assurer que de nouvelles terres soient réservées à l’agriculture. Cela coûte de l’argent et fait du tort à l’environnement, car le paysage perd sa fonction d’origine. Il ressort de ces calculs que c’est avec à peu près la quantité d’engrais chimiques utilisée actuellement par les agriculteurs en Europe occidentale – une utilisation plutôt intensive – que les dégâts pour la nature sont le plus réduits.” Bien que le modèle parte d’une situation anglaise, M. Van Evert estime que la conclusion selon laquelle l’agriculture intensive serait plus favorable à l’environnement que l’extensive est valable pour bien d’autres régions. “Dans l’étude, nous sommes partis du principe qu’il fallait simplement déboiser. Bien entendu, quand on prend par exemple une forêt tropicale, elle a une valeur nettement supérieure ; quand on prend des marécages, on atteint même une valeur vingt fois supérieure. Par conséquent, si nous devions revoir ces valeurs en fonction des notions actuelles, elles seraient encore plus élevées, ce qui serait encore plus défavorable pour l’agriculture extensive.” Jop de Vrieze

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écologie Rapacité des hommes, colère des tigres COEXISTENCE L’exploitation ■

à outrance de la forêt pousse les grands fauves à attaquer les villageois. Ceux-ci paient ainsi le prix d’abus économiques dont ils ne profitent même pas. KOMPAS

Jakarta

▶ “Non, le goût

ne me plaît pas particulièrement, mais tout porte à croire que c’est un puissant aphrodisiaque.” Dessin paru dans le New Scientist, Londres.

de chez lui pour aller jouer aux dominos avec ses voisins. Sur les cinquante familles qui vivaient dans le village, il n’en reste que vingt. Cinq des neuf attaques se sont produites dans une forêt qui s’étend sur 100 000 hectares aux confins des provinces de SumatraSud et de Jambi. Un autre conflit entre les tigres et les hommes s’est produit à Nagari Durian Tinggi, dans la province de Sumatra-Ouest. Fin février, Syarfuddin, un braconnier de 53 ans, a été pris par la police, alors qu’il s’apprêtait à

vendre la peau et les os d’un tigre qu’il avait empoisonné. Selon le rapport du bureau d’action de préservation des tigres de Sumatra publié par le ministère des Forêts en 2007, 3 994 kilos d’os de tigre de Sumatra auraient été exportés illégalement vers la Corée du Sud entre 1970 et 1993. On pensait ce trafic terminé mais il continue, bien que les tigres se fassent rares. Dans le village de Sungai Gelam, en plus de la forêt immense, on trouve quarante-deux puits de pétrole et plusieurs champs de gaz exploités par Per-

© Joep Bertrams

I

l est 17 h 30 au village de Muara Medak, dans la province de Sumatra-Sud. Tamat, 40 ans, allume les lampes à pétrole pour éclairer sa maison. D’autres voisins se sont regroupés chez eux. Depuis deux mois, lorsque la nuit tombe, les habitants cessent toute activité à l’extérieur. Ils allument les lampes et verrouillent leurs portes. Neuf personnes – dont plusieurs braconniers qui abattaient des arbres – ont en effet été retrouvées sans vie, dévorées par des tigres dans la forêt près de leur village. Les villageois n’avaient jusque-là jamais connu de telles attaques en série. “Nous n’avons jamais vu ces tigres, mais les faits sont là. Toutes ces attaques se sont produites la nuit. Nous avons peur”, raconte Guntur, 35 ans. Quand le soleil se couche, le village ressemble à un hameau mort. Pas un habitant n’ose s’aventurer hors

tamina [la compagnie nationale des pétroles indonésiens]. Mais cette richesse n’apporte aucune prospérité aux habitants du cru. Aucune route n’est asphaltée et beaucoup de maisons n’ont pas l’électricité. Et la situation a empiré depuis l’effondrement du prix des noix de palme. Les richesses naturelles profitent aux grosses compagnies, aux patrons des plantations, aux administrateurs locaux et aux bûcherons étrangers au village. Un grand nombre d’habitants de cette région sont en fait des migrants venus de Java-Est. Ils sont arrivés entre 1990 et 2001. Ils travaillent sur les plantations de noix de palme ou de latex. La région voit aussi déferler des bûcherons de Jambi ou de Palembang. Leur nombre a fortement augmenté depuis six mois avec l’implantation d’une compagnie de contreplaqué qui leur ouvre la voie pour couper des arbres dans une partie de la forêt qui est en théorie protégée, hors des limites de production où opère officiellement cette compagnie. Il y a aussi des étrangers à la région qui s’installent sur ces pans de forêt protégée lorsqu’ils sont dévastés et y plantent des palmeraies. Gandhi disait que la terre contient assez pour les besoins de chacun, mais pas assez pour la cupidité de tous. Il semblerait que ces attaques de tigres soient une vengeance contre ce pillage sauvage. Mohamad Burhanudin

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l e l i v re

épices et saveurs ●

CHRONIQUE D’UN PAYS FÉODAL

Tourgueniev au Pendjab ITALIE Une purée très

Daniyal Mueenuddin décrit dans son premier recueil le petit monde qui gravite autour d’un grand propriétaire terrien du Pakistan. Un livre révélation.



sophistiquée

P

FINANCIAL TIMES (extraits)

u moment même où le Pakistan semble se désintégrer en tant qu’Etat-nation, il se renforce en tant que puissance littéraire. Jusqu’à il y a deux ou trois ans, le pays était un désert littéraire, aussi bien en ourdou qu’en anglais. Et puis, tout à coup, il s’est mis à produire une série de jeunes auteurs remarquablement brillants qui n’ont rien à envier à leurs homologues indiens [voir CI n° 926, du 31 juillet 2008]. Mais il manquait encore à la nouvelle littérature pakistanaise son Enfants de minuit [de l’écrivain britannique d’origine indienne Salman Rushdie, 1981] – un texte auquel on puisse accoler sans conteste le terme de chef-d’œuvre. C’est peut-être chose faite aujourd’hui avec In Other Rooms, Other Wonders* [Dans d’autres pièces, d’autres merveilles], de Daniyal Mueenuddin. Ce remarquable recueil de nouvelles est l’une des œuvres de fiction les plus authentiques de la décennie en provenance du sous-continent indien. Comme Les Enfants de minuit, Other Rooms ne doit rien à la littérature produite par les contemporains ou les compatriotes de l’auteur. Si Les Enfants de minuit allait chercher l’inspiration au-delà de l’Europe, dans le réalisme magique latino-américain, Other Rooms fait un cheminement encore plus singulier en s’inspirant de Tourgueniev et de Tchekhov pour le style et de Dostoïevski ou de Gogol pour la noirceur, mais en transposant l’action des steppes russes au Pendjab pakistanais. Comme Tourgueniev dans ses Mémoires d’un chasseur, Mueenuddin crée un monde peuplé de paysans d’une grande vraisemblance qui gravitent autour du domaine du propriétaire terrien K. K. Harouni (personnage pour lequel Mueenuddin s’est inspiré de son père). Rezak vit dans une cahute à la lisière du domaine et trouve le bonheur auprès de sa jeune épouse muette, qui disparaîtra mystérieusement, victime sans doute d’un enlèvement. Nawabdin l’électricien a une technique bien à lui pour escroquer la compagnie d’électricité en faisant tourner le compteur plus lentement. Il manquera mourir après s’être fait tirer dessus par un cambrioleur. Saleema, la fille de cuisine, tombe amoureuse de Rafik, le majordome, et lui donne un fils, mais Rafik l’abandonnera et retournera auprès de sa femme à la mort de Harouni. Saleema finira ses jours en mendiant à un carrefour, avec son petit garçon dans les bras. Le Pakistan de Mueenuddin est très beau visuellement – il y a de magnifiques descriptions du paysage, rythmé par les banians et les vergers de manguiers. Mais il est aussi brutal et féroce.

Nahal Toosi/AP-Sipa

A

Londres



Biographie

Daniyal Mueenuddin est né en 1963 aux Etats-Unis d’une mère américaine et d’un père pakistanais. Après une enfance à Lahore, une adolescence dans le Massachusetts et des études de droit dans de prestigieuses universités américaines, il débute une carrière de juriste, qui ne le satisfait pas. Il se tourne alors vers l’écriture, publie des nouvelles dans le New Yorker et d’autres revues et se fait remarquer par Salman Rushdie. Il gère aujourd’hui l’exploitation familiale à Khanpur, dans le Pendjab (est du Pakistan). Il explique : “J’aime ce pays, j’aime y vivre, c’est là que sont ma famille et mes amis et c’est là que j’écris le mieux.”

Les individus ont beau être généreux et dévoués, le destin se montre rarement tendre envers eux : les hommes se font tuer, les femmes enlever, tandis que la police bat les innocents sans défense et que les puissants piétinent les pauvres. Les barrières de classe et de richesse, en apparence peu marquées, s’avèrent infranchissables. Jaglani, le régisseur sans scrupules, s’empare de l’épouse d’un autre homme. “S’il vous plaît, monsieur Chaudrey, vous et moi avons grandi ensemble à Dunyapur, nous avons joué ensemble enfants, supplie le mari. Je vous en prie, ne prenez pas ce qui est à moi.Vous avez tellement et moi si peu.” “Si j’ai autant, c’est que ce que je voulais, je l’ai pris, répond Jaglani. Dégage !” Si Other Rooms ne ressemble à rien de ce qui a été publié récemment en Inde, c’est entre autres parce que les deux pays ont emprunté des chemins très différents depuis la partition, en 1947. En Inde, au lendemain de l’indépendance, le Parti du Congrès a brisé le pouvoir des propriétaires terriens à coups d’impôts sur le revenu et de réformes agraires qui ont morcelé leurs domaines. Le Pakistan n’a jamais adopté de législation similaire et a continué à être dominé par sa vieille élite féodale, comme l’était jadis la Russie tsariste. Les auteurs indiens anglophones les plus connus sont ainsi le produit de la classe moyenne urbaine et résident le plus souvent à Londres ou à New York. Il n’y a pas d’équivalent indien de Daniyal Mueenuddin vivant sur sa propriété comme Tolstoï ou Tourgueniev. Le critique Pankaj Mishra s’en est pris à la “version séduisante” de l’Inde fabriquée par les auteurs anglophones de la diaspora, qu’il qualifie d’“élite cosmopolite du tiers-monde” dont les romans “sont empreints de nostalgie”. Nul ne peut faire ce reproche à Mueenuddin. Au-delà de l’aisance du style, ses récits se distinguent par l’authenticité des annotations et des dialogues, qui provient de la longue expérience de l’auteur au contact des gens sur lesquels il écrit. Le résultat est un livre unique en son genre, et peut-être la meilleure œuvre de fiction en anglais sur le Pakistan. William Dalrymple** * Ed. W.W. Norton, Londres, 2009. Pas encore traduit en français. ** Ecrivain britannique spécialiste du sous-continent indien.

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endant un dîner, un ami italien s’est mis à discourir sur les pommes de terre. Il a commencé par fulminer contre la restauration rapide. “A croire que peler et faire frire une vraie pomme de terre, c’est la même chose qu’aller sur la Lune”, tempêta-t-il. Il a ensuite décrit un plat qu’on lui donnait, enfant, lorsqu’il était malade, et qui semblait à la fois plus rustique et plus sophistiqué que celui du même genre que je mangeais : une pomme de terre écrasée mélangée avec de pauvres petits pois en boîte. Sa version : écraser une pommes de terre avec de l’huile d’olive, incorporer des pissenlits cuits, recouvrir de chapelure et mettre au four. Je n’ai pas encore préparé ce plat pour lui, mais je l’ai fait trois fois pour moi, et je suis accro. L’une des choses inhabituelles ici est qu’il y a la même quantité de pommes de terre et de pissenlits : une livre de chaque. L’huile est importante, mais tout le monde sait que, ce qui rend une purée vraiment bonne, c’est la matière grasse. Utilisez la meilleure huile d’olive que vous ayez. Si vous ne trouvez pas de pissenlits, la roquette, le cresson, la scarole, la trévise, les épinards, les feuilles de moutarde, les fanes de radis et même les feuilles de chou cavalier ou de chou frisé feront parfaitement l’affaire. Le temps de blanchiment changera peut-être – il faudra par exemple un peu plus longtemps pour attendrir les feuilles de chou –, mais la technique reste la même.

Pommes de terre de Ligurie Ingrédients (pour 4 personnes) 2 grosses pommes de terre farineuses ou à tout faire (environ 500 g) pelées et coupées en quartiers, sel, 500 g de pissenlits ou autres légumes verts lavés et équeutés, entre 2 et 5 cuillerées à soupe d’huile d’olive vierge extra, poivre noir du moulin, 80 g de chapelure maison. Préparation Mettre les pommes de terre dans une grande casserole et les couvrir d’eau froide. Ajouter une bonne pincée de sel et porter à ébullition. Cuire entre 15 et 30 minutes : les pommes de terre doivent être molles mais ne pas se défaire. Les sortir de l’eau avec une écumoire et les laisser s’égoutter. Mettre les légumes verts dans la même eau et les blanchir environ 1 minute. Les rincer à l’eau froide. Bien les égoutter, puis les hacher. Chauffer le four à 200 °C ou thermostat 7. Couper les pommes de terre en dés et les passer au pressepurée ou les écraser avec une fourchette en ajoutant l’huile d’olive de façon à bien les imprégner. Ecraser les légumes verts en ajoutant l’huile nécessaire. Assaisonner avec du sel et beaucoup de poivre. Mettre le mélange dans un plat allant au four et recouvrir de chapelure. Asperger d’huile d’olive, saupoudrer de sel et cuire jusqu’à ce que la chapelure soit dorée, environ 15 minutes. Servir chaud ou tiède. Mark Bittman, The New York Times (extraits), Etats-Unis

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insolites



Le double miraculé de l’atome En tant qu’hibakusha – rescapé du feu atomique –, il percevait une allocation mensuelle, mais seulement au titre de la seconde déflagration. Son nouveau statut de double irradié ne fait pas augmenter son aide financière d’un iota. Le miraculé de l’atome est quasi sourd d’une oreille, mais se porte plutôt bien. (Mainichi Daily News, Tokyo)

Hiroko Masuike/The New York Times

T

sutomuYamaguchi, 93 ans, a survécu à deux bombes atomiques, viennent de reconnaître les autorités de Nagasaki. Le 6 août 1945, quand les Etats-Unis larguent leur première bombe, il est en voyage d’affaires à Hiroshima. Gravement brûlé, l’ingénieur rentre chez lui à Nagasaki le 8 août : le lendemain, même cauchemar.

Vieille école

Les lombrics s’invitent chez les écolos new-yorkais

Pour dissuader ses élèves de faire l’école buissonnière, un collège de Samarkand a saupoudré son mur d’enceinte de tessons de bouteille. Pour voir ces morceaux de verre d’en bas, “il faut être un adulte de

I

grande taille”, écrit le webzine centrasiatique Fergana.ru. “Quand on a 11 ans et qu’on n’est pas prévenu,

ls recyclaient emballages et bouteilles, ils hébergent désormais une armée de lombrics dans leur cuisine. Adieu épluchures et coquilles d’œufs : les vers dévorent les ordures ménagères et les réduisent en engrais pour les pétunias. Pour de plus en plus de New-Yorkais, le “lombricompostage” est la suite naturelle du tri sélectif et du recyclage, rapporte The NewYork Times. Stephanie Stern et son mari ont tenté l’expérience, après une réunion d’information au Lower East Side Ecology Center, où ils se sont vu remettre un composteur. Un amas grouillant de bestioles s’y repaît des restes de repas. Leurs déjections produisent un compost prêt à l’emploi au bout de quatre mois et demi. Fruits, légumes, papier journal : un vers heureux mange environ la moitié de son poids par jour. Evitez la viande et les produits laitiers, à la décomposition puante, et le pain, qui moisit. Le lombric est moins exigeant qu’un cochon d’Inde : on peut laisser ses vers pendant trois semaines et partir en vacances, ont appris les Stern. Et, a priori, le procédé n’attire pas les cafards. Un peu de doigté s’impose : la cohabitation n’est pas toujours heureuse. “Ça sentait le moisi, témoigne Rachel Franz. Les vers commençaient à mourir. Quand j’ai ouvert, ils essayaient de s’échapper.”

on peut rester handicapé à vie.”

Dégoûtant ? Pour les Nippons aussi

P

aris ? Ils en rêvaient. Le rêve a viré au cauchemar : la Ville lumière est souillée, jonchée de mégots, de canettes et de déjections canines. Alors, comme Mami Ofune, ces Japonais ont décidé d’agir. Gantés, armés d’une pelle à main, d’une pince et d’une balayette, ils font méthodiquement le ménage devant les hauts lieux de la capitale. Les bénévoles de l’antenne parisienne de l’ONG nippone Greenbird nettoient religieusement les pavés de Notre-Dame, le parvis du musée d’Orsay ou les abords de la tour Eiffel. Plus de 150 personnes ont rejoint l’organisation, soucieuses de redorer le blason de la capitale. “Les Japonais donnent une leçon de propreté à Paris”, titre le Japan Times. La Ville prend-elle ombrage de cette leçon de ménage ? “Nous accueillons toutes les initiatives, mais le nettoyage des rues de Paris reste une prérogative de la mairie”, précise François Dagnaud, adjoint au maire.

A qui sait attendre Thibault Camus/AFP

Dolor Soler, 101 ans, devra attendre 2013 pour obtenir deux heures d’aide ména-

Facile vie, même s’il ne s’agit que de formes de vie très simples, comme Sarah Palin”, telle est selon Joe Joseph, chroniqueur au Times, la mission de la sonde Kepler lancée début mars par la NASA.

Natalité : un parrainage miraculeux La Géorgie se dépeuplait lamentablement. Depuis que le patriarche orthodoxe Ilia II a promis de devenir le parrain du troisième enfant né dans chaque foyer (offre non rétroactive), la natalité explose. Quatre fois par an, Sa Sainteté organise un baptême de masse pour ses filleuls. La prochaine cérémonie aura lieu début avril dans la cathédrale Sameba, à Tbilissi. Depuis 2007, la natalité a augmenté de 20 %, indique la BBC. COURRIER INTERNATIONAL N° 961

nement autonome de Catalogne.

95

(ABC, Madrid)

Halte au massacre des vers à soie !

S

“Passer les prochaines années à scruter l’espace à la recherche de planètes qui pourraient abriter la

Vano Shlamov/AFP

gère hebdomadaires, a fait savoir le département d’action sociale du gouver-

aviez-vous qu’il faut tuer 15 ver à soie pour produire 1 gramme de cette précieuse étoffe ? Un élégant et chatoyant sari en soie coûte la vie à 50 000 de ces malheureuses créatures. Si l’on voit les groupes de défense des droits des animaux protester contre l’utilisation de produits en cuir, on les entend plus rarement s’indigner contre les méthodes de la sériciculture. Dans ce grand silence toutefois, une petite voix s’élève. A Hyderabad, en Inde, après des années de recherche, Kusuma Rajaiah produit de la soie sans sacrifier un ver. Responsable technique chez APCO, une coopérative de tisserands, c’est dans les années 1990 qu’il commence à travailler sur des soieries respectueuses des animaux. La soie provient du cocon du ver à soie, le Bombyx mori. Dans l’industrie de la soie, on ébouillante les cocons de dix jours à la vapeur ou dans l’eau bouillante, avant l’éclosion du papillon. La soie est censée être plus fine à ce stade. Si on laisse les cocons s’ouvrir naturellement à une extrémité pour libérer le papillon, on perd la continuité de la fibre. Encore que. M. Rajaiah achète des cocons qu’il cultive dans de grands paniers en osier, dans sa résidence d’Hyderabad, dans le sud de l’Inde. Au bout de huit à dix jours, les papillons apparaissent et percent leur enveloppe jaune. “Les papillons adultes ont une espérance de vie de quatre jours, pendant lesquels ils s’accouplent et meurent naturellement”, expliquet-il. Les cocons percés sont dévidés, et l’on tisse le fil ainsi obtenu. “Tous mes tissus sont fabriqués à la main sur des métiers à tisser et font vivre plusieurs familles de tisserands.” Cette soie respectueuse de l’environnement a été brevetée l’an dernier. Si elle n’a pas tout à fait l’éclat de la soie traditionnelle, elle est très confortable, tombe mieux et ne se froisse pas. En l’honneur de Gandhi, Kusuma Rajaiah l’a baptisée ahimsa [concept religieux prônant la non-violence et le respect de la vie]. Kusuma Rajaiah, Outlook, extraits (New Delhi)

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Publicite

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