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DANIELA

MOISA

MAISONS DE REVE AU PAYS D'OAS (Re)construction des identités sociales à travers le bâti dans la Roumanie socialiste et postsocialiste

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en ethnologie des francophones en Amérique de nord pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

F A C U L T E DES L E T T R E S UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2 0 10 © Daniela Moisa, 2010

RÉSUME À partir du village roumain, Certeze, dont le surnom est « Le petit Paris », nous nous intéressons à la relation entre les pratiques résidentielles et les constructions identitaires dans leur sens social, avant et après la chute du régime socialiste. Situé dans une région périphérique de la Roumanie, le Pays d'Oas, qui, depuis les années 1970, s'engage dans une ample mobilité du travail stimulée activée par les projets de construction de la nouvelle société socialiste, Certeze est marqué par l'apparition d'un autre phénomène, de (re)construction de maisons privées, visibles par leur grandeur et leur luxe. L'ouverture des frontières après 1989 amène les Certezeni à tourner les yeux vers l'Occident, la France notamment, la nouvelle destination de la migration du travail. Ce contexte à la fois nouveau et ancien pousse le phénomène bâtisseur, déjà existant sur place, vers une consommation ostentatoire de l'espace se traduisant par une concurrence ardue « d'avoir la plus grande, la plus belle et la plus moderne maison ». En s'appuyant sur plusieurs enquêtes de terrain auprès des habitants de Certeze et, plus largement, du Pays d'Oas, cette thèse montre dans quelle mesure cette nouvelle architecture, qui porte souvent des noms tels que « la maison de type américain », « autrichien » ou « français », reflète vraiment un changement des pratiques, des savoir-faire et des représentations de l'espace traditionnels. La démarche montre que dans les sociétés postsocialistes, la logique pratique de l'extension et de la transformation de l'espace domestique est reléguée dans l'ombre, d'une part, par la présence, encore très active, de plusieurs réseaux de sociabilité traditionnels (familiaux, parentaux, amicaux, vicinaux) et, d'autre part, par l'augmentation des motivations symboliques, notamment le prestige social ou l'honorabilité individuelle et familiale au sein de la communauté locale.

AVANT-PROPOS Mener à bien une recherche de doctorat est un défi que je n'aurais pu accomplir sans le précieux secours de nombreux appuis. Mes remerciements vont d'abord aux organismes qui m'ont financée tout au long de mes études de doctorat, soit l'Agence de la Francophonie de l'Europe centrale et orientale, l'École doctorale en sciences sociales à Bucarest, le fonds de recherche Le Soi et l'Autre, La Chaire de recherche en patrimoine ethnologique, le Département d'histoire de l'Université Laval et le CELAT. Je n'aurai jamais assez de mots pour remercier Laurier Turgeon, mon directeur de recherche, d'avoir accepté de prendre en charge mon projet, d'être resté à mes côtés jusqu'à la soutenance, d'avoir toujours été présent lorsque j'avais besoin de lui, qu'il s'agisse de questions scientifiques ou personnelles. Le long cheminement ensemble m'a permis de découvrir plusieurs aspects de sa personnalité, chacun ayant son importance propre dans mon avancement en tant que scientifique et en tant que personne : le professeur, un véritable guide intellectuel, toujours là pour donner des conseils sur des lectures possibles, sur la structure des textes rédigés ou sur l'évolution de l'analyse ; l'ami, toujours préoccupé par le bien-être ma famille et du processus d'adaptation à la société québécoise. Je tiens aussi à le remercier pour son appui financier qui m'a permis de faire mes longs séjours de terrain au Pays d'Oas. Le début de mon cheminement doctoral est marqué par la rencontre avec Rose-Marie Lagrave, la directrice de l'École doctorale en sciences sociales à Bucarest, en 2002, la première qui a cm en mon projet. Je la remercie d'avoir été disponible en tout temps chaque fois que j'ai eu besoin d'elle. L'image de son bureau assombri par la fumée de cigarettes, et rempli de papiers et de tasses de café reste gravée dans ma mémoire. Je me rappelle encore la peur de ne pas être capable d'exprimer mes idées en français et la joie de constater l'infinie patience de ma professeure pour m'écouter, me comprendre et m'encourager à continuer et à persévérer. Je remercie également Vintila Mihailescu, mon mentor roumain qui me suit et m'appuie depuis le début de mon doctorat. Je le remercie pour les rencontres très fructueuses et les discussions très enrichissantes sur l'anthropologie roumaine. Je tiens à mentionner aussi la générosité avec laquelle il m'a fourni une partie de ses articles et de ses textes, outils qui ont été précieux dans la définition de ma problématique.

Je n'aurais jamais commencé et surtout terminé ce doctorat sans la présence fidèle et inconditionnelle de mon mari, Iurie Stamati. Je me rappelle une soirée, à Cluj, quand il m'a dit : « Demain, tu vas commencer à rédiger le projet sur le Pays d'Oas et tu verras, tu seras acceptée à l'École doctorale ». Il a eu raison. Je le remercie d'avoir lutté contre mon scepticisme, d'être resté à mes côtés lors de mes longues recherches de terrain et pendant de la rédaction, et de m'avoir écoutée et appuyée pendant les nombreux moments de doute, de pleurs et de fatigue. Je le remercie d'avoir pris soin de notre fils pendant les derniers mois de la rédaction, lorsque je restais à l'université très tard, dans la nuit. Je remercie aussi mon fils, Arghir, qui, malgré son âge, a eu la patience d'attendre sa maman trop occupée. Je remercie mes parents qui ont été à mes côtés dès le début de mon aventure anthropologique, qui n'ont jamais jugé mes choix et qui ont toujours su me montrer leur appui et leur amour. Un gros merci à mon frère, Cristian, qui, de l'autre côté de l'Atlantique, a perdu des heures à préparer la mise en page de mon texte et à travailler mes photographies. Enfin, sans les Oseni que j'ai rencontré, rien de tout cela n'aurait été possible. Un merci spécial à la famille Simon de Huta Certeze, à Maria, Iulian et Ianos, qui, au moment où personne ne voulait nous accueillir, nous ont offert une place dans leur maison et dans leurs cœurs. Je remercie en particulier Maria, qui a su mieux que moi ouvrir les portes de ses parents, de ses amis, de ses connaissances. Je remercie également Nelu pour la patience avec laquelle il a su répondre à mes questions, pour avoir accepté d'être mon guide précieux dans les villages du Pays d'Oas et surtout à Certeze. Je n'oublie pas le professeur Vasile Ardelen de Certeze pour la sagesse de ses commentaires et de ses explications. Je suis également redevable à Monsieur Yves Bergeron, qui a fait la prélecture de la thèse l'ouvrage et dont les commentaires m'ont permis d'améliorer ma thèse. Je me dois de remercier aussi mes collègues et amis Hélène, Julie, Marie, Stéphanie, Jonathan Ruel et Jonathan Mclleland et Ana, qui n'ont jamais compté leur temps quand est venu le moment de m'écouter, de me lire, de discuter et de réviser mes textes.

TABLE DES M A T I E R E S RÉSUMÉ

1

AVANT-PROPOS

3

INTRODUCTION

9

I. P R E M I È R E P A R T I E 1. ANTHROPOLOGIE DE LA MAISON. L'INTERACTION ENTRE L'HOMME ET L'ENVIRONNEMENT BÂTI 1.1. L'habitat, entre nature et culture 1.2. Les maisons ont une vie bien à elles [...]; il faut réveiller leur âme. La maison et l'anthropologie de la culture matérielle 1.3. La maison, un cadre de production et de communication des identités sociales 1.4. La maison éclatée. La mobilisation du chez-soi enraciné 2. DE « L'AUTEL DE PERGAME » À LA MAISON SOCIALISTE EN ROUMANIE 2.1. La maison paysanne, enjeu d'une nation 2.2. Le maison de Procuste. Réglementation des paradigmes de définition de la maison paysanne roumaine 2.3. La maison paysanne en fer et en béton du réalisme socialiste 2.4. Du retour au nationalisme, cette fois monumental

21 21 21 33 47 54 69 69 74 81 87

3. JEUX D'ECHELLES. DU MONUMENTAL NATIONAL OU MONUMENTAL INDIVIDUEL 90 3.1. La maison paysanne moderne. Controverses autour d'un sujet rebel au paradigme ethnographique traditionnel 90 3.2. Du monumental national au monumental individuel 105 3.3. Maison moderne, maison de type occidental. La fabrication ethnologique de l'habitat du Pays d'Oas 110 4. LE PAYS D'OAS ET LES (EN)JEUX DES PÉRIPHÉRIES. REPÈRES GÉOGRAPHIQUES, HISTORIQUES ET CULTURELS 4.1. Le Pays d'Oas, géographie de l'oubli 4.2. Le Pays d'Oas, terre de la forêt 4.3. Le Pays d'Oas et le développement socialiste périphérique 4.4. Le Pays d'Oas, terre de la vendeta, sauvage et agressive 4.5. De la périphérie nationale à la périphérie régionale 5. LES OSENI OU LA RUSE DES PÉRIPHÉRIES. DYNAMIQUES GLOBALES ET LOCALES 5.1. Le Pays d'Oas, une région rurale surprenante 5.2. D'une périphérie à une autre. Développement d'une culture de la mobilité 5.3. Toute périphérie a son centre. Les habitants de Certeze, les meilleurs et les pires de tous les Oseni 5.4. L'extrême périphérie. Le village de Huta-Certeze

125 125 130 133 136 138 146 146 148 151 156

II. DEUXIEME PARTIE

177

1. L'ÉMERGENCE ET LE DÉVELOPPEMENT D'UNE POPULATION DE BÂTISSEURS AVANT 1989

177

1.1. 1.2. 1.3. 1.4. 1.5.

Rîtas (les travaux saisonniers). Partir, voir, désirer Dormir, habiter, vivre dans des taudis La maison des delegati (les chefs d'équipe). Le réveil des désirs babéliens Des maisons des delegati au chantier de construction. L'épidémiologie bâtisseuse. Le bonheur et le malheur des projets socialistes de standardisation de l'architecture rurale

177 182 186 192 195

2. LES DEUX VISAGES DE L'HABITER DANS LA MOBILITÉ APRÈS 1989.202 2.1. 2.2. 2.3. 2.4. 2.5.

Scoala-te, Franta ! Culca-te, Franta ! » (Réveille - toi, France ! Couche - toi, France!) Ségrégation spatiale et homogénéité occupationnelle La face cachée de Tailleurs. Habiter dans la précarité L'habiter entre ici et là-bas. Oppositions et complémentarités La mobilité, facteur de renforcement des relations de sociabilité transfrontalières...

3. L O C A L I S A T I O N D ' U N E G É O G R A P H I E G L O B A L E 3.1. La maison moderne ou neuve. Circulation de formes architecturales avant 1989 3.2. La maison de type occidental. Définitions 3.3. Mobilités matérielles de proximité 3.3.1. La maison de type autrichien 3.3.2. A face Turcia ! (Aller en Turquie !). Intérieurs et objets domestiques de la Turquie 3.4. Mobilités matérielles éloignées 3.4.1. La maison de type français. Les geometries d'une nouvelle identité 3.4.2. La maison de type américain ou la fluidification de l'architecture 3.5. Circuits locaux de mobilisation architecturale 3.5.1. Certeze, lieu d'ingestion et de diffusion des maisons de type occidental 3.5.2. Circuits intra-villageois de mobilisation architecturale 3.6. Réseaux virtuels de circulation. Les revues, la télévision, la vidéo, le cellulaire

202 207 213 220 223 229 230 233 235 235 237 238 238 241 244 244 248 251

4. FAIRE BÂTIR SA MAISON À DISTANCE. NOUVELLES ET ANCIENNES PRATIQUES DOMESTIQUES DE (RE)PRODUCTION DES RELATIONS SOCIALES DANS LE CONTEXTE DE LA MOBILITÉ 257 4.1. Le projet de la maison. Un rêve à réaliser 4.2. Rythmes horizontaux de construction de la maison de type occidental 4.3. L'emplacement de la maison de type occidental 4.4. « Avancer sur des bétons ». Rythmes de construction à la verticale 4.5. « Les malins vieillards ». Mobilisation des réseaux traditionnels d'entraide 4.6. Étude de cas : Laplanseu. Construire la maison c'est construire le social 4.7. Jeux de rôles à l'opposé dans la construction de la maison 4.7.1. Mesterul (le contremaître) 4.7.2. Arhitectul (l'architecte) 4.8. L'idéal de la maison. Entre ce qu'on désire et ce qu'on obtient

259 263 266 268 272 276 281 282 286 289

III. TROISIEME PARTIE

293

1. ZOOMS SPATIAUX ET SOCIAUX 1.1. Topographies sociales diffuses 1.2. L'atomisation de la maison de type occidental à l'intérieur de la parenté proche 1.3. Les annexes et le garage, entre l'apparence et l'usage 1.4. Lorsque le privé envahit le public. Fluidification des lieux de passage

293 294 300 310 319

2. L'EXTÉRIEUR DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL. CULTURE D'EXPOSITION ET DE SÉDUCTION 2.1. Espaces de transition. La façade 2.2. Les balcons 2.4. Le toit et la mansarde 2.5. Fenêtres, l'œil qui cache, l'œil qui incite

325 325 328 334 337

3. L'INTÉRIEUR DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL : LIEU D'EXPOSITION ET DE SÉDUCTION 3.1. Rappel de l'intérieur de l'ancienne maison traditionnelle 3.2. Lieux de consommation de l'autre et du soi-même 3.2.1. Salon-ul (le salon) 3.2.2. Sufrageria. Lieu interstitiel de réception entre la « belle chambre » traditionnelle et le salon occidental 3.2.3. La vitrine et le bar. Multiplication des éléments de mise en scène de la réussite 3.3. Histoires de cuisines 3.3.1. La cuisine de type occidental, lieu d'exposition 3.3.2. La cuisine d'été. La face cachée du quotidien familial 3.4. La toilette traditionnelle vs la salle de bain moderne 3.5. Les chambres à coucher ou comment le privé devient public 3.6. Lieux intérieurs de transition et de perte

339 339 341 341 345 350 355 355 359 364 368 372

4. ENTREPOSER. PRATIQUES DOMESTIQUES ANTIPATRIMONIALES 4.1. Lieux larvaires kafkaïens 4.2. La maison traditionnelle, lieu de dépôt de la tradition 4.3. Le patrimoine fardeau. Le « musée » de Nuta Vadan 4.4. Réinvention ou plusieurs traditions ? 4.5. La ségrégation des lieux et des pratiques domestiques 4.6. « Je l'aime ou pas, je n'ai pas le choix ! » Le bonheur et le malheur des générations

376 376 378 384 387 388

5. LA MAISON ET LES SOCIABILITÉS FAMILIALES 5.1. « Marier maison avec maison ». Domestication de la maison de type occidental à l'intérieur des stratégies matrimoniales 5.2. La maison de type occidental, le nouvel lieu de déploiement du cérémoniel matrimonial 5.3. La vendeta, l'ancienne manière de réglementation de l'honneur à l'intérieur du mariage 5.4. Du couteau à la maison. « Tailler » dans l'espace l'honneur de la famille 5.5. Maisons des sœurs et des frères. Réglementation de l'honneur entre les maisons de la parenté proche 5.6. Le chapeau de la maison est porté par la femme. Jeux de rôles à l'intérieur de la maison de type occidental

399

391

399 413 419 425 429 431

6. L'HONNEUR, CAPITAL SOCIAL ET SYMBOLIQUE REGULATEUR DE LA TRANSFORMATION DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL 443 6.1. Le code ancien de l'honneur masculin 443 6.2. « Je veux une maison pareille, mais plus haute et plus large ! » Lupta in câsi (la joute en maisons) ou de la dialectique vicinale du défi et de la riposte 447 6.3. La communauté villageoise, arbitre de la joute en maisons 451 6.4. « Une maison plus grande et plus haute mais pas trop ! » L'honneur, facteur régulateur du comportement bâtisseur 456 6.5. Exclus et inclus de la joute de l'honneur 460 CONCLUSIONS LA MAISON ANTHROPOPHAGE OU UAGENCYDE LA MAISON : L'INCAPACITÉ DE POSSÉDER, C'EST ÊTRE POSSÉDÉ

471

BIBLIOGRAPHIE

493

ANNEXES

517

INTRODUCTION

LE NOUVEAU MONDE DE GARGANTUA Marquée par un processus de changement très fort traduit souvent par le mot transition, la société sud-est européenne offre un terrain riche d'observation pour étudier les pratiques de consommation matérielle et les dynamiques des valeurs individuelles et collectives. C'est le contexte qui fait émerger des comportements nouveaux, souvent excessifs (Douglas 1979), qui permettent d'éclairer une question centrale de la recherche récente en culture matérielle, celle de l'objectivation des valeurs sociales et culturelles, forcément abstraites, dans les objets, voire les lieux matériels (Miller 1987, 1995, 2001 ; Turgeon 2009). À la suite du contact avec la société occidentale, la terre désirée étant toujours associée à l'image de la richesse et de la civilisation, les nouveaux consommateurs-acheteurs des pays de l'ex-bloc communiste cherchent des façons de légitimer leur réussite devant l'autre et de s'imposer sur l'échelle d'une société elle-même en train de s'auto définir. Cette volonté de représentation et de communication de l'accomplissement socio-économique a déclenché en Europe du sud-est une réaction de consommation gargantuesque des biens et des pratiques qualifiées d'étrangères. Au début des années 1990, les magasins de vêtements usagés connaissent une explosion parce qu'ils légitiment la qualité des produits par leurs origines américaines, suédoises, italiennes, etc. Ils deviennent la façon, notamment pour les étudiants, de s'afficher à l'occidentale et d'être différents. L'épidémiologie (Douglas 1979 : 113) du téléphone touche l'ensemble de la population car il est la matérialisation la plus accomplie de la communication de la richesse et de la réussite. Ainsi, il est toujours visible, accroché aux pantalons ou tenu à la main. La voiture étrangère importée de l'Allemagne est aussi importante, non seulement pour la marque, mais également pour sa plaque d'immatriculation étrangère. Et comme dans une spirale sans fin, on construit des maisons, tel le ranch de J.R. de la série américaine Dallas, et des villas exotiques à la montagne ou à la mer. Les villes et les villages ordinaires des pays tels la Roumanie, la Bulgarie, l'Ukraine ou la République de Moldavie ne sont pas épargnés. Ils subissent la

même explosion architecturale qui attire le regard par des nouvelles formes, par des couleurs variées, des matériaux de constructions dispendieux et disparates. Ce changement radical de l'habitat privé et individuel qui, apparemment, rompt avec un paysage architectural gris, solide, répétitif et de masse spécifique au réalisme architectural socialiste est amplifié par l'appropriation des surnoms qui rappellent des lieux valorisants, économiquement et symboliquement (Dallas, Malibu, le petit Paris, le petit Texas, etc.). Plus qu'une destination (réelle ou onirique), l'Occident est transporté et installé localement afin de légitimer une nouvelle identité qui dépasse la volonté d'affirmation d'une réussite économique.

Les discours des années 1990 sur ces nouvelles maisons sont plutôt négatifs, les propriétaires étant soupçonnés d'avoir volé l'argent des autres. Cette consommation ostentatoire de l'espace se développe sur fond de plusieurs affaires rendues publiques par les médias. Nous pensons notamment aux scandales autour de la récupération des maisons nationalisées par les communistes ; aux discours centrés sur la contradiction entre la monstruosité du complexe architectonique, la maison du peuple et l'image parisienne de Bucarest des années 1930, détruite dans les années 1970 (Massino 2000 :241-247) et les reportages sur les villas au toit en forme de pagode des tziganes de l'est de la Roumanie. La problématique de l'architecture rejoint ainsi deux éléments : d'une part, l'expérience individuelle et collective vécue à la suite de la standardisation et de la démolition durant les régimes totalitaires, d'autre part, la consommation gargantuesque manifeste au niveau de l'espace privé dans le but d'affirmer une nouvelle identité sociale, associée à l'Europe de l'Ouest et à l'Amérique.

Le village roumain est lui aussi pris dans cette problématique. À partir des années 1960, on planifie l'urbanisation des régions rurales de la Roumanie et la transformation du paysan en travailleur. Et quelle est la première mesure ? Le changement de l'architecture : la démolition des anciennes maisons et leur remplacement par des petits blocs ou des bâtiments d'un plan carré standard pour accueillir plusieurs familles. Certains villages sont détruits, le cas du Snagov étant le plus connu grâce à l'étude de Vintila Mihailescu (1988).

10

D'autres réussissent à échapper à ce processus, soit grâce à leur positionnement à la périphérie, soit par l'arrivée de la révolution en 1989. Tout ce processus d'urbanisation et d'industrialisation des régions rurales est soutenu par un discours sur la réussite du paysan devenu travailleur. Cette réussite supposait deux choses : avoir un emploi dans une entreprise et... habiter au bloc, la maison de Y Homme nouveau. Même si l'espace est souvent très restreint pour une famille composée de trois ou quatre personnes et plus, avoir un appartement à la ville était un signe de prestige par rapport à ceux restés à la campagne. Après la révolution, toutes les pratiques et surtout cet imaginaire sur ce que signifie un chez-soi sont bouleversés. Il y a plusieurs explications. La première vise la crise économique qui a déterminé la fermeture des entreprises. Sans emploi, les familles se trouvent dans l'impossibilité de payer leurs dettes envers l'État. Ils sont donc forcés soit de partir en Occident pour travailler, soit de migrer à la campagne, chez les parents. Aujourd'hui il y a des villes anéanties et des villages entiers ont migré en Italie, en France, etc. L'un des effets de ce phénomène est de revenir et de bâtir une maison à soi, sans oublier d'y intégrer tout ce qui indique le confort et la richesse : la terrasse, la piscine, la salle de bain, etc. La deuxième vise le contact direct avec l'Occident qui change la vision des gens sur l'habitation et le bien-être relatif à l'habitation. Plusieurs vendent leurs appartements et achètent des terrains en périphérie des villes dans le but de construire des maisons et de pratiquer une agriculture de subsistance. Ils continuent à habiter à la ville, mais en s'appropriant une façon de faire paysanne à laquelle ils ont renoncé pendant leur jeunesse. Une autre caractéristique est l'apparition dans le médium rural des villas qui souvent sont des copies plus ou moins adaptées de maisons occidentales. Dans ce cadre large et très complexe où la maison semble être la matérialisation de la réussite de l'individu dans les sociétés en transition, nous pouvons nous demander dans quelle mesure cette nouvelle architecture reflète vraiment un changement fort des pratiques,

II

des savoir-faire et des représentations de l'espace déjà existants chez ses habitants. Les théories d'André Leroi-Gourhan par exemple semblent impuissantes à répondre à cette question. Pour lui, l'habitat répond à une triple nécessité :« ... créer un milieu techniquement efficace...», autrement dit fonctionnel, «assurer un cadre au système social », c'est-à-dire découper l'espace, le personnaliser et « mettre de l'ordre, à partir d'un point, dans l'univers environnant» (Leroi-Gourhan 1962:150), c'est-à-dire organiser l'espace d'une manière centrifuge, en fonction d'un seul centre. Dans ce contexte, il identifie deux façons d'appréhender le monde : « l'une dynamique, qui consiste à parcourir l'espace en en prenant conscience, l'autre, statique, immobile, qui permet de reconstituer autour de soi des cercles successifs qui s'amortissent jusqu'à la limite de l'inconnu. » Mais cette dynamique semble servir plutôt à la domestication de l'espace qu'à la conquête d'une identité et d'une reconnaissance de l'habitant par ses semblables. Nous nous rattachons plutôt à l'idée d'Amos Rapoport qui fait ressortir la configuration et la transformation de l'architecture du déterminisme physique. Il souligne que «...dans les sociétés primitives et agraires, les bâtisseurs sont soumis à des nécessités et à des lignes de conduite qui sont "irrationnelles" du point de vue du climat. Par exemple des croyances religieuses et des exigences rituelles, des questions de prestige, de rang social, et bien d'autres » (Rapoport 1972 : 28). Nous allons plus loin en lançant comme hypothèse-cadre que dans les sociétés qui subissent des transformations fortes, la logique pratique de l'extension et de la transformation de l'espace habitable est reléguée dans l'ombre par l'augmentation des motivations symboliques, notamment le prestige social ou l'honorabilité individuelle et familiale à l'intérieur de la communauté (Roux 1976). À partir d'une région villageoise roumaine qui s'appelle le Pays d'Oas, nous nous intéressons à la relation entre les pratiques résidentielles et les constructions identitaires dans leur sens social durant la période de 1970 à 2005. Nous avons choisi cette région puisque, dans ce panorama de transformation de la société roumaine, elle occupe un lieu particulier. Premièrement, il s'agit d'une région rurale périphérique de la Roumanie qui, depuis les années 1970, s'engage dans une ample mobilité du travail activée par les projets de construction de la nouvelle société socialiste. À cette mobilité correspond, au plan local, l'apparition d'un phénomène, très accéléré et visible, de construction et de reconstruction

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massive de maisons privées. Ce comportement bâtisseur est rapidement intégré dans le discours idéologique de la réussite du Parti et de ses programmes d'amélioration du confort et du bien-être de Y Homme nouveau^ de la Roumanie socialiste. De plus, cette réalité locale se prolonge au-delà des bouleversements politiques de 1989. L'ouverture des frontières amène les habitants du Pays d'Oas à tourner les yeux vers l'occident qui devient la nouvelle destination de la migration du travail. Ce contexte à la fois nouveau et ancien (ils changent de destination et non pas de pratique), pousse le phénomène bâtisseur déjà existant sur place vers une consommation ostentatoire de l'espace se traduisant par une concurrence ardue « d'avoir la plus grande, la plus belle et la plus moderne maison » (Certeze, 2005). Dans la rue, les voitures étrangères, conduites dans leur grande majorité par des femmes, dominent le paysage général et relèguent dans l'ombre les quelques Dacia, le véhicule national roumain, qui se fait de plus en plus rare. Dimanche, à l'église, les gens habillés avec le costume traditionnel côtoient ceux qui choisissent des vêtements modernes, achetés à la ville ou à l'étranger. Le contact avec ce monde-spectacle du Pays d'Oas est renforcé par le contraste avec l'image tissée par les ethnologues qui décrivaient toujours cette région comme traditionaliste, « archaïque », et « réfractaire au changement » (Andron 1977, etc.). L'objet de cette étude est la nouvelle maison du Pays d'Oas apparue dans le contexte de la mobilité spatiale à la fois en Roumanie, dès les années 1970, puis en Occident, après 1989. 1

Le concept de VHomme nouveau est central dans les régimes totalitaires instaurés par Adolf Hitler en Allemagne et par Staline en URSS. L'homme nouveau tel que conçu par l'idéologie stalinienne et repris par le régime communiste roumain est un homme obéissant, travailleur et surtout au service de l'établissement du régime. Ce concept est lié à l'idée de contrôle social : l'État doit lutter contre les comportements jugés déviants, les ivrognes, les fainéants, de vrais dangers au progrès traduit par l'industrialisation accélérée, par la collectivisation de l'agriculture et la création d'un nouvel habitat, communautaire et urbain. Ainsi, la genèse de l'homme nouveau va de paire avec les réformes sociales, économiques et culturelles nécessaires aux changements de l'homme, avec la création d'un environnement bâti approprié et avec la création d'une esthétique indispensable à la représentation de l'homme nouveau. À l'aide des institutions, des médias, du législatif, etc., l'État socialiste conditionne les individus en leur imposant une pensée unique et servile. Le contrôle du revenu, du logement, du ravitaillement et de la culture deviennent les principaux moyens du pouvoir de construire une nouvelle société et de la peupler d'un être nouveau, capable de faire fonctionner la machine totalitaire. La doctrine de l'homme nouveau commune aux régimes totalitaires du XXe siècle n'est pas toutefois nouvelle. Elle s'appuie sur l'héritage d'une tradition religieuse (le christianisme en la circonstance) et intègre en même temps une idée laïque de l'homme issue de la révolution française et des mouvements révolutionnaires du XIXe siècle [Batard-Bonucci et Milza (dir.) 2004].

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Cette mobilité prend la forme de va-et-vient entre ici et là-bas. 98% des habitants de la région reviennent dans leur village afin de faire construire une maison et y établir leur résidence principale. Il s'agit de constructions privées, massives, à deux ou trois étages et comprenant de 15 à 20 pièces. Les matériaux sont mélangés, l'extérieur est toujours façonné et l'intérieur reste souvent inachevé. Cette maison ressemble à un trou qui engloutit tout l'argent gagné par les gens à l'étranger ou en Roumanie. Sa construction est un processus qui ne s'achève jamais, la maison étant systématiquement transformée en fonction de ce qu'on a vu à l'étranger, à la télévision ou dépendant de la mode du moment et de ce que le voisin a fait. Les modèles sont variés et identifiables par leur origine étrangère : autrichien, français, américain, ainsi que d'autres qui sont des mélanges. Les clôtures sont des constructions en soi. Le pavage couvre presque toute la cour et s'étend jusqu'à la chaussée. Entassées dans la gospodaria (la maisnie roumaine), les nouvelles maisons, impeccables et luxueuses, cachent les anciens bâtiments mal soignés, petits, qui semblent livrer leur chant du cygne. Sans qu'on arrive à la finir et l'habiter entièrement, cette nouvelle maison, appelée plus généralement de type occidental, devient « la preuve qu'on a changé », « qu'on s'est civilisé », « qu'on s'est modernisé » (Pays d'Oas 2004, 2005). Nous l'avons choisie puisqu'elle représente la plus importante façon des Oseni de se légitimer devant l'autre, que ce soit le voisin, l'étranger arrivé des autres régions de la Roumanie ou l'occidental. Ici, la notion-clé qui nous aidera à faire ressortir le phénomène de la construction et de la transformation permanente des maisons est celle du prestige social. Cette étude suscite maintes interrogations, la première étant : comment la nouvelle maison du Pays d'Oas est-elle devenue la plus puissante forme d'expression du changement et de la mobilité des gens ? Pour répondre à cette question, nous nous référons à la définition de Michael Vlach qui comprend par le changement un processus d'innovation qui est continu dans toutes les sociétés. Quoique présent partout, ce processus n'est toutefois pas homogène. L'originalité de la définition de Vlach consiste à préciser que le changement peut être plus ou moins rapide d'une société à l'autre, en fonction d'un contexte particulier, social, politique ou culturel (Vlach 1984). Puis nous porterons notre attention sur la manière dont cette nouvelle maison arrive à être la façon principale de se légitimer et de

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s'auto-définir par rapport à l'autre. Enfin, dans quelle mesure la maison des Oseni et leur besoin de la changer continuellement reflètent-ils l'appropriation des modèles matériels et comportementaux acquis à l'étranger? Quel est l'impact des institutions locales sur l'ensemble de la culture matérielle apportée de l'extérieur ? L'hypothèse centrale est la suivante : dans le cadre de la mobilité spatiale du travail, les individus développent des comportements qui sont le résultat d'une rencontre dialectique2 entre leurs représentations locales et celles acquises ou parvenues de l'étranger. La nouvelle maison devient ainsi l'extériorisation de cette rencontre, et finalement, la façon individuelle et collective d'exprimer un statut nouveau et supérieur à l'ancien. Le concept de statut signifie pour nous l'ensemble des ressources et des pouvoirs économiques, culturels et symboliques utilisés par les personnes afin d'affirmer leur position dans le champ de la société, (Bourdieu 1979 : 128). Loin d'être tout simplement transposée chez soi, la maison de type occidental dans le sens de forme architecturale et des pratiques d'habitation, d'aménagement, de réception et cérémoniels qui y sont rattachées est « domestiquée » (Goody 1979) au sein de la communauté et à l'intérieur des institutions telles que la famille, le mariage ou l'institution de l'honneur dont le fonctionnement reste encore traditionnel. À la suite de Jack Goody, la domestication est considérée non pas par le remplacement d'un modèle local par un autre apporté d'ailleurs, mais comme un processus « d'ajout d'une importante dimension à bien des actions sociales déjà existantes » (1979 : 55). Cet ajout n'est pas toutefois passif car il modifie et adapte les deux parties impliquées qui, dans ce contexte, ne sont plus en opposition mais en complémentarité. Une fois présents dans la localité, les modèles étrangers de maisons conçues en fonction d'une idéologie du confort et du bien-être spécifiques à l'Occident sont travaillés, intégrés dans une réalité locale qui fonctionne souvent sur des principes différents. À leur tour, ces modèles domestiques commencent à agir sur les habitants et sur le lieu, en le transformant et en le modelant d'une manière continue. Leur rôle n'est plus passif, ils deviennent le principal véhicule (Miller 2001) d'affirmation et de communication d'une identité sociale

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Nous entendons par « dialectique » le dynamisme de « la matière » (dans le sens de Hegel qui incorpore aussi l'esprit) dont le changement permanent se manifeste par « l'ensemble des moyens mis en œuvre [...] en vue de démontrer, réfuter, emporter la conviction », adaptation de la définition du Petit Robert (2002). 15

qui cette fois, n'a plus un réfèrent local mais étranger et pluriel, qui suit, dans la majorité des cas, les trajectoires et les expériences de mobilité de ses habitants. Nous nous référons aussi à la définition de Julian Pitt-Rivers qui considère que le prestige ou l'honneur est : « ...la valeur qu'une personne possède à ses propres yeux mais c'est aussi ce qu'elle vaut au regard de ceux qui constituent sa société. C'est le prix auquel elle s'estime, l'orgueil auquel elle prétend, en même temps que la confirmation de cette revendication par la reconnaissance sociale de son excellence et de son droit à la fierté » (Pitt-Rivers 1983 : 14).

L'analyse de la maison dans le pays du retour et du rapport que les habitants ont avec elle va nous permettre de montrer que le prestige et l'honneur ne se réduisent pas à une structuration abstraite, psychologique ou comportementale, mais qu'ils sont intégrés, activés à l'intérieur du matériel. La maison en tant que matière et symbole devient le moteur principal de préservation de la cohésion et des dynamiques des sociabilités à l'intérieur d'une communauté éclatée par la mobilité du travail. C'est elle qui attache, qui représente, qui aide l'individu à exister en tant qu'être social et symbolique. À l'inverse, son absence déclenche « la mort symbolique » (Bourdieu 1980) de l'individu. Finalement, nous allons montrer comment cette maison de type occidental tant désirée, tant rêvée, échappe au contrôle de ses créateurs afin de les dévorer et de les consommer (Miller 2001). En considérant l'architecture comme une structure où les mots sont remplacés par le bois, par la pierre ou par le verre (de Certeau 1980), nous nous proposons d'analyser le discours architectural, le discours des individus sur la maison, les pratiques de construction et d'habitation ainsi que le discours sur ces pratiques. Nous abordons la maison dans son contexte social et culturel pour en faire ressortir la signification dont elle se voit investie3. Elle est analysée dans son rapport à la fois à l'acteur social et au monde environnant. Toutefois, les limites de l'approche herméneutique seront dépassées par l'appel à la pratique, le principal filtre de notre analyse sur l'espace bâti. En nous appuyant sur les travaux de Pierre Bourdieu, la description analytique des pratiques d'habitation,

À partir de l'architecture new-yorkaise, Michel De Certeau réfléchit sur l'architecture comme texte qu'on peut lire seulement dans le contexte (1980).

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d'aménagement et surtout d'utilisation de cette maison nous permettra d'aller au delà du message transmis, d'une manière intentionnée ou non, par les structures architectoniques. Nous définissons la maison et sa construction par deux aspects inséparables : l'aspect immédiat et pratique- lieu pour habiter, dormir, manger, etc., et l'aspect qu'elle représente en tant que signe, en tant que relation à un sujet et à un environnement social (Althabe, Nicolau 2002 : 11). Suivant notre hypothèse, il y a un contexte culturel local plus ancien qui fait contrepoids à la nouvelle mobilité sociale. L'habitant du Pays d'Oas se situe au cœur de ce croisement, en s'inscrivant à la fois dans une mobilité spatiale plus ou moins étendue et dans l'appartenance locale encore gérée par des valeurs anciennes. Le changement permanent de l'architecture, la concurrence discursive qui se manifeste par un étage de plus ou par une maison de plus par rapport au voisin témoignent de cette rencontre et nous conduisent à une compréhension de la vie en général des habitants du Pays d'Oas. Afin de mieux situer notre étude sur la signification de la maison de type occidental du Pays d'Oas, nous allons développer dans une première partie le cadre théorique. Il sera structuré en fonction de trois axes. Un premier axe vise le détachement des analyses sur l'habitat du déterminisme physique afin de se placer dans le champ du social et des dynamiques identitaires. Le deuxième axe porte sur la maison en tant qu'ancrage dans un lieu unique afin d'être intégrée dans les cultures de mobilité où domus n'est plus homogène et stable, mais essentiellement pluriel, dual, mouvant, éclaté. Le troisième et dernier axe vise une présentation critique de l'ethnographie de la maison traditionnelle roumaine qui a toujours mis l'accent sur la stabilité de la maison paysanne, sur son caractère représentatif national, en écartant toute forme de changement et de dynamique locale. Nous porterons également un regard critique sur la paysannerie en tant que catégorie sociale qui définit un comportement spécifique relatif à l'espace bâti. Or ici, nous mettrons en évidence que ce comportement, qui est en fait une construction intellectuelle et livresque, condamnait toute déviation du cadre-définition axé sur le traditionalisme, l'atemporalité, l'archaïcité et l'authenticité, des concepts figeants et immobilisateurs. Confrontée à cette fabrication du paysan roumain, la maison de type occidental du Pays d'Oas est soit condamnée et qualifiée de comportement social et économique aberrant, soit ignorée car elle ne peut pas

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représenter un sujet d'étude à caractère ethnographique. Afin de la faire sortir de cette épistémologie négative, nous allons déconstruire, d'une manière critique, le discours ethnologique des architectes (parfois devenus ethnologues), et des sociologues sur la maison paysanne roumaine et ses transformations. Nous allons ensuite présenter la région du Pays d'Oas afin de saisir son positionnement spatial, historique, économique, social et culturel à l'intérieur de la Roumanie. Nous terminerons avec la présentation de l'apparition et l'évolution du phénomène bâtisseur et l'impact que celui-ci a eu sur la société en général. Nous conclurons cette première partie par l'expérience de terrain effectuée au Pays d'Oas durant les années 2002, 2004 et 2005. Nous insisterons sur l'évolution interne de l'approche, de la relation entre l'anthropologue et les individus ainsi que sur les coulisses des incursions dans la région. Ensuite, la collecte des données ethnographiques (transcription des entretiens, organisation du matériel photographique ou vidéo) et leur analyse nous permettra de présenter l'ensemble de l'approche théorique (technique, épistémologique, herméneutique) utilisé afin d'approcher le phénomène bâtisseur en tant que phénomène social propre à une réalité non seulement locale mais également nationale caractéristique de la Roumanie d'avant et d'après 1989. Dans la deuxième partie de la thèse, nous allons insister sur le contexte de l'apparition du phénomène bâtisseur et sur son évolution avant et après 1989. L'accent sera mis sur le lien entre la maison (nouvelle ou de type occidental) et l'expérience de la mobilité du travail (les travaux saisonniers d'avant la chute du communisme et la migration du travail en Occident, après). La mise en miroir de la maison là-bas et ici, les manières d'habiter et les rapports (physiques et affectifs) avec la pluralité d'espace révéleront que, dans le contexte d'une culture de la mobilité, la relation fragmentée, multiple, mouvante avec le(s) lieu(x) a des répercussions sur l'individu en tant qu'être social et symbolique. Nous poursuivrons avec la présentation de la mobilité des formes architecturales, sur la manière dont Tailleurs est matérialisé dans des modèles de maisons, des matériaux, des décorations et est approprié, travaillé, adapté à une réalité locale particulière. Finalement, nous porterons notre attention sur le processus de construction de la maison, occasion de structuration et de restructuration des liens de sociabilité. Ce sera l'occasion d'insister sur les effets de

l'alternance entre l'absence et la présence du propriétaire et sur la manière de la famille ou de la communauté de s'adapter à cette nouvelle réalité de la mobilité. La troisième partie représente le retour sur le terrain, avec la focalisation sur la maison de type occidental, son intégration dans le paysage villageois et la gospodaria (la maisnie), la relation entre l'intérieur et l'extérieur, entre en haut et en bas, entre l'évidence et l'apparence. L'analyse minutieuse de la maison en tant que lieu et objet sera faite en lien étroit d'une part avec les pratiques quotidiennes ou cérémonielles d'utilisation, et d'habitation et d'autre part avec le discours des gens sur l'espace, sur les objets, sur leur signification et leur usage. Nous allons continuer cette troisième partie avec l'impact de l'importance de la maison de type occidental sur chaque génération de même que sur toute une culture matérielle déjà existante sur place. Il s'agira d'observer comment la construction d'une nouvelle identité sociale par le biais du matériel à valeur représentationnelle correspond soit à toute une destruction de ce qui existait avant, soit à un recyclage à caractère patrimonial, lui-même tombé sous l'emprise du temporaire, du provisoire. Nous nous pencherons ensuite sur l'intégration de la maison dans les institutions locales essentielles au fonctionnement de la communauté villageoise : la famille (nous allons ici insisterons ici sur les négociations spatiales des générations), le mariage (à l'intérieur duquel la maison de type occidental est domestiquée afin de devenir la principale monnaie d'échange matrimonial) (Diminescu, Lagrave 2001), et l'institution de l'honneur (qui est la dernière et la plus importante car elle nous amène à la compréhension de la concurrence et de la volonté de posséder pas n'importe quelle maison, mais une plus grande et plus belle que les autres). Ici, nous montrerons comment une institution traditionnelle de réglementation des sociabilités communautaires et du statut de chaque individu à l'intérieur du groupe - qui traditionnellement avait la vendetta comme forme de manifestation - se transforme afin d'intégrer et de domestiquer le comportement bâtisseur centré sur la maison de type occidental. En d'autres termes comment, finalement, la «folie bâtisseuse », expression utilisée à toutes les couches de la société roumaine pour nommer le comportement de construction et de transformation sans fin de la maison du Pays d'Oas,

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n'est qu'une stratégie inconsciente de maintenance et de renforcement, au sein de la communauté, de plusieurs types de sociabilités, familiales, parentales, vicinales, d'amitié ou tout simplement villageoises et régionales. Les conclusions de notre étude insisteront sur le revers de la médaille. Dans cette perspective proche de celle de Daniel Miller, nous allons constater que la fabrication de cette maison d'origine étrangère, façonnée et adaptée à une réalité locale, revêt de lourdes conséquences. Cette entreprise revêt un caractère machiavélique car elle piège ses propriétaires dans une course sans fin où elle est transformée, adaptée, retravaillée. Toujours propre et impeccable en vue d'être admirée et désirée, la maison à l'occidentale reste froide, distante et consume tranquillement par ses besoins ses propres créateurs en quête sans fin d'une identité sociale crédible et valorisante.

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I. P R E M I E R E

PARTIE

1. ANTHROPOLOGIE DE LA MAISON. L'INTERACTION ENTRE L'HOMME ET L'ENVIRONNEMENT BÂTI 1.1. L'habitat, entre nature et culture En 1881, Morgan exprimait métaphoriquement le lien intime entre l'habitation et celui qui l'habite : « Dis-moi quelle maison tu habites, comment tu es logé et comment tu as organisé ta vie intime et je te dirai quelles sont tes mœurs, quel est ton développement intellectuel, quel rang tu occupes dans la société humaine » (1881). À partir des études sur le quotidien et sur l'habitat des Indiens de la Méso-Amérique, cet auteur cherche à comprendre leur vie et leur organisation sociale (Morgan, Introduction 1881 : xviii). Selon Morgan, le principe social « trouve son expression dans l'architecture et prédétermine son caractère » (Morgan, V, 2003 [1876]: 105)4. L'idée de Lewis Henry Morgan selon laquelle la maison en tant que mécanisme physique reflète et aide à créer la conception du monde (1965) représentera le point de départ de la fondation de l'anthropologie de la maison. Dans les années 1960, l'architecture se tourne vers les sciences humaines afin de combler les impuissances disciplinaires dans l'explication des pratiques que les hommes entretiennent sur l'espace bâti5. Rapoport, qui a Le titre du livre de même que les dénominations des chapitres témoignent de l'importance accordée à la relation entre la maison et la vie sociale (Lewis Henry Morgan, 2003, Houses and House-Life of American Aborigines. Salt Lake, The University of Utah Press. Initialement publié dans IVe volume de Contributions to North American Ethnology (Washington : Government Printing Office, 1881) et catalogué by the Library of Congress as : Houses and house-life ofthe Americans aborigines. 1) Indians of North America - social life and customs ; 2) Indians of North America. Dwellings). 5 L'histoire de la discipline a été dominée par la vision supra culturelle qui met en avant une approche universelle en décades (la Renaissance par exemple) qui normalise et, implicitement fige l'environnement bâti, en l'écartant de toute forme de variation et de changement social. L'analyse ne dépasse pas la description, les typologisations, approches tenant l'individu à l'écart (voir les commentaires dialogiques de Jean Baudrillard et de Jean Nouvel 2000 : 33-37).

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une formation en architecture, met en question des théories du déterminisme physique sur l'habitat humain. Dans son ouvrage, House Form and Culture (1969) la maison est analysée à l'intérieur de la relation entre l'environnement et la culture. Plus tard, elle sera placée à l'intérieur de la relation entre l'environnement bâti et les comportements humains (behaviours). Ce nouveau cadre épistémologique permet la critique du déterminisme physique, tout en situant les études de la maison dans le champ de la culture (Rapoport 1983)6. Loin de représenter un élément matériel objectif destiné à être décrit et organisé7, la forme de la maison devient un concept essentiel à la compréhension des relations sociales et du rapport que l'individu entretient avec l'environnement bâti8. Vivre dans la communauté et développer de multiples rapports sociaux affecte la manière dont l'individu agit sur l'environnement bâti. Dans cette perspective, l'appartenance à une culture ou à une sousculture donnée peut l'emporter sur l'impact des facteurs physiques, extérieurs. Le rapport est réciproque, car, à son tour, le comportement humain peut être affecté par l'environnement

bâti (Rapoport

1973 : 8). A l'intérieur

de ce nouveau

cadre

épistémologique, un nouveau concept apparaît, celui de demeure (foyer, « home »), beaucoup plus proche de l'homme en tant qu'actant social, indépendant des forces de la nature. Il est privilégié à celui de maison (house). Adepte de l'anthropologie symbolique et culturaliste qui marque les années 1960, Rapoport propose d'analyser la maison en tant que symbole d'un environnement idéal (1972 : 68). 6

Culture signifie « l'ensemble d'idées, d'institutions et d'activités ayant pris force de convention pour un peuple ». Ethos représente « la conception organisée du Sur-moi. La conception du monde c'est la manière caractéristique dont un peuple considère le monde. Le caractère national est « le type de personnalité d'un peuple, le genre d'être humain qui apparaît en général dans cette société » (Redfield 1953 : 85 dans Rapoport 1973 : 66). 7 II s'opère une critique de toute une littérature ethnographique, géographique et même anthropologique qui avait décrit l'habitat humain afin d'identifier des types régionaux ou nationaux. Voir surtout les ethnologies européennes du XIXe siècle et aussi du XXe qui se sont servies de l'architecture paysanne pour démontrer la spécificité architectonique et implicitement, identitaire, d'une nation. On cherchait à la fois les traits qui unifiaient l'architecture d'un territoire national et les traits qui la différenciaient des autres. Estimant que le lien entre l'architecture (vernaculaire notamment car elle représente le lien avec les racines d'un peuple) et identité nationale est automatique, naturel ou évident, personne ne se demandait comment cette architecture était réalisée. Afin de justifier l'existence nationale, la recherche des différences entre les nations et de leur unité internes induit la focalisation sur la culture matérielle à elle seule, toute en ignorant le rapport à l'homme. 8 Voir le concept de men environment relationship (MER élaboré par King dans Rapoport 1973 : 365).

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Cette perspective s'articule surtout dans les sociétés où la maison surgit suite à la mobilité et à la migration. Selon Rapoport, le choix du lieu d'habitation est le plus souvent accompagné par une quête d'un idéal traduit en images de « good life », d'opportunités associées à un environnement spécifique, les deux pouvant modifier ou façonner le comportement des gens par rapport à l'environnement bâti (1973 : 406). La maison devient ainsi une catégorie analytique, un instrument opérationnel capable d'avancer des informations anthropologiques sur la configuration des relations sociales et surtout sur l'identité des gens en contexte de mobilité. Éloignée de sa carapace matérielle et située à l'intérieur de l'anthropologie symbolique, la maison révèle aussi son côté eikonique (Rapoport 1973), sa qualité de signe, c'est-à-dire l'indicateur de la position sociale des gens dans la communauté et de la manière de déclarer, d'affirmer une identité sociale aux autres. Ainsi, les individus ne sont plus des simples esclaves de leur environnement. La culture a toujours le dernier mot. Loin d'être encadrée dans une relation directe, l'architecture devient l'élément de médiatisation instrumentalisé par la société afin de répondre à la fois aux besoins humains et aux contraintes de climat. Plus tard, Kent poussera plus loin cette idée en affirmant que « aussitôt que la médiation est faite, tout le reste est culturel » (Kent dans Moore 2000 : 267). Sans repousser complètement le déterminisme physique, Rapoport propose de voir l'environnement comme le résultat de la rencontre de plusieurs variables : physiques, sociales, culturelles (Rapoport 1973:486). Cette nouvelle approche demande une méthodologie qui dépasse les frontières disciplinaires, en touchant à la fois l'anthropologie, l'ethnologie, la géographie, l'archéologie, l'histoire et, non la dernière, l'architecture9. À l'exception de la critique du déterminisme physique, l'anthropologie symbolique de Rapoport ne partage pas l'idée fonctionnaliste selon laquelle la fonction détermine les faits sociaux (Malinowski 1989 [1922] et Radcliffe-Brown 1969). Ce qui est déterminant est le De toutes les disciplines, Rapoport privilégie l'importance de l'architecture dans l'analyse anthropologique de la maison, choix explicable par sa formation de base en architecture. Ainsi, les approches socio-culturelles de la maison ne peuvent pas se passer des études en architecture et vice versa. De telle sorte que l'analyse devait se focaliser plus sur les changements de l'organisation spatiale et de l'environnement bâti que sur des descriptions normatives des bâtiments qui les plongent dans l'immobilisme et dans des catégories formels très figées (Rapoport 1973 : 488).

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type de réponse que l'on donne aux besoins et non pas les besoins eux-mêmes (Rapoport 1972 : 69)10. Même si tout le monde sait à quoi sert une cuisine ou un garage - à préparer de la nourriture et à entreposer la voiture, respectivement -, cela ne veut pas dire que l'usage qui en est fait reflétera les fonctions pour lesquelles les pièces ont été bâties ou que l'usage aura partout la même forme. Les références culturelles et sociales (Lawrence 2000) semblent plus importantes dans la compréhension de la manière des gens d'agir sur l'environnement bâti. Sans nier l'existence des besoins, Rapoport nuance les propos fonctionnalistes en affirmant « qu'il existe certains besoins permanents qui ne changent pas et d'autres qui changent (Rapoport 1972 : 110). L'identité, par exemple, représente un besoin qui ne change pas et qui peut orienter, voire multiplier les choix que les gens posent habituellement sur l'environnement bâti, s'ils tiennent compte uniquement des facteurs externes tels que le climat, le terrain, les matériaux, etc. Autrement dit, les critères symboliques tels le prestige ou l'honneur peuvent l'emporter sur les besoins de base, comme s'abriter ou se protéger des facteurs extérieurs, idée essentielle pour notre approche sur la maison du Pays d'Oas. Plus tard, dans les années 1980, J. Pezeu-Massabuau comblera les lacunes des approches exhaustives de Rapoport, en mettant en évidence le fait que la maison ne change pas uniquement dans l'espace, mais aussi dans le temps (1983)". Plus qu'un abri physique, la maison est un abri de nature spirituelle et sociale12 très sensible à tout changement social. Par exemple, l'industrialisation associée à une intensification des relations sociales en dehors du foyer a comme conséquence la diminution du rôle de la maison de rencontre et

Plus tard, certains auteurs constateront que la faiblesse du fonctionnalisme consiste dans la définition même des besoins (Berckley et Lang 2000 : 113). Si on comprend par fonctions les objectifs de l'homme (loger, manger, dormir, habiter etc.), il est impossible d'expliquer pourquoi souvent ces buts de base de l'homme sont devancés par des choix initialement considérés comme « non utilitaristes ». Par exemple, l'esthétique qui, loin d'être additionnelle, peut aussi bien « capturer les qualités du bien-être et de l'enchantement que délivrer la fonctionnalité et le confort »(Canter dans Moore 2000 : 12). 11 Voir aussi du même auteur La maison, espace réglé, espace rêvé, Reclus, Montpellier 1993 ; Demeure Mémoire, Parenthèses, Marseille 2000 ; Du confort au bien-être - la dimension intérieure, L'Harmattan, 2002 ; Habiter - rêve, image, projet, L'Harmattan, 2003 ; Eloge de l'inconfort, Parenthèses, 2004 ; Produire l'espace habité, L'Harmattan, 2007. 1 « Toute maison porte, inscrite dans ses formes, les valeurs techniques, religieuses, esthétiques, spatiales propres à la collectivité et, par le simple fait d'habiter, les enseigne en permanence à ses occupants » (PezeuMassabuau 1983 : 189).

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de rassemblement. Une autre conséquence serait la mise en concunence du bien-être par le besoin de communiquer un « standing » à l'intérieur de la société (1983 : 175). Après Amos Rapoport, Clifford Geertz explore la dimension sémantique de l'action sociale en relation avec la culture et avec l'éthos. Les individus et leurs interprétations du monde «sont gouvernés, même déterminés» par l'ample web culturel (Geertz 1973). La motivation pour l'action sociale surgit et passe plus par des valeurs culturelles publiques que par des stratégies et des désirs personnels (Silverman 1990 : 141). Dans ce contexte, la passivité du sujet par rapport à la nature, contestée par Rapoport, est remplacée par une autre passivité, issue d'un rapport de soumission à la culture, dans lequel l'acteur assume l'homogénéité socioculturelle et même, l'hégémonie politique (Silverman 1990 : 141). À l'intérieur de l'approche culturaliste de Geertz, les individus n'agissent que par les symboles tout simplement parce que les humains « sont des animaux qui symbolisent, qui conceptualisent » (Geertz 1973). L'une des limites de l'approche symbolique et culturaliste de Clifford Geertz qui combine la théorie littéraire et l'anthropologie culturelle postmoderne est le manque de considération du rôle actif et du pouvoir de décision individuel. Les individus ne sont que des acteurs. Contrairement aux individus ou aux sujets qui possèdent le sens du soi, l'acteur réagit en conformité avec les scénarios prédéterminés, ce qui ne donne aucune chance à l'individu. Une deuxième limite vise la pratique sociale qui est réduite à une société homogène, sans contradictions ou ambiguïtés. L'analyse de l'action sociale se produit par l'intermède des croyances et des valeurs culturelles (Silverman 1990 : 122-123). Malgré l'appel aux théories herméneutiques (Barthes 2002), Clifford Geertz n'arrive pas prendre en considération les visions « textuelles » de la création. La définition du symbole donnée par Geertz revêt un caractère statique et figé. En se revendiquant de Roland Barthes, pour lequel le texte ne « fixe » pas de sens, il est irréductiblement pluriel (Barthes 1977 : 159), Victor Turner est plus ouvert, en démontrant la flexibilité et le caractère plurisémantique du symbole (1975 : 155).

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Ce qu'il reste à retenir du courant anthropologique symbolique et culturaliste est la marginalisation, voire même l'absence du matériel. Il pousse à l'extrême la séparation entre le matériel et le culturel, entre la nature et la culture. L'homme n'est plus une marionnette de la nature (donc il n'agit plus selon des contraintes extérieures, physiques), mais il est le produit de la culture (d'une méta-entité qui le contrôle et qui pénètre dans tout geste qu'il pose sur ce qui l'entoure). Contrairement à l'habitat animal, l'habitat humain ne peut être compris et lu qu'à l'intérieur du paradigme culturel dans lequel l'homme agit et existe. La maison n'existe donc qu'en tant que symbole (Bachelard 1957). Dans les années 1960, les approches structuralistes de Claude Lévi-Strauss sur « la société à maison», concept élaboré dans le livre La voie des masques (2002 [1964]), représenteront le premier pas vers une conciliation du matériel et de l'immatériel. À partir de deux exemples différents, la société médiévale européenne et les sociétés indiennes nord-américaines (Yurok, Kwakiutl), le concept de « société à maison »13 permet à LéviStrauss d'explorer le lien existant entre les caractéristiques physiques de la maison et le rôle de celle-ci en tant que symbole qui inscrit les hiérarchies du groupe social1 . La maison en tant que structure symbolique, structure physique et unité sociale devient ainsi un instrument d'analyse des relations de parenté et de la structure sociale (Lévi-Strauss 1979, 1983a, 1983b, 1984, 1987, 1991). Selon Lévi-Strauss, la maison peut signifier une

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Dans un cours tenu au Collège de France entre les années 1976-1982, Lévi-Strauss explore le rôle que les maisons jouent dans les sociétés à maison (Lévi-Strauss 1984). Il publia une version plus élaborée dans son essai « Nobles sauvages » (1979b) qui a été repris en tant que chapitre dans son édition révisée, La voie des masques (1979a). Pour plus de détails, voir Gillespie, éd. 2000 : 23. 14 Voir surtout Waterson (47-68) ; McKinnon (170-188) ; Hugh-Jones (226-252) dans Carsten 1995.

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« personne morale »15 qui détient des biens matériels et immatériels, elle correspond à des noms qui légitiment la place de la famille dans la société16. 17

Au-delà des critiques qui lui ont été apportées , l'importance du concept consiste dans la compréhension de la capacité de la maison d'objectiver les relations de parenté et surtout de matérialiser toute une dynamique des relations sociales pendant et après le mariage (LéviStrauss 1984: 195) en conformité avec l'évolution du couple et de la famille18. Par exemple, le vocabulaire de la fondation du couple fusionne avec celui de la maison19. La maison devient ainsi « technique ou stratégie pour élargir l'idiome de famille » (BirdwellPheasant et Lawrance-Zuniga 1999 : 7). La maison dans les deux acceptions, matérielle et symbolique, sert aussi à l'installation de l'identité familiale à l'intérieur du groupe social plus large. La maison agit donc au-delà même des limites des classifications de la famille (Lévi-Strauss 1987 :210) en stabilisant la position de chaque unité sociale et même de l'individu à l'intérieur du groupe.

' Entretien pris par Pierre Lamaison dans la revue TERRAIN. La définition plus détaillée est la suivante : « La maison est d'abord une personne morale, détentrice ensuite d'un domaine composé de biens matériels et immatériels. Par immatériel, j'entends ce qui relève des traditions, p a r matériel, la possession d'un domaine réel qui peut se traduire, comme chez les Indiens de la côte Nord-Ouest qui m'ont essentiellement servi de référence, par des sites de pêche qui sont la propriété traditionnelle de la maison, ou des territoires de chasse. Plus généralement, si on laisse de côté la structure et l'organisation sociale de la maison elle-même, auxquelles j e ne m'attachais pas dans cette définition, on peut distinguer d'une part des biens-fonds, dans l'acception très large du terme, d'autre part des croyances et des traditions qui sont d'ordre spirituel. L'immatériel comprend également des noms, des légendes qui sont des propriétés de maisons, le droit exclusif de célébrer certaines danses ou rituels, toutes choses qui, à différents égaras, concernent aussi bien des sociétés primitives que les sociétés complexes, notamment en Europe et dans la noblesse, dont le modèle (7a « maison de Bourbon », etc.) m'a inévitablement guidé » ( 1987 : 34). 10 Les exemples apportés visent plusieurs coins du monde et une variété de périodes, de la maison médiévale des nobles en Europe, de la maison numayma des Kwakiutl, du Japon du IXe siècle et de quelques sociétés d'Indonésie (Lévi-Strauss dans Lamaison 1987 : 34-39) 1 L'ambiguïté du concept consiste dans le fait que « les sociétés à maison » oscilleraient entre les sociétés basées sur la parente (kin) et les sociétés fondées sur les classes, en leur conférant plus un caractère hybride (Carsten et Hugh-Jones 1995 : 10) qu'indépendant des autres formes d'organisation sociale déjà définies par les anthropologues. En fait, il ne donne pas une définition au concept. Il le caractérise, c'est tout (Gillespie 2000 : 37). ,8 Cette dynamique est visible surtout dans l'esthétique et dans l'architecture qui représentent Pobjectivisation et la fétichisation des relations sociales. La maison n'est pas du tout une structure stable, mais mobile, tout en suivant l'évolution du couple, voir l'apparition des enfants (Bloch dans Carsten et Hugh-Jones 1995 : 76-79). 19 Maurice Bloch applique la démonstration sur le cas de Zafimaniry, au Madagascar. La similarité avec la société paysanne de Roumanie est frappante. Bloch précise que « le mariage sans maison est une contradiction terminologique tout simplement parce que la notion de Zafimaniry de "mariage " est différente d'autres formes d'union sexuelle, précisément p a r l'existence de la maison. Cela se reflète dans la manière usuelle de poser la question qui correspond à notre « est-tu marié ? » et qui, littérallement, se traduirait p a r « As-tu obtenu une maison et de la terre ? » (Bloch dans Carsten et Hugh-Jones 1995 : 70-72).

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A également lieu un déplacement épistémologique de la maison vue comme unité homogène et homogénéisante, stable vers un lieu plein de contradictions, de conflits, de paradoxes (McKinnon 1995 : 170-188). Cette nouvelle réalité révèle en fait le pouvoir de la maison, sa capacité active de conciliation des conflits du couple par exemple20, en devenant même «une arme utilisée contre le désordre» (Lévi-Strauss 1983; Janowski, Gogson 1995). Non seulement elle reprend et dissimule le langage de la parenté, mais la maison « résout » (solving) plusieurs problèmes causés par ce que Lévi-Strauss appelle the corrosion ofthe «blood ties » (Lévi-Strauss 1983), c'est-à-dire par l'alliance et par les intérêts de la descendance économique et politique.

Entre les années 1985 et 1986, le concept de «société à maison» et plus largement, l'incrustation dans le bâti de l'ordre social et identitaire est «expérimenté» à l'intérieur d'une recherche en Asie de Sud-Est qui donne comme résultat l'ouvrage collectif De la hutte au palais : sociétés « à maison » en Asie du Sud-Est insulaire, dirigé par Macdonald (1987). La conclusion est que la maison « e n tant que personne morale est clairement associée à la hiérarchie. Plus la société est hiérarchique (plus le placement du roi est haut dans leurs palaces), plus les critères de Lévi-Strauss se vérifient, la maison fonctionnant en tant qu'unité résidentielle, économique, rituelle et politique » (Macdonald 1987 : 7-8).

Cependant, d'autres auteurs découvrent que l'organisation sociale « à maison » n'est pas une caractéristique des sociétés hiérarchiques mais qu'elle est aussi présente dans les sociétés égalitaires. En Asie du Sud-Est, Waterson constate une forte association entre le high rank et l'architecture du prestige et cela, dans une société où il n'existe pas la notion de rang ou de classes sociales héréditaires (1996). À l'intérieur de cette nouvelle problématique, la maison n'est plus passive. Elle devient « le véhicule de naturalisation des différences de rang » (Macdonald 1987 ; Waterson, Gibson, McKinnon, Hugh-Jones 1995)

À partir de l'idée que la maison est le terrain de conciliation des contraires (Lévi-Strauss 1983), Monica Janowski démontre que, dans le cas des Kelabits, la résidence est une sorte d'arme utilisée contre le désordre. L'analyse met aussi en question l'idée répandue du couple comme une unité, comme un tout. Dans le cas des Kelabits, le fonctionnement du noyau de base de la famille viendrait plus d'une permanente négociation entre les deux et même, de leur confrontation, le terrain préféré de cette bataille étant la maison (Janowsky dans Carsten et Hugh-Jones 1995 : 103-104).

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de même que le véhicule d'affirmation et de communication de l'identité de son habitant. Malgré la mise en avant de sa fonction symbolique et sociale, l'aspect matériel reste crucial car les éléments architecturaux de la maison représentent des « unités sociales » (Mauss 2007 [1924-1925]) qui réunissent la vie et la pensée (Lévi-Strauss 1983). Pour l'anthropologie de la parenté, le rapport entre la maison et le groupe est pluriel et contextuellement déterminé, « le rôle de la maison en tant qu'idiome complexe du groupement social, en tant que véhicule de naturalisation du rang, en tant que source de pouvoir symbolique étant inséparable du bâtiment en soi » (1995 : 20-21). Dans les années 1980, les analyses de la maison en lien avec la famille se multiplient. Les approches exhaustives qui, jusqu'alors, insistaient surtout sur l'extérieur ou privilégiaient l'analyse des sociétés par le biais des approches sur la parenté (surtout dans les études colonialistes), donnent place à des analyses plus focalisées et empiriques. Le regard sur l'environnement bâti ne reste plus à l'extérieur des murs, mais entre dans l'intimité de la maison et dans la vie quotidienne qui se déroule à l'intérieur de l'espace domestique. Les auteurs ne s'intéressent plus à la relation entre l'espace bâti et la culture ou la société en général, mais ils touchent directement la manière dont le quotidien domestique participe à l'intérieur de l'espace de la maison. La distance imposée par la relation (entre la culture et la nature) est annihilée par l'introduction de la maison dans la dynamique sociale. Les analyses de la dynamique de la maison et de ses usages se fait en lien avec la reconfiguration de plusieurs institutions sociales telles la famille ou le mariage, le statut de la femme, les relations de genre ou la relation entre le public et le privé (Kirkham 1989 ; Segalen 2000 ; De Wita 1993 ; Birwelle-Pheasant et Lawrence-Zuniga 1999). À partir d'une mise en miroir des maisons prémodernes et modernes , Laurence-Zuniga trace l'évolution de la maison d'un centre de production vers un lieu de consommation ; l'environnement domestique est « commodified » (1999 : 20).

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Pour éviter les éternelles discussions sur la tradition, Zuniga remplace l'opposition tradition / modem avec prémodern / modem (1999 : 12).

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La concentration des études sur la relation entre la famille et l'espace domestique en Europe s'explique aussi par le fait que l'une ne peut pas être pensée sans l'autre. Familia (lat.), objets et personnes sous l'autorité d'un chef de famille (Herlihy 1995), Oikos (grec) (Jamerson 1990) et casa (en catalan) (d'Argemir 1988 : 144) nomment à la fois les habitants et les biens matériels. En portugais, casa signifie terre, bâtiment, bétails, habitants et même les défunts (Pina-Cabral 1986 : 38). Kuca (serbe) signifie également bâtiment et famille étendue. Casa (en roumain) fait aussi référence à la fois au groupe, au bâtiment, aux terres et au bétail (Paul Stahl 1991). La maison en tant que structure physique ne peut pas être séparée de la famille. Les deux forment une unité sociale qui « rassemble dans sa reproduction biologique et sociale les pratiques sociales, économiques et rituelles » (Birdwell et Zuniga 1999 : 7). À travers l'analyse des relations de famille et de l'espace bâti, le concept de famille est central pour la compréhension de la dynamique de la maison. Il permet de voir les changements de l'espace domestique dans l'espace mais surtout, dans le temps22, d'une génération à l'autre, d'une période à une autre (Bretell, Sutton 1999). Destinée à durer, à être partagée et utilisée par plusieurs générations, la maison pré-moderne est essentiellement un lieu d'investissement considérable dans la reproduction biologique, économique et culturelle de la famille. Les faits matériels, la durabilité, la permanence et la localisation fixe conditionnent les stratégies familiales et réciproquement. Investir matériellement et émotionnellement dans la maison signifie investir dans la famille et dans sa continuité (Birdwell-Pheasant et de Lawrence-Zuniga 1999 : 12-15). La construction menée par des professionnels de la construction, l'industrialisation et la production de masse, de même que l'apparition des maisons de production privées et des politiques gouvernementales de production des habitations, conduisent à une rationalisation des patterns du vivre. Le but est la création d'espaces pour vivre quotidiennement qui soient plus efficients et plus économiques (Tosi 1995) ainsi que la promotion du bien-être des familles. Les desseins idéologiques se trouvent aussi à la base des projets socialistes de

"* Le titre du livre de Birdwell-Pheasant et de Lawrence-Zuniga, House Life. Space, Place and Family in Europe, témoigne de cette double articulation de la maison, à la fois dans l'espace et dans le temps (1999). 30

standardisation de l'habitat dans les pays ex-socialistes. L'égalisation des résidences, en Yougoslavie (Hammel 1967:55-62), en Europe de l'Est (Rasson, Stevanovic et Ilic 1999 : 178), de même qu'en Roumanie (Joja 2000) faisait partie des principales stratégies d'homogénéisation de la population et du contrôle des relations sociales les plus intimes, la famille. Ce que Zuniga apporte de nouveau par rapport à la vision de l'anthropologie symbolique et culturaliste, est notamment l'importance accordée à l'individu qui, malgré l'impact de la collectivité, peut déjouer les contraintes d'un espace bâti conçu à des fins idéologiques précises. L'incorporation des éléments modernes dans les maisons rurales a, selon Zuniga, des conséquences inattendues. Généralement, les changements sont initiés moins par les gouvernements mais par les habitants car l'adaptation de l'espace est encadrée et dictée par des coutumes de socialisation spécifiques au groupe restreint (1999:21). Malgré les tendances du pouvoir de raser le passé par la destruction de l'architecture, l'évolution de « l'habitat se soumet plus à une logique de transformation et d'adaptation ». Dans le cas de Serbie, par exemple, les bâtiments représentent « un compromis entre les attentes culturelles et les idées personnelles que la population se fait sur comment devrait être une maison et les ressources disponibles pour la construire » (Rasson, Stevanovic et Ilic 1999:177). Le changement est remplacé par l'idée d'adaptabilité de la maison (household), dans une société qui est passée de l'organisation de subsistance de type ferme à l'industrialisation de la production, changement s'étant déroulé parallèlement avec le passage du capitalisme au communisme. L'impact des deux types de changements a réorienté l'ensemble de la société, à tous les niveaux, économique, social, politique. Malgré l'ampleur des changements, Rasson, Stevanovic et Ilic affirment que la majorité des comportements culturels anciens a été préservé. Plusieurs idéaux culturels et comportements sont intégrés aux nouveaux contextes (1999: 178). La continuation est encore plus évidente en contexte de mobilité et de migration. Par exemple, les habitants de Vila Branca (Portugal) interprètent les nouvelles formes de la maison en accord avec leur propre logique, en les adaptant d'une manière sélective au spécifique local : « lorsque la consolidation et l'hygiénisation des fonctions fragmentées maintenant trouvées dans la salle de bain moderne sont amenées dans la maison, tout en exilant à l'extérieur le cœur

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traditionnel, les résidents continuent à placer ce qui est le plus polluant à l'extérieur» (Zuniga 1999: 174). Mais le changement n'est pas induit uniquement par des éléments extérieurs, étatiques ou idéologiques. Il est lié aux changements qui interviennent au cœur même de l'organisation sociale et des institutions sociales fondamentales, la famille, le mariage. L'augmentation de l'individualisme, l'éclatement de la famille (Segalen 2000) de même que le mouvement féministe des années 1960 ont aussi un impact majeur sur la configuration et la signification de l'habitat. La remise en question du travail des femmes, de leur rôle dans le public de même que le changement de l'idéal de la vie privée, se greffent dans l'espace de la maison (Booth 1999 : 133). Le passage de la cuisine fermée à la cuisine ouverte se veut l'expression de l'émancipation de la condition féminine et de la sortie de la femme des espaces clos ainsi que de son rapprochement de l'espace public" . L'éclatement de la famille remet également en question l'unicité du foyer car, le plus souvent, le quotidien des enfants est partagé entre la maison de la mère et celle du père (Segalen 2000). De même, la transformation de l'institution familiale par l'apparition des nouveaux types de familles (monoparentales, gaies) remet en question la ségrégation traditionnelle de l'espace domestique en fonction des catégories sociales de genre ou spatiales, privé-public (Ginsberg 2008 ; Mondor 1989). Ainsi, pour l'anthropologie de la famille, la distinction entre house et home n'est plus valable. Home rassemble une sémantique plurielle, de territoire au sens physique du terme, et de symbole de la famille et des relations sociales (Shapiro, Hayward 1996). Plus qu'un espace, la maison est du temps, car elle est « le lieu duquel nous partons et vers lequel nous retournons, ou moins dans l'esprit» (Hobsbawn 1991).

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Jennifer Craik démontre que l'émergence de la cuisine ouverte moderne dans les années 1920 qui suivait les principes tayloristes de création d'espaces de reproduction des innovations technologiques ne correspond nécessairement à une diminution des tâches féminines et de l'isolement de la femme (Jennifer Craik 48-65).

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1.2. Les maisons ont une vie bien à elles [...] ; il faut réveiller leur âme24. La maison et l'anthropologie de la culture matérielle À la fin des années 1950 et 1960, le développement du matérialisme culturel et de la nouvelle archéologie (New Archaeology) offre une toute autre perspective sur l'espace bâti et sur l'objet. En réaction aux approches culturalistes et symboliques, le mouvement britannique de la culture matérielle (material culture) procède à la réhabilitation de l'objet qui devient ce que le symbole est pour Clifford Geertz, c'est-à-dire « un véhicule » (Miller 2001) par lequel les conceptions publiques constituent et représentent la réalité culturelle (Silverman 1990: 125-6). Ayant comme modèle les idées de Roland Barthes sur le texte, les archéologues proposent une nouvelle épistémologie de lecture de l'artefact qui dépasse les nostalgies des origines et qui se soustrait à la lecture historique contextualisée de l'objet (Bjornar 1990 : 198). Tout comme dans le cas du texte, le lecteur de la culture matérielle est incorporé dans la production du sens, le texte (l'artefact) et les lecteurs étant vus comme des constructs intertextuels (Bjornar 1990 : 198). Le sens des choses n'est plus caché dans le passé, mais il est produit par les confrontations répétées avec les lecteurs car « ce qui est important à établir n'est pas ce que l'auteur veut dire, mais ce que le lecteur comprend » (Barthes 1972). À l'intérieur de la valorisation de la culture matérielle, l'architecture est aussi valorisée. Son analyse doit se faire en lien avec l'usage socio-culturel de l'espace (Ardener 1981; Gilsenan 1982; King 1980; Berman 1983). Par exemple, Jan Hodder fait une lecture spatiale de la Kula ring qui, pour Bronislaw Malinowski (1920), est un système d'échange qui s'opère en Nouvelle-Guinée de l'est, en mettant l'accent non pas sur la pratique, mais sur la culture matérielle manipulée lors des rituels et sur la structuration matérielle de l'espace (Hodder 1978 : 295). Jan Hodder montre comment, par le biais de l'analyse des expressions spatiales et matérielles, le chercheur peut «lire» l'organisation sociale et

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Nous paraphrasons les mots du gitan Melquiades, personnage du livre de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, 1995 : 18.

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politique d'un groupe (1978 :211), et comment, finalement, la hiérarchie s'inscrit dans l'espace bâti25. Dans l'analyse de la culture matérielle telle qu'opérée par les archéologues de New archeology, les deux dimensions de l'habitat, spatiale et temporelle, sont prises en compte. La dimension temporelle inclut le cycle domestique, les structures de la vie historique, la continuité et les changements subis par les maisons tout au long des générations, etc. La dimension spatiale rassemble l'organisation de l'espace intérieur, la définition des frontières spatiales de la maison, la disposition de la maison et ses caractéristiques à l'intérieur de la communauté, les relations sociopolitiques et économiques entre les sociétés à maison et leurs voisins à une échelle régionale (Gillespie 2000 : 3). À travers la pratique et l'action, la maison incarne les relations sociales, économiques, politiques et rituelles entre plusieurs individus qui peuvent former une collectivité permanente ou temporaire (Gillespie 2000 : 6). L'intérêt de l'approche anthropologique afin de mieux étudier la culture matérielle rencontre un écho non seulement chez les archéologues, mais aussi chez des économistes. Dans les années 1970, Mary Douglas et Baron Isherwood tracent un pont entre les anthropologues et les économistes afin d'élaborer les bases de l'anthropologie de la consommation. Selon Douglas, les biens et le travail ne sont plus abstraits, mais matérialisent et rendent visible la hiérarchie des valeurs à laquelle celui qui fait son choix adhère (Douglas 1979 : 5). Au-delà de leur rôle actif d'exposition, les biens ont aussi un rôle de communication, ce qui les engage à l'intérieur des analyses des relations sociales (Douglas 1979 : 10). Douglas déconstruit ainsi le concept d'économie rationnelle26 qui ne 25

À l'intérieur de l'organisation sociale primitive, Hodder identifie plusieurs types de sociétés (ayant toujours comme critère l'espace) : des sociétés hiérarchiques centralisées (213-8) qui mettent en rapport la généalogie et les divisions territoriales présente en Polynésie, au centre de l'Asie et partiellement en Afrique (Sahlins 1968) et des sociétés non-centralisées. Le chef du premier type habite au centre de son groupe (1978 : 214). Dans le deuxième exemple, les unités sociales, voire spatiales sont en mouvement permanent (1978 : 218). Les sphères des relations sociales sont basées sur la contiguïté et sur la distance spatiale (1978 : 226). " Les théories de la consommation qui parlent d'une consommation marionnette, une créature pour divertir, ou d'une jalousie consumériste qui engendre la compétition, sans une saine raison, or la consommation qui mène au désastre etc. sont, selon Douglas, frivoles, mêmes dangereuses. « De telles explications irrationnelles des comportements de la consommation sont fréquentes tout simplement parce que les économistes pensent qu'ils devraient avoir une théorie qui est moralement neutre et vide de jugement sinon nulle théorie sérieuse de la consommation ne pourrait faire preuve de la responsabilité d'un criticisme social. Finalement, la 34

donne aucune liberté à l'individu. La consommation n'est pas nécessairement un message, mais un système (1979 : 72). L'idée que « le bien est à la fois hardware et software d'un système d'information dont le principal souci est sa propre performance» (1979:72) s'oppose radicalement à la dichotomie cartésienne entre l'expérience physique et psychique. L'originalité de Mary Douglas consiste à avoir souligné que la culture matérielle possède un rôle de communication. Elle n'est pas essentielle, mais relationnelle. Les demandes de l'homme qui est un être social ne peuvent pas être expliquées en regardant uniquement les propriétés physiques des biens. Les hommes ont besoin des choses pour communiquer avec les autres. La création, la manipulation de l'objet et sa consommation font partie des activités sociales (1979:95). La socialisation de l'objet permet ainsi une mutation des équivalences traditionnelles, de P objet-passif = sujet actif, vers l'objet actif = sujet passif (Sahlinsl980:72). Cet inversement permet l'encadrement des comportements de consommation dans un discours social et leur éloignement des discours négatifs, psychologisants, sur des comportements compulsifs, irrationnels, donc extra-sociaux. Selon Douglas, l'ascension du revenu est toujours accompagnée de la tendance à l'augmentation de la fréquence des événements privés à grande échelle et d'amplification de la consommation des biens. Il y a toujours cette réaction d'investir dans des biens visibles telle une piscine pour la famille, ou dans l'acquisition des technologies et l'innovation de l'équipement. Cependant, au-delà de l'explication

économique

liée à l'augmentation

du revenu, des comportements

excédentaires tels que I'« epidemiologic » (Douglas 1979: 112-113) du comportement bâtisseur au Pays d'Oas en Roumanie ou du téléphone cellulaire en Angleterre, doivent être expliqués et analysés à l'intérieur des systèmes sociaux réglementant le status et la manière dont la distribution de status incorpore les outils de la consommation. Autrement dit, comment, finalement, les biens, leur structure et leur apparence deviennent des marqueurs du rang des manifestations et de la personne. consommation est le pouvoir, mais le pouvoir est assumé et exercé de différentes manières, dans tous les pays. Une théorie de la consommation doit représenter une flèche focalisée sur la politique sociale » (Douglas 1979:89). 35

Le monde matériel et son fonctionnement sont analysés en rapport soit avec le langage ou ") "7

Oit

9Q

le texte , soit en relation avec le corps , soit en étroit rapport avec la pratique' . Par exemple, l'idée centrale du livre Handbook of material culture dirigé par C. Tilley et paru pour la première fois en 2006 et republié en 2007 aux États-Unis, est la suivante : « la matérialité fait partie intégralement de la culture et il y a des dimensions de l'existence sociale qui ne peuvent pas être comprises sans elle » (2007 : 1). Le manuel souligne aussi que l'étude de la culture matérielle s'avère fondamentale pour la compréhension de la culture dans tous ses aspects, langage, relations sociales, espace ou représentations identitaires. Un autre exemple est l'étude de Tim Dant, sociologue américain à l'université de Manchester, qui analyse l'interaction sociale par le biais d'une approche herméneutique de la culture matérielle (dans Dant 1999). L'exploration de l'objet passe par sa ressemblance avec le langage, d'où sa principale fonction qui est l'interaction et la communication30 (Dant 1999 : 2). Toutefois, le problème avec lequel les archéologues se confrontent est d'ordre méthodologique car l'analyse empirique des objets et de l'espace bâti doit tenir compte de « l'interaction-dialectique et recursive entre les personnes et les objets : du fait que les personnes font et utilisent les objets et que les objets font les personnes » (Tilley 2007 : 4). Contrairement aux archéologues qui n'ont que l'artefact, l'anthropologue a aussi accès aux usages de l'objet et de l'espace bâti. À travers l'approche qui surprend l'objet à l'intérieur des usages qu'on fait de lui, il est possible de montrer comment certains artefacts (chaises 7

Contrairement aux anthropologues culturalistes, les théoriciens sociaux situent l'architecture et plus précisément la sphère domestique en lien avec la société de consommation. Il s'agit notamment de Jean Baudrillard (1985, 1988), et surtout d'un auteur si difficile à classer, Michel de Certeau (1990). 28 Selon les conceptions phénoménologiques de Heidegger ( 1977, 1978) la maison est corps et lorsqu'on parle de l'architecture on parle automatiquement de l'individu car building et dwelling sont inséparables. Les idées heideggériennes sur l'espace seront reprises par certains anthropologues de la culture matérielle afin de démontrer que bâtiment, corps et cosmos s'articulent ensemble dans le but d'afficher et de communiquer une signification matérielle et corporelle par laquelle l'individu représente et vive le monde (Buchli 2002 : 209). Voir surtout Pierre Bourdieu et son analyse de la maison kabyle (1980 : 441-461). 10 II donne comme exemple l'utilisation de différents matériaux qui peut témoigner de type de relations sociales développées à l'intérieur d'un groupe. La vitre, impérissable et transparente, crée l'impression de proximité, de rapprochement. Par contre, le miroir signifie qu'on peut voir mais pas toucher tout comme la vitre qui impose une censure matérielle mais invisible (Baudrillard 1996 :42 cité par Dant 1999: 63). De même, la forme de la maison peut témoigner de la mobilité et de la stabilité. Par exemple, la forme carrée, rectangulaire témoigne de l'ancrage, d'une société de stay-at-home tandis que les maisons aux toits pointus ou ronds reproduisent les lignes de forme caractéristiques des sociétés nomades (McLuhan 1994 : 125).

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par exemple) communiquent la position sociale et le style du propriétaire ou de celui qui en fait usage, comment le mobilier en général possède le sens de l'identité (Robert dans Tilley 2007 [2006] : 221-229). Il s'agit d'apprécier comment, à travers les multiples usages, le même objet devient porteur et agent de communication de plusieurs appartenances identitaires (Bromberger 1980). Daniel Miller31 est celui qui réhabilite l'objet en le situant dans la société et dans la culture. Malgré son «humilité» (Miller 2005 ; 1987), l'objet est important non parce qu'il est visible, mais parce qu'on ne le « voit » pas. « La culture matérielle n'existe pas à travers notre corps ou notre conscience, mais elle est un environnement extérieur qui nous provoque et qui nous transforme ». Son insignifiance n'est qu'apparente car « l'objet reste déterminant pour notre comportement et notre identité » (Miller 2005 : 5). Le pouvoir de la matérialité repose sur l'inséparabilité entre le matériel et l'immatériel32. Contrairement à l'ethnologie et à l'anthropologie qui ont montré ce que les individus font, il est nécessaire de montrer aussi comment les objets que les individus font, font les individus33. À la fois archéologue et anthropologue, Miller marque le mouvement matérialiste britannique qui mettra au centre de ses intérêts l'étude de la culture matérielle et de la consommation. Ses idées théoriques sont développées dans l'ouvrage Material Culture and Mass Consumption (1987) et, plus récemment, dans Materiality (2005). Il dépasse la séparation binaire classique entre les sujets et les objets, tout en étudiant comment les relations sociales sont créées à travers la consommation en tant qu'activité. Les idées sur la culture matérielle sont appliquées sur les vêtements, les maisons, les voitures à l'aide de la méthode ethnographique traditionnelle qui comporte description et analyse. Les recherches sont menées dans les Caraïbes, l'Inde et à Londres. La vie humaine est examinée à travers la relation que l'individu entretient avec les objets, quelle que soit la relation (attachement, échange, rupture, etc.). 31

II fait des études avec Jiirgen Habermas. Il est aussi influencé par le symbolisme social du monde matériel. Cela est mis en relation avec le statut et avec les implications sociales du monde des objets. Il mène des recherches en Asie du sud. 12 Le concept d'agency a été élaboré par Bruno Latour. Alfred Gell élabore le concept d? agency dans le contexte de l'art et des objets de l'art où ces derniers arrivent à se substituer leurs réalisateurs (1998) 33 How things that people make, make people » (Miller 2005 : 38).

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L'idée de départ de Miller dans l'élaboration des théories sur la consommation est que nos cultures sont essentiellement matérielles et basées sur la forme objet (objectform). Ainsi, la production de masse devient la clé de l'émergence et du fonctionnement des relations sociales. L'ignorance de cette culture matérielle est expliquée par toute une sémantique négative de l'objet, ce qui a conduit à sa séparation de tout ce qui relève social et culturel, pour ne rien dire du spirituel (1987:4). À cet imaginaire «chrétien» s'ajoute la confrontation et la déconstruction de toute une attitude nihiliste par rapport à deux décades du marxisme34, « qui avait dominé les sciences sociales et qui avait été utilisé dans les institutions oppressives afin de produire une perspective alternative relevant spécifiquement pour les transformations et les développements récents dans les deux sociétés, socialistes et non-socialistes » (Miller 1987 : 6). Le nihilisme et Pélitisme des approches sur la société moderne s'expliquent aussi, selon Miller, par le fait que la culture matérielle a toujours été associée aux arts, à une hautematérialité, sans jamais s'intéresser à une évaluation des relations, des rapports à travers lesquels les objets se constituent en tant que formes sociales (Miller 1987 : 11). Il propose de dépasser le dualisme matériel/immatériel, jusqu'alors le fondement de la définition de la société (Miller 1987 : 12) par la restitution de l'objet dans la société35. La réhabilitation de l'objet oblige en quelque sorte à passer au-delà des frontières de l'espace bâti car l'espace le plus peuplé d'objets est le domestique. Les yeux toujours fixés sur l'extérieur tournent encore une fois vers l'intérieur car la maison est « le centre des activités», la base de développement de réseaux sociaux nouveaux (Miller 1987 : 7). Tout en écartant l'usage de l'objet en tant que symbole, Miller affirme aussi que son importance dérive de sa simultanéité entre l'artefact en tant que forme matérielle qui est continuellement expérimentée à travers les pratiques, et aussi en tant que forme à travers Miller se détache de l'approche marxiste au sein de laquelle les humains sont réduits aux objets et où à l'inverse, les objets sont des médiateurs entre les individus (Miller 1987 : 13). Le rejet de ces idées marxistes reprises et interprétées par Hegel n'écarte pas totalement l'adoption de certaines autres idées de ce philosophe. L'artefact est important physiquement. Il est un pont entre le monde mental et physique, entre l'inconscient et le conscient. Le point de départ de la discussion est la critique de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel qui considère l'objet comme extériorisation de la culture, une « externalisation » de la culture (Miller 1987 : 4).

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laquelle on expérimente continuellement notre propre ordre culturel (Miller 1987 : 105). À partir des ouvrages de Roland Barthes (1972, 2000) et de Michel Foucault (1977), Daniel Miller réclame et théorise l'autonomie des artefacts. Tandis que le symbole s'engage dans une relation d'évocation qui dépend du contexte de l'interprétation, l'artefact est une réalité palpable qui joue un rôle essentiel dans la reproduction sociale (Miller 1987: 107). Semblable au texte, l'objet, une fois créé, subit un processus d' « objectivisation »36, c'està-dire d'éloignement de son créateur et de multiplication de son sens en fonction des multiples usages dans lesquels il est entraîné. Il se crée ainsi un « monde externe », culturel, « par lequel nous nous créons nous-mêmes en tant que société industrielle : nos identités, nos affiliations sociales, nos pratiques quotidiennes » (Miller 1987 : 214-215). Contrairement à l'ouvrage de 1987, qui insiste sur la culture matérielle en général, en 1998, Miller dirige un ouvrage collectif, Material cultures, qui se focalise sur l'espace domestique. Par une méthodologie ethnographique, il révèle le meaningfulness des objets37. Par exemple, dans le cas des Estoniens, Sigrid Rausing démontre que l'écart de l'Union Soviétique s'articule en termes d'appropriation des objets occidentaux (1998 : 207). Les objets constituent ainsi des signes forts : des trois catégories, « Western-ness », « Swedishness » et « normalité ». La consommation des objets de l'Ouest signifie ainsi à la fois la réussite et le processus de différenciation du système soviétique (1998 : 208). En ce qui concerne Coca-Cola de Trinidad, nous avons un exemple de la manière dont la frontière entre le global et le local s'efface face à la consommation (Miller 1998). Ainsi, l'objet révèle son rôle de médium et de conséquence des relations sociales uniquement à l'intérieur de « la fabrique sociale de la vie quotidienne» (Riggins 1994). Pour conclure, l'objet ne 36

Le terme est repris à G. Simmel (1968) qui affirme que les valeurs n'existent pas autrement qu'à travers leur objectivation dans des formes culturelles 37 Les auteurs présents dans cet ouvrage collectif dirigé par Daniel Miller donnent différents exemples de la manière dont l'espace ou les objets permettent la création et la dynamique des relations sociales et de l'affirmation d'une identité sociale ou nationale. Le son de la radio crée dans la maison une sorte de « soundscape » à l'intérieur duquel les gens bougent et vivent leur vie quotidienne (Tacchi dans Miller 1998 : 26). La radio devient une manière « pseudo-sociale» de créer à la fois le soi social et une sorte de sociabilité qui est réelle et non pas imaginée. Le son matérialise les relations entre le soi et les autres (Tacchi 1998 : 43). À travers l'analyse de Chevalier sur les jardins britanniques on voit comment les gens intègrent les formes globales, dans ce cas, la nature, dans la sphère « domestique » (Chevalier dans Miller 1998 : 47-71), ce qui conduit à une rupture radicale entre la sphère publique et privée (Pellegram dans Miller 1998 : 103120). De même, l'usage du papier est une manière pour Pellegram de déchiffrer le message de la hiérarchie (dans Miller 1998 : 116-117) tandis que les banderoles deviennent pour Jarman une manière de voir comment on construit l'identité protestante lors des parades en Irlande de Nord (dans Miller 1998 : 121).

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peut pas révéler sa portée sociale et identitaire en dehors des pratiques sociales dans lesquelles il est impliqué. Cette idée reprise à Daniel Miller guidera d'ailleurs notre étude sur la maison, sur l'aménagement et l'utilisation de l'espace domestique au Pays d'Oas38. Dans un autre ouvrage publié en collaboration avec l'américain Tilley, Miller ira encore plus loin. Malgré la revendication initiale des études herméneutiques, les deux auteurs décident de séparer le monde des objets du monde du texte, en affirmant l'autonomie du monde des objets. Tout comme le monde textuel, les choses font partie d'un système de signes dont la relation avec le monde social doit être décodifiée (Tilley 2002 :23-55)39. Malgré la ressemblance entre les mots et les objets, entre le discours et la pratique, Tilley attire l'attention sur le fait que « a design is not a word and a house is not a text : worlds and things, discourses and material practices are fundametally different » (2002 : 23). Tilley poursuit en fait un travail déjà amorcé dans son ouvrage sur Metaphor and Material Culture (1999), où il cherche à rompre le lien entre le langage et le monde des objets tracé par les herméneutes et, ensuite, par certains représentants de la culture matérielle. « To be human is to speak, to be human is also to make and use the things » (Tilley 2002 : 24). La solution ne se retrouve pas dans l'autonomie totale de l'objet, mais dans un autre rapport, cette fois avec le corps, car ce dernier est à la fois le producteur du langage et de

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Les travaux menés à University College of London par Daniel Miller sont repris, aux États-Unis, par Victor Buchli qui, en 2002 coordonne un volume d'études sur la culture matérielle (Buchli, Victor, (éd.). 2002. The Material Culture Reader. Oxford, New York : BERGO. Le lien entre Cambridge et Londres est révélé par la présence de Daniel Miller qui republie son article de 1998, « Coca-Cola : a black sweet drink from Trinidad » (2002 : 245-53) et de Christopher Tilley avec un article sur les canoës, « The Metaphorical Transformations of Wala Canoes » 27-55. Ce groupe d'anthropologues qui se situent entre Londres et Cambridge (USA), entre archéologie et l'anthropologie sont fortement influencés par la tradition de V American folklore studies et sont proches des archéologues processualistes groupés autour de Ian Hodder). À partir d'une étude des appartements de l'union soviétique, Victor Buchli, montre comment la culture matérielle est engagée dans la création de la nation (nationhood). À l'intérieur des études folkloriques, les traditions de la culture matérielle restent et continuent de matérialiser et de stimuler les réformes sociales durant le XlXè siècle. L'établissement de l'Union Soviétique prouve une institutionnalisation du sujet. En plus, les réformes progressistes de Lénine « mettent à néant » l'archéologie en tant que science « bourgeoise » et recréé l'étude de l'histoire de la culture matérielle en 1919 («Khrushchev, Modernism and the Fight against Petitbourgeois. Consciousness in the Soviet Home » dans Buchli, Victor, (ed.). 2002. The Material Culture Reader. Oxford, New York : BERG : 215-236. Voir aussi dans le même volume Rowlands et Bender 2002 : 7). L'évolution et la valorisation de la culture matérielle en Union Soviétique sert en fait de réforme sociale (2002 : 7). 39 Voir aussi Barthes (1972) et Baudrillard (1985, 1988).

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l'objet, ce que Tilley démontre dans l'analyse des canoës de Wala en Mélanésie40. Les constructions de genre, par exemple, sont plus que de simples articulations de la différence apriorique entre l'homme et la femme. Elles deviennent quelque chose qui est partagé entre la personne et les corps, l'architecture et l'espace. La femme et l'homme sont constitutifs dans la société car les deux sont « formes d'action » (2002 : 27). Les objets ne sont plus créés en contradiction avec les personnes, ce qui met à l'écart la séparation entre le sujet et l'objet. Le bâti acquiert ainsi « la force de dire ce dont on ne peut pas dire ou écrire» (Tilley 2002:28; 1991). Finalement, l'artefact représente «un site multiple pour l'inscription et la négociation des relations sociales, du pouvoir et des dynamiques sociales » (Tilley 2002 : 28). Ainsi, pour Tilley, le canoë est un véhicule de transmission des valeurs et des croyances fondamentales de la société malaisienne (2002 : 30). Il est le médium pour les contacts sociaux, pour l'échange spirituel et matériel, pour les traditions, donc pour mettre en relation le passé et le présent. Le canoë opère dans toutes les sphères de la société. Il est un artefact avec un potentiel symbolique très puissant (Tilley 2002 : 30). Son utilisation contemporaine et sa construction impliquent, selon Tilley, l'émergence et l'articulation d'une série de métaphores matérielles liées à la création des identités sociales visant notamment la relation homme - femme (2002 : 51). Le pouvoir de l'homme est généré par l'imagerie ouverte du canoë, la distinction entre le haut et le bas visible dans les danses, etc. « Ainsi, le canoë et son usage révèlent un vrai véhicule du pouvoir et aussi les relations sociales qu'il crée » (Tilley 2002 : 53). Au moment de la construction des canoës, on négocie et l'on rend visible un nouvel ensemble de relations sociales. En reprenant les idées de Tilley, la maison du Pays d'Oas, sa construction et sa reconstruction permanente peuvent trouver leur sens en tant que véhicule de pouvoir, de stabilisation du statut de chaque individu à l'intérieur de la communauté, et surtout en tant qu'instrument de réglementation des relations et des identités sociales.

Tout comme l'extérieur, l'intérieur domestique devient lui aussi aréna de transmission et de codification de notre propre image pour les autres, à travers l'appropriation de l'environnement matériel (Garvey 2001 :47 dans Miller 2001). Dans son article sur le

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« The Mataphorical Transformations of Wala Canoes » dans Victor Buchli 2002 : 27-55, paru la première fois dans Tilley, 1999, Metaphor and Material Culture, Oxford, Blackwell : 102-32. 41

living-room, Riggins montre comment le soi sédentaire articule son identité sociale et matérielle, à la fois dans la maison (traditionnelle ou autre) et dans les relations avec les autres, les voisins, la famille, les étrangers (1994 : 101)41. Cependant, dans le quotidien, l'intérieur domestique s'avère être loin d'un espace homogène. L'aménagement, le déplacement des meubles témoignent aussi de stratégies domestiques momentanées, fragmentaires, qui tiennent plus d'un regard tourné vers soi-même que vers l'autre (Garvey 2001 :66). L'espace intérieur de la maison n'est pas statique, mais dynamique et pluriel. Marcoux attire l'attention sur la différence entre les objets qui sont mobiles (ils suivent les traces de son propriétaire qui déménage, tout en créant l'opportunité de la configuration, de la réparation même de la biographie des individus) et l'espace de la maison qui est immobile42 (il est pris en possession, abandonné) (Marcoux 2001 : 71). Toute cette anthropologie du moving home arrive à la même conclusion de la dynamique implicite des pratiques domestiques, des relations sociales et de l'identité individuelle. L'intérieur de la maison est sorti de l'immobilisme normatif dans lequel, par exemple, l'ethnographie classique avait placé le concept général de maison. En plus, la maison ne constitue pas seulement l'espace physique, elle est ce qui nous habite (Douglas 1991) et qui est transportable, mouvant partout dans le monde (Petridou 2001 : 90). L'ouvrage collectif sur la maison et l'espace domestique, paru en 2001 et dirigé par Daniel Miller, développe davantage la manière dont la maison matérialise les réseaux sociaux et matériels43 (Tan 2001 : 149-170 ; Drazin 2001 : 173). Cette fonction est visible surtout dans « les sociétés à maison » où la reproduction sociale et culturelle est encadrée par la reproduction de la maison (Tan 2001 : 168). Pour Tan, par exemple, la maison a une valeur d'agency car elle n'est pas seulement l'espace de l'unification du couple, mais donne aussi la force au couple de mettre sur pied une famille. Elle réagit et modifie ses propriétaires 4I

I1 critique les approches de Baudrillard et de Goffman comme étant non systématiques. Il s'oriente plus vers Bourdieu qui n'ignore pas les variations, les catégories (Riggins 1994 : 101-147). Voir l'étude de Marcoux sur le déménagement à Montréal (2001 : 84). Les études féministes sur l'espace domestique mettent l'accent sur le rôle de la femme. À la suite des travaux des féministes qui mettent l'accent sur le rôle de la femme dans l'organisation de la vie domestique et privée (De Vault 1991, Jackson and Moores 1995), Miller accorde plus d'importance à la maison en tant que agent actif ou equal partner (2001 : 13). Dans la majorité des sociétés à maison (Lévi-Strauss 2004 [1979]), mettre sur pied une maison signifie en fait fonder une famille, se marier (Chang-KwoTan 2001 : 149-170) ou établir des relations sociales avec les autres membres de la société dans un contexte de forte pression idéologique (Drazin 2001 : 173-199).

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(Tan 2001 : 170). La maison peut aussi bien nier ou refuser des normes venues de l'extérieur. Elle peut aussi matérialiser la forme idéale de résistance en contexte de forte pression idéologique (Drazin 2001 : 13). Seule une méthodologie ethnographique de l'intimité de la maison serait capable de faire surgir une telle signification de la maison, affirme Miller (2001 : 15). Auquel cas, il faut abandonner l'approche qui sépare les relations sociales de Y agency de la culture matérielle à l'intérieur de laquelle celles-ci se produisent (Miller 2001 : 16). Elaboré à l'intérieur de l'anthropologie de la consommation, le concept d''agency tire ses racines de la transgression de l'opposition entre les éléments inanimés et animés opérée par Bruno Latour (1993 : 34). Cela permet de dépasser l'opposition entre l'objet et le sujet afin de pouvoir étudier les relations sociales qui se bâtissent à travers la consommation de l'objet et de l'espace en tant que pratique définie (Miller 1987 : 9). L'apport nouveau de l'anthropologie britannique sur la culture matérielle est que la longévité temporelle d'une maison et de la culture matérielle peut rendre la maison et les objets actifs, indépendamment de l'action des gens qui l'occupent ou qui les possèdent. La maison et la culture matérielle deviennent ainsi des agents capables d'actionner et d'orienter le comportement de leurs occupants ou de leurs propriétaires (Miller 2001 : 119). Selon les termes de Miller, « where we cannot possess we are in danger of becoming possessed » (Miller 2001 : 120). Ainsi, les objets ou la maison deviennent des « agents de socialisation » (Csikszentmihalyi - Rochmerg-Halton 1981 : 50-52) ; « des biographies culturelles» (Kopytoff 1986). Plus loin encore, l'objet et l'espace bâti révèlent leur potentiel « dialogique », de représentation et de construction du soi-même par rapport aux autres (Douglas 1994 : 9-22). Ce n'est plus l'homme qui réagit toujours sur l'habitat, mais c'est l'habitat lui-même qui acquiert les énergies suffisantes de faire de lui un actant (Propp 1970). U agency intrinsèque à l'objet ou à la matérialité de la maison conduit à l'objectivisation de la connexion organique au

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processus historique. Dans le temps, agency l'emporte sur intent car les acteurs ne sont plus conscients ou même n'ont plus le contrôle de leurs gestes44 La majorité de ces études développe les idées de Rapoport des années 1960 pour lequel la maison est un signe et un témoin de la culture de l'individu qui l'habite. Contrairement à celui-ci, le rapport de soumission - environnement bâti dominé par l'homme, qui faisait de la maison et de la culture matérielle des éléments passifs, - rend place à Y agency de la maison et du matériel qui à son tour peut l'emporter sur la volonté de l'homme (Miller 2001). Cela témoigne en fait de la relation très étroite qui existe entre la maison et l'homme, entre la maison et le social, lien qui ne cesse de révéler sa complexité et son potentiel. À partir justement des textes de Roland Barthes et en lien avec le concept d'agency exploité par Daniel Miller, Olsen Bjornar ira encore plus loin, en déclarant que, tout comme le texte, la culture matérielle a tout ce qu'il faut pour être indépendante de tout autre forme culturelle telle le langage, par exemple (1990 : 163-206). La culture matérielle devient ainsi un espace d'inscription du pouvoir, indépendant du pouvoir du langage et du contexte (Bjornar 1990 : 197). L'orientation de Miller vers les théories bourdieusiennes sur la pratique (2000) donne une autre ouverture à l'analyse du matériel. Sans nier la force de l'objet d'agir sur l'individu, de l'emporter et même, de le consommer, nous tenons à souligner que c'est dans la pratique qu'on trouve les sens de l'objet. La structuration de Giddens (1984) ou le concept d'habitus de Bourdieu (1976) soulignent que la matérialité de la vie domestique est le facteur central dans la formation et la reproduction biologique, sociale, économique et 44 « The production and use of houses, then, are not just exercices in the practical generation of cultural forms (critique de Rapoport et l'anthropologie de la maison). They entail the reciprocal influence ofthe domestic environment on actors who find their daily activities both enabled and constrained by the physical character of the house an its contents. Houses are encoded with practical meanings denoting proper spaces for preparing food and eating, sleeping, storing possessions, and the like, but tensions often develop between meaning and praxis. The search for a solution or accomodation involves family and household members in producing and reproducing an objective domestic structure thai embodies its own generative principles. Houses are also encoded with complex symbolic meanings, expressing identity, status and good life, wich, coupled with their practical dimensions, endow houses with the power to communicate, represent, influence and teach. This power is reinforced by the conservative character of durable European house forms, which by their solidity andfixed physicality discourage questioning while lending legitimacy to the practical and moral orders they represent. They often operate as unobtrusive, « natural » and self-evident containers of human activity, and frequently appera to be taken for granted by theory occupants » (Birdwell-Pheasant et Lawrence-Zuniga 1999 : 9).

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morale (Bourdieu 1976: 118) de la famille. Bourdieu identifie les catégories, l'ordre, l'emplacement des objets dans, par exemple, les oppositions spatiales dans la maison. Elles ont comme correspondant d'autres types d'ordre tels le genre et la hiérarchie sociale. La pratique nous aidera ainsi à déchiffrer dans le tangible le moins tangible (Miller 2005 : 6). En 1977, Bourdieu lie la structure de Lévi-Strauss à la théorie de la production de la culture matérielle. L'espace bâti n'est pas seulement pensé en relation avec la pratique sociale qui est structurée, mais ils deviennent une structure active (Bourdieu 1980 :441-461). Cette nouvelle perspective élaborée par Bourdieu amène Daniel Miller à souligner que l'objet ne peut pas être pensé en dehors de la pratique. Plus loin encore, Miller remet en question la dichotomie objectif/ subjectif par l'identification de la culture matérielle comme médiateur entre le monde physique et les pratiques, piste reflexive émise par Bourdieu en 1973 (1977) dans son analyse sur la maison kabyle. Après la sémiologie de la culture matérielle (Braudel 1992; Baudrillard 1996; Barthes 1973) et ensuite le structuralisme de Lévi-Strauss (1963) qui réévaluent le matériel à l'intérieur des systèmes symboliques (Buchli 2002 : 10), Bourdieu prête attention à l'incorporation (embodiment) de l'habitus dans l'architecture. L'architecture devient ainsi « un set de dispositions inconscientes qui structurent à la fois l'interaction des individus avec l'environnement bâti et également l'interaction entre les individus » (Bourdieu 1973). L'analyse de l'architecture et de l'organisation de l'espace ne peut pas être séparée de son appropriation par la connaissance et par la pratique. Ici, le concept « d'habitus » est essentiel car il absorbe le paradoxe apparent entre le monde physique et le monde des symboles. L'architecture tout comme l'objet, sort de son image de fétiche afin d'être remplacé dans le monde de l'action sociale intégrée à son tour aux études culturelles (Miller 1987). L'habitus est appris à travers les pratiques interactives, de communication et d'échange. En reprenant la définition de Bourdieu, l'habitus représente « un set d'oppositions structurées qui représentent une base pour le simulacre des stratégies en conformité avec les intérêts, la perspective et le pouvoir » (Bourdieu 1980). L'analyse de la maison kabyle représente ainsi une démonstration de la manière dont la forme de la maison offre des preuves abondantes et évidentes de l'interaction entre l'ordre des artefacts, d'une

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part, et l'absorption inconsciente et la création des formes culturelles d'autre part (Miller 1987 : 105). De la même manière, Outline of a theory of practice de Bourdieu analyse la culture matérielle comme un ensemble. Ainsi, dans l'espace domestique, où l'opposition n'exclut pas l'homologie (Bourdieu 1980:452), la séparation entre l'intérieur et l'extérieur, entre le privé et le public, n'est plus aussi nette45. Ce qui détermine Daniel Miller à faire appel à Bourdieu et à son analyse sur la maison kabyle, est la capacité de cette nouvelle approche à concilier la dichotomie épistémologique induite par les deux grands courants, dominants de l'anthropologie durant la deuxième partie du XXe siècle et que nous venons de présente, le courant culturaliste-symbolique et le matérialistestructuraliste. Notre analyse de la maison du Pays d'Oas sera donc située entre l'approche de Daniel Miller sur l'espace domestique et celle de Pierre Bourdieu sur la pratique. Le choix de notre positionnement épistémologique vient de deux limites, saisies d'ailleurs par les deux auteurs : l'un, archéologue, obligé, malgré l'appel aux théories textuelles, corporelles ou symboliques, de se limiter à l'objet, à l'artefact. Vêtu de l'habit de l'anthropologue, Daniel Miller découvre la panoplie des possibilités offertes par la discipline qui dispose, en plus des objets et des choses, des pratiques, c'est-à-dire de la fabrication, de la manipulation et finalement du pouvoir d'action de l'objet sur le sujet. Oui, l'objet a une âme mais celui-ci n'est pas réveillé que relationnellement. Le deuxième est saisi par Bourdieu, pour lequel le sens de l'espace n'est pas donné, mais construit, voire tissé à travers la pratique. Ainsi, la lecture du lieu ne peut pas être directe. Elle passe par le mouvement des sujets, par les rapports que chaque individu entretient avec l'espace. Plus loin encore, le rôle du lieu ou de l'objet sert aussi d'intermédiaire car, en tant que moteur et cadre de déploiement des sociabilités multiples, il a le pouvoir de régulariser la place de chacun dans la communauté. Nous allons voir que, au-delà de l'apparence ostentatoire et absurde, le comportement bâtisseur et son résultat, la maison, représentent la manière actuelle de régulariser le fonctionnement d'une société secouée par la migration du travail. 45

Daniel Miller, Introduction à la section « Consumption ». Dans Buchli (2002 : 237-43). Voir aussi son article « Coca-Cola : a black sweet drink from Trinidad » (2002 : 245-263) publié pour la première fois dans Miller (dir.). 1998: 169-87 et republié dans Buchli (2002)Voir dans le volume de Miller, Chevalier 2002 : 25-45. 46

1.3. La maison, un cadre de production et de communication des identités sociales L'habitat n'exprime pas seulement les relations sociales ou la structure de la société. Il incarne et communique des informations sur l'identité des individus. L'architecture peut témoigner de l'appartenance à un groupe social de même que la différenciation par rapport à un autre. L'analyse de l'habitat aide à saisir les différences et le statut de l'individu tant à la verticale qu'à l'horizontale. L'ameublement, les décorations, le nombre de chambres ou le mobilier communiquent « les nuances de la fortune» (Pezeu-Massabuau 1983 :209). Cela est valable pour les palais, les châteaux, les appartements des bourgeois de même que pour les abris les plus modestes (idid : 209). Au-delà de l'architecture, pour Wilson, la pratique de construction représente aussi la clé de la domestication de l'espèce humaine. La construction permanente peut être un élément dans l'émergence du patriarcat, du statut et de la différenciation de classe (Wilson, 1988 : 3). Dans un tout autre registre, la fabrication de l'objet matériel par l'artisan devient un cadre d'échange et de représentation du soi (Mark 1994 : 66). Les objets façonnés par le bricolage encodent ainsi des messages politiques profonds qui ne se voient pas, en tout cas pas dans l'apparence matérielle de l'objet ou dans leur communication (Mark 1994 : 93). Aussi, Kent pense que la structuration hiérarchique de la société correspond à une hiérarchisation des formes d'habitation. Cette hiérarchisation se manifeste par la grandeur, par l'esthétique mais surtout en par le nombre de pièces46 (Kent 2000 : 268, 1990a, b). Les études marxistes sur la maison en tant que symbole du statut social se placent à l'intérieur des relations de classe. Dans la construction et l'aménagement de la maison, la bourgeoisie est plus guidée par un idéal d'être que par les normes étatiques qui 46

Selon Kent, la situation est différente pour les sociétés dites « égalitaires ». Dans ce cas, il n'existe pas de différences, de hiérarchie ou de spécialisation visible dans l'architecture. Autrement dit, « les champs des activités et l'architecture sont organisées par fonction et/ou par le « genre » des utilisateurs uniquement dans les sociétés qui divisent les autres de leurs culture, incluant (1) la différenciation sociale et la stratification (i.e. la division de l'organisation sociale), (2) les hiérarchies politiques (les stratifications de rang) et (3) la spécialisation des tâches (par exemple, la catégorisation et/ou la séparation des activités en fonction du « genre » de l'utilisateur ou en fonction de la tâche accomplie) (Kent 2000 : 269).

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contrôleraient plus spécifiquement la classe ouvrière (Lubboch 1995). Or, d'autres auteurs commencent à démontrer que, tout comme la bourgeoisie qui essaie d'exprimer son individualité (de Grazia 1996) et son aspiration sociale à travers la maison (Davidoff et Hall 1987 ; Ames 1992), les ouvriers ont aussi un idéal de maison qui guide leurs comportements par rapport à l'espace bâti. Le rapport d'opposition entre les classes est annihilé car tout individu possède un idéal de maison qui guide les gestes qu'il pose sur l'espace bâti (Clarke 2001 : 42). Ainsi, la maison devient un agent de différenciation et de hiérarchisation à l'intérieur de toutes les sociétés. Cette valeur de représentation et de communication du statut social devient plus évidente dans les sociétés qui vivent une culture de mobilité. La relation entre la maison et son propriétaire est fragilisée par une succession d'absences de même que par tout le bagage culturel et matériel avec lequel l'individu retourne chez lui. Au Portugal, par exemple, le nouveau statut social se manifeste dans les maisons bâties par ceux qui ont émigré en France, en Allemagne ou aux Etats-Unis, et qui une fois rentrés affichent leur réussite (Brettell 1979: 1-20; Bell 1979). Les signes de la réussite se greffent ainsi dans les matériaux utilisés, dans les accessoires ou dans l'aménagement de l'environnement entourant : les murs extérieurs sont couverts de céramique, les balcons ont des rambardes en aluminium et les maisons sont entourées par des jardins fastueux (idem. 1979). Selon Brettell, la maison ne peut pas être séparée de ceux qui y vivent, d'autant plus au Portugal où il est impossible de distinguer les concepts de house, household et family (Brettell 1999:67). En plus de son sens premier, de « domicile », domus (lat.) signifie également « dominate » ou «dominion» (Danto 1982). Les constructions méditerranéennes représentent souvent des symboles du pouvoir et de la réussite (rulership et ownership) exprimés et transformés à travers la possession et la transformation de la maison (Danto 1982 :8 ; Rykwert 1991 : 52). Dans les sociétés européennes, l'honneur de la maison tire ses sources aussi de l'existence d'un lignage honorable et ancien (Bestard-Camps 1991:56). Chez les Roumains par exemple, le mot neam représente une source d'honorabilité, à la fois matérielle et temporelle, indispensable à l'intégration de l'individu dans la société. Cet

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héritage pluriel peut amplifier ou au contraire diminuer le pouvoir d'exprimer et de communiquer la réussite acquise par des efforts personnels tels la construction d'une nouvelle maison. La maison vernaculaire en tant que signe de la réaussite émerge, selon Zuniga, en lien avec l'apparition de la bourgeoisie européenne au XIXe siècle et avec le perfectionnement des technologies. Dans ce contexte, les constructions du milieu rural deviennent de plus en plus sophistiquées, elles imitent les modèles urbains, tout en encodant en fait la vie privée de la famille mais aussi l'appartenance à une couche sociale bien plus visible (1999 : 10). Ce changement marque une rupture avec l'homogénéité des maisons vernaculaires. « Ainsi, l'influence de la production industrielle, le marketing de masse et de loisir commencent à rendre la maison plus confortable, tout en changeant encore une fois le sens de la maison » (Zunniga 1999: 11). Dans une approche semblable à celle de Zuniga, Duncan procède par le biais d'une étude anthropologique sur la maison des Maoris, en Nouvelle Zélande, à une critique des visions apocalyptiques sur l'architecture vernaculaire, qui subit les influences de la ville et les effets de l'industrialisation. En écartant aussi tout discours esthétique, le geste de décoration de la maison est placé à l'intérieur de la volonté d'affirmation et de communication d'une identité sociale. Le changement d'approche aide l'auteur à lire dans le mur frontal de la maison, qui induit une gradation environnementale à l'intérieur de la maison, une gradation sociale dans laquelle le chef des hôtes se trouve immédiatement à l'intérieur de la porte, tandis que le chef d'honneur est près de la fenêtre. Ainsi, la hiérarchie sociale est greffée dans l'espace, tout comme la position et le rapport entre les groupes ou individus (Duncan 1973). Par exemple, le paysage peut devenir une manière de communiquer l'identité sociale (1973 : 392). L'apport nouveau de Duncan réside dans le fait que le paysage et les objets qui l'habitent ne représentent pas uniquement une volonté identitaire individuelle, mais aussi l'individu en tant que membre d'un groupe social. Le paysage devient ainsi un milieu de communication de l'identité sociale d'un groupe. Selon Duncan, il existe deux niveaux de sens identitaire, l'un « dénotatif » et l'autre, « connotatif » (1973 : 391-392).

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La deuxième signification semble la plus importante. Au-delà de la signification générale de l'objet reconnue et acceptée partout dans le monde, il y a d'autres significations attachées au même objet liées à des cadres culturels différents et spécifiques, et qui peuvent briser la communication et la compréhension qui fonctionnent au premier niveau, celui dénotatif. La mise en comparaison de la signification donnée au paysage par deux groupes habitant le même village - un groupe appartenant à une classe aisée depuis plusieurs générations et un autre groupe de nouveaux riches - démontre que les deux groupes donnent des significations symboliques différentes attachées à des mondes sociaux différents : « This connotative identity is not shared by members ofthe Beta landscape who view the Alpha landscape as run-down and badly in need of repair, and its residents as downwardly mobile. Similarly the large, spanking new, colonial-style houses and symmetrically arranged gardens which to the Bata symbolize prosperous country living are viewed by the Alphas as cheap, ostentatious, and generally in dubious taste » (Duncan 1973 : p. 394).

L'identité connotative des objets et des paysages intégrant aussi les gens est essentielle pour l'identité individuelle et de groupe. « En fait c'est une façon de contrôler le groupe tout en le différentiant de l'autre » (Duncan 1973 : 394). La question du consensus est primordiale car chaque groupe, avec son propre statut et sa propre identité, doit partager et négocier un ordre local établi historiquement. La communication du sens connotatif d'un espace public est facilitée par des signaux flagrants en forme de signes facilement reconnaissables par un groupe. Ce que Duncan élabore pour le paysage et pour les objets est aussi valable pour la maison qui trouve des significations différentes d'un groupe à l'autre, en fonction des références socio-culturelles de chaque communauté. La conclusion de Duncan est que pour se faire accepter par un groupe, il importe d'adopter ses stratégies d'affirmation identitaire, le même comportement et les formes matérielles encodant le message de l'honorabilité et de la réussite, qui peut être déchiffré et compris par tous les membres du groupe. L'exemple classique de la difficulté d'adopter les stratégies de l'autre groupe est le type social nommé « les nouveaux riches ». Si une personne est ridiculisée par le groupe auquel elle aspire, c'est parce les objets dont elle s'est entouré échouent (Duncan 1973 :400). En d'autres termes, ceux de King, le comportement (behaviour) de cette catégorie sociale ne se conforme pas à un ensemble de normes institutionnalisées intériorisé

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en tant que partie de la socialisation culturelle, ou respecté à cause d'un système de sanctions (King 1973 : 384). Dans les travaux de King et de Duncan, l'analyse des relations sociales est fondée sur la relation entre l'espace et la hiérarchie. Le souci de standing social est parfois tellement important qu'il peut amener les individus à ignorer la réalité économique, le climat, la culture et même la valeur des formes traditionnelles (Duncan 1973 :261). Dans le cas de Duncan, c'est le paysage qui confère une identité sociale à un groupe. Aux États-Unis, c'est le paysage et la localisation à l'intérieur des villes qui donnent une identité sociale aux individus. Au-delà de l'évidence de l'instrumentalisation de l'espace (bâti ou non) afin de situer l'individu dans une hiérarchie sociale et symbolique, le problème est, tel qu'Amos Rapoport le signalait un peu plus tôt, « d'identifier les indices d'un tel statut et de l'identité sociale qui sont utilisés afin d'indiquer ceux qui se conforment et ceux qui sont exclus » (1972). Tout en reconnaissant la portée sociale et symbolique de la maison, sa capacité d'« extérioriser et de symboliser la place dans la hiérarchie sociale de ceux qui la possèdent », Simon Roux appelle lui aussi à la prudence car « il est souvent difficile, ou facile, de trouver la correspondance entre une forme matérielle, une décoration, et la valeur de représentation sociale qu'on lui attribuait » (Roux 1976 : 27). Le plus grand danger est lorsqu'il n'y a pas d'autres informations qui confirment cette signification identitaire. Malgré ce danger, Roux reconnaît le fait que, depuis l'Antiquité, la montée dans la hiérarchie sociale se traduit de la même façon : l'agrandissement de la maison ; l'emploi de matériaux nobles ; l'appel aux architectes et aux artistes pour la décoration ; l'importance privilégiée pour la façade ; la disposition des bâtiments ou des espaces intérieurs destinés à la réception tels que les antichambres ou le salon (Roux 1976 :28). Or le danger d'une lecture obsessive de l'honneur dans toute forme matérielle peut être contourné par une analyse de l'objet ou de l'espace bâti en lien avec les usages et les discours. À travers l'histoire et à travers l'analyse de plusieurs couches sociales, Roux met en évidence l'existence du souci de standing dans toute époque, à tous les niveaux de la

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société. Par exemple, au Moyen Âge, « le souci de différenciation chez les paysans se fait en rapport avec la maison du seigneur qui, aux yeux de gens simples, traduit le niveau de richesse et les pouvoirs économiques du seigneur» (Roux 1976 : 134 - 5). Pour cette période, les éléments qui traduisent la richesse et le rang social sont le nombre de pièces, la grandeur de la maison (Roux 1976) et sa décoration extérieure47. Par contre, à l'époque moderne, la hiérarchie sociale parisienne s'exprime par l'entassement des objets et du mobilier

dans un espace

insuffisant.

Cette manière apparemment

irrationnelle

d'aménagement de l'intérieur domestique « indique en fait le rang social » et « qu'il est plus important de montrer ses biens que d'aménager son logement le plus confortablement possible » (Roux 1976 : 151). Contrairement à la maison paysanne médiévale, la maison rurale du XVIIIe siècle a comme modèle la maison paroissiale ou le presbytère qui marquait le rang. « Certes, la maison paysanne avec ses bâtiments d'exploitation ne pouvait directement copier le presbytère, mais l'on imagine bien que furent repris, lorsqu'une famille pouvait se payer une maison plus belle, tel détail d'ornementation, telle forme, telle commodité qu'on pouvait voir chez le curé» (Roux 1976: 176). En plus de sa fonction économique et sociale, la maison paysanne sert aussi d'outil de différenciation de l'autre afin d'acquérir un statut respectable à l'intérieur de la communauté. En plus de la grandeur, du nombre de chambres, le choix des matériaux des maisons vernaculaires se fait aussi en fonction du rang social et moins en fonction des ressources extérieures. Au village de Beauvaisis, Pierre Goubert lit la hiérarchie villageoise dans la variété de taille, de forme de la maison. Par contre, la logique de la hauteur associée à la réussite s'inverse dans les logements ouvriers où, plus on est haut, plus on est pauvre (Roux 1976 : 199). Dans les appartements, les pièces de réception, les balcons et les grandes fenêtres classent socialement les individus (Roux 1976 : 233). Suite à l'analyse de Roux, nous retenons plusieurs aspects : premièrement, le souci de différenciation et d'affirmation du standing n'est pas spécifique aux couches sociales aisées

La hauteur de la maison, les armes accrochées aux murs, la décoration externe synthétise tout ce qui est précieux aux yeux des gens de la fin du Moyen Âge. L'élévation à la verticale de même que les armes exposées parlent de la puissance seigneuriale qui est une synthèse de force militaire, de masculinité et de richesse (Roux 1976 : 151).

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ou à la ville. Il est intrinsèque à tout groupe social, que ce soit à la ville ou à la campagne, en haut ou en bas de la société. Un second aspect qui diffère d'une époque à l'autre, d'une société à l'autre, est la forme de la communication et de l'affirmation du standing. En dépit de ces variations, la maison est toujours l'une des principales cibles d'objectivation d'un statut de l'individu et de la famille à l'intérieur de la société. Plusieurs auteurs, intéressés par l'étude des dynamiques identitaires dans les sociétés totalitaires ont mis en évidence la capacité de témoigner et surtout de communiquer l'identité et le pouvoir. Le pouvoir s'exprime essentiellement dans la grandeur et dans la hauteur des bâtiments, des monuments, dans la préférence pour des matériaux forts et indestructibles tels que le béton et l'acier. Par exemple, en Union soviétique de même que dans les pays communistes, le béton matérialise l'essence de la nouvelle société socialiste telle que décrite par Hrusciov. Les édifices en béton sont forts, monumentaux. En plus, le béton est révolutionnaire parce qu'il est le résultat de l'industrie lourde. Il est aussi gris, la couleur des travailleurs (Khmel'nitskii 2007). Contrairement au verre, par exemple, ou au bois, qui renvoient à la tradition fragile et périssable, le béton est « masculin », âpre, viril (Glendenning & Muthesius 1994 : 92), massif et immobile, matérialisation du progrès et du matérialisme socialiste (loan 2004 : 147-148). Mais la grande architecture ne constitue pas la seule cible des sociétés totalitaires. La communication du pouvoir par l'architecture qui marque l'espace public touche l'architecture vernaculaire ou privée. Le dernier bastion de la résistance, le foyer, doit être à son tour « structuré » et réglementé afin de refléter les principes idéologiques. L'analyse de Buchli sur l'Union soviétique, plus précisément sur la sphère domestique des maisons issues des projets architecturaux socialistes, révèle en effet plusieurs aspects. Pour les agents de la réforme, la sphère de la vie domestique, et plus particulièrement la maison, représente le lieu où les restructurations fondamentales de la société devaient se passer et se matérialiser : la mise à néant des différences de classe et la libération de la femme. Il démontre finalement que l'apparition de cette nouvelle architecture « arrose » des nouvelles divisions et antagonismes sociaux (Buchli 2002:210). Tout comme la construction, la destruction est l'autre facette de la même monnaie : celle de la mise en scène du pouvoir et

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d'une volonté d'affirmation d'une nouvelle identité sociale, économique et politique. Le cas roumain de la destruction par les communistes du centre bucarestois rappelant la période d'entre-deux-guerres, sert en fait à la construction de l'image du réalisme socialiste (losa 2000). En milieu rural, les projets d'ampleur des années 1980 de reconstruction du village roumain visaient en fait une restructuration sociale en conformité avec l'idéologie égalitariste du vivre en commun. Plus récemment encore, la destruction du Buddha par les talibans, de même que celle des deux tours World Trade Center a ébranlé le monde entier non seulement par la violence des actes, mais par la dimension symbolique des objets détruits. Le premier représentant un symbole du patrimoine mondial, le second un symbole du pouvoir et de la réussite américains, impossibles à soumettre ou à toucher.

1.4. La maison éclatée. La mobilisation du chez-soi enraciné En Europe, « l'ethnologie de la maison » des dernières années insiste sur la manière dont l'espace exprime le changement social et l'expérience de la mobilité48 (Erny 1999). Le bâti devient ainsi l'expression de « la juxtaposition des deux modes d'habiter, qui bien que contradictoires révèlent la rencontre des cultures différentes, l'une rurale et traditionnelle, l'autre urbaine et occidentale» (Aubert 1999: 54-58). Par exemple, les études sur les dynamiques sociales des populations Boni en Guyane française permettent de constater la manière dont l'espace se multiplie afin d'exprimer les aspirations sociales, et comment la pratique d'habiter la même pièce continue d'exister (Aubert 1999 : 54-58). Au XIXe siècle (Perrot 1987) et, pour certaines sociétés rurales de l'Europe centrale et orientale, jusqu'à aujourd'hui, la maison est une affaire de famille, son lieu d'existence et de rassemblement (Mihailescu 2007). Elle incarne aussi l'ambition du couple et la figure de la réussite. Famille et foyer sont intimement liés (Perrot 2001 :80) car, comme plusieurs l'ont déjà démontré, fonder un foyer, c'est habiter une maison. Dans le contexte du développement des moyens de transport, de l'amplification des différentes formes de mobilité, la maison ne peut plus être envisagée dans un vocabulaire statique, d'ancrage, de stabilité, d'unicité. Elle devient un « système de lieux » (Lévy 2001 : 9) qui génère « un 48

Nous faisons principalement référence aux chercheurs de Strasbourg qui, depuis 1999, travaillent sur la maison et sur l'habitat.

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style de vie » partagé, segmenté, divisé. « L'éclatement du territoire » correspond au développement des réseaux de circulation, d'arrêt, de partage de différents styles de vie (l'habitation permanente, le loisir, le retour, etc.) (Pinson 2001 : 23). Même à l'intérieur de la maison, on peut s'évader, on peut partager notre intimité avec le monde avec lequel on est connecté par la télévision, par l'Internet, par le téléphone (Appadurai 1986), etc. « La maison-monde» (Pinson 2001 : 81) remet en question non seulement l'habitat, mais également le concept d'habiter la maison. À la mobilité virtuelle s'ajoute la mobilité du travail, la migration, l'adoption de plusieurs styles de vie qui trouvent leur expression dans des maisons différentes. La force du lieu n'apparaît plus dans son unicité et dans son enracinement, mais dans son caractère multiple des lieux « pratiqués, connus, honnis, rêvés » (Lévy 2001 : 9, introduction au Pinson et Thomann 2001). Dans le contexte où la littérature ethnographique roumaine a toujours privilégié et le fait encore, l'image de la maison rurale ancrée dans un lieu unique et dans une temporalité séculaire et, finalement, l'image d'une maison - témoin indubitable d'une identité nationale et d'une culture homogène, comment analyser les nouvelles constructions qui se rapprochent plus d'un nouveau paradigme où Yunilocalité se multiplie, étant remplacée par des termes tels plurilocal, double attachement, secondaire/principale, etc. ? Que se passe-til donc avec cette maison dont le propriétaire est de plus en plus mobile, aussi absent que présent, aussi dispersé qu'ancré? L'examen de la littérature sur la migration s'avère nécessaire afin d'observer comment le passage de la stabilité vers la mobilité affecte la relation entre l'individu et la maison. Dans la littérature de la migration qui émerge dans les années 1980, en France notamment, la maison du pays d'accueil représente le point de référence afin de comprendre et d'expliquer la dynamique sociale et identitaire des migrants dans le pays d'accueil. Prise à l'intérieur d'une approche centrifuge, cette maison est toujours regardée en miroir (Villanova et Bonin 1999), tout en restant périphérique49. Résidence secondaire (Rémy 49

L'ouvrage D'une maison l'autre dirigé par Philippe Bonnin et Roselyne de Villanova regroupe un ensemble d'articles focalisés sur la signification du chez-soi dans le contexte de la double résidence. Le mot central de ces études est « bilocalité » défini par Jean Rémy en deux termes : « primarité » pour la maison du pays d'accueil et « secondarité » pour la maison du pays d'origine. Dans le contexte de la mobilité des gens,

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1999 : 315-345), elle est l'inverse de ce que représente la maison du migrant dans le pays d'accueil. « Le double espace à l'inverse » ou « asymétrique », c'est-à-dire maison petite et pauvre en France = maison grande et luxueuse en Turquie ; pauvres en France = riches dans le pays50 (de Villanova et Bonvalet 1999 : 235-237), ouverte en France = toujours fermée ou non habitée au pays (de Villanova, Bonvalet 1999: 213), témoigne non seulement d'une manière de vivre « entre-deux » (Diminescu, Lagrave 1999), mais surtout d'une dynamique identitaire (Pinson 1999 : 85) qui fait des immigrants une catégorie sociale à part (Sayad 1991). L'homogénéité et la stabilité traditionnelles qui caractérisaient le chez-soi sont remplacées par « les hybridations matérielles, faites des mélanges d'objets, de dispositions mobilières et immobilières, de pratiques domestiques diverses » (Pinson 1999:85). Pour les migrants, la sémantique de la maison « secondaire » est multiple : « forme de sécurité, de prévoyance familiale marquant la fin de la précarité » , ultime refuge52 en cas d'échec, témoignage de réussite individuelle53, lieu de retraite5 , lieu de loisir (Ortar 1999 : 141; Tome 1994 : 93-107) durant les vacances d'été ou espace privilégié afin de célébrer le mariage ou la naissance d'une nouvelle famille55, maison construite pour préserver les attaches au pays ou pour y retourner. La maison secondaire est dynamique, sa signification changeant à cause de la remise en question des projets individuels du départ et de la succession générationnelle (Pinson 1999 : 71). Dans le cas des immigrants marocains, les la maison se divise entre « ici » et « là-bas » et il se développe des logiques spécifiques d'habiter et d'organiser l'espace (Rémy dans Bonnin et Villanova 1999 : 315 - 345 ); Voir aussi Hammouche (2007), notamment le chapitre « Investissement minimum ici, ancrage là-bas » : 58-59. 50 « Par ailleurs, les familles turques locataires en France sont également, dès les premières années, propriétaires au pays, de même que les Portugais étudiés dans les enquêtes PDP : ils habitent un logement modeste en France mais possèdent une habitation spacieuse et luxueuse au pays. Les 42% d'immigrés turcs qui détiennent une maison dans leur pays sont majoritairement logés en HLM en France » (Villanova et Bonvalet 1999 : 235-237). 51 Le cas des Portugais immigrés en France, recherche menée par Villanova et Bonvalet, en 1986 (1999). 52 Conçue grande, elle pouvait héberger temporairement, en cas de besoin, les parents âgés et les enfants mariés à la recherche d'un logement (Villanova et Bonvalet : 1999 : 226). 53 « ...ils faisaient construire des immenses maisons dans leur région d'origine et ces témoignages de réussite individuelle n'avaient rien de comparable avec ceux de l'immigration actuelle » (Villanova et Bonvalet : 1999:224). Pour les Marocains, la maison du pays est « lieu de retraite», « l'expression d'un demi-retour pour les parents » (Pinson 1999). Voir aussi les maisons des Portugais et des Luso-Français (Maria-Alice Tome 1994). Le cas des Tunisiens de France qui retournent temporairement au pays pour les vacances, pour voir la famille et troisièmement, pour « se marier, pour construire une villa ou monter un projet» (Rimani 1988 : 133).

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parents, les premiers arrivés en France, considèrent la maison du pays d'origine comme « le lieu de la retraite », ultime lieu de regroupement de la famille. Pour leurs enfants, la référence change : la résidence secondaire est située à la périphérie des grandes villes françaises56. Elle n'est plus ancrée dans la stabilité et ne subit plus un investissement symbolique permanent (Pinson 1999 : 85-87) et de longue durée. La cohérence initiale du chez-soi se voit ainsi bouleversée. À cause des multiples investissements différents d'une génération à l'autre, le système résidentiel devient un summum des lieux, soit abandonnés, soit acquis et construits, soit modifiés. Ainsi, les priorités de chaque génération génèrent des vraies rocades de sens et d'usage (Pinson 1999 : 74-75) ou un double renversement, pour adopter la formulation de Jean Rémy, où la maison secondaire devient principale et l'inverse (1999). La maison secondaire est aussi la résidence de campagne ou de province, opposée à la résidence principale, située dans la ville. Malgré son caractère secondaire, la possession d'une deuxième résidence s'accompagne d'une pratique de bricolage plus importante que la seule possession d'une résidence principale (Bonnette-Lucat 1999:120). Cette attention particulière s'explique par le fait que le propriétaire se permette un degré plus grand de liberté. La maison secondaire devient ainsi espace de défoulement des passions et de l'imagination freinées dans l'habitation principale. La maison secondaire est bricolée et aménagée avec plus d'attention que la maison principale. Souvent, l'investissement est supérieur à celui qui est fait dans la résidence principale. En observant les pratiques de construction et d'aménagement et la manière dont les habitants s'y positionnent, la maison dite « secondaire » devient en fait la vraie résidence (Bonnette-Lucat 1999 : 136-137). Lorsqu'on parle de bilocalité, les deux termes deviennent encore plus fragiles. La complémentarité des activités menées dans les deux résidences est si grande qu'il est impossible de les penser en opposition. La maison principale de même que secondaire, d'ici et de là-bas, de la ville et de la campagne, ont la même importance, mais chacune à sa manière (Ortar 1999 : 143). Les deux termes sont tellement liés l'un à l'autre qu'il est 56

Pour plus de détails sur ce type de « maison secondaire », voir les travaux de Roselyne de Villanova (1994, 1996), Daniel Pinson (1988, 1995), Rabia Bekkar (1995), Anne Gotman (1988), Philippe Bonnin (1991, 1994).

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impossible de faire une classification. Souvent, la possession d'une maison « secondaire » peut conditionner ou orienter les choix du propriétaire dans le lieu principal d'ancrage, d'où « toute l'importance affective prise par ces maisons » (Ortar 1999 :154). Dans le contexte de l'immigration, bilocal signifie aussi « le double espace, avec les pratiques résidentielles qui y sont attachées, celui du pays d'accueil et du pays d'origine » (de Villanova et Bonvalet 1999 : 215). Sans représenter l'objet d'étude, la maison du pays d'origine s'intègre à une analyse des trajectoires résidentielles entre ici et là-bas. Le déplacement du regard ethnographique insiste sur cette maison au moment où son propriétaire quitte le pays d'origine, tout en la plaçant parmi les plus importantes raisons pour partir. Ensuite, le regard se détache afin de se focaliser sur leur situation en France et sur le rapport avec le pays d'origine. Il s'opère ainsi un regard indirect, filtré par le positionnement spatial et affectif que les propriétaires absents opèrent dans un autre espace que la maison du pays d'origine . Ainsi les auteurs arrivent à la même conclusion que celle d'Ortar, c'est-à-dire « la production de la maison (du pays d'origine) réoriente la dépense, modifie le temps libre et le cercle des relations dans le pays d'accueil » (1999 : 242). Afin de mieux comprendre la signification et le fonctionnement de la maison «secondaire», certains auteurs placent l'analyse à l'intérieur du concept plus large de domus. Cette proposition méthodologique a ses propres défis. Le plus important est la définition classique de la domus58, toujours unilocale et reflet d'une société plus stable. Comment récupérer ce concept qui a représenté le cœur des études ethnographiques de la maison rurale partout en Europe et le placer dans le nouveau contexte où le style de vie est essentiellement mobile ? À travers une déconstruction du terme, Bonnin démontre en fait qu'il est facile d'instrumentaliser ce concept car, contrairement à ce que l'on croyait, l'unilocalité n'a jamais été la condition sine qua non du fonctionnement de la domus. Au contraire, il y a toujours eu des formes de mobilité induites par l'occupation ou par la reconfiguration de la famille en fonction des morts ou des mariages (1999 : 26-28). Cela Voir l'article de Villanova et Bonvalet (1999 : 216-217). Dans son livre Maisons de rêve au Portugal, Villanova et Raposo offrent une image beaucoup plus complète de la maison du pays d'origine car les auteurs se placent dans la société d'origine (1994). La domus est l'entité tricéphale composée du groupe domestique, la maison (le bâtiment) et l'ensemble de ses ressources (Bonnin 1995 : 22).

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n'empêche pas toutefois que sa signification actuelle, son fonctionnement et son usage dans le contexte de la mobilité de plus en plus grande ne soient pas ambigus59. Cette ambiguïté est d'autant plus grande dans le cas des immigrants et de leur rapport avec le pays d'origine. Ce caractère instable se manifeste par exemple dans le fait que cette maison n'est jamais finie, toujours transformée et adaptée. Cette ambiguïté induite par le passage de la définition atomique de la domus60 à une autre, éclatée (Bonnin 1999) ne peut non plus être séparée des transformations de la famille traditionnelle (Segalen 1995). La multilocalité, le double attachement ou les délocalisations successives l'emportent sur l'unique appartenance61. Qu'il s'agisse des familles d'immigrés ou des familles qui vivent dans la ville tout en gardant le lien avec le village des parents, ou qui se font construire des maisons de loisirs, le rapport entre l'individu et l'espace change. Il en est de même pour la signification de la domus. Nous allons retenir plusieurs aspects. Toutes ces études sur la bilocalité et la secondante, sur la multilocalité, arrivent à la conclusion que la multiplication ou le morcellement du lien maison-habitat induit automatiquement une reconfiguration des attaches sociales et, implicitement, de l'identité des individus. De plus, la pluralité des lieux liés entre eux par le tissage des chemins entamés par les propriétaires, fait surgir une autre vision sur le chez-soi qui n'est plus enracinement, mais relation entre des « sites irréductibles l'un à l'autre et qui ne se superposent absolument pas l'un sur l'autre» (Foucault 1986 :23). Ou, au contraire, les deux attaches sont tellement interreliées, qu'il est difficile de les classifier en fonction de leur importance dans la vie des habitants (Ortar 1999). Un deuxième aspect est la vulnérabilité de la classification hiérarchique de la double appartenance des immigrants, secondaire pour la maison du pays d'origine et principale pour celle du pays d'accueil, qui est généralement conditionnée par le regard centrifuge que 59

Villanova et Bonvalet, dans Bonnin et Villanova (1999 : 227). « Ce n'est qu'en articulant dans une même analyse la famille, son habitation et ses ressources, qu'avec la prise en compte des durées longues de l'existence, et en franchissant les barrières du ménage nucléaire qu'une explication se présentait » (Bonnin 1999 : 20-22). En Roumanie, le terme de gospodaria traduit par Paul Stahl sous le terme de maisnie a la même définition tricéphale : la maison (la construction), le groupe domestique et l'ensemble des biens (terres, bétails, etc.) (Stahl 1978 : 92-93). 61 La redéfinition de la notion de domus s'opère non seulement dans les contextes de la migration d'un pays à l'autre, mais aussi dans le cadre de la mobilité ville - village, cas qui ne fait pas l'objet de notre étude. 60

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le chercheur, placé au centre, pose sur les deux types d'habitat . D'ailleurs, ce regard du centre est déjà critiqué (Bonnin 1999; Arbonville et Bonvalet 1999 :64), en affirmant que seule une bonne connaissance de la culture des immigrants pourrait permettre de comprendre les gestes, souvent définis comme irrationnels, que les gens posent sur l'habitat (Bonnin 1999 : 20). Même si certains auteurs sortent de la classification afin de parler tout simplement de « bilocalité », l'approche méthodologique reste la même, le chercheur se situant toujours au centre63 en utilisant les récits de vie ou les témoignages des émigrés pour éclaircir la nébuleuse du pays d'origine64. De Villanova et Raposo font exception en focalisant la recherche sur les maisons de rêve au Portugal (1994). La démarche inverse soutenue par le positionnement du chercheur dans la communauté d'origine dévoile la pluralité des enjeux que la construction et la possession d'une telle maison entraînent, et le fait que la mobilité n'implique pas seulement un changement de l'environnement physique, mais également l'intégration et l'appropriation d'un nouvel environnement social65 (Santelli 2001 : 115). Son «utilité» à l'intérieur des projets plus ou moins longs ou dynamiques d'une génération à l'autre n'est rien par rapport aux implications identitaires sur ses propriétaires qui oscillent entre l'absence et la présence. Ainsi, « la résidence du pays d'origine - considérée jusque-là comme secondaire, temporaire, dépourvue de sens - a pu devenir, au cours du temps, la plus importante (de Villanova, Reite et Raposo 1994 : 228).

" La majorité des études sur la communauté turque en France, par exemple, se focalise sur la problématique de l'installation, de l'intégration dans le pays d'accueil. La maison et les investissements immobiliers dans le pays d'origine restent secondaires malgré le fait que les maisons d'origine des emigrants turcs sont parmi les plus connues en raison de l'ampleur de l'investissement, de leur grandeur et de leur luxe. Pour plus de détails, voir Rollan et Sourou (2006). Les premières enquêtes sur le problème du ménage dans une situation d'immigration se déroulent en France. L'enquête menée en 1986, Peuplement et dépeuplement de Paris (PDP), histoire résidentielle d'une génération portait entre autres sur la communauté portugaise, turque, africaine (de Villanova et Bonvalet 1999: 213). Ou celle de Bonin qui se situe en France afin d'entreprendre ses recherches sur la double résidence chez les Turcs (Bonin 1999). Citons également le cas de l'étude de Caroline Leite qui s'intéresse aux enjeux familiaux de la double résidence, tout en s'appuyant sur une recherche menée auprès de la population portugaise résidant en France (1999 : 295-313). L'auteur y développe le changement du statut de la femme produit dans le contexte de la double résidence. C'est le cas même de Villanova et Bonvalet qui élaborent leur recherche sur les immigrants portugais, turcs et africains à partir de la France (1999 : 213-214). 6 Emmanuelle Santelli montre comment les itinéraires spatiaux de plusieurs générations d'immigrants algériens en France et le choix des nouvelles résidences impliquent la (re)configuration de la réussite sociale des immigrants dans le pays d'accueil (2001).

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La classification pourrait être remise en cause aussi par un autre effet de la mobilité des gens qui non seulement préservent la maison d'origine, mais qui font construire une ou plusieurs autres maisons dans le même village. Les Bonis par exemple abandonnent leurs maisons anciennes afin d'en construire une autre, dans le même village, qui s'avère être un compromis entre la maison traditionnelle avec parois latérales et la maison créole surinamaise (Aubert 1999 : 54). Comme dans le cas des immigrants turcs, portugais ou tunisiens, la maison issue de la migration du travail dans la ville est plus grande, plus luxueuse et plus moderne, contrairement à l'autre qui est plus petite, modeste et aménagée d'une manière traditionnelle. Au-delà de la forme et de l'apparence, les deux résidences ont chacune sa propre signification : « la construction traditionnelle devient généralement une réserve où sont entreposés les objets à valeur émotionnelle et rituelle forte (...). Par opposition, la maison contemporaine recèle des symboles urbains comme des lits, un poste de radio, un réfrigérateur ou un téléviseur (même s'il n'existe aucun réseau électrique) » (Aubert 1999 : 58). Ainsi, affectivité vs rationalité, passé vs présent, rituel vs quotidien, position vs exposition, semblent encadrer les deux résidences dans des cases inconciliables. Or, la majorité des auteurs signale l'impossibilité des propriétaires de se débarrasser ni de l'une ni de l'autre. La fonction, l'usage et la symbolique des deux résidences doivent être plus complémentaires qu'antagoniques, égales et non pas hiérarchiques. Quel est le rôle de la maison d'origine, pourquoi cet attachement est-il si fort ? Comment le lien est-il préservé dans le contexte où la relation individu (la famille) et espace habité est brisée ou morcelée par l'alternance présence - absence du propriétaire? Nous allons proposer une anthropologie de la maison centrée cette fois sur la signification de l'habitat du pays d'origine dans le contexte d'une absence plus ou moins longue de son propriétaire. Ce sera l'occasion de voir si le changement de perspective implique automatiquement une remise en question du qualificatif de secondaire appliqué à la maison d'origine. L'adoption du regard papinien66 inverse automatiquement les priorités, l'habitat du pays d'accueil devenant ainsi secondaire ou juste un repère en miroir afin de mieux saisir le sens, le rôle et l'utilisation des maisons construites dans le pays d'origine.

Nous faisons référence à l'ouvrage de Papini, Gog, où le lecteur est confronté à un monde à l'envers, le monde du personnage, Gog, lui-même inhabituel (1932). 61

En adoptant cette démarche, la maison « secondaire » s'avère plus importante qu'on ne le croyait car, en l'absence de son propriétaire, elle devient (re)présentation de celui qui n'est pas sur place. Or, afin de révéler cette sémantique impliquant non seulement l'individu, présent ou absent, mais la collectivité entière, le regard inverse n'est rien sans une analyse en profondeur de l'articulation de cette maison dans la société d'origine. À la suite de Bonnin, nous proposons une analyse de la maison du Pays d'Oas à trois niveaux. Le premier niveau est celui du capital localisé qu'elle représente; le deuxième, le niveau de l'espace habitable, fonctionnel, comme instrument nécessaire aux pratiques domestiques quotidiennes et festives, répétitives ou exceptionnelles. Enfin, celui d'expression symbolique et identitaire (dans le sens individuel et collectif) dont la maison est le support (Bonnin 1995 :23)67. Un autre concept qui surgit est celui de « maison du retour » (Pinson 1999; de Villanova et Raposo 1994; de Villanova 1988) dont la signification est également multiple en fonction du facteur générationnel. Résidence principale pour les parents, secondaire pour les enfants intégrés dans la société française, cette maison, toujours située dans le pays d'origine (Portugal, Maroc, Turquie, Espagne, etc.) a ses propres caractéristiques. « Plus grande et luxueuse qu'en France, dotée des matériaux apportés d'ailleurs, la France, duplicitaire car elle se conforme à la fois à la tradition et à la modernité, cette maison semble affronter le centre et refuser de se placer dans la périphérie. Son usage et sa signification oscillent en fonction du changement d'attitude des propriétaires qui passent de la certitude à l'hésitation pour aboutir parfois au renoncement » (Bonnin 1999 : 79). Elle est aussi lieu de focalisation des économies épargnées pendant les années de l'émigration, espace de regroupement de la famille. La maison peut devenir, par contre, pour les jeunes, un appendice d'un lieu principal situé en France, lieu de loisir et d'affirmation de la réussite de la famille ailleurs (Bonnin 1999:85-86).

Contrairement à ce qu'on le croyait, la notion de domus n'a jamais été unilocale, mais plurilocale (Bonnin 1995 : 26-27).

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Pris dans cet « archipel résidentiel » (Remy 1999), le migrant n'est pas passif. À part sa valise (de départ ou de retour), il amène avec lui toute une expérience et la transplante dans chaque lieu où il s'arrête. Tout comme l'individu, le lieu est transformé, travaillé, adapté (Sayad 1964). Abdelmalek Sayad renverse l'approche centriste, en attirant l'attention sur le fait que l'étude de l'immigré ignore l'émigrant. Comme si « son existence commençait au moment où il arrive en France, c'est Y immigrant - et lui seul - et non Y émigré qui est pris en considération» (1999 : 56). Positionné dans le pays d'origine, Sayad analyse tout le bouleversement social et identitaire du paysan algérien lors des déplacements en masse et de force des années 1950 (Sayad et Bourdieu 1964). Il montre comment une intervention externe dans la structure de l'habitat détermine d'une manière brutale les transformations du mode de vie et des normes culturelles (Sayad et Bourdieu 1964 : 153). Plus important encore, il est clair que la modification de l'habitat traditionnel accentue ou affaiblit les liens familiaux, en déterminant l'apparition de solidarités d'un nouveau type, fondées sur le voisinage et, avant tout, sur l'identité des conditions d'existence dans les bidonvilles (Bourdieu et Sayad 1964 : 119). Plus tard, Sayad intégra l'analyse de la situation du migrant dans un long processus de transformation et d'adaptation qui commence d'ailleurs dans le pays d'origine (Sayad 1999 : 56). Alors, la recherche doit prendre en compte, d'une part, les variables d'origine, c'est-à-dire « l'ensemble des caractéristiques sociales de dispositions et d'aptitudes socialement déterminées, dont les émigrés étaient déjà porteurs avant l'entrée en France »68; de l'autre côté, les variables d'aboutissement, c'est-à-dire « les différences qui séparent les immigrés (dans leurs conditions de travail, d'habitat, etc.) en France même » (1999:57-58). Les deux, les variables d'origine et d'aboutissement, sont égales et impliquent une approche et une méthodologie similaires. L'abandon de la hiérarchisation de valeur entre les deux parties, leur positionnement enchaîné et non pas en opposition, facilite en fait la compréhension des gestes que l'im(é)migrant pose durant son périple, tout en les sortant du discours négatif, discriminatoire et accusateur. La grande et luxueuse (SR

Ces caractéristiques permettent « d'apprécier la position que l'émigré occupait dans son groupe d'origine, comme l'origine géographique et/ou sociale, caractéristiques économiques et sociales de ce groupe, attitude du groupe, du sujet lui-même à l'égard du phénomène migratoire, telle qu'elle est établie par la tradition locale d'émigration, etc. » (Sayad 1999 : 57).

63

maison du pays d'origine, par exemple, se retrouve à l'intérieur du discours négatif, étant traitée d'investissement fou, irrationnel et absurde. Le jugement devient plus aigu si on le met en rapport avec les pratiques d'habitation en commun, souvent décrites par les auteurs de l'immigration, dans le pays d'accueil. Entre ici et là-bas, le propriétaire, absent ou présent, se confronte à une double réprobation. D'une part, il se confronte à la réticence de sa propre société69. Que ce soit l'envie ou le désir, cette maison de rêve ou rêvée (de Villanova 1994) est toujours entourée de sentiments forts. D'autre part, dans le pays d'accueil, les pratiques résidentielles sont clairement condamnées car elles représentent un affront à ce que le pays du centre « attend » de l'immigré, un travailleur utilisant l'argent gagné d'une manière raisonnable. Or, l'investissement ostentatoire dans des maisons, qui souvent ne sont pas finies ou habitées, défie toutes les lois de l'économie en termes de profit et d'augmentation du revenu qui implique automatiquement une amélioration de la situation sociale. Sans abandonner entièrement les critiques de Sayad, nous pensons qu'une bonne connaissance de l'autre facette de la situation peut donner une cohérence aux pratiques résidentielles dans le contexte des cultures de la mobilité. À l'intérieur de leur contexte social, culturel et politique, ces phénomènes trouveront leur logique et finiront par sortir du langage négatif. Nous allons voir dans le cas du Pays d'Oas comment la mobilité du travail tire ses forces d'un passé local qui oriente et qui, parfois, oblige les Oseni à ne faire qu'un seul choix, celui de revenir et de construire, de construire et de repartir. Ce style de vie partagé entre la construction de sa maison et les allers-retours entre ici et là-bas entraîne des répercussions immenses non seulement sur le pays d'accueil mais également sur le pays d'origine. Sous l'action humaine, les lieux changent parce que les individus changent. Car immigrer ne signifie pas seulement se déplacer, partir ou revenir, mais surtout, si nous paraphrasons Sayad, prendre avec soi son histoire, ses traditions, ses manières de vivre, de sentir, d'agir et de penser, sa langue, sa religion ainsi que toutes les autres structures sociales, politiques, mentales de sa société, bref, sa culture (1999 : 18).

Cette réticence ne vise pas seulement la maison, mais aussi l'ensemble du comportement de l'émigré (Sayad 1999 : 83-84). La réticence peut être aussi inverse. Les immigrants qui, dès le retour dans leur pays, n'arrivent plus à s'intégrer. Voir aussi Lefort et Néry (1984).

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Cette mobilité totale amène certains auteurs à identifier même des modèles et des comportements transnationaux, summum des pratiques économiques d'interaction, des croyances culturelles, des hiérarchies de classes et identités ethniques qui se localisent sans tenir compte des frontières70 (Basch 1994 ; Kearney 1996). Les approches transnationales soutiennent que la migration et l'envoi d'argent devraient être analysés localement, en termes de niveaux de développement du mouvement transnational, de décisions à mettre sur pied une maison dans le sens total de household, de l'implication du changement de la structure du groupe domestique et de participation de la communauté71 (Cohen 2001). Dans le contexte d'une approche locale, cette fois dans le pays d'origine, l'étude du fonctionnement et de la sémantique du householding peut être révélatrice. Bien avant les Européens, les anthropologues américains de l'école de Chicago soulignent et définissent les articulations sociales et culturelles en contexte de mobilité. Au début du XXe siècle, les anthropologues s'intéressent au comportement de l'immigrant dans le dessein de le faire sortir du réductionnisme biologique et raciste et le replacer dans le quotidien social (Thomas et Znaniecki 1918). La description des récits de vie se plie sur des trajets spatiaux individuels72, l'analyse de la décomposition et la recomposition de l'organisation de la famille dans le pays d'origine va de pair avec le vécu dans le pays d'accueil (Park 1921), etc. Au moyen de la psychologie sociale, Thomas et Znaniecki attirent l'attention sur l'importance de l'individu ou des groupes qui l'emporte sur l'accent mis par les anthropologues européens, allemands notamment, sur les classes, sur les codes et les structures, bref, sur des « facteurs objectifs» (1984). À l'intérieur de ce nouveau cadre épistémologique naît une sociologie de l'immigrant, articulée en rapport avec la désintégration de la société traditionnelle et la réintégration des acteurs dans une nouvelle structure sociale, celle de l'immigration et de l'individualisme capitaliste. La famille est privilégiée car elle est, selon les auteurs, la clé de voûte de la société paysanne. La Il y a une différence entre les effets de la migration transnationale sur le lieu d'origine, d'une part, et les effets de la migration interne et de la migration permanente. En opposition à deux autres types de migration, la migration transnationale se définit par un mouvement circulaire entre les communautés qui envoient et qui reçoivent de l'argent, typiquement situées dans des Etats différents, et par l'engagement des migrants dans des réseaux sociaux qui transcendent les frontières géographiques et politiques (Basch 1994 ; Guamizo et Smith 1998 ; Massey 1994 ; Rouse 1991). 71 Ces études visent surtout la migration transfrontalière Mexique - États-Unis (Cohen 2001 : 954-967). 72 Voir le cas du Polonais Wladeck (Thomas et Znaniecki 1984).

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désintégration de ce que les auteurs appellent familial solidarity dans le pays d'origine (Thomas et Znaniecki 1984 : 67) engendre la désintégration de toute une société. L'adaptation de la famille d'immigrants dépend, selon les auteurs, non pas de la structure familiale spécifique à la société d'accueil, mais essentiellement de ce qui se passe dans le pays d'origine. L'échelle d'adaptation est différente en fonction de la distance du pays d'accueil. Plus le pays, ou la ville, est proche, plus les relations se maintiennent. Le résultat est une adaptation plus facile, mais une intégration plus réduite. Plus le pays est loin, plus l'adaptation devient difficile alors que les chances d'intégration augmentent. L'explication est l'éloignement de l'individu de l'influence de la famille (Thomas et Znaniecki 1984:75). Il en va de même pour le rôle de la communauté sociale. Par exemple, l'abandon de l'agriculture et la prolétarisation représentent d'autres causes, mais secondaires. Dans le cas des Polonais et de leur migration aux États-Unis à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, l'analyse de l'immigration passe par le filtre d'une contextualisation de la situation des paysans avant le départ, ce qui permet de mieux expliquer le parcours des gens et aussi leur façon d'agir dans le pays d'accueil. L'imbrication des approches historiques et anthropologiques mène à un premier travail où sont tracées et décrites les expériences subjectives des immigrants, des groupes minoritaires ou marginaux. Le trajet ne sera pas compris

sans

l'encadrement

des

deux

théories

de

l'organisation

et

de

la

« désorganisation sociale » analysées dans le pays de départ. Selon les deux auteurs, l'immigration des Polonais, leur intégration dans le pays d'accueil et surtout, les cas de déviance, ne peuvent pas être compris en dehors d'une réalité vécue par les immigrants dans le pays d'origine. La désintégration de la société traditionnelle polonaise, surtout de la famille traditionnelle et de la communauté à cause des changements, explique beaucoup plus adéquatement la rupture spatiale des gens et leur départ. Ainsi, la « désintégration » de la société traditionaliste a des effets incroyables sur la situation des Polonais dans le pays d'accueil. La rupture sociale semble beaucoup plus importante que la rupture spatiale. Le passage d'une société traditionaliste vers une autre, moderne et individualiste, transforme

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les immigrants et cette transformation prend souvent la forme d'une « dégradation », vision qui, par la suite, sera contestée et critiquée. L'approche de l'école de Chicago fait sortir l'immigrant du champ des préjugés ou des schémas. Il n'est plus défini comme un homme marginal, un hybride culturel, partageant deux cultures distinctes. D'où, le besoin de conceptualiser non seulement l'acteur qui se trouve au cœur de la rencontre de plusieurs mondes, mais aussi le processus social et culturel qui se déclenche suite à cette rencontre. Qu'on l'appelle transculturation, interculturation, métissage, acculturation ou traduction73, le rapport entre l'individu et les lieux n'est pas passif. Ils agissent l'un sur l'autre de manière réciproque. De tous les concepts qui émergent, nous allons nous attarder sur celui de traduction que Clifford Geertz définit à l'intérieur de la production ethnographique et de l'écriture de l'autre. Pris entre deux cultures, la sienne et celle de celui qu'il étudie, l'ethnologue est contraint de transformer le sens des phénomènes qu'il observe pour les rendre intelligibles à ses lecteurs. Traduire « ne veut pas dire un simple remaniement de la façon dont les autres présentent les choses afin de les présenter en termes qui sont les nôtres (c'est ainsi que les choses se perdent), mais une démonstration de la logique de leur présentation selon nos propres manières de nous exprimer» (Geertz 1986:16). En sortant de l'écriture ethnographique, nous allons constater que l'acteur, pris dans une situation de mobilité, opère le même type de traduction de l'expérience vécue ailleurs dans sa propre culture, traduction qui lui permet de la rendre intelligible, accessible aux siens74. Contrairement au scientifique, le but du migrant est l'opérationnalisation de ce qui est différent à l'intérieur d'un système culturel qui a sa propre logique et son propre fonctionnement. Lors des arrêts plus ou moins temporaires, il compare, évalue, critique,

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Pour une analyse détaillée de ces concepts, voir Turgeon dans Ouellet (2003 : 383-402). Tel que nous l'avons déjà constaté, les études sur les immigrants dans le pays d'accueil soulignent la manière dont les arrivants essaient de s'adapter à la nouvelle situation et de concilier (ou non) la culture du centre avec leurs propres convictions, ce qui conduit à une mutation des modèles originaires et des pratiques cohérentes dans leur société de départ. Le facteur générationnel conserve toute son importance. Voir le cas des Portugaises immigrées en région parisienne (Lévi 1977 : 287-298). 4

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imite ou ignore, bref, il traduit75 son expérience plurielle. Autrement dit, la notion de traduction « conduit toujours à dire l'autre dans les mots à soi et, donc, à ramener l'autre à soi » (Turgeon 2003 : 385). À l'intérieur de ce concept de traduction, le cas du Pays d'Oas devient plus qu'un lieu du retour ou d'investissement. Il est surtout un lieu de re(travail) de toute une expérience sociale et culturelle vécue ailleurs. Le regard s'inverse forcément car cette fois ce n'est pas le centre qui « domestique » (Goody 1979) la périphérie, mais la périphérie qui absorbe les énergies du centre ou de l'ailleurs afin de les « traduire » dans une réalité particulière, marginale. Est-ce que la périphérie l'emporte sur le centre ? Au sortir de cette littérature sur la maison d'origine, certaines limites se font jour. Premièrement le regard centriste et la mise en miroir ont conduit à une hiérarchisation ou à une opposition des lieux. Deuxièmement, et cette limite est en quelque sorte le résultat de la première,

les

articulations

timides

de

deux

concepts

jusqu'à

récemment

irréconciliables : racines et routes. Grâce à James Clifford, routes et roots (mots sémantiquement proche) vont ensemble car « roots always precede routes » ( 1997 : 3). Les régions et les territoires culturels n'existent qu'à travers les contacts bien plus anciens, tout en étant appropriés et disciplinés par le mouvement des gens et des objets76 (Clifford 1997 : 3). C'est ici que se joue tout l'attachement de l'immigrant à SA maison, son acharnement à la rendre très belle et très grande. Tout est là, son histoire, son ancrage, de même que sa mobilité, sa dissipation dans le monde. Loin de représenter uniquement l'objet de l'investissement de l'argent gagné ailleurs, pratique souvent critiquée et cataloguée de « folie », la maison d'origine devient la matérialisation de tout ce que leurs propriétaires, absents ou présents sont ou arrivent à être socialement et culturellement. En inversant le syntagme de Lévinas, la maison qui, initialement représente le point de départ ou d'ouverture vers le monde, arrive à matérialiser « le vestibule du départ vers l'intérieur de l'être qui pendule entre le visible et le caché » (1999). Incorporée, la maison devient corps et réceptacle (Bachelard 2004), entité psychique qui expose et communique tout un travail identitaire qui rejoint passé et présent, le local et le global, l'installation et la mobilité.

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Dans la lignée de Geertz, James Clifford adopte aussi le terme de « traduction », cette fois pour mieux décrire la relation entre la mobilité et l'attachement ou déracinement et ancrage culturel (Clifford 1997 : 11). Nous avons déjà montré la mise en question du concept classique de domus, attaché à la stabilité et à l'unicité afin de le replacer dans le cadre de la mobilité toujours présente (Bonnin 1995 : 22).

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2. DE « L'AUTEL DE PERGAME » À LA MAISON SOCIALISTE EN ROUMANIE 2.1. La maison paysanne, enjeu d'une nation Les deux termes, maison et identité sociale, sont tellement présents dans le langage commun de la Roumanie actuelle que personne ne s'est posé les questions suivantes : comment s'articulent-ils ? Pourquoi la maison est-elle le plus important enjeu dans l'affirmation du soi ? Cette dernière question est pertinente dans le contexte où « avoir une maison », qui exprime un besoin, est remplacé par un autre syntagme, à peu près le même,

mais

qui

contient

une

connotation

qui

touche

le

cœur

de

notre

problématique : « avoir une maison, mais pas n'importe quelle maison». Il y a quelque chose qui s'ajoute à l'utilitarisme de la maison, quelque chose qui dépasse toute forme de déterminisme extérieur, physique, géographique. Pour expliquer toute valeur ajoutée, il faut se tourner vers la nature humaine qui se définit essentiellement par la culture, le seul champ où l'on peut comprendre l'articulation de ces deux termes, maison et réussite. En ce sens, un survol des discours scientifiques roumains sur l'architecture en général et sur l'architecture rurale en particulier est nécessaire afin d'identifier les articulations théoriques et méthodologiques liées au concept de réussite et d'identité sociale. Il est difficile de parler d'une littérature ethnographique roumaine sur la relation entre l'espace bâti et les constructions identitaires. Plusieurs explications de nature épistémologique sont à l'origine de cette situation. Premièrement la séparation du matériel de spirituel a longtemps marqué les études de la culture roumaine rurale ; deuxièmement, la relation entre l'homme et l'environnement bâti a longtemps été ignorée. Durant le XIXe siècle, la présence de la maison rurale dans les ouvrages dédiés à l'étude du peuple est peu conséquente. Engagés au travail de construction de la nation, les intellectuels de cette période s'intéressent plus à l'étude de la langue (Hasdeu 1898, Saineanu 1885,

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1892), de la littérature populaire (Alecsandri 1852, 1853 ; Tache Papahagi77), des croyances et de la mythologie populaire (Marian 1909, Niculita-Voronca, Densusuianu 1909, Candrea 1933-193478), les seuls instruments capables d'offrir une image générale et unitaire de la culture du peuple et d'élaborer une culture élitiste roumaine. Or, afin de briller parmi les cultures européennes, il fallait chercher et rendre connues les productions les plus parfaites du peuple. Tandis que les peintres romantiques reproduisent des cadres bucoliques d'un paysan serein et contemplatif79, les poètes découvrent dans la culture paysanne des productions littéraires dignes de définir et représenter l'âme et l'esprit roumain80. À l'opposé, les médecins seront les premiers à faire de précieuses observations à caractère ethnographique sur le quotidien paysan, qui apparaît cette fois moins idyllique que l'image projetée par les intellectuels romantiques. Portant leurs recherches sur les conditions d'hygiène et de vie paysanne, ils découvriront la précarité, les pratiques autarciques l'habitation, les multiples maladies, la saleté et la misère quotidienne. Les explications tourneront toujours autour du manque d'éducation et de ressources ainsi que de l'ancrage du monde paysan dans la tradition, sans oublier son isolationnisme à toute forme de changement, de mouvement spatial ou social (Crainiceanu 1895). Dans ce contexte de sélection et de séparation entre matériel et spirituel, l'intérêt pour le quotidien du paysan et pour son milieu de vie est sensiblement devancé par les préoccupations folkloriques des dialectologues et des folkloristes roumains qui, influencés par le folklorisme anglais, n'inclurent pas dans leur champ d'intérêt la culture matérielle et, implicitement, l'habitat paysan81. Hasdeu fait exception en organisant en 1878 des enquêtes

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En plus de son intérêt pour la littérature populaire, Pericle Papahagi est attiré par l'ethnographie. Par exemple, dans le cadre d'un volume dédié à tous les genres littéraires, il s'attarde sur des détails ethnographiques concernant l'habitation roumaine (dans Datcu 1998 : 142). 78 Parmi les thèmes abordés dans le « questionnaire folklorique », se trouve aussi des questions visant la vie privée et sociale. A cet égard, nous mentionnons Nicolae Grigorescu notamment, considéré comme le « peintre des paysans ». Les toiles telles Maison paysanne, Paysan assis devant sa maison, Court d'une, Fourneau domestique dans Rucar, Paysanne dans sa maison (1870-1872) reproduisent la maison rurale et des instantanés de la vie quotidienne paysanne. 80 La découverte de Miorita et de Balada Mesterului Manole. 81 La séparation entre matériel et spirituel repose sur les revendications différentes du folklore et de l'ethnographie ou de la manière dont les différentes écoles ont défini le champ d'étude des deux disciplines. Selon le folklorisme anglo-saxon, le folklore étudie la culture orale, littéraire, musicale (Aarne, Thompson

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focalisées entre autres sur la maison rurale. Le questionnaire intitulé « Les coutumes juridiques du peuple roumain» (Hasdeu 1878:61) a pour objectif l'accumulation positiviste, systématique et intégrante de la langue et de la civilisation matérielle et culturelle du peuple roumain. Le village, la maison et les objets sont trois des principales thématiques du questionnaire. Le résultat ressemble à un inventaire d'une rigueur inégale, axé sur la description matérialiste de l'architecture, agrémenté parfois de mentions concernant l'organisation de l'espace paysan ou l'art populaire82. Une fois réalisés, les idéaux nationaux devraient êtres préservés. Les intellectuels du début du XXe siècle intégreront alors la culture paysanne dans un dessein « de sauvegarde de l'authenticité de l'art paysan » afin de pouvoir prouver la continuité du peuple roumain (Popovat 2002). On s'intéresse alors à la culture matérielle, la seule capable d'offrir les « épreuves palpables » de l'unité et de l'ancienneté de la nation roumaine. « Transportée de la forêt, sculptée par les paysans, primitive et sans autre valeur intrinsèque », la maison paysanne est érigée au rang « d'autel pergameïque en Roumanie » (Tzigara-Samurcas 1936 : 175), vrai témoignage «d'une culture bien solide» (Hahn 1936 cité par TzigaraSamurcas 1936 : 175). La maison paysanne devient ainsi le véritable instrument de représentation d'une identité nationale parmi les grandes nations de l'Europe83. Malgré la volonté de (re)présenter le paysan dans « son vrai milieu » (Tzigara-Samurcas 1936 : 79), le choix des exemplaires les plus parfaits et leur exposition dans des musées régionaux ou expositions internationales conduit encore une fois à la (re)production d'une image idéalisée du monde paysan. L'usage symbolique de la maison paysanne s'intègre

1928 ; chez nous, Hasdeu 1887. En revanche, l'ethnographie allemande s'intéresse à la culture matérielle exclusivement, étant en ce sens plus proche de l'ethnographie française. 82 « Etimologicum magnum romaniae » est plus qu'un dictionnaire. Les mots subissent une analyse qui articule des informations linguistiques, étymologiques et culturelles. En prenant les mots de Dima, chaque mot est une sorte de monographie (le texte du rapport au premier volume du dictionnaire, 1887). Pour Hasdeu et la génération des linguistes qui suivra, la langue est la synthèse de l'esprit du peuple. En étudiant la langue, on connaît en fait la culture d'un peuple (1972 : 6). N'oublions pas que la connaissance de la langue du peuple faisait partie d'un projet de création culturelle d'une nation. Étant donné que les bases de ces nations devaient être exemplaires, le quotidien des paysans ne représentaient pas un point d'intérêt. 83 Alexandre Tzigara-Samurcas, directeur du Musée National de Bucarest au début de XXe siècle, est le premier à acquérir et exposer dans un musée pavillonnaire une maison paysanne intégrale. Il s'agit d'une maison de 1875 entièrement faite en bois. Cette maison a aussi été présentée à l'exposition de Genève de 1925.

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parfaitement dans l'esprit des grandes expositions exotiques européennes de la fin du XIXe siècle, début du XXe siècle84. La seule différence est qu'en Roumanie, la maison paysanne n'est que l'expression d'un autre type d'exotisme différent de l'anglo-saxon ou du français : un exotisme paysan, plus proche mais aussi différent, destiné à un publique élevé et citadin. Placée dans ce nouveau contexte, la maison paysanne la plus humble devient le modèle digne d'être pris en considération par la culture savante et une synthèse de la continuité de la nation et de la culture roumaine (Samurcas 1936). L'absence d'études sur la maison dans la littérature sur la culture du peuple se justifie aussi par l'attachement du folklore, encore dominant, à la philologie et à la linguistique, ce qui fera du texte l'unique « matière » féconde pour la définition de la nation ou de la culture du peuple roumain85. Ce n'est pas par hasard que le changement de perspective vient d'ailleurs, du champ des géographes attirés de plus de plus par l'anthropologie et par la méthodologie que les sciences sociales pourraient offrir à l'étude de la relation entre l'environnement bâti et l'homme. À partir des années 1920, les anthropogéographes élaborent les premières analyses scientifiques de l'habitat paysan et du village. Ils attirent l'attention sur l'impératif d'une étude à la fois de la culture matérielle et spirituelle du peuple (Mehedinti 1910, Vâlsan 1924). Contrairement à l'idéalisme romantique ou à l'élitisme des folkloristes, « l'ethnographe ne doit pas partir avec l'idée préconçue de démontrer le sens pour le beau du peuple. Il doit chercher les caractéristiques de la vie et de l'âme du peuple, malgré leur nature. Souvent, les choses qu'on déconsidère pour leur modestie ou pour laideur peuvent être des restes vénérables d'une culture ancienne »86 (Vâlsan 1971 : 589). La descente dans 84

Cette philosophie expositionnelle s'inscrit dans un mouvement plus large, européen, lié à la création des nations. Ce processus s'appuie entre autres, sur la mise en valeur des cultures rurales, les seules ressources de définition de l'authentique, de l'unicité et implicitement, de la différence par rapport à un autre non nécessairement exotique, mais de proximité. La valorisation du Paysan conduit à la patrimonialisation de celui-ci et de son monde par l'organisation d'expositions, de vernissages, par la fondation de musées de sites. Le cas de Georges-Henri Rivière en Europe de l'Ouest et de son concept d'unité écologique est exemplaire (Gorgus 2003). Pour une critique détaillée de l'évolution de la recherche scientifique du folklore, voir H. H. Stahl (1983: 19-56). 86 Ces fragments font partie de la conférence Menirea etnogrqfiei in Romania (Le rôle de l'ethnographie en Roumanie) tenue à la « Société Ethnographie roumaine », Cluj, le 24 janvier 1924, publiée en « CULTURA », Cluj, Ann. I, nr. 2, mars 1924 : 101 - 106, et reproduite en Vâlsan (1971 : 587 - 592).

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la cave (Bachelard 1957) proposée par les anthropogéographes conduira vers l'étude de la réalité sociale telle quelle, conception théorique et méthodologique qui émergera à la fin du XIXe siècle en Europe87 et qui sera adoptée par les sciences sociales émergentes en Roumanie

du début du XXe siècle. La maison paysanne quitta son piédestal afin de

devenir un objet de recherche et une source d'informations sur le fonctionnement du village roumain. Elle se retrouve au milieu d'un débat théorique des anthropogéographes tels Mehedinti et Vâlsan89 et des ethnographes comme Vuia90 qui, influencés par l'école allemande de Ratzel et française représentée par de Martonne, énoncent les limites du déterminisme physique et géographique. Selon eux, les facteurs géographiques sont incapables d'expliquer la variété des gestes effectués par l'homme sur l'environnement et la diversité des formes de l'habitat dans la même région. L'étude du rapport entre l'homme et l'environnement bâti doit alors passer par les sciences sociales telles l'ethnographie (Vuia 1937). Dans cette nouvelle équation, les facteurs géographiques ne sont que des « virtualités » ou des « potentiels » dont la valeur est croissante en fonction de « la capacité de création... de l'intelligence des peuples» (Vâlsanl920). Malgré la nécessité réclamée de l'étude de la maison paysanne (Vuia 1937), les recherches sur l'habitat paysan continuent d'être prises dans un dessein de démonstration de l'évolution du peuple roumain (Vuia 1937 :4) et, implicitement, de compréhension de l'âme du peuple91. 7

Durkheim et Mauss avec la création de la sociologie en tant que discipline autonome, l'école fonctionnaliste anglaise de Malinowski avec les contributions majeures à la méthodologie anthropologique liée à la recherche du terrain pour ne pas parler de l'école allemande des anthropogéographes de Ratzel et de l'école viennoise de P. W. Schmidt que les anthropogéographes roumains connaissaient très bien. 88 En Roumanie il s'agit notamment de D. Gusti. i9 Entre les années 1911 — 1912, George Vâlsan étudie à l'université de Berlin en géographie avec le géographe Albrecht Penck. Il s'intéresse parallèlement à l'ethnographie, et fréquentant les séminaires et les cours de l'ethnographe Felix von Luschan. Il continue ses études à Paris, à la Sorbonne (entre les années 1913-1914). Il retourne ensuite au pays, où il obtient son doctorat. Il devient professeur universitaire à Iasi et à partir de 1919, il continue à Cluj, aux côtés d'un groupe d'intellectuels très connus comme par exemple Sextil Puscariu. À partir de 1929, il enseigne à l'université de Bucarest et ce, jusqu'à la fin de sa vie (Onisor dans Vâlsan 1971 : 12). 90 Romulus Vuia est l'un des héritiers des idées des anthropogéograhes Mehedinti et Vâlsan. Dans les années 1922-1929, il mène des recherches ethnographiques dans la région de Transylvanie et du Banat. Ses intérêts sont focalisés sur les établissements ruraux, les villages, les maisons, et la gospodaria de ces régions. L'ouvrage qui en résulte et qui synthétise ses idées est Le village roumain de Transylvanie et Banat, publié en 1937. 91 Vâlsan 1927 : « Mediul fizic extern si capitalul biologie national », cité par Ion Cornea dans G. Vâlsan, 1971 : Opère, Bucuresti, Ed. Stiintifica : 75. 73

Malgré les critiques des anthropogéographes, l'analyse de la maison rurale plonge dans un autre type de déterminisme, cette fois triadique : environnement bâti - occupations environnement naturel. Cette grille servira longtemps à l'identification et à la création des typologies de l'habitat et de l'architecture rurale (Vuia 1937, Vladutiu 1973 etc.) ainsi qu'à la définition d'un spécifique national (Blaga 1995). Elle desservira les approches orientées vers une explication sociale du rapport que l'individu et la famille développent avec l'environnement bâti92.

2.2. Le maison de Procuste. Réglementation des paradigmes de définition de la maison paysanne roumaine Entre les deux guerres mondiales, les sociologues de l'école de Gusti93 analyseront la maison paysanne l'intérieur de la gospodaria (la maisnie), (Gusti 1941 : V). Entendue comme « phénomène de vie totale »94, l'étude sociologique de la gospodaria vise une analyse sous plusieurs angles : les facteurs naturels externes et internes ; la dimension matérielle demande ensuite d'accorder une attention particulière à la maison et à l'homme comme être biologique ; finalement, le spirituel, qui se focalise sur l'étude du groupe familial, expression de la vie et des activités de l'âme des individus. Ainsi, culture

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Par exemple, pour certains villages, l'emplacement de la grange devant la cour et sa grandeur qui dépasse celle de la maison sont expliqués uniquement par l'existence de l'élevage des bétails comme occupation principale. Cette position faciliterait l'accès à la rue (Vuia 1937:32). «Les exceptions» sont analysées rapidement, étant mises au compte de l'état économique supérieur de ses habitants. (Vuia 1937 : 27). >3 L'école de sociologie de Gusti est active durant à peu près trois décennies, à partir des années 1920 jusqu'en 1948 quand la sociologie en général, l'école et la chaire de sociologie fondée par Gusti sont mises à l'écart. Dimitrie Gusti est le fondateur de la sociologie comme discipline en Roumanie. Formé à l'école allemande de la première décennie du XXe siècle, connaisseur des travaux de Ratzel tout comme des anthropogéographes roumains Mehedinti, Vâlsan ou de l'ethnographe Vuia, il organise les plus amples recherches de terrain jamais connues en Roumanie. Adepte de la recherche monographique, il déploiera des équipes formées de sociologues, de géographes, d'historiens, de médecins et d'architectes. Les résultats des recherches des goustiens ont été publiés dans plusieurs volumes réunis sous le titre de 60 villages. Le IVe volume est dédié à la typologie des villages roumains. À partir du sous-titre, « villages agricoles, villages des bergers », on identifie une typologie occupationnelle qui dépend des facteurs géographiques telle la source d'eau, le climat, le relief, etc., volume dirigé par Anton Golopentia et Dr. D. C. Georgescu, 1943, IV Contributia la tipologia satelor romanesti. Sate agricole, sate pastorale (Contribution à la typologie des villages roumains. Villages agricoles, villages des bergers), Bucuresti, Institutul de stiinte sociale al Romaniei. Introduction à la monographie du village Dragus, dirigée par Stefania Cristescu-Golopentia (1944 : 3-4).

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matérielle et immatérialité se conjuguent dans une analyse exhaustive de ce que Gusti appellera « la science de la nation », la sociologie (Gusti 1944 : 4). Dans l'esprit d'une science totale, les sociologues de l'école de Gusti s'intéressent à tous les aspects de la maison rurale : économique, juridique, hygiénique, familial, architectural et symbolique (Golopentia et Georgescu 1943). Malgré le fait que l'analyse de l'aspect matériel soit filtré principalement par les explications économiques, l'appel à d'autres facteurs tels la mobilité spatiale, l'influence et l'imitation de l'Occident ou de l'Orient, le fonctionnement de l'institution de la famille et la pression de la communauté nuancent l'image de la relation que l'individu entretient avec l'environnement bâti. Cependant, « les anomalies », c'est-à-dire tout ce qui sort de l'ordre, de la mesure, caractéristiques encore fortes du village roumain, sont encadrées dans des explications économiques. Barbât fait exception. Il mentionne sans toutefois développer « une fonction sociale » des gestes posés par les gens sur l'environnement bâti (Barbât 1944 : 20). Ainsi, la maison en tant que signe ou de symbole de la réussite économique et sociale est légèrement devancée par les portes et les clôtures qui, à côté de la grange, « préoccupent les paysans plus que la maison en soi » (Barbât 1944 : 10). Dans le but « de provoquer l'attention admirative de celui qui regarde », les portes sont très hautes, massives, d'une apparence monumentale, parées d'ornementations soignées [...] (Barbât 1944 : 10). La mise en comparaison ne laisse aucun doute : « Le parement des portes des clôtures [...] démontre le soin du paysan pour le visage social de la gospodaria [...] C'est pourquoi la maison paysanne paraît parfois humiliée par le rayonnement de la porte» (Barbât 1944 : 10). Plus loin encore, Barbât passe de l'extérieur de la maison vers l'intérieur afin d'attirer l'attention sur « la belle maison » ou « la grande maison », susceptible d'être impliquée dans la logique de l'exposition et de la communication d'« une fonction sociale» (Barbât 1944 :20)95. À l'exception de celui-ci, le nombre de pièces, le volume de la maison (Bârlea et Reteganul

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À Dragus, par exemple, la présentation des intérieurs des maisons dépasse d'une manière significative la stricte utilité du mobilier ou l'apparence de propreté des murs. Chez les pauvres aussi bien que chez les riches, le parement se caractérise par sa « généralité absolue », par une « structure uniforme » et finalement « par sa fonction sociale » (Barbât 1944 : 20). 75

1941, IV : 28 ; Tirina 1941, IV : 72 ; Pavel 1941, IV : 120 ; Reteganul 1943, V : 12, etc.)96, l'utilisation de matériaux nouveaux ou inhabituels97, l'apparition d'éléments additionnels à la structure de base du bâtiment98 (Pavel 1941, IV : 18 ; Bârlea, Reteganul 1941, IV : 2829) sont directement liés aux moyens économiques des habitants. Le paradigme marxiste que certains sociologues adoptent place parfois l'analyse de la maison au cœur des contradictions et des conflits socio-économiques dans le village (Constantinescu 1942, V : 184-205). Ces conflits s'expriment, entre autres, dans le souci des paysans de mettre en scène leur richesse à travers les maisons, en parant par exemple le mur extérieur orienté vers la rue et en négligeant les murs de la maison qui ne sont pas visibles (Tiriung 1941, IV : 104 ; Reteganul 1943, V : 12)99. Le village n'échappe donc pas à la stratification sociale, les différences entre les familles se voyant surtout dans la grandeur et la beauté de la maison (Constantinescu 1942 : 185), dans l'adoption des modèles occidentaux, orientaux ou citadins et dans le refus des éléments autochtones paysans100 : « Ayant la possibilité et les moyens de voyager plus souvent, ils apportent des meubles, des textiles, des tapis» (Pavel 1941, IV : 18, 120). Cependant, en dépit de cet écart entre les riches (les boyards) et les pauvres (les paysans), les paysans ne sont pas exempts de telles innovations ou influences. La seule différence est que, chez les riches, les influences sont plus visibles et l'innovation plus rapide (Pavel 1941, IV : 120)101. 96

Au village Balta de Bessarabie, par exemple, la maison d'un riche a de 4 à 5 pièces, celle d'un pauvre possède une ou deux pièces (Tirina 1941, IV : 72). À Jidioara et à Marul (Banat) les maisons des pauvres sont plus petites tandis que les riches ont de grandes maisons et ont plus de pièces. Les maisons des riches sont en brique tandis que celles des pauvres sont en bois et en terre et en plus, les murs ne sont pas droits (Pavel 1941, IV : 18). 98 II s'agit de târnat, une sorte de balcon placé devant la maison, la resserre ou de cerdac, un couvert placé devant l'entrée principale. "À Slobozia Turcului, les maisons ont à peu près la même grandeur, sauf que les gens ont l'habitude de parer les murs extérieurs avec des objets (Tiriung 1941, IV : 104). Reteganul observe la même chose au village de Cârligele, où les paysans embellissent le mur extérieur de leur maison orienté vers la rue avec de grands miroirs (1943, V : 12). Plus tard, dans un ouvrage publié en 1987 sur Marginimea Sibiului, Paul Stahl signala aussi que le mur orienté vers la rue attire les décorations les plus riches : « La partie la plus décorée de la maison n'est pas la façade (orientée vers la cour) comme ailleurs, mais la partie située vers la rue » (1987:73). 100 Par exemple, les maisons « des boyards sont construites en style occidental, certains toits ont la forme de terrasse, avec des appartements séparés en fonction des nécessités d'un intellectuel aisé, tout en évitant les éléments autochtones ». Par contre, les maisons des paysans présentent des murs en haie remplies de glaise. Il n'y a presque pas de maisons en brique (Pavel 1941, IV : 18). 101 En 1954, dans un article programme intitulé « Problèmes de recherche dans le domaine de l'ethnographie », Ion Vladutiu sélectionnera les analyses des Gustiens sur la maison rurale comme miroir de l'état économique et de l'appartenance de classe afin de les intégrer à titre d'exemple de ce que l'ethnographie

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Malgré ces quelques exemples, l'approche marxiste ne représente pas, pour la majorité des goustiens, le cadre principal de l'explication des différences ou des ressemblances architecturales. Les chercheurs attirent l'attention sur l'existence du même souci d'imitation tant à la verticale qu'à l'horizontale. Les paysans plus aisés imitent102 à leur tour les boyards, ce qui débouche sur une différenciation économique entre les familles de la même couche sociale103. Les plus démunis aussi font de leur mieux pour « ne pas rester inférieurs aux gens aisés et à chaque occasion, ils embellissent un petit coin de la maison avec des choses apportées du marché... » (Reteganul 1943, V : 11). En ce qui concerne les pratiques d'habitation, D. C. Georgescu et d'autres constatent que la grandeur de la maison n'a rien à voir avec l'amélioration du confort, la promiscuité étant aussi bien fréquente chez les boyards que chez les paysans (Georgescu 1943)104.

devrait être : une disciple capable de témoigner et de combattre l'exploitation de classe du paysan roumain. La décontextualisation des interprétations de Constantinescu, surtout, et des auteurs qui publient dans l'ample ouvrage 60 sate (60 villages) permet à Vladutiu d'avancer la théorie soviétique de « l'exploitation du peuple » très à la mode dans les années 1950, sans toutefois rompre avec l'histoire récente des disciplines sociales en Roumanie. Malgré l'attitude critique de l'école sociologique de Gusti et aussi de l'école ethnographique de Cluj, le positionnement de Vladutiu légitime en fait l'annonce de la naissance d'une nouvelle ethnographie destinée à combattre la souffrance du paysan, du peuple, et l'annihilation de l'exploitation bourgeoise (Vladutiu, 1954, dans Studii si referate privind istoria Romaniei [Etudes et exposés concernant l'histoire de la Roumanie], Travaux de la session de la section des Sciences Historiques, Philosophiques et Economiques -Juridiques [21-24 décembre 1953], Édition de l'Académie de la République Populaire Roumaine, 1954,1ère partie, 1954:245). 12 C'est le cas du cerdac (« couloir » situé à l'entrée de la maison), présent chez les maisons paysannes. Par contre, la disparition de cet élément est expliquée « par le fait qu'il n'avait pas un rôle important » (Bârlea, Reteganul 1941, V : 28-29). 103 Chez les plus riches « les meubles sont luxueux, peinturés, en conférant parfois une apparence lourde aux habitations. Armoires, tables, chaises, lits - on rencontre aussi des lits en fer- tous achetés en ville... La place des assiettes traditionnelles accrochées le long des murs est prise par des cadres de photos, par des miroirs grossiers ou par des icônes. Les pièces semblent aménagées comme celles des villes : on trouve une sufrageria, un salon, une chambre à coucher ou une chambre pour les invités. Chez les plus pauvres, « l'intérieur est modeste, miroir de la misère économique - avec de petites fenêtres, sans ornements. Le lit est simple, peu de chaises et une table primitive (Bârlea, Reteganul 1941, IV : 28-29). 104 La pratique d'habiter une seule pièce, autour du même feu caractérise tous les villages roumains, indépendamment de la pauvreté ou de la richesse régionale, du nombre des membres ou de l'appartenance de classe. Cet état des choses est expliqué par l'économie de combustible, par la primitivité des installations de chauffage et d'éclairage, par les fenêtres rudimentaires et petites qui ne permettaient pas d'habiter simultanément plusieurs pièces (Tirina, 1941, IV : 72). Plus tard, Paul Stahl privilégiera une explication sociale, voire culturelle, à celle technologique. Selon lui, la pratique autarcique d'habitation correspond à l'organisation de la maisnie dont le principe de base est : une maisnie - une maison - un seul foyer. Même s'il y a plusieurs membres et plusieurs générations dans la même maison, même si elle a plusieurs chambres, ils vont tous dormir, manger, se socialiser dans la pièce où se trouve le foyer (Paul Stahl 1978).

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La maison en tant que signe de la réussite est devancée aussi par les vêtements, objets d'investissement vivement condamnés par les chercheurs. « À Perieti, le manque de terrain va de pair avec la course pour le luxe, pour des vêtements de la ville. Ainsi, souvent allonsnous trouver des gospodari qui se sont endettés pour s'acheter du maïs, mais qui ont payé comptant pour des vêtements », notent les auteurs d'un ton ironique et accusateur (Bârlea et Reteganul 1941, IV : 36). Alors « il est dommage que l'argent destiné à la nourriture des enfants soit mis sur le corps de la fille pour qu'elle paraisse plus belle devant les villageois» (Bârlea et Reteganul 1941, IV : 36). Ils proposent même une solution à ce « problème » de dépense « irrationnelle » : « Il faut apprendre au Perieteanu (l'homme de Perieti) à se défaire de ses préjugés ; il lui faut plus de terrain et de meilleurs moyens pour travailler et ensuite nous allons pouvoir lui demander de prendre soin de l'esprit et de l'âme. L'illumination de l'esprit et l'ouverture de l'âme envers une vie plus pleine ne peuvent pas se faire qu'à partir de l'amélioration de sa situation matérielle » (Bârlea et Reteganul 1941, IV: 36). Nous imaginons que de nos jours ils auraient changé d'avis car l'amélioration de la situation économique n'induit pas nécessairement une réorientation des comportements relatifs à l'argent. Cela pour la simple raison que l'investissement fonctionne dans une autre logique que celle économique (Bourdieu 1973 ; Miller 2001). Il est clair que le dessein se revendiquant des Lumières des campagnes monographiques ne pouvait pas leur permettre de passer au-delà d'un discours moralisateur et ironique destiné à condamner fermement les comportements « irrationnels». L'une des explications de l'écart entre la théorie et la pratique matérialisée dans le monopole de l'explication économique des pratiques liées à l'espace habité serait la double tâche des sociologues goustiens. Ils devraient, d'une part, acquérir une connaissance scientifique du village et, d'autre part, entamer des projets d'amélioration du niveau de vie et du niveau culturel des gens étudiés. Ce militantisme conduit implicitement à une préservation de la séparation entre matériel et spirituel et à un accent important mis sur l'aspect matériel105 afin d'identifier le plus vite les 10

Voir les recherches monographiques des 60 villages dirigées par Anton Golopentia et Dr. D. C. Georgescu qui montrent que, à l'intérieur d'une typologie des villages en fonction de l'occupation, s'opère aussi une typologie des maisons paysannes en fonction de la planimétrie, l'emplacement à l'intérieur de la gospodaria, des matériaux et des occupations des habitants (1944).

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besoins névralgiques des paysans et pour intervenir. Cette séparation est aussi déterminée par la méthodologie de recherche et d'interprétation, car chaque problématique, économique, matérielle ou spirituelle, est traitée par des auteurs différents, spécialisés, ce qui ne permet pas de trouver des liens explicatifs entre les multiples niveaux de la culture paysanne ou du fonctionnement du village en général106. Les limites des arguments économiques et physiques sont encore plus patentes dans l'explication des comportements humains par rapport à la maison dans le contexte de la mobilité spatiale. C'est le cas de la monographie du village Vidra, où l'auteur constate que les maisons sont irrationnellement placées sur des terrains accidentés, ne les rendant pas du tout pratiques107. L'étonnement de l'auteur par rapport à la configuration de l'habitat paysan de Vidra va de pair avec une autre liée à leur métier principal, celle de commerçants ambulants108 d'outils en bois. En mettant en balance leur revenu, généralement très faible et les conditions de déplacement, l'auteur arrive à la conclusion que cette occupation est irrationnelle car elle n'améliore pas le niveau de vie des gens. De plus, ce métier suscite de mauvaises habitudes, telle que voler du bois des forêts environnantes. Ces pratiques s'opèrent dans un contexte au sein duquel « une agriculture de subsistance aurait pu être pratiquée afin de gagner leur vie et celle de la famille » (Florescu 1943, V : 98). La conclusion au cas de Vidra est intéressante. Aucun déterminisme en vue. Aucun facteur extérieur qui affecterait le comportement des Vidreni. Ils ne peuvent pas se débarrasser du commerce ambulant pour la simple raison qu'il est « organique ». Partir et revenir représente « le cadre de vie dans lequel ils se sentent très bien intégrés, qui dépasse la frontière d'un village... » (Florescu 1943, V : 171). Ce style de vie a aussi un effet visible sur leur comportement et 106

Voir le cas de la monographie de Dragus où les manifestations spirituelles sont traitées par Stefania Cristescu-Golopentia 1944). Les aspects économiques sont ensuite pris en charge par Al. Barbât, etc. (1944). Plus tard, H. H. Stahl critiquera cette méthodologie qui, selon lui, nuit à l'unité et à la cohérence interprétative du fonctionnement du village (Stahl 1983). 107 « J'ai l'impression qu'aucun visiteur ne sera capable de traverser un village motesc sans se poser la question « pourquoi telle maison est-elle placée dans tel lieu ? ». On a l'impression qu'ici - et je pense que c'est ça la vérité - il y a des habitations [...] qui résultent des combinaisons de lieux accidentés, recherchés volontairement [...] » (Florescu 1943, V : 98). L'unique explication fournie par l'auteur est la familiarisation des villageois avec le lieu accidenté car la configuration géographique du terrain ne justifie pas du tout l'entêtement des gens de continuer de se faire construire des maisons dans les endroits inappropriés. 108 Les observations méthodologiques de l'auteur sont très intéressantes. Afin de comprendre le mode de vie des habitants de Vidra, Florescu propose une sorte d'anthropologie de la mobilité. Selon lui, le chercheur devrait suivre les gens de Vidra dans leurs pérégrinations afin de voir comment ils habitent, ce qu'ils mangent et quels sont leurs contacts avec les gens des régions où ils vendent leur marchandise (Florescu V, 1943). 79

sur leur habitat car, selon Florescu, ils sont plus impulsifs, plus habiles et plus instables (1943, V : 170), traits qui viennent en contradiction avec le comportement typique du paysan, sédentaire, calculé, équilibré. À l'intérieur de cette opposition, la mobilité subit une dévalorisation qu'on retrouvera souvent dans la littérature ethnographique roumaine. De là résulte la tendance à chercher des solutions capables de convaincre les paysans de rester chez eux. La solution proposée par Florescu afin de convaincre les paysans de ne plus quitter leurs maisons est de les empêcher de voler le bois nécessaire à la fabrication de leur marchandise. Par défaut de matériel, ils seront obligés de rester dans leur village. Comme le paysan ne se définit que par l'agriculture, condition sine qua non de la sédentarité, l'auteur propose de les aider et de les encourager à travailler leurs terres (Florescu 1943, V : 171 - 172). Il en va de même pour les paysans de Caianul-Mic qui, une fois rentrés des États-Unis, investissent l'argent gagné « dans l'achat des terrains » et dans la construction de maisons, fait encore une fois regrettable (Reteganul 1943, V : 60). Même si la mobilité spatiale représente pour les goustiens un contexte d'analyse de la réalité sociale paysanne, les chercheurs ne poussent pas plus loin l'analyse d'une critique moralisatrice. Pourquoi ? Le portrait des habitants du milieu rural a toujours été crayonné dans une spatialité stable, harmonieuse et idyllique, traits qui, graduellement, ont été incorporés dans la définition fondamentale du paysan. Dans l'esprit romantique de la relation intime entre la nature et le paysan a lieu le transfert de ces caractéristiques environnementales vers l'être humain. L'univers matériel entier entourant le paysan, la maison, l'art, les gestes et les paroles s'imprègnent de cette parfaite harmonie. Quant aux registres de mobilité ou d'investissements vus comme non-utilitaires ou exagérés qui font sortir le paysan de son immobilisme ancestral ou de son comportement équilibré immémorial, ils sont évités ou à peine touchés. Sinon, on cherche des solutions afin de convaincre le paysan de revenir à l'agriculture et au sédentarisme pour ainsi l'empêcher de faire « des investissements inutiles ».

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Barbât est le seul à dégager l'analyse du matériel du monopole des explications économiques en procédant à une approche sémiotique. Selon lui, la fonction utilitaire d'un objet peut être moins importante que celle de signe capable de communiquer un événement social compris que par la communauté elle-même (Barbât 1944:29). Pareil au signe linguistique (Jakobson 2003) et au costume (Bogatyrev 1934), les objets d'art signifient et communiquent par la matière et par la signification l'état de la société, d'une communauté (Barbât 1944). Tout en relativisant l'importance que les folkloristes ont accordée aux interprétations esthétisantes de la culture matérielle paysanne, l'auteur montre l'existence d'autres critères de la définition du « beau ». La fudulia par exemple, terme qui en roumain signifie un mélange de fierté et d'arrogance affichées, domine souvent les gestes posés par les paysans sur leur maison (Barbât 1944 : 19). Un objet frumos (beau) doit alors être mare, «grand» 1 , «en bon état », « dispendieux », «uniforme», c'est-à-dire «pareil aux autres» (Barbât 1944:3). Ces caractéristiques ne sont visibles qu'à l'intérieur de la société. Séparés de leur cadre, les objets perdent leur signification et leur fonctionnalité originaires et arrivent à refléter la vision des choses des spécialistes (Barbât 1944 : 3). Cette perspective d'analyse à laquelle nous adhérons permet en fait de lier à nouveau le matériel et le culturel. Elle donne lieu à une analyse plus profonde de la signification et la fonction de la maison paysanne à l'intérieur de la société.

2.3. La maison paysanne en fer et en béton du réalisme socialiste Après la Seconde Guerre mondiale, Dimitrie Gusti et son école sociologique sont vivement contestés

. L'institut social roumain et la Chaire de sociologie sont supprimés, les seuls à

être épargnés étant les Musées du Village, le Musée d'art populaire et l'Institut d'Histoire 109

Cette vision ne touche pas seulement les objets mais aussi le corps. Plus une femme est corpulente, plus elle est belle. Une femme mince n'est pas belle. En plus, cela peut compromettre la famille entière, le chef de la famille notamment qui ne prend pas soin de sa femme et, par extension, de la famille et de la gospodaria. 11 L'arrivée au pouvoir du régime communiste détermine l'apparition des nouvelles exigences adaptées aux nouvelles exigences idéologiques. Ainsi, le financement des recherches monographiques est accompagné par des recommandations sous forme de lettre officielle, adressée à Gusti, où on communiquait que « ...la sociologie roumaine, formellement considérée comme une sociologie rurale, doit devenir premièrement une sociologie des centres industriels et de la classe ouvrière », (Scrisoarea Comisiei ministeriale pentru redresarea economica si stabilizarea monetara [Lettre de la Comission ministérielle pour la réhabilitation et la stabilisation monétaire] (1947), dans Dimitrie Gusti, 1971 : Opère, vol. V, Ed. Academiei, Bucarest : 419, reprise par Jean-Louis Durand - Drhouin et Lili-Maria Szwengrub (dir.), Rural Community Studies in Europe, vol. 1, 1981, Paris: 212.

et de l'Art (Stoica 1995 : 381) qui abriteront la plus part des chercheurs et des disciples formés dans le cadre de l'école de sociologie de Dimitrie Gusti. Les sociologues et les ethnologues deviennent des « spécialistes » en histoire de l'art populaire, publiant des nombreuses études sur la culture matérielle rurale, plus particulièrement sur le costume (Banateanu 1955; Focsa 1957; Irimie 1957, 1958), les textiles (Banateanu, Focsa et Ionescu 1957 ; Dunare, Focsa 1957 ; Dunare 1957, 1959) et la maison (Ionescu 1957). Une autre alternative est de travailler dans des musées d'art populaire ou d'histoire qui reprennent la fonction éducative des instituts de recherche supprimés et qui poursuivent le travail idéologique de l'État (Poulot 2006, Pomian 1990). Cette abondance de publications s'explique par l'instrumentalisation des études sur l'architecture paysanne et sur la culture paysanne en général par l'idéologie socialiste. Le but était la naissance de 1' « homme nouveau »

qui devait habiter dans un environnement nouveau défini conformément aux

principes de l'égalitarisme, du modernisme et du confort possibles par l'effacement de la différence entre la ville et les villages, et entre les classes sociales, par l'amélioration du style de vie et du confort par un fort processus d'industrialisation et de standardisation de l'habitat (Vladutiu 1954:230-284). La culture matérielle, c'est-à-dire la maison et l'architecture rurales, sortent alors de plus en plus du bouillonnement monographique afin de devenir des sujets autonomes d'importance nationale. À partir de la deuxième moitié des années 1950, les spécialistes reprennent des termes interdits en les redéfinissant dans des termes socialistes (Verdery 1991 : 90). Dans le domaine de l'architecture, les qualificatifs «paysan» ou «rural» sont remplacés par «populaire» (Stahl 1998:39). Les études d'architecture « du peuple » sont incorporées de plus en plus au domaine de l'art et de l'esthétique populaire112. Malgré le changement de cadre idéologique, il n'y a pas eu une politique claire de ce qui est interdit et de ce qui ne l'est pas (Ionescu 1957 : 7-8)11 . Toute la littérature qui apparaît après la Seconde Guerre mondiale sur l'architecture en général en est une oscillante, résultat des contraintes, de détentes idéologiques. Le discours de construction « de l'homme nouveau » est central dans presque toutes les idéologies des régimes totalitaires. Pour plus de détails, voir Boia (1999) ; Arendt (1972 [l ere édition 1951]). 112 En 1998, Paul Stahl se rappelle des années 1950 lorsque lui et Paul Petrescu, sociologues cachés sous le nom de « chercheurs scientifiques de l'art populaire » publient des articles sur la maison rustique (Stahl 1998:39). 113 «Les faits culturels du peuple, concrétisés dans bien des témoignages — constructions profanes ou religieux, objets de la maison, tissus, costume etc. — démontrent qu'il y a une unité de conceptions, un lien évident entre toutes les réalisations du passé, sur le territoire entier du pays. L'unité de caractère et de style constitue le trait fondamental, la particularité de notre art populaire (Ionescu Grigore 1957 : 8).

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À partir de 1948 et jusqu'en 1964, le principal dessein du pouvoir communiste est d'élaborer les bases de « la nouvelle société communiste », projet de construction dans lequel toutes les sciences sociales devraient s'impliquer activement. Premièrement, les sciences sociales devaient abandonner « l'idéalisme » nationaliste afin de plonger « dans la réalité » concrète de la vie du paysan, le seul moyen de démasquer « l'exploitation ardue du peuple par les capitalistes et les boyards» (Vladutiu 1944:239). Cette exigence avait comme cadre la théorie officielle de l'exploitation de la souffrance du peuple (Stahl 1998 :42) d'origine soviétique qui domine le discours scientifique de cette période. La reprise du matérialisme marxiste plonge alors l'ethnographie dans l'analyse de la culture matérielle, particulièrement des habitations et des établissements (Vladutiu 1944 : 245) car « dans la réalité, les conditions matérielles de la vie des gens conditionnent leur façon d'être, leur vie, leur conscience, etc. » (Vladutiu 1944 : 253). Par conséquent, entre 1953 et 1958, la maison d'édition Technique (Tehnica) organise d'amples recherches114 et publie des ouvrages sur la maison rustique de plusieurs régions de la Roumanie115. Le but était de publier 16 volumes sur l'ensemble de l'architecture paysanne roumaine, études réalisées principalement par des architectes" et des ethnographes117. Il en résulte un inventaire gigantesque de la culture matérielle, des typologies régionales des maisons en fonction de la planimétrie, des matériaux de construction et des occupations des habitants. Ainsi, les 114

Ce projet est aussi un exemple de la manière dont des chercheurs formés dans le cadre des recherches monographiques d'avant-guerre sont réintégrés dans des nouveaux projets qui cette fois, devraient répondre aux exigences du pouvoir. Je mentionne Paul Petrescu et Paul Stahl, sociologues transformés en « spécialistes en art populaire », les architectes, Florea Stanculescu et Adrian Gheorghiu. Les deux derniers collaboraient aussi dans le cadre de ITCSOR (Institut pour la construction et la systématisation des villes), aux côtés des géographes Vintila Mihailescu et Victor Trufescu, des économistes (Stahl 1998 : 39). Le but de la recherche était de faire une ample typologie de l'architecture paysanne roumaine. (Stahl 1998 : 39). 11 Stanculescu, Gheorghiu, Petrescu 1956, Arhitectura populara romaneasca. Regiunea Hunedoara (L'architecture populaire roumaine. Région d'Hunedoara), édition Tehnica, Bucarest; Stanculescu, Gheorghiu, Petrescu 1957 : Arhitectura populara romaneasca. Regiunea Dobrogea (L 'architecture populaire roumaine. Région de Dobrogea), édition Tehnica, Bucarest ; Stanculescu, Gheorghiu, Petrescu 1957 : Arhitectura populara romaneasca. Regiunea Ploiesti (L'architecture populaire roumaine. Région Ploiesti), édition Tehnica, Bucarest; Stanculescu, Gheorghiu, Petrescu 1958 : Arhitectura populara romaneasca. Regiunea Bucuresti (L'architecture populaire roumaine. Région de Bucarest), édition Tehnica, Bucarest. 116 II s'agit principalement de Florea Stanculescu et Adrian Gheorghiu qui vont publier plusieurs ouvrages, notamment sur l'architecture rurale (Stanculescu 1958. Arhitectura Populara Romineassa : Regiunea Bucuresti (L'Architecturepopulaire roumaine. La région de Bucarest), Bucarest, Editura Tehnica). Pour plus de détails sur le rôle de l'architecture paysanne dans la discipline de l'architecture voir Paun (2003). " Il s'agit notamment de Paul H. Stahl et de Paul Petrescu, formés dans l'école de Gusti et qui, dans les années 1950 étaient collaborateurs à l'Institut d'Art de l'Académie.

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interprétations sociologiques sont délaissées au profit de la description purement matérialiste. Une deuxième exigence consiste en l'abandon de la perspective nationaliste, dominante en ethnographie jusqu'à la Seconde Guerre mondiale et l'adoption de l'internationalisme de type soviétique dans lequel toutes les minorités nationales ont les mêmes droits (Vladutiu 1954:281). Ce cadre idéologique donne paradoxalement une place à des études comparatives très intéressantes sur la maison rurale dans des communautés pluriethniques, fait novateur dans l'ethnographie roumaine. Loin de représenter une contrainte118, la nouvelle exigence idéologique crée l'opportunité pour certains chercheurs de (dé)montrer que la maison est principalement la matérialisation d'une appartenance culturelle et sociale, tout en minimalisant le rôle des facteurs physiques ou géographiques. Autrement dit, la culture matérielle et l'architecture en particulier « expriment l'homme et sa vie sociale » (Petrescu et Stahl 1956 : 39). En s'appuyant sur le cas de la maison de Dobrogea, région étudiée par les ethnologues de l'époque à cause de sa pluriethnicité, Petrescu et Stahl appliquent119 les dernières thèses anglo-saxonnes de l'anthropologie de la maison de Rapoport. Selon les auteurs, il existe « une relation étroite entre l'environnement social et l'architecture paysanne»120 (Petrescu et Stahl 1956:25). Tout en se détachant de l'économique comme explication principale des différences sociales mis en évidence par les goustiens et de l'explication physique - occupationnelle adoptée par les ethnographes, Petrescu et Stahl vont plus loin, en mettant en évidence le rôle d'autres facteurs sociaux qui influenceraient la structure des constructions paysannes et les manières de les habiter. La

La seule contrainte était l'obligation de faire référence à toute population ayant un lien avec l'Union Soviétique tels les Russes, les Ukrainiens ou aux Lipoveni (anciens Russes). Dans ses articles sur la maison de Bukovine, Paul Stahl accorde une attention particulière aux Hutuli et aux Rusini, des populations russophones qui habitent la région. 119 La conférence de Paul Petrescu, Paul H. Stahl sur la maison de Dobrogea a eu lieu pendant la session générale de l'Académie R.P.R. en juillet 1956. Le titre était « Inrâuririle vietii sociale asupra arhitecturii taranesti din Dobrogea » (« L'influence de la vie sociale sur l'architecture paysanne en Dobrogea »). Cette communication sera publiée en 1957 dans la revue Études et recherches d'histoire de l'art (Studii si cercetari de istoria artei). Paul Petrescu connaissait très bien les dernières orientations européennes et surtout anglo-saxonnes de l'anthropologie de la maison et du material culture, notamment les ouvrages de Rapoport.

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migration, l'appartenance ethnique et culturelle intimement liées à l'organisation de la famille121 sont les plus importants (1965 : 25-39). Une troisième thèse est la proposition d'une ethnographie du présent, la seule capable de montrer comment le peuple vit, nécessaire afin d'améliorer la situation malheureuse du paysan. Le nouveau cadre temporel conduit à une vive contestation de l'ethnographie ruraliste qui condamnait les influences citadines sur le village et qui focalisait ses intérêts sur le monde rural. Cet exclusivisme aurait privé le paysan des bénéfices du progrès, tout en le condamnant au nom de la préservation de la tradition, à rester pris dans la pauvreté et à être à la merci des exploiteurs (Vladutiu 1954 : 250). La valorisation du présent et l'incorporation d'un nouvel espace, la ville, n'évacuent toutefois pas le passé et le monde rural comme objets privilégiés de l'ethnographie. La seule différence est induite par la méthode évolutionniste et par la théorie du matérialisme historique qui aidait les ethnographes à « démontrer» l'amélioration de l'habitat passé et présent du paysan par rapport à la vie urbaine. Ce cadre épistémologique conduit à ériger, encore une fois, la maison rurale au rang de modèle pour la nouvelle société socialiste en train de naître (Vladutiu 1954 :283). Les études de la culture matérielle et de la maison paysanne sont alors de plus en plus valorisées. Qu'on construise ou qu'on détruise, tout est au bénéfice du peuple. Ainsi, bien des recherches ethnographiques de sauvetage sur la maison rurale sont commandées à l'occasion de grands travaux

telle la construction des

barrages hydroélectriques, qui impliquait souvent le déplacement de villages entiers. Il en résulte des typologies architecturales régionales, où la séparation entre matériel et spirituel

121

Par exemple, chez les Tatars, le village aux demeures sans clôtures mitoyennes rappelle la disposition des tentes d'un camp. Cette configuration s'expliquerait par l'origine de la population venue des steppes russes. De plus, l'organisation de l'espace de la maison et son aménagement se rattachent à la forme de « grande famille » qui habite une tente. D'ailleurs, cet héritage expliquerait aussi la différence d'ornementation entre l'extérieur très simple et sobre et l'intérieur chargé d'objets et de décorations (Petrescu et Stahl 1956 : 35). Les maisons des Lipoveni (anciens Russes) rappellent des maisons d'origine russe par leurs toits à deux pentes, les grandes poêles et les décorations colorées des frontons et des portes. Les Allemands ont les maisons très bien rangées et puissantes tandis que les logis des Bulgares et de Roumains ont des toits à quatre pentes, un âtre dans le vestibule central et des poêles aveugles dans les chambres (Petrescu et Stahl 1956 : 40). 122 Les amples recherches de Bicaz, effectuées entre 1954 et 1960 et organisées par l'Académie de la République Socialiste de Roumanie, se concrétisent dans plusieurs publications telles Etnografia Vaii Bistritei, zona Bicaz (L'ethnographie de la Valée de Bis trita, la région de Bicaz), parue en 1973.

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finit avec un accent évident mis sur le matériel

123

et sur les descriptions insistant sur les

fonctions utilitaristes et esthétiques de la maison et de l'aménagement intérieur124. Stahl et Petrescu125 font exception. Leur cheminement les éloigne d'une part de l'héritage monographique et, d'autre part, des typologies architecturales descriptives nombreuses dans les années 1950. Adeptes de la sociologie historique d'H. H. Stahl126, le père de Paul Stahl, ils accusent la séparation entre matériel et spirituel dans les recherches sur la maison paysanne, l'ignorance de la perspective historique et le passage de l'analytique au matérialisme descriptif. Dans la lignée de H. H. Stahl, la maison représentera pour Paul H. Stahl et Petrescu l'un des «problèmes prioritaires» de la vie sociale (Paul Stahl 1958, 1959, 1964). Finalement, les professeurs, les médecins, les gens ordinaires, en en seul mot, le peuple devraient être les premiers artisans de la nouvelle ethnographie (Vladutiu 1954 : 282). Cette thèse annonce en fait le début d'une période où la collecte ethnographique et folklorique devient un sport national. À l'intérieur de cette course dans laquelle surtout les professeurs de campagne s'intéressent à l'étude de leur village d'origine ou au travail, le START (le feu de départ) se donne toujours sur le territoire de la maison traditionnelle. Elle est décrite, analysée, sélectionnée en fonction de l'authenticité et de son ancienneté, dessinée, les plans crayonnés afin d'élaborer des conclusions sur la beauté, la perfection et l'équilibre de l'art paysan. Tout le monde devient le spécialiste en « traditions et coutumes du peuple roumain ». Même aujourd'hui, n'importe qui sait quelles sont les attentes d'un folkloriste

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Petrescu 1969, dans Vladutiu (1973 : 111). " Voir par exemple un autre ouvrage paru à la maison d'éditions Tehnica : Ionescu Grigore 1967, Arhitectura populara romaneasca (L'architecture populaire roumaine), Bucarest. Paul Petrescu participe aussi à la recherche organisée à Bicaz, en publiant des ouvrages déjà mentionnés à la note 38. La différence d'approche entre les articles liés à la recherche de Bicaz et la recherche entreprise à côté de Stahl démontre en fait la duplicité scientifique de plusieurs chercheurs afin de contourner la censure communiste et les caprices idéologiques. H. H. Stahl a participé à toutes les initiatives scientifiques de Gusti qui a créé pour lui en 1943 une chaire de sociologie rurale auprès de sa chaire de sociologie générale (Paul Stahl 1998 : 42). Adepte plus de la sociologie historique, Stahl critiquera la méthode monographique trop exhaustive et trop utopique (H. H. Stahl) car il n'est pas facile de passer de la simple description à la compréhension causale de phénomènes sociaux (Vladutiu 1973 : 106). Pour de plus amples informations, voir H. H. Stahl (1939 : 225-229 ; 1972) etc.

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ou d'un ethnologue. Ainsi, l'accumulation impressionnante de matériel conduit en fait à une ethnographie qui, finalement, engloutit et étouffe l'ethnologie.

2.4. Du retour au nationalisme, cette fois monumental À la fin des années 1950, les projets ethnographiques gigantesques menés dans le cadre de la Maison d'édition Techniques sont mis à néant par le comité central, qui considérait que les volumes contenaient « trop de misérables masures et trop de croix » (Stahl 1998 : 40 ; Stahl, Petrescu 2004 : 7). L'arrivée au pouvoir de Ceausescu et la séparation de l'influence de l'Union soviétique (1964) conduisent au remplacement de l'internationalisme soviétique par le retour aux théories nationalistes, récupérées et adaptées afin de justifier d'autres grands projets de transformation de la société roumaine, entre autres la systématisation de l'architecture, l'urbanisation des villes et l'industrialisation massive. À partir de la moitié des années 1960, ces projets de changement du visage du pays 1 *?"7

entier

1 "7 R

et surtout du monde rural déclenchent l'apparition de deux discours

. Le premier

déplore la disparition de la maison traditionnelle et crie l'urgence de sauvegarder ce patrimoine en voie d'extinction. On organise alors d'amples recherches afin d'identifier des typologies architecturales, de faire des descriptions qui ne dépassent pas le matérialismedialectique, d'inventorier et de sauvegarder les maisons en voie de destruction ou de transformation129. L'une des conséquences est la création massive des musées 127

Ces projets reposent sur une base institutionnelle créée dans les années 1950. Ces institutions mèneront d'amples projets visant l'architecture (urbaine, rurale, industrielle, sociale). En 1949 apparaît l'Institut technique en constructions (Institutul de proiectari de constructii, I.P.C.). En 1950 prend naissance l'Institut de recherches en constructions (Institutul de cercetari in constructii, I.C.C.) En 1952 a lieu la restructuration du département de l'architecture et de l'urbanisme, en se transformant en comité d'Etat pour Constructions, j\rchitecture et Systématisation (Comitetul de Stat pentru Constructii, Arhitectura si Sistematizare, C.S.C.A.S.). Le but de ces institutions était la recherche de méthodes techniques capables de construire le plus de bâtiments possibles, avec les moyens les plus bas et dans le temps le plus court (Ionescu 1969 : 3-55). 128 Ion Vladutiu, l'auteur de la première synthèse de l'ethnographie roumaine (1973) dégage trois grandes directions de recherche dans l'ethnographie en général de cette période : la première serait l'étude des problèmes méthodologiques de la recherche ethnographique ; la deuxième, « l'étude du thésaurus de notre culture nationale » ; la dernière orientation s'intéresserait « à l'étude du phénomène ethnographique contemporain » (1973 : 109). 129 II importe de mentionner ici le rôle de « La Société roumaine d'ethnographie » de Cluj fondée en 1922 et transformée plus tard en « Centre d'études ethnographiques » de Sibiu, ainsi que de l'apport de deux personnalités, Romulus Vuia et Vâlsan. Malgré une thèse théorique soulignant la nécessité d'une étude cumulée de la culture matérielle et spirituelle (Vuia 1930), les ethnologues de Cluj plongeront dans une

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ethnographiques régionaux et locaux, vrais laboratoires d'étude de l'architecture rurale, de l'aménagement intérieur130, de l'art populaire, de la culture matérielle et même spirituelle liée à l'habitat (Stoica 1973 ; 1984 : 12 et 17-18). Le déplacement de la recherche de terrain dans le musée éloignera l'ethnographie de la dynamique de la société paysanne. Ainsi, on aboutit à une idéalisation du monde paysan. L'habitat paysan est décrit en termes de perfection et d'équilibre des formes, d'harmonie artistique et de simplicité, vertus héritées des ancêtres nobles, les Daces et les Romans131. Plusieurs études sur le bordei, (taudis), une construction rudimentaire considérée comme la plus ancienne forme d'habitation sur le territoire roumain, mettent en évidence les ressemblances avec les maisons sculptées sur le Colonne du Trajan de Rome (Antonescu 1984 :242, 243, etc.). À l'instar du costume, la maison paysanne acquiert ainsi la fonction de représentation de la spécificité d'un village ou d'une région sur la scène nationale. Tout comme au début du XIXe siècle, elle matérialise la preuve de l'ancrage de longue date de la nation roumaine dans ces terres (Stoica 1984). L'autre discours des années 1960 - 1980 est progressiste. Il est axé sur une éthique du travail et de la productivité (Verdery 1994 : 79). En ce qui concerne l'architecture rurale, on identifie deux attitudes. La première, plus dominante et plus visible, fait l'éloge du nouveau visage du village roumain : les maisons standardisées, les bâtiments à destination sociale et culturelle font l'objet de fierté du peuple car elles représentent l'expression d'une nouvelle éthique sociale fondée sur l'idée de l'amélioration économique et sociale de la vie des analyse matérialiste de la culture paysanne, avec un accent important sur la description matérialiste de la maison rurale et sur des typologies architecturales. Par exemple, l'étude de Romulus Vuia sur la maison de Transylvanie devient une sorte de Bible pour les ethnographes intéressés par l'étude de la maison rurale. Voir aussi Butura (1978). En 1992, Iordan Datcu publie la deuxième partie du travail de Butura axé sur la culture spirituelle roumaine (Cultura spirituala romaneasca, Minerva, Bucuresti). Dans la préface de ce dernier ouvrage, Datcu reproduit les mots de Ion Muslea, l'un des plus importants folkloristes de Cluj-Napoca et de la Roumanie, qui regrettait l'intérêt exclusif de Butura pour la culture matérielle (Datcu 1992 : 5). Voir aussi Florea Bobu Florescu et Marcela Focsa, « Observatii cu privire la arhitectura si interiorul din comuna Vrâncioaia (Vaslui) - Vrancea » [Observations sur l'architecture et sur l'intérieur des maisons de la comune Vrâncioaia (Vaslui) - Vrancea)] dans ***, 1965 : Studii si cercetari de etnografie si arta populara [Etudes et recherches d'ethnographie et d'art populaire], Muzeul de Arta Populara al Republicii Socialiste Romania, Bucuresti: 311-324. 0 Viorica Pascu, « Organizarea interiorului popular nasaudean » [L'organisation de l'intérieur populaire de Nasaud] dans L'annuaire du Musée ethnographique de la Transylvanie, 1971, Cluj : 112. 1 « En ce qui concerne l'habitation, nous pouvons affirmer qu 'il n'y a pas grande différence entre la maison paysanne d'il y a un demi siècle telle qu 'elle était dans certains endroits isolés des Carpates, et la maison des anciens », http://civiIizatiadaca.dap.ro/Cultura2.htm.

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paysans (Ionescu 1969: 11 ; Stahl 1964). L'autre attitude, plus timide et moins visible, appartient à certains ethnologues qui, suite à des recherches de terrain, attirent l'attention sur la dynamique du monde rural et donc, sur l'émergence de nouvelles problématiques. Les ouvrages émergeants mettent alors l'accent sur les caractéristiques de la nouvelle architecture rurale et sur ses liens avec la maison traditionnelle (Petrescu et Stahl 1960 ; Petrescu 1975 ; Petrescu, Stoica 1981)132. Le développement du second discours est très important pour nous car il signale l'apparition d'une nouvelle problématique qui a mis dans l'embarras, et le fait encore, bien des ethnologues. En effet, cette maison qui, malgré son emplacement au milieu rural, ne peut plus être analysée avec les moyens traditionnels. Elle est à la fois semblable et différente des constructions traditionnelles en termes de signification, de forme, de structure et de manière de l'habiter et de l'aménager.

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L'existence de deux discours ne correspond pas nécessairement à des camps scientifiques différents. La majorité des ethnologues a joué avec les deux afin de contourner la censure, condition sine qua non à la publication.

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3. JEUX D'ECHELLES. DU MONUMENTAL NATIONAL OU MONUMENTAL INDIVIDUEL 3.1. La maison paysanne moderne. Controverses autour d'un sujet rebel au paradigme ethnographique traditionnel Au début, le concept de « nouvelle maison » se trouve au carrefour de plusieurs débats qui visent essentiellement la naissance de l'homme nouveau et de la société nouvelle. Il ne peut alors pas être séparé de la relation entre la ville et le village133, des influences, des emprunts, du changement dans le sens de modernisation et de l'urbanisation, voire de standardisation134 du milieu rural, des conditions de l'homogénéisation sociale et administrative tant désirées. Le nouvel habitat de l'homme nouveau devait toutefois assurer son bien-être. Des termes comme confort135, bonheur deviennent alors usuels et définissent de plus en plus, entre autres, ce que devrait être la maison paysanne. Là où ces caractéristiques font défaut, les scientifiques interviennent pour les créer ou de les rendre possibles (Maier 1979 : 4 ; Matei, Mihailescu 1985 : 9). Ainsi, case noi (« les nouvelles maisons ») (Stahl 1969 : 170 ; Vladutiu 1973 ; Stanculescu 1966, Petrescu 1975 : 146-147) appelées parfois vile românesti (« des villas roumaines ») 133

Le sujet de la relation entre la ville et le village n'est pas nouveau. Nous avons déjà montré comment les goustiens ont analysé les effets de la migration ou de la mobilité des gens du milieu rural vers la ville et même, ailleurs. La grande différence est que, tandis que les goustiens voyaient les contextes de mobilité d'un mauvais œil, pour les ethnologues des années 1960, 1970, la dynamique spatiale des populations rurales représente le mécanisme d'amélioration du standard de vie, dimension très valorisée par l'idéologie communiste. Voir aussi G. Vladescu-Racoasa, Débuts d'industrialisation à un village roumain, dans ASRS, XIII (1936) : 470-473 ; A. Golopentia, Gradul de modernizare a regiunilor rurale aie Romaniei (Le degré de modernisation des régions rurales de la Roumanie), dans SR, IV (1939-1942), nr. 4-6 : 209-217 ; E. Botis, Urbanizarea taranului roman, dans « Revista Institutului Social Banat-Crisana », VIII (1940), nr. 3738:639-652; IX (1941), nr. 1-4:105-112; C. Grofsoreanu, Influenta industrializarii asupra taranului roman (L'influence de l'industrialisation sur le paysan roumain) dans SR, IV (1939-1942), nr. 1-3 : 22-24 ; M. Cernât, Orasul, satul si regiunea urbana (La ville, le village et la région urbaine), dans « Caminul cultural », Bucuresti, XI (1945), nr. 11-12 : 848-861. 134 Certains scientifiques, historiens surtout, ont cherché à démontrer que le processus de standardisation de l'architecture rurale est plus ancien, fait qui, implicitement, légitimerait les derniers projets de changement. Pour plus de détails, voir Andrei Panoiu, Arhitectura si sitematizarea rurala injudetul Mehedinti. Sec. XVIIIXIX (L'architecture et la systématisation du milieu rural au département de Mehedinti. XVllle — XIXe siècle), Muzeul National de Istorie, 1983, Bucuresti. 135 II ne faut pas oublier qu'à l'intérieur de son anthropologie de la maison, Amos Rapoport attirait l'attention sur la relativité de certains besoins fondamentaux tels le confort et, plus loin encore, le besoin même de confort qui peut varier d'une culture à l'autre (1973 : 86).

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(Petrescu 1975) sont analysées de deux manières. Le plus souvent, elles sont intégrées dans une tradition qui remonte au début du XIX siècle, moment où se produisent aussi des innovations dans l'architecture rurale. La seule différence serait que, à partir des années 1960, le caractère massif et accéléré des changements modifie non seulement la structure de la maison (plan, forme, matériaux de construction, aménagement intérieur), mais également la fonctionnalité de l'espace habité, les pratiques et les coutumes qui y sont attachées (Vladutiu 1973 : 159-170). De plus, dans la logique évolutionniste, elle représente le dernier modèle d'une tradition architecturale paysanne qui témoigne de l'authenticité et de la spécificité de la culture roumaine (Stanculescu 1983 : 41) ainsi que de l'amélioration du confort des habitants (Vladutiu 1973 : 185). Dans la même perspective, Stahl publie en 1964 un article qui s'intitule significativement « Les nouvelles maisons paysannes136 ». Il y inverse le rapport entre les dernières innovations et la tradition. Selon lui, les habitations rurales récentes reposent sur une tradition qui «graduellement s'est adaptée à des formes supérieures de vie» 137 (Stahl 1964:33). Au-delà de la charge idéologique de l'explication, l'unique chemin vers la publication, Paul Stahl démontre en fait que la construction à la verticale qui caractérise les derniers bâtiments paysans n'est pas nouvelle et non étrangère au village roumain138. L'influence des maisons des boyards du XIXe siècle expliquerait l'ajout d'un étage ou deux chez les maisons paysannes d'Olténie, au sud de la Roumanie (Stahl 1964 : 18). En plus, le passage de la maison à un niveau à la maison à deux niveaux a lieu en même temps que le changement des matériaux de construction, c'est-à-dire avec le passage du bois à la brique, puis au ciment (Stahl 1964 :21). Dans cet article et dans d'autres ultérieurs, Paul Stahl insiste sur cet aspect, tout en relativisant implicitement le rôle exclusif de l'État dans le changement des pratiques de construction par l'introduction de la verticalité dans la maison paysanne. 1 Dans ses articles des années 1960, il utilise les deux termes, populaire et paysanne pour nommer l'architecture rurale. 137 Cet article de 1964 est clairement idéologique. Après son départ en France à la fin des années 1960, il changera de discours. Cependant, il ne se focalisera plus sur le sujet sensible de « la nouvelle maison paysanne ». 138 En réalité, il vient à la rencontre d'une autre image du monde rural centrée par une maison dont la caractéristique principale serait notamment l'absence d'étages. La logique de base de l'évolution de l'espace bâti paysan suivrait exclusivement l'extension à l'horizontal par l'ajout de pièces ou par la segmentation de l'espace déjà existant (Paul H. Stahl 1978).

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Outre cet exemple, l'intégration de la maison rurale dans la tradition repose sur l'émergence du discours organiciste opposé à l'internationalisme des années 1950, début des années 1960. Il consiste en la revendication des valeurs nationales par le nouveau régime communiste de Ceausescu, démarche nécessaire afin de légitimer les mesures administratives139 d'ampleur mises en pratique à partir de l'année 19741 . C'est la période des grandes synthèses afin de démontrer l'unité, la continuité ethnique et culturelle du peuple roumain. Les auteurs se concentrent alors sur l'architecture roumaine, laissant de côté les autres communautés ethniques minoritaires. Les influences étrangères sont ignorées au profit de la valorisation et de la mise en évidence d'une spécificité locale, autochtone141. Cependant, certaines pratiques architecturales paraissent sortir, d'une part, des thèses ethnologiques de la continuité et, d'autre part, de l'image que le pouvoir se faisait de la société socialiste où les membres devaient être égaux, donc se loger de la même manière. « La tendance des paysans des régions montagneuses de construire des maisons massives en brique seulement, d'une architecture entièrement nouvelle, plus proche de la ville » étonne et est cataloguée par les ethnologues comme « inattendue » (Vladutiu 1973 : 1971). Pourquoi étonnent-elles ? Premièrement, c'est le volume et la forme inhabituelle par rapport à l'image de la maison traditionnelle ; deuxièmement, le luxe intérieur ainsi que le nombre croissant de pièces ne peuvent plus être expliqués avec l'argument utilitariste, lié au nombre des membres de la famille (Vladutiu 1973 : 183).

139

En 1938, Stanculescu propose Casa matca (« la maison-souche ») comme point de départ pour la création d'une architecture standardisée au milieu rural. Cette maison-souche qui représente en fait l'exemple de l'authenticité et de l'unicité de l'architecture rurale roumaine est composée de trois pièces, deux chambres et d'un corridor auxquels on ajouteprispa, une sorte de balcon situé devant la maison. A partir de ce plan, il est possible de rajouter des pièces ou des éléments en fonction des besoins individuels ou familiaux et ainsi, de créer le nouvel habitat socialiste (Stanculescu 1938 : 9-10 ; 1983 : 106). En mars 1974, lors du Xe congrès du parti communiste roumain, est légiféré le projet de la loi concernant la systématisation du territoire et des localités. En 1975-1976 commencent les démolitions de plusieurs villages du sud de la Roumanie notamment. Par exemple Maier 1979 : Arhitectura taraneasca si elementele ei decorative in vestul tarii (L'architecture paysanne et ses éléments décoratifs à l'ouest du pays), Comitetul de cultura si educatie socialista al judetului Arad ; Central de indrumare a creatiei populare si a miscarii artistice de masa (« Le Comité de culture et d'éducation socialiste du département Arad ; Centre d'orientation de la création populaire et du mouvement artistiques de masse »), Arad.

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Sans trop se questionner là-dessus, les auteurs préfèrent intégrer ces phénomènes «déviants» dans l'ensemble des transformations dues aux projets des dirigeants communistes. L'excès dû à des causes « occultes » est alors intégré dans le discours général et confortable du désir du peuple « d'améliorer les conditions de vie, d'augmenter le confort familial » et « de profiter des avantages de la civilisation moderne » (Vladutiu 1973 : 185). Quant à l'intérieur, les matériaux nouveaux d'origine industrielle, la présence d'appareils électroménagers, la télévision, la radio, la machine à laver, les meubles achetés au marché de la ville et les tissus industriels représentent les éléments clés de la modernisation, du confort et, implicitement, du bonheur et surtout de la fierté du paysan roumain142. Les transformations de la société rurale ne sont que « la conséquence naturelle de l'amélioration générale de la manière de vivre, du désir et des efforts de mieux vivre » (Vladutiu 1973 : 183). Ainsi, l'initiative personnelle par rapport à l'espace habité paysan est dissimulée à l'intérieur du discours de la volonté collective d'intégration dans un mouvement général, celui de la construction de la nouvelle société socialiste. Dans une autre perspective, cette fois opposée, la nouvelle maison représente la matérialisation de la rupture avec la tradition paysanne. Vila romaneasca (la villa roumaine)'43 comme l'appelle Petrescu (1975 : 146-147) est intégrée dans un concept plus 142

II est nécessaire de préciser que, dans l'ensemble, il était beaucoup plus prestigieux d'habiter dans un appartement en ville que dans une maison sur terre. Cela s'explique par la propagande socialiste, mais aussi par une réalité très simple. Dans les années 1970 -1980 les jeunes des villages partent en grand nombre dans la ville pour travailler. Ils reçoivent des appartements où les conditions de vie étaient meilleures que celles du village : la salle de bain, l'eau et l'électricité, etc. Après 1989, on a parlé de ce mouvement comme de quelque chose de dramatique. Or, je me rappelle très bien de mes tantes qui, filles de paysans, deviennent des Dames de la ville, chacune ayant son propre appartement (quoiqu'il appartînt à l'Etat) meublé et équipé. Je ne parle pas ici des cas de démolition des maisons de la ville et des habitants qui ont été forcés de déménager dans les blocs communistes, mais de la masse des paysans transformés en ouvriers. 143 Les caractéristiques de cette nouvelle architecture rurale seraient : le toit à quatre pentes, la planimétrie carrée qui parfois s'élargit en prenant des formes de « L » ou « U », les colonnes en arcades en béton, les colonnades en gypse, la présence d'un étage, l'utilisation des matériaux de constructions d'origine industrielle tel le béton, le métal, le plastique qui remplacent le bois, matériel définitif pour la maison traditionnelle paysanne. L'extérieur est très coloré, contrairement à la maison traditionnelle peinte en blanc ou en bleu, et souvent décoré de peintures naïves ou de miroirs. Concernant l'intérieur, il est essentiellement composé par le mobilier de type urbain, par des tissus et textiles industriels importés du Levant ou d'Occident, avec des scènes exotiques représentant des palmiers, des chameaux, etc. L'augmentation du nombre des chambres conduit à la spécialisation de l'espace en fonction du modèle urbain. La sufrageria ou salonul (« le salon ») remplace la « belle maison », la chambre pour les invités et pour les occasions spéciales. La fonction de cette nouvelle pièce reste la même que l'ancienne « belle maison », celle de représentation. Une nouvelle bucataria (cuisine) dotée d'appareils ménagers fait son apparition. (Petrescu 1975 : 144). Malgré la diversification fonctionnelle de l'espace d'habitation, Paul Petrescu met en évidence le transfert de fonctionnalité de

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large, celui d'architecture « populaire » qui n'a rien à voir avec la logique interne de l'évolution de l'architecture traditionnelle roumaine (Petrescu 1975 : 147). Au contraire, elle est le résultat d'une intervention externe qui, par ailleurs, est en cours de déroulement (Petrescu 1975 : 147). La principale cause de cette rupture serait la reconfiguration générale du village suite aux changements politiques et administratifs. Le passage de la surface morcelée des terrains qui « imprimait une organisation particulière au village, aux rues et qui, dernièrement, marquait les aspects de base de l'architecture populaire roumaine d'ancienne tradition » aux grandes surfaces de terrain arable, a induit automatiquement le changement de la structure et du fonctionnement du village, du ménage et de la famille (Petrescu 1975 : 140). Certaines constructions disparaissent car elles n'ont plus aucune utilité. La maison, quant à elle, n'est plus destinée aux besoins des agriculteurs mais devient plutôt, selon Paul Petrescu, une « résidence » servant uniquement pour dormir. L'auteur parle même de « villages-dortoir pour la foule de navetteurs industriels» situés en hinterland des grandes villes (Petrescu 1975 : 140). Une autre cause serait l'interaction entre le milieu rural et urbain (Petrescu 1975 : 139-147). Contrairement à la majorité des ouvrages abordant la maison « populaire », l'article de 1975 de Paul Petrescu ne remplace pas les termes à cause de la pression idéologique, mais il signale l'apparition de quelque chose de différent, d'une maison qui ne se soumet plus au même cadre épistémologique et fonctionnel que la maison paysanne traditionnelle1 . Sa conclusion est en quelque sorte prophétique, affirmant que « l'éclaircissement des termes viendra avec la définition des caractéristiques de cette nouvelle architecture, qui, aujourd'hui, est en plein processus de transformation et soumise aux tensions majeures déterminées par les changements fondamentaux de la vie du peuple des trente dernières années» (Petrescu 1975 : 147).

l'ancienne tinda ou chambre unique pour dormir, manger, habiter vers cette nouvelle cuisine qui devient ainsi l'espace à usage multiple pour tous les membres de la famille (Petrescu 1975 : 144). ' Plusieurs éléments déterminent l'auteur à parler de quelque chose de nouveau. La spécialisation des bâtisseurs qui remplacent la logique d'entre aide entre les voisins et les membres de la famille, l'usage grandissant des matériaux de construction industriels, le décor d'origine livresque et l'utilisation du métal et des matériaux en plastique « font en sorte qu'il n'est plus possible d'appeler (cette architecture) « paysanne », (terme supposant un lien avec une très ancienne tradition locale), mais «populaire », avec la perspective de l'appeler « rurale » dans le futur » (Petrescu 1975 : 147).

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Dans ses articles ultérieurs, des années 1980 notamment, il modifie son approche. Premièrement, même s'il continue à s'intéresser à la maison paysanne, Petrescu ne parlera, à notre connaissance, que vaguement de la nouvelle architecture du milieu rural nommée « populaire ». Deuxièmement,

il utilisera

le terme « populaire » pour nommer

exclusivement la nouvelle culture, urbaine et ouvrière, apparue depuis les années 1960 (Petrescu et Stoica 1981 : 6-7). Pliées sur l'antagonisme ville vs village, « la maison populaire » et « la maison paysanne » s'opposent : la première est urbaine, ouvrière, ancrée dans le présent, définie par une économie intensive ce qui lui confère une fonctionnalité différente de la seconde, qui s'encadre dans l'architecture traditionnelle, exclusivement rurale, liée à une économie autarcique etc. Par contre, il n'y a aucune référence à la « nouvelle maison » rurale (Petrescu, Stoica 1981). Malgré cette tournure du discours sur les nouveaux phénomènes architecturaux du monde paysan, qui s'expliquerait, cette fois, par l'augmentation de la pression idéologique dans les années 1980, les contributions de Petrescu apportent une nouvelle ouverture dans la littérature ethnographique sur la maison rurale. À la lignée du mouvement culturaliste rapoportian, il dénonce les typologies architecturales de la maison paysanne roumaine en général qu'il qualifie de statiques et de compliquées (Petrescu et Stoica 1981 : 5). Elles peuvent être utiles, mais comme instruments de recherche afin d'en tirer des conclusions visant l'organisation sociale de l'espace et non pas comme but en soi. La critique de la séparation entre le matériel et le spirituel, ainsi que l'accent mis sur le matérialisme descriptif, très à la mode dans les années 1970-1980145 permet à Petrescu de définir la maison comme croisement de la culture matérielle, des relations sociales et culturelles et surtout comme « objet d'art capable de communiquer des messages sur ses habitants » (Petrescu et Stoica 1981 : 5). L'accent passe ainsi de l'esthétique et de l'utilitarisme de la maison paysanne vers la (re)présentation « du statut de celui qui l'habite, de la fonction que son habitant occupe dans la société» (Petrescu et Stoica 1981 : 43). En suivant aussi les idées d'Henri Raulin et Georges Ravis-Giordani, Petrescu affirme que la sociabilité à l'intérieur de la communauté se déroule presque entièrement dans les limites de l'espace construit (Raulin et Giordani : 1978 :62 cités par Petrescu et Stoica 1981 :43). Ainsi, la 145

Voir, par exemple, Maier 1979 ; Spînu, Bratiloveanu 1987. 95

maison, l'intérieur surtout, devient « l'expression la plus concluante du style de vie et de la spiritualité, des idées, des mots, de la vie familiale et sociale », le miroir de la situation économique et sociale du propriétaire (Petrescu, Stoica 1981 :25, 44). Malgré la signalisation de la fonction culturelle et sociale de l'espace bâti, l'auteur ne montre pas comment elles se manifestent. Paul Stahl, par contre, se penchera sur la notion de maisnie , l'unité sociale fondamentale du milieu rural roumain (Stahl 1978 : 91). L'élaboration de ce nouveau concept lie à nouveau culture matérielle et spirituelle est possible par le départ de Paul Stahl à Paris où il étudie avec Claude Lévi-Strauss. Ses travaux, même récents s'inscrivent dans un champ d'études à grande échelle telle l'ethnologie balkanique. Contrairement à Petrescu, le discours de Paul Stahl échappe aux caprices idéologiques communistes, tantôt souples, tantôt contraignants. Cela lui permet d'aller vers les implications sociales de la relation entre l'individu et la maison. Paul Stahl met en évidence l'importance de la propriété dans la relation entre le paysan et la maison. Chaque individu n'a pas une maison, mais SA propre maison. Le concept de location n'existe pas dans le milieu rural147. Stahl explique cet attachement par la relation intime entre la maison et la famille car « on ne se marie pas si on n'a pas de maison ; un paysan installé comme locataire d'un autre paysan est une situation d'exception, extrêmement rare »148. Avoir une maison est la condition pour fonder une maisnie (Stahl 1978 : 94) et, implicitement, s'intégrer dans le réseau social villageois. Pourquoi la maison ? Tout simplement parce que « la maison devient l'expression apparente la plus visible pour l'existence d'une maisnie et d'un espace domestique ayant une vie propre » (Stahl 1974:401- 402). Selon Stahl, cette affirmation est demeurée vraie pour les villages

La maisnie est la somme de trois termes : la maison qui désigne la construction, la maisonnée qui désigne le groupe domestique et la maisnie ou maisniée qui désigne l'unité sociale en son ensemble. Les trois termes sont apparentés entre eux (Stahl 1978 : 92-93) Cette situation existe encore dans la ville aussi. Je me souviens des années pendant lesquelles j'étais étudiante à Cluj, dans les années 1990. Les gens qui louaient des appartements dans le centre-ville ou même dans des HLM avaient de gros ennuis à cause de voisins qui les surveillaient en permanence et qui manifestaient ouvertement leur mécontentement par rapport aux étrangers. L'attitude empirait s'il agissait de familles plus âgées qui louaient des appartements. L'attitude la plus agressive venait de la part des personnes âgées. Andrei Radulescu, Monografia comunei Chiojdeanca dinjudetul Prahova, 4e édition, Bucarest, 1940 : 23, cité par Stahl 1978 : 94.

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roumains jusqu'au XXe siècle149. Avoir ou construire une maison est alors lié à la « construction »

d'un

nouveau

statut

social

dans

une

pluralité

de

relations

sociales : familiales, parentales, villageoises. De plus, construire une maison implique une reconfiguration et une dynamique permanente des connexions sociales, économiques et symboliques entre divers groupes (Stahl 1991 : 1681 ; Petrescu, Stahl 1957). Selon Paul Stahl, la maisnie n'est pas une unité individuelle, mais collective (Stahl 1978 : 121 - 125). L'importance que le réseau social joue est évidente au moment où interviennent des facteurs extérieurs tels ceux politiques et administratifs. Même si ces derniers peuvent induire des modifications importantes dans la configuration villageoise, cela ne signifie pas qu'ils ont le même impact sur les pratiques d'habitation et des fonctions de l'espace habité, les coutumes, etc. Paul Stahl donne l'exemple de l'effet de la réglementation de l'État roumain en 1894 sur le système d'habitation rurale qui suivait le principe général : une maison = un seul foyer (feu). La loi prévoyait que la maison paysanne devait avoir « deux pièces, une à droite et la deuxième à gauche, avec une salle située entre elles, où sera placée la cuisine» (Cazacu 1906:540 - 551 cité par Stahl 1978 : 117). Or Stahl montre clairement que malgré l'existence de deux foyers dans la même maison, les paysans ont continué d'en utiliser un seul et d'habiter une seule pièce même s'il s'agissait de deux générations (1978 : 117 - 118). Par contre, dans ses articles des années 1970, 1980 rédigés en France, il n'avance aucun commentaire semblable sur les effets des mesures communistes sur les pratiques d'habitation en Roumanie. Ce n'est qu'en 2000, après la chute de Ceausescu, qu'il fait une remarque sur les mesures administratives et politiques des années 1950-1960 qui ont laissé des traces dans la configuration et le fonctionnement de certains villages. Sans aller trop loin dans l'explication, il exprime son étonnement par rapport à la région de Maramures, 149

Afin d'exemplifier l'interdépendance entre le mariage et la construction d'une maison, Stahl donne comme exemple la recherche de Nerej menée par Costafora : « Lorsque le père considère que son fils ou sa fille a accompli l'âge de raison - même si aucun mariage n'est en vue -, il calcule, tenant compte de chacun de ses enfants, la quote-part qui lui revient dans chaque partie de son avoir. Il bâtit pour l'intéressé une maison et le met en possession du tout. En ce qui concerne les garçons, l'accomplissement de leur service militaire est généralement un signe manifeste de maturité. Durant nos recherches d'une durée d'un mois à Nerej, nous avons pu observer trois cas où les pères, ayant délimité l'avoir qui revenait à chacun, étaient en train de bâtir des maisons pour leurs jeunes garçons, alors militaires et dont aucun n'était marié » (Costafora 1936 : 116, cité par Stahl 1974:402). 97

voisine du Pays d'Oas, où « les villages non collectivisés se sont enrichis comparativement aux villages collectivisés qui sont restés plus pauvres ». Il mentionne aussi « des quartiers entiers de maisons neuves non occupées ; elles sont destinées aux enfants qui les occuperont au moment du mariage ». Selon lui, la nouvelle maison attire un important changement dans le fonctionnement de l'institution du mariage et de l'héritage. Contrairement aux anciennes règles, lorsque l'obligation de construire une maison revient aux parents du garçon, « la fille reçoit elle aussi comme dot une maison construite par ses parents » (Paul Stahl 2000 : 117).

Ce que nous devons tirer des ouvrages de Paul Stahl est principalement la charge identitaire de la culture matérielle. Selon l'auteur, le matériel communique plusieurs types d'identités en fonction du réseau social dans lequel l'individu se place à un moment donné (Paul Stahl, 1979 : 161). Plus loin encore, ses formes de manifestation visent surtout l'extérieur, le visible : le costume ou les vêtements, parfois la langue ou l'accent ou le tatouage et bien sûr la maison : « De nos jours encore, là où les populations d'origine diverse habitent ensemble ou à côté, on distingue les uns des autres p a r tous les éléments de leur vie : organisation de l'habitat, organisation de la cour, aspect de la maison, parfois seulement des signes extérieurs posés sur les maisons spécialement pour se distinguer, les objets de l'intérieur » (Paul Stahl 1979 : 162).

Un autre aspect mérite notre attention, c'est l'importance accordée à l'idée de réseau social et communautaire afin de définir le fonctionnement du village traditionnel et de la maisnie roumaine ancienne. Cette idée n'est pas nouvelle. Elle a été énoncée en 1939 par H. H. Stahl, qui affirmait que le village est plus qu'une communauté physique. Elle est aussi psychique : « Lorsque nous avons étudié le village archaïque roumain, nous avons dû reconnaître que ce village n'est pas un assemblage de gens sans liens entre eux. Le village est tout d'abord un patrimoine commun, avons-nous dit. Le village est aussi un groupe homogène d'hommes, dont la cohérence est obtenue par des liens de consanguinité, quelquefois tellement forts qu'ils deviennent la règle de l'organisation sociale. Le village est tout aussi un système économique collectif, un atelier de travail, une organisation administrative et politique autonome ». (H. Stahl 1939,1 : 383). Ce n'est pas par hasard que

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les ouvrages de H. H. Stahl sont populaires dans la Roumanie des années 1970-1980. La théorie de l'esprit communautaire qui « gouvernerait » d'une manière diffuse le fonctionnement du village a été facilement appropriée surtout par les scientifiques, architectes notamment, auxquels revenait la tâche de mettre en application les projets de systématisation venus du centre. Dans les années 1980, la maison paysanne est doublement revendiquée. D'une part, à cause de son lien avec le passé, elle représente la « matérialisation de l'histoire et de l'identité du peuple roumain »150. D'autre part, la maison rurale devient le modèle d'une architecture monumentale à l'image du pouvoir communiste (Joja 1984 ; Stanculescu 1987). Ainsi, les architectes sont principalement ceux qui rendent visible la double valeur de la maison traditionnelle paysanne sur la scène nationale, tout en l'intégrant à la fois dans la définition de la nation roumaine socialiste et ensuite dans les grands projets de modernisation de la société roumaine151. Mais comment incorporer une architecture caractérisée justement par sa minceur, son insignifiance, sa simplicité, sa vulnérabilité1

dans la vision maoïste des

dirigeants ? Selon les architectes, il faut prendre certains éléments représentatifs de la maison traditionnelle paysanne, les calquer afin de les amener à l'échelle des exigences de

« La maison du village traditionnel, vrai microcosme, détient en soi le privilège d'une synthèse mythique. Par sa simplicité archaïque, elle garde les proportions d'une mystérieuse époque de l'or, transmise de génération en génération, par des constructeurs. Son espace, bien défendu des transgressions profanatrices, est fermé par des portes qui, parfois, ont quelque chose de la sacralité des portes du soleil sculpté, symbole apollinique sculpté dans la chair dure du bois ». Les colonnes de la véranda sculptées par des artistes des quatre coins de la Roumanie « gardent depuis des siècles, des millénaires peut-être, l'unité des motifs ornementaux (Zoe Dumitrescu-Busulenga, « Valori perene aie culturii populare » [Les valeurs pérennes de la culture populaire], dans Revista de etnografie sifolclor (Revue d'ethnographie et de folklor) Tome 33, Nr. 1, 1988:5. ' ' Les architectes avaient la charge principale de proposer des projets capables de s'intégrer dans les directives centrales de standardisation et de systématisation du milieu rural et urbain. Ils attiraient alors l'attention sur le danger du répétitif et de l'homogénéité architecturale. La solution proposée tant pour la ville que pour les constructions à caractère social et culturel du milieu rural a été l'intégration du « spécifique local » dans les nouveaux projets architecturaux (Vladescu 1968 : 8 ; Joja 1970 :36-37 ; voir surtout Paul Focsa 1970:38-39). Il ne faut donc pas commencer la systématisation des villages sans connaître les conditions de vie du paysan roumain. Il faut chercher « ce qui nous appartient et nous différencie des autres, même s'ils vivent sur le territoire roumain » (Stanculescu 1987). 152 Une des caractéristiques de la maison paysanne mise en évidence par les ethnologues a été le bois, comme matériel de base de construction. Plusieurs chercheurs expliquent cette préférence par le destin fataliste des Roumains qui devaient toujours s'enfuir et abandonner leurs maisons à cause des envahisseurs. Ils étaient alors obligés de construire des maisons petites et d'utiliser des matériaux soft afin de pouvoir les rebâtir vite et facilement (Drazin dans Miller 2001). 99

la nouvelle architecture du pouvoir. Ensuite, il faut les multiplier1 . Les colonnes monumentales de plusieurs bâtiments de la ville ou aussi des balcons des maisons privées issues des programmes de standardisation des villages représentent en fait une interprétation à grande échelle des colonnes en bois de la véranda de la maison traditionnelle paysanne154 (loan 1999 : 115-116). En fait, ce bricolage traduit par la monumentalisation et la multiplication des éléments « emblématiques » de la maison traditionnelle paysanne matérialise le premier pas vers la naissance d'un nouveau concept, celui de maison ou d'architecture roumaine. Tout ce travail surgit dans le cadre du même discours nationaliste homogénéisant qui reconnaissait les valeurs nationales, en refusant toute forme d'influence étrangère et en niant toute différence entre la ville et le village, tout individualisme local ou régional155. Quant à la littérature ethnographique des années 1970-1980, elle reste modérée et prudente156. La monumentalisation de l'architecture paysanne est toujours justifiée par son appartenance à une tradition architecturale lointaine et par le discours du changement de style de vie des Roumains. Comment expliquer cette hésitation dans le contexte où la nouvelle architecture rurale devenue populaire représentait pour le pouvoir la

153

Augustin loan 1999. Power, play, and national identityù : politics of modernisation in Central and EastEuropean Arhitecture, The Romanian Cultural Foundation Publishing House, Bucarest. Voir notamment le chapitre dédié à l'architecte Constantin Joja, The recourse to the Vernacular : Constantin Joja : 103. 154 Voir le cas célèbre de Constantin Joja, architecte de la période communiste, qui soutenait l'idée que le caractère national de l'architecture nouvelle devrait être obtenu par l'application du make-up des formes traditionnelles dans les structures volumétriques modernes. Il propose l'appel à une ou deux caractéristiques de la maison paysanne et leurs amplifications (loan 1999 : 103-107 et 120-130). 155 Constantin Joja justifie la légitimation de l'intégration de la maison paysanne dans la nouvelle architecture par le fait qu'elle incorpore en fait la monumentalité que les ethnologues ont toujours ignorée. Dans son exercice de définition d'une architecture Roumaine, il essaie de démontrer que l'architecture urbaine n'est qu'une variation de l'architecture rurale. Pour comprendre le travail de la « monumentalité» de la maison paysanne, voilà un fragment : « Dans ses trois hypostases, avec l'échelle cachée, avec l'échelle apparente ou avec foisor, la maison rurale garde son unité, sa dynamique et sa monumentalité foncière » (Joja 1984 : 95). Par exemple, Georgeta Stoica affirmait que le processus de transformation de la maison paysanne n'est pas le résultat d'une diversification typologique ou d'une rupture, mais d'un processus de généralisation de certaines formes particulières déjà existantes en conformité avec les « exigences modernes de vie » (1973 : 9). Un autre auteur signale le changement important de l'architecture populaire traduit principalement par l'augmentation du volume, par l'amplification à la verticale et à l'horizontale des anciennes proportions, la maison gagnant un plus de monumentalité dans l'ensemble de la gospodaria. L'augmentation de l'extérieur correspond à une croissance du nombre des pièces « adaptées aux nouvelles conditions de vie » (Cojocaru 1983: 101).

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matérialisation de la réussite du peuple et où la maison traditionnelle paysanne est valorisée et intégrée dans l'architecture monumentale créée à l'image de ses dirigeants ? Malgré cette multiple mise en valeur de l'architecture rurale, plus ou moins ancienne, la majorité des ethnologues dont l'objet d'étude était le village et la tradition ne pouvait pas accepter la dissolution de leur objet d'étude. Ne pouvant mettre en doute les projets politiques, l'alternative était soit de se taire, soit de tout mettre au compte du confort, notion d'ailleurs très vague, jamais expliquée ou définie, mais, sans doute, très confortable. Une deuxième explication serait, comme nous l'avons déjà montré, les effets imprévisibles des mesures administratives qualifiées parfois d'« étonnantes » : l'apparition des maisons sortant du commun par le luxe, par les dimensions ostentatoires qui ne correspondent pas aux besoins de la famille (Vladutiu 1973 : 83 ; Cojocaru 1983 : 101 ; Focsa 1975, 1999)157, choses qui visiblement ne se conformaient pas non plus aux projets d'uniformisation des maisons et du style de vie des gens. Pour expliquer ces « déviances », il fallait faire appel à des informations plus ou moins informelles et aller dans l'underground du système, ce qui n'était pas possible non plus. La littérature ethnographique traitant alors de la nouvelle architecture des années 19701980 ou des transformations de la maison paysanne se voit enveloppée dans un discours de réussite générale de la société grâce au Parti communiste qui condamne l'initiative personnelle. Il s'y ajoute l'enveloppe nationale - communiste, dominante surtout dans les années 1980, qui encourage l'appel à la source inépuisable des motifs « nationaux » que la maison vernaculaire peut offrir (Joja 1984 : 75-102)158. Ainsi, l'architecture «mineure» doit être transposée en matériaux industriels dont le béton est le maître1

et, ensuite,

157 Plus tard, Cuisenier évoquera une recherche qu'il avait entreprise en 1973, dans la région de Maramures, avec Mihai Pop, où il avait compris que, au niveau local ou régional, les projets centraux étaient contournés au bénéfice des individus ou de la petite nomenklatura communiste (1994 : 49-50). 158 Parallèlement au discours nationaliste - communiste, il émerge aussi un discours basé sur les métaphores de la cybernétique, dont « la maison capsule», concept qui apparaît à la fin des années 1960 dans toute l'Europe. Ces théories faisant appel à l'architecture traditionnelle, chose spéculée par les spécialistes roumains à l'époque et transposée dans un discours nationaliste, même protochroniste (Joja 1984), sont reprises de Kurokawa qui, à partir de l'exemple japonais, a élaboré les concepts de cyborg-architecture et de maison capsule (loan 1999 ; 2004 : 172). 159 II faut rappeler que le bois est essentiel dans la définition de la spécificité de l'architecture rurale roumaine. Il est certain que son remplacement par du béton devrait avoir un impact majeur, non seulement sur la forme de la maison et les pratiques de construction, mais aussi sur le discours identitaire des gens et les travaux des

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traduite à l'échelle monumentale par augmentation et multiplication. C'est la base du projet plus ample de création de «l'identité nationale» de type socialiste qui impliquait l'effacement des identités locales et régionales manifestes dans les différences importantes dans l'architecture vernaculaire de chaque région historique de la Roumanie (loan 1999 : 154). Graduellement, la Maison Paysanne devient Roumaine, prise dans le concept plus large et homogénéisant d' « architecture nationale » afin de légitimer et d'affirmer l'unicité /l'unité et le pouvoir du régime communiste. Malgré une majorité qui soutenait les effets bénéfiques des projets de systématisation, certains architectes et ethnologues attirent toutefois l'attention sur les dangers du passage de l'habitation individuelle à l'habitation collective et aussi sur la résistance des paysans envers ce changement (Coloman 1967 :25, Focsa 1975, Petrescu 1975). Le principal danger était de détruire l'individualisme et la spécificité du monde paysan qui se traduisait par deux caractéristiques fondamentales : une maison par famille et une communauté villageoise restreinte. Avec la mise en pratique des programmes de systématisation par la destruction des villes et des villages dans les années 1970-1980160, le discours nationaliste sur l'architecture paysanne comme « matérialisation de l'histoire et de l'identité du peuple roumain » devient une arme de lutte contre la restructuration radicale des centres des villes et des villages. Dans une première protestation (29-30 janvier 1981), l'Union des Architectes organise une séance de communication sur l'idée que « la destruction de l'héritage161 architectural représenterait un coup très dur à la culture nationale et discréditera les architectes aux yeux de la communauté internationale ». Déménager les paysans dans des bâtiments

ethnologues. Le béton n'était pas seulement un matériel de construction parmi d'autres, mais la matérialisation de la nouvelle société socialiste telle que décrite par Hrasciov, en Union Soviétique. Les édifices en béton sont forts, monumentaux. De plus, « le béton » est révolutionnaire parce qu'il est le résultat de l'industrie lourde. Il est aussi gris, la couleur des travailleurs (Sciusev). Contrairement à la glace, par exemple, le béton est « masculin », âpre, viril (Glendenning & Muthesius 1994 : 92), massif et immobile, matérialisation du progrès et du matérialisme (loan 2004 : 147-148). Le 17 avril 1984 sont mises en oeuvre les bases légales nécessaires à la poursuite du plan de systématisation des villes et des villages, élaboré dans les années 1970. Cela a comme effet la destruction du centre ancien bucarestois et aussi des villages entourant la capitale. L'héritage architectural incorporait, à côté de la maison traditionnelle paysanne, les églises et aussi les anciens bâtiments urbains.

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multifamiliaux et rassembler plusieurs villages1

afin de créer des agrovilles devient

synonyme de destruction de l'héritage paysan, « synthèse de l'histoire du peuple et expression de l'identité nationale» (Emandi et Ceausu 1991 :260-262). Des Roumains à l'étranger n'hésitent pas à dénoncer cette situation. C'est le cas de Dinu G. Giurescu qui, en 1989, adresse une lettre ouverte aux grands pouvoirs occidentaux afin d'attirer l'attention sur la catastrophe architecturale en cours en Roumanie (1989). Cette fois, le profil collectif du fonctionnement villageois est minimalisé en faveur de la mise en avant de l'individualisme paysan exprimé dans les pratiques d'habiter «one family house» (Giurescu 1989:23). À cet individualisme, s'ajoute l'idée que la maison paysanne est « une synthèse de l'histoire du peuple et elle exprime l'identité nationale. Détruire cet héritage rural et le remplacer avec des constructions standard signifierait non seulement détruire des siècles de longue évolution, mais aussi changer l'essence d'une nation à travers une sorte d'ingénierie. Du jamais vu dans la longue histoire de l'Europe» (Giurescu 1989 :23). Il est clair que toucher à l'architecture rurale traditionnelle signifie toucher à l'identité d'une nation et d'un peuple. En définitive, la littérature ethnographique des années 1970, 1980 sur la maison rurale en général font preuve de... circonspection et de non-dit. À part la signalisation du changement régional mise au compte des changements officiels, de quelques voix timides attirant l'attention sur les effets de la standardisation, ou de quelques essais tentant de théoriser ou de situer quelque part la nouvelle architecture émergente, les chercheurs ne pouvaient pas dire grand-chose. Premièrement, c'était la nature « perverse » du phénomène de construction des nouvelles maisons qui, malgré le fait qu'il fut déclenché par les programmes officiels de modernisation du monde rural, ne se conformait pas à l'image que le pouvoir se faisait de la société nouvelle communiste. Nous le démontrerons dans le cas du Pays d'Oas. Deuxièmement, il s'agissait de phénomènes en plein déroulement qui, en 162

Plusieurs anthropologues dont les recherches portaient sur le colonialisme soulignent le fait que les missionnaires ont vu dans la transformation de l'habitat imposé aux colonisés le moyen le plus sûr d'obtenir leur conversion. Voir le cas des Bororos dans Lévi-Strauss (1955 : 229). Voir aussi Bourdieu et Sayad qui, dans le contexte extrême des déplacements des populations rurales d'Algérie entre 1955 et 1962, démontrent comment le déracinement en masse et de force peut ébranler les structures fondamentales de l'économie et de la pensée paysannes. Pour ces auteurs, « la réorganisation de l'espace habité est donc obscurément saisie comme une façon décisive de faire table rase du passé en imposant un cadre d'existence nouveau en même temps que d'imprimer sur le sol la marque de la prise de possession » (1964 : 26-27).

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plus, étaient déclenchés par des interventions extérieures au fonctionnement du village, phénomène avec lesquels les ethnologues étaient peu habitués. Ce n'est pas par hasard que la majorité des scientifiques qui écrivait au sujet de la nouvelle maison rurale roumaine étaient des architectes, car c'était à eux de créer le nouveau visage du village roumain. Ainsi, dans les années 1970, la revue Arhitectura (Architecture) dédie deux numéros à la systématisation des villages, à la standardisation de l'architecture rurale et aux effets de ces projets1 3. Dans ces deux numéros, l'architecture émergeant surtout à partir de 1974, dans le milieu rural, est intégrée grosso modo dans un discours de réussite collective grâce au soin du Parti communiste (Stanculescu 1966 : 6 ; Vladutiu 1976 : 15 ; Maier 1979 : 4 et 63-64). Habiter un appartement dans la ville ou une maison à la campagne qui suit les plans de standardisation représentait la matérialisation de l'intégration parfaite dans la nouvelle société socialiste. Cela conférait de la reconnaissance de la part des autres. La revue Arhitectura devient alors la tribune de ces artisans qui sont là non seulement pour étudier une réalité sociale, mais également pour la créer et donner un diagnostic sur la réussite ou la faillite, cette dernière étant la moins souhaitable de leurs propositions.

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Arch. loan L. Baucher, « Tendinte in arhitectura si sistematizarea noua a satelor» [Nouvelles tendances dans l'architecture et dans la nouvelle systématisation des villages], dans Arhitectura, XIX, 5(132), 1971 : 39 ; Arch. Dumitra Vernescu, « Prolegomene » [Prolégomènes!, dans Arhitectura, XVIII, 2 (123), 1970:37-38 et Arch. Horia Teodoru, « Trebuie studiata noua arhitectura a satelor» [Il faut étudier la nouvelle architecture des villages], dans Arhitectura, XVIII, 2 (123), 1970 : 54 ; Arch. loan Popescu, « Noile functii aies casei rurale» [Les nouvelles fonctions de la maison rurale»] dans Arhitectura, XVIII, 2(123), 1970 : 47-48 ; Arch. Mircea Talasman, « Confort in locuinta rurala » [Le confort dans l'habitation rurale], dans Arhitectura, dans Arhitectura, XVIII, 2(123), 1970 : 50-51 ; Arch. Dumitru Iancu, « Aspecte aie noii arhitecturi rurale » [Aspects de la nouvelle architecture rurale], dans Arhitectura, XIX, 5(132), 1971 : 40-41. Arch. Aurelian Triscu, «Arhitectura sateasca » [L'architecture villageoise] dans Arhitectura, XVI, 5(114), 1968 : 12 ; Arch. Ghika-Budesti, « Trebuie sa ne adaptam noilor nevoi functionale » [Il faut s'adapter aux besoins fonctionnels nouveaux], dans Arhitectura, XVIII, 2 (123), 1970 : 53-54 ; Ofelia Stratulat, « Studii asupra gospodariei si locuitei rurale » [Etudes de la gospodaria et de l'habitation rurale] dans Arhitectura, XVII, 2 (117), 169 : 8-13 ; Cezar Niculiu, « Locuinta satului din Baragan in contextul dezvoltarii judetului Ialomita » [L'habitation au village de Baragan dans le contexte du développement du département d'Ialomita] dans Arhitectura, XXII, 3(147), 1974 : 55-57 ; Radu Coloman, « In unele sate se mai construieste spontan si neorganizat » [Dans certains villages on construit encore d'une manière spontanée et désorganisée] dans Arhitectura, XV, 1 ( 104), 1967 : 25 ; Arch. Alexandra Budisteanu, « Sistematizarea si modernizarea procese cu efecte de amploare pentra inflorirea satelor patriei [La systématisation et la modernisation processus aux amples effets pour la prospérité des villages de la patrie] dans Arhitectura, Revista economica (La revue économique), 24, 1988, Bucuresti : 3-6. Ce dernier a été le chef du Centre de systématisation (Giurescu 1989:26).

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3.2. Du monumental national au monumental individuel On arrive ainsi aux années 1990 avec le sentiment qu'on a tout et rien fait. D'une part, on se retrouve avec une immense bibliographie positiviste sur la maison traditionnelle entamée par les muséographes, par les ethnologues et par la petite intelligentsia locale. D'autre part, les travaux sur le changement des architectes et de certains ethnologues font émerger les grandes lignes de la nouvelle architecture sans qu'aucune analyse approfondie ne soit effectuée. Juste après 1989, l'architecture devient l'un des sujets des débats publics sur l'identité nationale et individuelle des Roumains et sur l'image de la Roumanie à l'étranger. Plusieurs problèmes surgissent : les effets de la systématisation et de la standardisation de l'architecture urbaine et villageoise. La nationalisation des bâtiments, les démolitions et l'architecture mégalomaniaque du régime de Ceausescu déclenchent des confrontations politiques et des débats nationaux. Malgré la présence permanente de ces sujets dans les médias, peu de scientifiques se sont aventurés à faire des recherches approfondies et des analyses permettant de passer au-delà de l'impression générale et surtout du discours de victimisation. La majorité des études publiées vise surtout les effets des démolitions des villages du sud de la Roumanie et les programmes radicaux de systématisation et de standardisation du milieu rural des années 1980. L'image offerte par la majorité de ces études est dramatique. Elle se résume à une domination absolue du pouvoir communiste et à une soumission tacite et impuissante des gens ordinaires (Deltenre-de Bruycker 1992, Emandi et Ceausu 1991 ; Mungiu-Pippidi et Althabe 2002, Cuisenier 1989 : 42). Exception faite de Cuisenier qui, comme nous allons le montrer aussi, relativise les choses en montrant les failles du système idéologique et la manière dont les gens contournaient les directives du centre. Il relativise aussi le pouvoir diabolique du couple Ceausescu, en démontrant, à partir de cas concrets, que les gens ordinaires étaient aussi à la merci des fonctionnaires locaux et de leurs intérêts personnels (Cuisenier 1989).

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Deuxièmement, l'architecture mégalomane de Ceausescu symbolisée par la Maison du Peuple a eu un effet presque mystique sur l'opinion publique roumaine et étrangère. Les débats concernant son sort ont divisé la population en deux : une partie composée de l'intelligentsia roumaine ressentait la honte d'être représentée par un tel bâtiment qui repose sur des démolitions massives de l'ancien centre bucarestois et sur la démesure de Ceausescu, l'artisan de ce projet. Ils ne voyaient donc aucune raison de faire de la Maison du Peuple un symbole de la Roumanie moderne. L'autre moitié des gens, moins radicale, composée surtout de politiciens et de spécialistes étrangers, plaidaient pour une récupération du bâtiment (devenu d'ailleurs le siège du Parlement roumain) et son réinvestissement symbolique, ce qui présentement fait de lui l'emblème de la ville et du pays (Iosa 2006 ; 2008 : 127). Les analyses de Iosa démontrent le fait que ce bâtiment qui, au début des années 1990, était le symbole du communisme, «creuset de tous les ressentiments roumains » devient de nos jours le symbole de la roumaineté démocratique, objet de fierté nationale et matérialisation de l'esprit de sacrifice des Roumains (Iosa 2006). Ainsi, la redéfinition identitaire de la nation roumaine passe aussi par une reconversion des bâtiments issus des projets communistes et par une réhabilitation symbolique afin de légitimer leur usage par les nouvelles institutions, par les nouvelles pouvoirs politiques et, pourquoi pas, par la foule qui se rassemble à l'occasion d'importants concerts organisés devant la Maison du Peuple, sur la place de l'Union (Iosa 2006 : 112-116)164. En ce qui concerne le monde rural, les effets de la collectivisation et de la systématisation architecturale font l'objet d'études, notamment les villages de sud de Roumanie, la région la plus touchée165. Étant donnée la nature récente du phénomène, peu d'auteurs ont osé relativiser les choses en discutant d'autres exemples, moins tragiques. Tout cela non pas pour minimiser l'impact des mesures politiques communistes sur l'habitat rural, mais pour montrer la capacité de la société à développer, dans des situations de contrainte, des Parallèlement à l'utilisation que les élus de la nation font du Centre civique, l'église orthodoxe devenue de plus en plus influente après 1989 tente de construire au Centre civique la Cathédrale de la Nation, un bâtiment capable d'éclipser la monumentalité du complexe communiste (Iosa 2006). Ces recherches représentent la suite des cris de désespoir de l'intelligentsia roumaine en exil, dans les années 1980, face aux projets de «systématisation» des villages et de «restructuration» du centre du Bucarest. Ils attiraient l'attention sur le danger du «rasement» de l'architecture urbaine ancienne et des villages, synonyme à l'effacement de l'histoire et de l'identité culturelle du peuple roumain. Pour plus de détails, voir la lettre de Eugen Ionescu, (juin 1989), reproduite et commentée par Radu Boruzescu, Martor, nr. 5, 2000 : 184-188 et, surtout, Giurescu 1989.

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stratégies afin de contourner ou bien plus, de tirer profit des décisions du centre (Cuisenier 1994, Pippidi et Althabe 2002). Cuisenier donne l'exemple du district de Baia Mare (voisin au Pays d'Oas) où la « règle » suivie pour la construction d'une maison «type» dans les années 1970 était « l'arrangement » ou « l'accommodement » entre les propriétaires et les autorités locales. Le résultat est « le comble du paradoxe» (constatation de Cuisenier et Pop en 1973 et reprise dans Cuisenier 1994 :49). « En voulant imposer des plans-types, issus de modèle urbains parfaitement étrangers à la tradition locale, les architectes chargés de la systématisation affranchissaient les villageois du respect obligé des modèles anciens. Mais incapables de contrôler le respect de ces plans-types, ces mêmes architectes planificateurs laissaient le champ libre à la fantaisie des constructeurs»166 (Cuisenier 1994 :49). Il en résulte une diversité incroyable de variations du même modèle. D'ici naît l'impression générale que les maisons ayant émergé dans les années 1970 et 1980 sont identiques et cependant différentes. Selon Cuisenier, l'architecture rurale des années 1970-1980 n'est donc pas nécessairement le résultat de la conciliation entre un modèle ancien et un modèle nouveau, dans la plupart des cas impossible, mais « d'une expérience ludique de l'espace ». À partir d'un plan unique, on jouait avec l'espace en créant « d'invraisemblables compositions spatiales ». Contrairement à cette période ludique, après 1989, « on joue avec la fantaisie » (Cuisenier 1994 : 49). Cuisenier ne développe pas cette dernière affirmation. En fonction du degré du jeu avec les contraintes administratives, Cuisenier identifie deux sortes de « maisons neuves ». Une partie reprend, à des adaptations mineures près, les formules architecturales issues de la tradition : deux chambres latérales séparées par un vestibule. L'autre partie se conforme aux modèles d'inspiration urbaine imposés par les systématiseurs de la région (Cuisenier 1994 : 151). Loin de respecter les directives, les maîtres d'ouvrages faisaient preuve de ruse et, avec la complicité des autorités locales, construisaient ce que le propriétaire désirait (Cuisenier 1994: 151). Abandonnées aux

l66

Des architectes tels Stanculescu encourageaient cette liberté ultérieure du propriétaire d'intervenir auprès du plan unique (Stanculescu 1966).

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hasards du goût, de la mode, de la fantaisie ou de la volonté moderniste, il en résulte, selon Cuisenier, d'incroyables habitations kitch (Cuisenier 1994 : 151). Cuisenier termine ses réflexions sur « la nouvelle maison » rurale avec l'idée, très importante pour nous, que « rien n'illustre mieux les tendances divergentes que traverse la culture roumaine que le traitement architectural de la cour d'habitation et de la face qu'elle expose au public par son enceinte et son huis : le portail. » L'implantation des deux bâtiments est, selon Cuisenier, gouvernée par deux règles : « offrir aux gens qui passent une façade qui marque ostensiblement le rang de celui qui habite là ; l'orientation vers le soleil » (Cuisenier 1994 : 153-154). Finalement, il constate que la systématisation n'a pas affecté les pratiques et la symbolique de la construction des bâtiments car on « ne bâtit pas sur plan », mais en racontant, comme on narre un conte (Cuisenier 1994 : 155). Dans la même lignée, Mihailescu et Nicolau constatent comment l'organisation de l'intérieur de la maison paysanne fut reprise et adaptée à l'intérieur des appartements des blocs communistes par les paysans venus dans la ville pour travailler ou par les personnes dont les maisons furent démolies (1991; 1992 : 19). En reprenant la conclusion de Cuisenier, nous irons plus loin, en démontrant que la « nouvelle maison » des années de la systématisation dans son ensemble témoigne d'une dynamique sociale jamais vue. Autrement dit, cette « nouvelle maison » peut représenter pour l'anthropologue l'une des clés de la compréhension plus profonde de la relation entre l'individu et un système de contrainte (politique, administratif, social), et plus précisément de la manière dont les gens sont capables de développer des stratégies afin de contourner les contraintes extérieures à leur propre style de vie. Plus loin encore, il s'agira d'observer si cette maison n'est pas devenue la matérialisation d'une nouvelle identité, non pas collective comme le système politique le voulait, mais bien individuelle, paradoxalement intégrée et adaptée au contexte plus large du discours idéologique. Nous verrons également si cette nouvelle identité « masquée » dans la matérialité de la maison n'est pas devenue, d'un coup, explicite, réclamée et affirmée après la chute du régime communiste.

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Contrairement aux sujets que nous venons d'énoncer, il en émerge un autre après 1989 qui, apparemment, n'a rien à voir avec le passé récent. Il s'agit d'une frénésie de construction de maisons privées, autant en milieu rural qu'en marge des villes. La dénomination de « nouvelle maison » couvre cette fois les bâtiments du milieu rural et urbain qui poussent suite à deux phénomènes. Un premier phénomène qui ne fait pas l'objet de notre étude, mais qui mérite d'être mentionné, est l'émergence de nouveaux riches, la plupart d'entre eux anciens membres de l'ex-nomenklatura communiste qui, grâce à la préservation de leur accès aux réseaux de ressources matérielles, de « connaissances » et d'« amitié », arrivent à avoir un capital économique substantiel. Cette « nouvelle » couche sociale commence à construire des villas privées dans les banlieues des grandes et petites villes. Il n'existe pas, à ma connaissance, d'études sur ce deuxième phénomène. Il faut ajouter toutefois que ces villas ont fait et font encore l'objet d'un discours très négatif de la part des gens ordinaires. Les propriétaires sont traités de voleurs et de gens qui tirent profit de la pauvreté des gens « qui travaillent ». La preuve en est leurs nouvelles maisons. Objet de désir et d'indignation, ces maisons font rêver la majorité des Roumains, qui les associent à l'image de Dallas, la célèbre série américaine qui a créé et entretenu dans les années 1980 le mythe américain de la richesse et de la self made land]61. Le second phénomène est la migration du travail à l'étranger grâce à l'ouverture des frontières. Les Roumains partent pour travailler et, au retour, investissent la plus grande part de leur argent dans l'aménagement de leurs appartements, dans la transformation de leur ancienne maison ou, de plus en plus, dans la construction d'un nouveau bâtiment, cette fois « à l'occidentale ». Le Pays d'Oas est parmi les premières régions touchées par « le virus » de la migration et de la construction de ce nouveau type de « nouvelles maisons ». Il constitue l'objet de notre étude. Malgré la visibilité de l'émergence générale de cette architecture privée appelée par les spécialistes vile « villas » (Diminescu et Lagrave 1999), palate « châteaux » (Horvat et Astalos 2003) ou case faloase (« maisons hautaines ») et quoique tout le monde en parlait, l'intérêt des anthropologues roumains est presque inexistant. Les premiers à s'y intéresser d'une manière indirecte sont les sociologues occidentaux, spécialisés dans des problématiques migratoires. Une présentation de la 167

Présentement, à peu près chaque ville a son propre Dallas.

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littérature ethnographique sur le Pays d'Oas nous aidera à mieux situer notre approche sur la maison actuelle telle qu'on l'aperçoit actuellement dans cette région de la Roumanie.

3.3. Maison moderne, maison de type occidental. La fabrication ethnologique de l'habitat du Pays d'Oas Les linguistes sont les premiers à faire d'amples études sur la région du Pays d'Oas. Au début du XXe siècle, I. A. Candrea168 s'intéresse au langage de la région. Cela donne lieu à une ample étude intitulé Le langage du Pays d'Oas (1907). Dans cette étude il est le premier à signaler l'existence d'une région particulière au nord-ouest de la Transylvanie, et différente du Pays de Maramures : le Pays d'Oas. A l'automne de 1931 et au printemps de 1932, Ion Muslea, ethnologue et fondateur de l'Institut du folklore de Cluj-Napoca et de l'Archive du folklore169, entreprend trois enquêtes de terrain dans 14 villages parmi lesquels se trouvent Certeze et Moiseni. Accompagné par deux linguistes170, Muslea suit les mêmes principes qu'Hasdeu171 : à l'aide de l'intelligentsia locale, il fait les premières recherches ethnographiques dans la région. Il en résulte un article substantiel intitulé « Le folklore du Pays d'Oas », publié dans 168

Contrairement aux théories d'affiliation linguistique des latinistes de Transylvanie de la moitié du XIXe siècle, I. A. Candrea, tout comme la majorité des linguistes du début du siècle qui travaillent à la réalisation de 1' « Atlas linguistique roumain » cherche à démontrer l'existence d'une unité linguistique dans la variété dialectale de toutes les provinces roumaines. Les particularités régionales du dialecte du Pays d'Oas soutiennent l'idée d'homogénéité culturelle et linguistique promue par l'intelligentsia de l'époque. En 1930, Ion Muslea fonde l'Institut de Folklore de Cluj de même qu'une importante Archive du folklore, intégrée au Musée de la langue roumaine (Talos, introduction à l'ouvrage Ion Muslea (1971 : XII). 0 II s'agit d'Emil Petrovici et Sever Pop, linguistes et professeurs à l'Université de Cluj-Napoca. ' ' Muslea reprend le cheminement de Hasdeu qui est le premier à essayer d'imposer une compréhension scientifique de la vie villageoise et même une méthode de recherche et de systématisation du matériel. En 1878, B. P. Hasdeu organise une enquête appelée « Les coutumes juridiques du peuple roumain » (1878 : 61) où on aperçoit l'apparition d'une tendance positiviste d'accumulation systématique et intégrante de la langue, de la civilisation matérielle et culturelle du peuple roumain (Braga 2002 : 225). Il en résulte de vastes archives de la culture du monde rural, systématisée selon des critères géographiques ou thématiques. Afin de montrer l'ampleur de ces recherches et du matériel collecté, on rappelle Le questionnaire d'Hasdeu qui compte 400 questions liées aux trois problématiques fondamentales visée par la recherche témoigne de l'ampleur du travail. À côté du « village » et « des objets », la maison représente dans le questionnaire d'Hasdeu un élément central. Les questionnaires circulent dans vingt départements dont celui de Maramures. Étant donné que, à l'époque, le Pays d'Oas fait partie de l'unité administrative Maramures, on ne peut pas deviner si les villages d'Oas sont visés ou pas. Accompli avec l'aide des intellectuels locaux, ce travail immense qui prend la forme de descriptions très détaillées d'objets, de maisons, mais sans prendre en considération le contexte. Le résultat ressemble à un inventaire à d'une rigueur inégale. Quant à la maison de la région du Maramures, il ne s'agit que d'une description très générale de quelques pratiques liées à l'habitation, de l'aménagement et de la décoration de l'intérieur et l'extérieur (Hasdeu 1878).

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L'Annuaire de l'archive du Folklore ( 1932, I : 117-254). Même si l'étude insiste sur le folklore dans le sens de pratiques religieuses, superstitions, coutumes, etc. dans l'esprit d'une micro - monographie, Muslea fait aussi une esquisse de la situation géographique, économique et historique de la région. Il explique les particularités folkloriques du Pays d'Oas qui consisterait essentiellement dans son isolement ce qui a favorisé la persistance d'un esprit conservateur, réfractaire au changement (Muslea 1932, I : 117-119). Selon lui, ces traits à la fois spatiaux et culturels distinguent le Pays d'Oas de la région voisine, Maramures, et cela, malgré les ressemblances des pratiques et des croyances. Muslea attire l'attention aussi sur l'existence d'une conscience identitaire locale qui se manifeste par un comportement singulier, plus temperamental et aussi par un dialecte particulier (idem : 118). Cet article est le premier à offrir une image générale sur la région des années 1930, en mettant en évidence les particularités si prégnantes du folklore d'Oas qui comporte des éléments qui n'existe pas ailleurs. Il fait référence notamment à la tâpuritura, la chanson spécifique régionale ressemblant à un cri aigu (Muslea 1932). En ce qui concerne le quotidien, les informations sont minimes et mettent l'accent sur la précarité de la zone. Entre les années 1934 - 1938, les équipes « goustiennes »172 dirigées par Gheorghe Focsa, débarquent au Pays d'Oas. Malgré ses intentions premières d'aller au Maramures, Focsa resta au Pays d'Oas, région à laquelle il dédiera les plus importantes et les plus amples études à caractère ethnographique. Ses recherches couvrent une longue période, jusqu'aux années 1980173. Au-delà de sa formation académique en sociologie, il importe de préciser 172

La grande différence entre l'école sociologique de Gusti et celle ethnographique et folklorique de Cluj est que la première insiste plus sur la recherche des « faits sociaux » pris dans leur cadre social et géographique et moins sur la collecte et la conservation de la production folklorique en tant que tel. Cela détermine une mutation du focus méthodologique dès le « peuple - objet » vers « le peuple — sujet » (Mihailescu 1992 : 8586). A l'intérieur de celui-ci, le paysan - sujet émerge pour la première fois dans sa situation économique, sociale, juridique, etc. Cette nouvelle approche permet à Gusti de développer non seulement une méthodologie et une théorie sociologiques en soi, mais aussi une recherche active, pensée sous la forme d'une collaboration entre les sociologues et l'intelligentsia locale. Autrement dit, les campagnes monographiques sont conçues comme de véritables outils à identifier les problèmes sociaux et surtout économiques des paysans afin d'intervenir et de les régler. Pour Gusti, la recherche sociologique de type monographique est finalement « une action d'éducation des villages », processus réalisable seulement à travers « un redressement culturel et moral » (Gusti 1968, II) par le biais d'une intervention concrète dans le domaine de l'économique, de la médecine, de la moralité de la paysannerie (Gusti 1968, II). Étant donné les fondements se revendiquant des Lumières des adeptes de cette école, le Pays d'Oas fait objet d'amples recherches monographiques. 173 II s'agit des ouvrages Le Pays d'Oas. Culture matérielle (1975) et de La noce au Pays d'Oas (1999).

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qu'entre 1935 - 1947, il est directeur des « Maisons culturelles paysannes» et également inspecteur général auprès des écoles. Ces fonctions lui permettent de mettre en pratique le type de recherche d'intervention préconisée par Gusti. Les recherches de Focsa sur le Pays d'Oas déboutent en 1933 et continuent jusqu'à sa mort, en 1992. Profondément attaché à la région, ses recherches et ses publications offrent une image générale et surtout, dynamique de l'évolution de cette région durant un demi-siècle174. En examinant la culture matérielle dans laquelle la maison occupe une place privilégiée, Focsa touche à tous les aspects de la vie quotidienne. À partir d'analyses et de descriptions méticuleuses, il arrive à constater le caractère « unitaire et original » de la région - « basé sur son unité géographique, économique, sociale et spirituelle, ainsi que sur l'originalité de son aspect architectural, sur l'aménagement du logement, le costume, le langage et les habitudes» du Pays d'Oas (1975). Le Pays d'Oas ressemble finalement à une « île d'archaïsme ethnique » où la vie des gens reste figée dans un monde des origines. Selon Focsa, la région n'est pas trop touchée par des influences extérieures, ce qui permet la préservation d'un style de vie encore traditionnelle et archaïque. Ce qui est le plus important est qu'à ce style de vie correspond une identité régionale, très forte, appelée « osenia » qui se caractériserait par une importance accrue de l'institution de la famille et de la parenté, par un fort attachement des Oseni à leur village et à leur région, enracinement qui s'exprime dans quatre vers que Focsa reproduit et qui reviendront toujours dans le discours de ceux qui veulent parler des Oseni :

Les campagnes sociologiques restent encore dans la mémoire de l'intelligentsia locale comme un moment à part dans le processus d'amélioration de la situation économique et sociale de la région. Gheorghe Oros, l'hôte de longue date de Gheorghe Focsa à Moiseni détient encore les plans originaux de ce que devait devenir « La maison de culture » de Moiseni. Il se rappelle aussi des actions menées par les équipes à HutaCerteze et à Moiseni notamment, là ou la recherche était concentrée : Dans les activités de terrain, il venait avec des spécialistes de tous les domaines. Je ne sais comment ils étaient payés, mais il y avait des étudiants de toutes les spécialités. Les meilleures en architecture, en médecine, etc. Par exemple, il a apporté les meilleurs étudiants de medicine qui étaient en dernière année. Ils donnaient des cours spéciaux de médecine aux gens. Après, ils ont apporté des pommes fruitières, des cerisiers greffés, etc. Ils ont apporté aussi des peintres et des sculpteurs, les meilleurs. Ils ont fait l'iconostase de Moiseni qui existe encore aujourd'hui. Ils ont apporté aussi de l'eau par toute sorte de systèmes en utilisant toutes les innovations de la science pour montrer aux Oseni qu 'on peut vivre autrement. Gusti est arrivé à la fin. Eux aussi ont construit la voie qui lie le village à la chaussée nationale. Le pont y compris, oui, les professeurs, les étudiants et les paysans. Gusti est arrivé à l'inauguration du pont. Les piliers étaient en béton, et le reste en bois...Ils sont arrivés en 1933, 1934 et en 1938. En 1938 la guerre est arrivée et tout est fini, ils n'ont plus pu venir. (Gheorghe Oros, HutaCerteze, 2005, l'hôte de longue date de Gheorghe Focsa).

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Même si j e dois vivre de seigle Je n 'abandonne pas « Osenia ». Même si j e dois vivre d'avoine L'Osenia c'est mon pays (idem, 1975 : 15). Les observations de Focsa seront reprises dans le discours organiciste en vigueur à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Il finit par intégrer cette « spécificité » dans une structure organique plus ample qu'est la nation roumaine : « Partout en Roumanie se manifeste la même conscience d'appartenance psycho - sociale concrète et directe au monde qui prend la forme du village natal ou de la région. Tant pour le Pays d'Oas que pour toutes les autres unités de vie roumaine régionale, cette conscience a eu des conséquences importantes sur l'existence, la continuité et l'unité de notre peuple » (Focsa 1975 : 16).

À part l'identification

d'une identité régionale différente notamment de celle des

Maramureseni avec lesquels les Oseni sont toujours confondus, l'œuvre de Gheorghe 1 7*^

Focsa

est très importante pour nous. Elle présente en effet une analyse à caractère

ethnographique de l'apparition et de l'évolution des « nouvelles maisons » à « une architecture somptuaire » dans les années 1960. Ce qu'il nomme « la nouvelle maison » est en fait le troisième type de construction après le type « ancien » et le type intermédiaire » de maison paysanne. Placée sous l'influence de l'urbanisme (Focsa 1975:320), « l a Membre de l'école goustienne, Gheorghe Focsa dirige entre 1934 et 1939 une équipe de recherche pluridisciplinaire de sociologie rurale qui s'appuie entres autres, sur le Pays d'Oas, plus exactement sur le village de Moiseni qui fait partie de la commune Certeze. En 1936, il participe à l'organisation de la première exposition en plein air au Musée du Village, à Bucarest. Lors de cet événement, Focsa y déménage une maison de Moiseni, Oas, construite en 1780. Il met en place aussi une collection de 350 objets de Pays d'Oas qui fera parti de l'intérieur d'une maison exposée au Pavillon Roumain de l'Exposition internationale à Paris (1937) et à New York (1939). Durant sa carrière, il dirige les campagnes ethnologiques entreprises par l'Institut de Recherches Sociales de la Roumanie (1939) et il enseigne à la chaire de sociologie de l'université de Bucarest (1942-1947). Il est membre de la commission d'avis dans le cadre de la Direction des Monuments d'Architecture (1958)175. Pendant 30 ans, Gheorghe Focsa est directeur du Musée du village où il développe ses plus importantes recherches, parmi lesquelles celles du Pays d'Oas. Elles se concrétisent en plusieurs ouvrages et articles. En 1975, il publiera un premier volume sur la culture matérielle de la région, Le Pays d'Oas. Étude ethnographique. Culture matérielle; des articles tels que « Contributions à la recherche de la mentalité du village Moiseni, Pays d'Oas», dans Sociologie roumaine, 1937, «L'art populaire de Pays d'Oas » dans Sateanca, Bucarest, 1968, ou encore « La coiffure de la femme au Pays d'Oas » dans Roumanie d'aujourd'hui, Bucarest, 1970. Focsa réalise aussi un film ethnographique « La roue des jeunes du Pays d'Oas », en 1968. Il reviendra dans cette région dans les années 1940, 1950, en 1978, 1985 et 1988. Beaucoup plus tard, en 1999, après sa mort en 1995, apparaît ce qui devrait être le premier volume du cycle sur le Pays d'Oas, Le spectacle de la noce au Pays d'Oas, ed. Dacia : Cluj-Napoca.

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nouvelle maison » est composée de deux sous-types : la maison « tournée » ou « en coin »176 et la maison - bloc177 qui font leur apparition dans les années 1960-1970. En passant au-delà des informations concernant la forme et les matériaux de construction, Focsa signale la production d'un changement important dans la logique de l'élargissement de l'espace habité au moment de l'apparition de la maison de type bloc. « La maison bloc » est, selon l'auteur, le premier modèle qui ne suit pas la transformation de l'espace par incorporation du bâtiment plus ancien, caractéristique des autres types et de l'évolution générale de l'architecture rurale roumaine. De plus, les discours des habitants sont plutôt négatifs. Les observations d'un paysan de Moiseni sont révélatrices mais pas du tout expliquées par l'auteur : « La maison semble être muette. C'est bête, parce qu'elle n'a pas de vestibule ou defligoria ouverts... Elle ressemble à une annexe pour les cochons, elle n'a aucune forme, ni tête, ni dos ! Je ne peux pas imaginer qui a inventé ça !» (Focsa 1975 : 320) Ce que Focsa suggère est que l'action de standardisation et d'urbanisation communiste aurait modifié la logique ancienne d'élargissement de l'espace. Cela entraîne une certaine résistance de la part des habitants. On n'incorpore pas, mais on construit autre chose à côté, conformément à des normes extérieures. Malgré l'ampleur de ses recherches, la méthodologie positiviste appliquée par Focsa dans l'étude du Pays d'Oas rend difficile la compréhension des enjeux sociaux et identitaires suscités par l'apparition de cette nouvelle maison. Ce que cette étude nous offre de précieux sont des informations empiriques sur l'évolution de l'architecture et sur les types de constructions de la région. Même si l'ouvrage sur la culture matérielle a été conçu pour ouvrir le cycle des travaux dédiés au Pays d'Oas, il faudra attendre 1999 pour que l'autre volume de Gheorghe Focsa, La noce dans le Pays d'Oas (1999 : 243) soit publié. Cet ouvrage est plus important pour nous car Focsa fait une présentation en miroir entre ce qu'il a vu sur le terrain dans les Elle est un invariant de la maison longue, standardisé par l'État. Le plan est allongé et plus grand (115x2m2). Les annexes pour les animaux sont construites en prolongement de la maison. Les matériaux utilisés et les éléments esthétiques restent presque les mêmes. Un autre invariant de la maison tournée est la maison à un plan supra dimensionné. ' Elle a une forme carrée. La fondation est haute, soit en pierre, soit en ciment et en béton. Les murs sont en terre. Le toit est en tuile et l'extérieur est coloré en chaux blanche. Les annexes sont séparées. A l'intérieur, il y a trois grandes chambres, une resserre, deux corridors, le tinda (le vestibule) etfrigoria qui n'est plus ouverte et en bois, mais fermé et en verre.

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années 1930 et ce qu'il constate dans le même village, souvent dans le même ménage, 40 ans plus tard. Ce deuxième texte dans les années 1990 lui donne l'opportunité de revenir et de compléter les informations recueillies il y a 50 ans. Cette façon d'analyser comparative et reflexive dynamise les faits étudiés, une première dans la littérature ethnologique roumaine. Le manuscrit a été publié après sa mort, en 1995. La réflexion sur le Pays d'Oas est faite à partir de deux grandes campagnes de terrain : la première, entre 1934 - 1937, dans le cadre de l'école de Dimitrie Gusti, et la seconde, durant les années 1978, 1985 et 1988. Lors de la présentation d'un mariage dans les années 1980, au Pays d'Oas, l'auteur mentionne plusieurs fois le faste du festin et surtout la monumentalité des maisons locales à « 6-9 chambres », qui témoignerait du « saut aux conditions supérieures et commodes d'(utilisation) de l'espace» (1999:93). Ce changement est expliqué par la diversification des possibilités de travail de la population, par l'industrialisation de la région. (Focsa 1999 : 67). La principale

signification

du mot

« changement » est celui

d'augmentation :

« ...l'augmentation du nombre de participants à la fête, la multiplication des gâteaux, (...), l'amplification du nombre et surtout des dimensions des bouées au pain, (...), l'augmentation des sortes de nourriture, de la qualité et de la quantité... » (Focsa 1999:68). Quant à la maison, son rôle semble de plus en plus important car «dans plusieurs cas, les deux jeunes mariés reçoivent aussi une maison neuve à deux niveaux (12 pièces), solide et durable, construite selon la technique actuelle, et... une voiture Dacia, ou plus rarement, une Aro » (Focsa 1999 : 304). Comment et pourquoi la maison et la voiture sont devenues des éléments importants dans le rituel de mariage? Focsa ne pose pas ces questions. Dans la description des maisons neuves des années 1980, son vocabulaire se voit enrichi d'un nouvel adjectif, tout à fait absent dans l'ouvrage de 1975 sur la culture matérielle de Pays d'Oas, celui d'architecture « monumentale ». Voici un commentaire de Gheorghe Focsa sur les processus de construction d'une nouvelle maison : les propriétaires regardent et observent analytiquement « plusieurs nouveaux ménages, aux logements et annexes

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monumentales, réalisés à partir d'une technique moderne, surtout ceux construits dès le dernier quart du siècle. Ici, Certeze détient un record exceptionnel, soit à cause du grand nombre d'exemples édifiés dans les deux dernières décades, soit par la variété et l'originalité de l'architecture monumentale » (Focsa 1999 : 317). Le chapitre « Fondations en granit et en béton pour une grande et belle maison neuve, à Moiseni », décrit en détail une des maisons qu'il voit sur le terrain dans les années 1980. Focsa mentionne que les modèles des nouvelles maisons de Moiseni sont copiés à partir des maisons de la ville de Negresti. La construction de ces maisons est un effort cumulé des maîtres locaux et de la parenté. Le modèle varie en fonction du terrain et du goût du futur propriétaire (Focsa 1999 : 317). Même si Focsa n'explique pas la notion du goût et ne conceptualise pas le phénomène de « copier », nous pouvons deviner le rôle que l'individu jouait au moment de la construction de sa maison « systématisée » et connaître l'existence d'un autre principe de construction que celui de reproduction fidèle d'un modèle type. Aussi idyllique soit-elle, nous disposons d'une description de la construction d'une de ces maisons de Moiseni. « Après le choix du modèle de la maison et du terrain, par un dialogue permanent et harmonieux, ils ont commencé à chercher et à transporter sur le lieu de construction tous les matériaux de construction : le bois, les poutres, le fer - béton, la tuile, le ciment, le sable, le ballast, la pierre, les copeaux plus petits ou plus grands des roches de granit et d'andésite des montagnes volcaniques du Pays d'Oas. Ces matériaux sont nécessaires à la fondation de leur grande et belle construction nouvelle, aux trois niveaux et aux 12 pièces différentes, situées comme un nid de rêve et de bonheur, dans un milieu très beau et très sain » (Focsa 1999 : 317). Focsa décrit aussi la maison de la ville de Negresti qui, il avait visitée par hasard 15 ans plutôt. Placée dans le chapitre significativement intitulé «Un modèle original de la nouvelle maison de Negresti - Oas (migre) en Moiseni », la description de cette maison citadine permet d'attester l'existence d'une mobilité des formes architecturales, ce qui est tout à fait nouveau. Ainsi, écrit Focsa, « la maison et le ménage du médecin Danut Gheorghe de Negresti-Oas ne sont pas dans mon archive documentaire complexe et englobant avec des descriptions, des esquisses et des photos. Pourtant elle est restée dans ma tête, telle qu'elle

était en réalité il y a 15 ans, quand je l'ai vue une seule fois. Donc, j'ai gardé dans ma mémoire...l'image complexe de ce ménage très original, conçu par la technique architectonique nouvelle, aux matériaux durables et très résistants, aux caractéristiques pratiques et artistiques remarquables : une maison très large, élégante et moderne, aux trois niveaux, qui pourrait assurer un espace et un milieu supérieur de vie, même pour une famille bien plus nombreuse que les quatre personnes qui forment aujourd'hui la famille du médecin Danut Gheorghe, avec sa femme et ses deux enfants. C'est un ensemble architectonique monumental et original, tant en ce qui concerne l'architecture extérieure qu'intérieure... » Une des maisons « paraît une construction solide, monumentale, originale et relativement austère... » (Focsa 1999:318) À l'intérieur de la mobilité des formes architecturales et de la relation directe entre le mariage et la construction d'une maison, Certeze surgit comme le sommet d'un phénomène qui semble général au pays d'Oas. Les jeunes qui veulent avoir une maison regardent plusieurs « nouvelles gospodarii, avec des bâtiments et annexes monumentales, construites le dernier quart du siècle dans tous les établissements du Pays d'Oas, avec des bâtiments à trois étages parmi lesquels Certeze détient un record exceptionnel tant par le grand nombre d'exemplaires élevés que par la variété et l'originalité de leur architecture monumentale » (Focsa 1999 : 317). La grande portée de l'ouvrage de Focsa consiste dans le signalement et la description ethnographiques de quelques nouveaux ménages et surtout des changements intervenus depuis 1960. Toutefois, l'approche positiviste axée sur la typologie de la maison paysanne et sur la description ne nous donne pas accès aux raisons qui poussent les Oseni à construire et à refaire leurs maisons. La manière de procéder des deux jeunes mariés de Moiseni n'est que l'expression d'un choix «rationnel» et «censé», le résultat «d'une ample expérience constructive populaire, rurale et urbaine, concrétisée dans les nombreux exemples neufs, différents

et originaux, analysés de la perspective des désirs

personnels... » (Focsa 1999 : 318). D'où l'impression notamment dans le dernier ouvrage de Focsa d'un contournement permanent de l'explication, ce qui suscite chez le lecteur un certain malaise, un sentiment d'insatisfaction.

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Entre les années 1975 et 1978, des sociologues de Cluj, Iasi et Satu Mare178 mènent des recherches d'envergure dans plusieurs villages de cette région, incluant Certeze. Commandée par les leaders locaux du parti communiste, cette recherche devait offrir un diagnostique général de l'état économique et culturel de la région qui inquiétait par sa pauvreté et surtout par l'isolement179. Elle fait partie d'un projet plus large de recherche visant les régions les plus pauvres de la Roumanie. Les informations « scientifiques » obtenues devraient servir à la création et à l'implantation de programmes d'amélioration de la situation économique, sociale et culturelle locale (Aluas 1980:3). Dans l'esprit progressiste des années 1970, l'étude se focalise sur la problématique de la « modernisation », du passage du « traditionnel » au « moderne » déclenché par le socialisme (Aluas 1980 : 4)180. Or la question de la modernisation met en lumière la présence de deux phénomènes récents : la migration saisonnière et la construction massive de maisons (Lantos, Meister 1980 : 2 : 48; 1977 : 48-54). Les résultats de cette recherche seront publiés dans la revue Napoca universitara qui dédiera un numéro entier (no. 2) aux conclusions. Elles seront aussi valorisées dans quelques mémoires de baccalauréat et de maîtrise soutenus par les étudiants qui y ont participés, travaux qui n'ont été jamais publiés. Cependant, les articles de la revue représentent une bonne synthèse de la situation que les chercheurs ont trouvée au Pays d'Oas et surtout, de l'interprétation donnée à la pluralité des phénomènes socioéconomiques qui marquait la société de cette région. Commande officielle, cette recherche devait mettre en application toute une idéologie de la modernité bien puissante dans les années 1970. Pour ce faire, il fallait définir la modernisation,

plus précisément

la modernisation

« socialiste », qui

représente

« l'ensemble des changements novateurs - réels ou possibles (désirés), réalisées ou envisageables après la mise en place du pouvoir politique et des relations de productions La recherche est dirigée par le professeur Aluas, de la faculté de sociologie de Cluj-Napoca et par l'académicien Stefan Pascu. ' 79 Le but de la recherche ethnographique est « une connaissance scientifique de la région afin de trouver des solutions pour le développement économique et pour l'augmentation de la qualité de vie de gens » (Caita, 1977: 1-2). La majorité des articles sera publiée dans les numéros de Studia Universitatis, dans les années 1970 (nr. 2) et 1980 (nr. 2) ainsi que dans la revue Napoca universitara (1977).

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socialistes - changements qui ont pour dessein final l'homogénéisation sociale dans la relation rurale urbain, au niveau inter régional, entre groupes et classes sociales ». Autrement dit, la modernisation socialiste suppose l'assurance de la même qualité de vie pour tous les habitants de toutes les régions de la Roumanie à travers « une intégration continue des découvertes scientifiques et techniques » (Aluas 1977 : 3). La modernisation socialiste ne peut fonctionner sans ressusciter et faire usage d'un autre discours, celui sur la tradition. À travers une revendication du passé, on évite la rupture entre toute une signification du Pays d'Oas déjà bien établie et on justifie la nécessité d'une « société nouvelle » et « d'un être nouveau ». « Conformément à notre pensée marxiste — léniniste, la modernisation actuelle ou envisagée à la suite de cette recherche incorpore les valeurs viables de la tradition afin de mettre sur pied l'unité entre la continuité et la discontinuité dans le changement novateur » Aluas 1977 : 3). L'appel à toute une histoire et une mémoire de la pauvreté et de l'asservissement des Oseni par les étrangers, au quotidien marqué à la fois par la performance des labeurs dits difficiles, par des logements précaires est destiné à mettre en valeur l'apport de l'État socialiste à l'amélioration de la situation économique régionale : « Les vieillards Oseni se rappellent comme dans un rêve de leur vie difficile d'autrefois quand à l'aube, ils partaient dans la forêt ou au labeur des terres, quand à midi, ils mangeaient un morceau de polenta froide et puis continuaient leur travail jusqu'au soir. Dans leur tête ils mettent toujours en comparaison cette image de jadis avec la nouvelle image de l'Oas qui s'ouvre vers la modernisation, vers une nouvelle vie..." (Estera Moldovan, « Parlant d'Oas », dans « Napoca universitara », Nr. 2, 1977 : 9)

Pourtant, cela contredit la façon des Oseni de gagner leur vie, en partant ailleurs. Ce processus est vu soit comme un grand malheur auquel les Oseni n'ont pas pu échapper, soit comme l'expression de leur attachement à leur métier, qui les pousse à aller ailleurs pour travailler. À l'intérieur de ce discours, l'industrialisation de la région par l'ouverture de grosses entreprises d'exploitation ou manufacturières est présentée comme une façon de ramener les Oseni chez eux et de les insérer dans l'ensemble du système économique national socialiste. La mise en œuvre de processus d'industrialisation, d'urbanisation et de systématisation de la région n'était possible qu'au moment où la force du travail dont disposait le Pays d'Oas serait concentrée sur place. Cela favoriserait aussi un meilleur contrôle des Oseni par les autorités communistes.

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« L'amour de la liberté » des Oseni est bon aussi longtemps qu'il est soumis au pouvoir de l'État communiste et à ses projets. C'est pour cela que dans plusieurs articles émerge d'une part la tendance à condamner « la modernisation » des Oseni de Certeze qui partent ailleurs aux défrichements, et d'autre part, de donner comme exemple positif le village de Prilog où les gens gagnent leur vie à la suite de la collectivisation et de l'industrialisation socialiste. Dans ce contexte, on accuse les Certezeni de « primitivisme » en dépit de la façade moderne de leur maison et de leurs voitures : « La radio et la télévision en tant que moyens de communication sont plus appréciés pas les gens de Prilog que de Certeze. Même si les gens de Prilog ne disposent pas tant d'éléments de vie matérielle de type urbain que les Certezeni, ils ont une autre mentalité que celle de l'isolement imposée par la tradition. Ils sont ouverts à toute forme de nouveauté dans leur vie, au-delà des limites de la satisfaction des besoins individuels » (Petrovici 1977 : 9).

Même si dans le discours des spécialistes, ethnologues, sociologues ou philosophes la famille, la configuration de village, les couleurs du costume, le niveau de vie des Oseni se trouvent sous le signe du changement, la dynamique du processus est peu abordée. Il est difficile de voir ce que veut dire « le changement » et on voit mal comment cela affecte les pratiques des Oseni sur leur environnement bâti. On constate seulement comment le discours sur « la modernisation socialiste » arrive à emballer toute une image déjà bien ancrée dans l'imaginaire des Roumains et des Oseni même : « Pour l'Osan, la tradition signifie premièrement zèle au travail et application, honnêteté et humanité... À lntegrata18' travaille la majorité des femmes d'Oas. Il est normal qu'avant d'entrer sur leur lieu de travail, elles s'habillent des vêtements de travail habituels. Pourtant, jamais, absolument jamais elles n'enlèvent la « zgarda » (collier traditionnel) qui entoure leur cou » (Suciu 1977 : 2).

L'analyse de la vie des Oseni est la somme des deux éléments indissociables, celui de l'attachement « ancestral » envers tout ce qui relève du « traditionalisme », et celui de sa réceptivité à la nouveauté socialiste. Les deux deviennent consubstantiels non seulement dans le quotidien ou dans les projets économiques, mais surtout dans la spiritualité des Oseni : « La spiritualité des Oseni se caractérise par l'intersection de forces conservatrices transmises le long des siècles par le traditionalisme du lieu et les tendances innovatrices. A partir de ce dialogue logique émergent les modèles de TOsenimea engagée dans le processus historique de

lntegrata est une entreprise qui produisait les vêtements et où travaillaient notamment les femmes.

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la Roumanie socialiste." (Tiberiu Graur, « L'Oas, l'Osan et l'Osenimea ». Dans Napoca universitara, Nr. 2, 1977 : 14).

Cet emballage discursif de la « modernité socialiste » n'arrive pas à combler toute un imaginaire sur l'archaïsme et l'esprit conservateur des Oseni, au contraire. Osenia arrive à être définie finalement comme un ensemble « des modèles archaïques dépensée » (Graur 1977 : 14). Les commentaires, des spécialistes restent au niveau de la constatation et non pas de l'explication. Même si, certains ethnologues tels Nicolae Bot, ou le sociologue Aluas constatent autre chose. Habitués à observer le village roumain, il note le changement. Le fait que la population paysanne commence à vivre une culture de la mobilité et non de stabilité. Ils n'arrivent cependant pas à analyser la dynamique de cette région et à comprendre ce qui pousse les Oseni à poser de tels gestes sur l'environnement bâti. Pourquoi ? Premièrement, ils manquent d'un outillage méthodologique et surtout théorique pour le faire. L'ethnologie roumaine cède encore aux discours du traditionalisme et de l'homogénéité culturelle du village roumain qui continue à marginaliser toute idée de dynamique. Deuxièmement la pression idéologique encourage un discours orienté vers « la modernisation socialiste » dont la définition était déjà fixée pour toute la société roumaine. Malgré ces recherches des années 1970, et les rumeurs sur l'apparition de grosses villas inhabituelles, le Pays d'Oas ne reste pour la période d'avant 1989 qu'une curiosité folklorique, étrange et incompréhensible. Il doit par-dessus tout, être aidé afin de s'intégrer au processus général de la nouvelle société socialiste qui demande essentiellement, un habitat nouveau, le premier pas vers l'apparition d'une identité nouvelle, valorisante, celle de « l'homme nouveau ». Ce qui prime dans ces recherches n'est pas le dit, mais le non-dit. Malgré une problématique générale lié au changement et de la constatation de certains chercheurs de l'existence d'une dynamique interne de la région (Aluas 1977, 2 : 1 ; Bot 1977, 2 : 2), il n'y a presque rien sur le phénomène de la « nouvelle maison » déjà signalée par Focsa. Il n'y a pas d'étude sur la maison rurale, fait étonnant pour une recherche à caractère ethnographique des années 1970. À part la courte mention de Lantos et Meister qui placent la maison parmi les raisons des Oseni de partir aux travaux saisonniers, aucune attention n'est portée au phénomène architectural. Par contre, la majorité des auteurs et des autorités

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impliquées dans la recherche finissent toujours par tourner autour des aspects qui font encore du Pays d'Oas le berceau de la roumanité, l'exemple de la préservation des traditions et des coutumes ancestrales182. Cependant, les ethnologues étaient bien au courant de tout ce qui se passait au Pays d'Oas183 et dans d'autres régions de la Roumanie. Après 1989, l'intérêt pour le Pays d'Oas ne vient pas de l'intérieur, mais de l'extérieur. Confrontés à une nouvelle vague de migration venant cette fois des ex-pays communistes, les sociologues occidentaux sur la migration commencent à faire des études sur la nature de ce phénomène en abordant, entre autres, la situation des immigrants dans le pays d'origine. Rose Marie Lagrave et de Dana Diminescu, qui s'intéressent à la migration des gens du Pays d'Oas, sont au début des années 1990 parmi les premiers à commencer à faire le va-etvient entre la Roumanie et l'Europe occidentale, la France notamment (1999, 2003). Elles font une analyse de la migration de l'ombre et des mécanismes d'allers et retours définis par l'expression « faire une saison ». Les deux questions implicites sont alors « pourquoi partir ? » et, moins habituel pour la littérature sociologique sur les mouvements migratoires, «pourquoi revenir»? (Lagrave et Diminescu 1999:3, 5). La réponse réside dans le triangle argent - famille - maison qui détermine le mouvement pendulaire des Oseni entre leur village d'origine et la France. Les auteurs suggèrent qu'au-delà du discours des gens sur les raisons de partir et de revenir, la maison n'est qu'un prétexte qui cache en fait deux choses. Premièrement, il s'agit du « besoin endémique de l'argent ». Les auteurs parlent même d'une culture de l'argent (Lagrave, Diminescu 1999 : 19) induite d'une génération à l'autre et maintenue par la pression familiale et sociale. Elle favoriserait le développement d'une violence apparentée à deux espaces ; ailleurs, au passage des frontières, et au village, cette dernière « liée à l'âpreté des rapports sociaux villageois, et aux pouvoirs locaux de 182

Pascu, Stefan, « Tara Oasului » [Le Pays d'Oas] dans Napoca universitara, nr. 2, 1977 : 1-2 ; la section «dialogues», les entretiens avec loan Caota et Silvia Ceuca dans Napoca universitara, nr. 2, 1977:2; Gheorghe Suciu, « Cu Ionita Andron, despre arta fotografiei si despre Tara Oasului » [Ensemble avec Ionita Andron, de l'art de la photographie et le Pays d'Oas »III], dans Napoca universitara, nr. 2, 1977 : 16 ; Viorel Igna, « Dimensiune interioara [Dimension intérieure] dans Napoca universitara, nr. 2, 1977 : 16 ; Tiberiu Graur, « Oas, Osan, Osenie » dans Napoca universitara, nr. 2, 1977 : 14 ; Eugen C. Cucerzan, « Impresii din Oas » [Impressions du Pays d'Oas], dans Napoca universitara, nr. 2, 1977 : 15 etc. 183 En 1996, mon professeur Nicolae Bot nous a parlé de ces recherches, du phénomène impressionnant de construction de nouvelles maisons, surtout à Certeze, et de l'ostentation qui a amené un des Certezeni à installer dans sa maison à deux étages un ascenseur. Tellement plongée dans l'image du Pays d'Oas comme symbole de la tradition et de l'archaïsme, je ne savais pas que je venais d'avoir mon premier contact certes indirect avec un phénomène qui, plus tard, représentera le centre de mes préoccupations anthropologiques.

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l'argent» (Lagrave, Diminescu 1999 :69). La deuxièmement chose et la plus importante pour nous est le fait que la maison cacherait en fait le règlement des rapports sociaux intimement liés à l'institution du mariage. Ainsi, la violence du phénomène de construction et de transformation architecturale serait causée par un sentiment très développé de la propriété, ce qui conduit à de fortes luttes pour occuper et préserver le pouvoir à l'intérieur de la famille et de la communauté villageoise (Lagrave et Diminescu 1999 : 69 et 71). Leur conclusion offre une image de ce que les Oseni sont devenus : « des figures entre deux ». Quant à leur maison, elle « n'est pas une vraie maison : elle est vide ; ils y habitent peu. La maison est une monnaie d'échanges matrimoniaux et symboliques. L'architecture externe et l'aménagement de l'intérieur témoignent, en outre, de la participation des Oseni à deux univers culturels qu'ils essaient de marier à partir de l'agencement d'objets. Et, lorsque la mariée entre dans sa maison ou celle de son mari ou de ses futurs enfants, elle a déjà revêtu deux robes lors de ses noces, l'une traditionnelle, l'autre occidentale » (Lagrave et Diminescu 1999 : 86). Cependant, les réponses des auteurs n'arrivent pas à expliquer pourquoi les Oseni font figure à part dans le paysage de la Roumanie entière. H. H. Stahl et à sa suite son fils, Paul Stahl, sont pionniers sur cet aspect car les deux ont clairement démontré comment la gospodaria est premièrement une unité économique et ensuite une unité sociale dans laquelle chaque personne a une fonction très bien établie par la famille et par la communauté. Ils ont également démontré comment la question du mariage est une préoccupation constante des parents, mais que ce n'est pas à la maison d'y occuper une place centrale, mais aux terres, aux bêtes pour le marié ou aux textiles ou aux meubles, obligatoires dans la dot de la mariée. Cependant, le devoir d'avoir une maison reste la condition fondamentale pour fonder une nouvelle famille dans tous les villages roumains. Développant un peu plus, Paul Stahl a beaucoup insisté sur la fusion des deux termes, maison et famille. Les deux sont inséparables. On ne peut pas « fonder » une famille sans mettre le fondement de SA propre maison et vice versa. Le sentiment de propriété n'est donc pas spécifique aux Oseni et il n'est pas plus fort non plus que chez les autres Roumains. Pourquoi alors la maison des Oseni fera-t-elle figure à part à l'intérieur d'un phénomène plus général de construction de maisons privées partout en Roumanie ?

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Comment, finalement, malgré son « vide intérieur», est-elle devenue le principal symbole de la réussite des Oseni et un exemple à suivre pour les Roumains d'autres régions ? Nous pensons que la réponse ne réside ni dans le rapport « très fort » entre l'individu et l'argent ni dans l'existence et la transmission d'une culture de l'argent. Nous doutons fortement, que ce soit l'attachement déjà mythique de l'Osan à sa terre, à la famille ou au village. Nous pensons que « la nouvelle maison » et toutes les pratiques et représentations y étant rattachées sont en fait le résultat de la rencontre de deux faits sociaux : l'un historique, lié à une mémoire de la pauvreté et l'autre spatial, lié à ce qu'ils ont vu à l'extérieur. La rencontre de ces deux expériences est, croyons-nous, et nous allons essayer de le démontrer, le déclic qui a plongé Certeze dans cette course pour la plus belle et la plus grande maison. Quant à l'évolution et à l'amplification du phénomène, il y a plusieurs contraintes qui ont « orienté » les pratiques des Oseni : la nature pendulaire de la migration qu'ils pratiquent depuis les années 1960 jusqu'à présent, les plans de systématisation communistes dans la région du Pays d'Oas et, surtout, l'impact souvent minimisé des régions où ils travaillaient. Malgré leur ancrage dans la communauté d'origine, ils commencent à développer une culture de mobilité qui entraîne une reconfiguration de leur relation avec l'espace bâti. Cette reconfiguration va de pair avec une redéfinition de soi comme individu et de la manière dont l'individu se place à l'intérieur du réseau familial, de parenté, de voisinage et communautaire. Or, le village roumain et le paysan roumain n'ont jamais été placés, décrits ou même pensés dans ce paradigme. Nous avons déjà montré comment le concept de paysan était et est toujours associé à l'ancrage, à la stabilité, à la sédentarité et à une méfiance presque viscérale au changement. Toute la littérature ethnographique et folklorique met d'ailleurs l'accent sur l'antagonisme entre ici et ailleurs et surtout sur l'image d'un paysan toujours méfiant par rapport à tout espace situé au-delà de la frontière villageoise. Quant au temps, le présent et surtout le futur sont emportés par le passé qui plonge le village et le paysan dans une immobilité mythique184. Là où le paysan ose sortir de son portrait, les ethnologues cherchent à le remettre sur la bonne voie et, ici, les goustiens et même des chercheurs de nos temps ont proposé bien des « solutions ». 84

Pour mieux comprendre cette vision, voir Lucian Blaga et ses idées sur « le village-idée » (1997).

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4. LE PAYS D'OAS ET LES (EN)JEUX DES PERIPHERIES. REPÈRES GÉOGRAPHIQUES, HISTORIQUES ET CULTURELS 4.1. Le Pays d'Oas, géographie de l'oubli La région du Pays d'Oas se trouve dans l'extrême nord-ouest de la Roumanie, à une distance de 588 km de Bucarest, à la frontière avec l'Ukraine. À l'intérieur du département de Satu Mare, auquel elle appartient, cette région occupe l'extrémité nord, nord-est. Le Pays d'Oas est encadré par le département de Maramures (le Pays de Maramures) à l'est, par la Transylvanie, au sud, sud-est et par le reste du département de Satu Mare, à l'ouest. Les centres les plus proches sont les foyers de Satu Mare, à 60 km, et Baia Mare, à 45 km.

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Carte No 1 : Pays d'Oas, la périphérie des périphéries

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Au positionnement périphérique s'ajoute un isolement géographique assez unique. Le Pays d'Oas est enfermé par les chaînes des montagnes Gutâi, à l'est, et Oas, au nord, dont la hauteur ne dépasse pas 800 m (Focsa 1975 : 19). Leur disposition circulaire entourant une superficie de 614 km (Velcea 1964 : 17) fait du Pays d'Oas un gigantesque amphithéâtre naturel appelé la dépression d'Oas qui, à l'ouest, s'ouvre vers la plaine de Somes par trois entrées larges. La seule porte active est celle située au fil des rivières Talna et Tur (Velcea 1964 : 21). D'ailleurs c'est par ici qu'a été construite l'unique voie d'accès dans la région, la chaussée nationale No 19, superposée sur l'ancien chemin du sel, et qui coupe le Pays d'Oas en deux, en liant la ville de Satu Mare à Sighetul Marmatiei, la dernière appartenant au département de Maramures.

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Carte No 2 : La dépression du Pays d'Oas ressemble à un amphithéâtre grandiose, entouré par les montagnes Oas (au nord, nord-est), Gutîi (à l'est et sud-est). La seule voie d'accès est la chaussée nationale 19 qui, en arrivant de Satu Mare, le centre du département, traverse la dépression et continue jusqu'à la ville de Sighetul Marmatiei.

À l'exception de la ville de Negresti-Oas, la région du Pays d'Oas est essentiellement rurale. Les seize villages situés le long des rivières Lechincioara, Talna, Tur et de leurs

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affluents, Alb et Rau sont organisés en six communes185 situées autour de la ville centre. Les communes sont Bixad (avec des villages Bixad, Boinesti et Trip), Calinesti (Calinesti, Coca, Lechinta, Pasunea-Mare), Orasul-Nou (Orasul-Nou, Racsa), Prilog (Prilog, RemeteaOasului), Tirsolt (Tarsolt, Aliceni), Certeze (Certeze, Huta-Certeze, Moiseni), et les villages Camarzana et Varna. À la fin du XlVe siècle186, le coin entier de nord-ouest qui comprend les régions de Maramures, de Chioar, de Codru et de Satu Mare (avec le Pays d'Oas) est dirigée par Baie et Drag, nommée par le roi Sigismund de la Hongrie comme des dirigeants absolus de cette région (Velcea 1964 : 72). À côté de la Transylvanie, la région du Pays d'Oas est intégrée au Royaume médiéval hongrois et plus tard passe sous l'autorité de l'Empire habsbourgeois auquel il appartient jusqu'en 1918, lorsqu'il est intégré à la Roumanie. Jusqu'en 1948, la région du Pays d'Oas fait partie du département de Maramures. Les ressemblances entre les deux régions (visant surtout leur positionnement périphérique associé à l'image des gardiens des traditions et des coutumes ancestrales) fait en sorte que les Oseni sont vaguement connus au début du XIXe siècle et que, jusqu'à nos jours, soient confondus avec les Maramureseni. À l'intérieur de la culture roumaine, la réputation de la région voisine, Maramures, se fonde sur sa capacité à préserver une forte individualité culturelle roumaine malgré son intégration, durant des décennies, à la Hongrie187. À partir de 1948, suite la réorganisation territoriale, le Pays d'Oas est intégré au département de Satu Mare. La majorité de la population est de confession orthodoxe. L'ethnie dominante est roumaine. Font exception les villages de Varna et Orasul Nou, habités par des Hongrois de confession catholique et Remetea Oasului, peuplé par des Hongrois réformés. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale résidaient quelques familles juives qui soit sont parties, soit ont été 185

Cette organisation administrative est le résultat du partage territorial fait en 1968. Les découvertes archéologiques prouvent que cette dépression est habitée dès le paléolithique (Maria Bitiri, 1960). Les documents des XIV - XV siècles y attestent l'existence de 13 villages tandis que celles du XVIe siècle mentionnent 10 villages appartenant à la cité de Satu Mare qui à l'époque possédait les surfaces les terres les plus étendues et le nombre le plus élevé de serfs (Velcea 1964 : 72). 187 Partie appartenant à la Transylvanie, la province de Maramures a fait partie de l'Empire Austro - Hongrois dès 1886 et jusqu'à 1918 est intégrée au Royaume roumain. En 1941, Maramures est repris par les Hongrois. En 1945 elle revient à la Roumanie (Hitchins 2002). 186

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déportées188. II y a aussi le village de Huta-Certeze formé par l'arrivée d'une population slovaque qui, actuellement, est intégrée à la population roumaine. À la fin du XIXe siècle - début du XXe, la situation du Pays d'Oas n'était pas très différente du reste de la Transylvanie189. Jusqu'à très récemment, l'élevage de moutons représentait une source importante de revenus pour l'économie de la gospodaria. Il fournissait les produits laitiers et la viande, essentiels dans la cuisine traditionnelle des Oseni. Par-dessus tout, la laine servait de matière première pour la fabrication de vêtements et de textiles utilisés dans les intérieurs des maisons traditionnelles. L'élevage des moutons était aussi une source financiaire car les produits obtenus étaient commercialisés dans les marchés régionaux. L'importance de cette occupation est signalée essentiellement par Sambra Oilor, fête populaire régionale qui, le 13 mai, annonce et célèbre la montée des moutons à la montagne. Les Oseni de tous les villages montaient au sommet de la montagne Magura où ils mangeaient, chantaient et dansaient. Actuellement, la disparition des rituels et des coutumes liées à l'industrie bergère tels que mesurer le lait ou compter les moutons, correspond à la recrudescence des usages cérémoniels et touristiques. Les Oseni continuent à monter les pentes des montagnes habillés de leurs costumes traditionnels, mais ils le font en voiture et une fois arrivés, ils assistent aux spectacles folkloriques organisés par la municipalité de Negresti-Oas. Malgré la préservation de la fête Sambra Oilor, il n'existe plus de troupeaux si massifs et l'élevage des moutons en Oas a presque disparu. Manifeste à une échelle plus étendue, partout en Transylvanie, la vente des fruits a représenté aussi l'une des principales occupations des gens du Pays d'Oas, notamment pendant la première moitié du XXe siècle. Les prunes et les pommes étaient 188

En 1964, 85% sont des Roumains, 14% des Hongrois et 1% des Ruthènes, des Tchèques, des Russes, des Juifs et des Slovaques (Velcea 1964). 189 Plus de 80% des Roumains de Transylvanie habite les régions rurales. En 1900, 87,4 % et en 1910, 85,9 % des Roumains d'Hongrie affirment que l'agriculture est la façon de gagner leur vie. Hitchins invoque plusieurs raisons pour expliquer le blocage de la société roumaine dans l'économie traditionnelle : la religion orthodoxe et uniate, différente de la catholique des Hongrois. L'école est abritée par les églises, les prêtres étant en même temps des enseignants. De plus, la grande majorité des Roumains était analphabète et l'élite intellectuelle roumaine presque inexistante. Les villes étaient les milieux par excellence où l'influence des Austro-Hongrois était la plus forte. Pourtant, il ne faut pas oublier que la majorité des Roumains habitait dans des villages et souvent dans des régions très isolées. La tradition agraire encore très puissante a été un autre obstacle au fonctionnement des projets économiques, culturelles et politiques du pouvoir (Hitchins 1994:218-219).

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commercialisées aux marchés de Satu Mare (Irimie 1992-1993 : 224) et même vendues aux Allemands (Musset 1981 : 3). Sinon, elles servaient à la fabrication depalinca, l'eau de vie régionale, très forte (le taux d'alcool peut atteindre 60° et même 90°). L'ampleur de cette industrie traditionnelle se trouve souvent à l'origine des explications concernant la fréquence des conflits entre les villageois et la manifestation d'un comportement «spécifique» aux hommes concrétisé par l'agressivité et l'intolérance. L'alcoolisme revient aussi dans le discours officiel comme principale cause du caractère sauvage de la région dans le sens d'une difficulté plus prononcée que dans d'autres régions d'imposer l'ordre et le contrôle parmi les villageois. Cette réputation accentue l'isolement géographique, en conduisant vers un éloignement psychologique de la part du reste des Roumains qui, par le biais des médias ou tout simplement de leur imaginaire, se font une image assez effrayante de ce que se passe au Pays d'Oas. Une autre forme de mobilité vise les marchés éloignés et réputés du sud de la Roumanie afin d'échanger les produits locaux (résultant surtout de l'économie des moutons) pour des céréales, fortement manquantes dans la région. Les marchés de Hust (actuellement Vistea) et de Teceu, en Ukraine190 (Musset 1994:4), sont visés surtout par les femmes à la recherche des produits industriels, surtout des étoffes pour fabriquer certaines pièces du costume traditionnel. Pourtant, les relations commerciales que les Oseni développent avec leurs voisins ukrainiens ou ruthènes de même qu'avec les Roumains n'ont pas un impact majeur sur la vie locale et sur le développement régional. Elles font partie d'un processus de circulation spatial présent dans toute région rurale permettant, par le biais des marchés régionaux, la circulation des biens, mais également des informations et de savoir-faire. Le franchissement des montagnes qui isolent le Pays d'Oas s'effectue de manière centrifuge. Plusieurs événements suscitent ce mouvement. Le monastère orthodoxe de Bixad représente le plus important lieu de rassemblement religieux au nord-ouest de la Roumanie. Les fêtes de Saint-Pierre et de l'Assomption (le 15 août) occasionnent d'amples pèlerinages

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L'intégration de la Transylvanie, incluant le Pays d'Oas, à l'Empire Austro-Hongrois permettait l'élargissement des mobilités commerciales au-delà des actuelles frontières de la Roumanie.

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attirant des milliers de personnes originaires d'Oas et également, des régions voisines telles que Maramures, Chioar ou l'Ukraine Subcarpathique (Musset 1981 : 4 ; Rus 1995)191.

4.2. Le Pays d'Oas, terre de la forêt Au-delà de l'importance de l'élevage des moutons, les travaux forestiers font partie de la spécificité régionale et de l'identité des Oseni. Selon certains folkloristes et linguistes, le toponyme Oas vient de awas qui signifie « forêt ancienne » ou « forêt séculaire » (Muslea 1932 : 117-254). D'autres le lient aux termes d'origine hongroise Havas, Avas ou Ovas qui signifient « déboisement » ou « terrain défriché » (Velcea 1964 : 14-15). D'autre part, les documents historiques de XNIe siècle signalent aussi l'existence d'une commune, Oas, présentement disparue et qui plus tard, aurait donné son nom à la région entière (Velcea 1964 : 15). Quant au nom de tara qui fait partie du toponyme régional, il signifie « pays ». Présent sous la forme de terra dans les documents latins des chanceliers des rois hongrois du Moyen Âge, le terme sera ultérieurement traduit par le mot tara (« pays ») afin de dénommer un territoire politique sous l'autorité d'un seigneur féodal ou d'une cité, etc. (Velcea 1964 : 14). Actuellement, tara (« le pays ») a deux significations : il est utilisé par les populations montagnardes pour nommer les plaines situées en bas des montagnes, ou les régions plus ou moins étendues, entourées de montagnes. On a ainsi le Pays de Hateg, le Pays de Chioar, le Pays d'Oas. Dès la fin de XIXe siècle, il est approprié par les linguistes, puis par les ethnologues dans le but de définir et de mettre en évidence les particularités régionales linguistiques et culturelles de la Roumanie (DEX 2002). Actuellement, le mot « pays » du toponyme le Pays d'Oas n'a aucun sens administratif, mais il renvoie à une région géographique ayant une individualité culturelle par rapport aux régions voisines, telles que le Pays de Maramures ou le Pays de Chioar ou de Lapus. Le deuxième sens, officiel, est celui d'unité territoriale et politique telle que la Roumanie. 191

Fondée en 1689 par un ancien moine du Mont Athos, il est rattaché à l'évêché ruthène de Munkacs jusqu'à 1918 quand la Transylvanie revient à la Roumanie. À partir de ce moment, le monastère Bixad s'organise comme lieu de culte gréco catholique sous la juridiction du Diocèse de Gherla. Ce n'est qu'en 1948, après la disparition de l'Eglise Roumaine Uniate, que le monastère redevient orthodoxe. Cela ne durera pas. L'arrivée du régime communiste, en 1954, a comme effet la fermeture du monastère et sa transformation en maison de repos pour les syndicats miniers et, ensuite, en préventorium pour enfants, fonction préservée jusqu'à aujourd'hui. En 1989, après la rénovation, le monastère redevient le centre de culte de la région et dès 1991, il appartient au Diocèse Orthodoxe Roumain de Maramures (Rus 1994 : 16-19).

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La spécialisation en travaux forestiers remonte au début du XXe siècle, lorsque les étendues boisées couvraient 80 % de la dépression du Pays d'Oas (Photographie No 1). La présence massive de la forêt accentue l'isolement de cette petite dépression déjà enfermée par les chaînes de montagnes. Aux éléments géographiques s'ajoute l'absence de voies de communication, ce qui diminue davantage le contact des Oseni avec l'extérieur. La seule voie de circulation non aménagée suivait le cours de l'ancien Chemin du Sel qui, au XHIe siècle, liait la région de Maramures à la Transylvanie et qui actuellement, est remplacée par la chaussée nationale No. 19. À la fin du XIXe siècle, débute un fort processus de défrichement et de transformation du terrain boisé en terre arable. La construction du chemin du fer en 1906192, qui lie Satu Mare et le village de Bixad, où il y a l'usine de transformation du bois en matière de construction, contribue aussi à l'exploitation massive des forêts. Le rythme d'exploitation est si effréné, qu'à la moitié des années 1950, la forêt a pratiquement disparu (Varnav 1986-1987 : 327). Elle est encore présente sur les versants des montagnes Oas et Gutai, non loin des villages Huta-Certeze et Certeze193 (Photographie No 2). La majorité de la population masculine travaille donc dans la forêt. Elle développe toute une culture matérielle et un savoir-faire liés à cette spécialisation. Les techniques manuelles et les outils complexes font des Oseni des spécialistes très réputés dans toute la Roumanie. Il s'agit notamment des techniques de nettoyage, de taillage, de défrichement et de préparation des terres déboisées pour de nouveaux usages, tels que le pâturage ou l'agriculture. Ce «métier» les individualise aussi dans la région du nord-ouest de la Roumanie qui, d'un point de vue occupationnel, est divisée. Il y a d'une part les Maramures, connu pour les exploitations minières des minéraux non ferreux et qui, dès les années 1960, attirent la force du travail de la dépression entière. D'autre part, il y a la plaine

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http://ro.wikipedia.org/wiki/Satu_Mare. Une carte autrichienne de 1881 montre qu'à l'exception de la rivière Lechinicioara, du milieu du bassin Negresti, du couloir de la rivière Rau, de la distance entre Bixad et Boinesti qui ne servaient qu'à l'agriculture, le reste du Pays d'Oas est couvert de forêt (Varnav 1986-1987 : 327). 193

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de Tisa, région agricole par excellence. Entre les deux, le Pays d'Oas représentait l'oasis où les Oseni gardaient le monopole sur les travaux forestiers. L'épuisement du bois et du travail dans la forêt coïncide, après la Seconde Guerre mondiale, avec le lancement des programmes gigantesques de développement intensif de l'agriculture par le défrichement et le nettoyage des terres, organisés partout en Roumanie. Les Oseni et les Certezeni, notamment, commencent à partir massivement. La population est entraînée dans un va-et-vient entre les régions des travaux et leur village. Ils sont présents surtout dans les Carpates orientales ou dans le centre de la Roumanie, dans les Carpates de Courbure. À l'aide d'outils originaires de leur région et au moyen d'un travail manuel, hommes, femmes et enfants commencent à développer une culture de mobilité marquée par une absence de trois à six mois de leur village et par un retour général à leurs maisons. La mobilité du travail touche plusieurs localités du Pays d'Oas. De tous les Oseni, les Certezeni participent en grande nombre. 90 % des individus ont participé au moins une fois au rîtas, le terme régional utilisé pour nommer les travaux saisonniers de défrichement. Contrairement aux autres villages, les Certezeni ne travaillent pas dans les entreprises locales, leur agriculture est presque inexistante et l'élevage des moutons est de moins en moins rentable. Privés de sources de revenus, les Certezeni ont pour seules alternatives les travaux saisonniers qui viennent en continuation d'une tradition occupationnelle marquée par le travail dans la forêt. Huta les suit, mais plus timidement car la majorité de la population de ce village est embauchée dans les mines et dans les exploitations proches. Même si cette façon de gagner de l'argent en partant ailleurs existait auparavant, à la fin du XIXe siècle, les Oseni sont engagés dans les différentes entreprises du pays et même à l'extérieur des frontières. Les années 1960 sont le moment où l'ampleur de ce phénomène augmente considérablement (Musset 1981). Le nombre de salariés engagés dans les entreprises d'État diminue en faveur des gens qui commencent à pratiquer le travail saisonnier. Le travail dans la forêt s'effondre avec la chute du régime de Ceausescu et de tous les programmes de développement rural. Privés de leur principale et unique source de revenu,

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les Oseni commencent à partir à l'étranger. Ici, peu d'entre eux cherchent à continuer à travailler dans la forêt car ce métier se fait rare en Occident et demande généralement une professionnalisation, ce qui n'était pas le cas de la grande majorité des Oseni qui avait appris le métier de père en fils, d'un parent à l'autre ou d'un ami à l'autre. Actuellement, le travail dans la forêt est presque oublié et les outils jetés, détruits ou donnés aux musées ethnographiques.

4.3. Le Pays d'Oas et le développement socialiste périphérique Après l'arrivée des communistes, en 1947194, le Pays d'Oas reste en quelque sorte en dehors des grands bouleversements sociaux et économiques. À cause de la terre impropre à l'agriculture intensive, l'impact de la collectivisation des années 1949-1951 est mineur par rapport à d'autres régions. Le Pays d'Oas est décrété zone de degré 3, c'est-à-dire qu'il n'est pas jugé bon pour une agriculture intensive. Quelques villages seulement tels Varna, Orasul Nou, Tarsolt, Boinesti sont collectivisés car ils sont situés vers le centre de la dépression (Velcea 1964 : 140). Les villages de Certeze et de Huta-Certeze ne sont pas touchés, les gens gardant leurs propriétés agricoles. Ils continuent ainsi de pratiquer une agriculture de subsistance et d'élever des animaux domestiques. Les villages situés vers les montagnes tels que Certeze, Bixad, Moiseni et Huta-Certeze sont affectés autrement. Après 1948, à la suite du processus de nationalisation, les habitants de ces villages, dans leur grande majorité spécialisés dans les travaux forestiers et propriétaires de grandes étendues boisées, perdent leurs propriétés. Tel que nous l'avons déjà mentionné, ils commencent à participer surtout aux travaux de défrichement auxquels se rajoutent le fouillage des canaux, la peinture des piliers d'électricité, la construction des barrages ou la peinture des cales des bateaux, etc. La réputation de la difficulté de ces travaux et le fait qu'ils soient évités par la majorité des Roumains nourrit tout un discours identitaire valorisant, essentiellement masculin, qui fait des hommes Oseni et des gens de Certeze notamment, les plus travailleurs et les plus habiles de tous. Cette vision fait 194

En 1947 l'économie de la Roumanie est en plein changement. Elle passe sous le contrôle du Parti Communiste. La planification centralisée est à l'ordre du jour et tout concourt à la préparation de la nationalisation de l'industrie et vers la collectivisation de l'agriculture (Hitchins 1994 : 543).

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contrepoids à la réputation générale de ces travaux considérés alors comme dévalorisants et humiliants. L'une des politiques de l'État communiste est l'industrialisation et le développement des régions les plus défavorisées. Connu par son caractère isolé et par sa pauvreté, le Pays d'Oas devient comme d'autres régions marginales de la Roumanie, le territoire idéal pour envoyer en stage les meilleurs jeunes qui finissaient leurs études en médecine ou en pédagogie195. La grande majorité des intellectuels locaux que nous avons rencontrés provenait soit du sud, soit du centre de la Roumanie. Tous sont arrivés par des répartitions officielles, dans le but de faire un stage qui durait trois ans. Certains sont retournés dans leur région d'origine, d'autres ont fondé des familles et par la suite se sont établis dans la ville de Negresti196. La construction d'un hôpital à Negresti de même que d'un sanatorium, à Bixad, fait augmenter le nombre de médecins dans la région de quatre en 1938 à trente en 1962 (Velcea 1964 : 74). Dès les années 1950, la majorité des villages sont electrifies. (Velcea 1964:74-75). En 1951, l'entreprise « Osana » de Negresti-Oas qui couvre l'industrie énergétique, l'usinage, l'extraction des matériaux de construction, l'exploitation forestière et le façonnage du bois et l'industrie alimentaire attire une importante main-d'œuvre de la région. La production des matériaux de construction augmente à cause de l'ouverture des carrières d'andésite. L'entreprise Tricotex de Negresti-Oas attire la main-d'œuvre féminine par son profil de l'industrie textile.

Mise en place dès les années 1950 par le régime communiste, cette stratégie qui rappelle la révolution culturelle maoïste, a comme but de tenir sous contrôle une jeune élite intellectuelle, en l'isolant géographiquement et socialement dans des régions rurales très éloignées de leur lieu de naissance ou d'études. Cette politique avait également comme but une certaine homogénéisation de la population, tant spatialement que socialement. Paysans, travailleurs, professeurs ou médecins, tous sont pareils face au labeur pour « le bien-être » de la nation. Egaux devant le travail, les différences s'effacent et on arrive à la naissance de l'homme nouveau, « le prolétaire ». La naissance de ce nouvel être social ne peut pas se passer des projets de « modernisation » et « d'amélioration » du niveau de vie et des gens qui habitaient des régions plus isolées et surtout, très pauvres (voir les témoignages de Schneider [2004]). 1 II s'agit du médecin Mihai Pop, directeur de l'hôpital de Negresti-Oas, originaire de Cluj-Napoca (au centre de la Roumanie) de Vasile Ardelean, professeur de langue et littérature roumaine à Certeze, originaire de la Transylvanie, de Mihai Serbanescu, professeur de littérature roumaine à Bixad, ce dernier étant originaire de Râmnicu Vâlcea (au sud de la Roumanie).

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Malgré le développement industriel de la ville de Negresti-Oas, du nombre de 1200 travailleurs qui travaillent en industrie, 60% sont en exploitation forestière et dans l'industrie du bois, tandis que 33% sont spécialisés en extraction des matériaux de construction. À Bixad, il y a l'entreprise de bois scié qui prépare du bois pour construction ou pour cellulose destiné soit aux entreprises de mobilier de Satu Mare, soit à l'exportation en Hongrie, en R.D.A, en Autriche ou en Italie. L'entreprise de Bixad attire donc la force du travail du village et aussi d'autres localités dont Negresti, Camarzana, Racsa ou d'autres régions dont Maramures (Velcea 1964 : 133-137). Concernant les Certezeni, le nombre de salariés de l'État est bien réduit parmi eux, ces derniers préférant partir aux travaux saisonniers. L'industrie d'extraction occupe un lieu aussi important par l'ouverture de plusieurs carrières d'andésite. Jusqu'en 1961, il y avait six carrières, dont deux aux points Huta Prisacii et Cocosita, non loin du village Huta-Certeze (Velcea 1964 : 138). Dès 1962, la carrière de Cornet, près de Negresti, entre en fonction, en absorbant une partie de la force de travail masculine qualifiée de Negresti, Varna et aussi Certeze. Cette carrière produit une variété de matériaux de construction tels la pierre brute pour les constructions, la pierre concassée pour le pavage et les bordures normales, etc. Il existe aussi une autre carrière de grès à Orasul Nou. À partir de 1958, dans la vallée de la rivière Talna, entrent en fonction les plus grandes exploitations d'andésite. Ici s'exploitaient annuellement 60% du total de la pierre brute, 62% de la pierre concassée et 70% de la pierre spéciale de la Transylvanie. La plus grande partie de la production de matériaux de construction était dirigée vers Maramures, pour le pavage et les constructions, et une autre partie allait vers les départements du centre de la Transylvanie, la région de Cluj et de Crisana. La majorité de la main-d'œuvre du village de Huta Certeze travaille dans les mines d'exploitation de fer et d'andésite et le reste à l'extraction du charbon. Cette présentation des activités régionales indiquent le développement local ou par le biais des travaux saisonniers, d'une double spécialisation : la première dans le bois ; la seconde dans l'extraction des matériaux de construction. Ce qui unit ces deux branches est la spécificité de ces labeurs : travaux de force, masculins, qui ne demande pas une professionnalisation, accessibles rapidement, dès

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un bas âge. Quant aux femmes, elles sont partagées entre les travaux domestiques, traditionnels et, pour une part bien plus réduite, l'industrie textile (Velcea 1964 : 138-140). Le regard porté sur les activités du Pays d'Oas révèle l'existence d'une région rurale atypique. Pas du tout proche de l'agriculture, les occupations sont partagées entre deux types d'industries, une industrie forestière avec toute la gamme de travaux qui y sont rattachés ; une autre attachée à l'exploitation de matériaux de construction. L'exploitation des matériaux de construction, le bois inclus, est complétée par les travaux de transformation et d'adaptation de la pierre ou du bois pour leur usage en construction. Dans les années 1980, plusieurs gens de Huta-Certeze qui travaillent dans les mines d'exploitation, ont à la maison des ateliers informels de travail de l'andésite. D'autres sont des menuisiers ou confectionnent des meubles en bois. Dans les années 1970-1980, les principales activités des villages qui ne connaissent pas la collectivisation tels Certeze, Huta-Certeze, Bixad sont les travaux saisonniers forestiers, la construction et les exploitations des matériaux de construction, proches du domaine de la construction. Cette orientation occupationnelle généralisée conduit à la configuration de ce que nous allons appeler une population de bâtisseurs.

4.4. Le Pays d'Oas, terre de la vendeta, sauvage et agressive La périphérie géographique est amplifiée par une autre, culturelle et sociale liée à la présence, unique en Roumanie, d'une institution locale de règlement des conflits entre les individus et les familles : la vendetta (vendeta ou vendete). Tout comme dans le cas de la vendetta méditerranéenne (Gilmore 1988 ; Blok 1981 ; Pitt-Rivers 1961 ; Cassar 2005), celle du Pays d'Oas, méconnue des spécialistes dans la littérature sur l'honneur, fait référence à la confrontation physique, masculine, ayant comme but la réglementation de l'honneur entre les individus, entre les familles et neamuri (« les lignées »). La vengeance de l'honneur se transmet de génération en génération, conduisant à des crimes encore présents dans la mémoire des gens : L'orgueil était terriblement grand, ici. Le dernier crime à Bixad a eu lieu il y a treize ans. Depuis, il n'y a pas eu de crime avec préméditation. Un homme a été tué. Pris dans sa maison la nuit, ils lui ont coupé les jambes et l'ont abandonné au milieu de la rue. Ils lui ont enlevé les yeux. 11 est mort le lendemain. Les tueurs qui font partie de ta même famille sont en prison

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actuellement. C 'était un crime lié à la vendetta qui « va » de « neam in neam » (de génération en génération »). Qjuelqu 'un a tué mon frère. Moi je dois le venger (Serbanescu, professeur à Bixad (54 ans), 2002).

Un autre type de crime reste dans la mémoire des gens. Il s'agit de ceux concernant le déshonneur de la femme, fille ou épouse. Attenter à l'honneur de la femme c'est attenter à l'honneur du chef de la famille. La majorité des conflits est occasionnée par les rituels précédant les mariages ou lors des mariages. Société patriarcale et virile, les réglementations de l'honneur masculin sont toujours en lien avec la sexualité de la femme. L'individu n'a pas d'existence en dehors de la famille et de la communauté. Attenter à un seul individu provoque un effet général, et touche la famille entière. D'où les proportions des conflits qui pouvaient couvrir plusieurs familles du même neam et plusieurs générations. Les histoires des conflits par pintalus, le couteau traditionnel à lame courte, sont effrayantes. Même les institutions traditionnelles rurales telles que l'Église n'ont pas de pouvoir suffisant pour intervenir et diminuer les conflits. Quant à la Milice (le terme actuel est « Police »), elle intervient rarement ou trop tard étant donné le caractère isolé de la région et, dans la majorité des cas, la cohésion communautaire ne permet pas aux instances extérieures d'agir. Les crimes fréquents jusqu'aux années 1960, diminuent pour disparaître complètement dans les années 1990. Cependant, la disparition des meurtres n'a pas comme résultat l'effondrement de toute une culture de l'honneur. Elle continue à réglementer le quotidien, les relations sociales, les institutions traditionnelles encore fonctionnelles telles que la famille et le mariage, les relations entre les Oseni et les autres qui ne partagent pas le code de l'honneur. Est encore toujours présente cette crainte d'offenser un Osan, en lui adressant un mot qu'il ne faut pas ou en faisant un geste qui peut être pris pour une provocation. Le nouvel arrivant fait très attention de ne pas prendre à la légère tout geste d'hospitalité même s'il vient en contradiction avec ses propres valeurs. Refuser de boire un verre depalinca est dangereux car cela revient à humilier le chef de la famille. Lors de nos terrains à Certeze et à Huta, la quantité d'alcool offerte et non refusable rendait difficile quelque fois le déroulement de certains entretiens. L'honneur réglemente davantage les rapports locaux de sociabilité. Les relations au travail, entre les familles, entre les amis, entre l'homme et la femme, tout est réglementé par la préservation et, surtout, par l'amplification de l'honneur 137

et de la mândria afin d'être bien situé sur l'échelle sociale. La culture de l'honneur qui unit les gens du Pays d'Oas continue cependant à les séparer des autres. L'un des exemples est le contournement de la région par les investissements privés à caractère touristique, ce qui crée un contraste fort important avec la région voisine et concurrente, Maramures, qui connaît un fort développement du tourisme rural en Roumanie.

4.5. De la périphérie nationale à la périphérie régionale Cette périphérie multiple se développe non seulement par rapport à la Roumanie entière, mais surtout par rapport à la région voisine, Maramures, avec laquelle le Pays d'Oas partage une histoire commune et une géographie de proximité, ce qui provoque jusqu'à présent leur superposition. La principale cause de la confusion est d'ordre administratif. Avant 1949, l'année de la nouvelle organisation administrative, l'actuel département Satu Mare, qui incorporait la région du Pays d'Oas, s'intégrait dans une unité plus grande portant le nom de Maramures et qui avait son centre administratif à Satu Mare. La deuxième cause, non moins importante, est la revendication des origines daces par les deux régions de Maramures et du Pays d'Oas, revendication qui fait partie d'un des mythes de la fondation de la nation roumaine, qui ne tiennent pas d'une conscience locale populaire, mais des « combinaisons intellectuelles à un but bien déterminé idéologiquement et politiquement » (Boia 1997 : 85). La référence historique est la conquête de la province de Dacie par les Romans au II-IV siècle197 et un portrait particulier, celui du Dace qui, avec

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Depuis le XVIIIe siècle, l'ensemble de l'historiographie joue entre soit une revendication purement romaine (Dimitrie Cantemir, Scoala Ardeleana, [L'école d'Ardeal]), soit une revendication purement dace, soit finalement les deux (Cantacuzino 1818-1816). L'une des écoles les plus radicales qui a cherché à expliquer l'origine de la nation roumaine afin de légitimer son individualité par rapport aux autres nations, a été l'École Latiniste de Transylvanie du XIXe siècle. Ses adeptes soutenaient l'origine purement romane de la culture roumaine ainsi que le fait que la langue roumaine est exclusivement de souche latine. Donc, on procède même à une purification de la langue de tout autre influence slave ou dace afin d'améliorer le complexe d'infériorité des Roumains par rapport à l'Occident et pour justifier finalement l'appartenance de cette nouvelle nation à la latinité occidentale. Or le regard vers l'ouest ne permettait pas aux latinistes de reconnaître l'autre souche de la langue et de la culture roumaine, celle dace car à l'époque ils sont vus comme des barbares et des sauvages. Malgré l'influence de l'École Latiniste, les Daces commencent à être perçus autrement que les ancêtres qui dévalorisent l'image noble de l'héritage roman. En 1860, B. P. Hasdeu publiera une étude intitulée « Les Daces, ont-ils disparu ? » où il condamne le purisme de l'École Latiniste et prend une attitude bien plus modérée, en soulignant que la nation roumaine est le résultat de plusieurs éléments d'importance égale (1973 : 78-106 [1860 : 72]).

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le romantisme, se consolide et se définit par l'amour de la liberté, par l'esprit de sacrifice et le refus de vivre sous la domination étrangère. La scène du suicide collectif centrée sur la figure de Décébale qui préfère mourir que de devenir esclave survivra jusqu'à nos jours comme un symbole de la « spécificité » de la nation roumaine (Boia 1997 : 90-91). Après 1900, le mythe des origines daces gagnera du terrain avec la vague des idées « autochtonistes » qui domineront la scène culturelle roumaine jusqu'à la période de l'entre-deux-guerres. Vasile Parvan, promoteur de cette orientation et artisan de l'image de la civilisation dace, est le premier à faire le lien entre le Pays d'Oas et les Daces. Il mentionne l'existence en Oas d'une cité d'origine dace, près de la localité Boinesti : « Il est certain que la cité Belavara, près de Boinesti, (Satu Mare) est d'origine dace... La cité a été habitée dès le néolithique à l'époque du fer» (Parvan 1972, Ile édition).

Le constat de Parvan a un impact majeur sur la définition du Pays d'Oas en tant que lieu de la préservation de l'héritage dace. Ce n'est pas sans importance qu'il soit toujours cité par les auteurs (Netea 1938 ; Focsa 1975, 1999 ; Andron 1977 ; etc) qui, en essayant de tracer l'histoire des Oseni, ignorent les opinions des autres archéologues qui démontrent que la cité en question serait néolithique (Bitiri 1960). Malgré cette mention, les Oseni ne se distinguent pas de la région voisine, Maramures, qui revendique aussi le droit d'origine de la roumaineté et se veut le gardien des origines nobles, les daces. Les arguments visent la préservation des costumes, des danses populaires, de l'art religieux et folklorique. À cela s'ajoute la religion orthodoxe, matérialisée notamment par des églises en bois très anciennes, point d'attraction touristique jusqu'à nos jours. Elles offrent plus d'arguments pour soutenir et promouvoir que Maramures est le berceau de la culture traditionnelle roumaine et qu'elle assure la préservation des origines daces198 (Kligman 1998). Cette image s'est superposée par-dessus celle des Oseni, tout en ignorant le développement identitaire local. Un Osan ne s'appellera jamais Maramuresean (« appartenant à 198

Dans le livre La noce du mort. Rituel, poétique et culture populaire en Transylvanie, Gail Kligman se plaint de l'accent de plus en plus fort mis sur « l'origine géto - dace » des Maramureseni par les cercles académiques des derniers années. Elle cite un fragment d'une brochure touristique qui prouve la résistance de cet discours sur les origines jusqu'aux années 1980 : « Maramures est l'une des plus intéressantes provinces de la Roumanie. Les origines de son nom sont probablement dace - romains, même si certains chercheurs proposent une autre souche, bien plus ancienne. En tout cas, l'histoire du Maramures remonte dans le passé lointain et occupe une place spéciale dans l'histoire du peuple roumain entier. » (1998 : 258).

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Maramures») et vice versa. Cette différenciation catégorique repose sur l'existence, au Pays d'Oas, d'une forte identité régionale et d'une conscience de la différence, d'une part, du reste des Roumains et, d'autre part, de leurs voisins, et cela, malgré des ressemblances d'ordre culturel ou historique. Dès l'intégration du Pays d'Oas au département de Satu Mare, et donc de la séparation administrative de Maramures, la différence est, disons, officialisée, sans toutefois faire ressortir Pays d'Oas de l'ombre de la région voisine. Ce jeu de la visibilité et de l'invisibilité est encouragé par le contexte politique d'après la Première Guerre qui oriente le discours général de l'intelligentsia roumaine vers la démonstration de l'unité du peuple-nation et non de la diversité des régions. Dans la presse des années 1930, les journaux locaux, dans un langage empreint de convictions nationalistes et xénophobes, attirent l'attention sur la situation économique précaire et archaïque de la vie des habitants du Pays d'Oas, en construisant en même temps un portrait particulier, celui de l'Osan, différent de l'autre semblable, le Maramuresean, et de l'autre étranger, le Hongrois. Le profil de ce portrait émergent est de plus en plus lié à la descendance « noble » de Daces libres : « Ce Roumain pur, le fils d'Oas, issu directement de la nature avec laquelle il s'identifie, ce Dace est en train de disparaître ! Oui ! Il meurt peu à peu à cause de la misère... ! Qui s'intéresse à l u i ? Autrefois, ce paysan était agriculteur. Plus tard ont commencé les défrichements. On était tenté de croire que les terrains agricoles et les pâturages apporteraient la richesse, mais ils ont apporté le désastre...La terre est devenue stérile. Le bois a diminué, alors l'Osan commence à partir très loin pour travailler à la hache à la main l'été entier, aux défrichements des forêts car ils ne connaissent pas d'autre métier... C'est à peine l'automne qu'ils retournent souillés, malpropres, malades... La tuberculose, voilà la dure réalité!... Pauvre Osan ! Tu es arrivé à te soumettre devant le maître, toi, maître aux cheveux daces, toi, l'héritier de Décébale, le magnifique ! » (I. Constantin, 1936, « Strigate de alarma : Ne pier Osenii [Cris d'alarme : Les Oseni sont en train de disparaître] », Gazeta,\ll\ : 2 ).

Cet article met en scène les traits essentiels de l'image de l'Osan : l'amour pour la liberté grâce à l'origine des Daces libres, la fierté et l'esprit de révolte, qui refuse la soumission ; le culte pour le travail dans la forêt (la forêt est aussi rattachée à toute une symbolique de la liberté) et, plus généralement, pour les travaux difficiles. Ces traits sont incorporés dans le discours qui commence à façonner un portrait valorisant d'un Osan fier, puissant, acharné au travail et intolérant face à l'injustice.

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Durant l'entre-deux-guerres, les publications mineures de la presse régionale sont plutôt dominées par un ton alarmiste. Soumis aux étrangers, plus spécifiquement aux Hongrois, les Oseni doivent être sauvés puisqu'ils sont la preuve vivante de l'héritage dace, donc de l'existence d'une nation à part, roumaine. Ainsi, l'appel à une identité plus restreinte, Oseneasca fait partie d'un mouvement plus large qui agissait contre les revendications territoriales des Hongrois, en Transylvanie, manifestes à la fin des années 1930 et jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la Transylvanie revient à la Roumanie (Morariu 1944; Stefanescu 1968; Marrant 1977; Boia 1997). Par exemple, en 1937, Vasile Pop, professeur à Bixad, publie une brochure sur le Pays d'Oas où il fait un portrait de l'Osan sans oublier de trouver dans son origine noble dace l'élément qui le différencie des autres : « Le peuple de cette région, conservateur sans limite a ses particularités de vie, d'habitudes, de langue qui jusqu 'à présent n 'ont pas été étudiées suffisamment. L 'isolement l'a emmené à se différencier p a r son tempérament, et à garder dans sa langue des mots anciens, qui prouvent sans appel leur origine pure romano-dace » (Vasile Pop repris par Netea 1938 : 30).

Vasile Netea, professeur et membre de l'intelligentsia locale, partage les mêmes orientations en traçant aussi un portrait de l'Osan qui renvoie aux discours pro-dace : « L 'esprit des Oseni est grave, ferme, guerrier, moins ouvert aux étrangers, égoïste sans être méchant, impétueux, ardent, l'Osan tenant beaucoup à sa fierté et à sa liberté. Il est moins ouvert à la plaisanterie, attaché à son costume populaire, à l '« osenie », suspicieux envers les étrangers et prouvant amitié pour les siens » (Netea 1938 : 19).

Les arguments d'un tel portrait sont cherchés dans la parure « très ftère », dans une valorisation culturelle de « l'habitude d'attaquer et de se défendre à l'aide du "pintalus"(le couteau à lame courte) », « toujours présent dans le berceau des hommes », dans la préservation du costume régional, de la coiffure ronde des hommes, similaire, selon l'auteur, avec celle des Daces sculptés sur la Colonne de Trajan à Rome, etc. (Netea, 1938 : 20). D'ailleurs, l'auteur ignore le fait que cette coiffure de forme ronde des hommes, qui est le principal argument du lien entre les Daces et les Oseni, est présente également dans le monde slave (de Smedt 1980). Un autre élément de plus en plus emblématique est l'esprit guerrier de l'Osan, dans le sens d'une disposition physique et mentale de refuser toute forme de coercition et d'un esprit d'action, ce qui vient encore une fois justifier l'agressivité et la fierté des Oseni.

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La fabrication de l'identité microrégionale ne serait être complète sans le recours à l'habitat et au quotidien des Oseni. L'image de la maison traditionnelle, petite, à une, deux ou, plus rarement, à trois pièces, faite de matériaux rudimentaires, émerge comme la preuve de la survivance et de la préservation de toute une culture matérielle qui renvoie dans la nuit des temps : « Tout simples, couverts d'un toit de chaume et plus rarement de lattes, les maisons parlent d'un monde de jadis. Les fenêtres sont petites. Les maisons ont deux chambres, « tinda » (un corridor étroit) et la chambre pour habitation. Certaines maisons ont une troisième chambre, plus spacieuse et plus propre. Et cela seulement chez les familles plus riches qui y gardent la dot de la fille ou de l'épouse. Le mobilier est presque absent. Contre les murs il y a des icônes et des assiettes déposées sur des serviettes en coton aux fleurs colorées (Netea 1938, 24).

Les pratiques domestiques de même que l'ensemble de la culture matérielle liée à l'ancienne maison, reviennent le plus souvent comme les arguments incontournables de l'enracinement des Oseni au Pays d'Oas, de leur identité locale, de leur esprit de liberté et de leur intolérance envers les étrangers. Avec l'arrivée du communisme en 1948, la revendication de l'origine daco-romane soutenue entre les deux guerres mondiales est rejetée à la faveur d'une revalorisation de l'héritage pur, dace. Le détournement du discours est lié aux changements de l'idéologie politique des années 1950. La synthèse dace-romane signifia une double orientation, tant vers le nationalisme que vers l'européanisme, interprétation dominante durant les années 1920-1930; au contraire, la mise en valeur de l'héritage dace par les communistes traduisait l'immersion de la société roumaine dans l'autochtonisme radical, autrement dit : « Isolée de ses voisins non latins, l'île latine (Roumanie) devient une île dace isolée du reste du monde » (Boia 2001 :42). Dans ce contexte général, l'image de l'Osan en tant qu'héritier vivant de l'esprit dace et du Pays d'Oas en tant que terre de la liberté s'amplifie, en s'enrichissant de nouveaux arguments, gérés cette fois par l'idéologie socialiste. Pourtant le mot « nouveau » ne signifie pas une annulation de toute une image déjà mise en scène sur les habitants du Pays d'Oas. Au contraire, on procède à une mise en valeur de tous ces traits, et surtout à une connaissance et une reconnaissance d'une identité unique à l'intérieur de la société socialiste roumaine entière. À l'été 1967, le Musée régional de Maramures, situé à Baia Mare, organise une exposition avec plusieurs photographies prises

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par Ionita G. Andron, un photographe avec des velléités d'ethnographe qui, dans les années 1940, 1950, prend plusieurs photographies de la région et de ses habitants. Ces images représentent le moteur de la popularisation du portrait « dace » de l'Osan et de son enracinement dans l'imaginaire de la population locale de même que dans l'ensemble de la Roumanie. Il s'agit d'images des Oseni de Certeze, Huta-Certeze, de Moiseni ou de Bixad, habillés de costumes blancs, en tissus de lin, aux cheveux coupés d'une manière moins habituelle, ou des femmes costumées avec de larges jupes et des chemises aux manches amples, richement brodées. La force des images est amplifiée par les légendes données par l'auteur : « Bonnet de fourrure Gète-dacique » ou « Les Dacs se tiennent accrochés sur les rocs-Florus » (Andron 1977). Prises sur des panoramas montagneux et boisés, les photographies plongent les personnages dans un espace « séculaire », ou le temps s'écoule lentement. Plus tard, en 1971, les photographies ne sont exposées nulle part ailleurs qu'à la salle Dalles, à Bucarest, exposition à laquelle participent des historiens et ethnographes importants. Les photographies de ces paysans-« daces » du Pays d'Oas ont un écho national. Elles sont vivement intégrées à titre de preuves incontestables de l'origine noble de la nation roumaine. Cette région, jusqu'alors périphérique et même invisible à cause de l'ombre projetée par la région voisine, Maramures, devient le berceau de l'identité noble des Roumains. Cela conférant un prestige incontestable aux habitants du Pays d'Oas. Cette identité originaire dace sera « fixée » et popularisée davantage en 1977, avec la réunion de ces photographies dans un album signé Ionita G. Andron et publié par le Musée du Paysan Roumain à Bucarest (Photographie No 3 et No 4). Tout comme le paysage naturel, la maison traditionnelle, toute petite et rudimentaire, complète cette vision avec son regard « d'un autre temps ». Par exemple, le cliché 4 de l'album de Ionita G. Andron est nommé par l'auteur : « Elle nous regarde d'un autre âge (maison monocellulaire de Certeze) ». Cette maison devient l'image d'une région qui incarne jusqu'à très tard, la projection d'une Dacie atemporelle et éternelle, perdue dans un temps révolu (Photographies No 5 et No 6). De tous les modèles reproduits, la maison traditionnelle à une seule pièce, qui est placée parmi les premières photographiess de l'album, se transforme en outil de signalisation de la pauvreté ancienne de la région, de son archaïsme et de son attachement aux traditions et à un style de vie qui rappelle les origines nobles des Oseni. Les autres modèles servent aussi d'argument. Ils décrivent cette fois un 143

autre processus, le changement qui a comme conséquence la disparition de ce monde. Malgré le fait que le moment des grands bouleversements ne soit arrivé que vingt ans plus tard, Ionita Andron reproduit en fait le discours ethnographique apocalyptique de tout ethnologue « véritable » qui voit dans les changements de la société rurale les signes de la disparition de l'authenticité et de la tradition (Photographie No 7). Le texte explicatif qui accompagne les images stabilisent les déclinaisons de l'identité individuelle et collective des habitants du Pays d'Oas, déclinaisons qui s'enracineront dans leur manière de se présenter aux autres ou dans la justification de tout comportement ou événement social régional : « Depuis des années, un groupe de vieillards de mon village me bouleversait par leur attitude, majestueuse, p a r leurs traits du visage pareils à une sculpture en granit, p a r leur façon générale d'être. Un dimanche de l'année 1939, j ' e n ai surpris quelques-uns, et j ' a i pris des photos. Aujourd'hui même, en regardant les visages des vieillards, en les projetant 18 siècles derrière, j e vois sept chefs des tribus Daces, rassemblés au plus important conseil précédant la deuxième guerre entre les Daces et le Romans...Conseil où les vieillards regardent avec gravité et avec le plus haut esprit de responsabilité vers l'avenir de leur peuple (Andron 1977 : 9).

Lors de nos discussions avec des professeurs, des prêtres ou des médecins, le nom de Ionita Andron et de son album revient toujours comme la principale référence légitimant le discours local. L'album et les textes sont évoqués par les journaux régionaux des années 1970-1980 comme les preuves incontestables des origines daces des Oseni : «-<- ...les habitants du Pays d'Oas, les vieillards de ce pays, ont une apparence virile, aux cheveux pareils aux Daces. (Ils sont) les exemples emblématiques par leur ressemblance avec l'image des Daces sculptée dans la pierre de la "Colonne de Trajan" par le génie, Apollodore de Damasque » ( Napoca universitara, 2/1977 : 9).

Le texte est accompagné par des photographies prises de l'album de Ionita Andron sans que ce dernier soit cité. Ainsi, les images sont, graduellement, détachées de leurs auteurs afin d'être appropriées et intégrées dans le discours identitaire de l'intelligentsia locale de même que des gens ordinaires199. Afin de décrire la différence entre l'ancienne et l'actuelle image du Negresti-Oas à la suite de l'urbanisation socialiste de la localité, la journaliste Anamaria Pop fait appel aux photos de Ionita G. Andron :

Le livre de Pierre-George Roy, L'Ile d'Orléans [1976 (1928)] a eu le même efet de folklorisation d'une petite communauté insulaire du Québec, l'île d'Orléans (thèse de doctorat d'Etienne Berthold).

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« Contre le mur du Musée du Pays d'Oas il y a une image d'ensemble de Negresti-Oas. Même si la qualité de la photo est bonne, (grâce au talent et aux préoccupations de Ionita Andron), on observe l'ancienneté de la feuille jaunie à cause du temps »200.

Dans l'article de Grigore Scarlat, l'auteur l'affirme ouvertement que : « Toutes les photos de Ionita Andron se constituent, avant tout, comme des documents authentiques de la vie de ce coin du pays qui est le Pays d'Oas, de ceux qui le long des années ont su garder avec piété leur langue, leur costume et leurs coutumes héritées de leurs ancêtres »

Un autre article d'une publication locale explique pourquoi il faut faire appel à Ionita Andron lorsqu'on parle du Pays d'Oas : « Aujourd'hui, lorsqu 'on parle du Pays d'Oas, on est obligé de prononcer le nom de Ionita G. Andron. Pourquoi? C'est parce qu'il est le noyau de la connaissance spirituelle d'Oas... Maintenant, quand on fête 2050 ans depuis la constitution de l'Etat Dace, on est convaincu que l'œuvre de Ionita G. Andron a trouvé le chemin vers nos cœurs. C'est une œuvre qui mérite d'avoir un destin exemplaire'10'.

Étant donné que « le centre s'installe en Dacie » (Boia 1997 : 101), l'identité des Oseni sort de son coin d'ombre et de sa carapace périphérique afin de s'intégrer dans un discours du centre, visible et, par-dessus tout, exemplaire pour le processus de transformation générale de la société roumaine socialiste. Grâce à l'héritage mythique, bien enraciné dans l'imaginaire des Oseni et des Roumains, la pauvreté séculaire donne place à l'archaïsme et à la tradition, bien plus valorisantes.

200

Anamaria Pop, « Au Negresti-Oas, toutes les rues sont principales », in « Cronica Satmareana », Nr. 3052, 18 sept. 1979: 1-2. 201 Grigore Scarlat, « Ionita Andron, une vie dédiée à Oas et à ses valeurs pérennes », in Cronica satmareana, Nr. 3235. 19 avril 1980. 202 Cronica Satmareana, Nr. 3235, 1980 : 3.

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5. LES OSENI OU LA RUSE DES PERIPHERIES. DYNAMIQUES GLOBALES ET LOCALES 5.1. Le Pays d'Oas, une région rurale surprenante A partir des années 1960, la maison traditionnelle monocellulaire devenue emblématique grâce à l'album de Ionita Andron est mise en concurrence avec une nouvelle réalité : la construction en masse des maisons modernes, massives, avec un ou deux étages qui ébranle l'image immobile et ancestrale du Pays d'Oas : « L'aspiration vers la hauteur est ancienne et naturelle chez les Oseni. Sa matérialisation artistique varie en fonction du temps et des lieux. Maintenant, au Pays d'Oas, elle prend forme dans l'une des dimensions caractéristiques de l'Osan - l'architecture. Peut-être, au détriment des autres, traditionnelles : du costume, par exemple » (Alexandru Zotta, « Certeze », 1981, Cronica Satmareana, 3544/avril 1981 : 3).

Les anciennes maisons sont détruites et remplacées par des modèles neufs, qui n'ont rien à voir avec l'architecture traditionnelle locale. Les villages les plus marqués sont ceux qui connaissent le plus haut nombre de départs aux travaux saisonniers. Le sommet du phénomène est détenu par le village de Certeze (Photographie No 8). Le phénomène bâtisseur ne se limite pas à l'élévation des maisons, mais s'amplifie par une modification permanente de celles-ci. Etant donné que, tout comme dans le cas du travail forestier, les Oseni n'ont aucune spécialisation, les travaux en construction sont faits par les habitants eux-mêmes qui, à l'aide de maîtres locaux, se spécialisent de plus en plus dans ce domaine. Le résultat est la transformation de la région en un immense chantier de travail, où tout le monde, hommes, femmes, jeunes, âgés construisent, transforment, détruisent. Les familles s'entraident dans le domaine de la construction, les membres se complètent par la spécialisation dans différentes branches. À cela s'ajoute l'école professionnelle de Negresti qui, suite à une courte spécialisation de trois ans, permet aux jeunes de se spécialiser davantage et de professionnaliser le savoir-faire acquis informellement, de père en fils ou du maître au disciple.

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Cette nouvelle maison qui dynamise presque toute la région est intégrée et, implicitement, naturalisée en ce qu'elle représente la spécificité de l'Osan, ce qui, dans son identité régionale, le différencie des autres. Malgré le regret, obligatoire dans le discours folklorique, de la disparition des éléments essentiels pour cette définition (l'ancien costume ou les objets décoratifs domestiques, etc.), l'émergence de la nouvelle maison est déclinée à l'intérieur d'un discours identitaire, à la fois local et national, déjà enraciné dans la définition de la roumaineté203 : la construction à la verticale est intégrée et naturalisée à l'intérieur de l'aspiration à la hauteur. À l'intérieur de cette identité promue par l'idéologie socialiste, les Oseni s'individualisent justement par cette nouvelle architecture et par le comportement bâtisseur, somme de ce qui deviendra

« l'une

des dimensions

caractéristiques » de l'identité, donc de la spécificité du Pays d'Oas et de ses habitants : la modernité. La force symbolique de cette nouvelle architecture résulte justement du contraste entre, d'une part, la réalité révolue - ou que tous désirent révolue - et, d'autre, part, le présent prospère. La persistance dans l'imaginaire des Roumains du portrait de l'Osan-Dace, associé à l'archaïsme, aux traditions, à l'immobilisme culturel et économique, à un monde ou le rapport entre l'homme et la nature reste encore très étroit, déclenche une onde de choc à tout étranger qui, dans les années 1970-1980, traverse la région : « La première impression sur Certeze est qu 'on se trouve dans une localité profondément oséenne, étalon de tout ce qui signifie développement de cette région du Pays, aux habitants laborieux, pomiculteurs habiles, éleveurs d'animaux et artisans. Cette civilisation ancienne du bois se voit remplacée p a r une civilisation de la pierre, plus solide, manifeste p a r l'irruption à la verticale des maisons, aux pièces plus nombreuses, plus spacieuses et plus éclairées. Les nouvelles maisons se mettent à la place des anciennes abandonnées ; l'autre maison toute petite a été graduellement éliminée, d'autres étant construites afin de servir à plusieurs générations. Les dernières trois années ont été bâties plus de 200 maisons à un étage ! Pratiquement, pendant ces années on a bâti des maisons pour lesquelles, dans le passé, on aurait eu besoin de quelques décennies (Cronica Satmareana, 2999/juin 1979 : 1)

Dans le panorama régional, Certeze gagne de plus en plus de visibilité par l'intégration dans le discours socialiste, des nouvelles maisons « modernes, à étages », « signe du bienêtre offert par notre État socialiste »204. Les textes élogieux sont accompagnés des photographies du village en pleine transformation, images qui offrent une tout autre perspective que celle évoquée par les photos d'Ionita Andron des années 1940 et 1950.

203

Voir notamment les concepts philosophiques d'espace-matrice de Lucian Blaga (1995) et sur le lien fondamental entre l'homme et la nature dans le village éternel (1990). 204 Cronica Satmareana, 25 juillet 1979 : 3.

147

5.2. D'une périphérie à une autre. Développement d'une culture de la mobilité Après la chute du communisme, les Oseni qui travaillent aux travaux saisonniers ou dans les entreprises étatiques locales sont privés de leur unique source de revenu. La possession d'une expérience de mobilité grâce aux départs organisés par les projets socialistes, d'une part, et l'ouverture des frontières, d'autre part, conduisent à un virage substantiel vers l'ouest européen. Tout d'un coup, la périphérie géographique du Pays d'Oas par rapport à la Roumanie tourne à l'avantage des Oseni qui se retrouvent dans la position privilégiée d'être les plus proches de l'Occident. La proximité de la frontière avec la Hongrie leur permet de partir facilement dans les pays de l'ex-Yougoslavie, en Autriche et en France. Ce va-et-vient qui se développe dans les années 1990 en direction de l'Europe occidentale n'est même pas diminué par la longue série de lois occidentales (Diminescu et Lagrave 2001) destinées à limiter, voire à contrôler le boum de migration venant des pays de l'exbloc communiste. Habitués à vivre dans les conditions précaires des travaux saisonniers, familiarisés avec les montagnes et les forêts, les Oseni parcourent des distances énormes à pied, franchissent les frontières afin de chercher du travail. Durant les années 2000, le phénomène de migration s'amplifie car il est bien encadré par des lois de même que par l'ouverture des frontières et la libre circulation. À cela s'ajoute l'entrée, en 2004, de la Roumanie dans l'Union

européenne. Le changement de centre provoque une

reconfiguration des périphéries : par rapport au reste de la Roumanie, le Pays d'Oas est plus proche de l'Occident. Autrement dit, il représente une périphérie plus valorisante, européenne. Ce positionnement privilégié donne une visibilité à la région qui devient de plus en plus connue ailleurs et en Roumanie par l'importation massive de toute une Europe : ils continuent à construire, mais cette fois des maisons de type européen, modernes, qui extériorisent et communiquent les expériences hors frontières des propriétaires. Loin de l'ancienne image traditionnelle, celle d'une population attachée à ses terres, aux traditions, au passé, les Oseni affichent le visage du centre, de l'Occident, de la modernité et du changement. Malgré la volonté de communication par le biais de la maison à l'occidentale d'une identité du centre, l'image des Oseni et notamment des Certezeni s'est fortement détériorée. On fait

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ressortir encore une fois de son coin d'ombre l'envers de la médaille, visant la pauvreté ancienne et la périphérie géographique qui correspond à une autre, culturelle et sociale, tout cela avec une sémantique péjorative. La fierté, essentielle au portrait ancestral de l'Osan, est déclinée en agressivité et en manque de civilité. Tel un puzzle, on réorganise les mêmes éléments afin de tracer une autre image de l'Osan sorti de son isolement géographique : on se débarrasse du mythe de l'héritage noble dace, si cher à la propagande socialiste et aux Oseni, et du processus de changement subi par la région durant les années 1970-1980, afin de ressusciter la précarité de la vie centrée justement sur l'image des vieilles maisons traditionnelles monocellulaires ou par l'ancien esprit guerrier des Oseni, manifeste par la présence de la vendeta (vendetta). Tout cela pour expliquer les effets « du mirage de l'Occident, avec la France »

Les nouvelles maisons de type occidental, symboles de la débrouillardise des Oseni et de leurs esprit travailleur devient la matérialisation de la mendicité des Oseni en Occident, d'un comportement sauvage qui ne respecte pas les règles, ce qui ressuscite le discours sur la société figée dans ses traditions et dans un temps révolu. Le discours commun ou de l'intelligentsia locale prend toujours la même forme : Même s'ils ont des grosses villas, ils continuent à habiter dans une seule chambre, derrière leurs grosses maisons qui ne sont même pas achevées à l'intérieur. Ils n 'ont pas changé, ils sont encore des primitifs ! (prof, à Certeze, 2002). « ...Paysages sauvages et paysans tout droits sortis du XIXe siècle font le délice de ceux qui s'aventurent jusqu'ici. L'arrivée dans le village Certeze laisse d'autant plus perplexe qu'il frappe p a r son opulence. Les petites maisons ont cédé la place à des villas somptueuses, tandis que les chariots à cheval ont été remplacés p a r des Mercedes, BMW et autres Audi... L 'histoire commence en 1992 lorsque sept paysans de Certeze se rendent à Paris pour exercer leurs talents. Un an plus tard, ils retournent dans leur village, recrutent des membres de leurs familles et les font passer à l'Ouest avec une seule idée en tête : gagner l'argent dont ils n'osent même pas rêver dans leur pays d'origine... Une seule règle compte : il ne faut rien dépenser en France et renvoyer un maximum d'argent à la maison. A Certeze, les «journalistes français » se vantent en parlant de leur villa et de leurs Mercedes, ils ne disent un mot sur leur histoire. Seul le vice-maire du village, Gheorghe Pop, sous l'effet d'une bonne dose de palinca - eau-de-vie à 70 degré avalée comme de l'eau tout court — dévoile ses secrets. « Ben, quoi !, s'exclame-t-il. Vous ne voyez pas qu 'il y a des guerres partout en ce moment-ci ? Ici, à Certeze, on a décidé de faire la guerre de la beauté. Chacun veut construire la maison la plus belle et avoir la voiture le plus en vogue. Est-ce un péché ?... » Gheorghe Pop s'arrête et va à la cuisine pour ramener une autre bouteille et un couteau dont la taille donne une résonance sinistre à ses paroles : « Nous sommes très unis à Certeze », explique-t-il. « Si quelqu 'un vient nous enquiquiner, il risque de se faire tailler ». Après avoir gagné leur petite fortune, les paysans de Certeze rentrent chez eux pour construire la maison de leurs rêves... Peu importe si la villa n'est jamais habitée, sa raison d'être étant d'écraser celle du voisin. » (Mirel Bran, « Certeze, le village des «journalistes français » de Roumanie », in Le Monde, 10 décembre 2002 : 35).

149

Certains accusent les premiers Oseni qui sont partis en France et qui ont fait des bêtises à Paris. La réponse défensive vient tout de suite car cela ne signifie pas que tous sont dans le même panier (Médecin, Negresti-Oas, 2002). D'autres accusent les journalistes d'avoir exagéré et mal interprété la réalité de la région et d'avoir mis à l'écrit uniquement les mauvais aspects de leur vie, en ignorant les bons (muséographe Negresti-Oas, 2002). À la déception par rapport à l'image récente créée sur le Pays d'Oas et notamment, sur la nouvelle maison de type occidental, correspond une réactualisation et une valorisation des ethnologues et des folkloristes classiques, dont Ionita Andron et Gheorghe Focsa qui « ont vraiment aimé le Pays d'Oas et ses gens »206, et, d'autre part, une méfiance affichée contre les nouveaux « chercheurs », roumains ou étrangers, qui cherchent toujours à les discréditer. Il est ainsi compréhensible que, dès le début, nous fussions accueillis avec méfiance. Selon l'intelligentsia locale, la personne qui veut faire une recherche sur ce qui se passe actuellement au Pays d'Oas n'a plus la même honnêteté que les anciens ethnologues (Prof, à Certeze, 2002).

Ce que ce discours émergent a aussi de particulier est l'évacuation de tout changement déjà subi par la région, dès les années 1960. Cela s'expliquerait par le fait que la modernisation du Pays d'Oas, durant le communisme, n'est pas associée fortement à une spécificité régionale, mais à un projet bien plus général, celui du progrès socialiste pour le bien-être de tous les Roumains. Ainsi, l'ampleur de la construction des nouveaux bâtiments privés comme signe du changement de la vie économique de cette région rurale si isolée, prend plus la forme d'une rumeur que de quelque chose de différent ou de spectaculaire par rapport au reste du territoire roumain. La « modernisation » des Oseni n'avait rien d'exceptionnel pour la majorité des Roumains, tout étant voilé sous le discours idéologique du monde nouveau et de l'homme nouveau à la veille d'une vie meilleure, due au soin du parti et du pouvoir socialiste.

Cette mise en miroir appartient aux professeurs de Certeze, Vasile Ardelean, et Pop-Zamfir, au directeur de l'hôpital de Negresti-Oas de même qu'à un photographe de Negresti.

150

Discours et réalité, les deux sont pris dans le paradoxe. Certains s'inquiètent de la disparition de l'ancien monde, matérialisée par ia destruction des maisons traditionnelles et par la vente ou, encore, la destruction des objets (icônes, tissus, meubles, outils à usage domestique, couvertures, etc.). D'autres mettent en lumière la vitesse du changement et de la modernisation, matérialisée aussi par les nouvelles maisons modernes et occidentales, apparues partout, au Pays d'Oas. Pour conclure, l'image des Oseni et du Pays d'Oas n'a pas beaucoup changé par rapport à celle élaborée dans la première moitié du XXe siècle. Le jeu homonymique seul fait que la même caractéristique a plusieurs significations ou est différemment valorisée en fonction d'un contexte social ou politique oscillant. Pris entre un imaginaire puissant et une réalité qu'on ne connaît pas assez, ce n'est pas par hasard que l'architecture luxueuse qui a émergé au Pays d'Oas « grâce au pouvoir socialiste » et, puis, «sous le mirage de l'Occident », étonne, surprend, déclenche l'admiration ou l'envie, ou provoque l'indignation des ethnologues qui voient dans tout cela le début de l'altération des valeurs traditionnelles ou la mort « du vrai village traditionnel ».

5.3. Toute périphérie a son centre. Les habitants de Certeze, les meilleurs et les pires de tous les Oseni De tous les villages du Pays d'Oas, le village de Certeze est l'épicentre du phénomène bâtisseur. Caractérisés toujours par des superlatifs, tant positifs que négatifs, les Certezeni ont la réputation des « Oseni les plus vrais », c'est-à-dire les plus intolérants, les plus fiers, donc plus agressifs que les autres, qui préservent le plus leur attachement à l'honneur et aux institutions traditionnelles. Ils sont aussi vus comme les plus riches et les plus débrouillards de tous. Dès les années 1960, jusqu'à nos jours, ils sont toujours des exemples de la réussite. Ils sont les premiers qui partent ailleurs, en Roumanie et puis en Occident, après la chute du communisme, pour gagner leur vie, et parmi les premiers des Roumains mêmes qui se modernisent en se faisant « les plus grandes, les plus belles et les plus modernes maisons » (Negresti-Oas, 2005). Ils sont au sommet de la transformation régionale, ceux qui ont rendu la région connue en Occident. Le village de Certeze est situé le long de la chaussée nationale 19, qui fait la liaison entre Satu Mare et Sighetul Marmatiei (Maramures), et qui suit le même tracé que l'ancien 151

chemin du sel. Il est entouré à l'est par les montagnes Oas et Gutai et par les restants d'une forêt de chênes et de sapins (Ardelean 1991 : 11). Vers l'ouest, il jouxte la commune Bixad et vers le nord, avec Huta-Certeze et Moiseni, villages situés, d'une part, à la frontière du Pays d'Oas avec le département de Maramures, et d'autre part, à la frontière avec l'Ukraine (Ardelean 1991 : 11). Vers le sud, se trouve la ville Negresti-Oas, située à une distance de 5 km, sur le chemin national 19, Sighetul Marmatiei - le défilé Huta - Satu Mare. Certeze est traversé par la rivière Valea Alba, le long de laquelle il y a des sources nombreuses d'eau minérale. Presque toute la région est couverte de boisés de hêtres, de chênes, et de conifères. À un niveau plus restreint il y a des sycomores, et dans les régions défrichées, des bouleaux (Ardelean 1991 : 12).

Carte No 3 : Certeze. Toute périphérie a son propre centre

Fait attesté au XlVe siècle

207

, Certeze comptait en 1700-1750 cinq ulite (ruelles) : Ulita

Mare (La Grande Ruelle) avec six familles208, Ulita Draguiasa (La ruelle de Draguiasa) Vasile Ardelean, professeur à Certeze fait un historique plus détaillé de la fondation du village qui remonte jusqu'au XlVe sècle. Selon lui, le village Certeze est mentionné en 1329. II s'agit de la copie d'une lettre de 1854 où il est mentionné que « La commune Certeze est donnée en 1329 à la ville voisine de Baia Mare. » Le papier de donation a été écrit par le roi d'Hongrie, Ludovic le Grand, en 1347 (Ardelean, 14). Il est aussi mentionné en liaison avec le chemin du sel qui, en 1355 commençait en Maramures, à Ocna Sugatag où il y avait des mines de sel qui approvisionnait la région d'Oas. Ce chemin traversait les montagnes, en arrivant à

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avec sept familles

, Ulita Bisericii (La Ruelle de l'Église) avec trois familles210, Drumul

Tarit (Le chemin du Pays qui était l'actuelle chaussée nationale 19) avec trois familles211. À l'époque il y avait dix-neuf familles, une population peu nombreuse par rapport au territoire qu'elle couvrait. Au recensement de 2002, la population de Certeze est de 3229 membres, dont la grande majorité est orthodoxe. D'ailleurs, le centre du village est marqué par la présence de l'église orthodoxe construite au début du XIXe siècle (Ardelean 1991 : 15-16). Proche de l'église se trouve l'école de Certeze (primaire et secondaire)212. En 1938, il y avait quelques écoles qui fonctionnaient dans les maisons paysannes ou dans des maisons paroissiales et 35% à 45% des élèves fréquentaient l'école (Velcea 1964 : 73). Malgré l'ouverture des centres destinés à l'enseignement, la grande majorité de la population reste analphabète (Salade 1977 : 17-26), situation de plus en plus généralisée dans les milieux ruraux de la Transylvanie (Hitchins 1990 ; Verdery 2001). En ce qui concerne les occupations, elles s'inscrivent dans la situation du Pays d'Oas. Situé près des versants des montagnes, le terrain agricole de la commune de Certeze est restreint. Dans la première moitié du XXe siècle, l'élevage des bovins et des ovins est le plus important. Il assure la viande, le lait, le fromage, les peaux et la laine nécessaires à la consommation quotidienne et familiale, le surplus servant parfois à l'échange avec des grains qui manquaient. Derrière la maison ou en marge du village, il y avait quand même des terrains plus ou moins grands réservés aux cultures (maïs, pommes de terre, légumes, Certeze (Ardelean 1991 : 14). La tradition locale montre qu'aux environs de 1700, le centre du village Certeze se situait autre part, sur les plaines d'est. Le village avait environ 25-30 familles ayant les noms de Ciorba, Balta, Buzdugan, Mihoc, Ciocan, Sasu et Mihaiescu. Ces familles ont bâti une église en bois sur l'actuel cimetière villageois. La date de la construction reste inconnue. Pourtant l'archive de l'église locale garde sa première attestation en 1791 (1991). 208 Pop Vasile, Mihoc Ion, Batin Simion, Balta Simion, Oros Simion et Sas Mihaila ; Ciocan Vasai, Ciocan Andrei, Stan Simion, Ciocan Ianos, Popp Gyurca, Oros Anatolie, Sas Iacob ; 210 Pop Ion, Mihoc Ion et Sas Vasile ; ' Oros Vasai, Stan Simion et Dan Todor. ** La première école du village créée au sein de l'église, mais on ne connaît pas l'année de son apparition. Les agendas de l'église attestent l'existence de l'école à partir le 1855 quand on a découvert que le 15 avril 1855 il s'est fait une donation en argent pour la réparation du bâtiment de l'école (Ardelean 16). Il existe encore le catalogue général des élèves qui fréquentent l'école durant l'année scolaire 1864-1865. L'enseignant s'appelait cantor docente, ayant l'obligation de chanter à l'église. L'école confessionnelle était en roumain et correspondait à 4 années d'études. À partir de 1896 quand, à côté de la Transylvanie, le Pays d'Oas fait partie de l'Empire Hongrois, la langue hongroise est introduite obligatoirement dans le programme scolaire en 1896, 2 heures par semaine. Cette école a fonctionné jusqu'à 1920 quand l'archive a été donnée à l'école d'État qui se fonde à partir ce moment-là (Ardelean).

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haricots) qui assuraient l'alimentation de la famille. Sur les versants des montagnes, les habitants possèdent des portions de terres réservées aux pâturages. Les plantes textiles sont aussi présentes au début du XXe siècle. Le lin et le chanvre sont utilisés au tissage de tissus divers et aux vêtements. La pomiculture est importante aussi à Certeze. Les prunes, les pommes et les poires servent à la production massive de palinca. Dans les premières décennies du XXe siècle, l'industrie de \apalinca de cerises connaît un fort développement (Ardelean 1991). En dépit de ces occupations qui devaient assurer le nécessaire en nourriture pour la famille, les revenus étaient insignifiants et insuffisants. D'ailleurs, l'image des autres Oseni projetée sur le Certeze de jadis est celle d'un village bien plus pauvre. L'argument concerne leurs maisons, majoritairement monocellulaires, très simples et comprenant des familles nombreuses, qui habitaient une seule pièce. À cela s'ajoute leur comportement, considéré comme bien plus agressif, violent et arriéré que chez les autres. Cette déconsidération est amplifiée par le développement, dès les années 1960, de la culture de mobilité, les Certezeni étant les plus nombreux à partir aux travaux saisonniers. Contrairement à leurs voisins, les Hutari par exemple qui, dans la grande majorité étaient embauchés dans les mines ou dans les entreprises de Negresti, les Certezeni font des travaux saisonniers leur principale source de travail et de revenu. DE plus, ils sont connus comme les meilleurs des Oseni pour défricher le bois. D'ailleurs, la majorité des chefs en défrichement sont originaires de Certeze. Parallèlement au défrichement, Certeze représente le sommet de la construction de maisons neuves. Contrairement aux autres villages, le rythme est tellement prononcé que dans les années 1980, il devance même la modernisation de la ville de Negresti. Le centre n'est plus la ville, mais Certeze, un exemple envié et imité par les autres. Après 1989, ils sont toujours les premiers à partir en Occident à la recherche de travail et encore les premiers à faire venir les premiers modèles de maisons neuves. Au recensement de 2002, la situation statistique de la commune Certeze est la suivante :

154

Tableau 1 : Population de la commune Certeze, 2002 HUTALa commune de CERTEZE CERTEZE Certeze

MOISENI

TOTAL

Population

3229

1329

1529

5673

Gospodarii

1349

382

430

1800

Nbr. Maisons

1550

375

432

2175

Ce tableau présente une statistique des maisons construites avant 1898 et qui ne sont pas détruites afin d'être remplacées avec des bâtiments de type occidental : Tableau 2 : Statistic] ues des constructions existantes en 2002 dans la commune de Certeze HUTALa commune de CERTEZE MOISENI TOTAL Certeze CERTEZE Maisons anciennes, 10 maisons 25 maisons sans étage, longues Maisons de 100 m 50 maisons 75 maisons composées de maisons, annexe Maisons en brique 87 maisons 100 maisons sans étage Maisons à un ou 70% 30% plusieurs étages Dans le dernier cas il s'agit des maisons qui comptent deux ou tro ces maisons représentent des adaptations des anciennes maisons.

20 maisons

55 maisons

75 maisons

190 maisons

110 maisons

297 maisons

30%

-

s étages, de 2 à 7 chambres. La majorité de

La majorité des maisons sont construites entre 1970 et 1980 (70 %). Depuis 1990, à Certeze uniquement, se sont construites 300 maisons plus annexes. Le nombre des maisons comprend également les annexes. Entre 2002 et 2005 se sont construites 75 de maisons uniquement à Certeze. Toutefois, il faut mentionner que ces informations ont été fournies par le maire de Certeze. Étant donné qu'une bonne partie des maisons neuves est construite ou transformée sans toutes les approbations nécessaires, il est fort possible que le nombre de constructions soit plus élevé. De plus, il faut tenir compte de ce que le maire appelle « annexes » car, malgré leur statut de bâtiments adjacents, il s'agit en fait de maisons qui dépassent souvent la grandeur de ce que représente la maison principale. Dans la majorité des cas, une seule famille peut posséder jusqu'à trois maisons et n'en déclare qu'une. Ce qu'on peut constater à partir des informations qu'on a est que le nombre des maisons anciennes est inférieur à celui des deux autres villages et cela malgré une concentration de

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population plus grande. Cela justifie aussi le très grand nombre des maisons à étages à Certeze qui dépasse légèrement la moitié de la population. L'économie entière de Certeze est liée au phénomène bâtisseur. Les seules entreprises privées qui sont présentes à Certeze sont en construction (30 petites entreprises familiales) et 12 entreprises de transport de matériaux de construction et d'aménagement intérieur. Au développement privé en construction correspond, après 1990, une situation de baisse, même d'anéantissement des anciennes activités du village. L'élevage de bovins est réduit à 10% de la situation d'avant 1990, celui d'ovins a baissé de 60%. La majorité des revenus proviennent du travail à l'étranger (70 %), 30 % viennent des entreprises privées et étatiques, tandis que l'agriculture apporte 2%. En définitive, il apparait que de tous les villages, Certeze est le centre de la région. Traité toujours au superlatif (négatif ou positif) il attire, fascine, intrigue les autres Oseni et le reste des Roumains. Exemples et contre-exemples, leurs maisons se trouvent entre un double discours qui les place parmi les plus riches, les plus fiers et les plus travailleurs. Depuis les années 1960, les autres Oseni n'ont pas réussi à les devancer malgré qu'ils aient suivi le même chemin.

5.4. L'extrême périphérie. Le village de Huta-Certeze Bien plus petit et périphérique tant du point géographique qu'économique, Huta-Certeze se situe en troisième place dans la hiérarchie de l'ampleur des changements. Il est le dernier village avant la frontière avec Maramures. Il est situé sur les versants des montagnes Oas et, contrairement à Certeze qui est plus concentré, il s'étend sur les versants, parmi les pâturages et la forêt. Mentionné dans les documents du XVIe siècle, sa fondation est liée à l'arrivée des Ruthènes qui venaient travailler dans les exploitations de fer. Dans le temps, cette population a été assimilée. Aujourd'hui, seule une femme âgée de 82 ans, Stara (en slovaque, son nom signifie « vieille ») parle encore slovaque et se réclame d'origine slovaque. À l'exception de Stara, tous les habitants de Huta-Certeze se considèrent

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Oseni et Roumains. Il n'existe pas de trace culturelle de leur origine. Seule la religion diffère p.ar rapport à Certeze. Ils sont des catholiques et fréquentent l'église catholique située au milieu du village. En 2005, les 10 familles orthodoxes de Huta-Certeze faisaient des démarches pour faire construire une église orthodoxe.

Carte No 4 : Huta-Certeze, le satellite de Certeze, est le dernier village avant de passer la frontière de la région du Pays d'Oas vers les régions de Maramures

Contrairement à leurs voisins, les Certezeni, les Hutari ne sont pas spécialisés dans le travail dans la forêt ou dans l'industrie de l'exploitation du bois. La grande majorité sont des salariés de l'Etat, travaillant dans les mines de la région, et pratiquent une agriculture de subsistance. Situées sur les versants des montagnes qui séparent Oas de Maramures, les maisons sont pourvues d'un petit potager où les femmes cultivent des pommes de terre, des tomates, des oignons et des fines herbes. La cour arrière finit souvent avec une prolongation sur le versant qui sert soit pour cultiver du maïs, soit pour les vergers de pruniers. Le plus souvent, les Hutari ont des grandes surfaces destinées au foin, nécessaire au bétail, à l'élevage d'une ou deux vaches, des poules et, plus rarement, des chevaux. Depuis quelques années ces deniers ont été remplacés par des voitures.

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Le fait de travailler pour l'État incite les Hutari à ne pas partir en si grand nombre aux travaux saisonniers, comme le fontles Certezeni. Ils ont continué à pratiquer l'élevage des animaux et une agriculture de subsistance qui, cumulée avec les revenus, suffisaient aux besoins de la famille. Par contre, après 1989, la majorité des carrières a fermé, ce qui a obligé les Hutari à chercher d'autres sources de revenus. En suivant le modèle de Certezeni, ils commencent aussi à partir à l'extérieur et, implicitement, à faire construire des maisons modernes. Cependant, ils ne rompent pas avec leurs anciennes spécialisations. Ce qu'ils faisaient pour l'État avant 1989, ils le font pour eux-mêmes après. Par exemple, à HutaCerteze, trente ateliers travaillent l'andésite et ils sont les plus réputés de la région. Ils sont aussi connus comme de grands producteurs de palinca. Cela vient à la suite d'une longue tradition initiée par certains commerçants juifs qui détenaient des installations pour la fermentation des fruits, achetées par les paysans. Dans les années 1980, il y avait environ 200-300 palincii (lieux de préparation de l'eau-de-vie) avec une capacité de production d'environ 1500-2000 litres pour chaque installation (Ardelean 1991 : 11). Malgré leur lenteur, les Hutari essaient de faire la même chose que les autres : partir et revenir pour construire. D'ailleurs, la majorité de la population travaille dans le domaine de la construction. Mon hôte, par exemple, installe la faïence et le grès, fabrique des portes et des clôtures en fer forgé. Il travaille à Huta et à Certeze. Malgré la proximité des deux villages, et l'étendue des réseaux parentaux au-delà de la frontière qui les sépare, les habitants aiment se distinguer les uns des autres. Les Hutars aiment se vanter de ne pas être aussi fiers que les Certezeni et d'être plus civilisés. Les Certezeni se plaisent à leur rappeler qu'ils ont été bien avant eux, bien plus riches et débrouillards que les autres. Au-delà des dichotomies, les deux villages se réunissent à l'intérieur de la même identité locale qui fait d'eux des Oseni, bien différents du reste des Roumains.

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METHODOLOGIE Mon premier contact avec la région date de 1999, lorsque j'y suis allée pour faire une recherche sur le pèlerinage au monastère Bixad à l'occasion de la fête de l'Assomption, le 15 août, moment et lieu de très grande importance dans le nord-ouest de la Roumanie. Mes connaissances sur le Pays d'Oas étaient exclusivement livresques. Les études ethnologiques et folkloriques à l'université de Cluj intégraient cette région dans l'éternel discours sur la tradition et la préservation des coutumes ancestrales. Cette image était amplifiée davantage par le lien intime entre le Pays d'Oas et la région voisine, Maramures, elle-même emblème de la tradition et de l'authenticité. Le seul instant qui a ébranlé pour un court moment cette image de l'existence d'un lieu hors du temps et hors du changement, est apparu pendant un cours sur la magie, dispensé par le regretté Nicolae Bot, en 1996. Je me rappelle de mon professeur racontant une recherche de terrain qu'il avait réalisée à la fin des années 1970, à Certeze, où il avait constaté une tout autre réalité. Il avait résumé celle-ci dans l'image d'une maison à deux étages, dotée d'un ascenseur qui, en plus, fonctionnait mais qui était rarement utilisé à cause des coûts très élevés d'énergie. Cette image, qui ne concordait pas avec mes lectures, m'est revenue à l'occasion de ma première visite au monastère de Bixad, lorsque mon horizon d'attente a été complètement bousculé. J'étais confrontée à une société en plein changement, visible dans la construction de nouvelles maisons d'une architecture qui ne se conformait pas à l'image classique du village, stable, fixe, homogène. Cette image du changement était d'autant plus étonnante qu'elle n'était pas récente. Dans le discours des villageois, le processus de construction à la verticale était beaucoup plus ancien et débutait dans les années 1970, dans le contexte des projets socialistes de changement du village roumain. Cette pratique « ancienne » s'est prolongée et amplifiée après 1989, avec le départ massif des Oseni à l'étranger pour travailler.

Ce premier contact avec une dynamique locale inhabituelle, même pour une Roumanie ellemême plongée dans le vertige du changement, m'a révélé un terrain propice pour analyser l'autre visage des communautés rurales que je cherchais depuis plusieurs années : celui de sociétés qui vivent et qui changent ; où les paysans sont avant tout des individus sociaux

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qui (ré)agissent au passage du temps ; celui d'une société qui peut être analysée autrement qu'à travers la grille du traditionnalisme, de la paysannerie et du nationalisme. Cette dynamique me permettait de tester plusieurs questions jusqu'alors exclues des analyses des sociétés rurales roumaines telles que les cultures de la mobilité et les dynamiques identitaires en contexte de mobilité du travail, et même d'approfondir la question, à l'époque encore sensible, de l'impact des projets socialistes de « transformation » voire de « destruction » du village roumain. Cette occasion s'est concrétisée en 2002 lorsque j'étais admise à l'École Doctorale de Bucarest avec un projet de recherche sur le cas de la nouvelle maison du Pays d'Oas. En 2002, je suis allée dans la région où j'ai complété des préparatifs de terrain. J'ai visité presque tous les villages et j'ai rencontré surtout des professeurs et des prêtres. Cela m'a permis d'avoir une vision globale sur la situation mais pas nécessairement approfondie. Un seul aspect revenait toujours dans le discours de l'intelligentsia locale de même que dans celui de certains habitants que j'ai rencontrés : la nouvelle maison en tant que centre de la transformation de la région et de leur manière de se définir dans le présent. De tous les Oseni, les Certezeni apparaissaient comme la clé de la compréhension de l'apparition et de l'évolution du phénomène bâtisseur. J'ai décidé d'aller au cœur même du phénomène. Suite à cette recherche exhaustive de deux semaines, j'ai décidé de focaliser ma recherche sur le cas du village de Certeze. Quoique roumain, le terrain du Pays d'Oas était en quelque sorte exotique et terrifiant pour moi. Les histoires sur l'intolérance des habitants, sur leur agressivité, le tout lié à un passé bien mouvementé par la structuration de leur société sur des principes d'honneur, donnaient d'eux l'image d'une population difficiles à approcher. De plus, mon objectif méthodologique était de me positionner au cœur du phénomène, en habitant chez une famille ordinaire et non pas à l'école ou chez un membre de l'intelligentsia locale, tel que le faisait d'habitude la majorité des ethnologues ou des folkloristes qui avaient déjà fait des terrains là-bas. Mes buts étaient d'identifier mes interlocuteurs par « boule de neige » et de réussir à passer au-delà de l'extérieur des maisons et à voir quel est le cheminement de toute cette architecture qui provient d'ailleurs, comment elle est appropriée, logée, utilisée. En d'autres termes, quel est le moteur qui fait

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rouler la roue du comportement bâtisseur à Certeze. Pour ce faire, le premier objectif méthodologique était de trouver une famille disposée à me loger et pour cela, il fallait passer par l'intelligentsia locale, plus familiarisée à la fois avec la nature des recherches ethnographiques et avec les étrangers. Par mesure de sécurité, j'étais accompagnée par mon époux, Iurie Stamati qui, d'ailleurs, m'a secondée tout au long de mes séjours au Pays d'Oas. L'apparition d'un jeune couple avec de grands sacs à dos au milieu de village de Certeze, un jour ordinaire de l'été de 2004, n'est pas passée inaperçue. Nous étions rapidement accueillis par le directeur de l'école de Certeze, le regretté Pop Zamfir, et par Vasile Ardelean, qui, professeur de langue et de littérature roumaine, connaissait très bien la réalité locale. Ce dernier portait aussi un regard ethnographique car il a fait des recherches sur les coutumes et sur les traditions locales. Les deux étaient très embarrassés en entendant notre volonté de loger chez quelqu'un du village. À ce moment-là, je me suis rendu compte que, bien qu'ils aient professé au village pendant plusieurs années, les deux enseignants étaient en quelque sorte aussi étrangers que nous l'étions. Les efforts de Pop Zamfir pour trouver un hôte à Certeze ont échoué. Je me suis confrontée au premier paradoxe méthodologique : celui de vouloir faire une recherche sur des grandes villas et de ne pas trouver un endroit où loger. Finalement, ils ont contacté une famille du village le plus proche, Huta-Certeze, qui avait l'habitude de loger des travailleurs venus de Maramures pour divers travaux agricoles, pour les foins notamment. Ils ont accepté de nous accueillir durant un mois pou un loyer modique. C'est ainsi que nous avons connu la famille de Maria Simon surnommée aussi Maria lu' Hoata, son mari, Ianos, et leur fils de 12 ans, Iulian. Déçue de la tournure des événements, j'ai accepté de loger à Huta à condition que Pop Zamfir continue à chercher quelqu'un à Certeze. La déception venait du fait que des trois villages composant la commune de Certeze, Huta était le dernier à sauter dans la course pour la « plus belle est la plus grande maison ». L'ampleur du phénomène bâtisseur n'était pas non plus aussi importante qu'au village voisin. Sans le vouloir, j'étais engloutie par le principal embarras de la région : se retrouver à vivre dans la périphérie, ce qui contrevenait totalement à mes

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projets méthodologiques de départ. Ce que je ne savais pas était que je venais d'accéder aux maisons des Certezeni et au phénomène bâtisseur en général grâce à mes hôtes. Sans le savoir ou en le voulant, je suis tombée sur la famille qui m'a donné accès à toutes les facettes de la recherche qu'avant d'arriver au Pays d'Oas, j'envisageais d'analyser. Ianos, 36 ans, originaire de Huta-Certeze, était soudeur de profession. Juste après la révolution, il est parmi les premiers à partir à l'étranger, en Autriche et en Allemagne, avec un groupe d'amis et de parents de Huta et de Certeze. Il travaille là-bas dans la construction pendant quelque temps et décide de retourner chez lui et de continuer à travailler dans les aménagements des intérieurs des maisons (monter la faïence, le grès) et de fabriquer des clôtures en fer forgé. Sa réputation de bon maître dans les deux villages a représenté l'une des clés d'accès dans plusieurs ménages de Certeze, de même que dans les coulisses de la double vie des travailleurs migrants, entre l'ici et Tailleurs. À la fois exécuteur et acteur, Ianos a été le premier à m'introduire dans les coulisses de l'investissement dans les nouvelles maisons et dans la manière des Oseni de se rapporter à l'espace bâti. Tout comme la grande majorité des habitants du Pays d'Oas, Ianos s'intégrait dans le phénomène bâtisseur. D'ailleurs, nous étions logés dans Y annexe que Ianos a fait construire au début des années 1990, avec l'argent gagné en Autriche. Il s'agit d'une maison à deux étages, non finie et non aménagée. Ils ont rapidement installé dans une pièce, située à l'étage, un lit, une table et deux chaises afin que nous puissions dormir et avoir un minimum de confort. Cette maison continuait avec les annexes : le garage qui servait aussi d'atelier pour les outils, l'écurie pour une vache et finalement, la porcherie pour deux cochons. Ainsi, nous étions séparés de la famille hôte qui habitait une maison située à côté, plus ancienne, construite dans les années 1970 selon les normes socialistes de standardisation. Maria était femme au foyer. Âgée de 34 ans, elle s'occupait de la maison et de l'ensemble de la gospodaria. Elle n'est jamais partie travailler à l'étranger. Par contre, elle participait à

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l'organisation de noces. Maria est l'une des socacité

les plus demandées à Certeze pour

préparer le repas, pour coordonner les activités dans la cuisine. Maria a représenté la deuxième clé vers l'univers féminin, vers l'intérieur du milieu de la femme et son rapport avec la maison, ancienne et nouvelle. Elle m'a donné accès aussi à l'intégration de la « maison de type occidental » à l'intérieur de l'institution d'échange matrimonial, à la manière dont celle-ci est travaillée, structurée, afin de faire rouler et de maintenir le rythme des alliances matrimoniales à l'intérieur de la communauté. Cependant, leur positionnement clé à l'intérieur de la communauté locale n'était rien sans l'évolution de la relation entre le chercheur et le sujet. Ce qui, au début, ne représentait qu'une relation contractuelle (argent contre un service), s'est transformé en amitié. Présentés en tant que chercheurs de Bucarest (j'ai demandé à Zamfir Pop de ne rien dire sur mon doctorat au Canada) qui veulent faire une recherche ethnographique à Certeze, nous étions pour Maria et Ianos Domnii de Bucarest. Domnii représente un régionalisme utilisé pour dénommer les étrangers ou ceux qui viennent de la ville, donc les personnes qui ne sont pas « des nôtres ». Il est aussi employé pour les intellectuels, c'est-à-dire pour des gens qui n'ont pas le même statut social. Nous étions donc des outsiders, spatialement et socialement. La frontière entre « eux » et « nous » a été franchie par Maria elle même qui, fidèle aux règlements traditionnels de l'hospitalité, nous a invités à diner avec eux. L'acte de réception a donné l'occasion à un échange d'informations à l'intérieur duquel nous sommes devenus « les sujets d'enquête ». Dans ce contexte, ils ont découvert que nous étions conformes à leurs réglementations sociales : être mariés, avoir un travail. La réception a aussi permis à Maria de faire usage de ses talents de cuisinière reconnue partout dans la région. Flattée d'avoir la reconnaissance de ses invités, Maria décide de nous faire la cuisine chaque jour. En plus, elle aimait beaucoup le café qu'elle avait l'habitude de préparer tous les matins. Jour après jour, autour du café matinal et de la table, la réception fut remplacée par la convivialité et finalement, par l'amitié. Ce rapprochement a produit un 213

Socacité est une femme qui se charge de préparer le repas des noces, d'organiser l'ensemble des activités liées à la cuisine. Être une bonne socacita représente une source de prestige et d'honorabilité très précieuse dans le village roumain en général.

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changement de mon statut d'outsider un insider car, grâce à Maria, j'ai été intégrée à l'intérieur des sociabilités villageoises et intravillageoises (entre Huta et Certeze) que ce soit de parenté, d'amitié ou de voisinage. Cependant, ma crédibilité a été définitivement obtenue au moment où j'ai avoué à Maria le fait d'avoir passé une année au Canada et que cela allait continuer pour plusieurs années. Encore une fois, sans le savoir, je venais de toucher le point sensible de l'identité présente des Oseni pour lesquels l'Occident représentait à la fois une source et une ressource de valorisation. Notre transformation de Domnii de Bucarest (« Les messieurs214 de Bucarest ») en Domnii din Canada (« les Messieurs du Canada ») n'est que la matérialisation de notre instrumentalisation en « véhicules » (Miller 2000) d'honneur pour la famille Simon devant la communauté et la région entière. Mon introduction « officielle » s'est produite à l'église lorsque, accompagnée par mes hôtes, j'étais présentée à tout le monde en tant que « la madame du Canada qui est mon amie ». Mis au courant des buts de notre visite, tout le monde était disposé à nous recevoir. Ainsi, l'acte de mon intégration dans le réseau communautaire a été signé par mon hôtesse qui, d'ailleurs, à ma demande, a accepté de m'accompagner presque partout et de m'aider à trouver des gens disponibles pour me présenter les nouvelles maisons. J'ai réorienté ma méthodologie en fonction de cette nouvelle réalité. En renonçant à la « boule de neige » comme manière de trouver les interlocuteurs, je me suis tournée vers les réseaux de parenté, d'amitié et de voisinage déployés à partir de la famille hôte, avec une préférence pour les réseaux conduisant vers Certeze. Les réseaux vicinaux ont représenté la deuxième filière de personnes ressources. Par exemple, le voisin de Maria, Nelu, professeur de religion orthodoxe à Certeze, a représenté le deuxième informateur le plus important pour moi. Grâce à lui j'ai eu accès à ?1S

son réseau de parenté à Certeze de même qu'aux familles de ses élèves

*

. Ainsi, j'ai

focalisé ma recherche sur l'étude micro-anthropologique du village de Certeze tout en gardant comme satellite le village de Huta-Certeze. 214

215

Au Pays d'Oas, le masculin Domnii (Messieurs) incorpore le féminin aussi.

Nelu, l'un des informateurs principaux, est professeur de religion à Certeze. Malgré son statut professionnel qui l'intégrait dans la catégorie de l'intelligentsia locale, son âge proche du mien (33 ans) m'a permis de développer des discussions qui sortaient du cadre officiel, scientifique. De plus, il n'a jamais eu de préoccupations ethnographiques et son discours sur ce qui se passe dans la région est plus proche de celui des gens de sa génération que des professeurs de Certeze.

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Dans le même esprit de mobilité, je suis revenue en 2005 pour trois semaines. Contrairement à l'année précédente, nous avions à notre disposition plusieurs familles de Certeze prêtes à nous accueillir et à mettre à notre disposition des conditions « bien plus confortables » (je cite les mots des Certezeni rencontrés) que celles offertes par notre hôte. D'ailleurs, les rumeurs de même que les questionnements de mes interlocuteurs de Certeze laissaient comprendre que Maria nous logeait dans des conditions honteuses et pas du tout honorables non seulement pour leur famille, mais pour la région entière. Le discours subversif des femmes de Certeze cherchait à la fois à me convaincre de déménager et d'en dire davantage sur la manière dont nous habitions à Huta : « Vous savez, nous avons des chambres aménagées, finies, prêtes pour vous accueillir, avec la salle de bain et la toilette, juste pour vous. J'ai entendu que chez Marie vous n'avez pas vraiment des bonnes conditions » (2005). L'évolution de ma relation avec Maria l'a emporté sur la tentation de changer d'hôte. Mis au courant des rumeurs, nos hôtes n'ont plus accepté qu'on paie un loyer. En plus, ils ont aménagé la pièce en installant plus de meubles et en peignant les murs. Au-delà de leurs efforts de garder pour eux la source du prestige et de reconnaissance, je me suis rendu compte que le changement d'hôte aurait eu comme effet l'écroulement de tout un réseau de sociabilités dans lequel nous étions déjà intégrés et engagés. De plus, ce geste risquait de compromettre mes hôtes qui ont fait de leur mieux pour nous aider. Alors, je suis restée, tout en étant très vigilante concernant les détails sur le confort du logement. En suivant le développement des réseaux de parenté et de sociabilité villageoise, j'ai visé trois objectifs : 1. La maison comme matérialité. Nous avons vu216 dans une première étape quelles sont les ressemblances et les différences entre les maisons, concernant l'emplacement de la maison dans l'ensemble du village, la 216

Le « regard » est défini par François Laplantine comme passer dedans et non plus rester au niveau du voir qui suppose la perspective et, par conséquence, rester devant. Si on suit la logique de ces deux termes, je peux affirmer que le terrain préliminaire dans le Pays d'Oas est resté au niveau du « voir ». Le fait que les photos que j'ai prises sont seulement de l'extérieur est un argument (Laplantine 1996).

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forme, la structure, les matériaux utilisés et leur provenance, l'aménagement de l'intérieur par rapport à l'extérieur, etc. D'autre part, j'ai cherché à voir s'il y avait un modèle en fonction duquel les Certezeni construisent leur propre maison. Et ici, nous tenons à souligner que le but de cette recherche n'a jamais été de fixer ou d'identifier une typologie architecturale et de la décrire. J'ai cherché à définir la nouvelle maison à partir du discours et de la pratique des gens qui organisent cette nouvelle architecture en fonction d'autres critères que la répartition spatiale des pièces, la configuration du plan de construction, etc. Il s'agit d'une définition et d'une identification sémantique à l'intérieur de laquelle le bâtiment envoie à un réfèrent extérieur et valorisant, lien qui donne « une typologie » qui dépasse le cadre régional ou national. Il s'agit de la maison « de type français », « italien », « américain ». Suite à l'identification de cette « typologie » spatiale nous avons vérifié en quoi consiste le lien entre la dénomination de la maison, le lieu de travail du propriétaire et l'origine du modèle. Ce triangle nous a permis de sortir du local et de se mouvoir dans l'espace en fonction de la trajectoire du modèle et de son propriétaire. Afin de pouvoir saisir le lien intime entre Tailleurs et le local, nous avons établi comme premier échantillonnage la relation entre les sédentaires et les personnes ayant développé une forme de mobilité (que ce soit en Roumanie, avant 1989 ou après). Dans la catégorie des sédentaires il y avait surtout les intellectuels locaux et les travailleurs des entreprises étatiques. A Certeze, la majorité des interlocuteurs qui travaillent en construction, au village et dans la région, ou en Roumanie, dans les grandes entreprises d'aménagement de routes, ont au moins une sortie au travail à l'extérieur du pays. Quoique « sédentarisées », ces personnes sont intégrées dans la catégorie mobilité car dans la majorité des cas, le récit de leurs maisons est lié à leur propre expérience du travail à l'étranger. L'analyse en miroir des « habitants mobiles » et « sédentaires » nous a permis de mettre en évidence l'impact à la fois de la mobilité et du local dans la construction et dans la définition fondamentale de la maison « de type occidental ». À ce premier niveau de recherche, la description de la maison va de pair avec l'analyse du discours des gens sur la maison et sur leur parcours ailleurs. L'observation et les entretiens semi-dirigés ont représenté les principales méthodes de recherche.

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2. Dès le départ, la maison ne pouvait pas être comprise en dehors de la pratique de construction, d'aménagement et d'habitation des maisons. Cette deuxième étape a supposé un passage de la « vue » au « regard »217. Les méthodes principales de recherche ont été "? 1

l'entretien non dirigé

fi

11 O

, l'entretien guidé"

et l'observation participante. L'échantillon

utilisé avait pour ambition d'approcher les pratiques domestiques par le biais générationnel. J'ai fixé trois catégories : les jeunes (de 15 à 35 ans), période associée également à l'âge pré-marital et juste après le mariage ; les adultes (de 35 à 55 ans) ; la génération âgée (de 55 à 80 ans). L'approche générationnelle nous a permis de bouger aussi dans le temps afin de saisir la dynamique du phénomène bâtisseur et l'évolution des pratiques d'utilisation de la nouvelle maison, ou de la maison « de type occidental », dans le temps. Ainsi, nous allons sortir de la fixité de l'approche micro-régionale par l'intégration de la dimension historique, essentielle pour l'illustration de la dynamique du phénomène bâtisseur et du rapport spécifique que chaque génération a avec la maison. 3. L'approche générationnelle a été complétée par un échantillon qui vise la double catégorie producteurs et consommateurs. Nous avons identifié trois autres catégories d'interlocuteurs : - les professionnels en bâtiment. Ici, nous avons approché les professionnels « traditionnels » ou « informels » nommés les maîtres, des spécialistes locaux en construction qui possèdent un savoir-faire transmis de génération en génération. Ensuite, nous avons visé les architectes, la catégorie professionnelle officielle, réglementée. La mise en miroir de ces deux catégories professionnelles nous a permis de mieux expliquer et éclaircir certains comportements relatifs aux processus de construction et de transformation de la maison, et surtout d'expliquer la manière dont la maison est réglementée (ou pas) à l'intérieur des lois de la construction. La découverte des irrégularités, du fait que, le long de ses transformations, la maison finale ne ressemble plus au modèle initial, explique aussi la 217

« Regarder» est « une intensification du premier voir» comme le disait François Fédier, il suppose un apprentissage (Laplantine 1996 : 16). 218 Dans l'entretien non dirigé (libre, ouvert, non structuré, exploratoire, etc.), l'acteur social organise son discours à partir d'un thème qui lui est proposé. Il choisit librement les idées qu'il va développer sans limitation, sans cadre préétabli (Berthier 2002). 219 Les entretiens guidés supposent une technique un peu plus directive. Dans ce type d'entretien, l'enquêteur s'est fixé sur des zones d'exploration et veut obtenir que le sujet traite et approfondisse un certain nombre de thèmes (Berthier 2002).

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décision méthodologique de ne pas utiliser des plans et des esquisses. D'ailleurs, tout à fait conscients du caractère hors la loi de cette maison, la majorité de nos interlocuteurs ont refusé de nous donner accès à ces documents. À cette méfiance générale s'ajoute le fait que la majorité des propriétaires étaient absents et que les mères, les épouses ou les parents chargés de la construction ou du soin de la maison décidaient de nous montrer les esquisses, mais ils ne nous permettaient pas de les reproduire. L'analyse des maisons, des pratiques et du discours révélera finalement que la reproduction des plans n'est pas nécessaire tant que le but de mon étude n'était pas d'identifier une typologie architecturale, mais la signification de cette maison à travers la pratique et le discours des gens. Une autre catégorie vise les commerçants et les propriétaires de petites entreprises qui commercialisent des matériaux de construction. Ici, je me suis intéressée aux préférences des consommateurs et aux critères de choix. Y a-t-il une préférence pour les matériaux étrangers ou non ? Cette catégorie nous a donné accès à une meilleure compréhension de l'importance de la marque des matériaux, de la manière dont les marqueurs occidentaux sont intégrés dans une logique locale de valorisation du soi. L'analyse des individus, à la fois des commerçants et des consommateurs (la grande majorité sont des villageois), nous a permis de tracer les trajectoires des matériaux de l'extérieur vers l'intérieur, mais aussi dans le local, sur la hiérarchie de la valeur communautaire. Finalement, une troisième catégorie vise les consommateurs-propriétaires qui peuvent être en même temps les producteurs de leur propre maison. Je me suis intéressée à savoir, d'une part, quel est le rôle de la famille dans la construction, dans la forme, dans l'aménagement et l'habitation de la maison et, d'autre part, quel est l'impact de «l'avis» de la communauté concernant les choix du propriétaire. L'entretien semi-directif avait comme point de départ quelques questions clé : est-ce qu'ils font leur choix en fonction d'un modèle de maison local ou étranger? Comment justifient-ils leurs choix? Est-ce qu'ils respectent entièrement le modèle choisi ? Comment habitent-ils la nouvelle maison ? Qu'est-ce qu'ils font avec l'ancienne maison et avec les objets anciens ? Ces questions qui m'ont amenée à comprendre ce que signifie le « changement » pour eux. Par ailleurs, une analyse de la place de la maison dans le système matrimonial et d'héritage nous a apporté

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plus d'éclaircissements sur l'impact inconscient des coutumes « traditionnelles » sur ce qu'ils ont acquis à l'étranger. L'observation des pratiques de construction, de modification de la forme initiale, d'aménagement et d'habitation, a eu comme dessein de comprendre les mécanismes qui dynamisent la concurrence « en maisons » et la portée identitaire de la construction « de type occidental ». L'observation a été complétée par des entretiens non-directifs, par des photographies et par des vidéos prises à l'intérieur et à l'extérieur de la maison. Les séquences vidéo nous ont permis d'avoir un accès simultané à l'usage des lieux et des objets domestiques de même qu'au discours que cet environnement matériel déclenchait lors de nos visites. Cette méthode associée à Tinstrumentaire technique, à la fois visuel et auditif, nous a permis par la suite de saisir aussi le degré de l'importance accordée par les habitants à chaque partie de la maison, les émotions et la nature de l'attachement aux lieux et aux objets domestiques, « détails » difficiles à saisir auditivement et faciles à oublier une fois éloigné du terrain. 3. La troisième étape de la recherche vise le discours des acteurs sociaux sur la maison (sur les pratiques de construction, d'habitation et de socialisation) à partir de leurs expériences en général. Le récit de vie associé au récit de l'objet a représenté la principale méthode de recherche tout simplement parce que les deux sont « porteurs d'un sens emblématique » (Zumthor 2000 : 153). J'ai envisagé deux types de récits : 1.

Le récit de trois générations qui habitent à l'intérieur du même ménage (les grands

parents, les enfants et les petits-enfants). Ce qui m'intéressait était leur façon de se rapporter et de comprendre le « chez soi » au quotidien. Dans notre analyse, nous avons privilégié quatre ménages et leurs étendues parentales. Nous les avons choisis en fonction de leur capacité à témoigner et à matérialiser le changement dans le temps et dans l'espace. 2.

À l'inverse, le récit d'un unique acteur âgé, sur la notion de « chez soi » dans le

temps, et des jeunes acteurs sur la même notion, mais à travers l'expérience plurielle de la mobilité. À l'intérieur d'une approche contextuelle de l'objet et de la maison, le récit de vie

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a été la méthode consistant à faire varier l'échelle de la recherche dans le temps et dans l'espace. Le récit de vie est fortement référentiel. En leur demandant de parler de leur maison, les habitants des deux villages ont parlé d'eux-mêmes, tout simplement parce que le chez soi n'est en fait qu'un « prolongement du soi-même » (Serfaty-Garzon 2003). En même temps, en parlant de soi, ils ont parlé de l'autre, de leur honneur et de leur prestige dans la communauté et ici leur relation à la mobilité est englobée. Malgré le positionnement du chercheur au centre du local, l'analyse ne reste pas figée à l'intérieur du Pays d'Oas ou dans le présent. Dans la logique de la variation d'échelle, j'aborde l'objet, notamment la maison, comme double référentiel : au sujet (l'habitant placé dans le contexte de la mobilité) et à l'environnement (qui, à son tour, est pluriel). L'approche par variation d'échelle a comme point de départ l'expérience la plus élémentaire, celle d'un groupe restreint, voire de l'individu, parce qu'elle est « la plus éclairante et la plus complexe et parce qu'elle s'inscrit dans le plus grand nombre de contextes différents» (Revel 1996:30). «[L'individu] démêle les fils d'une empirie d'autant plus touffue que l'observation est plus minutieuse. Les effets de sens sont alors rapportés aux liaisons que les personnes établissent d'ellesmêmes entre tous les événements, petits ou grands, passés et présents, qui adviennent. Les enchaînements des gestes et des paroles de chacune des personnes impliquées dans la situation présente tissent la trame serrée et sans cesse retravaillée des interprétations locales... Les procédures dialogiques à l'œuvre dans l'interaction sont inséparables des normes qu'elles proclament dans des contextes particuliers» (Bensa 1996:37-70). Autrement dit, les représentations sur la maison se nuancent en fonction des contextes spatiaux et sociaux dans lesquels les habitants se trouvent (à l'intérieur du village, en Oas, à l'extérieur ou à l'étranger) ; il ne faut pas ignorer la dimension temporelle de l'analyse, les représentations sur la même maison variant d'une génération à l'autre. Leurs récits de vie développés autour du chez-soi seront la principale façon de « bouger » dans le temps et dans l'espace. Sans avoir la prétention d'arriver à comprendre tous les phénomènes de la production et de la consommation de l'objet, notamment la maison, dans le contexte très large de la mobilité, il faut souligner qu'à travers la variation d'échelle on peut arriver à

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comprendre un contexte social et économique bien plus large, qui vise la Roumanie de même que l'ensemble des pays venant d'échapper aux régimes totalitaires communistes. Afin de mieux saisir le sens des données recueillies, il fallait sortir de la société étudiée afin de pouvoir se distancier et objectiver l'expérience vécue. Une fois détachée de l'emprise du terrain, j'ai procédé à la première étape, la transcription des entretiens et à leur classement. La transcription a été intégrale, avec la notation des hésitations ou des manifestations affectives présentes dans les discours. Chaque entretien a été accompagné d'une fiche avec des informations sur la personne indiquant le nom, l'âge, la profession, la situation matrimoniale, et d'une description de l'espace bâti et de son usage (possède ou non une maison, combien de maisons, habitées ou pas, partagées ou pas, etc). DATE de l'entretien LIEU d'entretien Cassette no. Photos associées Vidéos associées Auteur NOM, PRENOM et SURNOM Age et lieu de naissance Statut matrimonial Profession Parti/jamais parti aux travaux saisonniers (avant 1989) ou à l'étranger (après 1989). MAISON Type de maison Nombre de maisons L'année de construction Origine du modèle Nombre d'habitants Tableau 3 : Fiche individuelle accompagnant la transcription d'un entretien individuel

En plus des fiches individuelles, il y a des fiches structurées par ménage (englobant jusqu'à trois générations : la grand-mère, la fille ou la petite-fille). Les informations individuelles sont accompagnées de détails sur les liens de parenté entre les membres et le rapport à l'espace bâti (partage ou non des maisons, positionnement de chaque bâtiment, l'implication de chaque génération dans la construction des maisons). Loin de représenter une action purement technique ou automatique, cette première étape permet le

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développement d'un premier niveau de description et d'analyse nécessaire pour saisir la dynamique sociale qui alimente l'organisation matérielle de l'espace bâti.

DATE de l'entretien LIEU d'entretien Cassette no. Photos associées Vidéos associées Auteur NOM de la FAMILLE Membres Liens parentaux Membres partis/jamais partis aux travaux saisonniers (avant 1989) ou à l'étranger (après 1989). MAISONS Type de maison Nombre de maisons L'année de construction Origine du modèle Disposition des maisons dans le ménage ou dans le village Organisation de l'espace intérieur & aménagement Fini/non-fini Usage générationnel de l'espace Usage quotidien/usage occasionnel/non-utilisation

Tableau 4 : Fiche d'analyse par ménage de l'usage générationnel et familial de l'espace bâti

Cette première étape m'a permis aussi d'organiser les entretiens en fonction de plusieurs critères : 1. Temporel (2002, 2004 et 2005). La mise en comparaison de ces trois étapes du terrain révèle le processus d'évolution de la recherche d'une approche exhaustive et extérieure vers une autre, focalisée et intérieure. Spatialement, en 2002, les entretiens touchent plusieurs villages (Calinesti, Bixad, Moiseni, Huta, Certeze) et socialement, l'intelligentsia locale (professeurs, médecins, muséographes et ethnologues). Cette étape offre une bonne image du discours sur le processus de construction des maisons. Cependant, il s'agit d'une vision extérieure à la dynamique du phénomène bâtisseur et de son intégration à l'intérieur des réseaux de sociabilités communautaires. Par contre, en 2004, les entretiens sont partagés entre Huta et Certeze, en touchant presque exclusivement les producteurs et les

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consommateurs de l'espace bâti. En 2005, les entretiens portent exclusivement le village de Certeze et les ménages des familles qui possèdent des « maisons de type occidental ». 2. Spatial. Ici, nous avons deux types de récits. Tout d'abord, les récits « locaux ». Les entretiens de Huta et de Certeze sur le même phénomène, nous permettent de saisir à la fois de l'intérieur et de l'extérieur l'impact du village de Certeze sur les localités. Ensuite, ce sont les entretiens « globaux » qui développent le vécu des gens ailleurs, sur leur perception sur le logement, sur « loger » ou « habiter » ailleurs. Le regard en miroir omniprésent dans tous les entretiens s'explique par l'existence, depuis quelques décennies, d'une réalité bien présente au Pays d'Oas : la maison locale ne peut être définie, pensée en dehors de la mobilité. Parler des maisons c'est évoquer le vécu dans la mobilité et réciproquement. Les sept entretiens de ceux qui restent pris à l'intérieur de la réalité locale, appartiennent surtout aux médecins, aux professeurs, c'est-à-dire les sédentaires. 3. Thématique. À partir de la transcription des entretiens, nous avons identifié les mots clés qui revenaient

le plus souvent dans le discours des gens sur la maison.

L'instrumentalisation de ces mots clés a permis l'identification et le développement des axes de l'analyse de la maison du Pays d'Oas : LA MAISON LE PAYS D'OAS CERTEZE LA MOBILITE RITAS (des travaux saisonniers avant 1989)

LA MIGRATION DU TRAVAIL EN OCCIDENT MARIAGE

MANDRIA (« la fierté ») + LA CONCURRENCE Tableau 5 : Concepts clés représentant la base des questionnaires de même que le point de départ pour l'organisation et l'analyse des données

La transcription intégrale des entretiens a représenté, en plus de Téloignement spatial de la Roumanie, l'exercice final de détachement de mon terrain et de mon expérience, afin de pouvoir l'approcher avec un œil critique et ethnologique. Il a représenté le premier pas vers la description approfondie du matériel (de la maison, des objets), du gestuel (la manière de se rapporter à l'espace bâti qu'il soit dans le local ou à l'expérience plurielle de la 173

mobilité), de la pratique (l'usage quotidien et cérémoniel du lieu habité) et du discours (la traduction par les acteurs de leurs gestes et de leur environnement permanent ou temporaire). La mise en relation de tous ces niveaux a été faite dans le but d'obtenir ce que Laplantine appelle « la perception ethnographique », c'est-à-dire quelque chose qui « n'est pas de Tordre de Timmédiateté de la vue, de la connaissance fulgurante de l'intuition, mais de la vision (et, par conséquent de la connaissance) médiatisée, différée, réévaluée, instrumentée (stylo, magnétophone, appareil photographique, caméra, etc.), et dans tous les cas, retravaillée dans l'écriture » (Laplantine 1996 : 15). Loin du cœur des événements, l'écriture « fait voir ». Les paroles deviennent des mots, l'œil qui regarde est remplacé par la main qui écrit. L'expérience anthropologique de terrain essentiellement relationnelle et interactive est remplacée par la solitude parfois douce, parfois écrasante de l'écriture. Mais la description n'est rien sans une analyse contextualisée qui suppose de « regarder » un objet de plusieurs perspectives (Bateson 1977 : 13). La notion de contexte signifie pour nous «...un ensemble d'attitudes et de pensées dotées de leur logique propre mais qu'une situation peut momentanément réunir au cœur d'un même phénomène » (Bensa 1996 : 44). Pour comprendre la signification des pratiques domestiques relatives à la maison de type occidental, il faut tenir compte de plusieurs conjonctures spatiales, sociales, culturelles dans lesquelles les comportements des individus s'articulent. Autrement dit, le contexte est immanent aux pratiques, il en fait partie. Plus loin encore, dans la lignée de Barthes, nous allons soumettre le lieu bâti et l'objet à une pluralité de lectures à l'intérieur desquelles la maison révèle une sémantique complexe, jamais figée ou stable. Le même ménage, par exemple, est utilisé afin d'éclaircir le rapport des propriétaires à l'expérience de la mobilité ou pour démontrer le travail générationnel de l'espace à l'intérieur du local. Dans l'esprit de la mobilité, l'analyse reprendra le cheminement des modèles de maisons, des objets de même que des individus mêmes, leur manière de vivre l'espace et d'expérimenter la mobilité. Ce suivi nous permettra de sortir de l'emprise du local et de bouger dans l'espace tout en saisissant la manière dont cette expérience multiple agit sur les manières des gens de se rapporter à la notion de chez-soi.

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L'analyse herméneutique se développe sur trois plans : le premier vise l'architecture et la manière dont celle-ci arrive à encoder, à afficher et à communiquer des messages sur l'individu ; le deuxième vise le discours des individus sur ce qu'ils font, sur leurs maisons et sur celles des autres ; le troisième est « le discours de coulisse », la somme des précisions, des commentaires réalisés par mon hôtesse qui me donnait des détails sur les maisons, sur les habitants. Nous comprenons donc par analyse herméneutique l'analyse du discours qui suppose le choix d'éléments qui reviennent et qui se mettent en évidence comme des noyaux d'explication. Elle suppose également de lier dans une confrontation et dans une interprétation l'ensemble les données de terrain et les données administratives. Malgré l'essai de mise en ordre de l'évolution du processus de transformation d'un terrain en écriture, la recherche et l'analyse ne suivent pas nécessairement un ordre linéaire, de succession. Le journal du terrain représente déjà une première interprétation « de ce qu'on voit », « de ce qu'on entend » et « de ce qui se passe avec l'anthropologue ». Prendre des photographies ou des vidéos suppose également des choix en fonction d'une situation concrète. À partir de ces constatations, les données du terrain n'ont jamais été apprivoisées comme « données brutes ». La transcription (en image, en texte) suppose automatiquement une interprétation (Geertz 1973). SOURCES IV. 1. Nous avons privilégié trois types de sources : •

Les sources orales : les entretiens et les vidéos. Nous avons utilisé 54 entretiens dont 9

en 2002, 32 en 2004 et 13 en 2005. Pour 2005, le nombre moindre d'entretiens s'explique par le fait que nous avons privilégié les vidéos (25), ce qui a permis la visualisation des explications relatives à la maison données par l'interlocuteur interviewé. •

Le récit de vie représente la principale source qui me permet de « regarder » la maison

dans une pluralité de contextes liés à leur mobilité spatiale (dans le cadre du village, du Pays d'Oas, de l'étranger, etc.) et à leurs relations sociales, (dans la famille - le mariage et l'héritage - dans la communauté, à l'étranger, etc.).

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Les sources écrites : le journal de terrain. Le journal est à la fois un regard en miroir du

chercheur220, une description de ce que l'anthropologue est en train de vivre, de sentir, d'expérimenter (Geertz 1983). Finalement, une fois éloigné du terrain, le journal représente la seule source à posséder le pouvoir de réactualisation sensorielle du terrain et du lien affectif entre le chercheur et les sujets de recherche. •

Les sources figuratives (photographies). Non seulement méthode de travail, la

photographie a représenté aussi une source d'information. À l'intérieur d'un nombre très élevé de clichés pris lors de trois campagnes de terrain (400 photographies), 60 font partie des archives personnelles des acteurs et surprennent le vécu des gens ailleurs de même que dans le passé. Si on regarde la photographie au-delà de sa nature instrumentalisée, elle devient une façon de faire connaître, de faire comprendre l'autre qui, à un moment donné, n'est plus le chercheur, mais... le lecteur221. À la suite de Margaret Mead et Gregory Bateson et leur manière de faire dans la société balinaise pendant la période 1929-1936, mon analyse se développe non seulement à partir des paroles devenues mots ou à partir de mes observations du terrain, mais également à partir des photographies et des vidéos prises sur le terrain. Comme dans un puzzle, les images sont rangées en fonction d'une thématique (village, emplacement spatial, maison, mère et enfant, etc.). Le texte qui vient avec les images explique et surtout fait émerger le liant entre les prises, en leur donnant une cohérence dynamique, synonyme de la vie des acteurs. Une autre catégorie de sources vise les documents administratifs composés : •

Des statistiques sur le logement et sur la construction dans la région, surtout à Certeze et Huta. Le but est d'avoir une image statistique de l'ampleur de la construction de la nouvelle maison.



Des statistiques sur la population et sur la mobilité.



Des journaux locaux et régionaux.



Les sites de présentation de la région du Pays d'Oas et du village de Certeze.

C'est l'esprit de deuxième journal de Bronislaw Malinowki, qui témoigne en fait de la sincérité et du courage du chercheur de s'auto-regarder et à changer le focus de l'objectif. Sans l'affirmer directement, il a eu l'intuition de la structure dynamique de la relation chercheur-sujet (1985). 221 En prenant le modèle proposé par Mead, la photographie devient non seulement la façon de faire voir, mais aussi de « faire comprendre » la vie des habitants qui se déroule derrière les volets fermés de leurs maisons (Mead, Baterson 1942 : xii).

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II. DEUXIEME

PARTIE

1. L'ÉMERGENCE ET LE DÉVELOPPEMENT D'UNE POPULATION DE BÂTISSEURS AVANT 1989 1.1. Rîtas (les travaux saisoniers). Partir, voir, désirer Les Oseni ne parlent pas de leurs nouvelles maisons ni du changement de leurs vies sans s'attarder sur rîtas222, terme qui dénomme les travaux saisonniers qui se déroulent en Roumanie, à partir des années 1960. Important du point de vue de l'accomplissement matériel, le rîtas représente aussi cette « bonne école » qui, toute de suite après la chute du communisme, lorsque la majorité des Roumains sont encore aux prises avec un mode de pensée spécifique à la société socialiste centralisée qui n'encourageait pas l'initiative individuelle, donne aux Oseni les clés de la réussite. Une présentation de ce phénomène et des effets sur la région du pays d'Oas est nécessaire afin de saisir les mécanismes qui ont conduit à l'apparition et à la généralisation du comportement bâtisseur et de la nouvelle maison. Rîtas est le terme régional utilisé par les Oseni pour nommer les travaux dans la forêt destinés à transformer le terrain boisé en terre arable ou en pâturages. Il s'agit de deux types de labeur : le défrichement, suivi du nettoyage des racines, des branches d'arbres, des pierres ou des taupinières et enfin du nivelage des surfaces défrichées. À partir des années 1960, le mot régional rîtas est intégré dans une sémantique plus large de travaux saisonniers. Il fait partie des programmes socialistes de développement de l'économie nationale roumaine, dont l'agriculture, qui démarrent en force après l'achèvement de la collectivisation des terres en 1962. On propose l'augmentation des surfaces cultivées, l'aménagement des terrains par des travaux d'irrigation, d'endiguement et d'amélioration

222

Le terme régional de rîtas est un dérivé du nom rîtouca, une sorte d'herminette, mais plus allongée, avec laquelle les Oseni coupaient le bois. Rîtas (n. m. singulier) est utilisé pour dénommer tous les travaux saisonniers dans la forêt.

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foncière, la croissance des effectifs de bétail, etc.

d'où l'urgence d'élargir les surfaces

fourragères et les pâturages naturels224. À la demande du centre, les coopératives agricoles de production (C.A.P.) locaux signent des contrats avec les entreprises forestières d'exploitation et de transport (I.F.E.T.) ou avec les entreprises d'amélioration et d'exploitation des pâturages pour qu'une partie des terrains boisés ou couverts d'une végétation forestière subissent des travaux de défrichement et d'aménagement afin d'être introduites dans le circuit agricole et de pâturage (Bradeanu, Marica 1969). Dans les années 1950, 1960, les Oseni travaillent dans le secteur forestier dans les régions de proximité, notamment pour I.F.E.T.225, à la ville de Baia Mare (Velcea 1964 : 79). À partir de la deuxième moitié des années 1970, ils participent aux travaux organisés dans les zones plus éloignés tel que le département de Suceava (le nord-est de la Roumanie, dans les Carpates Orientaux), où ils travaillent dans les entreprises I.F.E.T. Radauti, Gura Humorului, Vatra Dornei (nord et nord-est de la Roumanie), dans la région de Cluj et Bistrita (le centre, Test de la Transylvanie), et dans d'autres régions telles Harghita (centre de la Roumanie), Brasov, Olténie et Vîlcea (sud de la Roumanie). Au sud de la Roumanie, dans le Pays d'Olt, les gens du Pays d'Oas participent surtout aux travaux agricoles à l'échange des produits céréaliers, tels le maïs, le blé, etc (Velcea 1964 : 80). Les hommes acceptent de participer aux grands travaux d'irrigation comme le creusement des canaux, la peinture des piliers de haute tension, et à d'autres travaux manuels très difficiles, à grands risques, et qui sont très bien payés.

***, Le développement de la Roumanie en 1971 - 1975, 1973 : 102. ***, Le développement de la Roumanie en 71 - 75, 1973 : 64-65 ; Voir aussi Blanc 1973 ; Focsa 1975. « Intreprinderea Forestierà de Exploatare §i Transport » (I.F.E.T.) (« L'entreprise forestière d'Exploitation et de Transport) de Suceava et « Unitatea Forestierà de Exploatare si de Transport » (U.F.E.T.) (« Unité Forestière d'Exploitation et de Transport »).

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Pays d'Oas

Mer Noire

Carte No 5 : Géographie des mobilités saisonnières, avant 1989. Les centres qui reviennent le plus souvent dans le discours des gens du Pays d'Oas sont les départements de Suceava, Neamt et Nasaud, les départements Harghita et Vîlcea et les départements de Hunedoara et Alba

Dans les années 1980, ces projets prennent une ampleur mégalomaniaque226. La demande substantielle de force de travail déclenche une forte mobilité de la population, surtout des régions pauvres vers celles destinées au développement de l'agriculture intensive ou industriel227. Étant donné l'ampleur, le caractère difficile et spécialisé des défrichements et Les projets mégalomaniaques font jour surtout dans les années 1970, avec le culte de la personnalité du couple Ceausescu. Le but était de faire connaître partout dans le monde LEUR Roumanie (Boia 2001 : 128). C'est le moment où émerge l'architecture de type pharaonique (le Palais du Peuple), les complexes industriels grandioses tels celui d'acier de Galati (au sud - est de la Roumanie). Mais la Roumanie est essentiellement un pays paysan à l'architecture réduite en dimensions. Même les églises de village ignorent la majesté si visible des bâtiments religieux catholiques. A long terme, cette Roumanie patriarcale (Boia 2001 : 128) devait faire place à la modernité matérialisée en villes, par des complexes industriels géants et en constructions monumentales. 27 Dans les années 1980, l'industrie et les constructions deviennent les secteurs les plus développés de la production nationale. Ces secteurs les plus développés sont l'industrie textile, métallurgique, minière, et forestière, les matériaux de construction. La mobilité des Oseni dans les années 1970 et 1980 ne s'encadre pas

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du nettoyage des terrains, les responsables se confrontent à une pénurie de main d'œuvre. C'est pourquoi, les ingénieurs et les responsables des travaux recrutent des gens d'ailleurs, et privilégient des régions ayant une tradition dans le travail du bois. Ici, le Pays d'Oas s'avère la source idéale de main-d'œuvre. Le département voisin, Maramures, est aussi sollicité mais les Oseni sont très critiques par rapport aux travailleurs venus d'autres régions que le Pays d'Oas. Ils les considèrent comme des néophytes, accusent leur manque d'expérience et d'outils appropriés, et réclament le statut de meilleurs travailleurs, en raison de leur qualification qui émerge d'une longue tradition de travail en forêt et d'un esprit de travail qui leur sont propres228 : Ils travaillaient eux aussi, mais ils ne savaient pas quoi faire. Les nôtres étaient hommes de la forêt et connaissaient les défrichements. Ils ont fait leur apprentissage, ils savaient comment tailler. Ils possédaient les outils appropriés. Cela ne vaut pas la peine de venir pour travailler si tu ne sais pas extirper les bouts. Frapper le pâturage, c 'est comme ça qu 'on disait (Ioana (53 ans), Certeze, 2005).

Les Oseni et les gens de Certeze notamment, arrivent à monopoliser les défrichements partout en Roumanie. Jusqu'à la fin des années 1980, le rîtas représenta la principale source de revenu des Certezeni et de la majorité des Oseni et plus que cela, un style de vie aux répercussions majeures sur la région du Pays d'Oas. Aller au rîtas suppose de faire un va-et-vient permanent entre le Pays d'Oas et les régions de Roumanie. Officiellement, la main-d'œuvre est recrutée par le bureau départemental de la répartition de la force de travail (Velcea 1964 : 82). En vérité, les chefs d'équipe engagés dans les entreprises d'exploitation et originaires d'Oas représentent le lien principal entre les responsables des travaux et les travailleurs. Appelés par les Oseni delegati (« délégués »), ils sont des professionnels qui travaillent dans les entreprises forestières. dans les principaux fluxes de mobilité qui caractérise l'espace roumain de cette période. Dans l'ensemble, la mobilité du travail prend la forme d'un fluxe massif, de paysans surtout, issus des régions pauvres de la Roumanie et attirés vers les zones d'industrialisation massive tels Bucureçti, Iasi, Cluj, Timiçoara, Constanta, Galati, Braçov, Ploieçti, Constanta etc. (Sandu 1984). A l'intérieur de ce phénomène, le flux moldave attire vers la région de Brasov et vers la zone minière de la Valée de Jiu est le plus connu et plus présent dans les études sur les formes de mobilités internes, avant 1989 (Tânase 1999). Cependant, le cas des travaux saisonniers et des mouvements pendulaires est absent et méconnu. Sous Ceausescu, le travail est structuré et évalué en fonction de plusieurs critères : effort physique, degré de complexité et de technicité, travail manuel. Rîtas se retrouve ainsi parmi les travaux les mieux payés (Bradeanu, Mariva et Stângu 1968 : 280-283). Dans la même catégorie entrent toutes les améliorations foncières (creusement des canaux pour irrigation, emplacement des installations afférentes, etc.) auxquelles les Oseni participent aussi.

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Leur fonction officielle est de maistru, « maître », la fonction administrative située entre le travailleur et l'ingénieur. Il s'agit d'un professionnel en travaux forestiers diplômé de l'école professionnelle de métiers, qui a la charge de recruter le personnel nécessaire pour chaque projet. Les premiers chefs d'équipe ou delegati qui se chargent de tels projets de défrichement sont originaires de Certeze. Il s'agit d'un ingénieur et deux delegati. Initialement, ils travaillent à TI.F.E.T. Baia Mare mais seront ensuite transférés à Suceava et à Vatra Dornei. Embauchés par les entreprises d'exploitation forestières, ils sont mis au courant des projets d'envergure engagés et de la pénurie de main d'œuvre. Les travaux de défrichement commencent au printemps, tôt en mars ou en avril, lorsque la neige est encore présente sur les versants des montagnes. Les travailleurs rentrent à la maison pour la fête de Pâques. Ils reprennent le travail jusqu'au moment ou la terre gèle, c'est-à-dire jusqu'en novembre et même jusqu'au début de décembre. La période de travail est variable selon le choix du travailleur et peut durer de deux semaines à 6 mois. Au début, la mobilité est exclusivement masculine, visant les hommes entre 22 et 50 ans. À la maison, les femmes se chargent de toutes les tâches ménagères, ainsi que des travaux agricoles, du foin et des animaux. Par les biais des réseaux familiaux, de voisinage et d'amitié, les premiers partis encourageront leurs proches à partir aussi et graduellement, les femmes et toutes les catégories d'âges, enfants et personnes âgées seront touchées. Les équipes qui initialement comptent 20 personnes environ pour un seul projet, arrivent dans les années 1980 à 80, 100 et même à 300 personnes. Les tâches les plus difficiles, notamment la coupe et le nettoyage des arbres ou des troncs, l'enlèvement des racines des arbres sont faits par les hommes tandis que les femmes travaillent en cuisine, veillent sur les enfants et les vieillards, ramassent les branches et les brûlent. Le type de paiement, în accord (« l'entente » ou « en accord ») permet aussi au travailleur de négocier la somme par jour en fonction des heures de travail effectuées (Bradeanu 1968)229et en fonction de la difficulté des tâches. Faute d'une limite de paiement préétablie ou d'un temps de travail réglementé, le travailleur gère son temps, et le salaire final 229

Voir aussi http://wvvW.silvasv.ro/istorie.htm, consulté le 7 juin 2009.

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dépend uniquement du zèle de travail de chaque individu. Ce contexte déclenche une forte compétition entre les travailleurs qui cherchent à gagner plus et à valoriser leur esprit de travail. Le travail au rîtas est domestiqué (Goody 1979) à l'intérieur d'une culture de l'honneur et du prestige qui réglemente les relations sociales au village. En plus de la motivation pécuniaire, bien importante, le travail est accéléré par la mise en jeu de la fierté individuelle et masculine. Il ne faut pas oublier que les travaux forestiers sont des travaux de force physique à l'intérieur desquels les hommes doivent prouver leur habilité et leur rapidité : Les hommes travaillaient comme des fous et gagnaient des sommes très élevées. Le travail était très difficile. Ils travaillaient jusqu'à 16 heures par jour : se levaient à cinq heures du matin et travaillaient jusqu 'à huit heures le soir (Delegat [« Chef d'équipe »] (52 ans), Certeze, 2005).

Ce système de paiement varie aussi en fonction des sexes et de l'âge. Les hommes gagnent davantage puisque ce sont eux qui mènent les tâches les plus difficiles. Ils arrivent à percevoir des sommes deux ou trois fois plus grandes qu'un salaire payé par l'État. Par exemple, dans les années 1970, le salaire moyen brut varie entre 1434 et 1663 lei alors que dans les années 1980, il arrive à 3337 lei

. Les sommes gagnées par un homme, au rîtas

peuvent varier, dans la même période, entre 4000 et 6000 /e//mois. Les enfants arrivent à gagner jusqu'à 1500 lei par mois et les femmes peuvent gagner jusqu'à 4000 lei. Si une famille entière travaille durant trois mois, le résultat est bien considérable, et l'argent ramassé permet l'acquisition d'une voiture Dacia neuve ou la construction d'une maison.

1.2. Dormir, habiter, vivre dans des taudis La rapidité du développement de la mobilité du travail ne permet pas la création d'une infrastructure capable d'encadrer les nouveaux travailleurs. Malgré l'existence d'un budget pour la nourriture et le logement, les gens vivent dans des conditions déplorables. Etant donné le profil forestier du travail, les camps de travail sont improvisés (à proximité) sur des versants de montagne, très loin des zones habités. Au début, les lieux ne sont pas dotés d'installations pour dormir, pour manger ou pour se reposer. Hommes, femmes et enfants habitent des chaumières aménagées ad-hoc, par eux mêmes, à partir de plantes, de fougères http://raspunsuri.rol.ro/art/8198-131 -salariulmediubrutlunarincepandcuanull 960.htm, consulté le 29 décembre 2009.

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ou de branches d'arbres. Parfois, ils habitent des bergeries abandonnées. Ils se chauffent et préparent la nourriture à l'extérieur, au feu fait des branches et du bois qui les entoure. La majorité du temps, ils dorment à même le sol, dans la pluie ou dans le froid. L'hygiène est minime et ils se lavent dans des ruisseaux près du camp : Je suis parti au « rîtas » en 1965. J'étais jeune, à peine marié, l'argent ne suffisait pas. J ' a i été à Somclausa, aux aménagements de pâturages. J ' a i été payé avec 125 lei p a r jour. C'était une très bonne somme, avec la nourriture et l'hébergement assurés. On dormait dans des chaumières couvertes de carton, sur des bottes de paille... (Prof. Serbanescu, Bixad, 52 ans, 2002).

Plus tard, les entreprises de pâturages installent des wagons en fer qui, selon la majorité des participants au rîtas, « améliorent » les conditions de logement, surtout pendant les périodes froides. Les poêles en fonte qui sont fournis avec les installations ne sont pas très pratiques car elles surchauffent ou ne chauffent pas assez. Les wagons sont parfois dotés de lits ou sinon de paille ou de couvertures apportées de la maison. Les hommes dorment d'un côté, les femmes et les enfants de l'autre. Par contre, les membres de la même famille se regroupent. Les équipes sont formées d'individus originaires de la même communauté villageoise. À l'intérieur du « village », ils se rassemblent en fonction de la parentèle et de la famille. Ensuite, ce sont les réseaux de voisinage, d'amis. La nourriture est préparée par une femme venue du village. Dans la majorité des cas, il s'agit de la femme du chef d'équipe. Les habitudes alimentaires restent les mêmes, le repas de base étant composé de slanina, de lard, obligatoire au Pays d'Oas. À midi, de la soupe et boace (des cigares au chou) et le soir des pommes de terre et slanina (« du lard ») etc., sont arrosés depalinca, l'eau de vie. Bica, la femme d'un de deux premiers chefs d'équipe de Certeze se rappelle : Mon mari était chef d'équipe, il a été « delégat ». Il était « delegat », mais en vérité le chef c 'était moi (tout le monde rit et confirme ses mots.) J ' a i fait de la nourriture, j e suis allée sur le terrain quand il fallait, avec un pot de 50 Kilos. Je leur donnais à manger, puis j e retournais et j e recommençais à cuisiner. J'étais partout ! (Avec un sentiment de fierté) La première fois, j ' a i travaillé à Moldovita, à Vatra Dornei. 231 Il y avait des petits arbres que les hommes taillaient, tandis que les femmes brûlaient les branches. Ils ont ramassé les pierres...On a eu une chaumière longue, d'ici jusque là ! (Elle montre une distance de 20 mètres). Il y avait un poêle. Puis, on a reçu des wagons pour dormir. C 'était l'entreprise des pâturages qui nous les avait donnés. Nous avions des meilleures conditions pour dormir. Nous avons erré dans toutes les montagnes, Rarau, Giumalau, et Dieu sait encore ! Ils nous ont envoyé sur toutes les montagnes, avec les tracteurs et les wagons (Bica (62 ans), delegat de Certeze, 2005).

Localités au nord-est de la Roumanie, au-delà des Carpates Orientales.

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En plus des conditions de vie et de travail précaires, les Oseni restent isolés dans les montagnes pendant des semaines et même des mois. Le quotidien se partage entre le travail acharné et les soirées arrosées d'eau-de-vie. Le dimanche est jour de repos. Les hommes jouent aux cartes et les femmes descendent parfois dans les villages proches, mais cela est rare. Ils se réjouissent en chantant des tâpurituri, des chansons spécifiques au Pays d'Oas, qui les accompagnent d'ailleurs tout au long de leur travail. Marginalisés par le travail, les travailleurs sont aussi socialement isolés car ils sont tenus à l'écart par les habitants des régions où ils travaillent. Leurs chansons semblables à des cris très stridents et incompréhensibles, leurs costumes traditionnels très colorés et exotiques, accompagnés par des femmes et des enfants, étonnent et surprennent les habitants des villages de proximité qui les traitent d'arriérés et de sauvages

. Parfois, ces derniers ont

pitié des conditions de vie des Oseni au rîtas. Lors de leurs déplacements du Pays d'Oas vers les régions du travail qui se font généralement en train, les Oseni donnent l'impression de sortir d'un autre temps et d'un autre espace. Le contact avec l'autre ne dépasse donc pas le regard et l'observation rapide et détachée. Malgré Téloignement de leur région d'origine, les Oseni conservent leurs traditions, et reproduisent les réseaux de sociabilité familiers. Les échanges avec le monde environnant sont à peu près inexistants. Malgré la difficulté du travail et la précarité du mode de vie durant le rîtas, cette période n'a pas laissé de traces négatives dans leur mémoire. Leurs histoires sont souvent anecdotiques. Parfois gênés, parfois terriblement amusés, ils se rappellent leur manière de loger à 20 ou 30 personnes dans d'immenses chaumières, où souvent, il pleuvait ou faisait froid. Les souvenirs de la rapidité et de l'importance des sommes d'argent gagnées de même que les histoires de voyage et de travail déclenchent chez les gens du Pays d'Oas une sorte de fascination associée à la tentation d'aller vivre la même chose. Le récit de Stara, la plus vieille femme de Huta-Certeze est impressionnant. Dans les années 1970, elle est allée une fois au rîtas. Elle a fait partie d'une équipe d'un delegat de Certeze : 52

II s'agit de l'image que les villageois de Dobrita se faisaient des Oseni qui traversaient les villages pour aller sur les versants des montagnes proches (témoignage fait par Maria Mateoniu, docteure en ethnologie à l'université Laval (Québec), actuellement chercheure au Musée du Paysan roumain à Bucarest, originaire du village de Dobrita, situé au sud de la Roumanie).

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Jadis, les gens partaient dans le pays, prenaient beaucoup de terres et les nettoyaient. Les gens avaient du travail. Moi aussi j e suis allée. C 'est comme ça que j ' a i mis mon dentier, avec l'argent que j ' y ai gagné. J'étais à la Vallée de Putna... J ' y suis partie un bon matin. J ' a i dit à ma belle-fille : « Laissez - moi voir moi aussi c 'est quoi le « rîtas ! » On dormait soit dans des maisons abandonnées, soit dans des chaumières. On a mis des feuilles d'arbres, du foin et c 'est comme ça qu'on a dormi. Et c'était là qu'une femme cuisinait. Il y avait beaucoup de gens, 30 — 40, beaucoup ! J ' a i eu de l'argent et de la nourriture : du lard, de la margarine et de la confiture, le matin. Puis, au midi, des soupes. Moi, j'étais vieille. Alors, ils ne m'ont pas surveillée ! Mais les jeunes, ils devaient être surveillés. Ils étaient partagés en deux. Pour chaque groupe, il y avait un homme qui les surveillait pour qu 'ils travaillent. Vous savez comment sont les jeunes. Nous, on a ramassé les taupinières. D'autres ramassaient les branches des arbres. Ils allumaient des feux » (Stara, 82 ans, Huta-Certeze, 2004).

La volonté de partir au rîtas est liée au profil de ce travail : temporaire, ce qui il leur permet de conserver les réseaux de sociabilité villageois. À cela s'ajoute l'aspect économique : un gain considérable et rapide. Dans ces conditions, le prix à payer est acceptable et même raisonnable par rapport aux avantages procurés. Il permet des dépenses impossibles autrement. Visiblement impressionnée et émue, Staruca continue son récit : Mon Dieu, lorsqu 'ils m'ont donné 1000 lei, j e les ai baisés comme ça - elle baise ses mains, les larmes aux yeux. 10 jours seulement ! C'était comme ça ! J ' a i mis mes dents avec 1200 lei (...) Puis, quand ils retournaient, ils faisaient des maisons, des constructions (Stara, 82 ans, HutaCerteze, 2004).

L'investissement de l'argent gagné au rîtas dans un bien stable tel une maison est vu comme une manière d'assurer la sécurité familiale à long terme, couvrant plusieurs générations. Ainsi, rîtas n'est pas un but en soi, il est tout simplement un moyen de s'offrir une sécurité financière permanente au village, qui touche non seulement l'individu, mais aussi sa famille, et cela sur plusieurs générations : Tableau 6 : Rîtas. Oppositions dans la complémentarité Rîtas (« travaux saisonniers ») Temporalité Spatialité

Profil économique

Profil culturel

Caractéristiques TEMPORAIRE Va-et-vient Isolement Habitation improvisée Logement précaire et minimaliste GAGNE-PAIN RAPIDE SUBSTANTIEL Isolement Préservation des réseaux de sociabilité villageois

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Rîtas (« travaux saisonniers ») Rapports interculturels Structure

Caractéristiques REGARD ÉLOIGNÉ MOYEN et non pas un but en soi

Ce que la majorité des gens retiennent du rîtas n'est pas la misère et l'isolement, le froid, mais l'impact de ces travaux lors du retour chez soi : la construction des maisons. De tous les Oseni, les chefs d'équipe sont vus comme le moteur du phénomène bâtisseur car ce sont eux qui ont eu les plus grandes maisons, et qui ont construit en premier. Ces derniers nous aideront à mieux comprendre les mécanismes de déclenchement de ce qui plus tard deviendra un phénomène de masse.

1.3. La maison des delegati (les chefs d'équipe). Le réveil des désirs babéliens La principale personne de liaison entre les ingénieurs et les travailleurs, delegatul (« le délégué ») ou patronul (« le patron ») assure la main-d'œuvre nécessaire pour chaque projet et coordonne toutes les activités telles que le transport des travailleurs, le logement, la nourriture, le paiement, l'accomplissement des travaux. Dans les années 1960, il y avait trois chefs d'équipe. Durant les années 1970 - 1980, leur nombre s'est élevé jusqu'à 10 personnes environ. Il y en avait trois à Certeze, un à Huta - Certeze et deux à Moiseni. De tous les Oseni, les chefs d'équipe de Certeze dirigent les plus amples travaux, avec des équipes de 300 personnes. Le delegat est un personnage qui joue sur deux plans. Premièrement, il doit gagner la confiance des ingénieurs, en prouvant qu'il est un bon connaisseur du métier et un administrateur habile ; de plus, si cette relation est « bénie » avec un peu depalinca, l'eau de vie d'Oas, très connue et bien appréciée des Roumains, le delegat obtient facilement les travaux les plus importants, donc les mieux payés : Ils allaient directement chez le chef de l'unité forestière de Satu Mare, par exemple. Celui qui donnait le plus, c 'est lui qui recevait le projet. Peu à peu, en « bénissant » avec « palinca » et l'argent, il s'entourait d'un réseau de chefs qui lui fournissait des travaux. (Delegat, (53 ans), Huta-Certeze, 2005).

Deuxièmement, en plus de sa fonction officielle, le delegat est le « mandataire du village » (Delegat [53 ans], Huta - Certeze, 2005). Né au village, il connaît tout le monde et il est

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très proche des autorités locales, le maire et la milice. Considéré comme « des nôtres », il a accès facilement à tous les réseaux sociaux locaux. Les « critères » de sélection de la maind'œuvre ne suivent pas uniquement la logique de la force et de l'habileté aux défrichements mais d'autres, tout aussi importants. Le delegat commence avec les réseaux familiaux pour continuer avec la parentèle éloignée, avec les amis et les voisins. Pendant qu'il surveille les travaux et la comptabilité, sa femme coordonne les activités liées à la nourriture. Le beaupère s'occupe de l'approvisionnement, et les enfants s'affairent également pendant quelques semaines afin de ramasser de l'argent pour des accessoires et pour les vêtements d'école. Cette opportunité explique l'enrichissement des delegati, car plusieurs membres de la famille apportent de l'argent. Puis, le cercle s'élargit aux autres villageois de Certeze et aux localités voisines. Une fois la confiance gagnée, ce sont les gens qui viennent chez le delegat lui demander du travail. Puisque les résultats sont bien substantiels par rapport à ce que les salariés d'État gagnent, la main-d'œuvre est toujours assurée : // y avait des défrichements, des creusements de canaux d'irrigation...C'était un labeur difficile. Ils travaillaient 16 heures par jour, mais ils gagnaient beaucoup. Ils gagnaient ce qu 'ils gagnent maintenant en Occident. 300 p a r jour était une somme bien substantielle (Delegat, 59 ans, Certeze, 2005).

Au-delà de la feuille de paie préparée pour les grandes commissions de vérification du centre, au niveau local trône l'entente personnelle entre le delegat et le travailleur. Pour ceux qui participent aux travaux saisonniers, delegatul incarne l'autorité suprême, la personne qui doit honorer les promesses faites au village d'origine : Moi, j ' é t a i s le chef « delegat ». Donc, l'homme ordinaire n 'avait pas confiance en toi qui était l'ingénieur. Il ne l'a pas reconnu ni à la feuille de paie, ni à rien. Il ne le tenait pas pour tel. C 'était le « delegat » qui valait : «C 'est à toi de me donner l'argent car c 'est toi qui m'avait fait quitter ma maison ! » (Delegat, 53 ans, Huta — Certeze, 2005)

Ce mécanisme parallèle d'administration de l'argent pratiqué par les delegati peut paraître inconcevable par rapport au contrôle étatique de la force de travail et du processus de travail. Même si les décisions sont prises par le centre, le pouvoir local s'avère être bien plus puissant, car il se permet de les ignorer, de les contourner en fonction de ses propres intérêts233.

233

Verdery 1994 : 60-61 ; Bôrocz 1989 ; Humphrey 1983. Voir aussi Hann et Kidekel 1984 ; Bialer sur le cas de l'URSS durant la période de Brejnev (1988 : 79).

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Le rîtas, de même que le comportement bâtisseur, montre que les individus échappent à la passivité et à la dépendance désirées par le régime communiste. L'action des travailleurs s'intègre dans la logique de l'initiative individuelle propre aux systèmes économiques de type capitaliste. Ils ont permis aux delegati et à tous les Oseni de ruser avec le système socialiste et d'amplifier leurs revenus malgré les contraintes imposées par les autorités centrales qui, par le contrôle de la force du travail, se proposent de maintenir à un bas niveau les revenus de tout le monde : Les chefs d'équipe nous donnaient du travail. Ils signaient un contrat avec les C.A.P. Il n'y avait que des équipes d'Oseni puisque les autres ne savaient pas comment faire ce type de travail. Ils recevaient 300 lei p a r jour, donc 7800 lei p a r mois. En vérité, les delegati gagnaient 9000 lei p a r mois. Un mineur qui travaillait dans les exploitations souterraines recevait un salaire de 3000 lei p a r mois (Contremaître en construction, 51 ans, Certeze, 2004).

Une fois un projet obtenu, le delegat a soin que « tous soient contents », travailleurs, ingénieurs, membres des commissions arrivés du centre pour des vérifications. Autour de cette figure du village se met en place une solidarité qui fonctionne tant à la verticale (des gens ordinaires jusqu'aux autorités locales ou aux responsables des défrichements), qu'à l'horizontale (à l'intérieur du réseau social du village et de la région d'Oas). Les delegati bénéficient de la protection des autorités locales et aussi des responsables des travaux car tous font partie du même réseau informel d'intérêt réciproque : tout le monde gagne si le delegat gagne. Etant Tunique source de revenu pour les gens ordinaires et très rentable pour les responsables, personne n'a aucun intérêt à contester ce fait. Puisque la majorité des travailleurs est des parents, des amis, des villageois, la solidarité locale ne permet pas aux étrangers, même au pouvoir communiste, d'avoir accès aux coulisses de leur manière de faire. Même aujourd'hui, en essayant d'obtenir plus de détails sur les stratégies qui leur ont apporté tant d'argent, j'ai rencontré une résistance et une méfiance tenaces. Il y avait des moments où, excités par les discussions, ils oubliaient l'appareil d'enregistrement et racontaient comment, en retournant au train à Certeze, ils apportaient l'argent dans le sac pour le maïs et comment ils dormaient la tête sur le sac pour que personne ne puisse le voler. Bien souvent ils étaient obligés de cacher les billets de banque dans le grenier pour que personne ne puisse les trouver durant les contrôles étatiques et ils couraient parfois le risque qu'ils pourrissent à cause de l'humidité. Même si ces discussions paraissent tenir

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plutôt de Tanecdotique et du fantastique, elles reflètent l'impact qu'a eu le rîtas sur la vie des gens. Intermédiaire entre deux mondes (celui du Pays d'Oas et celui du travail), le delegat surmonte l'isolement de la majorité des travailleurs au rîtas. Dans la plupart des cas, la femme du delegat habite au village le plus proche, dans la maison des responsables des projets ou chez des paysans plus riches. Le rapport passe ainsi du regard éloigné au voir ce qui implique un rapprochement considérable d'autres manières de vivre et de loger que celle existantes au Pays d'Oas. Ils sont aussi les premiers à passer du voir à avoir car, détenteurs de moyens plus que suffisants, ils commencent à faire chez eux ce qu'ils ont vu ailleurs. Ils deviennent ainsi les premiers à construire des maisons neuves à un étage : Nous avons construit de grandes maisons. Tout le monde se demandait comment nous avons fait cela. Nous avons été interrogés sur l'origine de notre argent. Puis, la « militia » est arrivée et ils ont pris les feuilles de paye pour voir combien nous avons gagné. Nous avons vendu plein de choses pour échapper... C'était très difficile (Delegat Certeze, 2005).

Petre Bichii (72 ans) est l'un des deux premiers delegati de Certeze. Il fait le va-et-vient pendant trente ans. Il dirige des travaux dans les Carpates orientales, dans le territoire administré par I.F.E.T. Vatra Dornei. Tandis qu'il administre les travaux, sa femme, Pavlina Lichii, surnommée aussi Bica, fait la cuisine. De plus, elle maintient Tordre dans le camp. Lors de nos discussions, Bica taquine son mari, en « l'obligeant» à avouer que le chef n'était pas lui mais elle. Le souvenir du début de la construction de leur première maison ne peut pas se passer de la mise en miroir de la manière de vivre au rîtas, moment vu avec nostalgie et avec une sorte de fascination : Quand l'automne s'installait, on allumait le feu dans les wagons et il faisait chaud. Jusque là, on habitait des chaumières. C 'était difficile quand il pleuvait et que l'eau coulait sur nous. Puis, c 'était moins difficile. Les gens ont travaillé durement. Il y avait des hommes et des femmes aussi...Ils restaient un mois, un mois et plus et puis ils retournaient à la maison. Je les payais toutes les six semaines. C 'est à cette époque que nous avons construit notre maison, à ce moment-là, pendant les défrichements ! Nous étions parmi les premiers. Ils ont construit aussi maintenant, dès qu 'ils sont partis en France, mais la grande majorité ont été faites quand il y avait des défrichements et des travaux ! (Petre Mihoc, 65 ans, delegat de Certeze, 2005).

Construite en 1974, la maison est parmi les premières à avoir un étage et un escalier intérieur. Le balcon était pourvu de colonnes en ciment, richement ornementées. Il y avait six pièces six, trois au premier niveau, trois au deuxième (Photographie No la). Derrière, il

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y avait la cuisine d'été. Cette maison (Focsa 1975) était pourvue d'un toit de type clop à quatre versants, qui donnait une allure majestueuse aux constructions de ce temps. Les murs extérieurs étaient couverts de crépi blanc aux ornements floraux, tels que nous avons vu à Vatra Dornei, affirme Bica, l'épouse du delegat : Il y avait des maisons, mais nous en avons bâti de plus en plus grandes. Nous avons été les premiers. C'est-à-dire que ceux qui ont eu des travaux, on les appelait « delegati ». Ce sont eux qui ont construit en premier...C'est le «delegat» qui a bâti en premier, puis les gens, les travailleurs. (Bica, 62 ans, delegat de Certeze, 2005).

Durant cette même période, ils ont construit deux autres maisons car ils ont trois filles. L'aînée a eu une maison identique non loin, au village. La maison pour la deuxième fille est construite juste à côté de la leur. Les vieux se sont retirés derrière leur maison, dans une prolongation qui comporte deux pièces. À la retraite, Bica fait des costumes traditionnels tandis que le delegat aide sa fille aux travaux de rénovation de l'ancienne maison qui, jadis, était l'image de la réussite et de la richesse de ses parents. Pour avoir une idée de ce qu'était sa maison dans les années 1970, Bica nous montre une maison presque identique, de l'autre côté de la rue (Photographie No lb). Lors de notre rencontre avec Bica et sa famille, sa maison rappelle à peine le bâtiment des temps de rîtas. Même s'ils ont gardé le toit de type clop, le crépi blanc a été remplacé par une simple peinture blanche, les ornements des rambardes des balcons ont été enlevés pour donner place à des arcades tout simples. Les escaliers de l'entrée principale sont couverts de marbre et la rambarde est en inox. Malgré ces rénovations, cette maison qui a fait jadis l'honneur de son propriétaire est parmi les plus petits bâtiments qui l'entourent. L'ex vice-maire de Certeze, Gheorghe a Nutii Luschii (Gheorghe de Nuta de Luschi) est l'un des premiers delegati et parmi les plus célèbres grâce à l'ampleur des travaux qu'il a dirigés. Il a commencé à Sighet, Maramures. Puis il a été engagé à la Base forestière Crisana, à Oradea, département de Transylvanie qui comprend les montagnes Apuseni (le centre - ouest de la Transylvanie). Il travaille à Bistrita - Nasaud et pour finir à Suceava dans la deuxième moitié des années 1980. Il a emmené au rîtas des parents, des voisins, des amis ou des gens du village. Ses équipes réputées parmi les plus nombreuses, atteignent à la fin des années 1980, de 200 à 300 individus, hommes, femmes et enfants. La situation est à peu près la même que celle de l'autre delegat. Sa gospodaria a deux bâtiments. Chaque

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maison a deux étages, et leur structure carrée et allongée rappelle la maison bloc (Focsa 1975). L'extérieur est encore couvert de crépi blanc aux ornements floraux. L'une des maisons a été construite pour Tune de leurs filles. Devancées par le rythme de changements qui suivent d'autres modèles, ces maisons sont aussi parmi les plus petites, les plus pauvres du village. Ce qui reste est la mémoire de ce qu'elles ont représenté il y a une quarantaine d'années. Selon les affirmations des deux familles de delegati, les bâtiments qu'ils ont fait construire à partir de la moitié des années 1970 pour eux et pour leurs enfants sont des répliques des maisons vues dans les régions où se déroulaient des travaux saisonniers. À savoir, le département de Suceava situé en Bucovine, au nord-est de la Roumanie, au-delà des Carpates Orientales, et le département de Bistrita-Nasaud : Ici, chez nous, c'était la région la plus pauvre du pays... Au « r î t a s » , nous avons vu des grosses maisons, à Varna, à Gura Humorului. Nous les avons aimées et nous avons décidé d'en faire aussi. La Bucovine était une région très riche, avec des grosses maisons, avec du bétail... (Delegat Certeze, 72 ans, 2005).

Les constructions de ces régions représentent pour les chefs d'équipe la somme la plus visible de tout un état économique et général des régions parcourues : très riches, très en avance par rapport au Pays d'Oas. Possesseurs d'un capital économique substantiel, ils sont les premiers à passer du voir à l'avoir ce qui, pour eux, signifie d'être comme les autres : Nous avons copié les maisons que nous avons vues là-bas. Il s'agit des maisons qui sont en blanc, et couvertes en ciment incrusté (Delegat Certeze, 60 ans, 2005).

Leurs maisons ne sont plus un lieu pour habiter ou pour exposer la dot, mais l'expression même de l'accomplissement économique, au niveau individuel et familial, à l'intérieur du village et de la région. Durant la période du rîtas, le delegat reste en tête de la réussite économique et sociale. Même s'il circule des rumeurs selon lesquelles il gagnerait beaucoup plus que le reste des Oseni qui travaillent pour lui, il préserve son honorabilité grâce à l'aide qu'il accorde aux autres. Par exemple, Bica garde encore la réputation de la plus honnête de tous les responsables des équipes. Être honnête signifie qu'elle a payé les gens à temps et conformément à l'entente. Elle a accepté plus que les autres de prendre aussi des femmes, des enfants ou des vieillards, c'est-à-dire « d'aider tout le monde ». Or, afin que le projet soit terminé, il faut privilégier les hommes capables de faire le travail dur.

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Bica le savait très bien, mais cela ne Ta pas empêchée d'aider tout le monde, fait qui a attiré le respect des Certezeni. Il y en a d'autres qui payent moins ou qui ne respectent pas le contrat avec les gens. Ces cas sont rares, car même si le delegat est le chef au rîtas, au village il subit le jugement de la communauté et risque même d'être sérieusement puni dans le cas où il duperait quelqu'un. À la fin des années 1970, un delegat de Bixad a été tué d'une manière abominable parce qu'il avait pris tout l'argent de son équipe, et avait osé se moquer d'un de ses employés, au bistrot du village, devant tout le monde. Le soir suivant, il a été tué par l'homme humilié et par sa famille (Bixad, 2002). Si la richesse du delegat affichée par ses maisons est doublée d'une bonne réputation au milieu de la communauté, son statut supérieur aux autres est assuré. Dans ce contexte, il devient un véritable modèle pour le reste des Certezeni qui essaient « d'être pareils ». À partir de ce moment a lieu le boom du phénomène de construction et de transformation des maisons privées à Certeze, et puis partout au Pays d'Oas, ce qui, en suivant la logique de l'imitation, aboutit à une concurrence bien visible et sans fin.

1.4. Des maisons des delegati au chantier de construction. L'épidémiologie bâtisseuse Même si l'apparition de la nouvelle architecture est selon les Oseni, liée à leur mobilité durant les travaux saisonniers et aux sommes d'argent gagnées, ce changement brusque est amplifié par l'existence d'un mouvement plus général de transformation de la société roumaine. Après 1962, année de l'achèvement de la collectivisation, le pouvoir socialiste met en route d'amples projets de développement économique et social. En plus des secteurs de l'agriculture et de l'industrie, les autorités communistes visent la standardisation de l'architecture des villes et des villages. « L'amélioration » de l'habitat traditionnel individuel devait se faire par la construction des maisons standard à un étage dans le but d'homogénéiser l'architecture rurale et de diminuer la surface de logement à la faveur de l'extension des terres pour l'agriculture ou l'élevage des bétails. Un autre but est de d'encourager plusieurs familles à habiter ensemble, comme en ville, en annulant ainsi la propriété individuelle et familiale. 192

À la fin des années 1960, 1970, le phénomène de standardisation est déjà signalé par Gheorghe Focsa (1975, 2001). Un premier modèle identifié est la maison « tournée » ou « en coin ». Le plan est allongé et plus grand. Ces maisons sont faites en brique. L'intérieur comporte trois ou quatre chambres. Les annexes pour les animaux sont construites perpendiculairement au bâtiment principal, justifiant leur nom întoarsa (« tournée ») ou în coït (« en coin ») (Focsa 1975). Dans les années 1970, une autre variante de cette maison a les murs couverts de carreaux en faïence très colorée, aux modèles géométriques, d'influence folklorique. Rapidement abandonnée, elle est cataloguée de « mauvais goût », tant par l'intelligentsia locale que par les Certezeni eux-mêmes. Cette fois, les annexes sont séparées. À l'intérieur, il y a trois ou quatre grandes chambres, une resserre, deux corridors, le tinda (le vestibule) et \afrigoria qui n'est plus ouverte et en bois, mais fermée en verre (Photographie No 2). Une autre variante de la maison tournée est la maison à plan supra dimensionné ou de type bloc (Focsa 1975). Il s'agit de la même planimétrie carrée, sauf qu'au demi sous-sol, la maison comporte deux pièces qui devaient être utilisées comme cellier et comme espace de dépôt du bois coupé pour l'hiver. L'étage ou la partie supérieure comporte trois à quatre pièces destinées à l'habitat. Elle n'a pas d'escalier intérieur, l'entrée se faisant par l'extérieur. L'appelation « bloc » ne fait pas allusion à une construction à un étage, mais à une maison plus haute. Construite dans la majorité des cas sur des pentes douces, ce type de maison a le fronton plus haut tandis que l'arrière est plus bas. La fondation est haute, soit en pierre, soit en ciment et béton. Les murs sont en terre et en brique. Le toit à quatre versants est fait de tuile industrielle et est assez haut, ce qui donne l'impression que la maison est très grande. L'extérieur en gypse blanc est paré d'ornements floraux ou géométriques incrustés. Les fenêtres sont plus grandes que les anciennes et les châssis restent en bois. L'entrée est latérale et la maison orientée perpendiculairement à Taxe de la route. Il y a des cas où l'espace destiné au cellier est transformé en cuisine.

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L'introduction de ces nouveaux modèles de maisons n'est pas reçue sans résistance. Sans donner d'explications explicites sur l'attitude des gens, Focsa reproduit le témoignage d'un habitant de Moiseni qui contient une attitude plus critique à l'égard des maisons standard : « La maison... semble être muette. C'est bête, parce qu'elle n'a pas de vestibule ou de « filigoria » ouverts... Elle ressemble à une annexe pour les cochons, elle n'a ni forme, ni tête, ni dos ! Je ne peux pas imaginer qui a inventé ça ! » (Focsa 1975 : 320).

Les bâtiments construits dans les années 1970, 1980 font partie cependant d'une autre vague de constructions, plus forte est qui est marquée par l'apparition des maisons à plusieurs étages (Photographie No 3). Les termes utilisés sont soit « maisons modernes » soit « maisons neuves ». Les journaux utilisent plutôt le terme urbain de vile (« villas »). La revue régionale Cronica satmareana (La chronique de Satu Mare) signale l'apparition en 1981, à Certeze, de 96 maisons modernes « à un ou deux étages, bâties en brique, de 6 à 7 chambres » et « l'existence de 22 autres autorisations pour de nouvelles constructions » . Le nombre de maisons construites devait être plus important en raison des constructions sans autorisation. La principale caractéristique des maisons « neuves » ou « modernes » est la construction à la verticale par le rajout d'un ou même deux étages. Une fois que le phénomène s'est homogénéisé, les individus commencent à rajouter des nouveaux éléments afin de se différencier les uns des autres. Par exemple, on commence à construire des tours au toit richement ornementé et coloré. Cette mode apparaît grâce à un groupe de tziganes originaires de Târgu Mures235, travailleurs en tôle. Ils confectionnent des toits en tôle et les gouttières pour ces tours, attachées à l'un des coins de la façade de la maison. Cette mode de la fin des années 1970 a presque disparue. Même si, à présent, il en reste quelques-unes, elles sont classées par l'intelligentsia locale comme kitsch et par la majorité des villageois comme démodé (Photographie No 4).

234

Vasile Rus, « Les signes de l'urbanisation », Cronica satmareana (La chronique de Satu Mare), Nr. 2512, 12 mars 1981 : 2. 235 Ville du centre de la Roumanie.

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1.5. Le bonheur et le malheur des projets socialistes de standardisation de l'architecture rurale Ces maisons modernes résultent d'un croisement de deux phénomènes : le rîtas et l'importation des nouveaux modèles étages. Cela explique l'affirmation de Bica selon laquelle leur maison était plus grande que d'autres modernes, déjà existantes. Le deuxième phénomène tient d'une nouvelle vague de lois touchant l'architecture des villages et qui voient le jour dès la deuxième moitié des années 1970. La loi « P + 1 » ou « P + 2 », promulguée en 1974236, oblige les habitants des rues principales des villages à construire des maisons à un étage. La lettre « p » est l'abréviation du mot «porter » qui signifie « rezde-chaussée ». Pour les gens de Certeze, l'apparition de cette nouvelle loi, qui impose un étage et une planimétrie standardisée n'est pas ressentie comme une contrainte par les habitants. Au contraire, elle est en accord avec une initiative personnelle et individuelle. La construction de la nouvelle maison comme projet individuel et familial des Oseni, soustendu par le rîtas et par l'argent gagné, s'intègre paradoxalement à l'intérieur des amples projets du Parti communiste : Dans les années 1970~3' on a imposé la construction à la verticale. Sous Ceausescu c'était interdit de construire hors du périmètre, donc ils ont commencé à bâtir un étage. Au début ils ont fait un scandale, puis la mode, l'imitation et la concurrence entre personnes les ont amené à adopter les nouveaux modèles. Si le voisin a une maison à un étage, ils ont commencé à faire aussi une maison à un étage. Ils avaient de l'argent car ils gagnaient très bien aux défrichements. Ils ont commencé à construire des maisons à un étage et tout a explosé, pour mieux m'exprimer. Ils sont arrivés à une concurrence si accrue, qu'ils ont commencé à construire d'une manière totalement différente, à faire toutes sortes de tours...Donc, la base et les constructions les plus nombreuses ont été édifiées avant 1989, suite aux défrichements (Vasile Ardelean, professeur - Certeze, 52 ans, 2004).

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La loi no. 59/1974 émise par la Grande Assemblée Nationale (Buletinul oficial [Bulletin officiel] no. 135, 01/11/1974). Dans ses mémoires, Gheorghe Leahu, architecte et membre du « Comié pour les problèmes des conseils populaires » se rappelle des deux lois, le P + 1 et la loi de rétrécissement du territoire habité. Le but était la concentration de la population rurale dans des structures habitationelles de type urbain tout en gardant le système de production rurale, aspect qualifié par l'auteur lui -même d'aberrant : « Le 1986.10.21 : Il arrive de nouveaux projets d'habitations pour les paysans (P+I, P + 2 étages), avec des morceaux de terre individuels de 200 m avec lieu pour la vache, pour le cochon, les poules et les moutons, projets issus de la volonté personnelle du dirigeant. Il veut construire des villages dotés de blocs avec P + l , P+2, P + 3 étages, monter le paysan — par excellence « gospodar » individuel - dans les logements collectifs, avec les morceaux de terre. C 'est uniquement une aberrante connaissance de la vie du paysan roumain qui permet de faire un pêle-mêle de tous ces éléments entre lesquels il est impossible d'établir une relation » (2004 : 96-97). 37 Les gens de Certeze donnent comme référence les années 1980. Malgré la promulgation de la loi P+ 1 en 1974, elle arrive à se faire sentir au Pays d'Oas beaucoup plus tard. Cependant, les maisons à un étage sont déjà présentes, étant érigées par les chefs d'équipe.

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Une autre loi qui se fait ressentir au Pays d'Oas dans la deuxième moitié des années 1980, est la loi des bornes, les marqueurs en pierres destinés à séparer l'espace intra-villan (l'intérieur du village composé par les gospodarii) de Yextra-villan (l'extérieur du village, les terres appartenant au village)238. Cette nouvelle organisation territoriale ne tient pas compte de la configuration variée des villages et de leur emplacement géographique, ayant comme seul but la concentration de la population dans un périmètre le plus restreint possible, situé dans la proximité de la localité. Dans le cas de Certeze, de Huta et de Moiseni, villages de montagne de type dispersé, la moitié des maisons reste en dehors des bornes, ce qui signifie la démolition de celles-ci et le déménagement des propriétaires au centre, dans les maisons des autres. En échange, ils auraient dû payer un loyer, donc leur statut aurait été celui de locataire et non pas de propriétaire. Ce projet est toutefois déjoué par deux choses : le temps - l'arrivée de la révolution empêche le déroulement du processus - et les mesures préventives et subversives prises par les intéressés. Tout en gardant la maison qui ne respecte pas la règle, les gens achètent des terrains de construction à l'intérieur du village où ils font bâtir une autre maison à un étage, conforme aux nouvelles exigences. Nelu et sa sœur habitent à Huta-Certeze, dans une maison construite par leur père en 1982. C'est une maison double, à un étage (Photographie No 5). L'esquisse de la maison a été fournie par la mairie, mais ils ne l'ont pas respectée en totalité. Le projet de la famille était d'y habiter tous ensemble au cas où la maison parentale située hors bornes serait détruite. La mesure de démolition a été empêchée par la chute du communisme. À présent, les parents de Nelu habitent dans leur maison bâtie dans les années 1960 qui est en marge du village, sur le versant des montagnes, pendant que les deux enfants se partagent celle située au centre de Huta. Pour ceux qui habitent à l'intérieur du périmètre, la situation est plus simple, car ils choisissent de morceler le terrain de la gospodaria parentale et de faire construire des maisons pour les enfants, comme c'est le cas du delegat Bica et de ses deux filles. Les projets de redéfinition spatiale de l'habitat rural sont déjoués et tournés à

Élaborée dans le même années que la loi P+l mais qui se fait ressentir au Pays d'Oas à la fin des années 1980.

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l'avantage des intérêts locaux et individuels. Indirectement, la loi des bornes contribue à l'amplification du nombre de maisons neuves à l'intérieur des villages. Le phénomène de la construction à la verticale ne tient pas au début à un projet d'amélioration architecturale cohérent et institutionnalisé. Initié par l'individu lui-même ou par la famille pressée d'investir l'argent le plus vite possible par peur des questionnements officiels, la construction de la maison ne correspond pas à une infrastructure appropriée. Jusqu'aux années 1990, Certeze n'a pas de canalisation adaptée au fonctionnement de ces constructions et aux installations sanitaires qui viennent avec. Par exemple, la salle de bain intérieure est un grand changement car dans la gospodaria traditionnelle, la toilette est située dans le jardin. Huta n'a même pas d'électricité jusqu'en 1994239. Ainsi, la majorité des salles de bain ne sont pas fonctionnelles et les cuisines intérieures ne sont pas utilisées par manque d'eau courante à l'intérieur de la maison. De plus, le chauffage au bois ou à l'électricité coûte très cher. Dans ce contexte, la majorité des Certezeni continuent à utiliser la cuisine d'été ou à loger dans une seule chambre dans la nouvelle maison. Malgré son manque de fonctionnalité, cette nouvelle maison à un étage devient le baromètre du labeur au rîtas, de l'honorabilité et du pouvoir de l'individu. Tout comme le travail forestier, la construction d'une maison est synonyme de travail fort. Le culte du dur labeur, difficile et masculin, devient Tune des principales justifications du processus de construction. L'« amour pour le travail » légitime cette pratique d'investissement, souvent critiquée. La notion de travail pénible devient plutôt un concept établi qui ne se définit qu'à un certain point dans les paramètres du besoin et de la nécessité quotidienne. À un moment donné, ils ne travaillent plus seulement pour gagner leur vie, mais aussi pour démontrer qu'ils peuvent et qu'ils valent plus que les autres, Oseni ou étrangers. Ils ont en eux cette fierté et cet orgueil (Mihai Pop, 72 ans, Negresti - Oas, 2002). Cette façon de penser le travail en général est présente dans toutes les communautés rurales. La nourriture de la famille dépend du travail de la terre, mais on ne s'arrête pas là. 39

En 2008, à la réunion du conseil municipal de Satu Mare il est signalé qu'à Huta-Certeze il y avait encore neuf kilomètres de rue sans électricité (http://www.google.ca/search ?q=electrificarea+Certezei&ie=utf8&oe=utf-8&aq=t&rls=org.mozilla : fr : official&client=fireO, consulté le 29 décembre 2009.

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Dans la communauté rurale, le travail est le principal critère d'obtention et d'amplification de la réussite sociale, que ce soit le labour des terres, le soin des animaux et de la gospodaria, la propreté de la maison, les tâches domestiques telles que cuisiner, tisser des vêtements ou des textiles, etc. Plus qu'une activité assurant les bases de l'existence, le travail réglemente les relations sociales et établit la place de chaque individu et de chaque famille à l'intérieur du groupe villageois. Dans le contexte où de plus en plus de gens du Pays d'Oas travaillent ailleurs, la communauté n'est plus capable d'observer le zèle des individus et d'appliquer par la suite un jugement de valeur. Dès le moment où les chefs d'équipe retournent au village et construisent leurs grandes maisons, synonymes d'argent et de dur labeur, ces constructions deviennent le critère d'évaluation des autres. Une fois que les delegati gagnent la respectabilité de la communauté, l'ancien mécanisme de jugement (et de contrôle, pourquoi pas) basé sur l'entretien de la gospodaria ou sur le travail dans la forêt se modifie. La maison devient cette fois le baromètre communautaire principal pour mesurer l'application au travail ailleurs et dans le village, la réussite économique, la débrouillardise, la respectabilité, le dévouement, la réussite sociale de l'individu et de sa famille. Construire, détruire et transformer, la maison sub-ordonne le mécanisme des relations sociales et communautaires. En même temps s'installe une dynamique concurrentielle forte à l'intérieur de ces relations. Le regard valorisant que les autres portent est proprtionnel aux ajouts et au travail investis dans la maison. En conclusion, la principale caractéristique du phénomène bâtisseur des années 1980 est l'agrandissement à la verticale. Cette logique ne touche pas uniquement la maison proprement dite, mais également les annexes qui, de plus en plus grandes, n'ont plus un rôle connexe. Elles arrivent même à dépasser le bâtiment principal et à changer de fonction. Elles ne servent plus uniquement de rangement du foin pour les bétails, mais pour l'usage humain. Si on les utilise toutefois comme auparavant, cet usage est temporaire. On rajoute même une ou deux chambres qui remplacent la cuisine d'été, en devenant finalement le lieu permanent pour habiter, manger, dormir, de toute la famille. Une deuxième caractéristique

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est l'augmentation du nombre de pièces qui arrivent au nombre de 10 ou 14 dans certains cas. Ces changements produits tant à la verticale qu'à l'horizontale rendent le village de Certeze visible par tout le monde. Les statistiques de la mairie de Certeze confirment qu'en 1989, 60 % des maisons du village de Certeze sont des constructions modernes, et qu'un même ménage possède aussi deux maisons. À présent, il reste encore quelques constructions des années 1980 qui n'ont pas été transformées. Si on demande aux Certezeni d'en parler en les contextualisant dans les années de leur apparition, ces maisons émergent comme une preuve de la réussite des gens qui sont allés au rîtas. Leur exemple est rapidement extrapolé à tout le village et au Pays d'Oas en entier comme preuve matérielle la plus incontestable du changement de la vie des Oseni durant la période de Ceausescu. Au-delà de l'émergence de la mobilité du travail qui permet aux Oseni de sortir et de voir, la nouvelle maison du delegat arrive à s'imposer et à être adoptée au village de Certeze. Ce n'est pas nécessairement à cause de nouveauté de la forme, mais plutôt grâce au message que leurs premiers propriétaires transmettent à travers ces bâtiments. Un message d'épanouissement et de réussite suite au départ ailleurs. Avoir une maison identique au delegat signifie lui ressembler, c'est-à-dire être riche et honorable. Ambitieux et détenteurs de sommes d'argent substantielles, familiarisés avec l'initiative personnelle et connaisseurs du travail manuel, les Oseni se mettent à construire leurs propres maisons pour la famille, puis pour les enfants, et plus tard pour investir simplement de l'argent. Si, au début, une maison à un étage est suffisante pour que les autres la voient, à un moment donné elle n'est plus une marque de distinction et de réussite car tout le monde en a une. Les maisons en construction arrivent de plus en plus à se détacher de leurs modèles initiaux et à prendre toutes sortes de formes convenant à une demande interne, à une mode de la communauté. Il se produit une mutation au niveau du point de référence. L'exemple n'est plus Y outsider, mais le voisin, un parent ou un villageois. Si au début, c'est le delegat, au fur à mesure que le phénomène se généralise, les points de repère se diversifient, pour aboutir à une concurrence interne très forte. Certeze se transforme en un immense chantier

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de travail où tout le monde essaie de se maintenir dans la course. La fonction classique de la maison, lieu pour habiter, pour manger, etc., est devancée par celle de baromètre de la réussite économique et surtout sociale des villageois. La nouvelle maison est plus qu'un bien, elle est le premier signal de la naissance d'un être nouveau, respecté et crédible à l'intérieur de même qu'à l'extérieur du village. Malgré leur visibilité et le changement manifeste par les nouvelles maisons, ils continuent à garder dans la mémoire leur ancienne pauvreté. L'héritage de l'expérience de la précarité se matérialise différemment d'une génération à l'autre, mais elle est bien importante car les Oseni ne parlent pas d'eux mêmes et de leurs nouvelles maisons sans l'évoquer. Les récits des gens âgés entre 60 et 80 ans s'appuient sur le vécu personnel. Ils sont très sensibles à la différence de situation d'avec leur jeunesse. Jadis, les maisons étaient petites, « pas comme aujourd'hui » : Ma mère est restée seule avec huit enfants. Elle était très triste puisqu 'elle n 'avait ni salaire, ni rien. Elle m'a envoyée à Ceteu, à Cehaia en Ukraine. Et ma mère m'a mis des œufs et une poule dans un panier et j e suis partie à pied pour faire quelque argent. Je ne me suis rien acheté. Tout ce que j'avais, j e l'ai apporté à ma mère pour avoir de quoi vivre. (Elle pleure.) Moi, j e connais le bien et le mal ! On n 'avait pas d'argent ! Pauvre mère ! Et c 'est comme ça qu'on a gagné de l'argent. Comme elles étaient pauvres les femmes à l'époque ! Aujourd'hui, elles sont « Mesdames ! » Quoi.' ? Que de vêtements et que de nourriture ont-elles ! Et des belles maisons » (Stara, 82 ans, Huta-Certze, 2004).

Ceux de la génération active de 30 à 50 ans ont vécu la même situation durant leur enfance. Par contre, ils mettent toujours en évidence leur rôle dans l'amélioration de la situation économique générale de la région. C'est la génération qui n'oublie jamais de montrer « ce qu'ils ont réalisé» et ce qu'ils « sont devenus», et la maison arrive encore une fois à Tavant-scène. Premiers actants du changement, ils gardent aussi la mémoire de l'expérience de leurs parents comme justification que tout est bon pour ne pas revenir à l'état ancien. Ce récit est transmis aux générations les plus jeunes. La seule solution est de travailler, donc d'avoir de l'argent et de construire une maison. Les trois sont étroitement liés. Ce n'est pas « le culte de l'argent », mais la sécurité que l'argent donne à long terme, même si à court terme ils peuvent se débrouiller. L'effondrement du communisme ne laisse pas indifférent cette région, jusqu'alors très dynamique. La disparition des travaux saisonniers désorganise toute une économie de la

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mobilité. Les Oseni et, surtout les Certezeni se retrouvent sans aucune source de revenu. Propriétaires de grosses bâtisses nécessitant de lourdes dépenses, ils se retrouvent dans la difficulté de gérer tout ce capital matériel accumulé durant les vingt dernières années. À cette réalité locale se rajoute toute une expérience du rîtas qui a deux significations : d'une part, les travaux saisonniers sont associés au moment de rupture d'avec la précarité de la vie ancienne ; d'autre part, ils apprennent qu'en partant, ils gagnent vite et beaucoup plus qu'en restant au village ou en travaillant pour l'Etat. Ainsi, le rîtas devient l'antichambre de la migration à l'étranger. Dans un moment où tout semble s'arrêter, tous les Roumains tournent les yeux vers l'Occident. À l'intérieur de ce virage, les Oseni et les Certezeni ont une véritable surprise. Ils constatent que géographiquement, ils ne sont pas à la périphérie, mais se situent parmi les plus proches de l'Occident, terre de richesse et d'une vie meilleure. La solution est n'est pas difficile à deviner : ils choisissent de repartir...

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2. LES DEUX VISAGES DE L'HABITER DANS LA MOBILITÉ APRÈS 1989 1989 est en Roumanie Tannée de l'effondrement du système administratif entier qui soutenait l'agriculture de type socialiste. Les C.A.P., les entreprises d'exploitations forestières, et des pâturages disparaissent. Soudainement, ceux qui gagnent leur vie au rîtas, se trouvent sans aucune source de revenu. La grande partie des entreprises locales fait faillite, et le chômage augmente. Ce paysage économique sombre caractérise la Roumanie entière du début des années 1990. Le regard des Roumains se tourne vers l'ouest, terre de réussite et de bien-être. Les Oseni, dont les gens de Certeze, sont parmi les plus rapides. Ils commencent à partir partout dans le monde, en passant d'une mobilité de proximité à une autre, de plus en plus éloignée. En suivant les trajectoires migratoires après 1989, nous allons nous intéresser au rapport des Oseni à la nouvelle altérité occidentale. Est-ce que cette nouvelle expérience de la mobilité maintient ou au contraire, transforme les pratiques et les représentations relatives à l'espace déjà bien enracinées dans le local, durant la période du rîtas ? Finalement, comment la nouvelle maison de type occidental qui émerge au Pays d'Oas à partir de 1989 se positionne-t-elle par rapport à cette pluralité des lieux de la mobilité ?

2.1. Scoala-te, Franta ! Culca-te, Franta ! » (Réveille — toi, France ! Couche - toi, France !) Scoala-te, Franta ! Culca-te, Franta ! » (Réveille - toi, France ! Couche - toi, France !) est la devise utilisée par les Certezeni et par les habitants de Huta, pour parler du rythme très alerte d'allers et retours entre le Pays d'Oas et l'Occident, après 1989. Malgré la référence explicite à la France, le slogan fait allusion à l'habitant du Pays d'Oas qui « se couche » en pensant au départ et qui se lève pour y partir et cela, sans tenir compte du pays visé (Photographie No 1).

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Juste après 1989, on retrouve les Oseni en ex-Yougoslavie, Serbie, Hongrie et en Ukraine mais ces pays sont plutôt des lieux de transit que des destinations. Si l'arrêt est prolongé, les gens du Pays d'Oas s'occupent, entre autres, de résidences de propriétaires déjà partis en Occident et qui, à leur tour, reviennent chez eux et se font construire des maisons. L'image de ces constructions « de type occidental » qu'ils regardent se rajoute à la conviction qu'aller plus loin reste la meilleure solution au manque de travail et de liquidités dans la société d'origine : Moi, j'habitais tout seul dedans. Tout ce qu 'il fallait faire c 'était veiller sur la maison...Ils m'ont même donné un fusil. Je ne savais pas l'utiliser, mais j e le tenais à côté de moi. Ils avaient de grandes maisons, comme en Occident (Habitant de Calinesti - O a s , 49 ans, 2001).

Ces pays représentent ainsi l'interface des pays occidentaux qui restent le but de la migration des Oseni. Les cercles de destinations s'élargissent, en incorporant l'Autriche, l'Allemagne, la Norvège, l'Irlande, la Belgique et la France. Suivent l'Italie, l'Angleterre et plus récemment le Portugal. Quelques Oseni parviennent en Israël (surtout les Juifs de Huta-Certeze ; à présent, il n'y a aucune famille juive dans la région, sauf une à Varna), aux Etats-Unis, et même en Australie. Le cycle d'absence et présence est structuré par le cycle liturgique centré par les trois fêtes importantes de Tannée, Pâques, l'Assomption (15 août) et Noël, et rassemble au moins trois saisons par année. La superposition du calendrier liturgique avec le calendrier civil donne un rythme de vie régulier et stable aux Oseni, mais néanmoins très accéléré. La mobilité des Oseni ressemble à une fuite permanente entre ici et là-bas. La mobilité des habitants du Pays d'Oas est ponctuée de séjours brefs et répétitifs. Par exemple, pour Tannée 1998, le Consulat français de Bucarest a délivré 55.575 visas d'entrée en France, dont 1.271 visas de «long séjour» dont 0,1 ont été utilisés pour migrer en France (Diminescu, Lagrave 2001 :31). En 2005, la situation ne change pas beaucoup car la majorité des travailleurs en Occident revient régulièrement au Pays d'Oas où se trouvent toujours leur résidence et leur famille. À partir de 1998, la saison du travail est aussi rythmée par les contraintes législatives qui établissent les jours de travail à trois mois240.

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À partir des années 2000, la migration en Occident se stabilise davantage par les visas de travail pour trois mois avec la possibilité de renouvellement. Cette stabilisation se maintient à partir de 2002, lorsque les visas

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Malgré cela, les dates de retour et de départ s'ajustent soit avec à la période des fêtes religieuses importantes de Tannée, soit avec la période des déroulements des mariages. Par exemple, le mois d'août, après l'Assomption, est la période des noces qui correspond en fait aux congés d'été en Europe. Au-delà des contraintes législatives, les Oseni cherchent à accommoder les exigences du travail externe avec les rythmes internes, traditionnels, tout aussi importants. Pendant les années 1990, la migration de travail des Oseni est importante, mais chaotique (Diminescu, Lagrave 2001; Diminescu 2003). Elle s'oriente en fonction des réseaux, formels ou informels241, créés par les gens déjà partis et en fonction de l'évolution de la législation locale et occidentale242. Même s'ils sont présents partout en Europe, la principale destination des Certezeni est la France et plus particulièrement, la capitale, Paris243. Entre 1993 et 1998, ils sont attirés par des actions caritatives mises en place par le

sont abolis, les Roumains ayant la liberté de circuler sans contraintes dans l'espace Schengen. Pour plus de détails, voir Anghel et Horvath 2009. 241 Une façon « légale » d'arriver en Occident est de se faire passer pour un touriste. Sous le prétexte d'aller visiter l'Europe, les Oseni obtiennent des visas touristiques qui leur permettent d'arriver en France par exemple, et d'y rester plus longtemps. En réalité, il y a une complicité entre les responsables des agences touristiques et les acheteurs, mais cela a fonctionné assez bien non seulement dans le cas des Oseni, mais aussi de tous les Roumains. Malgré l'existence de voies légales, il est assez difficile d'avoir un visa pour la France. R. M. Lagrave explique cela par l'existence de deux réseaux d'immigration : l'un de surface, accessible aux intellectuels, aux personnes d'affaires qui sont acceptées facilement ; un autre, souterrain auquel les Oseni appartiennent et qui contient la population indésirable dans l'espace européen. L'ouverture préférentielle des frontières déclenche inévitablement une réorientation de la deuxième catégorie vers les voies moins légales d'arriver en Occident. La Roumanie prend aussi des mesures restrictives. L'ordonnance n. 65/28.08.1997, modifiée par la loi 216/98 entend contenir la circulation des personnes non désirées à l'étranger, et décourager les candidats à la migration par les voies illégales (Diminescu et Lagrave 2001 : 31). En dépit des contraintes externes et internes, le départ illégal des Oseni augmente. Le système d'information de Schengen, en traitant les données relatives aux étrangers afin de signaler les personnes indésirables sur l'espace Schengen n'est pas tendre. On nomme « indésirables » les personnes ayant commis des actes de délinquance. « Ainsi, après plus de six années de migration intensive à l'étranger, la quasi-totalité de la population d'Oas figure dans les fichiers des personnes indésirables dans l'espace européen» (Diminescu, Lagrave 2001 : 31). Il y a six trajets principaux des Oseni qui ont tous comme destination la France : Ukraine - Pologne - Allemagne - France (le plus fréquent) Hongrie - Tchéquie - Allemagne - France Hongrie - Autriche - Allemagne - France Hongrie - Autriche - Italie - France Hongrie - Slovénie - Italie - France (rarement) Bulgarie - Grèce - Italie - France (rarement) (Diminescu, Lagrave 2001 : 33). Ces donées reflètent la situation de la mobilité des Oseni jusqu'à 1998. En 2004 et en 2005 j'ai constaté que l'Italie et la Belgique ont monté dans la liste des destinations préférées, surtout pour les gens de Huta-Certeze. Quant aux Certezeni, Paris continue de rester la destination privilégiée. Cette orientation se produit en 2002, avec l'entrée de la Roumanie dans l'Union européenne. La descente des gens du Pays d'Oas vers les pays méditerranéens fait

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gouvernement français afin d'amortir la crise du chômage pour les plus pauvres et pour les sans abris244. Parmi ces mesures se trouve la vente de journaux qui représenta, durant ces années, la principale ressource d'argent pour les gens de Certeze. Découverte par quelques villageois partis en 1992, la vente des journaux se plie, au début sur la logique des travaux saisonniers d'avant 1989: gagner vite et beaucoup. Une fois les avantages sociaux (travailler en légalité, avoir des papiers, un logement assuré, etc.) et financiers acquis leur assurant un revenu stable et substantiel, ces quelques individus commencent à faire venir d'autres membres de la famille, de la parentèle et du village. Ils arrivent très vite à monopoliser cette occupation245. La vente de journaux représente, selon les Oseni, l'origine du boom architectural dans lequel Certeze plongera après 1989 : Juste après la révolution, les Français leur donnaient 2000 Fr. p a r mois pour avoir de quoi vivre. Plus tard, ils ont tout annulé. Mais c 'est d'ici que Certeze a rattrapé ses forces. Ils connaissent très bien Paris. Là-bas ils sont les chefs. Ils savent n'importe quel travail. Au début, ils sont partis à l'aide d'un guide et ils sont arrivés partout (Cozma Gheorghe, 56 ans, Huta - Certeze, 2004).

Cette destination et cette occupation donneront naissance à une série de surnoms au village et à ses habitants : « le petit Paris » ou « les journalistes français »246 et même le « petit Texas ». Contrairement à la période du travail saisonnier sous Ceausescu, après la révolution, ce sont surtout les gens les plus pauvres du village qui sont partis. Ils voulaient être comme les autres... Puis tout le monde est parti (Certeze, 2004). Le mépris envers les salariés et envers le travail d'Etat, attitude enracinée depuis la période du rîtas se rajoute au manque de toute forme de travail capable de leur apporter au moins le même revenu que celui des travaux saisonniers. Le clivage entre les « sédentaires » et ceux qui partent s'accentue donc partie d'un phénomène plus large qui caractérise le mouvement migratoire roumain après 2002 (Anghel, Horvath 2009). 244 « Tous ces journaux entendent être une réponse au phénomène d'exclusion, en proposant une forme de revenu aux personnes sans domicile, par les biais de la vente directe... Le dénominateur commun à cette presse réside dans la manière de gérer l'ensemble du circuit du producteur au consommateur. Il s'agit d'encadrer et d'identifier les vendeurs (pièce d'identité, contrat de v e n d e u r - colporteur, badge aux couleurs du journal) ; ... l'horaire est laissé à la discrétion du vendeur, le statut social des vendeurs (personnes en difficulté, SDF, migrants)» (Diminescu, Lagrave 2001 : 47). 245 Sur l'échantillon de 1000 personnes vendeurs roumains du journal l'Itinérant, 111 sont des Oseni, et 53 de Maramures (Diminescu, Lagrave 2001 : 53-54). 246 Mirel Bran, « Certeze, le village des «journalistes français » de Roumanie », in Le Monde, 10 décembre 2002.

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davantage. Les premiers sont dévalorisés et associés aux gens qui n'aiment pas travailler et qui sont paresseux. Dans une région où le culte du travail de la force fait partie de l'identité valorisante des habitants, l'accusation est bien grave. Les travailleurs au rîtas basent leur jugement sur l'incapacité des salariés à se faire construire une maison, donc à être respectable. La visibilité de l'écart entre le revenu des travailleurs dans les entreprises d'Etat ou en carrières, des professeurs ou des médecins, et celui des travailleurs saisonniers (matérialisé dans l'absence ou dans la possession d'une nouvelle maison moderne), rend les Oseni conscients des avantages financiers tirés grâce au rîtas. Une fois apprise cette leçon et confrontés à une économie locale et nationale en déclin, les Oseni partent pour l'Occident. Ils pratiquent le même va-et-vient et s'orientent vers le travail physique. Ils dorment n'importe où et n'importe comment. L'espace change mais pas la logique de base de la mobilité du travail : Ils ont été obligés : au défrichement ils ont été les meilleurs, aussi au creusage des fossés. Au moment de la chute du régime, ils ont été les premiers à savoir s'orienter. En deux, trois semaines, ils étaient déjà en Yougoslavie. Ils sont rentrés et puis sont partis en Hongrie. Ils sont revenus pour partir en Allemagne, en Italie, en France, en Amérique. Donc, ils se sont orientés automatiquement (Prof. Vasile Ardelean et Prof. Pop Zamfir, Certeze, 2002). Par contre, la vente de journaux ne cadre pas avec ce mouvement masculin et viril qui fait appel à la force et à l'endurance physique. Même si les statistiques montrent que le nombre d'hommes vendeurs de journaux est bien plus élevé que celui des femmes247, ce moment représente une tache noire sur la réputation de la région entière. Étant donné que les Certezeni sont ceux qui monopolisent cette occupation, ils sont jugés responsables du déshonneur des autres : J ' a i un cousin du même âge que moi, 21 ans. Ça fait plusieurs années qu'il est parti en France. Une année il a vendu des journaux. Il disait : « Ils me donnent gratuitement des journaux pour que j e puisse les vendre, et l'argent qui me revenait, m'appartenait. Pourtant, j ' a v a i s honte, Moi, jeune homme en pleine force, rester ici, comme ça ! Si les autres Oseni m'avaient vu, ils auraient dit : « Regardez-le, il peut rien faire ! » Alors, mon cousin est parti en Italie où il travaille aux défrichements, au bois. Ça fait dix ans qu'il travaille avec le même patron. Avec l'argent gagné, il s'est déjà fait construire une maison comme en Occident, à deux étages (Catalin Barnisca, 26 ans, Bixad, 2002).

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Jeunes, ces vendeurs roumains sont en majorité des hommes (68%), dont 57% sont mariés. 32% sont des femmes, dont 87% mariées, 1,2% divorcées, 8,7% célibataires. La moyenne d'âgeest de 33 ans pour les femmes comme pour les hommes (Diminescu, Lagrave 2001 : 54).

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Le mépris envers les Certezeni vient premièrement de la nature ambiguë de ce « travail ». Souvent, les gens donnent de l'argent sans prendre le journal, ce qui ressemble plutôt à de la mendicité (Diminescu, Lagrave 2001 : 56 - 57). En plus, la vente des journaux est créée pour les gens de la basse société française et pour les exclus de la société. Les bases de ce travail viennent complètement en contradiction avec tout le concept de labeur fort et honorable qui soutient la personnalité masculine et qui représente la principale source d'un statut social et symbolique valorisant pour un homme à l'intérieur de la communauté d'origine. Contrairement au rîtas, la vente de journaux n'est pas « un vrai travail » car il ne respecte pas la règle de l'échange : la quantité de l'argent ne correspond pas à un effort semblable, aussi significatif. Conscients du manque d'honorabilité de ce travail, les Certezeni n'en parlent pas beaucoup, en insistant par contre sur la période du rîtas, très valorisante, ou sur la période d'après la vente des journaux.

2.2. Ségrégation spatiale et homogénéité occupationnelle La médiatisation négative de la vente des journaux occulte d'autres aspects de la migration des Oseni à l'étranger et qui sont essentiels à la compréhension de l'orientation des Oseni vers la construction de la maison. Non seulement une source d'argent, l'Occident représente pour les gens du Pays d'Oas une source de savoir-faire. À part la vente des journaux, la majorité des hommes choisissent de travailler dans le domaine de la construction ou de la foresterie. Ils commencent à perfectionner tout un savoir faire déjà acquis informellement dans la région d'origine et deviennent charpentiers, menuisiers, installateurs, plombiers, électriciens ou gaziers. (La grande majorité connaît le travail du bois, donc ils font des meubles, de la menuiserie, etc.). Bref, ils couvrent l'ensemble des métiers liés aux constructions et à l'aménagement domestique. Au début des années 1990, mon hôte travaille en Autriche et en Allemagne, pendant plusieurs années. Avant de partir, il est serruier - mécanicien. Il n'est pas un professionnel en construction, mais il connaît le métier qu'il a volé à ses parents et aux amis du village. Parti à l'aide d'un cousin de Certeze, il perfectionne ses compétences en Allemagne et en Autriche où il apprend à monter des maisons préfabriquées, à monter des murs, à faire des

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aménagements intérieurs, à mettre de la faïence et du grès. Le travail en Occident a été pour lui une deuxième école. Il a appris à travailler avec des nouveaux matériaux et avec des nouveaux outils qu'il ne connaissait pas (Photographie No 2). Avec l'argent gagné, il est retourné à Huta où il a construit ce qu'il appelle annexa, une deuxième maison à un étage qui se prolonge avec les annexes pour le foin et pour les animaux domestiques (Photographie No 3). Lors de notre terrain, il continue à travailler dans la région. Il fabrique et installe des clôtures en fer forgé, et il met de la faïence et du grès. Il est un maître très apprécié, connu tant à Huta Certeze qu'à Certeze. Il n'est jamais reparti (Photographie No 4). En général, l'orientation vers ce domaine est liée à la possibilité de se faire embaucher sans être un professionnel. Le profil du travail permet l'apprentissage sur place du métier et ne demande pas nécessairement la connaissance de la langue. Les gens du Pays d'Oas sont avantagés par la possession d'un bagage minimal de savoir-faire. Sans avoir suivi une école de métiers, la grande majorité des hommes fait leur apprentissage de père en fils. La transmission est conditionnée aussi par le fait que, dans le milieu rural, la construction de la maison est individuelle et familiale et non pas institutionnelle ou professionnelle. À toute cette tradition roumaine

se rajoute le profil bâtisseur de la région déjà mis en place lors

de la période du rîtas (par Tapprochement des occupations du domaine des constructions). L'ensemble des connaissances acquises dans le domaine forestier, de l'exploitation et du travail des matériaux de construction est exploité ailleurs. Dans le but de rester ensemble et surtout, de maximiser le travail et les revenus, les tâches sont soigneusement partagées. Tandis que le père est soudeur-monteur, le fils installe les panneaux en gypse ou il met de la faïence. Le frère monte les parquets, les portes et les fenêtres, etc. Cette stratégie familiale et communautaire au travail et à la mobilité permet d'accumuler de l'argent au sein du groupe familial ou d'amis. L'ensemble de l'ethnographie roumaine insiste sur la superposition de deux concepts, famille et maison. Ceux qui les développent le plus sont Paul H. Stahl et Vintila Mihailescu. Paul Stahl fait avec une théorisation du concept local de gospodaria à l'intérieur d'un cadre plus ample, celui de l'ethnologie balkanique qui permet de voir que cette structure matérielle et sociale n'est pas spécifique à l'espace roumain (voir notamment Paul H. Stahl 1991 : 1667-1692). Les analyses de Vintila Mihailescu sur la gospodaria soulignent la même sémantique plurielle de la maison. Elles passent cette fois par les théories anglosaxonnes de householding qui font de la maison une structure active, essentiellement sociale et économique (voir Vintila Mihailescu, « Householding and rural development », manuscrit).

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Il y a certains cas où les entreprises occidentales paient des cours de perfectionnement afin que les Oseni obtiennent le statut de travailleur qualifié. Parfois, les gens eux-mêmes suivent des cours de spécialisation. Mais, dans la majorité des cas, ils améliorent leur savoir-faire à l'intérieur du réseau de parenté ou d'amis, en regardant et en imitant. Les plus anciens au travail montrent aux nouveaux arrivants comment utiliser les nouveaux matériaux, les outillages et quelles sont les exigences occidentales (Photographie No 5).

Il y a bien des cas où des Oseni plus expérimentés qui cherchent des projets plus importants, telle la construction d'un bâtiment entier afin de faire venir des parents ou des gens du village qui travailleront pour lui. Il est appelé « patron ». Petre a Clarii (Petre de Clara) a trois fils dont deux travaillent avec lui en Belgique, pour vm patron (« un patron ») de Certeze qui, à son tour, travaille pour une entreprise belge. Il a appris le métier de son père et lui, à son tour, Ta transmis à ses enfants. Avant 1989, il participe au ritas ce qui lui permet de construire, en 1972, une maison type bloc pour sa famille. Il travaille aussi à U.N.I.O. Satu Mare. Après la chute du régime de Ceausescu, il part en France où il travaille dans les constructions. Depuis 2001, il fait le va-et-vient entre la Belgique et le Pays d'Oas 249 . Dans la gospodaria, il a aussi deux ateliers de menuiserie où, lors de ses courts séjours à la maison, il fabrique des portes, des fenêtres, des meubles, « tout ce qu'il faut pour une maison ». Les commandes les plus nombreuses proviennent de Certeze et ensuite, de Huta et de Moiseni : Mon mari a deux ateliers. Il a des machines. Tous savent un métier, portes, fenêtres...Les plus jeunes aussi. Il a fini l'école de plombier et de gazier. Tous ont des qualifications. Tous trois ont appris la menuiserie. Mon neveu sait déjà tailler à la machine. Ils ont ce talent, ils aiment le faire ! Puis, la table, les meubles, c 'est mon mari qui les avait fabriqués. Maintenant il est en Belgique. Le patron pour lequel il travaille a toute sorte d'outillages (Maria lu Petri à Clarii, 51 ans, Huta Certeze). De ses trois garçons, le cadet est policier. Les deux autres sont qualifiés en construction. L'aîné, Mihai, se spécialise en plomberie et comme gazier à Luna, à l'école des métiers. En plus de cette spécialisation, il connaît de son père la menuiserie et la sculpture du bois. À part Petrica qui est policier, les deux autres sont en Belgique où ils travaillent aux côtés de 249

Lors de notre visite, il était parti en Belgique depuis trois mois. Dans deux semaines, il devait revenir pour y rester deux mois.

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leur père en construction et en menuiserie. En Oas, chacun des enfants a une maison à deux étages, « à la mode », mais sans mansarde. Donc, ils ont des projets d'amélioration car « il faut être comme tout le monde ».

Le frère de Petre de Clara a lui aussi suivi l'école professionnelle, spécialisation menuiserie. Tout comme son frère, il a travaillé à TUNIO pour qu'après 1989, il puisse partir en Autriche et travailler en construction. Actuellement il travaille en Belgique, à côte de son frère. De tous les membres de la famille, il est le seul à se perfectionner davantage en suivant des cours en menuiserie, en Occident. Mais, à la base, il apprend le métier de menuisier dans l'atelier de son frère, Petre. Son épouse est au service de la femme du patron. Ils ont eux aussi trois enfants, dont l'aîné (17 ans) veut rester en Belgique. Toutefois, qu'est-ce qui pousse Petre et ses fils à partir alors que Petre a deux ateliers de menuiserie et, dans la gospodaria, des animaux et des terres à cultiver ?

Dans la majorité des cas, ces entreprises familiales ne sont pas rentables, et les revenus suffisent à peine pour payer l'électricité, les impôts ou pour acheter les matériaux et les outils nécessaires. L'argent que Petre reçoit pour une commande ne couvre pas toutes les dépenses nécessaires à sa réalisation. À cette situation s'ajoute le devoir des parents de prendre soin des enfants. Dans la logique traditionnelle, Petre trebuie sa puna copiii puna la casa lor (traduction mot-à-mot, « mettre les enfants à leur maison »), c'est-à-dire leur assurer la base matérielle nécessaire pour loger, manger et vivre. Ces besoins sont comblés par la construction de la maison. Le devoir du parent est de s'assurer aussi que l'enfant ait un bon travail et donc, une source de revenu stable et substantielle. Il doit aussi s'assurer que l'enfant soit bien encadré socialement, ce qui implique son mariage et qu'il fonde une famille. Or, la fondation d'une famille est synonyme de fondation d'une maison. Autrement dit, l'ensemble des devoirs parentaux se concentre dans la construction d'une maison.

Cette exigence locale ne peut pas être remplie uniquement par le revenu assuré par les ateliers ou par un travail étatique. De plus, pour le même travail, Petre obtient en Belgique trois, quatre fois plus d'argent. Précisons aussi que l'exemple de Petre est assez exceptionnel. La majorité des familles de Huta et de Certeze ne possède pas de petites

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entreprises familiales, leurs ressources financières sont bien faibles. La solution est de (re) partir ailleurs. Ainsi, la maison est une cause essentielle de départ. Dans le cas des Certezeni se rajoute aussi la possession des bâtiments construits dans la années 1980 qui exigent des frais d'impôt, d'entretien, de finition ou tout simplement des coûts élevés d'électricité. Sans aucune source de revenu suite à la chute de tout un système économique qui les soutenait, les Certezeni doivent trouver des moyens pour gérer leur maison avec les dépenses qu'elle implique. Malgré l'augmentation du nombre de professionnels en construction, la majorité des Oseni reste des apprentis informels. Leurs habilités couvrent tous les domaines de la construction. Cette spécialisation plurielle leur permet de « changer » de spécialisation en fonction de la nature des projets qu'ils trouvent à l'étranger. Ces travailleurs caméléons arrivent toujours à se débrouiller, et plus que ça, à se perfectionner dans toutes les branches du champ de la construction (Photographie No 6). Ailleurs, tout tourne autour du domaine de la construction et de l'utilisation de l'espace habité. En rentrant au Pays d'Oas, ils refont ce qu'ils ont vu ailleurs. Ainsi, le récit du départ et du retour, de même que le séjour ailleurs sont marqués par une présente permanente : la maison, que ce soit la maison de l'autre ou la sienne. Si au début les hommes partent en masse, les femmes commencent aussi être intégrées au mouvement migratoire et surtout à la vente des journaux. On les retrouve à l'entrée des grands magasins, des entrées du métro. Elles ont leur place, auxquelles elles reviennent chaque jour (Diminescu, Lagrave 2001). Leur position discursive et pratique par rapport à cet épisode est toutefois différente de celle des hommes. Contrairement à ces derniers qui évitent d'en parler, les femmes sont plus ouvertes et plus bavardes. Marica de Certeze se rappelle : Je suis allée à Paris quelques mois. Je vendais des journaux. Ils nous appelaient « des journaliers ». A Paris c 'est très beau. Il y a des petites rues ou il y a des fleurs aux fenêtres. C 'est très propre et très beau. Les maisons ne sont pas aussi grandes que chez nous, mais elles sont très belles et très bien soignées. Que de plaisir de te promener à Paris ! Nous habitons des grands dortoirs. Pour arriver là où on vendait les journaux, il fallait prendre le train. On voyageait beaucoup. Les gens étaient très gentils avec nous, même lorsqu 'on faisait des bêtises. Une fois, j e me rappelle, nous avions cueilli les fleurs d'un parc pour les vendre. La police nous a vu et ils nous ont demandé de partir. Ils ne nous ont rien fait. Une autre fois, moi et plusieurs femmes nous sommes allées loin, dans une forêt, hors de Paris, pour trouver des fleurs

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sauvages. Les Parisiens aiment beaucoup les fleurs sauvages. La police nous a suivies. Ils nous ont couru après. Nous avons dit que nous avions cueilli les fleurs pour nous. Ils nous ont laissé tranquilles. Mais la majorité de l'argent venait des journaux. Nous étions plusieurs femmes de Certeze et d'autres villages. Je n'étais pas seule. Parfois je restais une journée entière, parfois quelques heures, sous la pluie, sous la neige. Ce n 'était pas facile. Mais c 'était notre seule source d'argent (Marica, 52 ans, Certeze, 2005).

Elles sont plus à Taise car le code de l'honneur se définit autrement pour elles. L'honorabilité au féminin n'a pas de rapport avec la force ou l'attitude active. La position passive de la vente des journaux est plus proche du travail « au féminin ». Malgré le statut dégradant qui continue à être associé à la mendicité, la mémoire de ce moment est moins égocentrique et les récits se focalisent plus sur le milieu environnant. Après la vente des journaux, les femmes s'orientent de plus en plus vers les travaux de ménage, soit dans la famille du patron pour qui le mari travaille, soit dans d'autres familles. Elles ont accès à des appareils ménagers performants, à une organisation et à des usages de l'espace domestique sensiblement différents de celles du lieu d'origine. Souvent, les sommes en argent gagnées par les femmes dépassent celles des hommes. De plus, la nature du travail les oblige à apprendre la langue, à connaître et à s'approprier le savoir-faire spécifique au milieu domestique. Contrairement aux hommes, les expériences de l'intimité des foyers domestiques occidentaux leur permettent de mieux connaître l'Autre. Tandis que les travaux des hommes touchent la fondation de la maison, les femmes ont accès à l'intimité de l'aménagement et de l'utilisation de l'espace, aspects que nous allons développer un peu plus loin. Loin de représenter une rupture, le retour est une continuité et une mise en pratique de toute une expérience vécue ailleurs. Entre ici et là-bas, il y a une relation de complicité, les deux étant les pièces du même mécanisme : l'Occident est source de financement et cadre de perfectionnement d'un savoir-faire. Les deux rapprochent davantage la population locale d'un exclusivisme occupationnel qui vise le domaine de la construction. Ainsi, le Pays d'Oas devient le lieu de mise en application et d'expérimentation des nouveaux acquis. La maison occupe la place privilégiée car elle absorbe toutes les liquidités venues d'ailleurs, toute la force du travail et les énergies, en fournissant en échange les ressources symboliques et identitaires nécessaires au propriétaire pour redéfinir sa place dans la

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communauté. Malgré sa nature « transitionnelle » (Rémy 1999:328), l'expérience de la mobilité a une valeur puisqu'elle permet aux Oseni de se construire une compétence en construction et en finition des bâtiments privés.

2.3. La face cachée de Tailleurs. Habiter dans la précarité Individuellement, puis en groupe, ils franchissent les frontières de l'Autriche et la France souvent à pieds, à l'aide de guides, eux aussi Roumains. Les histoires de voyage vont du drame à la comédie. Contrairement aux récits du rîtas où les gens parlent d'un sentiment de forte sécurité grâce à la fois au delegat puis au caractère légal et organisé du travail saisonnier, les récits des « voyages » à l'étranger sont dominés par le sentiment d'insécurité, par la vulnérabilité et par l'imprévu. Passage physique et géographique clandestin des frontières, ruse avec la frontière virtuelle des ordinateurs par le jeu des noms de famille ou par les mariages clandestins, tout cela fait partie des stratagèmes d'évitement de contrôle des frontières afin d'arriver en Occident (Diminescu, Lagrave 2001 : 36 - 38). L'une de ces histoires m'a été racontée par Ianos, mon hôte : On marchait à travers le bois pour que les autorités autrichiennes ne nous trouvent pas. Il y avait une fois un groupe de Certezeni qui se sont arrêtés dans le bois pour se reposer. Ils ont construit une sorte de chaumière en branches, mais cette chaumière avait toujours deux « portes ». Pourquoi ? (Il rit et s'amuse) Quand les gendarmes arrivaient, ils couraient p a r la porte de derrière. Mais derrière la chaumière il y avait un lac et tous les Oseni entraient là-bas. Les gendarmes restaient au bord du lac et attendaient qu'ils sortent. C'était l'automne, il faisait froid et ils gelaient. Mais ils ne sortaient pas. Les gendarmes leur demandaient de sortir, souvent ils s'amusaient. Mais, à un moment donné, ils les laissaient en paix. Ils partaient (Ianos Simon, Huta-Certeze, 2005).

Ces récits témoignent d'une relation particulière entre l'individu et l'espace. Au-delà du côté métaphorique de l'histoire (le déploiement narratif nous donnait l'impression d'assister à la fois à une expérience personnelle, celle du conteur, et à une expérience plus générale et presque mythique), nous découvrons un topos à l'envers : la forêt, espace dangereux, sauvage, de fuite et de perte ; les lacs, espace humide et de refuge ; il s'agit d'un espace de chasse et de déplacement permanent, de fuite et d'instabilité. À l'intérieur de ce topos, l'habitat lui-même se trouve sous le signe du passage et du provisoire. Aucun attachement en vue. L'espace de transit est une succession de « non-lieux » (Auge

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1992 :48) qui s'opposent à toute idée de localisation dans le temps et dans l'espace. Installations provisoires, les chaumières ne ressemblent pas à celles des temps de rîtas. Elles sont conçues pour permettre « la circulation accélérée des personnes » (idem : 48), circulation qui, dans le cas des Oseni prend la forme de ruse (de Certeau 1980) en fonction des contraintes globales de la nouvelle société qu'ils parcourent. Ils tissent leurs propres réseaux à travers un « bricolage quotidien » (Auge 1992 .* 53) instantané de l'espace qui devient le cadre de construction de toute une « culture de la mobilité », rendue possible par la présence sur place des membres « d'un réseau soudé p a r le partage d'une identité (...). Dans les lieux de passage s'articulent des relations de proximité et des relations à distance » (Rémy 1999 : 329).

Le profil du logement à l'étranger change en fonction de la configuration des groupes qui arrivent, en fonction même de la législation et du statut de l'immigrant à l'étranger. Au début des années 1990, les migrants privilégient les squats, maisons en ruine qui ne sont plus habitées. Les gares de bus ou de train, les ponts ou les bois, bref les « non-lieux » (Auge 1992) se reconvertissent en lieux de cache-cache, espaces où on peut habiter et à la fois s'évader : Pour eux, cela n'a aucune importance s'ils vont en France et volent ou dorment n'importe où, dans des gares, dans les squats. Ils font n'importe quoi pour avoir... (Ileana, 67 ans, Certeze, 2005). Afin de mieux se débrouiller tout en suivant la logique d'entraide, les Oseni voyagent, agissent, se logent surtout en groupes compacts. Cela provoque d'une part une hausse des infractions envers la société d'accueil, et d'autre part la mise en place d'une forte concurrence à l'intérieur du groupe, débouchant souvent en vraies hiérarchies de pouvoir et d'autorité : Lorsque tu vas là-bas, tu es comme dans une armée : les nouveaux arrivants sont des soldats. Les anciens sont déjà des colonels ou des lieutenants dans la hiérarchie. Mon frère, parti depuis trois ans, était au niveau de lieutenant. Afin de te maintenir ou de monter dans la hiérarchie, il faut faire des choses folles. Par exemple, mon frère a fait un pari contre une bière qu'il sautera d'un pont haut de je ne sais pas combien de mètres. Dans l'eau se voient des rochers. Et cela seulement pour gagner un pari. Je lui ai demandé : « Pourquoi tu as sauté ? ! » « Pour que le reste du monde puisse dire : « Lui, il est capable de tout, n 'entre pas en compétition avec lui ! ! ! Laisse-le tranquille ! » Maintenant, ça fait longtemps que je ne parle plus à mon frère. Il s'est réfugié dans une région où il est tout seul » (C. B., 33 ans, Certeze, 2004).

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L'usage des réseaux de sociabilité villageois favorise l'exportation des comportements et de conduites réglementent le fonctionnement de la société d'origine250. Cependant, cette transposition n'est pas passive car l'expérience de la mobilité et du passage a pour effet de minimaliser ou amplifier, en territoire d'accueil, certaines pratiques du pays d'origine (Meintel et Le Gall 1995). Au-delà de l'héroïsme du récit, le comportement concurrentiel chez les Oseni en France est le résultat de l'augmentation de l'importance d'une organisation sociale locale, réglementée par l'honneur. Cette augmentation est déclenchée par l'instabilité spécifique aux non-lieux qui, faute d'une structuration spatiale, temporelle et sociale stable, génère la mise en place de structures hiérarchiques et de différenciation sociales assez radicales, phénomène présent d'ailleurs dans toute population d'immigrés (Sayad 1991 : 70). Dans le cas des gens du Pays d'Oas s'ajoute l'héritage de la culture de l'honneur qui, malgré sa diminution dans la société d'origine, connaît une revalorisation dans la société d'accueil ou dans les lieux de transit. Durant la période de la vente des journaux, la situation change en raison du nombre croissant des nouveaux arrivants et du caractère organisé et réglementé du séjour dans le pays d'accueil. Ayant à leur disposition la possibilité d'habiter des grands dortoirs, les Oseni se regroupent en fonction du village ou de la région et du sexe. Ana Cozma, originaire de Certeze (âgée de 62 ans) s'est mariée à Huta. Elle a deux filles. Au début des années 1990, elle va à Paris où elle vend des journaux : Le journal était comme un livre. Aujourd'hui aussi il y a des femmes, des enfants, des hommes qui vendent, mais personne ne les achète plus. On habitait un dortoir où il y avait de l'électricité et aussi une salle de bain. On y logeait 60 personnes. Toute cette région : de Huta, Certeze et Moiseni. Dans un autre dortoir il y avait Bixad et Târsolt. Ils nous ont séparé en catégories. Chaque femme faisait le ménage. On achetait ensemble des « produits », c 'est comme ça que nous appelions les choses pour laver» (Ana Cozma, 62 ans, Huta-Certeze, 2004).

En se rappelant de la manière dont elle était logée, Ana s'amuse et en même temps héroïse le moment, attitude spécifique d'ailleurs de tous les gens qui ont vécu l'expérience de la mobilité (Pinson 1999 : 80). La cohabitation impose une solidarité interne entre les 50

Les sociologues de l'école de Chicago mentionnaient déjà au début du XXe siècle que l'immigration ne se réduit pas à un mouvement spatial, mais aussi à une importation culturelle. Même si matériellement, il quitte son pays à main nue, l'immigrant prend avec lui toute une culture qu'il essaie ensuite d'intégrer et de faire revivre dans le pays d'accueil (Thomas, Znaniecki 1984 [1918-1920]). Plus tard, Sayad soulignera la même chose relative à la migration maghrébine en France (2006).

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femmes, accentuée par le caractère ethnocentrique du groupe. Dormir, loger, manger, faire le ménage ensemble préserve une solidarité très forte et, implicitement, conduit au transfert et à la territorialisation, que ce soit temporaire, d'une culture d'origine. À l'espace de transit correspond aussi une culture de transit (Appadurai 1991 : 32) qui continue à être rattachée à la fois dans l'espace d'accueil et dans l'espace d'origine : Je suis restée en France un an et deux mois. C'était bien. Ma fille aînée était mariée. La cadette non. Lorsque je suis partie de Roumanie, je n'ai pas pleuré. J'ai pleuré quand je suis rentrée. C'était bien là-bas...C'était bien en quelque sorte, sauf que ma famille me manquait...En France, les rues, les parcs, tout, tout est très bien rangé et soigné. Beaucoup de végétation...(Ana Cozma, 62 ans, Huta-Certeze, 2004).

Malgré les conditions minables de logement, le vécu de la migration ne laisse pas de traces négatives car ce n'est pas quelque chose de forcé, mais de pleinement assumé. L'ailleurs n'est pas un lieu d'arrêt, mais de passage, un non-lieu qui ne demande pas d'investissements matériels et affectifs considérables. La difficulté de vivre ailleurs vient d'autre part, de Téloignement du lieu d'origine, du village et surtout de la famille. Malgré les difficultés liées à Téloignement, le retour est ambigu. D'une part, il génère de la tristesse, car les conditions de travail en France sont considérées, surtout par les femmes, comme moins difficiles qu'au village. D'autre part, le retour est « forcé » par la pression de la famille qui pèse sur les épaules de la femme qui est, avant tout, épouse, mère et maîtresse de ménage. Malgré son éloignement physique, la femme du Pays d'Oas porte encore les responsabilités liées au fonctionnement du foyer telles que le mariage des filles (Tune des filles d'Ana était proche de l'âge de mariage), le bon déroulement de la gospodaria, les responsabilités envers les parents âgés, envers le mari : Parfois je pleurais... A la maison j'avais une fille à l'âge du mariage, il y avait ma mère, mon mari, toute ma famille, une vache, un cochon. Tous me disaient : « Maman, viens à la maison ! » Tous les matins. Il a fallu que je parte (Ana Cozma, 62 ans, HutaCerteze, 2004). Quant au contact avec la société d'accueil, il est distant et pas du tout intimiste. Cependant Diminescu et Lagrave (2001) identifient une exception. Les retraités qui, sensibilisés à la situation des femmes Oseni, favorisent une relation construite sur la sympathie et sur le devoir caritatif. La rencontre des deux catégories sociales, vendeurs des journaux de rue et retraités français vient d'un besoin réciproque d'annihiler deux solitudes. En échange des produits, de médicaments, d'argent, les Oseni racontent leurs histoires, partagent avec

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l'autre leur propre monde et surtout la douleur de Téloignement de la maison. Le récit d'Ana vient de confirmer ce rapprochement des solitudes identifié en France par Diminescu et Lagrave (2001): Les gens sont biens gentils, là où je vendais le journal. II y avait certaines dames qui me demandaient d'où je venais, de quelle partie de la Roumanie. Si j'étais malade, elles allaient à la pharmacie et achetaient des médicaments (Ana Cozma, 62 ans, Huta-Certeze, 2004).

À part cet exemple, la « Dame » ou tout simplement le « Français » s'évanouissent dans la masse, en restant un être abstrait. Ils n'ont pas de nom ou de traits précis. Les récits ne donnent jamais de détails car il n'y en a pas. De même que le rapport au lieu étranger, le contact humain reste éloigné et provisoire. Il ne s'agit pas vraiment d'un échange capable de produire des modifications profondes et à long terme des deux côtés.

Le rapport avec l'autre n'est pas stable. Il change au fil du temps. Dans les années 2000, le rapprochement à l'autre devient plus étroit par l'orientation de la majorité de femmes du Pays d'Oas et de Certeze vers les travaux domestiques. Elles font le ménage, dans la maison du patron de leur époux. Si la maison du patron le permet, elles habitent sur place, ce qui permet d'économiser de l'argent mais aussi de se rapprocher davantage de l'autre. Dans ces deux cas, l'étranger devient un ami. Il a un prénom qui induit un rapport d'égalité. La relation éloignée, caritative fait place à l'échange, la femme étant payée pour des services précis. La cousine de mon hôtesse qui habite à Certeze travaille en Italie comme femme de ménage, dans la maison en construction du patron de son époux. L'été 2005, ils sont revenus au village pour deux semaines. Sa situation est privilégiée car, contrairement à la majorité des Certezeni qui partagent des appartements loués, elle et son époux habitent une partie de la maison du patron. Ils ont une entrée privée, deux chambres, une cuisine et une salle de bain. Ils ne paient pas de loyer car le patron est l'ami de mon mari et moi j e m'entends très bien avec sa femme. Nous sommes des amis. Ils sont venus deux fois chez nous, en vacances. Ils ont beaucoup aimé (Huta-Certeze, 2005).

Le rapprochement est engendré aussi par l'arrivée de nouvelles générations. Floarea de Certeze travaille en France depuis trois ans. Elle a 32 ans. Elle est femme de ménage à Paris et prend soin de deux enfants de la famille pour laquelle elle travaille. Dans ses récits, les appellatifs qui définissent l'autre tels « les Dames » ou « les Français », fréquents dans 217

le langage de la première génération migratoire, laisse place aux noms et aux prénoms précis. Lorsqu'elle parle de son employeur, elle utilise toujours son prénom, Olivia. Alors que le logement de l'immigrante est un cadre de préservation et de reproduction des habitudes du pays d'origine (dans la plus part des situations, les femmes accompagnent leur mari), l'espace de l'immigrant masculin sort de la norme. Les photographiess des migrants du Pays d'Oas au début des années 1990 donnent une bonne image sur les conditions de logement et sur la signification des lieux d'habitation à l'étranger. Il est minimaliste, dépourvu de meubles et d'objets. Il est un non-lieu (Auge 2002), un espace non réglementé socialement et symboliquement. Le manque d'objets communique du caractère temporaire du rapport entre l'individu et l'espace (Photographie No 7). Souvent, le lieu d'habitation se confond avec le lieu de travail. Lors de son séjour en Autriche, Ianos, mon hôte et les autres compagnons, tous des hommes originaires du village de Huta et Certeze habitent le soussol de la maison qu'ils font construire. La chambre est un lieu à la fois pour dormir et pour travailler, lieu de dépôt pour les outils de travail. Cela permet d'éviter les dépenses liées au logement et d'accélérer le travail (Photographie No 8). Dans l'esprit de l'économie, la location d'un appartement est au début inconcevable. La maison est toujours associée à la propriété. Investir dans un logement qui n'est pas à soi est synonyme de gaspillage. Cette logique de la dépense minime dépend du projet de retour associé aux investissements dans des biens stables251, dont la maison. De plus, ce projet s'intègre à une culture domestique rurale, étrangère à des concepts de location ou même de sous-location. Synonyme de propriété et d'usage exclusivement familial et générationnel, la maison n'a aucun rapport avec la logique entrepreneuriale. La perception du logement à l'étranger change au fil des années. Avec le renouvellement générationnel et la familiarisation avec la société capitaliste, les Oseni optent de plus en plus pour la location d'appartements. Même dans ces conditions, la minimalisation des coûts de logement reste une priorité. Les familles de la même parentèle ou du même village 2

' Le concept économique de « bien stable » fait référence à l'ensemble des biens durables et stables, qui sont immobilisés tels la maison. Il s'oppose au concept de « mobile » qui permet la circulation des fonds monétaires (http://referat.clopotel.ro/Bunuri_mobile_si_bunuri_imobile-12326.html).

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se regroupent et partagent les dépenses. Ainsi, le logement de l'immigrant est minimaliste et précaire, chaque pièce étant habitée par une famille tandis que les dépendances, la cuisine et la salle de bain, sont utilisées en commun. Loger ensemble signifie aussi préserver des pratiques et des comportements spécifiques au village.

L'habitation de proximité et en commun permet la surveillance de l'autre. Ce n'est pas par hasard qu'au Pays d'Oas on sait tout ce qui se passe ailleurs. Le vivre ensemble au quotidien permet à la communauté d'origine d'entretenir, par le biais des réseaux de sociabilité et d'allers-retours, un contrôle constant qui transgresse les

frontières

géographiques et étatiques. Le bouche à oreille, les rumeurs ne restent pas en France ou en Autriche, mais arrivent au village en attirant le jugement de tout le monde. La pire des choses est de faire l'objet de reproches de la part du prêtre, à l'église, durant la messe. Je me rappelle mon premier dimanche à l'église de Huta Certeze lorsque, après la messe, le prêtre a critiqué avec virulence un jeune couple à peine arrivé de la France et qui ne s'était pas présenté devant lui pour le « rapport »

ou, en langage liturgique, pour la confession.

Le prêtre a menacé de ne pas les marier dans son église. La réticence des jeunes à se présenter à l'église a été rapidement expliqué par les villageois par certains problèmes qu'ils auraient eus à l'étranger et dont ils avaient honte de témoigner. Cette honte était liée à la certitude que le prêtre était déjà au courant du comportement fautif du couple. À la fin de la messe, le jugement de toute la communauté a été si âpre, que le lendemain le couple accompagné de leurs parents s'est présenté au prêtre : Aujourd'hui, si une famille part à l'étranger et y reste trois mois, lors de son retour elle est obligée d'aller en audience pour dire au prêtre où est-elle allée, ce qu 'elle a fait, comment elle a fait, si elle a volé ou si elle a mendié, etc.. Le prêtre maintient encore le contrôle envers les générations qui étaient jeunes à son arrivée et qui maintenant sont des adultes. Par contre, à Certeze, ce n 'est pas la même chose (Nelu, 30 ans, Huta-Certeze, 2004). Contrairement à Huta où l'église est gréco-catholique, l'influence de l'église orthodoxe n'est pas aussi forte à Certeze. Par contre, les individus restent sensibles au jugement de la communauté villageoise et notamment à celui du prêtre, le dimanche, à la messe : 22

À Huta, tous les jeunes partis à l'étranger, lors de leur arrivée au village doivent aller chez le prêtre afin de lui dire tout ce qu'ils ont fait ailleurs. Cette rencontre précède la confession proprement dite et donne la possibilité au prêtre de rendre publiques, pendant la messe, toutes les actions des revenants. De la sorte, ils sont exposés au jugement de la communauté entière. Toutefois, il faut préciser que les prêtres de Certeze ou de Moiseni qui sont orthodoxes sont plus tolérants que celui de Huta qui est catholique.

219

Vous savez, ils ont peur du prêtre car il peut mentionner le nom de la famille à la messe, à l'écoute de tout le monde. Dans les années 1990, le prêtre avait l'habitude de juger les gens, d'attirer leur attention sur leur comportement en Occident. Mais les gens sont de plus en plus individualistes, ils ont moins peur de l'église aujourd'hui. Ils ont plus peur de ce que les autres peuvent entendre par le biais du jugement du prêtre (Prêtre à Certeze, 2004).

2.4. L'habiter entre ici et là-bas. Oppositions et complémentarités Tout comme le rîtas, l'Occident est plutôt une source économique qu'un but en soi. Espace « transitionnel » (Perianez 1978 ; Rémy 1999) par excellence, la manière dont ils logent ou ils vivent ne compte pas beaucoup. Lorsque les gens d'Oas parlent de l'expérience de la mobilité, ils ne disent jamais « notre maison

là-bas », « notre appartement ».

« L'appartement loué » ou « la chambre louée » sont d'un autre registre. Ces lieux servent à un projet à court-terme, but du séjour en France : trouver du travail et gagner de l'argent. Le lien entre le travail et le logement sont à l'origine du statut fragile de l'immigré :« ...l'immigré n'a d'existence (officielle) que dans la mesure où il a un logement et un employeur ; pour pouvoir se loger, et, plus largement, séjourner en France, il faut travailler et pour pouvoir travailler, il faut être logé » (Sayad 1991 : 81). Contrairement à l'appartement de l'immigrant, la notion de casa au Pays d'Oas est indissociable d'un projet familial de longue durée et de l'acquisition d'un statut social et symbolique honorable à l'intérieur du groupe. Dans le milieu rural et même urbain roumain, la notion de casa est la somme de deux éléments indissociables : famille et bâtiment. Construire une maison signifie fonder une famille et réciproquement. Casa (« la maison») et familia («la famille») ont le même champ de référence : l'héritage, la sécurité, la stabilité, la longue durée253. Une autre caractéristique de la casa est son association à la propriété (Stahl 1975). Le concept de logement loué ou sous-loué est inconcevable dans la communauté rurale et ce encore aujourd'hui. Casa est le patrimoine matériel et social qui, juridiquement, appartient à l'individu et à sa famille. Il est transmissible de génération en génération, mais n'est pas partageable avec les étrangers, même contre une rémunération substantielle.

253

Ces définitions de la maison ne sont pas spécifiques à la Roumanie ou au Pays d'Oas. Elles sont ou étaient présentes dans l'ensemble des sociétés européennes (Segalen 2000 ; Roux 1976).

220

Tableau 7 : Les paradoxes de la mobilité AILLEURS

PAYS D'OAS

Provisoire usage familial ou individuel

Permanence Usage familial et générationnel

Lieu instable

Bien stable

Absence de propriété + absence de transmission Minimaliste Minable

Propriété + transmission Maximaliste Luxueux

Invisible

Visible

Non-lieu

Lieu

Investir dans quelque chose qui ne leur appartiennent pas signifie pour les gens du Pays d'Oas gaspiller l'argent. Payer 600 ou 700 € pour un loyer c'est comme donner de l'argent à quelqu'un d'autre, fait qui met en danger le but final de leur séjour à l'étranger : apporter le plus d'argent possible au village. La promiscuité est assumée, elle fait partie du projet de réussite, pas en France, mais au Pays d'Oas. Une fois rentrés chez eux, les dépenses par tranches de milles euros dans la maison sont, selon eux, légitimes, « car on investit dans quelque chose qui nous appartient ». Le sentiment de propriété par rapport à la maison est très fort, puisque la maison du Pays d'Oas représente la stabilité et l'invulnérabilité envers toute tentative de profit de la part des autres : « A Paris, il y a bien des Roumains et plusieurs de Certeze. Aujourd'hui il n 'existe plus de familles qui habitent toutes seules. A Paris le loyer coûte très cher. C'est difficile pour une personne, même pour une seule famille de loger dans un appartement de 600 - 700 E. Donc, il y a deux, trois familles qui habitent ensemble deux chambres, la cuisine et la salle de bain étant utilisées en commun. Nous ne changeons pas trop. Je crois que ceux habitués à vivre à Paris sont des personnes qui n 'ont rien laissé chez eux. C 'est très rare chez nous. J'ai rencontré des personnes de Brada qui voulaient rester en France. Chez nous, c'est rare de rester à Paris...Ils rentrent chez eux et... (Elle hésite. Elle ne continue pas l'idée.) Avec l'argent qu'ils gagnent en France, ils pourraient très bien s'y établir. En rentrant, ils anéantissent un 50000 E ou un 60.00&' dans les rénovations... Le luxe... Le /z£c?...(Marioara, 30 ans, Certeze, 2005) Le rassemblement des familles en Occident engendre aussi une façon de vivre comme au pays. On entretient et préserve des pratiques et des relations traditionnelles, et surtout le lien avec la société d'origine, la famille restée à la maison et avec la communauté entière. 254

Ville du sud-est de la Roumanie. 221

Peu de familles voyagent avec leurs enfants. La majorité d'entre eux reste dans le village avec les grands-parents. C'est la cas du frère de Maria, mon hôtesse qui, parti en Italie avec sa femme, a confié ses deux garçons à sa mère. Ils suivent l'école à Huta-Certeze. C'est aussi le cas de Floarea de Certeze qui a confié sa fille à sa mère. Les exemples de ce type sont multiples.

Contrairement à la théorie de Bonin et de Villanova relative à la « résidence principale » associée à la maison de l'Occident, et à la « résidence secondaire », celle du pays d'origine des Portugais (Villanova, Bonvalet 1999:213 - 247)

ou des Marocains (Pinson

1999:69 - 87), la maison des Oseni du Pays d'Oas ne peut être qualifiée ni de « secondaire », ni de « principale », mais d'unique. Elle ne se définit pas par rapport à un autre lieu, mais plutôt par rapport à un passé lui aussi local, précaire et minimaliste. S'il existe une comparaison entre la maison du Pays d'Oas et l'Occident, cela vise un idéal de maison, celle du Français ou de l'Etranger à la construction de laquelle les Oseni participent et qu'ils veulent avoir : Ne voyez-vous pas qu 'ils détruisent les autres grandes maisons et en font d'autres ? Ils veulent être modernes. Maintenant, ils font comme à l'étranger. S'ils voient une belle maison, les nôtres veulent en avoir aussi car ils travaillent beaucoup. Les nôtres sont très appliqués, savez-vous ? Ils travaillent beaucoup, beaucoup. On ne les trouve jamais à la maison. Ils sont partis au travail à l'étranger. Puis, ils rentrent et construisent, ils font et veulent faire pour avoir. Ils veulent être modernes, non comme jadis. Jadis, il y avait vingt personnes dans une maison. Je sais que la grand-mère de mon mari avait neuf enfants et tous logeaient dans deux chambres. C 'était suffisant. Mais aujourd'hui ils ne trouvent plus de place dans dix pièces, et ils ont un ou deux enfants...(Maria Bihau, 52 ans, Certeze, 2004) Ce qui dynamise et donne de l'ampleur au phénomène de la construction et de la modification de la maison du village d'origine est la volonté d'égaler, même de dépasser les bons exemples de la société d'accueil. Avoir une maison comme celle du Français signifie automatiquement être comme lui. Ce qui compte vraiment, c'est le rapport temporel, douloureux, et le seul à combler.

55

Dans l'avant propos du livre « D'une maison l'autre », Philippe Bonin et Roselyne de Villanova lient la problématique de la double résidence, « secondaire » et « principale » avec l'exemple des travailleurs immigrés en Europe de l'Ouest, qui possèdent une autre maison au pays d'origine, tels les Turcs (42%), ou les Portugais (39%), (Bonin et de Villanova 1999 : 6).

222

2.5. La mobilité, facteur de renforcement des relations de sociabilité transfrontalières Si on parle de générations, facteur essentiel dans l'évolution du statut des deux types de résidences (Rémy 1999 : 315-345), tant les jeunes que les adultes d'Oas suivent la même logique de départ et de retour, contrairement aux Portugais qui changent de projet à cause du fait que leurs enfants arrivent à s'intégrer dans le pays d'accueil. La nature distincte de la mobilité peut être une explication. Dans le cas des Portugais, des Turcs ou des Tunisiens, la dynamique plus détendue du va-et-vient permet aux immigrants de mieux gérer leur situation en France et surtout de créer le cadre temporel nécessaire à l'intégration des enfants. Le rapprochement de la jeune génération à la société d'accueil change les projets à long-terme des parents qui initialement concevaient leur passage en France comme temporaire. Le désir de retourner dans le pays d'origine et d'habiter la maison construite grâce à l'argent envoyé de l'Occident s'évanouit face à la nécessité de rester près des enfants qui n'ont aucun attachement envers le pays d'origine des parents. La maison du retour se transforme soit en lieu de loisir, soit de retraite (de Villanova et Bonvalet 1999:231-247). Pour les Oseni qui viennent et partent tous les trois ou six mois, l'enjeu générationnel n'a aucun impact en Occident. Premièrement, ils amènent très rarement leurs enfants avec eux. L'âge du départ varie entre 17 et 18 ans pour les jeunes garçons, avant qu'ils aillent à l'armée. Les plus jeunes restent avec les grands-parents256. Deuxièmement, une fois arrivés à l'étranger, ils sont rapidement intégrés dans le réseau de travail des parents et ils logent ensemble. Il leur reste peu de temps pour entrer en contact avec la société et s'y intégrer. Même s'ils arrivent à connaître la langue, ils dépendent toujours du réseau familial ou des connaissances originaires du même village ou de la région.

6

II y a quelques exceptions mentionnées par les directeurs de l'école de Certeze, Pop-Zamfir, de l'école de Moiseni, Oros Gheorghe, et de Huta, qui notent que depuis deux ans environ, ils ont des cas d'élèves tirés de leurs écoles afin de continuer leurs études en France. À Certeze, on parle de deux élèves au secondaire, à Moiseni d'un élève et à Huta il n'y en a aucun. Donc, la plupart des enfants suivent l'école dans le village de leurs parents.

223

Les jeunes héritent des pratiques, des raisons du départ et du retour de leurs parents. Encadrés par le réseau parental ou communautaire étendu au-delà des frontières, le jeune ne peut pas échapper aux motivations qui dynamisent le va-et-vient. Originaires d'une région sans tradition scolaire, les enfants sont encouragés par leurs parents à gagner leur vie le plus vite possible ou à travailler dans la gospodaria dès la petite enfance. Les garçons supportent une grande pression car ils doivent avoir une maison, gagner de l'argent afin de devenir indépendants. Ils restent soumis à la logique traditionnelle de survie spécifique au fonctionnement de l'économie diffuse traditionnelle257, encore active au sein du milieu rural roumain. Tous les membres de la famille doivent être actifs et produire rapidement et en quantité. Contrairement à la migration liée au travail, l'école demande un investissement à long-terme sans avantages satisfaisants en argent, et un soutien financier parental. Les conditions ne font pas partie de la logique de la débrouillardise et de la survie familiale du pays d'Oas : Peu d'entre eux ont choisi l'école. Ils nous prenaient comme exemple : « que peut-on faire avec un salaire pareil ? On ne peut pas vivre. » Ils étaient très pratiques, ils savaient que l'argent doit être gagné maintenant. Ils ne prenaient pas la patience d'attendre de finir l'école et puis de gagner de l'argent (Vasile Ardelean, 50 ans, Certeze, 2002).

Travailler en Occident correspond finalement à la logique du rîtas : un projet à court-terme, il apporte rapidement de l'argent nécessaire pour des projets à long-terme qui visent la famille et surtout la maison. Les enfants sont poussés à gagner de l'argent, seul moyen d'assurer leur indépendance par rapport à leur famille et leur réussite par rapport à la communauté. De plus, le contexte économique incertain de la région et de la Roumanie entière et l'expérience antérieure de mobilité de leurs parents se rajoutent comme motivations et soutiennent le départ en Occident. Arrivé là-bas, le jeune porte déjà sur ses épaules le projet du mariage lié à l'obligation d'avoir une maison. Passé ces deux épreuves, il démontre sa maturité. La pression est si forte qu'il ne peut pas échapper à ce que « tout le monde fait ». En pleine force du travail, son seul désir est de faire plus que ses parents, bien plus que les proches. Le résultat de ce qui tient à la fois du devoir et de l'ambition Le premier à conceptualiser le terme de « diffus » est H. H. Stahl, dans les années 1930, à l'intérieur de l'ethnologie juridique. Il parle de l'organisation « diffuse » du village roumain, un ensemble de normes et de réglementations qui subsistent inconsciemment dans la pratique des gens (1967:24). Ce concept a été exploité plutard pas Vintila Mihailescu en lien avec le processus entier de transformation de la société rurale, durant le communisme (1999a, 1999b).

224

personnelle, est rendu visible dans le village d'origine par la construction d'une nouvelle maison de type occidental ou par la transformation de celle élevée par les parents, dans les années 1980. Ce changement prend l'ampleur d'une vague qui, en tirant ses forces d'une autre déjà passée, devient de plus en plus forte et spectaculaire. Le retour des jeunes se construit aussi sur l'attente d'un changement de la situation économique de la société roumaine en général. Ils ont une attitude bien plus optimiste que celle des adultes. Ils reviennent puisqu'ils ont tout dans le village du départ, biens, famille, amis, maison. Ils ont aussi la certitude de l'impossibilité de résister à long-terme en France, soit à cause de la législation, soit à cause du coût de la vie, bien plus élevé qu'au Pays d'Oas. Mais ce qui compte le plus est l'attachement fort envers le village natal : Les jeunes ne restent pas à cause de la législation de l'immigration qui oblige les gens à retourner au pays tous les trois mois. Les uns respectent la loi, d'autres non et ils restent quelques années. Chacun à son risque. La deuxième raison, ils reviennent en espérant trouver un emploi chez eux ou pouvoir lancer une affaire. Moi, j ' a i m e Oas, c'est ici que j e suis né. Je peux parler à tout le monde, j e les connais tous. J'ai pensé à quelque chose, mais peut-être plus tard (lose, 18 ans, Huta - Certeze, 2004).

La relation avec le village est entretenue des deux côtés. Au Pays d'Oas, les âgés mettent les enfants au courant de tout ce qui se passe dans la famille et dans la communauté. Le frère de Maria, revenu d'Italie à Huta pour quelques semaines, a acheté à ses parents et à ses deux garçons trois téléphones cellulaires. Le but déclaré était de mieux discuter avec les parents du déroulement de la construction de sa maison et de la situation des enfants. Le départ temporaire des Oseni en France ne produit pas une rupture avec la communauté ou la famille, au contraire. Les liens restent plus forts que ceux tissés avec l'Occident. Les descriptions spatiales de l'Occident sont très courtes, sans aucun repère spatial ou urbain, sans nom de rue, sans spécification de région. Paris devient ainsi une abstraction « qu'on connaît par cœur », qu'on prétend donc maîtriser. À côté du travail, le loisir commence à compter aussi, surtout pour la jeune génération qui prend le temps de visiter les lieux emblématiques du Paris, comme la tour Eiffel (Photographie No 9) et ses alentours (Photographie No 10).

225

Même si le devoir de construire ou d'améliorer la maison reste la raison centrale du départ et du retour indépendamment des générations, le rapport à la société d'accueil connaît depuis quelques années (après la vente des journaux), une dynamique différente en fonction qu'on se situe au niveau du groupe ou de l'individu. D'une part, les Oseni se replient vers le noyau familial, en s'isolant de la société d'accueil ; au contraire, au niveau individuel, surtout chez les femmes qui font des ménages, il y a une ouverture vers la famille étrangère qui débouche sur une relation d'échange équitable et même d'amitié, en dépassant le rapport employé/employeur. « Les Français » sont invités à venir voir comment « c'est chez nous », pour y passer les vacances. « Le patron » se transforme en « ami » ou en « Monsieur »/« Madame », formule de respect utilisée par les Oseni pour dénommer les personnes étrangères, même celles venues des autres coins de la Roumanie. Ils sont invités surtout pendant la fête de l'Assomption, puisque cette période correspond à la période estivale et à la période des mariages. Une fois arrivés au Pays d'Oas, « les Français », « les Italiens » entrent sans le vouloir nécessairement dans le jeu communautaire. Pour les hôtes, l'Etranger ne vaut rien si le village ne le voit pas. Le dimanche, l'église devient un espace de mise en scène de l'Autre, lieu d'observation et d'analyse où tout le monde chuchote, en augmentant la réputation et la fierté des hôtes. Si, en plus, « les Étrangers » portent le costume traditionnel du Pays d'Oas qui fait encore la fierté régionale et nationale, le succès du « spectacle » est assuré. L'Étranger devient une ressource d'amplification de l'honorabilité de la famille à condition que le récit du séjour du Français en Oas ne reste pas à l'intérieur de l'espace privé de la maison. À travers des réseaux traditionnels de bouche à oreille, tout le monde est informé de l'effet de la région et des maisons de type occidental sur les nouveaux arrivants, en convertissant la fierté individuelle ou familiale en une fierté communautaire. Il s'opère une modification du rapport. Alors qu'en Occident ils sont sous-classés (Diminescu, Lagrave, 2001) à cause de leur statut de travailleur immigrant, même s'il est décent par rapport au moment de la vente des journaux, en Oas le rapport est inverse : les Oseni sont surclassés. À l'intérieur de leur propre champ de « bataille », la maison locale s'avère être le coup final qui oblige l'autre à reconnaître sa « défaite » pour ne pas dire son déclassement. Toute cette émulation collective locale est loin d'arrêter l'investissement de l'argent en constructions.

226

Au contraire. L'attitude et la réaction des autres légitiment et poussent les gens à continuer à se montrer et à prouver qu'ils sont pareils et même meilleurs que les autres. Les Oseni sont très sensibles à tout ce qui touche à leur image. De tous, les habitants de Certeze sont les plus concernés. Les médias locaux et étrangers attribuent le changement local au rôle de la France (et de l'Occident). Pris entre ici et là-bas, entre le contraste entre le logement de Témigrant et l'ostentation des maisons au pays d'origine, le comportement bâtisseur est traité d'absurde et « d'exagéré ». Or, Abdelmalek Sayad est parmi les plus virulents critiques de l'image « mauvaise » des immigrés et de l'immigration, en l'intégrant à l'intérieur du langage des dominants qui sentent le « besoin de nommer les différenciations sociales (...) qui viennent soit par ethnocentrisme, soit par préjugés» (1991 : 71). Cette vision explique dans une certaine mesure la réaction des gens du pays d'Oas par rapport aux reportages des médias étrangers et la recherche permanente d'un discours justificatif et défensif qui met accent sur l'apport d'autres facteurs que la mobilité en Occident, à la construction de la nouvelle maison : A Paris, sur la chaîne française j ' a i écouté des émissions sur le Pays d'Oas. Et j e me fâche beaucoup lorsque j'entends tous les reportages en disant que « Mon Dieu, que de maisons ils ont construit avec l'argent de la France ! » Ici tout le monde se fâche. Si tu commences à les compter, tu verras que moins de 15% ont été construites après la révolution. C'est très gênant...De plus, ils montraient certaines maisons de Topoi qui n 'a jamais mis son pied en France ! ! ! (Extrêmement révoltée et contrariée) Je te l'ai dit déjà : les maisons modernes et super luxueuses sont construites p a r des gens qui travaillent en Roumanie, qui ont des contrats ici...Ce que les autres font est de moderniser et de changer les anciennes maisons. Peu de maisons sont construites après. Ils ont modernisé et ont modifié (Marioara, 30 ans, Certeze, 2005).

L'émergence du discours défensif est une réaction des gens du Pays d'Oas à la minimalisation d'un apport endogène, individuel et collectif des Oseni à leur réussite et à la maximisation d'un rôle exogène, celui de la France et de l'argent gagné là-bas. Le discours justificatif insiste sur l'ignorance d'une importante différence entre construire la maison et modifier la maison. Selon eux, la grande différence se situe avant et après 1989. Avec l'argent apporté de France on améliore une réalité matérielle et comportementale déjà sur place, qui tient d'une autre forme de mobilité, des travaux saisonniers.

227

En conclusion, la mobilité des Oseni n'induit ni clivage temporel, ni clivage spatial. Elle renforce paradoxalement l'ancrage identitaire dans la région d'origine. Si le rîtas permet l'émergence du comportement bâtisseur qui accompagne l'ensemble du récit de passage de l'état de précarité à un autre d'abondance, l'Occident n'est que la source des moyens de maintenir ce qu'ils ont déjà acquis : une identité sociale et symbolique honorables, connue et reconnue par les autres. Ainsi, la chute du communisme et l'ouverture des frontières engendrent une amplification des pratiques déjà existantes au Pays d'Oas. Initialement marginale, cette région arrive à être connue même en Occident, et plus que ça, elle reproduit à une échelle minuscule une certaine image de l'Europe. Les maisons déjà célèbres des années 1980 prennent la forme de constructions autrichiennes, françaises, italiennes, américaines. Peu importe que du point de vue architectural, elles ne soient pas des copies fidèles. Ce qui prime finalement est que ces maisons continuent à transmettre le message de l'honorabilité et de la réussite des Oseni. Pourquoi s'intégrer dans une société étrangère lorsqu'on peut si naturellement l'apporter chez nous, lorsqu'on peut devenir comme l'Autre et même un peu plus que lui ? Mais immédiatement se pose la question suivante : si la raison de la transformation de l'habitat des Oseni ne réside que partiellement dans la mobilité du travail, où se situe-t-elle ? Pour y répondre, il importe de retourner au lieu même du déploiement du comportement bâtisseur : au Pays d'Oas.

228

3. LOCALISATION D'UNE GEOGRAPHIE GLOBALE Dans l'ethnologie roumaine notamment, la maison a généralement été conceptualisée en termes d'ancrage et d'enracinement dans un lieu unique258. Cet attachement au lieu est lié à l'attachement de l'individu à la terre259, au travail de la terre (Heidegger 1958), ce qui met à néant toute distance entre les gens et les choses, entre les individus et l'environnement (Thomas 1993). Selon Eliade, la maison connaît un enracinement total car, en tant que centre du monde, elle devient élément organisant et structurant de l'espace, en le stabilisant et en le figeant en fonction de deux éléments consubstantiels : le centre et les frontières (Eliade 1965). À l'intérieur de ce topos, la maison paysanne s'oppose à toute idée de mobilité, de pluralité. Il suffit de rappeler que les lieux les plus dangereux sont les croisements des routes, les frontières ou les lieux à l'extérieur des frontières du village, la forêt ou les marécages260. Dans l'esprit du clivage entre la culture et la nature, les croisements de chemins et de sentiers ainsi que les lieux dont la géographie est instable ne peuvent pas être habités. Ils s'opposent donc à la maison, le seul endroit de stabilité et d'ordre humain. Dans le contexte où Tailleurs est toujours menaçant, et donc à éviter, toute

La référence à l'arbre revient régulièrement afin de symboliser l'immuabitité du rapport entre l'individu et le lieu habité (Chiva 1987). Les analyses folkloriques et rituelles de l'espace domestique contribuent à une définition unique et irrévocable de la maison traditionnelle et paysanne : la maison est un lieu « consacré », c'est-à-dire reconnu et protégé par la divinité (Vulcanescu 1985). Il est attaché à la terre par des rituels de fondation, qui enracinent, attachent, organisent en même temps le lieu habité en le séparant du reste, associé au chaos, au désordre. Tout ce qui se passe dans ce lieu a des répercussions immédiates sur les habitants. Le lieu d'emplacement de la maison, par exemple, doit être parfait pour que les enfants qui y naîtront ne soient pas atteints de malformations physiques ou de maladies (Ghinoiu 1999 : 59). Par le biais de la maison, l'homme est attaché au lieu, à la terre. Homme et maison font corps commun et sont indissociables (Talos 1973). La maison est identique au lieu, à un seul lieu (Bernea 1992). Il existe toute une littérature ethnographique et folklorique sur la problématique de l'espace et du lieu, sur les manières d'habiter la maison (Vulcanescu 1987: 16-19; Butura 1979 ; Ghinoiu 1999, etc.). L'analyse de la maison que l'on retrouve dans toute cette littérature passe par l'activité principale de la paysannerie roumaine, l'agriculture, ce qui fait de l'espace domestique un espace attaché à la terre, à un lieu bien délimité. Or, tel que Heidegger l'affirmait, ce paradigme occupationnel (le travail de la terre) conduit à une définition statique et figée du lieu habité et écarte toute forme de mobilité, de pluralité, de voyage, etc. (1958). La maison n'est pas uniquement liée à l'espace. Elle est également enracinée dans le temps, ce qui lui confère sa nature immuable (Blaga 1969). 260 Contrairement à la maison, la frontière fait partie des locuri rele (« mauvais lieux »), c'est-à-dire des lieux peuplés de personnages maléfiques (la peste, la mort, etc.) où l'on enterre les suicidés, les noyés, les voleurs et les criminels (Ghinoiu 1999 : 69, voir aussi Eliade 1965).

229

idée d'emprunt, de syncrétisme et d'influence ou plus encore, de complémentarité entre le voyage et le chez soi, reste marginale ou inconcevable

.

Malgré leur présence dans le milieu rural, les maisons des Oseni semblent sortir du paradigme de la stabilité et entrer dans un autre, celui de la mobilité. Les formes et les dénominations, telles que « français », « autrichien », « italien » ou simplement « étranger » ou « occidental », nous transportent dans une pluralité des lieux, de l'Europe jusqu'en Amérique. Les frontières s'évanouissent et l'autre, effrayant, devient familier voire envahissant et omniprésent. Comment articulons-nous cette nouvelle réalité, qui semble ne plus séparer les routes et les racines ? En partant de la conciliation clifordienne de la mobilité et de l'habitation (Clifford 1997 : 3), nous proposons dans le présent chapitre de tracer une pluralité de géographies des mobilités tracées par la « maison de type occidental ». La maison, en tant qu'objet et lieu, dévoile ainsi son autre nature, qui n'est pas nécessairement statique et immuable (Massey 1994 : 136-137). La « maison de type occidental » représente en fait un ensemble d'espaces où différents réseaux et flux relationnels se rejoignent, s'interconnectent et se dissocient (Urry 2005). À leur tour, les réseaux, qui prennent plusieurs formes — corporelle (réelle), virtuelle et imaginative — s'étendent sur des distances plus ou moins éloignées.

3.1. La maison moderne ou neuve. Circulation de formes architecturales avant 1989 Avant l'apparition de la « maison de type occidental», l'architecture locale portait la marque de la modernité et de la nouveauté. Les maisons appelées « modernes » ou « neuves » sont liées à la mobilité du travail en Roumanie, durant la période de Ceausescu. Cette mobilité endogène dessine le premier cercle d'importation des modèles de maisons. Les régions les plus représentatives de ce phénomène sont situées dans le nord-est de la Roumanie, au-delà des Carpates. Il s'agit des départements de Suceava et de Neamt. Vient ensuite le département de Bistrita Nasaud. Bien que leur mobilité soit plus étendue, les 261

Nous avons déjà observé l'attitude critique des chercheurs de l'école sociologique de Dimitrie Gusti, qui demandaient aux paysans « trop mobiles » de retourner à leur terres et de faire ce qui est dans la nature du paysan, à savoir, s'occuper d'agriculture (Bârlea et Reteganul 1941, IV : 36 ; Florescu 1943, V : 98).

230

habitants du Pays d'Oas continuent de considérer ces départements comme les principales sources d'inspiration des modèles de maisons modernes. Ces constructions « modernes » ou « neuves », qui datent des années 1970 et particulièrement des années 1980, sont plus hautes que la majorité des autres constructions. Elles sont carrées et bâties à l'aide de nouveaux matériaux de construction. Il s'agit des premiers bâtiments de Certeze qui sont dotés d'un ou même deux étages, de salles de bain et de cuisines intérieures, bien qu'elles soient en grande partie non fonctionnelles. Les escaliers de l'entrée principale sont en marbre, matériau nouveau à l'époque, et parés de tapis persans rouges achetés aux marchés des villes. La clôture gagne en importance puisqu'elle est construite à l'aide des mêmes matériaux utilisés pour la maison tel que le granit noir taillé. Elle est parfois ornée d'une balustrade aux colonnettes en béton, matériau qui remplace le bois, le matériau traditionnel. La cour entière est bétonnée afin de faciliter l'entrée de la voiture « Dacia», dont la présence est obligatoire à côté de la maison (Photographie No 1). Les deux dénominations « moderne » et « nouvelle » n'ont pas de réfèrent géographique. Elles proviennent du discours idéologique national des années 1970-1980 sur la modernisation socialiste de la société roumaine, qui a pour but la naissance de l'homme nouveau et de la société nouvelle. Or, ce changement devait obligatoirement passer par la modification radicale de l'apparence, de la structure et du fonctionnement de l'habitat rural et urbain. Les maisons confortables à un ou deux étages deviennent ainsi le reflet des importantes innovations qui transforment le pays, notamment à partir du moment où Nicolae Ceausescu prend le pouvoir — l'homme symbole suivi par le peuple entier dans l'engagement général d'édification socialiste de la patrie262. La superposition entre la mobilité saisonnière et le déroulement des projets socialistes visant à changer le « visage » roumain fait en sorte que les Oseni adoptent à la fois le discours de la prospérité, du confort et du bien-être, ainsi que sa matérialisation la plus visible et valorisante : l'architecture socialiste. Au-delà du contexte général, les autres Roumains qui habitent les régions de déploiement des travaux saisonniers demeurent les principaux modèles à suivre.

262

***, « Certeze — le zèle de chacun - source de prospérité générale », dans Cronica Satmareana, Nr. 3817, 6 mars 1982:2.

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À l'échelle locale, l'importation de modèles d'autres régions de la Roumanie contribue à un autre type de mobilité, cette fois-ci centrifuge, de dispersion des modèles architecturaux à partir d'un centre régional, Certeze, jusqu'aux villages les plus proches faisant partie de la même structure communale (Huta-Certeze et Moiseni, puis vers les villages plus éloignés de Bixad et de Turt). Les maisons « modernes », présentes dans presque tous les villages du Pays d'Oas, deviennent rapidement un véritable « symbole de la prospérité socialiste »263. Cependant, aucun village n'arrivera à dépasser l'importance de Certeze en tant que village modèle. La rapidité de construction et d'innovation fera en sorte que Certeze maintiendra son rôle premier et surtout son rôle de source de nouveaux modèles architecturaux pour les autres villages de la région, et ce, jusqu'à la chute du communisme. Moiseni HutaCerteze BixacL

Negresti-Oas Pays d'Oas

Carte No 6 : Mobilités exogènes et endogènes de la maison moderne ou neuve, avant 1989 « Prilog, signes de la prospérité », dans Cronica Satmareana (La Chronique de Satu Mare), Nr. 3601, 25 juin 1981 : 3.

232

3.2. La maison de type occidental. Définitions La « maison de type occidental » est une dénomination inclusive. Elle représente un cassetête qui, après 1989, rassemble d'autres noms plus ou moins spécifiques : casa de tip froncez, austriac, american, etc. (« maison de type français, autrichien, américain »), casa ca in Occident (« maison comme en Occident »). Ces dénominations s'ajoutent à deux autres qui ne renvoient pas à un ailleurs, mais à une autre temporalité d'avant 1989 : casa noua (« maison nouvelle») ou casa moderna (« maison moderne »). Aux deux groupes de dénominations se rajoute un troisième composé de termes régionaux qui rappellent la maison traditionnelle : câsi est le pluriel du terme « maison » et câsoaie, le pluriel et l'augmentatif du même mot, « maison », signifiant « grande maison ». Répandus dans le nord-ouest de la Roumanie, les régionalismes et les archaïsmes câsi et câsoaie sont utilisés notamment par les personnes âgées pour parler de l'ensemble des bâtiments et non pas de telle ou telle maison en particulier. Lorsqu'elles font référence à des cas précis, les personnes âgées font aussi usage des nouvelles dénominations telles la « maison de type... » ou « moderne ». Le terme vilâ (« villa »), présent surtout dans le langage officiel, scientifique et médiatique est rarement employé dans le langage quotidien. D'origine citadine et et d'usage savant, vila fait référence aux maisons qui se trouvent à Negresti-Oas ou dans les grands centres urbains de la Roumanie. Par contre, les jeunes utilisent ce terme à l'occasion, particulièrement lorsqu'ils communiquent avec des étrangers. Par exemple, lors de nos discussions, ils ont utilisé de temps en temps le terme de vilâ, mais entre eux, ils préfèrent les dénominations les plus fréquentes localement. Le terme dt palate (« palais ») est encore plus rare et son utilisation est liée à une volonté de mieux souligner l'ampleur des changements architecturaux dans la région (Photographie No 2).

La dénomination habituelle la « maison de type... » ne s'associe pas à une catégorie sociale distincte et identifiable à l'intérieur de la communauté locale, comme dans le cas des maisons des Portugais immigrés en France. Les « maisons des Français » au Portugal correspondent à un groupe social et symbolique distinct, celui des propriétaires qui travaillent ou habitent en France, et qui bâtissent chez eux, au Portugal, des maisons dont

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l'architecture est de type occidental [Villanova 1994]. Bien que la majorité des Certezeni travaillent à Paris ou en France et bien qu'ils fassent construire chez eux ce qu'ils voient ailleurs, l'appellation « maison des Français » est inconcevable. L'explication de la différence entre les deux exemples réside dans la nature du mouvement migratoire. Le caractère de masse de la mobilité des Certezeni empêche la création à l'intérieur du village d'un îlot social associé clairement aux destinations du travail ou d'établissement plus ou moins temporaire. Cela empêche aussi la création d'un clivage fondé sur des oppositions classiques (mobilité/sédentarité, ceux qui partent/ceux qui ne partent jamais). Par exemple, les gens qui partent à l'étranger de même que ceux qui restent au village possèdent des « maisons de type occidental » ou « de type français ». Au total, 10 % des gens de Certeze et de Huta qui se font construire des « maisons de type occidental » travaillent en Roumanie sur des chantiers de constructions, dans la région ou au village264 (Photographie No 3). Au caractère de masse s'ajoute la spécificité de la mobilité des Certezeni. Cette mobilité, qui a la forme d'un pendule, fait en sorte que Certeze est à la fois le lieu de départ et le lieu de retour. Nous avons déjà vu, dans le chapitre sur la mobilité, que le départ n'est pas suivi de l'établissement des migrants dans le pays où se trouve leur lieu de travail. Tel est le cas des Portugais [de Villanova 1988, 1999 ; de Villanova, Leite et Raposo 1994 ; Lévi 1977], 9>fSS

des Marocains [Pinson 1999]

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et des Turcs

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immigrés en France

. La dénomination

vise la maison et non pas nécessairement le propriétaire qui, malgré des absences répétées, continue d'être perçu comme faisant partie de la communauté et non comme un étranger, différent du groupe.

Information fournie par la mairie de Certeze. Pinson aborde le regard en miroir entre ici et là-bas : Modèles d'habitat et contre-types domestiques au Maroc, Tours : URBAMA, Fascicule de recherche No 23. 266 Nouzla 1994 ; Stéphane de Tapia 1994 : 19-28. Il y a aussi des exceptions, des travaux qui renversent la perspective, en se positionnant au pays d'origine de la migration. En Europe, voir Simon 1990. Pour les États-Unis, l'approche inverse est plus fréquente. Contrairement aux études européennes sur l'habitation dans la mobilité, qui sont dominées par une recherche focalisée et positionnée dans le pays d'accueil, les études américaines sur la même problématique adoptent l'approche inverse, en se positionnant dans le pays d'origine. Les études sur le mouvement transnational entre le Mexique et les États-Unis en sont un exemple. Une explication serait la nature du mouvement de migration qui ressemble à celui que l'on retrouve au Pays d'Oas (aller-retour) associé à une proximité géographique plus marquée et frontalière. Pour plus de détails, voir Cohen 2001 : 954-967.

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La disjonction voire la jonction du nom [maison] et de son appellatif [occidental, français, italien, américain, etc.] par les locutions «... de type... » et «... comme en... », etc. suggère l'ambiguïté de la relation entre l'origine des formes et des modèles de maisons et leur matérialisation au village. D'une analyse approfondie émergent trois situations. Premièrement, il y a des maisons dont la dénomination reflète à la fois l'origine du modèle et le lieu de travail du propriétaire. Deuxièmement, il existe des cas où le nom est lié à l'origine du modèle mais pas nécessairement au lieu de travail du propriétaire. Finalement, la dénomination n'a parfois pas de rapport ni avec l'origine du modèle, ni avec le lieu de travail. Tracer les géographies de la mobilité des formes de maisons nous permettra d'expliquer la coexistence de ces trois situations.

3.3. Mobilités matérielles de proximité Les pays proches tels Tex-Yougoslavie, l'Autriche, l'Allemagne et la Turquie représentent les destinations ou les pays de transit privilégiés durant la première moitié des années 1990. Les pays qui jouent les rôles les plus importants dans l'importation des modèles architecturaux sont d'une part, l'Autriche et l'Allemagne et d'autre part, la Turquie, car ils s'associent à deux types de mobilité matérielle : les deux premiers pays constituent des sources de modèles et de savoir-faire qui correspondent à l'émergence de la « maison de type autrichien ». La Turquie, par contre, ne s'associe pas à une importation de modèles architecturaux mais à une importation d'objets d'aménagement et de design intérieur, de revêtements. La première destination est plutôt liée à l'extérieur de la maison tandis que la deuxième, à l'intérieur.

3.3.1. La maison de type autrichien Les « maisons de type autrichien » ne sont pas nombreuses : Après la révolution, j ' a i travaillé trois ans en Autriche, en construction. On était plusieurs d'ici [de Certeze] et de Huta. Ianos [notre hôte] y est allé aussi, vous devriez le savoir. Là-bas, on construisait des maisons très vite car les matériaux et la technique le permettaient. On habitait chez notre employeur. Ensuite, les Certezeni ont commencé à partir plus loin, en France, en Italie, au Portugal, partout. Mais au début, c'était en Autriche (Maître en construction, 56 ans, Certeze, 2005).

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Sur la rue principale de Certeze, deux maisons se ressemblent : leur toit est simple et leurs pentes sont peu inclinées, ce qui les distingue des autres résidences. Le modèle de la maison verte au toit à deux pentes attire l'attention au vu la variété de ses matériaux de construction, dont le granite noir, matériel local fréquemment utilisé dans la fondation, les rambardes des balcons ou des piliers avant 1989 (Photographie No 4). Malgré que sa construction semble terminée, l'absence de la rambarde du balcon signale qu'une innovation ou un changement sera apporté prochainement à l'extérieur. Dans ce cas particulier, la « maison de type autrichien » correspond au lieu de travail du propriétaire, qui s'est inspiré de l'architecture autrichienne pour sa maison à Certeze. Malgré que le propriétaire ne travaille plus en Autriche depuis longtemps, sa maison garde sa marque initiale. Toutefois, la résidence à Certeze n'est pas une reproduction fidèle de l'original car le propriétaire a utilisé des matériaux locaux, absents dans l'architecture autrichienne. De plus, le propriétaire a transformé et remplacé des éléments de décorations extérieurs en fonction des exigences locales, qui n'ont aucun lien avec le modèle initial ou avec le pays d'origine de ce modèle de maison. De l'autre côté de la chaussée, en face de la « maison de type autrichien », une autre maison ressemble à la première (Photographie No 5 et No 6). Bien que la forme des deux bâtiments soit presque identique, la couleur, la disposition des balcons et la combinaison des matériaux de la façade sont différents. L'extérieur de la deuxième maison est jaune et les balcons rappellent les arcades des bâtiments des années 1980. Le toit mansardé est prévu pour deux balcons au lieu d'un seul, comme dans le cas de la construction verte. La balustrade est en inox. Tant la façade de la maison jumelle que sa clôture sont plus sophistiquées. Malgré ces différences, les deux maisons sont appelées « maisons de type autrichien » et sont reconnues comme telles. De plus, les gens de Certeze ou de Huta s'en servent souvent comme modèles pour la construction d'autres maisons en reprenant certains de leurs éléments architecturaux. Ainsi, une fois apportée au village, le modèle n'est pas resté figé. Éloignée du pays d'origine, la maison est modelée par le propriétaire en fonction de la réalité locale, des matériaux de construction accessibles, de la configuration du terrain, des goûts et de la mode. Même si le modèle autrichien devrait être doté de rambardes en bois, les Oseni utilisent de l'inox puisque c'est plus joli et c est à la mode.

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Malgré leur nom semblable, les deux « maisons de type autrichien » cachent des réalités différentes : tandis que la première tire sa dénomination de la coïncidence entre l'origine du modèle, le lieu de travail du propriétaire, le réfèrent du deuxième bâtiment n'est pas Tailleurs mais le local. La proximité géographique est amplifiée par une proximité sociale, car les deux propriétaires sont des frères. Ce qui importe n'est pas de savoir si le modèle a été apporté ou non de l'Autriche mais bien la marque. Bien que le deuxième propriétaire ne soit jamais allé en Autriche, sa maison est tout aussi autrichienne que celle de son frère. Par un processus d'empathie [Mauss 2007], le deuxième bâtiment est tout aussi valorisant que le premier, et cela, malgré les nuances architecturales et l'ornementation apportées par le propriétaire lui-même.

3.3.2. A face Turcia ! (Aller en Turquie !). Intérieurs et objets domestiques de la Turquie Bien que la Turquie ne soit pas un pays occidental, elle représente une destination tout aussi importante que les autres. Contrairement à l'Autriche, la « terre des hommes», ce pays est surtout choisi par les femmes, à la recherche d'objets d'aménagement intérieur, de vêtements, etc. Rien de surprenant que la formule a face Turcia (« faire la Turquie », soit Taller-retour entre la Roumanie et la Turquie) soit si communément utilisée26 . Comme partout en Roumanie, les femmes de Certeze « font également la Turquie ». Pratique très fréquente dans les années 1990, elle a perdu de son intérêt au cours des dernières années. En 2005, il ne reste environ que quatre femmes qui s'y adonnent et rapportent à Certeze des draps, des couvertures, des tableaux, des services à café, des matériaux et des objets d'emparement, notamment les perles de verre nécessaires à la confection du costume traditionnel. Madame Nuta Vadan de Certeze « a fait la Turquie » dans les années 1990. En sortant de ses armoires des draps bleu, comme ceux que les on retrouve dans presque toutes 268

Le commerce pratiqué dans les années 1990 en Turquie s'appelle bisnita (le terme renvoie à l'anglais business). Il s'agit d'une sorte de commence mené soit individuellement soit en famille, et qui a lieu en dehors de tout contrôle des états concernés. Il se base initialement sur la logique de l'échange : les Roumains apportent et vendent en Turquie des produits qui y sont rares et, grâce à l'argent gagné, ils achètent en Turquie des produits très demandés en Roumanie. De retour au pays, ils vendent leurs produits deux ou trois fois le prix d'origine. Cette pratique est très répandue, particulièrement en Ukraine, en Serbie, en Hongrie et en Moldavie. Dans les années 1990, de nombreux Polonais, Ukrainiens et Moldaves faisaient de la bisnita en Roumanie. Cette pratique existe encore, mais à un degré moins élevé en raison de la législation plus restrictive et de l'apparition de destinations plus intéressantes et payantes.

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les maisons de Certeze et de Huta, elle mentionne qu'à l'époque, il lui a coûté 150 marks269, ce qui correspond aujourd'hui à 100 euros environ. Dans sa maison, les bibelots, les verres, les services à table et à vin sont originaires de la Turquie, de même que les rideaux de soie bleue, qui garnissent encore les fenêtres des « maisons de type occidental » (Photographie No 7). Dans ce cas, malgré leur origine orientale, les objets sont investis et porteurs d'une marque faisant référence à une géographie différente, la géographie occidentale. Une fois au Pays d'Oas, les objets s'éloignent de leur origine et s'approprient une nouvelle identité, une nouvelle valeur. Ils sont «interprétés» [Barthes 1974] en fonction du code de réussite locale, qui trouve ses articulations en Occident, lieu valorisant et prestigieux.

3.4. Mobilités matérielles éloignées Les cercles de la mobilité des modèles s'élargissent en englobant la France et ensuite l'Italie, l'Espagne et le Portugal. En plus de la « maison de type autrichien », Certeze commence à se démarquer par la « maison de type français ». La dénomination spécifique témoigne de la principale destination de travail et de migration des villageois : la France. Cette coïncidence entre le lieu de travail et l'origine des modèles est pertinente pour les années 1990, plus précisément pour la période de la vente des journaux de rue. Ce nom alterne avec les termes « maisons de type occidental » ou tout simplement « modernes » plus globaux. Le caractère dominant de la « maison de type français » fait que, de tous les villages du Pays d'Oas, Certeze est clairement associé à la France : Ils ont vu à l'étranger des modèles d'architecture... Ils ont apporté bien des modèles de France, d'Italie, d'Espagne. Maintenant, nous avons des maisons detypefrançais car les gens de Certeze, par exemple, travaillent en France. (Maître maçon, 46 ans, Certeze, 2004)

3.4.1. La maison de type français. Les geometries d'une nouvelle identité Ce que les Certezeni appellent constructions « de type français » sont des maisons dotées de deux ou trois étages en plus de la mansarde (Photographie No 8). Elles sont généralement carrées, leur façade est simple, leurs fenêtres sont accompagnées de balcons 69

Après la chute du communisme, la devise étrangère utilisée en Roumanie et dans les pays voisins est le mark allemand, puis le dollar américain. Après la création de l'Union européenne, le mark est remplacé par l'euro.

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carrés, situés à l'extérieur des murs et disposés symétriquement. Les éléments que les Certezeni considèrent « à la française » sont la mansarde, le toit à deux pentes et l'extérieur peint de couleur pastel, ce qui distinguent ces maisons de celles de la période « blanche » des années 1980 (Photographie No 9). La majorité des « maisons de type français » sont le résultat du contact direct entre les propriétaires et le milieu de construction occidental. Tout comme dans le cas de la « maison de type autrichien », les « maisons de type français » érigées au village ne sont pas des reproductions fidèles des originaux étrangers. Bien que les Certezeni utilisent constamment le mot « copier » dans leurs explications, ce verbe dissimule tout un processus d'adaptation de ce qu'ils ont vu ailleurs en fonction d'une réalité locale concrétisée par les matériaux disponibles sur place, par les capacités du terrain, et surtout par les exigences sociales, villageoise, communautaires et familiales spécifiques. Ce qui importe finalement, c'est que la nouvelle maison, nouvellement construite ou adaptée, soit reconnue par les autres villageois comme étant « française » ou « occidentale ». L'utilisation simultanée de deux termes, l'un spécifique, l'autre généralisant, renvoie à la coïncidence initiale entre le lieu de travail du propriétaire et l'origine du modèle. Cependant, le fait d'utiliser ces deux termes démontre aussi la relativisation de cette coïncidence, qui n'est plus valable. En effet, après Tan 2000 plus particulièrement, les destinations de travail se sont diversifiées (Italie, Espagne, Portugal, Royaume-Uni). De plus, non seulement le bâtiment entier montre l'origine française de la maison mais également ses éléments architecturaux, qui font de la maison « reproduite » au Pays d'Oas Tune « de type français ». La mansarde, le toit et les couleurs ont une valeur métonymique, puisqu'ils représentent des éléments qui confèrent à la maison entière l'empreinte de « type français », et cela, peu importe si le propriétaire travaille ou non en France. Tout compte fait, ce qui est recherché, est la reproduction des éléments qui, depuis quelques années, sont les signes représentant le « type français », un type valorisant. Contrairement aux « maisons de type autrichien », où l'extérieur importe plus, les « maisons de type français » voient leur intérieur gagner en importance par l'apparition de

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quelques éléments marquants : le salon, la cuisine ouverte située dans un coin de la cuisine, la salle à manger, la salle de bain et la toilette intérieure. La « maison de type français » n'est pas un « objet » qui revendique une origine unique. Son aménagement intérieur ressemble plutôt à un puzzle dont chaque pièce représente un pays différent avec ses atouts : l'Allemagne est réputée pour la céramique, la France pour le mobilier de la salle de bain et de la cuisine, l'Italie est appréciée pour le marbre. La maison qui est initialement « autrichienne » ou « française » est appelée « occidentale », terme englobant basé sur une valorisation cumulative. L'évaluation des matériaux, des modèles, des objets de décoration, etc. se base moins sur l'expérience personnelle issue de la comparaison des matériaux de diverses origines ou des renseignements obtenus auprès de professionnels ou de commerçants, que sur l'expérimentation communautaire et sur le réseau local, qui quantifie et analyse. À cela s'ajoute le développement, ces dernières années, de petites entreprises locales qui proposent les services et les matériaux nécessaires à la construction d'une maison. Afin de répondre à la demande du village et de la région, les commerces de matériaux de construction de Certeze et de Negresti-Oas offrent, sur place, toute une Europe. Ainsi, nul besoin d'aller en France pour les modèles de maison, d'aller en Allemagne pour la céramique et les salles de bain, d'aller en Italie pour le marbre. Le contact direct entre l'individu et le lieu d'origine des objets est remplacé par les intermédiaires économiques locaux, qui facilitent et accélèrent la construction des maisons. Le passage d'un réseau direct de mobilité d'objets à un autre indirect, économique et réglementé, ne nuit pas à la marque « occidentale » de la maison car, ce qui compte, c'est l'origine de l'objet et non pas son parcours jusqu'à la destination ou le lieu de l'achat. Étant donné la diversification de l'offre, les produits d'origine française sont en concurrence avec les produits d'autres pays. Cette concentration du global dans le local fait en sorte que les « maisons de type français » sont de plus en plus souvent qualifiées de « type occidental ». Cette dynamique locale est également amplifiée par le champ sémantique du mot « occidental », qui ne fait plus seulement référence au lieu de travail ou à la provenance des biens et de l'argent, mais également au style de vie que les gens de Certeze et du Pays d'Oas tentent de s'approprier et de régulariser dans leur région et leur village. Pour conclure, la « maison de type français » ne vient pas uniquement de

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France mais de partout, ce qui justifie l'utilisation parallèle par les Oseni et les Certezeni de la dénomination « occidentale ».

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Carte No 7 : Mobilités centripètes des formes architecturales entre 1990 et 2005, vers Certeze — Première vague — Deuxième vague — Troisième vague

3.4.2. La maison de type américain ou la fluidification de l'architecture L'Europe semble toutefois trop petite pour les habitants du Pays d'Oas. En 2004 et surtout 2005, les maisons « à l'américaine » font leur apparition. Il s'agit de constructions beaucoup plus grandes que celles de « style français ou autrichien ». Elles se distinguent de la construction « de type français ou européen » grâce à leur toit en arche, élément tout à fait nouveau dans l'architecture de « type occidental ». La forme de la maison n'est plus carrée et symétrique (comme pour les maisons « de type français ou autrichien ») mais asymétrique, et les murs ainsi que les structures accessoires telles les balcons, les fenêtres et les mansardes prennent des formes courbes et rondes (Photographie No 10). Maintenant, les maisons sont plus compliquées. Par exemple, le toit des maisons de type américain peut coûter 20 000 euros. Avant, ils le faisaient en deux pentes. [Les maisons au toit

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en forme d'] arche se construisent depuis l'an dernier, alors qu'il y en avait deux à Certeze. Maintenant, d'autres ont commencé à se faire construire, mais les maisons sont très coûteuses. Vraiment, ce n 'est pas n 'importe qui peut se permettre une telle maison ! Le matériel à lui seul coûte 50 000 euros environ. (Constructeur qui travaille en France, 45 ans, No 39/2005, Certeze)

Depuis 2005, les « maisons de type américain » se multiplient des deux côtés de la chaussée nationale de même qu'à l'entrée du village de Certeze. Non loin du centre, on rénove une maison qui rappelle la maison moderne longue des années 1989. Les annexes incorporées dans le bâtiment principal sont agrandies. Il en résulte une deuxième maison positionnée perpendiculairement sur la structure principale. Le toit est en arche et les balcons et les fenêtres de la façade du bâtiment initial sont agrandies à leur tour (Photographie No 11). Quant aux « maisons de type américain » construites à l'entrée du village, elles ont été érigées à partir de zéro. Alors d'où vient la dénomination « type américain » et pourquoi le toit en arche est-il associé à l'Amérique ? En 2001, un jeune couple de Huta-Certeze commence la construction d'une grande maison en brique, qui se démarque de toutes les autres par sa grandeur inhabituelle, même pour le village-champion Certeze. Sa principale originalité est son toit. Ayant une forme d'arche, le toit massif confère plus de grandeur au bâtiment doté déjà de deux étages (Photographie No 12). En 2005, la maison n'est pas encore terminée. De plus, le processus de construction a été arrêté depuis un certain temps en raison du manque de liquidités. Le propriétaire travaille en France sur des chantiers de construction et il n'est jamais allé aux États-Unis. Le seul lien du couple avec l'Amérique est le père de la femme qui y travaille depuis cinq ans. Originaire de Huta, il est propriétaire d'une très grande maison au village, dont la construction se fait sous la supervision de sa femme depuis 2004. Cette nouvelle maison n'a pas de toit en arche, et son modèle n'a rien à voir ni avec le modèle de la maison de la fille, ni avec l'architecture américaine. D'ailleurs, pour choisir le modèle, la femme du propriétaire parti aux États-Unis, Golena Maria, s'est inspirée d'une revue proposée par l'architecte chargée de la construction de la maison. Au-delà des coulisses du modèle original, la maison de Golena Maria et de son mari est appelée exceptionnellement par les villageois de Huta et de Certeze « la maison de l'Américain » (Photographie No 13). Par extension, la maison au toit en arche de leur fille est nommée la « maison de type américain ».

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La « maison de l'Américain » fait clairement référence au lieu de travail du propriétaire. Par contre, il n'y a aucun rapport entre l'origine du modèle et le lieu du travail. L'appropriation de la dénomination « Américain » est le résultat de l'activation de tout un imaginaire valorisant que les Roumains se font des États-Unis. Avant même la chute du communisme, malgré le mur qui séparait les deux mondes, l'Amérique était présente dans les foyers communistes grâce à des objets provenant de réseaux de commerce informels : les boîtes à cigarettes Kent, gardées et exposées fièrement dans la vitrina (la vitrine) communiste, ou encore les bouteilles de whisky, plus appréciées pour leur emballage que pour leur contenu. Tous ces objets ayant une identité valorisante durant le communisme sont intégrés dans le code roumain de la réussite, surtout grâce à l'influence de téléséries comme le feuilleton télévisé Dallas, où le personnage principal, J.R. — incarnation de la richesse, du pouvoir et de la ruse — est toujours présenté son verre de whisky à la main. Au personnage et aux objets se rajoute le lieu, le ranch de Southfork, devenu pour les Roumains le symbole du luxe et du bien-être. D'ailleurs, après la chute du communisme, un nouveau riche roumain a fait construire une ferme à l'image de celle représentée dans la télésérie américaine. Il arrive que le nom de la métropole Dallas soit utilisé pour désigner des quartiers de nouveaux riches construits en marge des villes. Le passage de « la maison de l'Américain » à la « maison de type américain » a lieu, dans une première étape, par association familiale. Ensuite, ce transfert est facilité par la nouveauté du modèle de la maison de la fille et surtout par la grandeur du bâtiment, qui dépasse légèrement les autres. Graduellement, la « maison de type américain » signale une intensification de ce que les « maisons de type occidental » représentent : elles sont plus grandes, plus belles, plus prestigieuses. Cette maison et la dénomination qui lui est attribuée n'ont pas de rapport avec le lieu de travail du propriétaire ou du modèle. Elle encode le message de la différence dans la ressemblance, d'être comme les autres, soit moderne, occidental, riche, important et même plus, c'est-à-dire américain. La dénomination « à l'américaine » représente la manière dont les gens à la fois valorisent et individualisent davantage un modèle neuf, différent des autres, plus grand et surtout bien plus dispendieux. Parmi les dénominations occidentales, l'Amérique reste la seule à

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pouvoir faire une différence. Ainsi, la dénomination « maison de type français, autrichien ou américain » n'est pas nécessairement un reflet fidèle du lieu de travail du propriétaire ou de l'origine du modèle. Elle est la monstration de la réussite du propriétaire, qui encode toute une sémantique identitaire valorisante : richesse, bien-être, civilité et civilisation dans le sens d'appropriation d'une conduite honorable et reconnue. Tout ce qui importe, c'est qu'au village la maison soit reconnue « de type occidental ».

3.5. Circuits locaux de mobilisation architecturale 3.5.1. Certeze, lieu d'ingestion et de diffusion des maisons de type occidental Une fois construite, la maison commence à s'éloigner du modèle original. Malgré la volonté de bâtir chez soi toute une Europe ou tout un monde, le local dans le sens géographique (le village, la région) et social (la communauté, la famille) impose ses propres exigences. De tous les villages, Certeze est le village le plus avancé. Malgré la mobilité existante dans les autres localités de la région, les gens de Certeze sont les premiers à construire des nouveaux modèles de type occidental, qui n'échappent pas à l'observation des voisins proches. Vasaies, un jeune de Huta, souligne qu'à l'importation des modèles de l'extérieur, avant et après la chute de communisme, correspond une mobilité interne, régionale, qui prend plusieurs formes et plusieurs rythmes : Les habitants de Certeze ont été les premiers à partir et à vendre des journaux à Paris. Maintenant, tu peux y aller, mais personne ne te donnera de l'argent. Après les Certezeni, il y a eu les Moisenari. Nous [les habitants de Huta] étions les derniers à partir. Nous avons été les plus arriérés, comme on dit. Car c'est chez nous qu'il y avait le plus grand nombre de personnes qui, pendant Ceausescu, étaient des travailleurs de l'Étal. A Certeze, il y avait les «delegati », les patrons qui amenaient des centaines de personnes aux travaux forestiers... Nous, les Hutari, on travaillait, il n 'y avait pas de « delegati » chez nous. Après la révolution, les Certezeni ont commencé à partir, en France. Ensuite, les Moiseniari ont commencé à faire la même chose et nous, nous étions encore une fois les derniers. Nous n 'arrivons pas à rattraper les gens de Certeze. Ils ont construit et ensuite, ils ont modifié l'extérieur de leurs maisons trois fois ces dix dernières années... (Huta-Certeze, 2004)

Certeze devient un modèle pour les autres villages. La volonté d'imiter l'Occident est accentuée localement par le désir d'avoir comme les gens de Certeze. Les modèles « de type occidental » sont repris non pas directement de la source, mais du village voisin : C 'était l'influence. Il y avait cette vague de construction de maisons. Ils [les Moisenari] ont vu que les Certezeni avaient avancé grâce à leurs maisons... Alors pourquoi ne ferions-nous pas la même chose ? Construisons nous aussi des maisons ! Et en voyant que le voisin a commencé, ils ont commencé eux aussi. (Prêtre Bobita [65 ans], Moiseni, 2002)

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Malgré les différences entre les villages, le Pays d'Oas s'associe à un méta-réseau communautaire régional, qui dépasse les frontières administratives et qui suit de nombreuses ramifications sociales, que ce soit de famille, de voisinage, d'amitié ou de travail. Les villages se surveillent en permanence et ne cessent de se comparer. Si autrefois la terre, le bétail, la capacité de travail individuel et familial représentaient des critères d'appréciation et de différenciation entre les villages, à présent, la maison absorbe toutes ces fonctions. Les maisons des Certezeni ne laissent pas indifférents les voisins proches. La circulation des formes architecturales commence à se faire par ce réseau communautaire régional traditionnel appelé osenesc (qui rappelle le nom Oas, « du Pays d'Oas »), très ancien et bien ancré dans la manière des Oseni de se définir. Même si au départ, les Certezeni sont les principaux acteurs dans le phénomène de la construction, ils sont avant tout des Oseni. Le comportement bâtisseur est facilement généralisé aux autres villages comme symbole de réussite de toute une région. Dans la description du changement régional, les autres villageois commencent toujours avec la présentation des « maisons de type occidental » comme la matérialisation d'un changement plus profond, identitaire. Cette présentation est toujours suivie par la question qui legitimise les affirmations : Avezvous vu ce que les gens de Certeze ont fait ? (2004, 2005, Huta-Certeze, Bixad, Calinseti, Moiseni et même la ville de Negresti-Oas). Les maisons de Certeze deviennent un point de référence et un objet de désir pour les autres habitants du Pays d'Oas. La généralisation de la mobilité des modèles fait de la nouvelle maison Télément identitaire le plus significatif des Oseni. Avoir une maison comme les Certezeni signifie être riche comme eux, être un vrai Osan et appartenir à cette région.

En plus de la circulation centripète des formes architecturales, du global vers le local, il en existe une autre tout aussi importante pour la dynamique régionale : la circulation centrifuge, qui se déploie de Certeze vers les villages voisins (Huta Certeze et Moiseni qui, du point de vue administratif, appartiennent à la commune de Certeze) et ensuite vers d'autres villages plus éloignés (Bixad ou Turf). Pour ce qui est de la ville de Negresti-Oas, la circulation des modèles est équivoque. Negresti-Oas représente une source d'inspiration pour les Certezeni, et les gens de Negresti-Oas surveillent les dernières modifications architecturales de leurs voisins villageois. Malgré la différence administrative entre les 245

deux localités, le rapport traditionnel de supériorité ville/village s'inverse : les habitants de Negresti-Oas reconnaissent que les Certezeni sont plus avancés qu'eux en construction. Sur le terrain, le processus de construction à Negresti-Oas est aussi ample qu'à Certeze.

C a r t e N o 8 : Circulation régionale centrifuge des maisons de type occidental au Pays d'Oas

Les Hutari sont les derniers à suivre l'exemple des leurs voisins. Ces dernières années, les différences se sont visiblement amenuisées : Sous Ceausescu, il y avait une grande différence entre Certeze et Huta : à Huta, les gens travaillaient pour l'État. Les Certezeni ? Ils avaient une ambition : aller aux défrichements ! Il y avait de grandes différences ! Maintenant ? Beaucoup de gens de Huta sont partis en France, en Italie comme nous, les Certezeni. Et ils ont commencé à construire. Avant, ils avaient l'habitude de dire : « Ooooh ! Les Certezeni font des maisons ! » Voilà, ils ont commencé à en faire eux aussi ! Quelles villas, quelles maisons ! (Floarea, 34 ans, No 34/2005, Certeze)

La généralisation du phénomène de la construction à Huta-Certeze est dynamisée par l'association de deux faits : le départ de plus en plus massif des Hutars à l'étranger et le désir de posséder le même type de maison que les Certezeni. Qu'ils apportent le modèle d'ailleurs, ou qu'ils le prennent du village voisin, les habitants de Huta-Certeze reprennent et reproduisent la même pratique de construction et de transformation que les Certezeni (Photographie No 14). Le processus de la diffusion des modèles est graduel et dynamique. Le principe de base est l'observation d'un modèle désiré et sa reproduction. Nul besoin d'avoir un plan ou une 246

esquisse. Il s'agit d'aller avec le maître pour lui montrer la maison désirée afin d'en bâtir une autre pareille (Certeze, Huta-Certeze, 2005). Dans la logique du voir, l'extérieur reste une priorité. Quant à l'intérieur, c'est au propriétaire de décider, et généralement l'aménagement ne suit pas la configuration de l'original. La répartition et l'aménagement de l'espace intérieur sont plus individualisés et personnalisés. Ma maison a deux niveaux. Maintenant, j ' a i commencé la mansarde. Le modèle, j e l'ai pris de Certeze. Je l'ai aimé. Seulement l'extérieur, mais pas l'intérieur. [Le modèle de Certeze] ne vient pas de l'étranger. Je l'ai aimé, donc j e l'ai pris. (lose, 17 ans, No 18/2004, Huta-Certeze)

Dès qu'une partie de la maison est achevée, le propriétaire intervient. Comme lose arrive à la conclusion que sa maison sera trop haute si on lui met la mansarde, il décide de l'abandonner. Ce qui initialement ressemble à une imitation devient une adaptation personnalisée en fonction des attentes et des goûts personnels. En plus du plan et de la forme des maisons dont la popularité se déplace de Certeze vers les autres villages, il existe une autre forme de mobilité, fragmentée et bien plus large que la première, celle de retenir des éléments architecturaux plutôt que l'ensemble de la construction. Le choix n'est pas aléatoire. La mansarde, notamment, représente des marqueurs du caractère occidental du bâtiment entier. L'utilisation préférentielle des matériaux dépend aussi de ce que font les Certezeni. Les rambardes en inox, les escaliers et les clôtures en marbre ont aussi été copiés des modèles de Certeze. Les fenêtres en bois aux vitres claires sont remplacées par des fenêtres préfabriquées aux vitres teintées. L'agrandissement des annexes et leur transformation dans une deuxième maison suit la même logique. Quant à l'intérieur, le salon est revendiqué comme originaire de Certeze, de même que l'aménagement des salles de bain ou de la cuisine. De plus, on parle du « jacuzzi comme chez les Certezeni », de « colonnes comme chez les Certezeni », car ce sont eux qui les ont apportés de l'Occident. La direction inverse est très rare, et nous l'avons bien vu dans le cas de la « maison de type américain ». Toutefois, les gens de Certeze restent toujours les plus rapides et les plus innovateurs. Les autres ne font que chercher à se maintenir dans la course : A Certeze, toutes les maisons ont des mansardes et tout ce que vous voulez. Chez nous [à Moiseni], on construit très peu. On détruit les toits des maisons déjà bâties et on met des mansardes. Plus loin d'ici, il y en a quatre ou cinq dont le toit a été détruit puisqu'il n'était plus « beau » et qu 'on voulait construire un fronton ou une façade plus en avant, comme ils disent, modernisé. (Bobita, 65 ans, No 1 /2002, Moiseni)

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Par le même processus de synecdoque, l'ensemble absorbe la sémantique de Tailleurs dont la partie est investie. Pas besoin de construire un modèle en entier pour avoir une « maison de type occidental ». La simple destruction du toit de type clop, le rajout de la mansarde et d'un toit à deux pentes confèrent au bâtiment le type « occidental ». Il s'agit d'un trompeTœil qui donne l'impression que tous les modèles proviennent de l'étranger. La mansarde, par exemple, bien qu'elle soit reprise de Certeze, pour les habitants des autres villages, ne perd ni sa valeur ni la marque de la modernité et de la belle vie associées à une géographie globale, occidentale et valorisante. Elle n'acquiert cette signification sociale et symbolique qu'à l'échelle locale. N'ayant pas de fonctionnalité précise, elle reste inhabitée et nonaménagée. Ce qui importe est le message que transmettent ces éléments architecturaux et, par extension, la maison. Ainsi, dans la région du Pays d'Oas, le village de Certeze remplit deux rôles : premièrement, il filtre les formes architecturales de l'Occident et de la région ; deuxièmement, il est le centre de diffusion des modèles de construction et d'aménagement. Par un processus d'empathie (Mauss 2007), la construction des maisons à partir des modèles existant à Certeze est synonyme de reproduction de maisons que Ton trouve en Occident. 3.5.2. Circuits intra-villageois de mobilisation architecturale Les modèles ne circulent pas seulement d'un village à l'autre, mais aussi à l'intérieur de chaque village. À Certeze comme à Huta, d'autres réseaux se mettent en place : villageois, familiaux et de voisinage. Avant 1989, à Certeze, les maisons des chefs d'équipe (delegati) représentent le principal modèle à suivre. Puis, les travailleurs au rîtas qui disposent des moyens nécessaires reproduisent les constructions de leurs chefs. La circulation des modèles est verticale, structurée en fonction de la profession des individus : travailleurs saisonniers et travailleurs dans l'industrie locale étatique. La séparation professionnelle correspond à un clivage lié au rapport entre l'individu et l'espace. Il s'agit de la population mobile et de la population sédentaire. Bien qu'il s'agisse dans les deux cas de travailleurs ou d'ouvriers, le clivage entre les deux catégories correspond à un lien hiérarchique car localement, les individus qui partent au rîtas ont une meilleure situation économique et sociale dans la communauté que les travailleurs salariés de l'État.

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Tableau 8 : Diffusion verticale des modèles de maisons dans le village de Certeze avant 1989

Delegati (« chefs d'équipe »)

v Travailleurs au rîtas

v Travailleurs de l'Etat et autres Après 1989, le rôle d'exemple à suivre que jouent les chefs d'équipe et ensuite les travailleurs saisonniers est assumé par d'autres villageois, ceux qui travaillent à l'étranger, notamment en France. Leurs constructions, plus imposantes que celles des années 1980, prennent la relève comme exemple à suivre. La généralisation du processus de construction dans tout le village amène une diversification du réseau de la mobilité des formes architecturales et un changement dans la direction de la circulation, qui passe de verticale à horizontale. La circulation n'est plus univoque, passant d'une catégorie sociale ou professionnelle à une autre. Les modèles se déplacent de façon plus ou moins chaotique, en se fondant sur la pluralité des réseaux, qu'il s'agisse de la famille, d'amis, de voisins ou tout simplement d'individus. Le réseau le plus important est celui de la famille car il permet deux types de mobilité : temporelle et spatiale. Les parents ont légué la construction de maisons à la jeune génération d'après 1989. Cet héritage prend deux formes. La première est matérielle, à savoir lorsque les enfants possèdent déjà une maison construite par leurs parents pendant les années 1980. Avec l'apparition de la « maison de type occidental », ces constructions ne correspondent plus aux désirs de la nouvelle génération, qui se met à tout transformer. La deuxième forme est coutumière et consiste à avoir une maison à soi dans le but de fonder sa propre famille. Cette fois, il ne s'agit plus de reproduire une forme provenant d'ailleurs mais plutôt de reproduire une pratique locale ancienne.

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La mobilité spatiale passe aussi par des réseaux familiaux car les frères et les sœurs, les cousins et les cousines s'imitent les uns les autres. Ce type de mobilité est bien visible dans le cas des « maisons de type autrichien » dont nous avons déjà parlé. La circulation selon les liens de parenté est amplifiée par les rapports de voisinage étant donné que la majorité des enfants construise sur les terrains de leurs parents ou dans la maisnie (gospodaria) familiale si le terrain le permet. Les deux enfants de Maria Buzdugan ont chacun une « maison de type français ou occidental » construite sur le terrain de la leur mère, située non loin du centre. La maison de la fille, dont la construction a débuté plus tard, ressemble à celle de son frère : la forme, la couleur, le modèle, la hauteur et la grandeur (Photographie No 15 et No 16). La maison de son frère est une réplique d'un modèle provenant de la France, où le propriétaire a travaillé un certain temps. Lors de notre visite, il travaillait en Roumanie dans une entreprise de construction de routes. Sa maison sert de modèle à la deuxième maison, bâtie pour sa sœur, qui est assistante médicale à Negresti. Quelques différences sont toutefois notables : le positionnement des balcons, l'emplacement du garage et de l'entrée principale, l'emplacement des escaliers. L'intérieur est également différent : contrairement à la maison de son frère, le premier étage est réservé au salon. La disposition des chambres est différente. Ainsi, à l'intérieur du réseau social le plus restreint, la famille, la circulation se joint à l'intervention personnalisée, qui donne l'impression de variations sur un même thème. Les maisons sont à la fois semblables et différentes. Cette adaptation de l'original représente la volonté de prendre possession de l'objet ou du lieu, en éloignant ce dernier du modèle initial sans toutefois modifier la marque « occidentale » et valorisante de la maison. La proximité de voisins ne faisant pas partie de la famille permet aussi une mobilité élargie des modèles, qui touche l'ensemble de la communauté. Le voisinage fonctionne selon le même principe de ressemblance et différenciation, à l'exception que la relation présente une certaine rivalité. Même si, dans le cas de la famille, il existe aussi une forme de rivalité, la logique d'entraide est bien plus importante. Dans la relation avec les voisins, il ne s'agit pas d'avoir seulement la même chose qu'eux mais plus qu'eux. La rivalité devient concurrence, phénomène bien visible après 1989. La concurrence, élément dynamique de la circulation interne des modèles ou des éléments architecturaux et d'aménagement,

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ressemble à un jeu dont les principes de base, apparemment antagoniques, fonctionnent ensemble. Elle peut s'énoncer ainsi :je veux une maison pareille, mais plus haute et plus large que celle de mon voisin. À la fois imitation et différenciation, la reproduction de la maison du voisin repose sur une volonté de domination (Bourdieu 1980). Ce sont les deux vecteurs qui dynamisent la construction à la verticale au Pays d'Oas. Rémy reconnaît également ce principe mais dans le cas d'une ville : « Pour être innovatrice, la ville doit composer avec une double exigence : d'une part, assurer un processus unificateur et d'autre part, ne pas neutraliser les différences [...] Cette dualité peut servir au dynamisme local » (Rémy 1999 : 341). Si, dans le cas de Rémy, les exigences de l'unité architecturale tiennent des règles de l'urbanisme, dans le village, c'est la communauté à elle seule qui impose ses propres limites en ce qui concerne la forme et la grandeur de la maison. Par ailleurs, la communauté villageoise n'est pas une structure égalitaire mais hiérarchisée. Le besoin d'occuper une place dans la hiérarchie sociale et symbolique ne peut se manifester que par la différenciation dans le but de rendre l'adversaire inférieur. Les voisins entrent en concurrence les uns avec les autres en raison de leur proximité spatiale immédiate : Si, en arrivant à la maison, j e vois que tu as fait le toit de deux pentes, moi, j e vais mettre une mansarde. Je n 'utilise plus de la tuile rouge mais de la verte. Ah ! Tu as fait comme ça ! Moi, j e vais refaire ma clôture. Je construis un style de clôture plus haut. Et de là la concurrence : si le voisin a bâti une maison à deux étages, j ' e n construirai une à trois étages. Si le voisin a construit une mansarde, j e ferai la même chose. S'il a fait une coupole, j e ferai autrement, etc. (Nelu (30 ans) Huta-Certeze)

À Certeze, il est fréquent de voir deux ou plusieurs maisons semblables dont une plus haute que les autres (Photographie No 17). Dans ce cas, le plan initial et la forme demeurent les mêmes. On ne fait que rajouter un étage et, éventuellement, changer la couleur. Ainsi, à la circulation matérielle exogène ou endogène correspond tout un travail de transformation et d'adaptation des formes locales. 3.6. Réseaux virtuels de circulation. Les revues, la télévision, la vidéo, le cellulaire Le contact réel, sensoriel, avec le monde Occidental ou la proximité des individus du Pays d'Oas, ainsi que l'Autre, l'étranger, ne représentent pas les seuls canaux de mobilité des

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modèles « de type occidental ». L'accès à toute forme d'information comme les revues spécialisées en architecture et en aménagement intérieur, de plus en plus nombreuses en Roumanie, et l'accès aux moyens virtuels de communication (télévision, vidéo, téléphonie cellulaire, Internet) activent de nouveaux canaux de mobilité, qui favorisent la circulation des biens et des modèles architecturaux à l'échelle locale et entre les différentes régions du monde. Après 1989, les téléromans sud-américains envahissent les chaînes de télévision roumaines. Ils présentent généralement l'histoire d'amour et de réussite d'une jeune fille ordinaire, habituellement paysanne. Après de longues épreuves surmontées grâce à son honnêteté, à son esprit laborieux, etc., elle épouse l'homme de ses rêves, beau, riche et convoité par toutes les femmes. Enfin, elle parvient à bâtir une carrière, que tout le monde envie. Histoire avec un happy end, le téléroman nourrit les désirs cachés des femmes de toute la Roumanie, particulièrement des femmes mariées, qui restent à la maison. Cependant, ces programmes touchent de plus en plus de femmes, de tous âges et de toutes professions. L'intrigue des téléromans se déroule toujours à l'intérieur de maisons au décor typique et d'influence américaine : luxueuses, bien aménagées, riches en ornementations et en objets, etc. Associés à la réussite et à la richesse des personnages, ces intérieurs deviennent rapidement une source d'inspiration en aménagement intérieur partout en Roumanie et au Pays d'Oas. Le succès de ce type de programmes s'explique par le fait que les femmes d'Oas se reconnaissent dans le personnage principal féminin : la fille pauvre et innocente, sincère, honnête et généralement originaire des régions rurales, qui grâce à ses propres forces, finit par réussir dans la vie. « Réussir » signifie s'enrichir, posséder la maison qu'elle n'a jamais eue mais dont elle a toujours rêvé, rencontrer ou regagner l'homme de sa vie. Ce personnage-type féminin est à la fois ce que la spectatrice est et ce qu'elle rêve d'être. Dans ces téléromans, la maison luxueuse qui remplace la façon ancienne et précaire de vivre fait partie de l'épanouissement du personnage féminin. Pour les femmes du Pays d'Oas, la reproduction du même type de maison, de l'aménagement intérieur, de la cuisine,

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etc. devient le moyen de matérialiser l'amélioration de sa situation sociale et économique et de transmettre ce message aux autres. Par exemple, dans sa cuisine d'inspiration sudaméricaine, la femme au foyer de Certeze transmet une image différente de celle de la paysanne pauvre et chargée des tâches de la gospodaria, qui ramasse le foin et élève des animaux. Il s'agit d'une femme qui achète sa viande au magasin, qui possède (et peut-être utilise) des appareils électroménagers performants et qui par conséquence, ne passe plus la grande partie de son temps dans la cuisine. Pour l'aménagement de sa cuisine, Vadan Nuta de Certeze s'est inspirée de son téléroman sud-américain préféré. Le coin cuisine est séparé de la salle à manger par des colonnes de brique en forme d'arche (Photographie No 18). Le principal agent de transfert dans ce cas est la femme. Les explications viennent de soi : la femme reste plus longtemps à la maison et elle intervient dans l'aménagement de la cuisine, l'espace considéré traditionnellement comme féminin. Présente dans tous les téléromans sud-américains et associée à l'idée de richesse et de réussite, la nouvelle cuisine devient rapidement la marque sociale et symbolique d'un statut supérieur et amélioré de la femme du Pays d'Oas. Malgré la marque valorisante des intérieurs promue par les téléséries sud-américaines ou, plus récemment, américaines, comme Le feu de l'amour, l'appropriation de ces modèles ne se fait pas sans difficulté, surtout lorsqu'il s'agit de les accompagner d'usages et de pratiques qui sortent de Tordre villageois et surtout du code local de l'honorabilité féminine. Cette image libérale projetée surtout par les femmes de Certeze est sanctionnée par les femmes des autres villages, qui les accusent de ne pas être de vraies gospodine. Le mot «gospodine» vient du terme «gospodaria» («la maisnie» [Stahl 1975] ou « household » [Mihailescu 2001]) et il réfère à une bonne cuisinière qui s'occupe bien de sa famille et de ses enfants. Une fois appropriée est territorialisée dans le local, cette culture domestique ne reste ni figée ni fidèle aux modèles désirés. Elle subit des pressions à l'échelle locale, sujet que nous développerons plus tard dans cette thèse. Par ailleurs, les revues spécialisées de type Ma maison contribuent à la situation. Elles présentent, en effet, des propositions et des modèles occidentaux d'aménagement intérieur et extérieur. Considérées comme savante ou citadine, les revues sont plutôt utilisées par les

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architectes pour proposer des modèles de construction à leurs clients. Étant donné la faible collaboration entre les Certezeni et les architectes, les revues ont une influence moins importante. Un exemple reflétant la situation est la maison « de l'Américain », déjà évoqué, dont le modèle est tiré d'une revue que le maître avait montrée à Golena Maria. Les allers et retours entre le Pays d'Oas et l'Occident permettent aux Oseni de se familiariser avec différentes techniques de communication, telles la vidéo. C'est de cette façon que le propriétaire absent participe en quelque sorte à la construction de sa maison. Les médiateurs sont les parents qui, à l'aide de films pris pendant le processus de construction, informent leur enfant du déroulement du projet. Ils filment le modèle choisi qui provient soit du village soit de Certeze, s'ils habitent ailleurs. Une fois l'accord de l'enfant reçu, les parents entreprennent le processus de construction et en filment toutes les étapes. La famille Olah de Huta Certeze a ainsi construit une maison pour leur garçon, Fanea, qui travaille en France depuis 9 ans. Le modèle provient de Certeze. Leur fils a suivi le cours de la construction à l'aide des films réalisés par ses parents. De même, les enfants prennent des films de la maison qu'ils choisissent à l'étranger pour ensuite les envoyer à leurs parents, qui reproduisent la maison au village. Le père de Fanea affirme ce qui suit : C'est moi qui ai choisi le modèle. Je lui envoyé une photo puis j ' a i enregistré une cassette vidéo. Mon fils aîné, qui a une vidéo, lui a apporté le film pour que Fanea puisse la voir. A la fin, j ' a i filmé la maison. Pour ce qui est du toit, j e me suis inspiré de Tetuca Irinchii [...] Le toit a une mansarde. Je trouve que cette maison est mieux que l'autre. (Olah loan, 63 ans, No 17/2004, Huta-Certeze)

La vidéo n'est pas seulement un canal de « transport » des formes architecturales d'une partie de l'Europe à une autre, mais aussi un facteur de ruse. Souvent, les désirs matérialisés virtuellement sur pellicule sont incompatibles avec la réalité locale du terrain ou la dextérité des constructeurs ou de ceux qui dirigent la construction. Il arrive qu'au retour, les enfants ne soient pas tout à fait satisfaits du résultat. S'ils ont les moyens, ils commenceront immédiatement les modifications. La vidéo représente également un canal de circulation interne, soit d'une famille à l'autre, des modèles d'aménagement intérieur. Cette mobilité virtuelle locale est activée par un contexte traditionnel qui n'a aucun lien avec Tailleurs. À Noël, les jeunes garçons habillés

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en costume traditionnel régional se promènent, avec leur caméra vidéo, de famille en famille ou de maison en maison, où il y a des filles en âge de se marier, afin de leur adresser leurs vœux en dansant et en chantant et ainsi d'établir les premiers contacts. Invités dans la maison, au salon, ils filment la performance. Plus tard, les garçons et leur famille regardent les films et évaluent en même temps Tarrière-plan où se déroule la performance traditionnelle, « le modernisme » de l'aménagement, les meubles, etc. Puisque les jeunes filles concernées ont presque l'âge de se marier, les images filmées peuvent augmenter ou, au contraire, diminuer leurs chances de se trouver un bon partenaire. Au-delà de l'adaptation d'une pratique traditionnelle liée à l'institution du mariage, Noël est une occasion d'avoir accès à ce qui est moins visible de la rue et finalement de reprendre de nouveaux éléments. Une fois de plus, Tailleurs territorialisé dans les « maisons de type occidental » est activé et mobilisé à travers des institutions sociales et des réseaux locaux traditionnels. Malgré la mobilité de la population, d'un lien entre l'individu et l'espace fragilisé par les suites d'absences et de présences plus ou moins régulières, cette instrumentalisation du global dans le local assure le fonctionnement et la dynamique des relations sociales communautaires au village et dans la région entière. Pour paraphraser James Clifford, nous pouvons dire que le voyage ne peut donc pas se passer des racines (1997). Conclusion L'architecture des années 1990 et 2000 du Pays d'Oas se distingue par l'occidentalisation et l'extension de l'espace, qui supposent deux éléments complémentaires : l'appropriation et l'intégration des nouvelles formes architecturales de diverses origines en Roumanie, en général, et dans la région d'Oas, en particulier. Pour les Certezeni, la France est la principale source d'inspiration, ce qui explique pourquoi la majorité de leurs maisons sont « de type français ». Par contre, une analyse plus approfondie montre que l'origine du modèle de maison ne correspond pas nécessairement au lieu de travail du propriétaire ou encore au pays revendiqué. À la circulation des formes architecturales de l'extérieur vers l'intérieur se rajoute une mobilité locale très forte, qui active une pluralité de réseaux sociaux traditionnels. Cette mobilité et cette mobilisation interne conduisent non seulement à l'intégration d'une culture matérielle étrangère mais également au remaniement d'une

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culture locale déjà existante en fonction des nouvelles exigences et influences occidentales. Autrement dit, « voyage », « racines », « mobilité » et « sédentarité » ne sont plus en relation d'exclusion. Au contraire, ils coexistent (Clifford 1997 :3) dans ce que les Oseni appellent déjà la « maison à l'occidental ». Ainsi, le comportement bâtisseur des Oseni et les « maisons de type occidental » trouvent une réponse partielle dans la mobilité qui existe entre l'icï et Tailleurs, entre le Pays d'Oas et l'Occident. Sans minimaliser le rôle des pays étrangers dans l'importation des nouveaux modèles, ce que Ton voit aujourd'hui au Pays d'Oas n'est pas un reflet fidèle de la mobilité des Oseni à l'étranger ou de l'expérience d'une pluralité des lieux. Il s'agit d'une incorporation de cette expérience à l'intérieur d'une autre, locale et ancienne. Sans être passive, cette incorporation agit en sens inverse en déclenchant une mutation interne du local. La dynamique est si forte que le changement devient palpable d'une année à l'autre, tant dans le matériel que dans la pratique et le discours. Enfin, puisque cette translation n'est jamais terminée, le local continuant d'actionner et de modifier, la conclusion à tirer est que le global au sens d'« Occident », comme modernité réclamée par les Oseni en tant que nouvelle manière d'être et de vivre, finit par être domestiqué par le local (Goody 1979).

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4. FAIRE BATIR SA MAISON A DISTANCE. NOUVELLES ET ANCIENNES PRATIQUES DOMESTIQUES DE (RE)PRODUCTION DES RELATIONS SOCIALES DANS LE CONTEXTE DE LA MOBILITÉ Le désir de construire touche presque toutes les catégories d'âge ou de sexe : les parents qui ont des jeunes enfants, les adolescents proches de l'âge de mariage, les adultes ou même les plus âgés qui possèdent un métier et qui construisent pour leurs proches. Les femmes mariées poussent aussi leurs maris à bâtir. Mais construire une maison n'est pas facile. Les tâches sont multiples et difficiles à gérer, d'autant plus que le propriétaire est la plupart du temps absent. Or, Tune des caractéristiques de l'architecture vernaculaire de la Roumanie ou d'ailleurs270 a toujours été T autoconstruction271, laquelle impliquait la présence physique et permanente du propriétaire car il était à la fois bénéficiaire et exécuteur

. Pour

souligner l'importance du moment, il suffit de rappeler les nombreux rites et rituels de fondation que le futur propriétaire devait accomplir afin de se faire accepter par les esprits du lieu et par la communauté

. D'autre part, la construction de la maison paysanne

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Maurice Bolch (1995 : 70-72) pour l'Europe ; Claude Lévi-Strauss pour les sociétés nord-américaines et le monde européen médiéval (1984 : 195, 1987 : 210) ; Birdwell-Pheasant et Lawrence-Zuniga pour l'Europe (1999). En Guyane Française, la nouvelle maison correspond à l'arrivée d'un nouvel adulte dans la vie sociale du groupe (Aubert 1999 : 54) ; Stahl pour la Roumanie et l'Europe du sud-est et du centre (1974 : 401-2 ; 1978 : 92-4 et 199 ; 2000 : 117). Voir aussi H. Paul Stahl et Petrescu (1957) et Costaforu (1936 : 116) etc. Pour la Bulgarie, voir Zhivkov, Berbenliev et Anguelova (ICOMOS, 1977). Pour le Pays d'Oas, voir notamment Focsa (1975 et 1999). 271 Pour l'Europe, voir Roux (1976 : 173), Rapoport (1972 [1969], 1973) ; Villanova 1994 ; 2 Pour le Pays d'Oas, voir Focsa (1975 : 361-2). Voir aussi Paul Stahl 1979 : Sociétés traditionnelles balkaniques. Contribution à l'étude des structures sociales dans « Etudes et Documents balkaniques », Paris : 98. Paul Stahl mentionne une seule situation lorsque la construction de la maison se déroulait en l'absence du propriétaire. Dans la société traditionnelle roumaine, la maison était construite par le père du garçon proche de l'âge de mariage. Le signe du rapprochement de ce moment était le service militaire. Il y avait alors des cas où la maison était bâtie par le père, alors que le futur propriétaire était à l'armée, 1979 : 97. 273 II y a une très riche littérature ethnographique roumaine sur les rites de construction ou de fondation qui fait surgir l'importance symbolique du moment de la construction d'une nouvelle maison. Par exemple, Mircea Eliade parle de la « consécration du lieu » qui signifie organiser, ordonner l'espace ou le chaos (1965). Pour des commentaires critiques intéressants des idées de Mircea Eliade, voir Henri H. Stahl, 1983 : Eseuri critice despre cultura romaneasca (Essais critiques sur la culture populaire roumaine). Ed. Minerva, Bucuresti : 197-200). Paul H. Stahl et Petrescu affirment qu'à part les techniques matérielles de construction, la fondation d'une maison implique un rituel spirituel basé sur la religion et sur des coutumes archaïque préchrétiennes » (Stahl et Petrescu, Oameni si case de pe Valea Moldovei (1928-1953) (Les hommes et les maisons à Valea Moldovei)), Paideia, Bucarest, 2004 : 26) ; Paul H. Stahl affirme aussi que la construction de la maison suit des règles destinées à consacrer l'endroit choisi, à assurer la solidité et la chance du bâtiment et des personnes qui l'abrite, à éloigner les esprits malfaisants » (« L'organisation magique du territoire villageois roumain» dans L'Homme, tomme XIII, juillet - septembre, 1973, nr. 3, Paris: 156); Vintila

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activait plusieurs réseaux sociaux, les « maîtres » constructeurs, la famille, les amis, le voisinage, la communauté qui, dans la logique de l'entraide, offraient leurs services (Stahl 1979, Focsa 1975, 1999). L'acte d'échange supposait implicitement la présence des deux parties qui négociaient et discutaient, sans intermédiaires, tous les détails et les démarches de la construction : plans, esquisse, matériaux, emplacement, nombre d'heures de travail, prix, tâches, nombre des personnes participantes, responsabilités

. Tout se basait sur le

prêt de la force de travail, sans contrepartie en argent . Dans ce chapitre, nous proposons d'examiner l'impact de l'absence, temporaire ou permanente, du propriétaire à ce moment précis de la construction de la maison. Loin de représenter un acte purement «technique» (Rapoport 1972 [1969], 1973)276, l'élévation d'un bâtiment est un moment de rencontre, de rassemblement particulier qui exprime l'accueil d'un nouveau membre dans la communauté entraînant le changement du statut social de l'individu car la fondation d'une maison c'est la fondation d'une famille. Par ailleurs, l'apparition de la maison matérialise et communique à la communauté des informations sur la situation sociale et économique de l'individu et de la famille. Comment gérer tous ces enjeux tout en étant absent ? Est-ce que le départ fragilise, voir rend Mihailescu et Ioana Popescu soulignent le fait que la prise de possession du lieu par sa sacralisation (matérialisée dans des rituels de fondation, de construction, de passage) n'a pas seulement un sens métaphorique. La sacralisation de l'espace c'est son humanisation (Paysans de l'histoire, Paideia, Bucarest 1992 : 17) ; Valer Butura rappelle que « dans les traditions du peuple roumain, il était très important à savoir où construire une nouvelle maison, qui en est l'auteur et comment elle est orientée. Tous ces précautions étaient destinées à faire fuir les esprits maléfiques et a amener la prospérité, la chance, la santé pour tous ceux qui vont l'habiter (Iordan Datcu (éd.). 1992. Valer Butura. Cultura spirituala romaneasca (La culture spirituelle roumaine), Minerva, Bucarest : 267). Dans son article « L'organisation magique du territoire villageois », Paul H. Stahl insiste sur la place des rites et des rituels magiques de consécration de l'endroit destiné à la construction d'une maison (1973 : 150-62. Dans L'Homme, tome XIII, juillet-septembre 1973/3, Paris). 274 Les obligations des autres étaient précises et généralement, elles étaient fixées verbalement. Cette coutume d'entraide couvrait tous les territoires habités par les Roumains, voir la Transylvanie, la Moldavie et la Bessarabie. St. Manciulea donne un exemple extrême d'un village de Transylvanie où les relations de voisinage étaient réglementées par l'administration : « Celui qui ne viendra pas à l'heure convenue pour la fondation de la construction de la maison d'un voisin, payera toute la journée, 24. Articulusul vecinatatii din lghisul-Nou (Les articulations du voisinage en Ighisul-Nou), dans « Sociologie Romaneasca », Ive année, no. 7-12, Bucarest, 1942:524 cité et commenté par Paul H. Stahl, Sociétés traditionnelles balkaniques. Contribution à l'Étude des Structures Sociales, Études et Documents Blakaniques, Paris, 1979 : 99. Ion Ionescu de la Brad, Agricultura româna din Judetul Mehedinti (L'agriculture roumaine de la circonscription Mehedinti), Bucarest, 1968 : 200-201. 276 Quelques années plus tôt, André Leroi-Gourhan affirmait que l'organisation de l'espace habité n'est pas seulement une commodité technique, c'est, au même titre que le langage, l'expression symbolique d'un comportement globalement humain, dans Le geste et la parole. La mémoire et les rythmes, Albin Michel, 1962: 150.

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vulnérable le propriétaire ? Son absence nuit-elle à la création et au fonctionnement des réseaux sociaux formés lors de ce moment précis ? Comment la mobilité affecte-t-elle le rapport entre le propriétaire et la maison, entre le sujet et l'objet ? Nous allons montrer que, loin de déstabiliser ou de briser le réseau social qui se formait traditionnellement lors de la construction d'une maison, l'absence du propriétaire a deux conséquences. Tout d'abord, elle conduit à une reconfiguration des rapports sociaux dans laquelle les jeux de rôles changent, s'inversent, se moulent sur le rythme du va-et-vient du propriétaire, en assurant aussi un renforcement du rapport entre l'objet et le sujet (Miller 2001). Ensuite, les rapports entre la maison et le propriétaire, de même qu'entre le propriétaire et le réseau social local reposent sur l'apparition et l'utilisation de nouveaux supports « matériels » de communication et de sociabilité, qui remplacent en fait une partie du fonctionnement du réseau de sociabilité classique ou traditionnel axé sur la présence physique (Appadurai 1996). Autrement dit, la construction de la maison est un espace et un moment où la présence sociale l'emporte sur l'absence physique (De Radkowsky dans Rapoport 2002 [1964] : 46)277.

4.1. Le projet de la maison. Un rêve à réaliser Le projet de construire une maison existe bien avant le départ du propriétaire à l'étranger. Une fois ailleurs, sa seule préoccupation n'est que de ramasser suffisamment d'argent afin de pouvoir rentrer chez lui et démarrer les procédures administratives relatives à la construction de sa propre maison. Insistons sur les éléments de démarrage, l'argent, le projet et l'image de la maison rêvée. Jusqu'à la moitié du XXe siècle, construire une maison au Pays d'Oas représentait un processus long et difficile278. Généralement, l'obligation revenait à la famille du garçon et 7

Tilley montre la même chose pour les canoës Wala, en Thaïlande, dans Victor Buchli (éd.). 2002. The Material Culture Reader. Oxford, New York : 53. 78 Dans son étude sur le Pays d'Oas, Gheorghe Focsa attire l'attention sur la difficulté et sur la longue durée de la construction d'une maison. Le temps de préparation était variable, en rapport direct avec la situation matérielle de la famille. Parfois ça durait de 15 à 20 ans - période durant laquelle les jeunes couples utilisaient un bâtiment provisoire de type chaumière (1975 : 361).

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la construction commençait lorsque l'enfant était proche de l'âge de mariage ou, plus souvent, après le mariage. Le processus de construction supposait la mobilisation du propriétaire et de la famille proche qui aidait jusqu'à la fin. Ensuite, il y avait la parentèle éloignée, les voisins et même le village entier qui fournissaient surtout la main-d'œuvre

.

Le manque de fonds280 incitait donc les individus à utiliser d'autres ressources tels les réseaux sociaux locaux d'entraide et à procéder à une économie de l'espace habité, fait qui donne peu de place aux variations architecturales. Le dessein ultime n'était pas de construire plus grand et plus beau, mais de finir le plus vite possible la maison afin qu'elle puisse accueillir la nouvelle famille. Avec le départ des Oseni aux travaux saisonniers et ensuite à l'étranger, l'argent n'est plus un problème. Le projet devient un peu moins urgent et plus dynamique car le propriétaire a l'occasion et le temps de voir et de comparer. Comme la majorité des Certezeni travaillent au domaine de la construction, la vue donne place à l'expérimentation, tout en créant l'opportunité d'évaluer encore plus les chances de pouvoir bâtir leur propre maison. L'accent est mis sur l'extérieur car on veut avoir « quelque chose qui ressemble à... » Dans un premier temps, cette culture de l'image et du regard (Huyghe 1993)281 a comme réfèrent Tailleurs, l'étranger. Une fois chez soi, l'image de la maison est travaillée en fonction d'une réalité locale spécifique. Avec la généralisation du processus bâtisseur, le local lui même prend en charge la fonction de premier réfèrent. Avant de partir ailleurs, l'individu a 19

Paul Stahl souligne plusieurs fois le fait que la construction de la maison paysanne roumaine était le résultat d'un travail collectif, incluant le futur propriétaire, ses parents, en particulier le père du garçon, la famille proche et étendue, les voisins et, enfin, la communauté entière. C'était la manière de compenser le fait que, dans le passé (jusqu'à la première moitié du XXe siècle), chacun construisait pour soi-même la maison, sans faire appel à des maîtres constructeurs ( 1979 : 97-98). Après la Seconde Guerre mondiale, avec l'installation du régime communiste en Roumanie, le langage scientifique ethnographique est de plus en plus pris dans les explications économistes qui émergent avec le discours marxiste sur le fonctionnement de la société. Malgré une attitude critique de la part des sociologues, cette interprétation est présente bien avant, dans les années 1930, dans les études monographiques dirigées par Gusti. En dépit de cette dominance, Gusti a une attitude critique, en attirant l'attention sur le fait que l'économique seul ne peut pas expliquer l'existence du social. Par contre, si l'économie fait partie d'une pluralité de perspectives socio-culturelles, la compréhension du fonctionnement de la société en général est assurée. Les valeurs économiques et spirituelles (science, art, religion) forment le contenu de l'existence du social (Sociologia monografica, stiinta a realitatii sociale (La sociologie monographique, science de la réalité sociale), introduction à Traian Herseni, Teoria nonografiei sociologice (La théorie de la monographie sociologique), 1934 : 318-319. 281 Huyghe, René 1993 : Dialogue avec le visible, Paris : Flammarion.

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déjà une idée de ce que sera sa maison. Une fois ailleurs, cette image est réinterprétée (de Villanova 1994:84) en fonction de l'expérience qui y est acquise, des tentations déclenchées par la vue et par l'argent gagné. En d'autres termes, entre ici et ailleurs, il n'y a pas juste une image de la maison rêvée, mais plusieurs qui se succèdent, se mélangent, et se transforment. Loin d'être clair, le modèle de la maison désirée est flou et changeant. Après un séjour ou deux à l'étranger (de 3 à 6 mois), soit le futur propriétaire rentre temporairement à la maison afin de démarrer le projet, soit il envoie de l'argent à ses parents qui prennent en charge toutes les procédures de construction. Dans le premier cas, avant de partir à l'étranger, le jeune propriétaire discute avec son père sur le modèle de la maison de même que sur le terrain, puis il entreprend les démarches administratives. Ensuite, il embauche un maître (mester) qui, à l'aide d'une équipe de bâtisseurs, élève le bâtiment (Photographie No 1). L'élévation et la finition de l'extérieur se passent habituellement après le départ du propriétaire de manière assez rapide : trois mois maximum. Quant à l'intérieur, son aménagement peut prendre des années. Il dépend des vaet-vient du propriétaire qui choisit de prendre en charge personnellement cette étape de la construction. Dans le second cas, l'argent est envoyé aux parents tout comme la photo de la maison désirée ou le plan général. Les discussions et le suivi des démarches entreprises par les parents se déroulent par téléphone. Le démarrage de la construction de la maison n'implique pas nécessairement le retour permanent ni même temporaire du propriétaire. Au contraire, il est préférable qu'il reste à l'étranger afin de ramasser l'argent nécessaire pour le bon déroulement des travaux. L'assurance des liquidités est essentielle car les Oseni font construire leurs maisons exclusivement avec de l'argent comptant et jamais sur des prêts bancaires ou des hypothèques. Dana qui travaille à la banque commerciale de Negresti raconte : Moi je travaille dans la section des crédits. Chez nous, il y a très peu de personnes physiques qui viennent faire des crédits. Pourquoi ? C'est une région à part : les gens ont de l'argent et investissent comptant dans les maisons. Alors, ils n'ont pas besoin de crédits (Dana, (30 ans), Huta-Certeze, 2005), chose expliquée par la faible confiance des Certezeni dans toute institution étatique ou privée" . 52

Cette situation n'est pas spécifique au Pays d'Oas, mais aux Roumains en général. Avant la chute du communisme en 1989, les maisons paysannes se construisaient d'une manière traditionnelle, avec le capital financier, le matériel et la main-d'oeuvre fournis par la famille et par la communauté. Dans la ville, aussitôt

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Une fois la maison rêvée et l'argent envoyé, il faut obtenir les papiers nécessaires. Les approbations ne sont que des formalités car « tout s'arrange » au Pays d'Oas. Conformément à la loi, il faut être propriétaire du terrain, obtenir les autorisations de construction du centre administratif Satu Mare et aussi de la mairie du village283. L'évaluation du terrain, le plan et l'esquisse de la maison sont réalisés par un technicien accrédité. Ensuite, l'architecte fait les vérifications et les évaluations, signe et donne le feu vert pour la construction de la maison. Le propriétaire et le constructeur à leur tour doivent respecter l'esquisse et le plan et faire d'autres papiers pour toute modification apportée à l'intérieur ou à l'extérieur du bâtiment. Bref, le plan et l'esquisse de la maison n'ont lieu qu'après une série de vérifications et d'évaluations. En réalité, cette logique des procédures est rarement respectée. À Certeze, on choisit la maison qu'on veut construire et ensuite on évalue le reste. La configuration du terrain n'est prise en compte que si elle pose vraiment des problèmes. Ce qui compte est de matérialiser la maison désirée et de respecter les désirs du propriétaire. La personne chargée de la construction de la maison discute avec le maître qui évalue le modèle, vérifie la fiabilité du terrain et s'assure de l'adéquation de ce terrain au modèle. La forme finale de la maison et le

que l'individu ou la famille obtenait un emploi dans une entreprise, il était doté d'un appartement dont le propriétaire était l'État. Ces deux situations, la tradition d'une part, et «le soin» étatique, d'autre part, éloignent les Roumains de l'intervention bancaire dans la gestion de leur argent. La seule institution où ils pouvaient mettre de l'argent de côté était le C.E.C. (Centre d'Économies). De plus, dans le discours idéologique socialiste, les institutions bancaires étaient associées à la société bourgeoise et au capitalisme, donc à l'idée de fraude et d'exploitation du peuple. Cette image a persisté après la chute du communisme et, dans certaines régions tels le Pays d'Oas, elle continue encore à se manifester. Ce n'est pas par hasard si, pendant les années 1990, les Roumains travaillant à l'étranger préféraient envoyer leur argent par la poste, ou par « l'autobus » ou l'autocar qui faisait le va-et-vient entre les pays de l'Europe de l'Ouest et la Roumanie. Le chauffeur « était chargé » d'apporter l'argent en Roumanie contre une somme fixée en fonction du montant. À la campagne, les gens optaient pour garder leur argent à la maison, selon le principe du bas de laine. Dans les années 2000, les choses ont changé, surtout dans la ville, où les gens font des prêts pour acheter une maison ou un appartement. Cependant, à la campagne, les maisons continuent à se faire construire dans la logique traditionnelle de l'argent comptant. L'autorisation de construction est accordée si elle respecte les documentations d'urbanisme et d'aménagement du territoire. L'autorisation est délivrée par les maires des villages. Outre l'autorisation de construction, il faut attacher une documentation technique : les plans de l'emplacement de la construction, l'esquisse de la construction et la fonction du bâtiment. Cette documentation technique est réalisée par un technicien autorisé. Ces documents doivent êtres vérifiés en conformité avec la loi. Pour la partie architecturale, les papiers doivent êtres signés par l'architecte qui possède le diplôme accordé par l'État roumain. Pour la partie d'ingénierie, la signature requise est celle d'un ingénieur (Monitorul oficial, loi no. 50/29 juillet 1991, paragraphe 6).

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démarrage de la construction sont précédés par les négociations de personnes impliquées directement : le propriétaire ou ses parents et le maître. Généralement, l'un s'adapte à l'autre : les parents ou le propriétaire accepte certaines modifications s'il est vraiment dangereux de commencer la construction dans la variante initiale. Quant au maître, il cède souvent au début, mais intervient parfois durant la construction. Ainsi, les contraintes physiques, le terrain notamment, affectent très peu la forme choisie de maison laissant plus de place à des « contraintes »284 culturelles et sociales qui orientent d'une manière définitive les choix des individus sur l'espace bâti (Rapoport 1972).

4.2. Rythmes horizontaux de construction de la maison de type occidental La maison est construite Tété. Habituellement, le travail commence tôt, au printemps et cesse en hiver pour reprendre Tan prochain. Au-delà de cette règle générale, le va-et-vient du propriétaire joue aussi sur la construction de la maison. Nous parlons « des rythmes »2 5 puisque le moment de la construction de la maison diffère d'une famille à l'autre en fonction du degré d'implication directe du propriétaire. En 2005, les congés des emplois à l'étranger permettent d'effectuer du travail chez soi. La grande majorité de Certezeni revient Tété (mois de juillet et d'août) pour voir la famille, pour participer à la fête de l'Assomption (le 15 août) et également pour vérifier dans quelle situation se trouve la construction de la maison. Il y en a d'autres qui restent dans le village un ou deux mois pour surveiller et participer à la construction de la maison et qui, ensuite, regagnent leur travail. D'autres restent peu, la construction de la maison continuant en leur absence (Photographie No 2). Ce rythme saisonnier de construction ne diffère pas du traditionnel, orienté lui aussi par les saisons. La seule différence est qu'en 2005, la saison n'est plus structurée par les travaux agricoles mais par les allers-et-retours du propriétaire. La loi 216/1998, laquelle garantit le 284

Rapoport utilise le terme de criticaly pour définir la manière des gens d'agir sur la forme de la maison et le rapport entre l'environnement bâti et l'homme (1972 [1969] ; 1973). 8 Milieus et Rhythms sont nés du Chaos, affirment Deleuze et Guattari. Selon ces deux auteurs, le pouvoir du Rythme l'emporte sur le pouvoir du milieu car « rythme » rassemble temps et espace. Sa force est l'action, la répétition qui ordonne, qui donne forme à ce qui n'est pas encore formé. Rhythm is the milieu's answer to chaos (Gilles Deleuze et Félix Guattari, A thousand plateaus. Capital and Schizophrenia, University of Minnesota Press, Minneapolis, London, 1987 : 313).

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droit aux Roumains d'avoir un visa de travail à l'étranger de 3 à 6 mois (Diminescu, Lagrave 2001) réglemente davantage le rythme de construction et de modification des bâtiments. Après une saison de trois à six mois, les travailleurs retournent au Pays d'Oas où ils restent trois mois. Ils font en sorte que le retour se passe Tété. Souvent, la saison peut varier en fonction des exigences du travail ailleurs, des périodes de congés ou de la durée du contrat. Toutefois, ils essaient de s'accommoder en fonction des exigences et des rythmes internes, locaux que nous allons maintenant démêler. La construction de la maison n'est pas seulement encadrée par la relation que le propriétaire entretient avec son lieu du travail à l'étranger. Elle est intimement liée à la dynamique familiale, aux institutions du mariage et d'héritage, de même qu'à la succession des générations. «Construire pour les enfants» implique l'idée qu'au moment du mariage, l'enfant doit avoir sa propre maison. Cette logique, on Ta vue, n'est pas nouvelle. Elle existait dans le village traditionnel où le père du garçon notamment commençait la construction de la nouvelle maison dès que l'enfant était proche de l'âge du mariage, c'està-dire, lorsqu'il était à l'armée. Dans la société traditionnelle, le mariage est l'institution principale qui dicte le début des travaux et leur déroulement. Bien que cette logique soit encore présente, le moment du commencement devient plus flexible. Premièrement, on ne construit plus seulement pour les garçons, mais pour aussi les filles ce qui rend le volume du travail plus lourd et plus long. Par conséquent, les parents peuvent commencer dès que les enfants ont 5 ou 6 ans, ce qui traduit un détachement du processus de construction de la maison de l'emprise de l'institution du mariage. En effet, la construction d'une nouvelle maison peut commencer avant aussi bien qu'après la formation d'un nouveau couple et même si ce dernier possède déjà une maison

.

Le rythme de construction dépend aussi des priorités du propriétaire. Si c'est une maison pour l'usage immédiat d'un couple nouvellement formé, on investit temps et argent et on l'élève pendant un été, en trois mois seulement. Si on bâtit pour les enfants encore jeunes, la construction de la maison traîne en fonction du temps du propriétaire et des liquidités

70 % des couples mariés interviewées à Certeze possédaient déjà une maison et étaient en train de la refaire ou de construire une autre.

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disponibles. Généralement, le parent qui construit une maison pour l'enfant a comme priorité la transformation et la rénovation de sa propre maison. Ainsi, le bâtiment en construction pour l'enfant reste en attente souvent jusqu'à ce qu'il soit proche de l'âge du mariage et qu'il décide de partir à son tour pour gagner de l'argent. À ce moment-ci, soit il continue à construire ce que son père a commencé, soit il abandonne la maison à moitié bâtie et en commence une autre. Ce qui, au début, est rythmé par Taller-retour entre Tailleurs et le village finit dans la majorité des cas à se plier à la succession des générations. Pour les jeunes, cette maison commencée par les parents, non finie ou partiellement finie, les oblige, les oriente, les contraint à partir, à revenir et à ordonner finalement leur quotidien et leur vie en fonction de la construction de leur propre maison. Alors, la construction de la maison n'est plus un moment mais diverses temporalités articulées en tonalités locales et étrangères auxquels l'individu s'adapte et se plie. Le retour du propriétaire est aussi dicté par certains moments importants dans le déroulement de la construction qui nécessitent une surveillance plus rigoureuse de sa part. Il s'agit du moment où Ton finit le premier étage et où Ton « fait mettre le plancher en béton » du deuxième étage. Ce moment marque le franchissement d'une première étape, voir la fondation et le rez-de-chaussée, et le commencement de la deuxième partie de la maison, les étages. La construction du toit est aussi un moment important car cela signifie que la maison este ridicata « est levée ». La construction de la maison est rythmée aussi par le temps du maître et de son équipe. Si la charge de la construction est entièrement confiée aux parents, la construction de la maison échappe au cycle saisonnier du propriétaire afin de se plier à l'usage local du temps. Entre les travaux agricoles et ceux de leur propre gospodaria, les parents surveillent les maîtres et les travaux et, souvent, contribuent aux travaux et achètent des matériaux. Cette logique traditionnelle de l'entraide familiale diminue considérablement l'impact de la mobilité des individus sur le rythme de construction car il suffit d'envoyer de l'argent. Tout avance en fonction du capital qui parvient de l'étranger et qui permet le paiement des maîtres et des matériaux de construction. Un Certezan de 52 ans qui a vécu les travaux

265

saisonniers des années 1980 et qui venait d'arriver de la France où il travaille en construction, conclut avec un ton d'amusement et de gêne : C'est comme ça chez nous. Tout le monde investit dans des forteresses. Chaque individu cherche à se faire construire une maison [...] Les choses ont évolué aussi en fonction de l'argent. C'est difficile là-bas. Tu travailles ailleurs, tu rentres chez toi, tu envoies de l'argent aux parents s'il y en a... C 'est comme ça (Certeze, 2005).

4.3. L'emplacement de la maison de type occidental Le lieu de construction n'est pas acheté mais obtenu. Malgré une agriculture très faible, tous les habitants de Certeze et du reste des villages sont propriétaires des terrains à l'intérieur et à l'extérieur du village. Nous sommes tous d'ici, nous sommes tous de ce village. Chacun de nous a eu un morceau de terre plus ou moins étendu, selon ses revenus. Chacun veut se faire construire sur son morceau de terre (Certeze, 2005). Gospodaria (la maisnie) moyenne traditionnelle comportait - en dehors de la maison - les annexes qui, disséminées partout, constituaient un nombre considérable de constructions distinctes fonctionnellement, matérialisation des occupations principales - l'élevage de bétails, des moutons notamment, et l'agriculture - et de l'état matériel du propriétaire (Focsa 1975 : 237). Le reste était dédié au potager et au verger qui couvraient la surface la plus étendue. L'augmentation de l'importance de la construction à la défaveur des occupations agricoles déclenche une reconfiguration spatiale de la gospodaria. Le terrain entourant la maison des parents est partagé entre les enfants, garçons et filles, pour que chacun d'eux puisse se faire construire une maison. Le verger est taillé, la dimension du potager réduite et les annexes pour les animaux attachés à la maison afin d'économiser plus d'espace

.

Quant à l'ancienne maison héritée par le cadet, elle est à son tour transformée ou détruite. Parfois, à la demande des parents, elle est gardée ce qui fait qu'elle se trouve dans de fâcheuses positions, témoignage indubitable de son existence temporaire. Écrasée par le volume des nouvelles maisons, privée de l'espace large de la court traditionnelle, sans contacte avec la rue, elle est invisible, mal soignée. Elle incommode et gène. Ainsi, la

La construction des annexes sous le même toit que la maison est imposée par les programmes de systématisation socialiste des années 1970 qui avaient comme principal objectif de réduire l'espace habité ou construit à la faveur de l'extension des terrains destinés à l'agriculture.

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construction des nouvelles maisons n'est que la chronique de la mort annoncée de l'autre288. Construire sur la terre des parents est la règle générale à Certeze et au Pays d'Oas289. On achète rarement des terrains. Pourquoi ? Premièrement, il était très difficile en 2005 de trouver des terrains au centre du village. Deuxièmement, les rares mis à la vente affichent des prix très élevés. Plus le terrain est au centre, plus sa valeur augmente : Ici, la valeur du terrain est déterminée par sa position dans la localité. S'il est situé dans la zone centrale, tu l'achètes en devises étrangères forte ! Que Dieu nous protège ! J'ai entendu des prix... C'est incroyable, mais vrai. A part ça, ce qui se trouve derrière la maison est sans importance. Ce qui importe est que le lieu soit bon pour la construction!...]Ceux qui ont eu des grandes surfaces avec deux ou trois lieux pour les constructions et qui ont vendu peuvent vivre tranquillement jusqu'à la fin de leurs jours... Des milliards ! Si je vous dis des chiffres, vous allez penser que je suis un personnage de dessins animés ! Je ne peux pas vous dire d'où ils ont tant d'argent. Une chose est certaine : nul d'entre eux ne travaille à l'école comme nous290.

Par exemple, le terrain de construction pour une seule maison qui mesure 22 acres, situé au centre du village, tout près de la mairie et de l'église pouvait être vendu en 2005 entre 4 et 5 milliards de lei (l'équivalent à 20.000 euros). Cependant, de telles transactions sont rares et l'argent n'en est pas la cause. Personne ne construit à l'extérieur de Certeze, dans la ville, dans un autre village ou à l'étranger. Aussi personne ne vient faire construire des maisons à Certeze ce qui est valable aussi pour le reste des villages du Pays d'Oas. Les gens de Certeze construisent là où se trouve la 88

Nous paraphrasons le titre du roman de Gabriel Garcia Marquez, Chronique d'une mort annocée, Livre de poche, 2003. 89 Comme les familles ne sont plus nombreuses à Certeze, il n'est pas très problématique de sectionner le terrain pour la construction. Si la famille a un seul enfant, alors il recevra la moitié du terrain où il fera construire une nouvelle maison. Un type de gospodaria a une maison plus ancienne et une autre, à côté, neuve et en cours de construction. Plus rarement, les parents agrandissent l'ancienne maison pour le futur couple et rajoutent des pièces en arrière pour y vivre après le mariage de leur enfant. Si la famille a deux enfants, un garçon et une fille, on a deux variantes : le terrain est partagé entre les deux enfants l'ancienne maison étant détruite ou transformée ; un des enfants, le garçon ou le cadet reçoit la moitié du terrain des parents tandis que l'autre, la fille notamment, part vivre après le mariage dans la maison construite par son mari ou par ses beaux-parents. Si les parents ont de l'argent et un terrain pour la construction située ailleurs, au village, ils font construire des maisons pour les deux enfants. 90 L'entretien est réalisé auprès d'une des professeurs de Certeze qui habite à Negresti, la seule ville du Pays d'Oas : Certeze, 2005. Lors de cet entretien et d'autres avec l'intelligentsia locale, j'ai remarqué le contraste entre les Oseni, les habitants qui « travaillent » et le reste qui ne gagne presque rien. Ce contraste nous a permis de comprendre la notion de « travail véritable » chez les Oseni : un travail qui demande de la force physique, de la débrouillardise, travailler pour soi-même et non pas pour l'État, et de gagner beaucoup et vite. Devenir professeur signifie le contraire : l'absence du travail physique, investir beaucoup de temps et d'argent pour la formation. Le résultat est travailler pour l'État et à rien gagner.

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parentèle qui possède des terrains pour la construction. Comme la parentèle habite le même village et parfois les villages voisins tels Huta, le choix du terrain ne dépasse pas les frontières de la région. Même s'ils ont plus de terrains, ils n'en vendent pas car ils sont généralement réservés pour les enfants ou les petits-enfants. Si toutefois quelqu'un décide d'en vendre, la transaction est connue, mais les détails restent confidentiels, ce qui permet à l'imaginaire des autres de poser davantage leur empreinte sur les sommes véhiculées. À part les propos de l'intelligentsia locale, nous n'avons pas remarqué une préférence pour le centre. La règle générale est de construire là où se trouvent les terres de la famille. D'ailleurs, il n'existe pas un écart visible entre la rue principale et le reste du village. Les maisons de type occidental couvrent le territoire entier du village, aussi bien le centre que la périphérie.

4.4. « Avancer sur des bétons ». Rythmes de construction à la verticale L'une des expressions que les habitants de Certeze utilisent pour nommer le processus de construction de la maison est avansam pe betoane qui signifie mot à mot « avancer sur des bétons»291. Sa avansam «avancer» exprime la rapidité et l'agressivité du processus. Il communique aussi sa visibilité car on ne construit pas n'importe pas comment, mais à la verticale (Photographie No 3). Quant au mot béton « béton », il témoigne de la solidité et aussi de la durabilité de la construction. Cette expression fait son apparition dans les années 1970 lorsque les Oseni utilisent pour la première fois les plaques de béton292. Il faut rappeler que le bois et l'horizontalité représentent les principales caractéristiques de l'architecture rurale traditionnelle roumaine293. Le remplacement du bois par du béton durant le communisme a un impact majeur non seulement sur la forme de la maison et les pratiques de construction, mais aussi sur le discours identitaire des gens. Le béton n'était 291

Cette formule est présente dans plusieurs entretiens menés à Certeze et à Huta-Certeze. En 1969, le Parti communiste demande l'augmentation du rythme de construction de nouveaux logements. Cela coïncide avec le développement de l'industrie de production des matériaux de construction préfabriqués et des panneaux en béton. En juillet 1969, sont approuvés et imposés les projets de construction avec les nouvelles techniques et les nouveaux matériaux industriels (Mihail Caffe, « Aspecte générale aie diversificarii locuintei » (Questions générales sur la diversification du logement), dans Arhitectura, 1970, 4/ XVIII, no. 125 : 19. 293 Adam Dazin fait une analyse intéressante sur la place du bois dans les discours sur la roumaineté (« a Man will get Furnished : Wood and Domesticity in Urban Romania », dans Daniel Miller, Home Posessions : Material Culture Behind Closed Doors, Oxford, Berg : 2001 : 173-99)

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pas seulement un matériel de construction parmi d'autres, mais la matérialisation de la nouvelle société socialiste telle que décrite par Hrusciov, en Union Soviétique. Les édifices en béton sont forts, monumentaux. En plus, le béton est révolutionnaire parce qu'il est le résultat de l'industrie lourde. Il est aussi gris, le reflet de la couleur des travailleurs294. Contrairement à la glace, par exemple, le béton est « masculin », âpre, viril (Glendenning & Muthesius 1994:92), massif et immobile. C'est la matérialisation du progrès et du matérialisme socialiste (loan 2004 : 147-148). Malgré « la solidité » du processus suggéré par l'expression « avancer sur des bétons », la construction d'une maison à Certeze est imprévisible. S'il est vrai que le début est clairement associé à la volonté de posséder une maison, sa construction peut prendre diverses formes que nous allons tenter de démêler295. Construire une maison signifie creuser la canalisation, bâtir la fondation, construire les étages, mettre le toit, les fenêtres et les portes extérieures, l'isoler et la peindre296. Cette situation est dominante, 60 % des maisons de Certeze et de Huta sont élevées de cette manière297. Ce qui compte est de finir l'extérieur de la maison afin de pouvoir passer l'hiver. Il ne s'agit pas d'y habiter puisque l'intérieur reste inachevé mais d'empêcher la pluie ou la neige de pénétrer les murs ou l'intérieur : Notre maison n'est pas encore finie. Nous allons la faire à l'extérieur puisque l'hiver, il vente, il pleut et les poutres (boltari) peuvent être affectées (Oncle Ionscut, 55ans, Huta-Certeze, 2004).

L'étape la plus facile, l'élévation du bâtiment, ne demande pas une surveillance permanente de la part du propriétaire. S'il y a des décisions à prendre ou des imprévus, les parents ou le maître interviennent après avoir communiqué au préalable avec le propriétaire. 294

Ces idées qui abondent dans les revues d'architecture roumaine (la revue Arhitectura notamment) sont reprises de la philosophie stalinienne sur l'architecture qui avançait la nécessité d'utiliser des nouveaux matériaux de construction. L'un des théoriciens les plus connus de l'architecture soviétique a été Sciusev. Pour une analyse de ses idées de même que des concepts qui ont été à la base de la construction du monde de l'Homme nouveau voir l'ouvrage de Dmitrii Khmel'nitskii sur l'architecture stalinienne (2007). 95 Dans le cas des Portugais et des Serbes, Zuniga identifie plusieurs manières de construire : à travers une construction rapide, graduelle ou reconstruction ; les traitements peuvent êtres superficiels ou par ajout, effacement (destruction) ou subdivision. Les modifications peuvent se manifester dans des changements dans les fonctions et noms ou dans l'organisation des relations d'usage des espaces domestiques particuliers (Zuniga 1999: 16). 16 II faut mentionner que lors de mon terrain, toutes les maisons de Certeze avaient de la canalisation, contrairement à la période des années 1990 et d'avant. 297 Le vice-maire du village de Certeze, 2005.

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Achever l'extérieur et abandonner la finition de l'intérieur pour plus tard est une pratique nouvelle. Dans la construction de la maison traditionnelle du Pays d'Oas, l'extérieur n'était pas important298. L'élévation du squelette de la maison était suivie obligatoirement par l'achèvement et l'aménagement d'au moins une pièce afin que le couple puisse y déménager le plus vite possible. Parfois, l'extérieur restait en attente ou même inachevé, chose visible aussi dans d'autres régions rurales de la Roumanie où, des maisons construites dans les années 1980 sont couvertes de ciment mais pas du tout peintes2 . Il s'agit de constructions qui sont finies, aménagées et habitées. Comment expliquer cette mutation des priorités au Pays d'Oas ? Comme la plus part des Certezeni qui se font construire de nouvelles maisons en ont déjà une ou bien utilisent la maison des parents, leur priorité n'est pas d'avoir immédiatement un abri. Construire une maison à Certeze signifie principalement sa ridici casa (« élever le bâtiment »). Le reste, nous allons le faire peu à peu » °. Au-delà des explications extérieures, physiques et climatiques, la construction est essentiellement un acte de présence sociale dans la communauté et une manière de signaler l'attachement du propriétaire au lieu. Les passants vont dire : Voilà la maison de X ! (Certeze, 2002). Nul besoin que le propriétaire soit sur place pour attirer l'attention sur ce qu'il a réalisé. Une fois construite et même si elle est vide à l'intérieur et inhabitée, la maison acquiert la force de la présentification car, parler de la maison c'est parler du propriétaire.

' 8 Les ouvrages ethnographiques de Focsa montrent clairement le contraste entre l'extérieur de la maison, très simple, presque minable, et l'intérieur, très chargé (1975 et 1999). 99 Dans ce sens, le livre de Jan Harold Brunvand est essentiel car il déconstruit tout cet esthétisme folklorique qui a plongé l'apparence de la maison traditionnelle paysanne dans un discours de la perfection, de l'équilibre et de la beauté absolue. La preuve de l'enracinement de cette image dans le discours ethnologique est l'introduction-même faite par Petrescu, qui conteste les propos durs de l'auteur. Brunvand insiste sur le fait qu'il y a autant de beauté que de laideur, de propreté que de saleté, de simplicité que de chargement et de scintillement et que, les deux côtés doivent être pris en considération lors des analyses esthétiques de l'extérieur de la maison rurale paysanne. Il incite aussi à une attitude plus critique par rapport aux discours ethnologiques d'avant 1989 et surtout à l'impact des contextes idéologiques qui ont orienté, voire ont élaboré une vision utopique de la maison rurale « traditionnelle » (Casa frumoasa. The House Beautiful in Rural Romania, East European, Boulder Distributed by Columbia University Press, New-York : 2003). Nota bene : l'utilisation dans le titre des termes casa frumoasa (« belle maison ») est provocatrice et ironique. 300 Formulation qui revient dans la majorité des entretiens réalisés à Certeze et Huta-Certeze.

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Il y a aussi des maisons qui ont un degré moindre d'achèvement. Le squelette de la maison et ie toit sont bâtis tandis que l'extérieur et l'intérieur ne sont pas finis. Elles sont sans portes et fenêtres, sans peinture. Le manque d'argent explique généralment cette situation. Ces maisons sont en attente car le propriétaire a mésestimé les coûts de construction (Photo No 4). Une autre explication serait que le maintien de la logique traditionnelle d'entraide familiale pousse la jeune épouse et les enfants à habiter chez les beaux-parents qui, dans la majorité des cas, se trouve dans le même court que le bâtiment non achevé. Ainsi, pendant l'absence de l'époux, la famille est prise en charge par les parents. Le père ou le beau-père deviennent les figures de l'autorité et de la responsabilité. Ils protègent et prennent soin des petits-enfants et de la femme. Il y a aussi des nouvelles maisons où seule une pièce ou le rez-de-chaussée sont finis et habités. La jeune épouse l'utilise pour dormir tandis que l'ensemble des activités quotidiennes se déroulent chez les parents ou même chez les grands-parents : Tu finis l'extérieur et ensuite, tu fais une chambre pour y habiter et ensuite, tu fais une autre (Certeze, 2004). Les maisons entièrement finies sont plus rares (Photographie No 5). L'alternance présence / absence du propriétaire a des effets sur la construction de l'extérieur, d'une part, et sur l'intérieur de la maison d'autre part. Le désir de construire la maison rapidement incite le propriétaire à investir presque tout son argent dans l'élévation du bâtiment. Une fois celui-ci érigé, il prend son temps afin de ramasser le capital suffisant pour continuer. Or, lorsqu'on commence à évaluer les coûts en temps et en argent, le propriétaire découvre que l'intérieur demande beaucoup plus que l'élévation proprement dite. De plus, contrairement à l'extérieur, l'aménagement de l'intérieur est personnel et presque tous les propriétaires préfèrent le faire eux-mêmes. Si la femme part aussi, ceux qui sont chargés de bâtir la maison n'interviennent pas à l'intérieur. Une autre explication serait le fait que la majorité des propriétaires qui se font bâtir des maisons au Pays d'Oas, travaillent dans des constructions et, notamment, dans la finition intérieure, menuiserie, plomberie, installation de la faïence et du grès etc. Possesseurs d'un très riche savoir-faire, connaisseurs des matériaux et des outils modernes, ils préfèrent tout faire personnellement afin d'épargner l'argent pour la main-d'oeuvre. Ils font le choix des

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matériaux et, souvent, ils les apportent de l'étranger. Le fait que l'intérieur ne soit pas fini ne signifie pas qu'il est moins important, au contraire. En plus des raisons économiques, l'individualisme croissant motive le propriétaire à être l'artisan de son propre intérieur. Dans un tel cas, l'intérieur subit beaucoup plus le rythme d'allers-retours du propriétaire que l'extérieur. Les finitions sont plus longues et elles peuvent prendre des années. Contrairement à l'extérieur, visible, la construction de l'intérieur subit moins de pression externe tout en restant, au moins au début, une affaire personnelle, tenue à l'écart du reste de la communauté.

4.5. « Les malins vieillards ». Mobilisation des réseaux traditionnels d'entraide Spécialiste en construction et en aménagement intérieur, tout habitant de Certeze peut faire bâtir sa propre maison. Cependant, comme T autoconstruction n'apporte pas d'argent mais en demande, il est obligé de gagner sa vie ailleurs. Alors, il met en pratique son savoir-faire sur les chantiers de construction étrangers : Moi - affirme Vasâies, un jeune âgé de 32 ans de Huta-Certeze qui, depuis quatre ans, travaille en France, dans la construction -je peux construire ma maison en cinq mois. Mais je ne peux pas rester trop longtemps. Il vaut mieux rester là-bas (à l'étranger) et travailler, que de payer quelqu'un d'autre pour me faire construire ma maison (...) Il (le propriétaire) vient de l'étranger et il lui dit (au maître) comment construire, il lui achète les matériaux et il fait. Il ne s'agit pas d'entreprises mais des maîtres... Ma maison a été construite par mes parents qui ont embauché un maître. J'ai confiance en eux (Huta-Certeze, 2005).

Maria, 52 ans de Certeze, raconte aussi : Ils (les propriétaires) vont à l'étranger, ils y restent deux, trois mois, ils y travaillent et ensuite, rentrent à la maison avec l'argent et ils payent le maître. A la question : «Qui supervise le travail ?», elle répond : Les vieux. Les jeunes payent absolument tout, la main-d'œuvre, le matériel de construction. Ils ne reviennent que lorsque tout est fini. Souvent, tu as plus de confiance dans les vieux (Certeze, 2004).

Le mari et le fils travaillent en Belgique, dans le domaine de la construction. Restée au village, elle a pris en charge la construction de la maison du fils de même que la transformation de la sienne. La réponse qui revient le plus souvent à la question : « Qui s'occupe de la construction de la maison pendant l'absence du propriétaire ? » est : batrânii (« les vieillards »301). Batrânii sont les parents du propriétaire parti ou les beaux-parents. Ils Le mot roumain batrânii (« les vieillards ») est encore utilisé à la campagne pour dénommer les personnes âgées. Mais on l'utilise aussi à la place du mot « parents ». Au Pays d'Oas, bâtrânul (le vieux) ou batrâna (la

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prennent en charge l'ensemble du processus de construction de la maison. Leur pouvoir de décision varie d'une famille à l'autre, d'une étape de la construction à l'autre. Si le choix du modèle revient généralement à l'enfant qui, souvent, discute et demande conseil au père, le choix du maître et de l'équipe de bâtisseurs et des matériaux, le paiement, les négociations avec les ouvriers reviennent aux parents. Le père supervise les bâtisseurs, parfois il participe à la construction, cela dépend de son savoir-faire et de son âge. Batrâna « la vieille » fait la cuisine et prépare les repas pour les bâtisseurs. Si l'épouse est à la maison, elle prend en charge une partie des tâches de la belle-mère ou de la mère. Elles sont toujours là pour offrir de l'eau ou, tout simplement, pour surveiller les travailleurs. Ceux qui ont plus d'argent payent plus et ne s'engagent pas à préparer les repas. C'est au maître de s'en charger pour son équipe. Pour la majorité des Certezeni, batrânii (« les vieillards ») sont plus efficaces dans la construction de la maison que les jeunes. Agés entre 65 et 80 ans, ils font partie intégrante de la communauté. Leurs réseaux d'amis sont beaucoup plus étendus que ceux des jeunes. Toujours présents, ils surveillent tout mouvement, toute rumeur dans le village. Par le bouche à oreille, ils découvrent quel est le meilleur maître, s'il boit ou pas (chose importante au Pays d'Oas où l'odeur de lapalinca a séduit bien des maîtres constructeurs ou des bâtisseurs). Ils se mettent au courant des meilleurs prix pour telle ou telle étape de la construction et pour les matériaux. Contrairement aux jeunes qui n'ont pas de temps (Certeze, 2004) les vieux sont très vigilants avec l'argent. Tout se négocie. Généralement, c'est le père qui négocie avec le maître le prix de la main d'œuvre et le mode de paiement. Ce moment est bien important car au Pays d'Oas, on ne signe pas de contrats, mais se merge pe intelegere (se donner le mot ou tomber d'accord). Moi, je vous le dis, affirme Nelu, un jeune de 30 ans de Huta-Certeze : lorsqu 'il fallait négocier avec quelqu 'un, je demandais à mon père de le faire. Il a toujours fait ces choses ! Lorsque j ' a i construit ma maison, lorsque j ' a i mis la faïence, je lui disais : « Allez-y, papa ! Demandes-lui combien il veut... ? ! ». Moi, j ' a i honte. J'avais honte de regarder comment mon père « se tâganea » (négociation avec tendance à la bagarre) avec le maître afin de le convaincre de

vieille) induisent le sens de sagesse, de respect et aussi d'autorité. Dans la ville, ces mots revêtent un sens péjoratif, plus proche de la sémantique française de « personnes arriérés, hors temps ». 302 Le verbe a se tâgani est un dérivé du mot tigan (« tzigane »). Par analogie au comportement tzigane, le verbe dénomme un type de négociation fait à voix haute, agressif verbalement et gestuellement. Il renvoie aussi à l'entêtement du tzigane, personne difficile à convaincre et très malin dans sa négociation. Dans ce contexte précis, l'utilisation du mot tâgani ne fait pas référence à une attitude agressive, mais elle met en

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baisser le prix... Souvent, la vieillarde est plus « guresa » (« bavarde ») que le vieillard... Elle sait tous les prix car avant de rencontrer le maître, elle rencontre les voisines (Huta-Certeze, 2004).

Ce n'est pas uniquement une question de sagesse qui s'installe avec Tâge. Le maître et les bâtisseurs sont des gens du village. Souvent, ils font partie de la parentèle du propriétaire et de ses parents. Sinon, ils sont des amis ou des connaissances, des voisins, etc. Leurs familles vivent dans la communauté. Leur gagne-pain dépend des travaux qu'ils exercent au village et dans les environs. Ils sont connus et ils connaissent tout le monde. Dans ce cas, le contrôle est beaucoup plus efficace que celui de la police. Le moindre faux-pas compromet l'honorabilité, la vie sociale du fautif et de sa famille. Dans de telles circonstances, les deux parties respectent leurs engagements et les cas de fraudes sont rares. Souvent, les vieillards sont plus malins que les maîtres : // est plus probable d'entendre le vieillard avoir dupé le maître que le maître le vieillard ! Le vieillard commence à se lamenter: «Je n'ai pas d'argent ! Allez-y, maître, cédez un petit peu ! » Avant de rencontrer le maître et de le payer, le vieillard demande à dix autres personnes du village combien ça coûte... Il est impossible de les tromper (Nelu (30 ans), HutaCerteze, 2004).

Dans le local, les parents sont les actants clés de l'avancement de la construction d'une maison. Porte-parole du propriétaire au village, les parents et surtout le père présentifie l'absence de celui qui, traditionnellement, aurait dû être sur place en tout temps. Voici une discussion avec Maria Buzdugan, une vieille femme de Certeze qui prenait soin des deux maisons neuves de ses enfants. Elle m'a fait visiter les deux, sans problème, malgré l'absence des propriétaires (Photographie No 6) : — Serait-il possible d'entrer à l'intérieur aussi ? ai-je demandé. — Oui. Mais vous savez, ce n 'est pas fini. Moi, je ne sais rien. Chacun a son modèle. Nous, nous ne pouvons pas nous en mêler... J'insiste : — Je ne veux pas que vos enfants soient mécontents de nous avoir fait visiter les maisons... — Faites-vous pas de souci !... Ici, « gazda » (l'hôtesse) c 'est moi ! (Maria Buzdugan, Certeze, 2004).

Dans ce contexte, gazda (« l'hôtesse ») a une connotation de pouvoir. Non seulement elle est l'hôtesse, mais elle est aussi le chef, le responsable. Du point de vue du jeu des rôles, au moment de notre discussion, il n'y avait aucune différence entre cette vieille femme et le propriétaire. Cependant, le pouvoir de décision du vieillard n'est pas absolu, aspect bien valeur l'entêtement du vieillard, le fait qu'il cherche toutes sortes d'arguments judicieux servant ses propres intérêts.

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visible dans la duplicité du discours de Maria Buzdugan : c'est elle le chef, mais elle ne se mêle pas des affaires de ses enfants. Alors, son rôle n'est pas uniquement local car le vieillard maintient un rapport de communication et d'échange permanent avec l'enfant parti à l'étranger et il s'adapte à ses exigences. Il se familiarise avec les devises étrangères et avec une nouvelle technique de communication. À l'aide des téléphones cellulaires, des caméras vidéo, se met en marche toute une technologie (téléologie) de la localisation (Appadurai 1996 : 180). À distance, le propriétaire prend des décisions et est mis au courant de l'ensemble du processus. Plus son absence est longue, plus la technique prend d'importance car tout se fait à l'aide des moyens de communication. À chaque étape de la construction, les parents prennent des photographies ou des films afin de les envoyer à l'étranger. En 2005, les Certezeni commencent à peine à s'intéresser à Internet et aux ordinateurs. Le moyen principal de communication reste le téléphone cellulaire, la photographie et la vidéo. Réseaux humains de sociabilité et réseaux virtuels se rencontrent afin d'estomper l'absence du propriétaire et d'assurer le bon déroulement de la construction de la maison. L'absence est ainsi compensée par les parents qui sont à la fois actants et liens entre le sujet et l'objet, entre le propriétaire et les bâtisseurs, entre le propriétaire et le reste de la communauté. Grâce à la vigilance des balrâni, celui parti connaît ce qui se passe au village et, plus particulièrement, il est mis au courant du déroulement de la construction de sa maison. Familyscape, technoscape, mediascape303 tissent un espace (-scape) fluide, irrégulier, à l'intérieur duquel la frontière entre l'absence et la présence s'évanouit. Comme nous l'avons déjà annoncé au début du chapitre, la construction ne représente pas seulement un acte technique. Elle est à la fois un cadre d'élaboration symbolique d'une expérience de participation aux marchés de consommation de partout dans le monde et aussi un espace de croisement des valeurs et des pratiques locales et anciennes304.

303

II s'agit bien sûr d'une adaptation (familyscape) et d'une reproduction partielle de la longue liste des scapes présentée par Appadurai, Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalisation, University of Minnesota Press, Minneapolis & London 1996 : 33. 304 Dans le cas de l'autoconstruction au Brésil, James Holston insiste sur la signification autre que technique de l'acte de faire construire soi-même sa maison. Il s'agit d'un cadre symbolique d'élaboration de nouvelles identités sociales. Construire une maison c'est se construre soi-même (« Autoconstruction in Working-Class Brazil », Cultural Anthropology, vol. 6, No. 4 (Nov., 1991), 447-65).

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Ainsi, le vieillard se plie à la fois sur un réseau local, villageois et sur un autre, plus large, qui suit le cheminement géographique et social de son enfant. Sans cet apprentissage et disponibilité des parents il est impossible à la personne absente de suivre la construction de sa maison. Le simple départ d'un membre de la famille provoque tout une reconfiguration des savoir-faire et des comportements locaux. Afin de pouvoir l'aider, le vieillard doit mettre à jour toute son expérience et la confronter à des défis qui viennent d'ailleurs : Ceux qui administrent l'argent sont les parents. Ils manipulent des euros, des dollars ou, il y a quelques années, des marks... Il faut les voir tenir sur leurs genoux, le téléphone cellulaire, il faut voir comment ils parlent (Nelu, 30 ans, Huta-Certeze, 2004).

Les parents ne sont pas les seuls à jouer un rôle essentiel dans la construction de la maison. Le processus touche également la parenté proche à laquelle on fait appel aux moments clés de la construction de la maison. La planseu (« la construction du plancher ») représente l'occasion de rassembler plusieurs membres de la famille, des voisins ou des amis. Au-delà de la difficulté du moment qui demanderait l'aide de plusieurs personnes, la construction du plancher matérialise la clé de voûte de la compréhension de la manière dont les réseaux sociaux se plient et s'adaptent à des nouvelles situations. En 2004, j'ai participé à la réalisation du plancher de la maison du frère de mon hôtesse. Ceux qui s'occupaient de la construction étaient les parents car le fils et sa femme étaient partis en Italie depuis trois ans. Ils devaient rentrer pour les vacances deux semaines plus tard. Le cas de la maison de Petre est typique des deux villages et de tout le Pays d'Oas en général.

4.6. Étude de cas : La planseu. Construire la maison c'est construire le social La planseu («la construction du plancher») dénomme l'ouvrage qui, dans une construction, constitue une plateforme horizontale au rez-de-chaussée, ou une séparation entre deux étages305. Au Pays d'Oas, la construction du plancher ne se réduit pas à un ensemble de gestes techniques. C'est un moment de rassemblement et de réunion. Plus loin encore, la plancheu marque la participation à un moment privilégié qui demande des préparatifs, des discussions, des énergies et la mobilisation de plusieurs personnes qui ne participent pas à la construction de la maison. Ce moment est marqué aussi par le retour temporaire du propriétaire qui participe et voit de ses propres yeux le travail accompli. Une 30

Le nouveau Petit Robert de la langue française, 2009.

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autre variante est sa présence auditive car, à l'aide du téléphone cellulaire, on lui décrit, on lui raconte le déroulement du processus et l'atmosphère sur place. La famille de Petre de Clara en est un exemple typique pour la région. Depuis trois ans, lui est sa femme font le va-et-vient entre Huta-Certeze et Rome (Italie). À chaque été, ils reviennent pour voir leurs deux garçons qui vivent au village, avec les grands-parents. Ils n'ont pas réussi à être sur place lors de la construction du plancher. Par contre, deux semaines plus tard, lors du congé du travail de Petre, les deux sont revenus au village, moment où ils ont admiré le travail accompli. Jusqu'à leur départ, la jeune famille logeait dans une maison construite dans les années 1980 par les parents qui, dans la même gospodaria, habitent une ancienne maison, située juste à côté. En 2003, Petre et sa femme partent en Italie pour travailler, lui en construction, elle comme femme de ménage. Après un an, ils décident de construire une nouvelle maison, sur le terrain situé à côté de leur gospodaria et qui était couvert par un verger de pruniers. La construction de la maison démarre à la fin du printemps 2004 (Photographie No 7). Le modèle a été choisi à Certeze, par Petre et son père, avant son départ. Il s'agit de la maison de type autrichien, jaune. Après le choix du modèle qui, tout comme dans la majorité des cas, s'est fait sans tenir compte de la configuration du terrain, Petre et sa femme quittent le village, en confiant la construction de la maison aux parents306 de Petre. En 2004, le père de Petre, Mos

Gheorghe, embauche deux maîtres qui sont frères. L'un habite à Huta, l'autre à

Certeze. Les deux sont très connus dans la région et selon le père de Petre qui les a engagés, ils sont de très bons professionnels et sérieux (Huta-Certeze, 2004). Les maîtres travaillent avec une équipe formée de trois jeunes, des salahori (« des apprentis »), qu'ils embauchent et qu'ils paient journalièrement (Photographie No 8). L'entente avec les maîtres a été précédée d'une longue discussion avec le père de Petre :

306

Le père de Petre, Sabou Gheorghe, est né en 1938. En 2004, il est âgé de 66 ans. La mère, Clara, est âgée de 64 ans. Les deux sont à la retraite. Ils ne sont jamais partis à l'étranger. Par contre, Clara est allée deux fois aux travaux saisonniers dans les années 1980. 307 Mos est un autre appellatif qui signifie « vieillard ».

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J ' a i négocié avec eux. Tout se fait par la négociation. Ils ont demandé de la nourriture aussi. Pour le premier niveau, ils ont demandé 4000 euros, mais moi j ' a i négocié jusqu 'à 3500 euros. Tout comme au marché (Gheorghe Sabou, 66 ans, Huta-Certeze, 2004).

Le paiement ne se fait pas globalement, mais étape par étape. Le premier niveau a un prix, le deuxième un autre et ainsi de suite. Mos Gheorghe a convenu avec les maîtres de ne donner que de l'argent, des matériaux, de l'eau et du café. C'est tout. Les maîtres devaient apporter leur propre repas. Pour la construction du plancher, l'entente n'est plus la même ce qui signale l'importance de ce moment : Moi, j e lui ai payé 3500 euro pour le premier niveau, j e parle de la main d'œuvre. Lui, il vient avec ses outils, ses ouvriers qu'il paye avec l'argent que j e lui ai donné. Je ne lui ai pas donné le repas. Je n 'ai pas le choix. P a r contre, le moment de la construction du plancher bénéficie d'un autre régime car j e prépare le repas pour tout le monde. C'est une étape difficile qui demande beaucoup de travail et une mobilisation plus grande que d'habitude (Gheorghe Sabou, 66 ans, Huta-Certeze, 2004).

La construction du plancher dure une journée. Le plancher de la maison de Petre a été construit le 23 juillet 2004. Il y avait les deux maîtres, trois ouvriers, les parents de Petre. En plus des parents, les deux maîtres et les trois ouvriers, il y avait plusieurs membres de la parenté éloignée : Maria, la sœur de Petre et notre hôtesse, sa cousine, Marioara. Il y avait aussi les trois frères de Mos Gheorghe (Photographie No 9). lose (17 ans), le cousin de Maria; le fils d'un des frères de Mos Gheorghe était de passage. Ce dernier venait de rentrer de Paris où il travaille comme plaquiste. Moi même j'étais invitée à assister à ce moment particulier ce qui démontre l'importance encore une fois de cette étape dans l'ensemble du processus de la construction de la maison. Le travail de construction doit se faire rapidement afin que le béton puisse être homogénéisé et nivelé. À l'aide de deux brouettes, le béton préparé sur place par les trois ouvriers est transporté par les frères de Mos Gheorghe et par la cousine de Maria, une jeune fille robuste. Le béton est appliqué et nivelé par les deux maîtres (Photographie No 10). Pendant ce temps, Maria et sa mère s'occupent exclusivement de la préparation du repas qui consiste en soupe au poulet comme entrée, des pâtes avec de la viande de bœuf comme plat principal et, pour dessert, un gâteau préparé par Maria et que les femmes d'Oas font habituellement lors d'occasions spéciales tels le mariage ou les fêtes religieuses (Photographie No 11). À part les deux maîtres, tout le monde a bu de \&palinca, Teau-de-

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vie de la région offerte par les parents de Petre. Il y avait aussi du café et de la bière (Photographie No 12). Le travail a commencé très tôt le matin et s'est fini à 4 heures de l'après-midi. Ensuite, tout le monde s'est assis à la table montée dehors, à côté de la maison en construction. L'atmosphère conviviale, d'amusement et de joie a fait oublier la fatigue. Tout le monde était content car cela faisait longtemps que les trois frères ne s'étaient pas rencontrés, que la famille ne s'était pas réunie (Photographie No 13). Tout au long de la journée, Mos Gheorghe a parlé au téléphone plusieurs fois avec son fils de l'avancement du processus. Dans la société traditionnelle, l'entraide représentait la base du fonctionnement économique et social de la gospodaria. Il se manifestait aussi lors de la construction d'une nouvelle maison. La parentèle élargie y participait surtout pour combler la force du travail. Ainsi, le propriétaire n'était pas obligé de payer des travailleurs. La participation des membres de la famille n'était pas gratuite car, dans la logique de l'échange, le propriétaire aidait à son tour les autres. Les dernières années, cette pratique a subi des adaptations : elle est plus restreinte et vise notamment les moments privilégiés de la construction. Etant donné que l'élévation d'une maison ne représente plus un défi, la charge émotionnelle et sociale de ces moments l'emporte sur l'aspect économique. À part la mise à jour des dernières nouvelles concernant la famille entière, ces moments représentent l'opportunité de faire circuler les nouvelles sur l'état du propriétaire absent et sur ce qu';7 reste à faire pour sa maison (Entretien no. 18 : Huta-Certeze, 2004). Alors, ce moment maintient et amplifie le fonctionnement du réseau social familial local qui intègre, cette fois, une géographie bien plus ample que celle du village. Tous les membres de la famille sont mis au courant de la situation du propriétaire parti, de son éventuel retour et surtout de son attitude par rapport au déroulement de la construction. Malgré son absence, tout le monde parle de lui comme s'il était présent. Les parents présentent aussi aux autres ce qu'ils ont fait sans jamais oublier de préciser que ceci est le souhait de leur fils. Le propriétaire sert toujours de réfèrent pour les parents qui médiatisent en fait le rapport entre l'absent et le reste de la parentèle rassemblée. D'ailleurs, le discours de Mos Gheorghe et de sa femme est décliné à

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la troisième personne et très rarement à la première personne. Alors, c'est Petre qui a fait ça, qui a voulu faire comme ça... etc. Non seulement discursive, la présence du propriétaire est aussi auditive car il appelle souvent ses parents pour «participer» au déroulement du processus et à l'atmosphère installée sur place. L'espace sonore qui se met en place à travers le téléphone cellulaire réinstaure un cadre d'interaction sociale (Tacchi 1998 : 25)308. Plus encore, il corporalise la présence discursive du propriétaire309. À l'aide du téléphone cellulaire, se crée un nouvel espace cette fois auditif, qui permet la consolidation du lien entre le propriétaire et sa maison d'une part, et avec le reste de la famille d'autre part. Ainsi, les réseaux familiaux ont un rôle essentiel car ils reprennent, adaptent à la nouvelle réalité et dynamisent l'ancien réseau de sociabilité qui se créait lors du moment de la construction de la maison. Le but principal est différent : non pas pour combler un manque économique, mais pour compenser l'absence physique et sociale du propriétaire ; pour permettre au réseau social et familial de se fortifier et d'exister. Plus qu'un moment d'entraide, la construction du plancher devient principalement un moment de rencontre, de rapprochement, de présence. La présence de Tailleurs, grâce au téléphone, n'est pas seulement auditive ou discursive dans les discussions des gens rassemblés autour de la table. Le paysage est campagnard, les montagnes boisées nous entourent. La mère de Maria est vêtue de sa jupe large et colorée, la tête couverte de son chischineu, le foulard traditionnel du Pays d'Oas. Mos Gheorghe et ses frères ont l'apparence de paysans ordinaires. Cependant, des éléments étrangers à ce paysage émergent partout dans ce petit coin du monde en ce moment précis qu'est la construction du planché. Sur la table du repas, la palinca est mise dans des bouteilles dont les étiquettes sont étrangères. Pas loin, le jeune lose, adossé sur sa voiture étrangère, regarde tout l'animation entourant la construction du plancher (Photographie No 14). La matière locale respire la présence de Tailleurs qui n'est plus identifié comme différent. Le global fond dans le local, le paradoxe donne place au consensus. À part l'œil de Daniel Miller (éd.), Material Cultures. Why some things matter, The University of Chicago Press : 1998. Dans son étude des Canoës de Wala, Christopher Tilley dépasse les approches postmodernistes où le monde est vu en tant que texte qu'on doit décoder. Cela lui permet d'avancer le rôle actif des objets que lui et d'autres (Miller 1997, 1998, 2001) appellent agency (introduction à « The Matephorical Transformations of Wala Canoes » dans Victor Buchli (éd.), The Material Culture Reader, Oxford, New York : 2002 : 23). 309

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l'anthropologue, personne ne semble remarquer la présence de la bouteille, les vêtements étrangers, la maison nouvelle basée sur un modèle autrichien ou la voiture de lose à l'immatriculation française. Tous ces éléments sont bien intégrés et même domestiqués dans le local (Goody 2001). Plus qu'un moment technique, la construction du plancher révèle un topos particulier où l'absence devient présence, le visible invisible, et où la frontière entre ici et ailleurs se fluidifie et s'élargit. 4.7. Jeux de rôles à l'opposés dans la construction de la maison Le maître joue également, tout comme la famille, un rôle bien important dans la construction de la maison. Plus qu'un spécialiste, il fait partie du réseau de sociabilité villageois et même parental. Il représente une autorité dont les parents et le propriétaire tiennent compte. Son rôle n'est pas seulement d'exécuter un travail ou une demande. II peut aussi proposer des modèles de maisons vues ailleurs ou qu'il a déjà bâties. Plus rarement, il peut intervenir dans le modèle proposé par le propriétaire et apporter des changements, etc. Il est la deuxième personne en importance après les parents du propriétaire. S'il y a des problèmes, c'est à lui qu'on demande conseil. À part son savoir-faire qui lui confère de l'autorité, son pouvoir provient du fait qu'il est une personne du lieu, du village. Il est « des nôtres » et cette appartenance lui permet de comprendre et de mieux communiquer avec les villageois. Ce n'est pas le cas de l'architecte. Il est un domn, terme qui signifie « monsieur » et qui est utilisé par les Oseni pour dénommer quelqu'un de la ville ou tout simplement un étranger. Il habite ailleurs et ne fait pas partie des réseaux de sociabilité locaux. Il représente le centre et son pouvoir est administratif. Juridiquement, il est plus puissant que le maître car sans lui, personne ne peut construire. Par contre, dans la pratique, le maître a le pouvoir tandis que l'architecte représente le pouvoir qu'on peut contourner. La relation entre les propriétaires ou ceux qui supervisent la construction et ceux qui devraient être les figuresclés de la construction, le maître et l'architecte, communique à quel point le réseau de sociabilité villageois et communautaire est important dans la construction de la maison. La mise en miroir des deux figures permet d'aller plus loin et de montrer comment les réseaux

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de sociabilité laissent place à un autre type de relation sociale, de socialite, définie par des rapports de pouvoir et de contrôle capables de décider qui en fait et qui n'en fait pas partie31 . Commençons avec le maître. 4.7.1. Mesterul (le contremaître) Né dans la région, le maître (mesterul) acquiert le métier de père en fils ou d'un autre maître, plus âgé, qui peut être soit un parent, soit quelqu'un du village. Cette manière de transmettre le savoir-faire n'est pas spécifique au Pays d'Oas, mais bien présente dans les autres régions de la Roumanie et aussi dans le milieu rural européen en général311. La particularité du Pays d'Oas consiste en l'apparition dans les années 1980 des programmes communistes de professionnalisation des paysans dans le dessein de former une nouvelle couche sociale, celle des ouvriers. La création des écoles de métiers (professionnelles) était destinée principalement aux jeunes du milieu rural. À Negresti-Oas, dans les années 1970, 1980, l'entreprise Constructorul (le Constructeur), les exploitations minières de HutaCerteze et de Bixad, les coopératives de constructions de Satu Mare permettent la professionnalisation d'une partie des Oseni. Malgré ces initiatives du pouvoir politique, les Certezeni notamment prennent la route des travaux saisonniers qui leur apporte bien plus d'argent que le salaire offert dans les entreprises locales. Alors, la majorité des jeunes qui ont fait une spécialisation en construction ont abandonné leur profession pour partir. Après la chute du communisme, ces entreprises ferment et les travaux saisonniers disparaissent. La majorité part à l'étranger où ils commencent travailler dans la construction. Pourquoi ? Ils possèdent déjà un savoir-faire plus ou moins professionnalisé. De plus, c'est un champ de travail où il n'est pas nécessaire d'avoir une qualification pour y accéder. D'ailleurs, ceux qui partent en premier à l'étranger après la chute du régime de Ceausescu sont justement ces personnes qui aujourd'hui possèdent un métier, les maîtres. Une fois rendus Le concept de « sociabilité » signifie vivre ensemble, tandis que la « socialite » renvoie plutôt aux relations de pouvoir. À l'intérieur d'un réseau de « socialite il est essentiel de préserver l'appartenance et d'éviter l'exclusion par rapport à un groupe déterminé » (Vintila Mihailescu, La problématique de la déconstruction de la sarma. Discours sur la tradition » dans Cristina Papa, Filippo Zerilli (Eds.), La ricerca antropologica in Romania. Prospettive storiche er atnografiche, Edizioni Scientifiche Italiene, 2003 : 183-209). Pour une contextualisation des deux concepts dans le cas du Pays d'Oas, voir Daniela Moisa, « Du costume traditionnel à Barbie. Formes et significations du costume "traditionnel" de Certeze, Roumanie (1970-2005)» dans Martor, 13/2008: 109-130. Pour une image générale sur l'Europe, voir Paul H. Stahl, « Maison et groupe domestique étendu. Exemples européens » dans APMOE, vol. III, Thessalonique, 1991 : 1667-91.

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ailleurs, ils travaillent en construction et une fois familiarisés avec le système, ils forment leurs propres équipes de travail. J ' a i appris le métier d'un vieux avec lequel j ' a i travaillé dès l'enfance, à 14 ans. Il m'a appris à faire des maisons... Dans le temps, après dix ans environ, j ' a i fait ma propre équipe. Pourquoi être payé p a r l'autre quand j e peux moi-même payer d'autres qui travailleront pour moi ? Et ainsi de suite : celui qui vient d'arriver, vole le métier et fait sa propre équipe (Contremaître, 45 ans, Certeze, 2004).

Les jeunes qu'ils embauchent sont leurs propres enfants, des parents, des amis et des voisins ou tout simplement des gens du village qu'ils amènent avec eux, à l'étranger, et qu'ils paient, etc. L'élargissement des réseaux de sociabilité locaux au-delà des frontières régionales permet au maître de transmettre son savoir-faire comme il le faisait au village, sauf qu'il rajoute et fait usage d'une expérience acquise dans un nouveau cadre social, celui de Témigrant à l'étranger. Non seulement il gagne sa propre vie, mais il mobilise de nouveaux maîtres en formation et, implicitement, dynamise et rend élastiques les réseaux de sociabilité locaux qui couvrent, s'étendent et se restreignent en fonction des trajets de chaque individu qui décide de sortir et de revenir. Cette congruence vient aussi du fait qu'il n'y a aucune différence entre les réseaux de sociabilité familial, d'amitié, de voisinage ou communautaire et celui de professionnalisation. L'un soutient les autres et l'inverse. Cette coïncidence est amplifiée à la fin des années 1990, lorsque de plus en plus de jeunes cherchent à suivre des cours à l'étranger, sur le lieu de travail et à se spécialiser dans un domaine de construction : menuiserie, aménagement intérieur, etc. II arrive qu'au sein d'une seule famille, le père soit le maître, que le fils sache faire l'installation, qu'un deuxième fils sache travailler les salles de bain et la cuisine, etc. Alors, il ne s'agit pas seulement des maîtres, mais de familles où tous les membres possèdent des techniques d'autoconstruction et d'artisanat du bâtiment et qui continuent à évoluer dans des univers et des secteurs qui peuvent renforcer leurs choix (de Villanova 1994 : 24).

Il y a aussi des maîtres qui, à un moment donné, choisissent de ne plus partir et de continuer à construire des maisons au village. Leur savoir-faire est très riche car ils sont porteurs de l'expérience locale, traditionnelle, héritée de leurs pères, enrichie par une expérience étrangère marquée par l'accès à des nouveaux matériaux, nouvelles techniques de travail et à une technologie plus sophistiquée. Ce chronotope qui résulte du croisement

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des racines et des routes (Clifford 1997) confère un statut particlier au maître dont tout le monde tient compte. Les maîtres les plus connus et les plus réputés sont originaires de Certeze. I ls travaillent uniquement dans la région du Pays d'Oas, notamment à Certeze et à Huta. Cette exclusivité géographique est aussi sociale car ils préfèrent travailler avec des gens qu 'ils connaissent, avec lesquels ils sont familiers (Huta-Certeze, 2004). I l n'agit pas int qu'institution car il n'a pas une entreprise familiale ou privée dans le sens juridique terme. I l agit en tant qu'individu qui travaille seul ou avec une équipe. Pour îucher, les Certezeni mettent en fonction tous les réseaux locaux, familiaux, de lié ou d'amitié. Le maître n'a pas besoin d'un curriculum vitae car le même réseau social permet la découverte de toutes les informations possibles sur ses compétences, sur >on expérience, s'il est un homme de parole ou non. Souvent, celui qui veut se faire une maison a déjà travaillé avec le maître au village ou à l'étranger. I I le connaît et sont des «is Alors, les relations sont beaucoup plus que contractuelles. La relation entre le rtropi iétaire et le maître repose principalement sur l'action des réseaux traditionnels de sociabilité qui réglementent et contrôlent le bon avancement de la construction de la maison.

Dans le contexte où le propriétaire est absent, le rôle du maître est aussi important que celui des parents car il représente la présence avisée. Tout le monde tient compte de ce qu'il dit. m des deux maîtres qui construit le plancher de la maison de Petre raconte : Le maître écoute ce que le client veut faire et ce qu 'il veut avoir. Ensuite, il intervient dans les ca ■><■ le terrain n'est pas propice au modèle désiré. Dans notre cas, j ' a i discuté avec Petre, le fils < Mos Gheorghe. Je lui ai donné moi aussi quelques idées. Mais généralement, nous faisons ce que le client veut (Contremaître, 45 ans, Huta-Certeze, 2004).

Parfois, son autorité va jusqu'à proposer des modèles de maisons qu'il a déjà construits, mais c'est plus rare. I l peut aussi conseiller les représentants du propriétaire de modifier le initial. Son intervention dépend aussi de la faisabilité de la construction en rapport avec le terrain, avec les matériaux et l'argent disponibles. Les discussions visent surtout l'extérieur de la maison, la structure de base, le plan, l'emplacement. Le rapport est toujours de dialogue et d'échange. Dans le cas de lose, le cousin de mon hôtesse, âgé de 17 ans. c'est son père qui « demande des conseils » (se sfatuieste) au maître : La maison qui est devant appartient à mon garçon, affirme Mos I oscut, l'oncle de mon hôtesse. Je l'ai commencée l'an dernier. C'est moi qui traite avec le maître. J'ai découvert le modèle à

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Certeze. Moi et mon garçon nous avons aimé ce modèle. Nous aimons l'extérieur uniquement, pas l'intérieur. Nous discutons avec le maître. Surtout pour le toit, pour le fronton de la maison, combien de poutres, si nous voulons la mansarde, quel modèle... Concernant le paiement, on le paie après le travail... Il est un homme du village, nous le connaissons. Jusqu 'à présent, nous lui avons donné 5000 euros. La maison n'est pas encore finie (Mos Ioscut [Ianos Tamasoski], 55 ans, Huta-Certeze, 2004).

Si le maître propose un modèle, il le fait par analogie. Il ne montre jamais un plan, mais la maison de X ou de Y qui habite au village... À son tour, le propriétaire fait la même chose : Quel modèle veux-tu ? Je veux une maison pareille à la maison autrichienne de Certeze, ou pareille à la maison de l'oncle Ioscut (Gheorghe Sabou (le père de Petre Sabou, parti en Italie) qui cite les mots d'un contremaître qui aide le propriétaire à choisir un modèle de maison (Huta-Certeze, 2004).

La construction de la maison au Pays d'Oas est une culture du regard et de la parole312. Une fois vue et choisie, la maison désirée est racontée (Cuisenier 1994), décrite ou simplement regardée. Le passage de la vue au regard implique des ajustements en fonction des désirs de la personne ou même de la nature du terrain et des ressources financières. Ainsi, le maître est plus qu'une personne qui exécute un travail : il devient l'agent de la mobilité des formes architecturales entre les individus, entre les villages, entre l'Occident et le Pays d'Oas. Il est aussi un bricoleur313 (Kajaj 1999:273) habilité qui permet de concilier les rigueurs du métier avec les désirs du propriétaire. Malgré un savoir-faire beaucoup plus riche que le reste des villageois le maître établit avec le bénéficiaire un rapport égalitaire car les deux parties ont les mêmes modèles culturels de référence (Raymond 1984). C'est justement cette relation syntagmatique qui leur permet d'échanger et de négocier. Au-delà de son savoir-faire acquis de plusieurs manières, le maître «possède également une connaissance intuitive dont l'importance fondamentale se trouve dans la cohérence expressive et fonctionnelle entre sa forme et sa signification d'une part, et le modèle culturel et le capital humain qui l'anime, d'autre part » (Kajaj 1999 : 273).

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À Sârbi, la relation entre le commanditaire et le maître d'œuvre est dialogique. On raconte - povesti raconter, comme on narre un conte, Jean Cuisinier, Le feu vivant. La parenté et ses rituels dans les Carpates, Presses Universitaires de France, 1994, Paris : 155. 13 Le bricoleur est la figure centrale de l'architecture sans architecte (Rudofsky 1977).

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4.7.2. Arhitectul (l'architecte) L'architecte représente la personne qui met sur la feuille l'esquisse de la maison, fait les vérifications concernant le terrain et donne le feu vert pour la construction. Sans sa signature, le propriétaire est en illégalité. Représentant accrédité de l'Etat, son autorité est institutionnalisée par la loi314. Son accréditation est le résultat des études universitaires. Malgré son statut professionnel reconnu par les structures administratives et étatiques, l'architecte n'a pas de crédibilité à l'intérieur du Pays d'Oas. La relation entre l'architecte et le client est froide, limitée à des signatures et à des questions formelles. Personne ne parle de conseils, d'un dialogue similaire à ce qu'on a vu dans le cas des maîtres du village. Le discours des gens de Huta et de Certeze par rapport à l'architecte est totalement différent et le rapport n'est pas le même. Son statut d'outsider (de domn, «de monsieur», donc d'étranger) est accentué par son savoir-faire et ses compétences qui n'ont rien à voir avec le principe local de transmission informelle des connaissances. Malgré son statut de représentant de l'Etat ou d'une institution privée accréditée, au plan local, il est un exclu car dans son cas, les réseaux de sociabilité familiale et communautaire sont séparés du réseau professionnel. Il est un fonctionnaire de l'État qui agit en tant que tel. Pour lui, une personne qui veut avoir un plan de maison n'est qu'un client comme tout autre. Or la construction de la maison dans le contexte de l'absence du propriétaire doit se faire à l'intérieur des réseaux sociaux capables d'offrir la sécurité et la confiance conférées traditionnellement par la force de la parole. Le rapport fonctionnaire/client n'est pas un rapport privilégié, unique, mais régularisé institutionnellement. Au contraire, le rapport entre le propriétaire et le maître est solidifié par d'autres liens qui rassurent et qui transforment la relation en un échange. Faute de ce type de relation, le propriétaire est désorienté, pas du tout en confiance et habituellement, le résultat est décevant.

L'architecte accrédité est une personne qui possède un diplôme universitaire, reconnu par l'État roumain (La loi no. 50/29 juillet 1991 dans Monitorul oficial).

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Le cas de la maison « de l'Américain » en est un exemple. Le modèle vient d'un architecte de Satu Mare, le centre administratif de la région du Pays d'Oas. Maria Golena, la propriétaire, Ta accepté sans vraiment comprendre de quoi il s'agissait: Je n 'ai pas vu des photos, mais des figures géométriques uniquement. Il ne m'a rien montré. Je n'ai pas eu quoi choisir car il y avait uniquement des figures géométriques et pas de dessin, pas de coloration, rien. Je n 'aipas compris grand-chose... Ce que l'architecte m'a montré, c 'est ça que j ' a i fait. Je n'ai pas choisi le modèle. L'architecte a fait l'intérieur aussi. Mais moi je ne l'aime pas et ensuite, je modifie. Je l'ai payé 2500 euros (Maria Golena, 45 ans, propriétaire de la maison de type américain, Huta-Certeze, 2004).

L'entente qui caractérise la relation entre le maître et le propriétaire donne lieu ici à de la discordance car pour l'architecte de Satu-Mare, la femme de Huta n'est qu'une « des sauvages de l'architecture» (Depaule 1979). Le rapport entre l'architecte et la femme de Huta n'est plus syntagmatique, mais hiérarchique ce qui ne permet pas l'échange et la négociation, mais l'exécution. Agent de la normalisation, l'architecte reste fidèle à sa vision savante du monde (Kajaj 1999 : 269-272). Faute d'un cadre culturel commun de référence, la relation est purement administrative. Possesseur d'un savoir essentiellement urbain, étranger au savoir-faire local et surtout au code local villageois, l'architecte éprouve en plus l'incapacité de formuler ce savoir, de l'expliquer et de le rendre intelligible aux autres. Cependant, les démarches administratives dépendent de l'architecte. Malgré son pouvoir de décision, l'autorité de l'architecte peut être contournée. La rencontre avec l'architecte est toujours formelle et brève. À l'aide de l'argent ou d'une bouteille de bonne palinca, plusieurs étapes administratives ou vérifications sont surmontées : Nous ne travaillons pas avec l'architecte. Avant, on faisait une esquisse, mais il n'est jamais venu chez toi pour la voir. Tu lui donnes l'argent et il ne regarde pas ce que tu as fait (Peintre en bâtiment, ex-travailleur en Italie. Actuellement, il travaille en France, 35 ans, Certeze, 2005).

En 2005, à la mairie de Certeze, ce type de dialogue entre l'architecte et le propriétaire est fréquent : Voici l'esquisse de la maison. Tout est là. Mais toi, tu fais comme tu veux (Mairie de Certeze, 2005). Bien « arrosé », l'architecte ferme les yeux aux irrégularités car il sait très bien que le propriétaire ne respectera pas l'esquisse, que le terrain n'est pas toujours approprié pour le type choisi de construction et que, de toute façon, une fois construite, la maison sera transformée et adaptée.

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Cette manière de faire informelle tire ses racines des années 1970, la période de systématisation territoriale socialiste. La loi de la systématisation du territoire et des localités urbaines et rurales promue en 1974315 oblige les Roumains à construire selon un modèle type, élaboré par les architectes nommés par le centre316. Cette décision intervenait en fait dans la logique traditionnelle de construction où le seul modèle à respecter était celui du village, de la région ou des ancêtres. De même, le maître du village et le propriétaire concevaient le plan sur lequel la maison était bâtie317. Le seul papier important était l'acte T 1 Q

de propriété du terrain et de la maison. Avec l'intervention étatique

, l'importance des

rôles dans la construction de la maison change, l'architecte se faisant de plus en plus présent comme facteur de décision et d'intervention. Malgré la pression du centre, l'architecte de la périphérie est avant tout, un pion de l'économie informelle fonctionnant sur des critères de clientélisme et de népotisme. Afin de ne pas éveiller des questions de la part des autorités du district, du conseil d'administration du village ou de l'architecte, celui qui voulait construire une maison à la mesure de ses revenus ou de ses désirs n'oubliait jamais d'apporter avec lui un cochon ou de la palinca, très « en demande » durant cette période de pénurie que furent les années 1980319 : Lorsque j ' a i fait l'esquisse de cette maison, il a fallu donner un cochon. Maintenant ce n'est plus difficile. C 'est avant que c 'était difficile (Dumitru Balta, 67 ans, Huta-Certeze, 2004).

315

II s'agit de la loi no. 59/1974 émise par la Grande Assemblée Nationale (Buletinul oficial (Bulletin officiel) no. 135,01/11/1974). jl6 Pour apprécier le rôle des architectes en Roumanie, il suffit de se plonger dans la revue Arhitectura qui connaît ses années de gloire dans les années 1960, 1970 quand les architectes sont appelés à « contribuer » au changement du visage de la société socialiste roumaine. Par exemple, entre les années 1967 et 1971, plusieurs numéros sont dédiés à la « typisation » du village roumain, à la conjugaison de la tradition avec la modernité (Nicolae Valdescu, « Ce tipizam ? Cum tipizam ? » (Qu'est-ce qu'on standardise ? Comment on standardise ?), in Arhitectura, no. 3, année XVI/no. 112, 1968 : 8), etc. Cette méthode s'appelle d'ailleurs « bâtir sur le plan » et elle n'est pas spécifique aux Roumains. Pour plus de détails, voir Stahl 2004. 318 L'intervention politique mettait à néant les variations régionales de l'architecture paysanne. D'ailleurs, jusqu'au début des années 1980, les architectes et plus timidement, les ethnologues, attiraient l'attention sur l'impact néfaste, même catastrophique de cette loi sur le monde paysan. Certains architectes avec des velléités ethnographiques proposent de tenir compte des spécificités régionales de l'architecture et, même de chaque village et de rendre place à la variation » (voir tous les numéros d'Arhitectura des années 1968 et 1971). Cuisenier parle aussi de cette manière informelle de contourner le système dans le dessein de tirer des bénéfices. Il fait référence à trois villages de trois régions de la Roumanie (Jean Cuisenier, Le feu vivant. La parenté et ses rituels dans les Carpates, Presses Universitaires de la France, Paris, 1994 : 44-6). Cela pour dire que le contournement des mesures étatiques communistes n'était pas présent uniquement au Pays d'Oas, mais était une règle générale pour toute la société roumaine. Elle est si enracinée que, même aujourd'hui, il faut en faire appel pour régler les besoins quotidiens.

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Cette pratique s'est perpétuée, sauf qu'en 2005, les responsables d'approbation de constructions sont plus enclins à accepter de l'argent que des produits alimentaires qui se trouvent à la portée de tous. Dans les années 1990, le contrôle était si faible et les lois si confuses, que la majorité des habitants construisaient sans avoir toutes les approbations. C'est pourquoi de nouvelles constructions ne sont pas en règle, ce qui n'est pas sans poser des problèmes car, ces dernières années, plusieurs lois sont promulguées et appliquées, notamment celle des impôts sur l'espace bâti. Les contrôles sont plus fréquents et plus stricts. Malgré ces changements, tout continue à fonctionner sur le même principe du népotisme ce qui rend les villageois et les autorités locales du village très suspicieux envers les étrangers qui s'intéressent à leurs nouvelles maisons. D'où la difficulté, voire l'impossibilité d'obtenir des plans de maisons, des esquisses ou des documents de la mairie. Tandis que l'architecte appartient au réseau économique informel plus élargi, au Pays d'Oas il reste exclu car son fonctionnement est extérieur aux réseaux sociabilité actifs à l'intérieur du village qui réglementent le rythme de construction des maisons. Après avoir obtenu les signatures et les accords et une fois seul dans sa propre maison, chaque villageois commence à construire, à transformer comme il veut. Le cas de la maison « de l'Américain » où la présence de l'architecte est déterminante dans l'évolution et l'apparence de la construction est très rare car la majorité des gens de Certeze ou de HutaCerteze ne parle qu'avec le maître, la seule autorité « qui nous comprend, qui parle comme nous ».

4.8. L'idéal de la maison. Entre ce qu'on désire et ce qu'on obtient Nous avons démontré comment la construction de la maison, assimilée à un acte social (Rapoport 1972: 149) de renforcement et d'élargissement des réseaux locaux de sociabilité, afin de compenser le vide crée par le départ du propriétaire, l'emporte sur la construction en tant qu'acte technique. Nous avons également démontré comment les réseaux de sociabilité, familiaux surtout, créés et adaptés autour de ce moment précis permettent la mise en place des rapports de socialite basés sur des relations de pouvoir, d'exclusion ou d'inclusion des individus en fonction de leur capacité d'assurer la

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perpétuai ion de la logique traditionnelle dans laquelle se produit la construction de la maison, l/impact de la socialite est d'autant plus grand que le propriétaire n'est pas toujours présent pour superviser l'avancement de sa propre maison. La complexité du fonctionnement de ces réseaux laisserait croire que les mauvaises surprises sont épargnées au propriétaire et que, grâce à la vigilance et au protectionnisme parents, au maître qui ne veut pas ternir sa réputation au village et à l'architecte qui sait se taire quand il faut, tout fonctionne à merveille. Cependant, au moment de son retour, le lire constate que la maison est trop grande ou trop petite, que le fronton n'est pas identique avec ce qu'il a vu initialement, que le positionnement des portes et des fenêtres "est pas aussi beau, que la configuration intérieure du bâtiment ne correspond pas \ raiment à ce qu'il imaginait. \pn

le départ du propriétaire, la maison subit une série de réinterprétations320 de la part

des intervenants. Le rôle des parents et du maître n'est pas passif, ils ne sont pas seulement exécuteurs, mais aussi des interprètes car ils doivent s'adapter à plusieurs choses. îmençons avec les facteurs externes qui, malgré le fait que les Oseni leur accordent une importance minime, déjouent l'entêtement et le désir du propriétaire. La configuration du errain emerge le plus souvent comme un élément coercitif. Elle est prise en considération après le départ du propriétaire ou pendant et après l'élévation du bâtiment. Par exemple, la fondation de la maison de Petre a nécessité un double travail et un double investissement à cause du terrain en pente. Le modèle choisi ne pouvait pas être construit autrement. Lorsqu'il inspecte la maison juste après son arrivée au village, Petre est étonné de la hauteur du bâtiment. Dans un autre cas, l'inclinaison du terrain ignorée lors de la construction ne permet pas aux portes des étages supérieures de fermer. La transformation dune autre, à Certeze conduit à des situations hilarantes : une fenêtre qui, initialement donnait vers l'extérieur, ouvre vers une autre pièce de la section nouvellement construite.

Dans le cas de Portugais, Roselyne de Villanova parle du même phénomène de transmission et de traduction du modèle par les structures familiales et locales. Malgré le fait que le plan de la construction soit apporté de la France, cela n'influe pas d'une façon déterminante sur l'ensemble des nouvelles constructions (1094 : 84).

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Au-delà de l'impact des facteurs extérieurs, il y a aussi la pression du village qui actionne et juge en fonction du code culturel local qui met plus l'accent sur l'apparence de la maison que sur sa fonctionnalité. Ensuite, la question du goût n'est pas la même chez les parents et les enfants. Le maître aussi fait face à une double pression, de la part des propriétaires et aussi des contraintes dues aux techniques de construction, du terrain et des matériaux. Parfois, il agit conformément à sa conception de beauté. L'absence du propriétaire rend donc le pouvoir d'interprétation de ces personnes plus libre et plus actif : Vous voyez ? Notre maison avait un modèle pareil à la petite maison qui est là (elle me montre une maison située en face, de l'autre côté de la rue). Mais le garçon à qui j ' a i confié les travaux n 'a pas compris. 11 a enlevé le crépi avec des ornements, ce qui était plus beau, et il a mis celuici (Floarea, 30 ans, Certeze, 2005).

Le résultat n'est ainsi jamais identique à la maison rêvée. Généralement, le propriétaire se console rapidement car, dès son prochain retour, il va tout transformer. Si on rajoute le fait que sa propre image sur la maison a changé depuis le choix du modèle on se rend compte qu'à la fin de l'élévation de sa maison, le propriétaire est encore loin de la maison rêvée initialement. Ainsi, la maison issue d'un processus de migration n'est jamais identique aux modèles ou aux maisons venues d'ailleurs (de Villanova 2004). Autrement dit, la localité n'est jamais le reflet à petite échelle du global car les cultures ne sont pas tout simplement transférables d'un contexte à l'autre, d'une échelle à l'autre (Appadurai 1998). Leurs formes et leurs sens sont travaillés et négociés (Moore 2000 :270) non seulement d'une échelle à l'autre, mais à l'intérieur même du local. Étant donné le caractère indéfini de la différence entre le matériel et l'immatériel (Miller 1998, 2001, 2005, Buchli, Moore 2000, Tilley 2007 [2006], Hodder 1978; Turgeon 2009a, 2009b), la matérialité de la maison absorbe les expériences de plusieurs lieux, locaux ou d'ailleurs, ce qui conduit à Téloignement du modèle de son propre créateur et de sa forme d'origine321. Malgré la relation permanente entre le propriétaire et sa maison, elle ne lui appartient plus, elle se transforme avec chaque lecture et chaque interprétation que les intervenants effectuent (Barthes 1954, 1975, 1977). Une fois échappée à ses intervenants et au retour du propriétaire, la nouvelle maison commence à réagir, en lui « induisant » des nouvelles 321

Dans ses commentaires sur le passage que Roland Barthes fait du signe au texte, Bjornar OIsen met en évidence le fait que le postmodernisme est déjà dépassé par un détachement de la ressemblance entre la culture matérielle et le texte. La culture matérielle ne ressemble pas au texte, mais elle est un texte avec un topos extérieur au pouvoir du langage. Voir aussi Tilley 1990.

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interventions, des nouvelles interprétations. Nous approchons de plus en plus de Bjornar Olsen qui, en dépassant le postmodernisme barthien, annonce Tautonomisation de la culture matérielle par rapport au pouvoir du texte et du langage. Alors, la culture matérielle ne ressemble plus au texte. Elle EST un texte avec son propre topos où le pouvoir peut être inscrit (dans Tilley 1990 : 197). Nul étonnement que, dans le cas des maisons de Certeze et de Huta, le résultat ne soit pas conforme au désir initial du propriétaire, nul étonnement non plus que la forme finale de la maison ne ressemble plus au modèle originaire. Dans la troisième partie de cette étude, nous allons présenter en quoi consiste l'action de domestication du global par le local, en mettant en liaison les formes architecturales et les pratiques et les usages de l'espace habité et domestique. Nous allons insister aussi sur les structures sociales et culturelles locales qui réglementent toute cette circulation et appropriation des influences extérieures. Finalement, nous démontrerons que l'action de domestication des formes architecturales étrangères et de l'expérience extérieure dans le local est ambivalente, ce qui fait que dans la même maison de type occidental les Oseni reconnaissent tant « la modernité » que les marques d'une volonté et d'une spécificité locale, traditionnelles. Il ne s'agit plus d'une « co-existence » passive dans le sens de Clifford, mais d'un rapport très actif et réciproque, qui transforme les deux parties en interaction.

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III.

TROISIEME

PARTIE

1. ZOOMS SPATIAUX ET SOCIAUX Dans la deuxième partie de la thèse, nous avons démontré que la nouvelle maison de Certeze et du Pays d'Oas n'est plus l'expression de la sédentarité. Au contraire, elle réifie dans le local les multiples expériences que les Oseni ont vécues ailleurs. Sur place, le nouveau et l'ancien se mélangent, se transforment, agissent l'un sur l'autre. Afin de saisir la profondeur de cette dynamique locale, nous proposons tout le long de ce chapitre de présenter minutieusement la nouvelle maison. L'analyse débutera avec une présentation de la géographie sociale du village de Certeze. Nous continuerons ensuite avec la morphologie spatiale et temporelle de la nouvelle gospodaria afin de mieux situer et d'analyser la maison de type occidental. Au moyen d'une approche par variation d'échelle (Vlach 1996 : 30), nous allons démontrer que l'organisation spatiale repose sur un réseau social diffus, structuré en fonction de la dynamique familiale et parentale. Ainsi, la maison du Pays d'Oas représente essentiellement un espace d'écriture sociale et culturelle (Bachelard 1957:32) structuré selon les formes de l'organisation (Bahloul 1992 :45) et de la dynamique du groupe qui l'habite. Au-delà de l'impact local de l'expérience étrangère des habitants de Certeze, la nouvelle gospodaria centrée sur la maison de type occidental, matérialise et communique aussi la conjonction de plusieurs manières de faire322 issues de l'interaction et de la négociation de deux et même trois générations. Au-delà du fond culturel commun, chaque génération laisse sa trace dans l'apparence et dans l'utilisation de la maison et de l'espace bâti. Il en résulte une hétérogénéité de formes architecturales, de pratiques et de comportements domestiques que nous essaierons de préciser dans les pages qui suivent.

322

Selon Michel de Certeau, les manières de faire constituent les mille pratiques par lesquelles des utilisateurs se réapproprient l'espace organisé par les techniques de la production socioculturelle (1980: 14).

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1.1. Topographies sociales diffuses De l'extérieur, Certeze s'étend sur quelques rues qui se déploient parallèlement, des deux côtés de la chaussée nationale, et qui avancent jusqu'au loin, vers les versants des montagnes et vers le centre de la dépression. Le centre est marqué par la tour de l'église (Photographie No 1) et par la concentration des plus importantes institutions locales, la mairie, l'école et la police (Photographies No 2a et No 2b). À celles-ci s'ajoutent deux autres bâtiments qui correspondent plutôt à des institutions traditionnelles villageoises. Il s'agit de la Ciuperca, ancien lieu de rassemblement des jeunes et de danse (Photographie No 3), ainsi que de la maison des noces ou de mariage, qui éclipse par sa grandeur les bâtiments officiels (Photographies No 4 et No 5). Contrairement à Certeze qui est un village concentré et linéaire, Huta présente une structure dispersée323. Situé près des montagnes, l'espace verdoyant semble dominer le panorama entier. Malgré ses étendues, la majorité des maisons se concentre d'un côté et de l'autre de la chaussée nationale qui monte vers un versant de la montagne Magura. Les constructions situées au centre de Certeze sont plus compactes et la verdure se fait rare tandis que, vers la périphérie, elles alternent avec des vergers ou des pâturages. Les maisons filent le long des rues sans donner l'impression de se grouper en fonction d'une architecture quelconque ou d'une période de construction précise. De l'extérieur, tout ressemble à un puzzle de formes, de toits, de couleurs et de clôtures car aucune maison ne ressemble entièrement à l'autre. Nous disons entièrement car malgré certaines différences d'apparence, la structure de base des bâtiments, qui est carrée, et la hauteur, qui varie entre deux et trois étages, créent une certaine homogénéité. Paradoxalement, ce n'est pas la rue principale qui donne le plus cette impression, mais la rue Hîroasa où les bâtiments sont bien ordonnés et orientés de la même manière, tout près de la rue (Photographie No 6).

323

Si on reprenait le langage de l'ethnographie traditionnelle de la première moitié du XXe siècle, Huta appartiendrait au type dispersât (« dispersé ») de village. Ce type est présent dans les régions montagneuses où les maisons, situées sur les versants, sont séparées les unes des autres par des pâturages et par des forêts. À l'opposé, le village de Certeze serait un village dissocié et aggloméré (Vuia 1937 : 20).

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Bien que moins visible, la géographie sociale est, à notre avis, plus importante324 que la géographie physique. Elle est décisive pour la compréhension de l'organisation et du fonctionnement villageois. La structure sociale la plus étendue, qui peut couvrir le village entier et même dépasser les frontières, en touchant les localités proches telles que HutaCerteze et Moiseni, est le neam. Ce terme désigne à la fois le lignage agnatique ou cognatique, descendant d'un ancêtre commun, connu et nommé, ainsi que tous les descendants résultant des alliances des membres de la lignée. Cette structure sociale est visible dans l'articulation des noms de chaque membre du neam, qui exprime, de cette manière, son appartenance à une succession de membres de la lignée, en finissant avec un ancêtre commun qui ne remonte pas au delà de T arrière-grand-père de la lignée masculine ou féminine (Marie a /«'Gheorghe a Erjii : Maria, (fille) de Gheorghe, (fils) de Erji, etc.). Habituellement, les liens entre les membres d'une lignée sont beaucoup plus forts que les rapports avec d'autres familles qui habitent le même village. Cette solidarité créée par les liens de sang est amplifiée par une solidarité sociale et économique. D'ailleurs, la deuxième étymologie du mot neam renvoie à la possession et à l'exploitation commune des terres et à l'entraide entre les membres de la même lignée. À Certeze, nous avons identifié plusieurs neamuri : les Corzeni, les Gîndeni, ou de-ai Laibului (« de Laib »), etc. Dans la société traditionnelle, la structure sociale de type neam32S ne correspond pas à une unité territoriale individualisée. Les parents, les frères et les sœurs, les cousins et les 324

Les anthropo-géographes du début du XXe siècle, tout comme les ethnographes qui les suivront, ont expliqué la structure et la forme des établissements humains par les occupations des habitants, celles-ci dépendant au plus haut point du facteur géographique (Vuia 1936 : 4 ; Mihailescu 1927:66-68; 1926: 107). Les deux critères, occupationnel et géographique, ont continué de dominer la littérature ethnographique à la défaveur d'une attention plus poussée sur l'importance des éléments sociaux tels que les structures parentales ou sociales en général. Dans les années 1970, avec l'influence du réalisme socialiste et des mesures politiques de typologisation du monde rural, les ethnographes prêtent plus attention aux classifications économiques, fonctionnelles et administratives d'organisation et de structuration du village roumain. Pour plus de détails, voir Bacanaru, Stefanescu, Deica, Buga, Molnar, Tfescu 1963 : 30-40. Voir aussi Butura 1978. 325

Le terme neam d'origine hongroise (nem) signifie « d'origine », « de nationalité ». Il désigne l'ensemble des personnes apparentées par le lien du sang ou par alliance ; les personnes qui font partie de la même famille. Le deuxième sens renvoie à la partie des terres travaillées par une famille. Rappelons qu'au Moyen Age, neam était utilisé pour les boyards ou pour une famille de boyards, et les descendants des boyards (Dictionnaire explicatif de la langue roumaine, 1998). Tout un débat existe autour de l'étymologie du terme. Certains affirment son origine hongroise (Kis 1975). D'autres soutiennent l'origine daco-romaine du terme et nient son origine hongroise (Pelé 1972). L'argument de ces derniers est que le terme a deux sens principaux : personnes apparentées par le sang et par alliance ; terrain travaillé par une famille. Ce dernier sens, qui exprime l'attachement à un territoire, serait absent de l'étymologie hongroise. Pour plus de détails,

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cousines peuvent être voisins de même qu'ils peuvent habiter les quatre coins du village. Spatialement, le neam a la forme d'une constellation de cellules sociales et économiques appelées gospodarii et centrées autour d'une maison individuelle. D'ailleurs ce lien intime entre la maison et l'unité sociale et économique explique l'utilisation simultanée et synonymique des termes de casa (la maison) et de gospodaria (la maisnie). Les maisons ou les gospodarii appartenant au même neam bénéficient de l'autonomie spatiale (elles sont délimitées par des clôtures), sociale (elles sont habitées par une famille formée d'un couple et des enfants) et économique (elles ont leurs propres terres et leur propre bétail)326. Le chef de la famille et de la maison représente la plus haute autorité à l'intérieur de sa gospodaria. Du point de vue de l'autorité, il y a une différence par rapport à la société traditionnelle où le vieillard (mot ayant une connotation de sagesse en roumain), qui était le père ou le grand-père, pouvait intervenir dans les grandes décisions relatives aux alliances, aux problèmes de couple à l'intérieur de la lignée. Toutefois, son pouvoir était plus discursif que spatial327. Actuellement, il représente un repère généalogique qui ne repose plus sur une hiérarchie de pouvoir et de décision à l'intérieur du neam328. Au-delà de cette autonomie plurielle

, chaque maison et chaque gospodaria est étroitement liée aux autres

voir « Neamul românesc », 21 juillet 2007 ou http://octavianblaga.wordpress.com/2007/07/21/neam-cuvantsi-idee/. 326

Lorsque nous avons étudié le village archaïque roumain, nous avons dû reconnaître que ce village n 'est pas un assemblage de gens et de gens sans liens entre eux... Le village est aussi un groupe homogène d'hommes, dont la cohérence est obtenue par des liens de consanguinité, quelquefois tellement forts, qu'ils deviennent la règle de l'organisation sociale. Le village est tout aussi un système économique collectif un atelier de travail, une organisation administrative et politique autonome (Stahl, H. 1939 : 383). 327

Il y a une différence essentielle entre l'organisation spatiale de la zadruga et du neam. Dans le cas de la zadruga, les membres d'un même lignage et leurs familles formées par alliance habitent sous le même toit. Les maisons longues de type zadruga sont structurées hiérarchiquement, l'espace autour de Pâtre étant destiné au vieillard, le chef de la lignée, tandis que le reste de la maison est segmenté en cellules disposées d'un côté et de l'autre et habitées par les familles des membres de la lignée. Tous partagent l'unique feu qui se trouve dans la pièce principale où l'on prépare le repas et où dorment habituellement les vieillards et les enfants en bas âge (Lutovac 1935 : 38 cité par Paul Stahl 1991 : 1684-5). 328

Costa-Foru précise que les relations inter-familiales sont très étroites à l'intérieur d'un même lignage... En général, les relations avec le groupe de familles du lignage ne diffèrent pas beaucoup de celles avec les familles étrangères... (D'après nos observations, nous pensons qu'ici, l'auteur fait référence aux familles rattachées à un lignage par alliance et non pas par le sang. La tradition et l'esprit commun du lignage servent ici de simples critères de préférence dans le choix d'un groupe de familles qui ont des relations entre elles (cité par Musset 1981 : 22). 329

Dans le cas des Roumains, Paul H. Stahl affirme qu'ils vivent dans des groupes domestiques basés sur l'existence d'un seul couple marié habitant avec des enfants non-mariés (1991 : 1688-9). Pour la région de Hateg tout comme pour le Pays d'Oas, Focsa signale l'existence des maisons doubles appartenant à des frères (Pour le cas d'Hateg, voir Focsa cité par Paul Stahl 1991 : 1689) ; Pour la région du Pays d'Oas, voir Focsa 1975. Cependant, cette double unité ne justifie pas à elle seule l'appartenance de deux familles apparentées au

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du même neam par des rapports de sociabilité, d'échange et d'entraide qui assurent la production et la reproduction de la lignée, de même que de chaque unité qui la compose.

Avec l'augmentation du phénomène de construction, le terme de neam est enrichi par des allusions spatiales explicites qui visent des rassemblements de bâtiments dans le même endroit. Ces unités s'appellent cartiere (« des quartiers ») et sont identifiées par le patronyme du grand-père agnatique. Par exemple, tout de suite après l'entrée à Certeze du côté de Huta-Certeze, se trouvent huit maisons où il n'y a que de la parentèle. Il s'agit de huit frères et de leurs familles (épouses et enfants). Identifiée habituellement de-ai Laibului (« qui appartiennent à Laib »), le groupe commence à être appelé aussi cartierul Laibenilor « le quartier des Laibens ». En blaguant, on dit que c 'est leur quartier, il est clair que làbas ils sont les chefs (Nelu, 30 ans, Certeze, 2004). Plus loin, un groupe de six maisons est nommé cette fois casele Corzenilor (« les maisons des Corzens »). Insistons un peu sur cette apparition sur le registre de la blague du terme cartier et ensuite de la dénomination casele (« les maisons ») pour le neam des Corzens.

Malgré la provenance citadine du terme cartier («quartier»), il ne s'agit pas d'une valorisation par l'origine tel que c'est le cas des dénominations des maisons neuves « de type français, autrichien », etc. Au contraire, son utilisation vise un groupe de maisons apparentées situées Tune à côté de l'autre. Du point de vue architectural, « le quartier des gens de Laib » n'est pas identifiable de l'extérieur, les maisons qui le composent, quoique ressemblantes, ne diffèrent pas des constructions avoisinantes. Quant à la topographie à l'intérieur du village, il n'existe pas de marqueurs territoriaux capables de l'isoler en tant qu'unité sociale et territoriale spécifique. Cette difficulté est amplifiée par le fait que chaque gospodaria du « quartier des gens de Laib » est délimitée par une clôture et forme une unité territoriale et sociale individuelle. Le cas des maisons des Corzeni est identique, sauf qu'il s'agit de six maisons apparentées, celles de deux sœurs et quatre frères. Leur organisation est purement sociale et accessible uniquement aux habitants de Certeze qui connaissent tous les membres de la communauté et leur rapport de parenté.

même neam car ce dernier dépasse l'espace d'une unique maison afin de s'étendre dans tout le village et même au-delà.

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Quoique exceptionnels par la grandeur du nombre des parents rassemblés dans un même endroit, les deux exemples reflètent une réalité bien plus ample, une organisation territoriale du village de Certeze qui est orientée en fonction de la famille proche. Etant donné qu'actuellement, les familles sont moins nombreuses, deux ou trois enfants, les rassemblements de maisons apparentées sont plus petits. La grande majorité des habitants de Certeze a pour voisin un frère ou une sœur, situation que nous avons identifiée chez tous nos informateurs. La superposition entre le voisinage et les relations de parenté proches s'explique essentiellement par la volonté des parents de garder les enfants près d'eux, ce qui fait partie de la logique traditionnelle de production et de reproduction de la famille et du neam. À cette situation s'ajoute la modification de l'institution traditionnelle de l'héritage selon laquelle les parents devaient construire une maison pour les garçons et non pour les filles, qui partaient dans la maison de leur époux. Actuellement, les parents construisent une demeure pour les garçons de même que pour les filles, ce qui leur permet de contraindre les enfants à rester près les uns des autres. Le voisinage se crée soit par le partage de la gospodaria entre les enfants en deux ou même trois parties égales, soit par l'achat du terrain voisin, ce qui est plus rare. Si le terrain de la gospodaria ne permet pas le découpage spatial, les enfants construisent là où les parents possèdent des terres. Comme tous les habitants ont des propriétés au village, les enfants ne s'installent toutefois pas loin. Neamurile (« les lignées ») à leur tour n'ont pas une existence indépendante les unes des autres. À travers les alliances, les maisons du réseau parental couvrent le village entier et, plus récemment, il dépasse les frontières afin de s'étendre dans les villages voisins, Huta et Moiseni notamment. Par exemple, mon hôtesse, qui habite à Huta, avait de la parenté à Certeze (des cousins et des cousines) et à Negresti-Oas (son oncle, le frère de son père). Dans le cas de la famille étendue, nous ne pouvons pas parler d'un équivalent spatial, à part celui du village. Il n'existe pas non plus une individualité architecturale capable d'individualiser un neam parmi d'autres. L'architecture se déploie en fonction des alliances et des ententes lors des mariages de même qu'en fonction des terres possédées par chaque lignée.

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Carte No 9 : Carte sociale de Certeze. Presque chaque habitant a comme voisin un frère, une sœur, les parents ou les beaux-parents. La carte présente une partie des unités parentales identifiées sur le terrain : 1 : « Le Cartier » des Leibens (8 maisons) ; 2 : Les maisons des Corzens (6 maisons) ; 3 : Les maisons des sœurs Vadan (2 maisons) ; 4 : Les maisons de la famille de Maria des Mariées (mère et deux enfants, un garçon et une fille) (3 maisons) ; 5 : Les trois maisons de Maria Buzdugan ; 6a et 6b : Les maisons des trois filles de Bica (3 maisons) ; 7 : Les maisons de Maria Frundar (2 maisons).

Au delà d'une géographie basée sur le déploiement géométrique des rues, l'organisation du village de Certeze repose essentiellement sur une structuration territoriale en fonction des relations proches de parenté ou en fonction de la dynamique des alliances entre les neamuri (les lignées) qui forment un réseau de sociabilité et d'échange qui permet à chaque unité (sociale et spatiale) d'exister et d'évoluer. Ce réseau très large permet aussi au groupe de se reproduire en tant qu'unité sociale et économique. Cette structure sociale traditionnelle et diffuse, que nous appelons « aux maisons »330 (Carsten et Hugh-Jones : 1995), absorbe les 330

Le concept de « société aux maisons » représente une extension critique du concept de « société à maison » élaboré par Lévi-Strauss. Selon l'anthropologue français, « la société à maison » se définit comme étant : une personne morale détentrice d'un domaine composé à la fois des biens matériels et immatériels, qui

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effets de la mobilité des Certezeni à l'étranger en encadrant la construction des nouvelles maisons : C'est plus facile comme ca. Par exemple, lorsque mon fils « a fait la France », moi j ' a i gardé son fils. Pendant ce temps, j ' a i surveillé la construction de sa maison qui est à côté. Je prenais soin des animaux, de la « gospodaria ». C'est juste à côté (Maria lu' Frundar, Certeze, 2005).

Tout comme dans la société traditionnelle, habiter à côté des parents ou des frères et des sœurs représente une stratégie sociale et économique destinée à encadrer la construction de la maison dans le contexte de la mobilité du travail. La proximité spatiale des maisons et des gospodarii des membres du même neam ou de la même famille facilite l'échange des services liés essentiellement à la construction des nouvelles maisons et au soin des membres de la famille (épouse et enfants) restés à la maison. La dynamique de construction et de reconstruction de la maison « de type occidental » est entretenue et amplifiée par le système traditionnel d'organisation économique et sociale, basé essentiellement sur les relations de parenté et qui s'associe de plus en plus à une organisation spatiale et territoriale.

1.2. L'atomisation de la maison de type occidental à l'intérieur de la parenté proche Comme nous l'avons vu précédemment, le neam est une structure sociale et parfois spatiale formée de plusieurs unités territoriales, sociales et économiques, nommées gospodarii. La gospodaria (maisnie (fr.) et household (angl.)) représente une structure composée d'une famille (parents et enfants en bas âge) qui habite une maison et possède des biens (des

se perpétue par la transmission de son nom, de sa fortune et de ses titres en ligne réelle ou fictive, tenue pour légitime à la seule condition que cette continuité puisse s'exprimer dans le langage de la parenté ou de l'alliance, et, le plus souvent, des deux ensemble (2004 : 149-50). Dans leur ouvrage collectif, Janet Carsten et Stephen Hugh-Jones essaient de démontrer que ce type d'organisation sociale et spatiale n'est pas caractéristique aux sociétés hiérarchisées, mais qu'elle est bien présente dans d'autres, égalitaires. Pour nous, la nuance est très importante car, à l'intérieur de l'unité sociale élargie de type neam, la gospodaria (« la maisnie ■») semble bien plus importante. À l'intérieur du concept de gospodaria qui correspondrait à l'anglais household, au français maisnie ou au serbo-croate kuca (Paul Stahl 1974 : 401), les deux concepts de maison et de famille sont apparentés. La fondation d'une maison signifie la fondation d'une nouvelle maison. Ce que les ethnologues roumains, qui se sont longtemps occupé de l'étude de la maison traditionnelle roumaine, ne précisent pas est que l'importance de cette unité sociale et spatiale de base, qui est la gospodaria centrée sur la maison, l'emporte sur les autres types d'organisation plus larges tels le neam. À l'intérieur du système, chaque unité a un pouvoir de décision par la présence du chef de la famille auquel les autres membres se soumettent. Dans ce sens, nous nous orientons plus vers la problématisation du concept de Lévi-Strauss proposé par Janet Carsten et Stephen Hugh-Jones dans leur livre, 1995, About the House : Lévi-Strauss and Beyond. Cambridge, Cambridge University Press.

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terres et du bétail). La gospodaria est à la fois un lieu de production, de reproduction et de consommation (Mihailescu 1990, 2007). Quoique autonome, chaque famille est liée à la famille élargie et au neam par des relations d'entraide et d'échange. Ce lien devient encore plus fort par les normes traditionnelles de transmission de la maison et des biens ou par des alliances entre les lignées, encore présentes et actives. Dans la société traditionnelle, la transmission de la maison et de la gospodaria est essentiellement patrilocale, la résidence du nouveau couple formé étant avec ou près des parents de l'époux. Ainsi, le père partageait ses terres en parties égales aux garçons afin qu'ils puissent fonder une nouvelle maison et une nouvelle gospodaria. Dans la logique du droit de Tultimogéniture masculine, le cadet recevait la maison des parents qui, en contrepartie, représentait une sorte d'assurance de vieillesse pour les plus âgés (Paul Stahl 1979 : 123). L'héritier devait accomplir les rituels d'enterrement et entretenir le culte des morts et des ancêtres de la famille et de la maison331. D'ailleurs, l'héritage de la maison et de la gospodaria des parents s'appelait partea sufietului (la partie de l'âme). Quant aux filles, elles se mariaient, c'est-à-dire qu'elles quittaient la maison des parents pour aller dans celle de leurs beaux-parents. La seule exception visait les familles qui, faute de garçons, étaient obligées d'opter pour une alliance matrilocale. Dans un tel cas, le gendre se mariait (« se marita ») dans la maison de son épouse où il restait et dont il héritait

. Ainsi,

les institutions du mariage et d'héritage tout comme les structures familiales résultant des lignages et des alliances, structuraient la fondation et l'emplacement de chaque nouveau noyau familial. Dans le cas de la maison héritée, elle était habitée par deux et même trois générations. Malgré la présence de plusieurs générations, l'ancienne gospodaria comportait une seule maison qui était organisée pour accommoder tout le monde. L'institution traditionnelle de l'héritage et de la transmission s'est maintenue jusqu'à aujourd'hui, à une exception près. Avec l'accélération du rythme de la construction des Par exemple, l'héritier du lieu de la maison devenait, automatiquement, l'héritier du lieu d'enterrement de ses parents (Ghinoiu 1999 : 83). 332

La configuration patrilocale avec cette exception à la règle du gendre « qui se marie », qu'on retrouve à Certeze, n'est pas spécifique à la région du Pays d'Oas. Au contraire, elle est identifiée par les ethnologues chez tous les Roumains. C'est le cas en Olténie (l'homme qui se ginerea (« qui devenait gendre») ou en Moldavie (l'homme se insuratea (l'homme se mariait) (Florea Marian 1890).

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maisons, il s'est opéré un changement dans cette règle de base, plus précisément dans la situation des filles. En effet celles-ci reçoivent aussi une maison de leurs parents. Après le mariage, la possession d'une maison à la fois par les filles et par les garçons conduit à une double localité. Bien que les parents cherchent à garder les enfants les uns près des autres, ces derniers choisissent moins en fonction de la parentèle masculine, qu'en fonction de l'emplacement des maisons par rapport au centre villageois, de leur grandeur, de l'apparence et du moment de la construction (on choisit la plus récente). Le couple peut habiter la maison construite par les parents du mari aussi bien que par les parents de l'épouse. La néolocalité représente une autre alternative de plus en plus fréquente. Lorsque la nouvelle famille décide de construire une autre résidence dans un lieu éloigné des gospodarii des deux familles, ils le font toutefois sur l'un des terrains hérités des parents, soit de l'époux soit de l'épouse. Ainsi, certaines familles de Certeze possèdent trois maisons, deux héritées et une troisième construite par eux-mêmes. Dans ce cas, le lien entre les enfants et leurs parents passe essentiellement par la propriété terrienne et par la configuration structurelle de la possession du territoire à l'intérieur du village. La nouvelle gospodaria qui comporte de deux à trois maisons s'oppose avec celle traditionnelle qui comportait une seule maison orientée perpendiculairement à la rue. Elle formait un « U » avec d'autres bâtiments tels le hoboroc, « la grange » qui servait au foin, et avec la cuisine d'été construite séparément, vis-à-vis de la maison. Ainsi, la cour ouverte vers la rue était très large, permettant l'accès facile aux annexes pour le bétail (vaches, moutons) et pour les habitants. Il n'y avait que de l'herbe et éventuellement un modeste jardin aménagé devant la maison. Une autre variante était la maison située au fond de la cour, parallèlement à la rue, tandis que le hoboroc, les annexes et la cuisine d'été étaient orientées latéralement et perpendiculairement à la rue333. Cette structure fait partie de l'organisation générale de la gospodaria traditionnelle roumaine qui se caractérisait par la 333

Gheorghe Focsa fait une présentation très détaillée de l'évolution de l'architecture du village de Moiseni jusqu'à nos jours. Il identifie plusieurs types de maisons, de la maison monocellulaire jusqu'aux modèles les plus récents apparus dans les années 1940 et 1950. La principale caractéristique de tous ces types de maisons est que la maison n'est pas orientée vers la rue. De plus, la maison semble aussi importante que les autres constructions de la gospodaria ( 1975 : 223-307).

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présence de plusieurs bâtiments séparés, disposés dans l'espace selon un ordre fonctionnel et rationnel (Petrescu 1985). L'espace d'habitation comportait deux bâtiments. La principale maison abritait jusqu'à trois générations, les grands-parents, les enfants et un ou deux petits-enfants appartenant à l'enfant héritier. Parfois, durant l'hiver, lorsqu'il faisait très froid, certains animaux, les agneaux ou le veau, habitaient à l'intérieur de la maison. L'autre bâtiment, plus petit, représentait la cuisine d'été où Ton cuisinait et où, parfois, durant la saison chaude, les personnes âgées dormaient à côté des plus jeunes (Focsa 1975). Ainsi, la règle générale de la composition de la gospodaria traditionnelle est la présence d'une maison unique334 à laquelle s'ajoutent plusieurs annexes. Les dimensions des bâtiments sont réduites, à l'exception de la grange, le bâtiment le plus massif et dont le toit dépasse légèrement la hauteur de la maison. Depuis les années 1950, l'augmentation des dimensions du bâtiment principal joue à la défaveur des annexes. Le changement n'est pas radical car les nouveaux modèles représentent une amplification des « maisons paysannes anciennes », notamment de la « maison longue » ou de la « maison en coin ». Dans le cas de la « maison en coin » des années 1950-1960, les annexes sont incorporées sous le même toit que la maison (Focsa 1975 : 308-310). Un autre modèle de maison, de type bloc, fait son apparition dans les années 1960-1970. Dans ce cas, une augmentation du volume de la maison devient de plus en plus visible, à la défaveur des annexes, de plus en plus réduites et moins visibles de la rue335. L'explication donnée par Focsa à ce changement brusque de la configuration de la gospodaria traditionnelle vise uniquement l'influence de la ville et les emprunts volontaires par les paysans. Il s'agit en fait de mesures de standardisation et d'homogénéisation de 334

Une deuxième maison monocellulaire nommée futelnita aurait aussi existé. Cette construction représenterait un abri temporaire pour le couple nouvellement formé jusqu'au moment où leur propre maison soit finie. D'ailleurs le nom de cette construction a une connotation sexuelle. Le terme, qui relève du langage vulgaire, n'est pas mentionné dans les travaux ethnographiques. Nous l'avons entendu à Calinesti. Étant donné le caractère rare de cette construction et son ancienneté, la mention de ce bâtiment rudimentaire ne revient presque pas dans le discours des gens auxquels nous avons demandé de nous parler des temps de jadis. Focsa, qui a le plus étudié la configuration de la gospodaria à Moiseni, ne le mentionne pas non plus. 335

Focsa n'explique pas ce changement architectural si brusque et si rapide des années 1950 et 1960. II s'agit du début de la période de changement de la société roumaine, qui supposait aussi un changement d'apparence traduit essentiellement par la standardisation et par la construction en masse. L'architecture commençait de plus en plus à préoccuper les autorités politiques. Il s'agit de la période de la création des prémices de l'urbanisation du village et de la construction en masse suivant le modèle soviétique (Arch. George Morariu, 1968, « Aportul tipizarii la cristalizarea temei de proiectare » (La contribution de la typisation à l'éclaircissement de la thématique de la projection). Dans Arhitectura, 3, XVI, 112:5).

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l'architecture roumaine dans le but de créer l'habitat de YHomme nouveau qui devait se soumettre aux principes du rationalisme fonctionnel, c'est-à-dire de l'utilitarisme, de la technique et du développement économique (Arch. Gusti, Gustav 1965 : 16-17). Actuellement, la maison est située très près de la rue. Reléguée au second plan par la dimension de la nouvelle construction, la grange devient moins visible ou disparaît en tant que construction autonome. Les annexes viennent en prolongement du bâtiment principal, ce qui conduit à une nouvelle configuration de la gospodaria selon laquelle le « fl » tourne, « c », en intégrant et cachant la cour (Photographie No 7). Les annexes liées au bâtiment principal par une sorte de couloir aussi grand et aussi haut que la maison abritent le(s) garage(s) ou des pièces pour habitation. Les annexes se prolongent avec une autre bâtisse qui ressemble à une deuxième maison. Malgré son positionnement en arrière de la construction principale, la deuxième maison est visible de la rue car elle est située latéralement par rapport à la maison principale. Un autre modèle de maison dominant est la maison située vers la rue et qui se prolonge en arrière avec la cuisine d'été et les annexes, incorporées sous le même toit. La structure est perpendiculaire à la rue et la cour se déploie d'un des côtés de la bâtisse. Cette maison est une variante plus grande de l'ancienne maison « longue » identifiée par Focsa dans les années 1950-1960 (Photographie No 8). Entre la volonté et la possibilité de construire une maison aussi, sinon plus grande que celle des parents, d'une part, et la préservation des lois traditionnelles d'héritage qui dit que le cadet doit rester dans la maison parentale, d'autre part, conduit à l'apparition de nombreuses solutions. Souvent, la cuisine d'été ou les annexes prennent la forme d'une deuxième maison, aussi grande et aussi massive que le bâtiment principal (Photographie No 9). Les nouvelles dimensions des constructions, de même que le rythme accéléré de transformation donnent aussi place à une pluralité de variantes où le positionnement des bâtiments varie en fonction du volume de chaque construction, du nombre et également de l'existence d'autres constructions, plus anciennes. Alors, le dessein principal n'est plus de reproduire des structures architecturales anciennes, mais d'adapter la configuration de la gospodaria à la grandeur et à la forme de la nouvelle maison qui devient le centre de l'ensemble. Ensuite, on aménage le reste du terrain : le potager qui fournit les pommes de

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terre, les tomates et les oignons nécessaires pour les besoins de la famille, ou le verger aux pruniers, gardé pour la préparation de lapalinca, Teau-de-vie de la région. La configuration de la gospodaria moderne est le reflet de la dynamique générationnelle. Il s'agit de la génération des années 1980 qui est partie aux travaux saisonniers et qui, dans la même période, vit la standardisation de l'architecture. Dans les années 1990, les enfants de cette génération commencent à leur tour à bâtir des maisons, cette fois « de type occidental », ou à transformer les bâtisses héritées de leurs parents. Par ailleurs, à chaque génération correspond un bâtiment séparé, contrairement à la maison traditionnelle où l'intérieur de la maison bicellulaire, par exemple, était divisé en fonction des générations : les personnes âgés habitaient la plus petite pièce, appelée aussi « la petite maison », tandis que le jeune couple habitait la plus grande, nommée « la grande maison » (Focsa 1975). Le résultat est une tendance de plus en plus importante à Tatomisation de la gospodaria traditionnelle. Ce processus prend plusieurs formes (Photographie No 10). Les gospodarii qui comportent une seule maison à un ou deux étages ne sont pas nécessairement habitées par une seule famille ou génération. La majorité de ces bâtiments « uniques » se prolongent en arrière avec une deuxième construction, aussi grande et aussi massive que le bâtiment situé en avant. La construction située en avant est réservée à un enfant tandis que le deuxième bâtiment, à l'arrière, est destiné aux parents en vue de leur retraite. Par exemple, Nuta Vadan habite sur la Grande Rue (Ulita Mare) à Certeze. Elle est comptable. Son mari travaille en Italie, dans la construction. Ils ont un fils unique, Ionut Adrian, qui a 16 ans. Ils ont construit leur maison, située vers la rue, de 1987 à 1988. Initialement, le bâtiment avait un seul étage mais ils l'ont modifié afin d'ajouter un étage et un nouveau toit. Derrière, une deuxième bâtisse de même dimension est en construction depuis 2004 : — Habituellement, chez nous, tout le monde fait une maison pour chaque enfant. Chez nous, il n'y a pas beaucoup de familles qui habitent ensemble. Soit ils font une maison avec plusieurs sorties, soit ils bâtissent des maisons dans plusieurs endroits. Je lui demande : — Qu 'est ce que vous allez faire à l'arrivée de la belle-fille ? Nuta répond : — En arrière, j ' a i commencé à faire construire une maison pour nous, les âgés. Je viens de commencer à la construire cette année (Nuta Vadan, 45 ans, Certeze, 2004).

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Le mari « s'est marié », c'est-à-dire qu'il est venu dans sa maison. Nuta nous dit que la maison telle qu'elle était initialement a été construite avec l'aide de ses parents. Sa sœur habite la maison voisine. Celle-ci est une construction des années 1980, plus petite et à un étage. Les maisons des deux sœurs se ressemblent, bien que celle de Nuta soit plus grande (Photographies No 11 et No 12). L'agrandissement de la maison en vue de l'apparition future d'une nouvelle famille ne se produit pas seulement à l'horizontale, mais aussi à la verticale. La maison de Vasaies, située à Huta-Certeze, a deux étages. Au rez-de-chaussée habitent les parents tandis que l'étage est dédié et aménagé pour le fils qui vient de se marier : Lorsque je pars, explique Vasaies, mes parents prennent soin de la maison. Ils habitent en bas et, en haut, c 'est mon appartement. A côté de la maison, il y a l'annexe où il y a une grande cuisine, un garde-manger pour les aliments et un petit couloir (Vasaies, 30 ans, Huta-Certeze, 2004).

La logique traditionnelle de l'habitation commune avec les parents suite à l'héritage de Tultimogéniture masculine, convient de moins en moins aux jeunes qui optent pour la néolocalité. À savoir habiter une maison à eux, construite dans une autre gospodaria que celle de leurs parents. Par exemple, lors de mon séjour au Pays d'Oas en 2005, Vasaies avait déjà commencé la construction de « sa propre maison » un peu plus loin de celle de ses parents. Cela est d'autant plus étonnant que Vasaies est fils unique. La fondation déjà bâtie annonçait une maison « de type occidental », à deux étages. Le but de cette construction est d'obtenir plus d'autonomie par rapport aux parents. Malgré l'existence d'une maison construite à l'intérieur de la gospodaria des âgés, cela ne convient plus aux enfants. C'est encore pire s'il s'agit d'un bâtiment unique, organisé en fonction des générations. Nous sommes certains qu'après son mariage, le fils de Nuta Vadan cherchera lui aussi à se faire construire sa propre maison ailleurs. Cette mutation d'une logique patrilocale d'habitation vers une autre, néolocale, témoigne d'une tendance d'individualisation de chaque unité familiale à l'intérieur du réseau parental et la configuration de plus en plus accentuée « d'une société aux maisons » (Macdonald 1987). Même si la logique traditionnelle d'organisation du territoire en fonction de la parentèle s'est maintenue, une tendance plus marquée d'autonomisation de chaque unité

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familiale à l'intérieur du groupe apparaît. La ségrégation spatiale de l'actuelle gospodaria repose ainsi sur un processus d'individualisation qui tire ses racines, pensons-nous, du contact avec une structuration sociale et spatiale différente, occidentale, plus individualiste et plus libérale. À cela s'ajoute une indépendance économique plus grande par rapport à la parentèle proche, ce qui permet aux enfants et surtout à la nouvelle génération, de fonder une unité spatiale et économique plus autonome par rapport aux parents. Ce qui est aussi différent par rapport à la logique traditionnelle de construction de la maison, est la vitesse et l'ampleur du phénomène. Jadis, on construisait une nouvelle maison après le mariage et durant ce temps, la jeune famille qui, souvent, avait déjà un enfant, habitait avec les parents. Aujourd'hui, le fait de posséder déjà sa propre maison au moment du mariage oriente les efforts du jeune couple et des grands-parents vers la troisième génération. Par exemple, Maria lui Frundar habite présentement sur la rue Hîroasa. Sa maison à un étage appartient aux constructions type des années 1980. En arrière, il y a une prolongation où se trouve « sa propre maison », composée d'une chambre et d'une cuisine. Cette prolongation continue avec les annexes situées perpendiculairement au bâtiment principal. Les annexes finissent avec ce qui ressemble à une deuxième maison : Initialement, j ' a v a i s une ancienne maison. C'était la maison de mon mari. A côté, il y avait une maison plus petite avec un four qui s'appelait la cuisine d'été. J ' a i habité avec mon mari, trois enfants et ma belle-mère, tous ensemble. Nous l'avons détruite et nous en avons construite une autre plus longue. Plus tard, mon fils a rajouté la partie avec un étage et une mansarde que vous voyez devant (Maria lu ' Frundar, 67 ans, Certeze, 2004).

Lors de ma visite, Maria n'habitait pas avec son fils, mais avec son petit-fils âgé de 18 ans. La partie neuve de la maison appartenait à ce dernier et les projets à venir visaient à transformer et à agrandir tout le reste. Quant au fils de Maria, le père de l'adolescent, il habitait juste à côté de la gospodaria de la vieille. Il s'agit d'une maison à un étage, construite dans les années 1980. Lors de notre visite, le fils de Maria était parti en France où il travaillait dans la construction. Il est contremaître et a construit sa maison et celle de son fils. Malgré le fait qu'elle habite sa maison, Maria considère ne plus avoir sa propre maison car tout appartient au petit-fils (Certeze, 2004). Tout ce qu'on voit chez Maria lui Frundar est 307

la préparation de l'apparition d'une nouvelle génération qui en remplacera une autre, plus âgée. Il se crée un espace interstitiel où tout est en attente. Maria, toujours vivante, et son petit-fils, pas encore marié, appartiennent à un espace provisoire. Leur positionnement dans l'espace résulte d'un compromis entre le souci du fils de Maria de prendre soin de la mère, jusqu'à sa mort, d'une part, et le souci d'assurer une maison à son fils unique, d'autre part. L'espace de la gospodaria de Certeze est ainsi imprégné de la pluralité de rôles qu'un seul individu joue à la fois et qui se différencie en fonction du rapport qu'il développe avec les autres générations336. Dans cet exemple, les structures traditionnelles de fonctionnement de la famille, liées à l'espace bâti, se sont maintenues. Ce qui a changé c'est l'emballage, beaucoup plus ample et bien plus dynamique. Un autre type de ménage comporte deux maisons de « type occidental » situées vers la rue et une troisième maison en arrière qui rappelle des bâtiments plus anciens, des années 1980. Cette configuration est liée au passage de la coutume traditionnelle de construire pour les garçons vers une autre, construire pour les filles aussi. Maria Buzdugan habite sur la rue principale, à Certeze, pas loin de l'église et de la mairie. Près de la clôture pas encore finie, se trouvent deux maisons « de type occidental » qui appartiennent à ses enfants, une fille et un garçon. Son fils, qui possède la maison située à gauche, est marié. Il est le père d'un jeune adolescent. La maison telle qu'elle est aujourd'hui n'est que l'adaptation et l'agrandissement de la vieille maison que Maria Buzdugan et son mari avaient construite dans les années 1970. L'actuelle bâtisse est érigée depuis deux ans avec l'argent que le fils et sa femme ont gagné en France au début des années 2000 (entre 2000 et 2002). En 2004, le fils travaillait aux travaux publics roumains de construction des rues. L'autre maison appartient à la fille de Maria, infirmière qui habite à Negresti. Elle a deux enfants étudiants. Érigée en 2001, cette maison est encore en construction. Les deux maisons sont séparées par une allée pavée de dalles rouges et blanches qui couvrent la cour intérieure située derrière la maison du fils de Maria. De la rue, on voit une troisième maison des années 1980, blanche et à un étage. Il s'agit de la «cuisine d'été», habitée "l'if.

Cette idée a été déjà exprimée en 1936 par H. H. Stahl qui mettait en évidence le fait que l'individu est investi avec une pluralités des rôles en fonction des types de réseaux sociaux dans lesquels il est impliqué (1972).

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provisoirement par le fils de Maria, par sa femme et par le jeune adolescent. En avançant vers la cour intérieure, on découvre une quatrième maison, cette fois traditionnelle. Au début de la recherche, nous étions convaincus de l'existence d'une volonté de cacher l'ancienne maison. En fait, la configuration du terrain et l'emplacement de l'ancienne maison déterminent cette fâcheuse position. Il n'y a pas plus d'un mètre de distance entre la maison traditionnelle et la nouvelle maison de la fille de Maria Buzdugan (Photographie No 13). La décision de construire devant l'ancienne maison été prise dans l'idée que cette dernière sera détruite et que Maria habitera une pièce aménagée derrière la nouvelle maison de son fils. Plus haut, dans une autre rue et une autre gospodaria, on trouve une structure inverse : la maison traditionnelle est située près de la rue tandis que la nouvelle maison « de type occidental » se trouve en arrière de la cour où elle est moins visible. Dans ce cas, même si l'ancienne maison avait été détruite, le périmètre très étroit situé vers la rue n'aurait pas permis l'élévation d'un nouveau bâtiment. La maison neuve appartient à Floarea, une femme dans la quarantaine. Elle a été construite pour sa fille âgée de 10 ans. La maison ancienne appartient à sa mère, âgée de 84 ans (Photographies No 14a et No 14b). Centrée sur la maison « de type occidental », la nouvelle gospodaria prend la forme d'une géométrie sociale générationnelle qui essaie de concilier passé et présent. Plus on avance à l'intérieur de la gospodaria, plus on avance dans le temps. L'arrière est l'espace de relégation de l'ancienne maison, soit des personnes âgées pour lesquels les enfants aménagent temporairement des espaces dans la nouvelle maison. La gospodaria de Floarea suit le même principe car l'aînée habite derrière la nouvelle maison où sa fille a aménagé une pièce pour elle. Malgré la présence de sa maison ancienne, Maria Buzdugan nous montre une pièce que son fils lui a destinée dans la nouvelle maison, tout en arrière du bâtiment. Tout ce qui est ancien est relégué derrière et destiné à une existence temporaire, tout comme ses protagonistes, eux-mêmes placés temporairement sous les auspices du nouveau, sans se sentir vraiment intégrés. Cette spatial isation générationnelle touche chaque bâtiment car une nouvelle maison prévoit toujours un endroit destiné à la génération la plus âgée. Par contre, tout ce qui est nouveau occupe Tavant-scène et est fait pour durer et pour être vu.

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Ainsi, la configuration de la nouvelle gospodaria est le résultat de l'impact de la dynamique sociale générationnelle et de la configuration de la possession des terres propices à la construction. À cela s'ajoutent les ententes entre les générations et entre les membres de la famille, qui prescrivent en fait la position de chacun dans l'espace du village et de la gospodaria, et qui peuvent l'emporter sur le rôle des facteurs extérieurs (Rapoport 1973). L'espace domestique change et est travaillé d'une génération à l'autre, d'une période à l'autre (Bretel, Sutton 1999). Destinée à durer, à être partagée et utilisée par plusieurs générations, la maison de type occidental représente le lieu d'investissement des ressources (matérielles et pratiques) acquises ailleurs. Cette culture matérielle et de savoir-faire étrangère est domestiquée à l'intérieur de la préservation d'une logique de reproduction biologique, économique et culturelle de la famille et du neam. Les faits matériels, la durabilité, la permanence, de même que la fixation de la mobilité conditionnent les stratégies familiales et vice versa (Birdwell et Zuniga 1999 : 12). La conclusion qui peut en être tirée est que la structure sous-jacente du village et de la gospodaria a comme critère de base « la maison » en tant qu'unité spatiale, sociale et économique. Ainsi, les villages de Certeze et de Huta-Certeze sont des sociétés « aux maisons » (Macdonald 1987) organisées en fonction de réseaux parentaux plus larges et d'alliances entre les lignées. Plus loin encore, les négociations et les compromis intergénérationnels orientent et structurent aussi la configuration de la nouvelle gospodaria, qui s'avère un espace de conciliation entre le passé et le présent, avec un débouché sur le futur. Lieu de croisement de plusieurs temporalités et de plusieurs espaces, la maison devient Télément le plus important de la vie des Certezeni. Contrairement à l'habitation à l'étranger, gouvernée par le passage, le provisoire et le court terme, investir matériellement et émotionnellement dans la maison du Pays d'Oas signifie investir dans la famille et dans la continuité (Birdwell et Zuniga 1999: 12).

1.3. Les annexes et le garage, entre l'apparence et l'usage Contrairement à l'ensemble de la nouvelle gospodaria marquée par une ségrégation de l'espace bâti par un processus d'individualisation générationnelle, les annexes subissent un

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processus inverse, de concentration spatiale, associée à une mutation de leur fonction initiale. Traditionnellement, les annexes servaient à la préservation des cultures céréalières, du foin ou comme abri pour les animaux. Elles étaient composées de plusieurs bâtiments de taille réduite, chacun ayant une fonction bien précise destinée soit à la culture céréalière, soit à la pomiculture, soit à l'élevage (Mihailescu, Popescu, Pânzaru 1992). Dans le cas du Pays d'Oas, Focsa identifie jusqu'à huit bâtiments distincts, éparpillés sur toute la surface de la gospodaria traditionnelle et situés à une distance appréciable l'un de l'autre337. Le bâtiment le plus visible et le plus imposant de la gospodaria traditionnelle était la grange, hoboroc. Tout comme dans la majorité des régions rurales roumaines, la grange du Pays d'Oas symbolisait la réussite économique centrée sur les travaux agricoles et l'élevage du bétail, de même que le statut social du propriétaire. Malgré une agriculture faible, le travail de la terre et l'élevage du bétail représentaient Tune des principales ressources de l'économie domestique autarcique dont le rôle était d'assurer le minimum nécessaire de nourriture et de vêtements pour la famille. Jusqu 'à la révolution, on construisait la maison, le poulailler. Ensuite, il y avait l ' « hoboroc » où ils (les propriétaires) gardaient le foin, un enclos pour les cochons, etc. Il y avait aussi un endroit pour le vin et pour la « palinca ». Là ils gardaient aussi les outils de travail de la terre (Nelu, 30 ans, à l'école de Certeze, 2004).

Dans la gospodaria moderne, les annexes deviennent de plus en plus grandes non pas pour abriter plus de graines ou plus de bétail, mais à d'autres besoins, plus ou moins nouveaux. Elles ne correspondent plus à une pluralité de bâtiments, mais sont rassemblées sous le même toit. L'espace intérieur de la construction unique est segmenté en fonction de chaque occupation. Dans la majorité des cas, cette nouvelle construction nommée anexa partage le même toit que le bâtiment principal, en suivant la forme, la grandeur et l'apparence de la maison qu'elle prolonge. Ils ont démoli les anciennes annexes et ils en ont construit d'autres, au début plus petites. Ensuite, il est arrivé une autre mode avec des annexes plus grandes que la maison (Le prêtre Mihai de Negresti-Oas, 53 ans, est arrivé au Pays d'Oas en 1974 (à Tur). Il est prêtre à Negresti-Oas depuis 1982, Certeze, 2002).

L'anexa a un étage où se trouvent une ou deux pièces pour habiter. Le rez-de-chaussée a des fonctions diverses. Parfois, il est sectionné en deux ou en trois pièces plus petites où sont 337

Il faut mentionner que leur nombre varie en fonction de chaque type de gospodaria identifié par l'auteur (1975:228,237,241).

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gardés quelques animaux. Le plus souvent, il est destiné à un ou deux garages (Photographie No 15). Le sous-sol de la nouvelle maison est destiné au garage. Situé devant ou d'un côté de la construction, il porte les marques d'un lieu destiné à la voiture : il est pourvu d'une grande porte métallique ou en aluminium et automatique, l'intérieur est bétonné et soigné (Photographies No 16a et No 16b). Cependant, ce lieu si bien situé, ouvert vers la rue ou vers la cour de la maison, est exploité de diverses manières. Il sert de petit commerce, d'atelier pour travailler la pierre ou le bois ou d'atelier pour confectionner le costume traditionnel régional, tel que nous l'avons déjà présenté dans le cas du garage intégré à l'intérieur des annexes. Dans son magasin aménagé dans le garage, au sous-sol de sa maison, située sur la Grande Allée, Maria de Bihau vend des produits laitiers (de la crème sure, du lait, etc.), des bonbons, des vêtements, des objets d'aménagement intérieur. Ce type de magasin ressemble aux anciens magasins communistes des villages où il y avait tout et rien (Photographie No 17). Le nombre de petits commerces reste toutefois réduit car les habitants de Certeze préfèrent aller dans la ville pour faire leurs achats. Le développement de cette culture de consommation est facilité par la possession de voiture dans chaque famille. A cela s'ajoute l'appropriation par les femmes d'une pratique jusqu'alors masculine, la conduite du véhicule. En l'absence des hommes, les femmes choisissent d'aller aux grands centres d'achat, type Metro, de Satu Mare ou de Baia Mare, où l'offre est bien plus diversifiée. D'autres garages logent de petites entreprises de commercialisation des matériaux de construction. Les panneaux publicitaires dispersés le long de la chaussée nationale avertissent les passants d'une offre riche en ciment, béton, grès, faïence, marbre, inox (Photographie No 18). Chez les Hutari, le garage sert plus d'atelier de travail de la pierre et du bois. Parfois, dans le même endroit, on dépose la palinca. Au sous-sol de sa nouvelle maison, Onus Babichii de Huta-Certeze travaille plusieurs types de pierre dont l'andésite et le marbre. Au fond, il a aménagé la cave dédiée au dépôt dz palinca dont il est très fier. Le rôle de la cave traditionnelle est pris par le garage qui, creusé dans la terre, garde la fraîcheur. Les nouveaux lieux et les vieilles habitudes s'accomodent les uns des autres afin

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de concilier la vitesse de changement du matériel et la lenteur de transformation des pratiques quotidiennes (Photographie No 19a et No 19b). Durant Tété, le garage sert aussi d'atelier où les femmes cousent leur costume traditionnel. L'espace est adapté, il est pourvu d'une ou deux machines à coudre et de tables simples pour les matériaux. Il peut être aussi utilisé comme cuisine d'été. Dans les situations où l'usage est féminin, les portes restent ouvertes tout en facilitant la surveillance permanente de la cour de la maison ou de la rue (Photographie No 20). Le garage devient ainsi le lieu de rencontre, de discussions et de négociations avec les clientes. Le garage, essentiellement masculin338, est alors approprié par les femmes. À la fois espace privé et public, il facilite l'interaction avec la communauté, tout en protégeant la maison de la saleté et des regards indiscrets. L'investissement féminin d'un lieu essentiellement masculin implique aussi l'appropriation de la pratique qui lui est reliée initialement, celle de la conduite, car, à Certeze, la majorité des femmes savent conduire : Tout le monde a des voitures. La majorité des femmes savent conduire. Donc, elles prennent la voiture et vont dans la ville, à Negresti ou à Baia Mare où il y a beaucoup de choix, pas comme ici. De plus, elles doivent sortir en voiture pour être vues... (Maria lu Bihau, Certeze, 2004).

L'usage de l'espace et de l'objet qui lui est apparenté témoigne de la présence de plus en plus active de la femme dans l'espace public. Elle s'approprie le comportement de mise en scène de la réussite avec les moyens et dans les lieux traditionnellement masculins. La destination et la signification initiale (occidentale) du garage en tant que lieu masculin, destiné à l'entrepôt et à la protection du véhicule familial, se confrontent, d'une part, à la pression d'une culture locale d'exposition, qui demande la visibilité de l'objet porteur du message de la réussite. Afin d'être vue, la voiture reste dehors, à côté de la maison. D'autre part, ce lieu, lui même valorisant, est récupéré et exploité à l'intérieur d'une sociabilité et d'une économie traditionnelles, féminines (la fabrication des costumes traditionnels) et également masculines (les ateliers de travail du bois et de la pierre). Malgré sa fonction évidente, l'usage du garage reste ambigu car ce lieu ne sert pas nécessairement à la voiture. Il sert de dépôt de la palinca ou des outils de travail. Au 338

Voir le garage fantasme de Thomas Morales (2009).

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quotidien, le garage n'est pas un espace masculin, mais essentiellement féminin et saisonnier car c'est ici que les femmes aménagent leurs ateliers pour confectionner le costume traditionnel régional. Espace ouvert vers la cour et assez grand pour accueillir jusqu'à trois machines à coudre, le garage représente aussi un des lieux de socialisation féminine entre les couturières et les clientes, la plus part du village ou des villages voisins (Photographie No 21 et No 22). Son emplacement est stratégique : soit dans les annexes, soit au sous-sol de la maison. Partout où elle se trouve, la femme a un accès facile à la cuisine d'été, située elle aussi derrière la maison, et aux annexes qui abritent les animaux. Par ailleurs, les femmes évitent de salir l'intérieur de la maison. Pendant tout ce temps, la voiture est garée à l'entrée de la maison principale. L'écart entre la destination de l'espace et l'usage qu'on en fait est induit cette fois par la nature de la configuration de l'espace et par le besoin de concilier des pratiques nouvelles avec d'autres, récentes. Le souci de propreté par rapport à la nouvelle maison, combiné avec la nécessité de surveiller le bon fonctionnement de la gospodaria, déjoue la destination fonctionnelle de l'espace. Dans le cas du garage, la fonction ne détermine pas les faits sociaux tel que l'avait énoncé le fonctionnalisme (Radcliffe-Brown 1932; Malinowski [1922] 1989). D'une part, la présence du garage est le résultat de l'appropriation d'un modèle de domesticité et de bien-être exogène, occidental (la maison occidentale est pourvue d'un lieu pour la voiture qui n'est plus un luxe, mais une nécessité). D'autre part, le lieu est domestiqué à l'intérieur des pratiques locales, traditionnelles, et d'un rapport spécifique entre l'individu et l'espace domestique. La maison de type occidental n'est plus un lieu de production, mais essentiellement de consommation. Etant donné l'évacuation des tâches dites « sales», le garage devient un espace de production traditionnelle, féminine. Autrement dit, ce qui est important ici c'est le type de réponse que Ton donne aux besoins, non les besoins eux-mêmes (Rapport 1972 : 69)339. Souvent, les buts fondamentaux de l'homme, comme développer des activités, sont devancés par des choix « irrationnels » comme le souci de propreté qui, loin de représenter une vertu

339

Pour une critique du fonctionnalisme, voir les commentaires de Berckley et Lang 2000 : 113 dans Moore

2000.

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additionnelle, peut aussi bien « capturer les qualités du bien-être et de l'enchantement que de délivrer la fonctionnalité et le confort » (Canter 2000 : 12). Dans la majorité des cas, les annexes finissent avec une deuxième maison qui garde le nom anexa mais qui n'a plus la même fonction. Généralement, elle sert de cuisine d'été, lieu où se déroule l'ensemble des activités quotidiennes (Photographie No 23). Située en arrière de la cour mais d'un côté de la maison moderne, cette maison est visible de la rue. Son emplacement permet une surveillance de la cour, tout comme la possibilité de regarder tout ce qui se passe dans la rue ou devant la nouvelle maison (Photographie No 24). Dans la majorité des cas, elle est agrandie par le rajout d'un deuxième étage. Dans ce cas, le terme d'anexa est abandonné pour celui de « deuxième maison » (Photographie No 25). L'engagement des habitants de Certeze dans une culture généralisée de mobilité induit la baisse de la portée des occupations locales, l'agriculture et l'élevage de bétail notamment. Le manque de temps, l'absence prolongée ou variable, l'accès rapide à l'argent, tout ces éléments contribuent à une réorganisation du fonctionnement de la gospodaria entière qui se reflète finalement dans la structuration spatiale. Conformément aux statistiques de Certeze et aux affirmations du maire, entre 2002 et 2005, il reste 10% des bovins qu'il y avait jusqu'aux années 1990. Pour les ovins, il n'en reste que 40 % et leur nombre est en baisse. La diminution de ces pratiques anciennes s'explique surtout par le départ des jeunes et par la surcharge de travail des personnes âgées restées seules à la maison. Afin d'élever une vache par exemple, il faut cultiver du foin, ce qui prend beaucoup de temps et d'énergie. De plus, les Certezeni ont les moyens d'acheter au magasin les produits laitiers, la viande et tout ce dont ils ont besoin. La laine de mouton n'a plus son utilité car les Oseni renoncent aux tapis et aux couvertures traditionnels pour les produits du marché et occidentaux, « plus pratiques et plus beaux ». À Certeze, il existe encore deux propriétaires de gros troupeaux de moutons. Quant aux chevaux, ils sont remplacés par la voiture. Malgré la vitesse du changement de la culture matérielle, les pratiques ne suivent pas le même chemin. Maintenant, nous élevons peu d'animaux, raconte Staruca qui, âgée de 82 ans, est la plus vieille femme de Huta-Certeze.

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On dit que ça ne vaut pas la peine car cela demande beaucoup d'argent. Ils gardent une vache. Ils partent en France et ils n'ont pas le temps de travailler la terre. Ils l'abandonnent. Ceux qui vont à l'étranger et gagnent de l'argent, n'ont plus besoin de la terre. Ils sont jeunes et les âgés restent et travaillent la terre. J'ai dit maintes fois à mes garçons : qu'est-ce qu'on met sur la table si on n 'élève pas une vache, si on ne garde pas un cochon, si on n 'a pas une poule ? Qu'est-ce que tu fais si quelqu'un arrive ? L'argent, tu l'as ou tu ne l'as pas. C'est comme ça avec l'argent : tantôt tu l'as, tantôt il s'envole ! Toutefois, si tu as tes œufs, ton lait, si tu as ta propre vache tu te débrouilles. Mais il faut que tu travailles... Si tu as des invités, tu as quoi mettre sur la table et dans la besace (Staruca, 82 ans, Huta-Certeze, 2004).

Les mots de Staruca reflètent parfaitement la façon de faire et de penser de la génération âgée, qui s'est toutefois transmise chez leurs enfants, maintenant dans la cinquantaine, qui continuent à travailler la terre, à faire le foin, à élever quelques animaux. Ce comportement « traditionaliste » représente en fait une précaution prise par les « vieux » afin de pouvoir garder leur indépendance, voire leur utilité par rapport aux jeunes. La préservation de la logique économique traditionnelle de subsistance leur fournit le minimum nécessaire dans un contexte où la plupart d'entre eux ne bénéficie d'aucune pension de retraite ou, s'ils en ont une, elle est insignifiante340. De plus, ils se rendent utiles car, au-delà de la surveillance de la construction des maisons de leurs enfants, les vieux prennent en charge les petitsenfants. Il ne s'agit pas seulement d'un attachement à la tradition, mais d'une manière de survivre et de justifier la nécessité et l'utilité de leur présence. Les relations entre les parents et les enfants sont finalement basées sur la logique de l'échange, du don et du contre-don (Mauss 2007 [1923-1924]), la base du fonctionnement économique et social de la gospodaria ancienne. Dans une analyse plus poussée, la balance de l'apport des deux parties semble pencher plus vers les personnes âgées qui, à part la charge de surveiller la construction de la maison de l'enfant, sont chargées de la garde temporaire de leurs petitsenfants de même que de l'ensemble d'un ou même deux ménages. Les efforts visibles des enfants pour occuper une place à eux au sein de la communauté vont de paire avec ceux des parents qui, à leur tour, font de leur mieux pour garder la leur

340

Cette situation généralisée en Roumanie touche notamment la génération des paysans qui ont travaillé presque toute leur vie dans les coopératives agricoles de production communistes (CAP). Les indemnisations de retraite sont tellement insignifiantes qu'elles ne permettent pas d'acheter les aliments de base pour deux jours. A Certeze la situation est encore plus critique. Ici, il n'y a jamais eu des CAP. Par contre, les travaux saisonniers ne subissaient pas le même régime de rémunération et d'assurance pour la retraite qu'un emploi habituel, dans une entreprise étatique. Cela dit, la majorité des Certezeni âgés qui ont bien gagné au ratas mais qui, à cause de l'âge, sont obligés de rester à la maison, n'ont aucun revenu. Ils dépendent entièrement de leurs enfants.

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dans cette géographie de plus en plus exclusive. Toute cette dynamique générationnelle et toute cette lutte s'incarnent dans l'espace, dans ce que la gospodaria moderne cache. Derrière la nouvelle annexe consacrée aux besoins humains, à la voiture ou aux ateliers de couture, se trouvent d'autres annexes, en bois, rudimentaires, identiques en forme et en apparence aux traditionnelles. La seule différence est qu'elles sont concentrées dans un même endroit, loin de la vue. Aucunement soignées, elles servent à abriter quelques poules, un cochon et parfois, une vache. Juste à côté, le potager assure un minimum de légumes, des tomates, des oignons, des pommes de terre et des herbes (Photographies No 26 et No 27).

Ces traces rappellent ce que jadis signifiait a tine gazdusagul (« être une bonne hôte »). L'expression se traduit difficilement. Étymologiquement, gazdusagul provient du mot gazda. Dans le village roumain, gazda avait une valeur à la fois nominale et adjectivale. Gazda était une personne très appréciée au village grâce à sa richesse quantifiée en nombre de terres et en taille du bétail, ou à sa manière de prendre soin de ses biens et de la famille. Le comportement devait être soutenu par l'appartenance à un neam « honorable ». Le qualificatif de gazda est intimement lié à une autre notion, ospitalitate (hospitalité) qui organise les relations sociales avec le reste de la société et la place que l'individu occupe dans la hiérarchie communautaire. Le questionnement de Staruca trouve sa place à la jonction de ces notions. Reprenons ses dires : J'ai dit maintes fois à mes garçons : qu'estce qu 'on met sur la table si on n 'élève pas une vache, si on ne garde pas un cochon, si on n'a pas une poule ? Qu'est-ce que tu fais si quelqu'un arrive ? En accord avec la coutume de l'hospitalité, il faut être un bon gospodar et être capable de tenir gazdusagul, c'est-à-dire d'accueillir, d'héberger et de nourrir les visiteurs. Les deux sont si intimement liés que si on abandonne le sens initial de gospodar (produire et consommer par lui-même), on met en danger l'hospitalité, c'est-à-dire tout un code coutumier qui assure les échanges sociaux et l'exposition du soi afin de mieux se placer dans l'ensemble de la communauté341.

Pour plus de détails sur la notion de ospitalitate (l'hospitalité) chez les Roumains, voir Mihailescu et Mesnil 1992 ; Mihailescu, Popescu, Panzaru 1992 : 12-14 ; Mihailescu 2003 : 183-209.

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Le statut socio-économique se définissait par des critères liés à la terre, à l'héritage familial et à un comportement social irréprochable envers les autres membres de la communauté ou les étrangers. Être gazda ne concernait pas la consommation de produits qui ne sont pas le résultat de son propre travail. Acheter au magasin les produits de base pour la consommation quotidienne était une honte pour le paysan roumain de même qu'une façon de gaspiller l'argent, associé à un vice impardonnable : la fainéantise. Une personne incapable d'assurer par elle-même tout ce qui est nécessaire au bien-être de sa famille, était qualifiée automatiquement de ne pas être gospodar et de paresseuse et, par conséquent, elle était marginalisée par la société. De ce fait, la préservation des anciennes annexes associées à tout un comportement de production et de consommation traditionnel, matérialise la préservation d'une identité sociale locale encadrée par le code social et symbolique ancien. Ce dernier est encore présent et manifeste par l'intermédiaire de la génération des grandsparents et des parents. II représente le contrepoids à tout un ensemble de pratiques de consommation, arrivées de l'extérieur avec la nouvelle génération.

Au-delà de leur portée identitaire et sociale ancienne, ces annexes sont une honte, surtout pour les jeunes car elles rappellent les temps anciens dominés par la pauvreté. De plus, les jeunes se détournent de plus en plus des anciennes façons de faire car ...il est plus facile d'acheter au magasin. Pour avoir du lait, il faut avoir du foin, il faut travailler, il faut embaucher des gens pour moissonner. Il faut prendre soin des bêtes. Finalement, il coûte plus cher d'avoir une vache que d'acheter un litre de lait au magasin. Maintenant c'est comme ça : le lieu des bœufs est pris p a r la voiture « Mercedes » affirme un Certezan de 29 ans. Le discours des parents et des grands-parents est ainsi inversé : la maison comme centre de production change graduellement d'usage et devient un centre de consommation. Les deux significations correspondent à l'émergence de deux comportements spatiaux : à la fois une volonté de détruire, venant de la jeune génération, et une volonté de garder les annexes, qui représente le désir des aînés. La flamme du conflit social et spatial est éteinte par la solution suivante : garder les annexes en les cachant, décision qui repose sur une dialectique complexe de comportements et de pratiques spatiales. Ces derniers essaient de concilier les vieilles habitudes locales avec les nouvelles exigences qui reposent sur des modèles extérieurs.

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1.4. Lorsque le privé envahit le public. F lu id ill cat ion des lieux de passage À l'intérieur de la gospodaria, les maisons se situent tout près de la rue. La distance entre la façade et la clôture ne permet plus l'aménagement d'un jardin de fleurs. Cette proximité ne laisse place qu'au pavage qui, tel le cas de la maison située à l'entrée du village, couvre la cour entière et même avance au-delà de la clôture. Sans le vouloir, l'administration du village est épargnée du devoir d'aménager des trottoirs. Ceux aménagés par les résidents attirent l'attention par la variété des formes et des couleurs des pavages qui avancent jusqu'à la rue. Cette invasion du public par le privé est inhabituelle dans un village roumain où les lieux sont clairement marqués. Cette démarcation physique correspondait en fait à une mise en ordre de l'espace qui pouvait être composé de bons et de mauvais lieux, de lieux « fastes et néfastes »342. Cette géographie binaire résulte de la consécration de l'espace habité, qui commence avec le choix et avec la démarcation rituelle du lieu propice, lequel, de ce fait même, se détache de Tordre naturel afin de s'intégrer dans une géographie sacrée 4 . La clôture représentait la première forme matérielle de séparation des deux ordres. Son emplacement, ses matériaux et sa décoration visaient principalement la protection de l'épanouissement de la gospodaria et assuraient le bien-être de ses membres. Le caractère minimaliste, simple et modeste de la majorité des clôtures paysannes, incluant celles du Pays d'Oas en forme de haie confectionnée de branches ingénieusement tressées en groupes de trois344, témoigne d'un minimum de souci de protection sociale et physique contre les malfaiteurs et les animaux sauvages345. Malgré sa minceur et sa simplicité, la clôture divisait clairement l'intérieur et l'extérieur. 342

Les lieux sont de deux sortes : bons ou mauvais. Le premier est fertile, il a toujours un sens positif ; le deuxième n 'est pas fertile, mauvais et il a toujours un sens négatif (Bemea 1997 : 23-25). Il s'agit de « la consécration l'espace habité », c'est-à-dire rompre l'espace de l'ordre naturel afin de le placer dans une géographie sacrée (Mihailescu, Popescu, Pânzaru 1992 : 17). 344

Les tissages étaient faits d'essences de bois mou tels le noisetier, le hêtre ou le sycomore qui permettaient de véritables broderies en bois. Le portail quant à lui, était tout à fait original : formé du tronc d'un gros arbre, il tournait autour d'un axe vertical. La partie visible de la rue était ornementée manuellement avec des rhombes (Focsa 1975 : 321). À présent, ce type de portail et de clôture n'existe plus. On ne le trouve qu'au musée ethnographique. 345

La maison cu curie sau cu ocol intarit (« maison à la cour fermée ») située sur les versants des montagnes, fait exception. La maison et les annexes liées par une clôture très haute et très solide forment une cour fermée où le bétail et les individus étaient protégés de la menace des ours et des autres animaux sauvages (Stahl, Paul et Petrescu 1965: 193-227).

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L'avancement du pavage vers la rue témoigne et matérialise une pluralité de changements survenus dans la manière de l'individu de se rapporter socialement et spatialement au monde d'ici et, spirituellement, au monde de l'au-delà. Le contact avec l'autre, inconnu, habitant un ailleurs jusqu'alors effrayant, change les repères. L'intérêt de connaître l'autre s'associe au désir de se faire connaître. Cette expérience du monde qui dépasse les frontières du village se matérialise dans le local par le débordement de l'espace privé dans le public. La clôture ne sépare plus l'intérieur de l'extérieur. Elle n'est donc plus destinée à avertir l'étranger du fait qu'il s'engage sur un terrain consacré, protégé. Au contraire, le passant est envahi par toute cette matérialité qui l'invite à regarder et à qualifier. Nul besoin de passer au-delà des portes car tout avance vers le passant (Photographie No 28). Privée de son rôle fondamental de frontière (Marlière 2005), la clôture moderne de Certeze a plutôt un rôle de fétiche. Son architecture est massive, sophistiquée et les matériaux sont plus variés. Les premiers signes de changement émergent dans les années 1970, lorsque le bois est remplacé par des briques en andésite, pierre extraite des mines de la région de Huta-Certeze. Dès les années 1990, les clôtures en andésite sont détruites afin de laisser place à de nouveaux matériaux. La partie supérieure de la majorité des clôtures de Certeze est en fer forgé avec des ornementations en forme de flèche. Le noir et le blanc sont les couleurs dominantes. Le béton pour le fondement de la clôture et pour les piliers est de plus en plus fréquent. Dans d'autre cas, les clôtures sont parées de colonnettes en gypse, richement ornementées, qu'on rencontre aussi aux rambardes des balcons, des escaliers intérieurs et extérieurs de la maison. Dans les années 2000, le fondement et les piliers en béton des clôtures sont couverts de marbre ou de granit tandis que les colonnettes, initialement en gypse, sont sculptées entièrement en marbre, matériel apporté soit du sud de la Roumanie, soit des pays étrangers où les Certezeni travaillent (l'Italie et la France notamment). En 2005, il est plus facile d'obtenir le type de marbre désiré car les petites entreprises locales d'importation des matériaux offrent une gamme très large de modèles (Photographie No 29). L'esthétique et l'utilitarisme expliquent le choix du marbre :

320

// est plus beau et plus facile à entretenir. Le marbre se lave très bien et résiste mieux à la saleté causée par la pluie ou la neige (A. Oros, 48 ans, Certeze, 2004).

Le souci de propreté cache en fait une question de représentation sociale. Le marbre coûte très cher, il est plus rare à l'intérieur du village, donc plus prestigieux. Tout comme l'aménagement, la surcharge décorative ou le mélange de matériaux de prestige, le souci de propreté s'inscrit ainsi dans tout ce qui est donné à voir (Perrot 1981) et communique une identité sociale nouvelle (Photographie No 30). En 2005, l'évolution du processus de sophistication de la clôture est marquée par l'apparition d'un matériel nouveau, l'inox (Photographie No 31). Les tiges en inox qui filent et se contorsionnent gracieusement, en éblouissant avec le scintillement et la couleur translucide, rendent la clôture plus fluide et plus légère sans toutefois nuire à l'apparence de luxe. La clôture en inox rassemble toutes les qualités d'une culture de la séduction (Baudrillard 1988) destinée à attirer et à envoûter le regard des autres. Tableau 9 : L'évolution des matériaux des rambardes

1970 et avant

1980 -1990

LA PIERRE + LE GYPSE

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LE BÉTON + LE MARBRE

2000-2005 ^

LA PIERRE + LE GYPSE

l * LE BÉTON + LE MARBRE

LE BÉTON + LE FER FORGÉ^-V

LE BÉTON+LE FER FORGÉ LE BÉTON + /- L'INOX

Les deux portails, pour les individus et pour la voiture, sont encore plus luxueux et ostentatoires que la clôture entière. Soit en fer forgé ou en inox, le portail prend la forme d'un grillage aux ornementations géométriques, florales ou en flèches. En 2005, le portail est confectionné entièrement de barreaux d'acier inoxydable (inox) aux motifs circulaires (Photographies No 32 et No 33). Si on tient compte du fait que l'inox est utilisé aussi pour les rambardes des balcons et des escaliers intérieurs de la maison, on comprend l'affirmation d'un Certezan en 2005 : Si les Certezeni continuent au même rythme, ils vont épuiser l'inox de la surface de la terre (Nelu, Certeze, 2004). En paraphrasant Serge Bouchard, la qualité de la porte importe plus que sa forme ou son positionnement (1996 :63). Contrairement aux autres matériaux, l'inox se trouve au centre d'un discours sur la simplicité, sur la transparence, ce qui contraste avec l'accent mis quelques années

321

plus tôt sur la forme, sur la décoration et la surcharge esthétique. Tout comme la propreté, la simplicité caractérise la modernité et, implicitement, d'un nouveau statut social, cette fois occidental. Mais la « qualité » occidentale de la porte et de la clôture ne vaut rien sans ajouter les touches de ce que signifie la « valeur » locale, qui réside principalement dans son pouvoir de représentation et dans sa capacité d'attirer le regard. A côté des matériaux et des formes, le volume doit être « à la hauteur » de la réussite du propriétaire. Le désir d'une clôture « grande et massive » l'emporte souvent sur les « finesses » de la modernité car celui qui juge n'est pas l'étranger, mais le voisin et la communauté. Une discussion de coulisses entre deux femmes de Huta-Certeze est révélatrice. Le mari de Tune d'elles, qui fait des clôtures, venait de finir le travail chez un client du village qui n'a pas du tout été satisfait : Écoute ! Ils ont dit qu 'ils n 'aiment pas la clôture ! Écoute : Gheorghe de Patrut a dit que « Puah ! la clôture n 'est pas aussi grande que la porte ! » Mais mon mari lui a dit : « Comment veux-tu que j e fasse la porte plus grande que la clôture si la porte est archée en haut et donc, très haute ? Comment veux-tu que j e fasse la clôture plus grande que la porte ? Mais ce n'est pas beau ! » Je te dis : mon mari a bien travaillé. Tu sais, tout le monde a dit qu'il a bienfait, qu 'on voit bien qu 'il a beaucoup travaillé car la clôture est plus fine que la nôtre. Tout le monde l'aime. As-tu vu la clôture ? Maintenant, il se fait construire une maison. II en a une autre, derrière

Ainsi, l'admiration ou la réprobation se déclenchent finalement en fonction d'une dynamique sociale locale qui réglemente la place de chacun à l'intérieur de la communauté et surtout, le processus de préservation d'un statut individuel et familial. La construction d'une clôture n'est pas simplement un acte technique mais un travail avec des répercussions sociales et symboliques, d'autant plus que son artisan fait partie du village et de la parentèle. Il peut compromettre la crédibilité et les compétences professionnelles du contremaître de même que déclasser l'individu et sa famille à l'intérieur de la communauté. À l'intérieur d'une volonté de communiquer un nouveau statut social qui a comme réfèrent l'Occident, l'ancien est de plus en plus marginal. Le bois est évacué et la géométrie des formes n'a plus rien du symbolisme ornemental traditionnel. Les rites de passage et apotropaïques ne marquent plus le quotidien car la vision anthropocentrique du monde l'emporte sur l'autre, plus 346

Il s'agit d'une discussion entre mon hôtesse et sa mère à propos de la clôture que mon hôte venait de construire pour quelqu'un du village (Journal ethnographique, Certeze, 2004).

322

ancienne, où l'homme, marginal dans l'univers créé par Dieu et peuplé par des esprits pleins de pouvoirs, devait négocier et préserver sa place dans tout cet ensemble. L'ailleurs auquel les Certezeni se mettent en rapport est palpable et pluriel. Il s'agit de l'Occident, de la France, les pays, les villes les plus proches. La géographie de l'autre est physique, familière, connue et, surtout, accessible. La rencontre de l'autre conduit ainsi à l'évanouissement de tout un ensemble d'éléments magiques à destination apotropaïque, de protection de l'espace humanisé. Les Oseni continuent aussi à garder un banc, Télément essentiel dans la socialisation villageoise traditionnelle. Situé à côté du portail, à l'extérieur de la clôture, il servait de repos, de rencontre et de causerie aux personnes âgées et aux jeunes, le dimanche après la messe. Assis sur le banc, le propriétaire et les voisins commençaient à défaire le fil de leur vie, des guerres qu'ils ont vécues. Le banc représentait également l'occasion et l'endroit pour filtrer, analyser et juger les dernières rumeurs du village. L'échange des mots n'empêchait pas les yeux de suivre tout mouvement dans la rue. Chaque personne qui passait, connue ou étrangère, déclenchait des questions ou des discussions qui continuaient tard dans la soirée. Après le départ des vieux, c'était le tour des jeunes. Qui sait combien d'embrassades ont eu lieu sur ce banc, combien de mariages y ont été planifiés. Ainsi, ce simple banc, fait en planches de bois jointes d'une façon rudimentaire, avait deux fonctions principales : premièrement, il était un lieu de rencontre. Assis près de la frontière entre l'espace public et privé, le banc créait un espace intime qui assurait l'accès à tout ce qui se passait dans la communauté. Cet espace rejoignait aussi le temps qui filait à travers les histoires de vie de chacun. Deuxièmement, il jouait le rôle de tribune pour décortiquer les gestes, les mots, la réussite ou l'échec, la manière de s'habiller ou de se comporter des membres de la communauté. Chaque banc représentait une petite roue qui faisait marcher le mécanisme entier de tissage des relations sociales et d'établissement de la place de chacun dans la communauté. Aujourd'hui, ce banc est neuf, peint, fait de matériaux chers tels le fer ou le marbre, parfois le bois. Malgré sa position en dehors de la gospodaria, il s'intègre dans l'ensemble car il est fait des mêmes matériaux que la clôture ou la maison. Plus beau et moins fragile que l'ancien banc, il semble plus solitaire pendant les soirées du dimanche. À Certeze, on voit

323

parfois assis un vieillard qui semble en attente. Ce banc, sous sa nouvelle apparence, semble vidé de ses fonctions, se transformant en une pièce d'exposition et de communication de la réussite de son propriétaire qui, toujours absent, ne trouve plus le temps pour s'y asseoir. En se promenant le long de Certeze, le promeneur fatigué trouvera toujours une place pour se reposer et regarder tranquillement ce qui l'entoure. Ce banc n'accueille plus les gens, il les remplace. Tout comme le reste de la nouvelle gospodaria, sa forme et son apparence communiquent le message de l'enrichissement du propriétaire absent. En plus de son rôle de fétiche, le matériel devient un véhicule (Miller 2001) de communication et d'information qui soutient encore le fonctionnement du réseau de sociabilité traditionnel, qui repose essentiellement sur un acte de présence. Conclusion L'analyse de la structure sociale diffuse de l'enchaînement des maisons révèle le fait que Certeze garde une organisation (spatiale et sociale) aux maisons qui encadre la construction et la nouvelle maison « de type occidental ». Concernant la maisnie ou de la gospodaria, elle est marquée par un processus d'individualisation des pratiques et des comportements relatifs à l'espace en fonction des générations. Sans avancer l'idée d'un changement radical, nous découvrons chez la jeune génération une tendance à de nouvelles manières de faire qui contrastent avec celles des générations plus âgées, plus attachées à des valeurs et à des savoir-faire anciens.

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2. L'EXTERIEUR DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL. CULTURE D'EXPOSITION ET DE SÉDUCTION Ayant comme point de départ l'image de la maison traditionnelle, nous allons montrer comment l'importation des modèles de maisons de type occidental se plie ou, au contraire, entre en conflit avec les pratiques locales d'habitation et d'utilisation de l'espace construit. En d'autres termes, comment, finalement, l'espace de la maison est modelé en fonction des savoir-faire de plusieurs générations.

2.1. Espaces de transition. La façade L'extérieur de la maison traditionnelle de Certeze est simple. L'absence de décorations est compensée en quelque sorte par le contraste entre le crépi bleu, très foncé, qui couvre les murs, et la couleur du bois des portes et des fenêtres347. Dans les années 1980, les nouveaux modèles étatiques évacuent le bleu pour le blanc. Le bois, le support traditionnel des manifestations esthétiques, est remplacé par des matériaux préfabriqués industriellement. Le ciment de plus en plus présent devient le support des ornements floraux et géométriques de type stucco

. Les deux changements sont liés d'une part à la production industrielle de

matériaux de construction, qui se fait sentir dans toutes les régions de la Roumanie, et d'autre part, à l'influence de la ville qui sert de modèle pour l'embellissement de l'extérieur des nouvelles maisons paysannes (Photographie No 1).

347

Focsa présente plusieurs modèles de décorations extérieures des châssis des portes, des fenêtres et des piliers du lurnat qui prenaient la forme de flèches. Les fragments d'entretien fournis par Focsa révèlent que la notion du « beau », dans le cas des fenêtres, s'associait à la grandeur et au nombre. Ce discours sur la nouveauté est mis en concurrence avec un autre, « nostalgique ». Cependant, Focsa souligne que « le manque de finesse, le manque d'espace, de lumière et de commodité » l'emportent souvent sur « la nostalgie des appréciations esthétiques» (1975:368). Pour plus de détails sur l'esthétique extérieure de la maison traditionnelle, voir le même ouvrage (362-81). 348

Les broderies de type stucco sont une influence de l'architecture de style baroque brâncovenesc, signalée surtout au sud de la Roumanie (Oprescu 1937 : 37; 1922). Ce style considéré « roumain » (Iorga, Bals 1922) est présent initialement dans la décoration des églises du sud (Bibesco 1926, Melicson 1955), des conace (les résidences des boyards) et des résidences de campagne des boyards de Moldavie et de Munténie du XVIIT siècle (Nicolescu 1979 : 10). À partir des années 1970, il sera approprié et mis en valeur par la nouvelle esthétique socialiste « néo-roumaine » paysanne.

325

Dans la même période se manifeste un autre type d'ornement de la façade avec les murs couverts de petites dalles en céramique aux couleurs foncées, formant des compositions variées. Le modèle dominant est centré sur le motif solaire stylisé, repris de la ville

et

très présent d'ailleurs dans Testhétisme folklorique socialiste des années 1980. Un accessoire encore présent sur certaines maisons de Certeze est la tour en forme de flèche hexagonale avec renflements imitant un dôme en bulbe polygonal3 . Dans les années 1980, les extrémités des gouttières et Tavant-toit représentent de véritables broderies, l'œuvre d'un groupe de tziganes de passage dans la région. Dans le discours de l'intelligentsia locale, cette période architecturale est cataloguée de kitsch et d'outrancière : Il y a quelques années, ils construisaient une sorte de tour, ils l'attachaient au bâtiment et la coloraient avec toute sorte de couleurs et l'ornaient avec toutes sortes d'enjolivures. En fait, le fer-blanc était embossé par des tziganes originaires de Tîrgu Mures ' qui, pendant quelques années, se sont établis à Certeze. Ici, il y avait un vrai chantier et ils pouvaient construire des gouttières... Ou les Certezeni ont commencé à mettre de la faïence très colorée. Heureusement, il n'en reste presque plus. Des couleurs... des misères, des choses absurdes... En plus, ils commençaient à mettre des fleurs (Prof. Vasile Ardelean, 50 ans, Certeze, 2002).

La majorité des professeurs de Certeze a une image idyllique du village « traditionnel ». Us font des recherches ethnographiques dans la région, sur les pratiques et les coutumes anciennes et sur la culture matérielle traditionnelle. Leur attachement au discours ethnographique romantique sur la préservation du spécifique local explique tout refus du changement352. 349

Harold Brunvand identifie ce modèle d'ornementation de l'extérieur de la maison rurale dans presque toutes les régions de la Roumanie. Il est lié à deux facteurs : premièrement, l'apparition des petites entreprises qui fabriquent ce type de dalles colorées ; deuxièmement, l'influence citadine de plus en plus forte sur les villages des années 1960-1980 (2003 : 38-9). Ce modèle est signalé par Focsa dans les années 1970 (1975). Ville située au centre de la Roumanie. 352

Les professeurs de langue et de littérature roumaines étaient les plus engagés dans cette quête d'authenticité. Cela s'explique par le fait que l'étude du folklore était incorporée dans leur discipline. D'ailleurs, dès la fin du XIXe siècle et durant la période communiste, ils s'impliquent activement dans le processus de patrimonialisation de la culture paysanne. Ils sont les premières personnes à être contactées par les chercheurs désirant faire des recherches et par les muséographes à la recherche d'objets authentiques. D'ailleurs, de nombreux professeurs possédaient et possèdent encore de vrais musées privés contenant des objets rassemblés le long des années d'activité didactique. Dans le cas des professeurs de Certeze et du Pays d'Oas, ils sont en contact avec le musée du Pays d'Oas de Negresti-Oas. Vasile Ardelean, professeur de langue et littérature roumaines à Certeze a même fait une recherche ethnographique au même village, intitulée (Obiceiurile ciclului vietii umane si folclorul din comuna Certeze [Les coutumes du cycle de la vie et le

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Les Certezeni s'approprient eux aussi ce discours critique, mais pour de toutes autres raisons. Le rappel de cette période de modernisation de la maison de Certeze d'avant 1989, est destiné à mettre en valeur un présent articulé en termes de simplicité et de propreté. Les tours, la céramique ou le crépi orné de fleurs sont enlevés afin de laisser place à des couleurs uniques, pastel, et aux matériaux faciles à nettoyer tels le marbre ou le granit. Lorsqu'Ana Oros fait la présentation de la maison de son fils, elle souligne et montre le matériel couvrant le mur frontal du bâtiment, le marbre noir : Ils ont mis du marbre sur le mur frontal de la maison. J'aime bien car c'est très beau. Ils veulent couvrir ce mur aussi (il s'agit du mur latéral) avec du marbre car il devenait sale facilement et comme ça, on peut le nettoyer plus vite (A. Oros, 48 ans, Certeze, 2004).

Tout comme la clôture, la façade des nouvelles constructions est couverte de marbre ou de granit ou tout simplement de crépi « lavable ». Contrairement à la maison traditionnelle, l'extérieur de la maison de type occidental gagne en importance dans la mesure où il coûte cher, est simple et propre. Ces trois critères font partie d'une définition de la réussite sociale qui ne se revendique plus d'une définition de l'habitation locale, mais de Tailleurs valorisant, « occidental ». La broderie en tôle confectionnée par les Tziganes devient marginale et donc, dévalorisée. A l'inverse, les années 1990 et 2000 sont dominées par une esthétique, disons naturelle, « à la parisienne », donc centrale, apportée surtout par les femmes qui travaillent en France. Elle se manifeste par l'exposition de pots de fleurs à l'entrée principale, ou accrochés à des rambardes ou au plafond des balcons (Photographie No 2 et No 3). L'installation du beau « occidental » est accompagnée par l'affichage excessif de l'objet esthétique et cela, malgré une façade qui n'est pas toujours finie. L'appropriation des modèles esthétiques et des comportements occidentaux n'est pas simple car elle entre en contact avec un autre modèle, local et plus ancien, qui met l'accent sur la surcharge décorative et quantitative. La rencontre entre un support matériel déjà existant sur place et un autre extérieur, structuré sur d'autres principes, conduit à des mélanges qui accrochent le regard : les piliers en andésite noire rencontrent les murs peints folklore à Certeze]) afin d'obtenir gradul 1, le plus haut niveau de spécialisation pour les enseignants du primaire, du secondaire et du collégial. Cette recherche a été dirigée par Virgiliu Florea, professeur universitaire d'ethnographie et de folklore à la Faculté des Lettres de l'Université Babes-Bolyai, à ClujNapoca.

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de jaune, le marbre reprend les formes des piliers en béton, fréquents sur les rambardes des balcons de la façade des maisons des années 1980, etc. Il s'agit de la rencontre de deux processus inachevés : d'une part, l'héritage d'un esthétisme local, encore présent, et, d'autre part, l'incorporation rapide et massive d'un esthétisme étranger, construit et défini dans un autre cadre culturel que villageois. La façade des maisons de Certeze joue le même rôle que l'emballage : elle expose, attire et incite à la consommation par le regard, de même qu'elle cache et dissimule le contenu. Il n'existe pas de société de consommation sans industrie de l'emballage, disait Serge Bouchard (1999:46). L'emballage donne un aperçu de ce qu'est la maison et, implicitement, son propriétaire. Afin d'impressionner, il prend des formes séduisantes. Dans la même logique, la façade et l'extérieur des nouvelles maisons changent de formes, devenant de plus en plus sophistiquées. Initialement carrée et symétrique, la façade des derniers bâtiments apparus à Certeze en 2004 et 2005 s'arrondit, les courbes et les méandres l'emportent sur les angles (Photographies No 4 et No 5). Le mur de la façade avance vers la rue par des piliers massifs en béton. Ces artifices architecturaux confèrent du volume tout en donnant l'impression que la maison envahit la rue, qu'elle dépasse les barrières imposées par la clôture (Photographies No 6 et No 7).

2.2. Les balcons Espace interstitiel, ni à l'extérieur ni à l'intérieur, le balcon de la nouvelle maison de Certeze représente exclusivement un espace de décor et d'exposition. Apparu dans les années 1970-1980 sur les maisons à un étage, le balcon de cette période est très étroit, généralement intégré dans la construction. Il est muni de gros piliers en béton sculptés en forme de colonnes qui se rejoignent afin de former des arcades richement sculptées. Ils sont l'expression de la reproduction d'une architecture dite « roumaine », d'inspiration brâncovénienne (Nicolescu 1979) présente dans l'esthétique de la façade des maisons issues des projets socialistes de standardisation (Photographie No 8). La rencontre entre cette architecture exogène et les matériaux locaux utilisés pour la construction, notamment

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l'andésite noire, donne une apparence très lourde aux constructions qui, dans les années 1980, émergent à Certeze. Cette décoration «roumaine»35

représente l'un des éléments clés de Testhétisme

architectural socialiste. Le principe de base défini par les architectes-artisans engagés dans les projets de reconstruction de la société socialiste, était d'intégrer les éléments de l'architecture « traditionnelle » dans les nouveaux types de maisons. Le dessein d'homogénéisation ne permettait toutefois pas de reproduire une spécificité régionale. La solution proposée par Joja354 a été la création ou la découverte d'une architecture « roumaine » « spécifique », qui tire ses racines de la tradition paysanne. Selon celui-ci et selon d'autres architectes de l'époque355, les formes architecturales en bois, le matériel considéré spécifique au peuple roumain (Dazin 2001 : 173-99), doivent être multipliées et reproduites à l'aide des nouveaux matériaux tels le béton ou la pierre » (Joja 2000). Or la majorité de ces architectes œuvrait à Bucarest. Ainsi, la principale source d'inspiration ethnographique pour le nouvel esthétisme architectural roumain socialiste a été la Munténie, plus précisément, l'art de l'époque de Brâncoveanu (Dragut 1971) déjà défini avant la Seconde Guerre mondiale par les historiens de l'art roumain (Iorga, Bals 1922). L'élément marquant de cette architecture était justement les longs balcons aux rambardes et aux piliers sculptés en bois massif. Une autre variante est le balcon confectionné en fer

« La spécificité roumaine » de ces motifs architecturaux est mise en évidence bien des années plus tôt par Nicoale Iorga. Ses ouvrages sur l'architecture seront reconnus et appropriés à l'intérieur du discours esthétique communiste dans la période du dégel culturel durant la deuxième moitié des années 1970 (Iorga, Bals 1922). 354

Constantin Joja, architecte de la période communiste, soutenait l'idée que le caractère national de l'architecture nouvelle devrait être obtenu par l'application du make-up des formes traditionnelles dans les structures volumétriques modernes. Il propose l'appel à une ou deux caractéristiques de la maison paysanne et leurs amplifications. Le chapitre Argumente pentru o noua arhitectura (Arguments pour une nouvelle architecture) est révélateur sur ce point (1984). Voir aussi les commentaires critiques de Augustin loan concernant l'œuvre de l'architecte in Power, play, and national identity : politics of modernisation in Central and East-European Arhitecture, The Romanian Cultural Foundation Publishing House, Bucarest, 1999. Notamment, le chapitre 77/.? recourse to the Vernacular : Constantin Joja ( 1999 : 120-130). Stefan Stanculescu propose le concept de casa-matca (« la maison-souche ») comme base de construction de la nouvelle architecture socialiste (1883 : 76). Dans les années 1980, la maison rurale devient le modèle d'une architecture monumentale à l'image du pouvoir communiste (Joja 1984).

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forgé et en verre coloré et épais. Ce type de balcon est originaire de la ville et des constructions socialistes de masse356 (Photographie No 9). Encore présents sur certaines maisons, ces modèles ne sont plus à la mode. Ils sont éclipsés par les modèles occidentaux : des balcons carrés, incorporés ou non dans le mur de la façade. L'espace est généreux et attire l'attention par la diversité des matériaux utilisés pour les rambardes, variant du ciment et du gypse au marbre et, plus récemment, à l'inox. L'ancien balcon passe par un processus de simplification, d'élargissement et de multiplication (Photographie No 10). Si toutefois les anciennes décorations du balcon sont conservées, les colonnettes ou les piliers sont habillés de matériaux plus dispendieux, le marbre notamment (Photographie No 11). La majorité des balcons n'a pas de rambardes. Contrairement à l'ensemble du bâtiment qui peut être construit en l'absence du propriétaire, la rambarde est l'un des éléments qui demande sa présence et son intervention. Le choix des matériaux, de la forme et des décorations est fait par lui seul, en fonction de ses goûts. L'absence de rambarde est liée également à la dynamique de changement des matériaux, des modèles de béton vers le marbre et dernièrement l'inox. Son installation dépend autant des impulsions individuelles que collectives qui agissent ensemble et qui décident quelle sera la touche finale mise au bâtiment. De tous les éléments de la façade, le balcon est l'un des véhicules de communication de la réussite du propriétaire et surtout, d'amplification de celle-ci par sa modification permanente (Photographies No 12a et No 12b). Quoique la fonction de fétiche n'ait pas changé, dans les années 2000, les balcons de type occidental affichent une esthétique différente. Ils deviennent très spacieux et ouverts par l'utilisation de l'inox, un matériel Ces balcons « roumains » rencontrent en quelque sorte le rétrécissement du besoin d'exposer et de « s'exposer à l'extérieur ». Ce qui à première vue a l'air d'un pléonasme souligne une réalité manifeste tout au long de l'époque de Ceausescu, tant dans la ville qu'au village. L'idéologie communiste soutenait l'égalitarisme qui devait se manifester à tous les niveaux, matériel, intellectuel, social. Spatialement, ce principe s'est d'ailleurs matérialisé par les mesures de standardisation et d'homogénéisation des logements et des manières d'habiter, tant dans la ville que dans les villages. Or, les gens sentent le besoin de se différencier. Étant dans l'impossibilité de se distinguer à l'extérieur, les gens ordinaires concentrent tous leurs efforts à l'intérieur de l'espace domestique.

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fluide et léger (Photographie No 13). Les balcons ne sont plus carrés mais ronds (Photographie No 14) ce qui leur confère plus d'ampleur (Photographie No 15). Ainsi, l'exposition donne place à l'interpellation et à une culture de la séduction (Baudrillard 1988). Ce n'est plus le promeneur qui regarde, mais c'est la façade qui oriente et attire le regard. 2. 3. Les entrées principale et secondaire Habituellement, la maison a deux entrées : Tune principale, placée au milieu de la façade ou latéralement. Une autre, secondaire, située à l'arrière. La première attire l'attention par un ensemble d'éléments qui l'accompagnent : l'escalier, la rambarde, les objets décoratifs. L'escalier confère à l'entrée une allure majestueuse. Les marches sont couvertes de marbre. Sur chaque marche, des nains en plastique richement colorés, représentant les personnages Disney de Blanche Neige, bondissent parmi les plantes exotiques ou locales rangées soigneusement des deux côtés des marches (Photographie No 16). La porte est généralement blanche et en aluminium, matériel qui remplace le bois traditionnel. Les formes et les décorations varient d'une maison à l'autre. Les vitres sont d'un verre épais et isolant, mates ou fumées, aux ornements et aux formes variés. La porte est installée bien avant que la maison soit finie et habitée (Photographie No 17). L'importance de la porte principale dans la vie des individus s'accroît une fois que le prix des investissements et l'origine des matériaux sont communiqués. Les coûts varient entre 300 € à 900 €. Les Oseni les achètent dans les marchés des villes de Negresti-Oas ou Baia Mare. S'ils veulent quelque chose de différent, ils font une commande chez des entreprises spécialisées de Certeze ou de Negresti pour les faire venir de l'étranger. Lors des entretiens, bien que nous ne demandions pas le prix, les gens tenaient à communiquer les coulisses de l'acquisition de l'objet et son origine (citadine ou étrangère). La valorisation de son statut d'objet de consommation va de pair avec la disparition de la majorité des pratiques magiques et cérémonielles traditionnelles liées au passage du seuil. Les Certezeni ne s'intéressent plus aux rituels destinés à protéger l'intérieur de la maison et, implicitement, la famille, de toute forme de mal. Le seuil tant ritualisé dans l'ancienne

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société (Ghinoiu 1999) est remplacé par une amplification du rôle d'exposition où les coûts et l'apparence l'emportent sur la peur des forces occultes (Photographie No 18). Par exemple, la caméra vidéo conçue pour surveiller l'autre et pour (se) protéger est présente à l'entrée de plusieurs maisons de Certeze. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, elle n'est pas là pour surveiller ou pour T autoprotection, mais pour être vue. La majorité des caméras de Certeze ne fonctionnent pas357. Ce qui compte est la signification symbolique de la technique qui, en Roumanie postcommuniste, est encadrée par un discours de réussite sociale et de richesse, tout comme le téléphone cellulaire. Ainsi, le support technique de la communication devient en lui-même porteur et messager de la réussite économique et sociale individuelle. Son importance relève du rapport dialectique entre l'extériorité l'objet placé face à soi - et l'intériorité de l'homme qui confère à l'objet le statut de signe (Althabe 2002 :2) d'une nouvelle identité sociale individuelle valorisante. L'objet technique donne place à Tobjet-signe, changement qui correspond, dans la pratique, à Téloignement de l'individu de la nature, pour se replier sur la société et sur les rapports essentiellement humains. Interface de la maison et de son propriétaire, l'entrée principale doit être plus qu'entretenue, propre et belle (qualités privilégiées dans la société traditionnelle). Elle doit être aussi moderne (faite de nouveaux matériaux) et dispendieuse

. Ceux qui ne se

permettent pas une porte capable de satisfaire les deux dernières exigences risquent d'attirer les moqueries et l'ironie de tout le monde. Au-delà de son emballage moderne, dans la pratique, la nouvelle porte garde ses fonctions de lieu d'accueil et de réception. C'est par là que les Certezeni accueillent les invités importants. En outre, elle ne s'ouvre qu'à des occasions spéciales comme la fête de Pâques, à Noël, pour la noce ou l'enterrement. En fait, les nouvelles formes, les nouveaux matériaux et les nouveaux modèles parvenus de 357

J'en ai vu quatre dont trois ne fonctionnaient pas.

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Dans son article sur la domesticité roumaine et la manière dont elle est liée au bois, Adam Dazin présente comment les habitants des blocs communistes ont contourné les projets communistes d'homogénéisation de l'habitat et de la société. Ainsi, la pratique généralisée de peindre les portes des appartements de la couleur du bois ou de mettre des matériaux qui imitent le bois, est vue à la fois comme manière de s'individualiser et comme manière de reproduire l'idée traditionnelle de la domesticité associée au bois. Le bois a longtemps fait partie de l'une des définitions de la roumaineté. Dans le cas de Suceava, Dazin montre très bien comment le bois est essentiel dans l'espace domestique, ce qui défie en quelque sorte l'habitat de 1' « homme nouveau » tel que projeté par la société socialiste, essentiellement en béton et en matériaux d'origine industrielle (2001 : 173-199).

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l'étranger ou de la ville incorporent la perpétuation de deux fonctions traditionnelles de la porte principale. La première est esthétique, car la porte de l'ancienne maison méritait elle aussi des décorations, décrites minutieusement par les ethnologues roumains (Focsa 1975, Bîrlea 1936). La différence est que l'esthétique de la nouvelle porte n'est plus accompagnée des usages et des significations magiques et apotropaïques. La deuxième est cérémonielle car c'est au seuil de la maison que les propriétaires continuent de recevoir les enfants ou les jeunes qui adressent des vœux à Noël ou les prétendants des filles en âge de se marier. Contrairement à la porte principale, l'autre, secondaire, située derrière le bâtiment, est utilisée quotidiennement. Son apparence n'a rien de spécial. Elle est faite de bois, soit de nouveaux matériaux, toute comme la porte principale, mais bien plus simple (Photographies No 19a et No 19b). Plus rarement, on installe provisoirement la porte de l'ancienne maison qui a été détruite

. La nouvelle maison devient le lieu de recyclage de

certains éléments des anciens bâtiments. Toutefois, le recyclage s'associe à une dévalorisation car l'objet en bois n'a aucune fonction représentative ou cérémonielle. Il est intégré dans un utilitarisme quotidien qui le plonge dans l'invisibilité. La vieille porte appartient au provisoire jusqu'à ce qu'une nouvelle porte, moderne et neuve, prenne sa place : La porte de derrière appartenait à l'ancienne maison. Je l'ai mise comme ça, temporairement, pour que la maison ne reste pas ouverte. Mais ca durera pas longtemps. Nous sommes en train d'en acheter une autre, à Baia Mare, moderne. Qu'est-ce que vous allez faire avec cette porte ? Rien. Nous allons la jeter en fait. Elle n 'est plus bonne à rien (Certeze, 2004).

Quoiqu'invisible, tous les habitants de Certeze font de leur mieux afin d'installer une porte neuve et moderne qui porte le même message que la porte principale : celle de la réussite. La seule différence est le « public » à qui le message s'adresse. Tandis que la porte principale est visible pour les gens du village de même que pour les étrangers, la porte située derrière transmet le message aux membres de la famille, de la communauté. Tout en 359

Les entrées utilitaires et d'exposition ne sont pas spécifiques au Pays d'Oas. Nous les avons identifiées au Québec aussi, sur les maisons de banlieue où les habitants utilisent toujours la porte de côté de la maison. Contrairement à l'entrée principale, décorée toujours à l'occasion des fêtes comme Halloween ou Noël, l'autre est toute simple. Concernant les matériaux utilisés, la différence se maintient. La porte de devant a différentes formes et des accessoires ; on met parfois une statue ou des fleurs. Elle est donc mise en valeur pour être admirée ; quant à l'autre, personne ne l'observe mais tous s'en servent.

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annulant la contradiction entre le devant et le derrière, entre le visible et l'invisible, cette porte secondaire doit satisfaire les mêmes critères de réussite afin que la communauté puisse évaluer et, finalement amplifier le prestige et l'honorabilité du propriétaire. L'autre porte, principale, reste toutefois la plus visible, la plus belle et la plus dispendieuse, car elle porte encore la fonction cérémonielle traditionnelle d'interface de la maison. Elle est à la fois objet d'exposition et de représentation : lieu de sociabilité entre le propriétaire et la communauté.

2.4. Le toit et la mansarde Le toit de la maison vernaculaire avait deux pentes360. Cette règle change vers les années 1970, lorsqu'apparaît le toit à quatre pentes, localement nommé clop. Le mot est repris du costume traditionnel masculin qui comporte le clop, le petit chapeau qui, à côté de la besace, représentait le symbole de la fierté masculine (Photographie No 20). Quoique encore présent dans les rues de Certeze, ce type de toit est remplacé par un autre, à deux pentes, nommé de type « français » (Photographie No 21). Le fronton dépasse souvent les murs de la construction tout en étant soutenu par un pilier en béton (Photographie No 22). En 2001 et surtout en 2004, le toit de type américain fait son apparition avec ses formes en arche et ses matériaux neufs. Il devient surtout célèbre par ses coûts de construction et d'installation (Photographie No 23). Après la révolution, 10 % des maisons actuelles ont été bâties de zéro. La majorité des maisons a été consolidée. Ils ont ajouté des piliers, un étage ou deux et la mansarde. Maintenant, ils font les toits plus compliqués. Un toit en arche peut coûter jusqu'à 20.000 €. Auparavant, ils le faisaient à deux pentes. Les maisons avec un toit en arche sont faites depuis l'an dernier. Il y a un an, il y en avait deux à Certeze. Maintenant, d'autres ont commencé à en bâtir. Ils coûtent très cher. Pas n'importe qui se permet d'en construire. Le matériel uniquement coûte 50.000 € (Gheorghe lu ' Maria lu ' Frundar, 48 ans, Certeze, 2005).

L'apparition d'un toit neuf est accompagnée par la destruction de l'autre ancien et par le rajout d'un autre étage à la maison déjà bâtie dans les années 1970-1980 (Photographie No 24). Quoique le bâtiment garde encore sa structure et même son apparence ancienne, la majorité des toits de type clop est remplacé avec les nouveaux modèles qui n'ont plus une référence locale ou nationale, mais occidentale. Étant donné l'amplitude des enjeux Focsa fait une présentation des types de toits de la maison traditionnelle du Pays d'Oas, notamment de Moiseni, village faisant partie de la commune de Certeze, à côté de Huta-Certeze (1975 : 253-361).

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identitaires, les Certezeni sont prêts à tout risquer pour satisfaire aux exigences de la réussite. En 2004, Nuta Vadan, propriétaire d'une maison des années 1980, décide de détruire le toit de sa maison afin d'en mettre un autre, neuf. Je suis un peu fâchée car l'eau s'est infiltrée dans les murs, dans le plafond des chambres situées en haut. Il faut tout repeindre. Il y aura beaucoup de travaux (Certeze 2004).

Elle avait remplacé le toit de type clop par un autre, de type français, bien plus prestigieux par son caractère occidental (Photographie No 25). Actuellement, il est difficile de distinguer les maisons transformées de celles qui sont nouvellement construites. En 2005, il y avait encore des maisons finies dont le toit était enlevé afin de pouvoir rajouter un étage de plus ou de remplacer le toit initial avec un autre, à la mode. Ce processus de transformation ne vise pas seulement les maisons construites avant 1989, mais également celles élevées après, car la forme du toit change d'une année à l'autre, de même que les matériaux utilisés. Ainsi, la nouvelle maison n'est jamais finie car on la retravaille en fonction de modèles neufs qui émergent au village, d'une année à l'autre. Il n'est pas nouveau de dire que la symbolique du toit est intimement liée à la masculinité, à la virilité (Bachelard 1992), au pouvoir et à l'autorité associés à une valeur de représentativité. Visible de loin, le toit attire l'attention et, comme la façade, il incite au regard. Il ne cache rien, mais il dévoile toute l'importance de son maître. Ce qu'apporte de nouveau la nouvelle maison et par dessus tout, le toit et ses formes, est un changement de direction du regard imposé à l'autre par rapport à ce qui se passait dans ia société traditionnelle. La géographie du village traditionnel est centrée sur le toit pointu de l'église, symbole du lien sacré et privilégié entre la terre et le ciel. Son importance relève donc de sa verticalité. Contrairement à l'église, les maisons traditionnelles ont une orientation presque exclusivement horizontale361, liée à la terre et à l'existence quotidienne. Le toit des nouvelles maisons impose un changement de perspective car le regard du passant ne s'étend plus à l'horizontale, mais est orienté vers le haut. Les maisons de Certeze ne visent plus à conquérir l'étendue chtonienne, mais les hauteurs auxquelles seules les églises du Les constructions de type kula du sud de la Roumanie sont les seules exceptions à cette règle générale (Stahl, Paul 1964).

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village rural pouvaient rêver. L'abandon récent du clop, symbole de la tradition, à la faveur des toits de types occidentaux qui, dans l'imaginaire de tous, tentent d'égaler les hauteurs des bâtiments new-yorkais, matérialise la naissance d'une identité nouvelle qui ne s'associe plus à une identité locale ancienne, périphérique et méconnue mais à une autre, occidentale et centrale, donc visible et valorisante. Dans la même logique, la mansarde, obligatoire dans toutes les maisons neuves de Certeze, remplace le lieu pour la slanina traditionnelle, plat fumé fait de graisse de porc, essentiel dans l'alimentation des Oseni et qui, à côté de la palinca, représente la marque d'une appartenance locale, oséenne. Initialement gardée au grenier de la maison traditionnelle, ces derniers temps, la slanina ne trouve plus de place dans les nouvelles constructions : Comme c'est difficile aujourd'hui de monter trois, quatre étages pour couper un morceau de « slanina », surtout pour les vieillards et pour les ivrognes. La mansarde reste vide (Certeze, 2004).

Dans la majorité des cas, cette partie de la maison n'est pas finie. Très rarement elle est organisée en pièces séparées. Quoique pourvue de grandes fenêtres, donc très lumineuse, cette partie de la maison est le lieu pour des projets à venir. Ici c'est la mansarde... Non, j e ne l'ai pas encore sectionnée. Il se peut qu'il y ait un grand salon, une salle de bain, une cuisine... (Elle hésite) Mais on ne fait pas de cuisine ici... Dans le projet de la maison, c'était prévu une salle de billard pour les enfants et les petits enfants, pour les amis... En haut, j e vais construire le plafond. C 'est pour cela qu 'ils ont mis du bois partout. Dans cette maison, j ' a i mis le bois pour deux maisons (Maria Golena, 45 ans, Huta-Certeze, 2004) (Photographie No 26)

Premièrement, Tambigùité des futurs usages de la mansarde est liée aux projets générationnels qui ne concordent pas toujours. La pensée utilitariste de la mère âgée de 46 ans est mise en concurrence avec celle de la jeune génération, plus ouverte au loisir et aux distractions. Dans la majorité des cas, la mansarde reste vide ou elle devient un lieu de dépôt de matériaux de construction ou d'objets désuets. Deuxièmement, la mansarde vaut plus par son extérieur que par l'intérieur, par sa marque occidentale (qui explique aussi l'adoption fidèle de la dénomination de mansarda (« la mansarde ») que par la fonction première qui lui est associée. Cet élément architectural autorise une identité visible et prestigieuse. Le désir d'être vu est si grand, que les propriétaires font parfois appel à des moyens plus ou moins comiques pour attirer l'attention : mettre des cornes de chèvre au sommet du toit par exemple. Le symbolisme masculin du toit est évident surtout dans les 336

blagues de l'intelligentsia locale qui font allusion au chef de la maison dont l'épouse le tromperait pendant qu 'il est parti à l'étranger, au travail (Certeze 2004).

2.5. Fenêtres, l'œil qui cache, l'œil qui incite Contrairement à la maison traditionnelle, caractérisée par des fenêtres très petites, en bois, celles des nouvelles maisons sont grandes et faites de nouveaux matériaux. Elles sont soit carrées, soit rondes, ovales ou en forme d'ogive, couvertes de rideaux ou pourvues de vitres fumées (Photographie No 27). À la fin des années 1990, la majorité des maisons ont les fenêtres couvertes de volets extérieurs, en bois ou en métal. Encore présents, les volets en bois ou en fer signalent l'absence du propriétaire de même que la présence du souci de cacher. Plus récemment, les habitants de Certeze ont commencé à installer des fenêtres appelées termopan

munies de vitres fumées qui, tout en remplaçant les rideaux

traditionnels, permettent à la fois de regarder dehors sans être vu et d'empêcher le regard indiscret vers l'intérieur. Malgré ce changement, visible surtout au centre du village, la majorité des Certezeni optent pour des vitres habituelles, couvertes par des rideaux ordinaires, achetées aux marchés des villes voisines ou en Turquie (Photographie No 28). Cette attention des Certezeni pour les fenêtres s'insère dans un mouvement plus ample, roumain, dans les villages de même que dans les villes. Après 1989, les villes de la Roumanie entière plongent dans une course au changement et au réaménagement de l'espace habité (l'appartement, la maison). Le premier geste visible est le remplacement des fenêtres standard, en bois, avec d'autres faites de matériaux modernes. Même s'ils connaissent leurs inconvénients, car elles ne laissent pas l'air circuler, tout le monde veut en avoir. Contrairement à la maison, la fenêtre représente, avec la porte, le seul élément visible des appartements standardisés situés dans les blocs communistes. En la changeant, le propriétaire signale en fait son épanouissement, sa réussite financière.

« Termopan » est le nom de l'entreprise allemande qui produit des portes, des fenêtres et des vitres thermo-isolantes et antibruit. En Roumanie, le nom de la marque s'est élargi afin de dénommer toutes les fenêtres qui ont les mêmes qualités et cela, malgré la marque. Ainsi, actuellement, « termopan » n'est plus un nom propre mais commun, il qualifie un type de fenêtre, faite d'aluminium, aux vitres fumées ou non, qui isolent du froid et du bruit. Dans le texte, nous allons utiliser le terme avec le sens roumain actuel.

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Chez les habitants de Certeze de même que chez tous les Roumains, les nouvelles fenêtres communiquent, un changement de statut financier et social du propriétaire. Ainsi, les nouvelles commodités qui viennent avec les fenêtres termopan (elles sont isothermes et antibruit) sont intégrées dans une culture locale de l'exposition. Leur fonction n'est pas uniquement « isolante» mais relationnelle et communicationnelle car ces fenêtres sont premièrement le signe de la réussite économique et sociale du propriétaire. De plus, à l'exposition et à la communication, s'ajoute la ruse car l'objet permet au propriétaire de jouer avec l'autre. Il empêche le regard de trop avancer à l'intérieur. L'interrogation : « pourquoi utilisent-ils des vitres fumées et des volets ? », est toujours suivie de ...puisque il n'y a rien à l'intérieur (Certeze, 2004, 2005). Entre la vérité et le jugement de l'autre, la fenêtre cache et invite à la fois. C'est à chaque propriétaire de décider jusqu'où laisser le regard pénétrer et, ici, le degré d'aménagement de l'intérieur dit son dernier mot. L'analyse de l'intérieur et de son aménagement nous permettra de mieux développer le contraste entre l'évidence et l'apparence.

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3. L'INTERIEUR DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL LIEU D'EXPOSITION ET DE SÉDUCTION Au Pays d'Oas, l'apparence du lieu peut avoir l'effet de trompe-Tœil car l'association entre l'espace et l'usage n'est plus stable. Autrement dit, ce qui ressemble à un garage n'est pas toujours utilisé pour abriter la voiture, une chambre à coucher ne sert pas toujours pour dormir et les cuisines ne servent pas toujours à cuisiner et à manger. Dans ce chapitre d'analyse de l'intérieur, nous allons montrer comment, une fois construite, la maison « de type occidental » subit tout un travail d'adaptation de l'espace aux usages et aux conduites locaux, eux aussi en train de changer.

3.1. Rappel de l'intérieur de l'ancienne maison traditionnelle Contrairement à l'extérieur, l'intérieur de la maison traditionnelle du Pays d'Oas est une explosion de couleurs et d'ornements. Les murs peints de bleu foncé sont couverts d'icônes, de tissus colorés et d'assiettes peintes. La surcharge des murs combinée à l'espace étroit amplifie l'impression d'horror vacui. Le mobilier est minable, une table, deux ou trois bancs, quelques chaises et le coffre de dot qui, parfois, servait de banc pour s'asseoir ou même pour dormir. Le mobilier est fixe et la configuration de l'intérieur suit la distribution des rôles de même que la hiérarchie à l'intérieur de la famille : la place de la femme est à côté du foyer, celle de l'homme est au coin opposé, marqué par la table. S'il y a plusieurs générations, les plus jeunes habitent près de l'entrée, dans le coin situé derrière la porte, lieu qui sert souvent de support pour les vêtements et pour les tissus. La « poutremaîtresse », à laquelle sont accrochés de nombreux pots en terre, représente le lieu d'exposition de la réussite du chef de famille. Pour les femmes, les tissus et les éléments de la dot témoignent de l'habileté féminine. Pendant l'hiver, tout le monde utilise une seule pièce afin d'économiser les ressources d'éclairage et surtout, afin de profiter du chauffage. La mère de mon hôtesse, Clara lu' Hoata se rappelle de la promiscuité traditionnelle où les grands-parents, les enfants et parfois, un ou deux petits-enfants habitaient la même pièce : 339

- Avant, il y avait une pièce comme celle-ci, plus petite encore qu 'on appelait « casa », (« maison ») et « tinda » f« vestibule »). Certains avaient une autre maison, plus petite. Elle s'appelait « casuta » (« petite maison »). - Où habitait la famille entière ? - L'été, on habitait le vestibule. On habitait dans la maison aussi car il y avait beaucoup de personnes. Par exemple, nous avons été cinq enfants. Il y avait des familles qui étaient nombreuses. Ils dormaient où ils pouvaient. Il y avait deux lits et un coffre. Ils mettaient le coffre devant le lit et dormaient comme ça... Là où il y avait la maison « de mândru » (« la belle chambre »), c 'était très beau. Il y avait des assiettes, tout au tour de la maison, partout dans la maison. Au-dessus des assiettes, il y avait des icônes... Par terre, il y avait de la terre battue. Peu de maisons avaient un plancher. Jadis, si la vache mettait bas (visiblement gênée, elle commence à rire) les gens apportaient le veau dans la maison, ils l'attachaient au pied du lit. Si les moutons mettaient bas, ils apportaient les agneaux à l'intérieur et ils les installaient en dessous du lit. Toutes les fêtes et presque chaque samedi, les femmes collaient de la terre car, vous savez, auparavant il n'y avait pas de grès et d'autres matériaux... Elles la coloraient en bleu et c 'était tout (Clara lu ' Hoata, 66 ans, Huta-Certeze, 2004).

Par rapport aux autres régions ethnographiées de la Roumanie, la maison du Pays d'Oas fait figure d'exception dans l'utilisation esthétique et la mise en exposition des icônes peintes sur verre ou sur bois. Contrairement à la règle générale où chaque pièce est prévue d'une seule icône qui, située dans le coin orienté vers le nord-est, signale le lieu sacré vers lequel l'individu adresse ses prières et s'agenouille, au Pays d'Oas, on retrouve jusqu'à trente icônes qui filent Tune à côté de l'autre sur les quatre murs de la pièce. La surcharge d'objets religieux ne témoigne pas nécessairement d'un attachement plus fort à la foi. Au contraire, tout comme les tissus accrochés aux murs ou aux assiettes, les icônes sont des objets esthétiques témoignant à la fois d'un héritage familial matrimonial (la grande majorité sont transmises de mère en fille) et de la beauté de la maison associée à la réussite féminine et familiale (Photographie No 1). Avant de passer à ce que représente la nouvelle maison, il faut mentionner que chaque coin de la maison traditionnelle avait une fonction bien précise (Stoica 1974). De la cave au grenier, la maison traditionnelle du Pays d'Oas témoigne de Yhorror vacui utilitaire et esthétique. L'utilitarisme et le symbolique co-existent, la petite pièce étant à la fois lieu de déroulement des tâches quotidiennes et lieu d'exposition de la réussite familiale. Plus la maison s'agrandit, plus le symbolique se sépare de l'usage quotidien. « La petite maison », c'est-à-dire la pièce qui contient le feu, devient l'espace central de déroulement des activités quotidiennes : préparer le repas, manger, dormir, tisser, socialiser, etc. Casa frumoasa (« la belle maison ») ou camera frumoasa (« la grande chambre »), située vers la

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rue, reprend les fonctions de réception et d'exposition devant la communauté. Tenue à l'écart des tâches quotidiennes, c'est-à-dire sales, elle représente le lieu où les filles exposent la dot et où se déroulent tous les cérémoniels liés à la naissance, au mariage ou à la mort. Espace privilégié, « la belle maison » ou « la belle chambre » comme les Oseni l'appellent, reste fermée, non chauffée et éloignée du tumulte quotidien. 3.2. Lieux de consommation de l'autre et du soi-même 3.2.1. Salon-ul (le salon) Dans la société occidentale, le salon ou le living room représente l'espace de socialisation et de réception. Sa fonction dialogique est doublée par une autre, « sédentaire » (Riggins 1994), c'est-à-dire d'articulation matérielle et sociale de l'identité individuelle de celui qui l'habite

. Le salon en tant qu'espace de la socialisation familiale se matérialise par

l'espace ouvert, l'absence de murs et de portes. Centre de la maison, le salon est aussi un espace de passage et de rencontres momentanées tout comme un lieu de mémoire par l'exposition de photos de famille et d'objets chers. L'installation dans le salon des technologies audiovisuelles avec tout le support matériel l'accompagne (le mobilier, les fauteuils et les canapés), connecte le lieu privé au monde (Appadurai 1996). Salon-ul (« le salon ») ne peut pas se définir en dehors « du trafic des objets » (Appadurai 1986, 1996 ; Jackson 1999) dans le sens où la valeur de l'objet est intimement liée à son parcours géographique et social. Tout comme son équivalent occidental, au Pays d'Oas le salon-ul (« le salon ») représente la principale pièce de la maison. Placé toujours au rez-de-chaussée, tout près de l'entrée principale, le salon est la pièce la plus grande et la plus ouverte de la maison entière. Il est séparé du coin cuisine et de la salle à manger par des colonnes ou par des murs sectionnés en forme d'arcade ou carrée, ce qui donne plus d'espace. L'absence de portes le rend encore plus accessible, en le transformant en un lieu de passage et d'accès facile vers les Riggins souligne la connotation ambiguë du terme living room car son principal rôle n'est pas essentiel, mais relationnel. La « sédentarisation » matérielle et identitaire du soi se fait principalement par rapport aux autres. Alors, living room ne peut pas être pensé en dehors de la socialisation et du lien entre le monde intérieur et le monde extérieur (1994 : 101).

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endroits importants de la maison tels la cuisine ou les escaliers qui mènent à l'étage (Photographies No 2a et No 2b). Sa configuration ouverte est inhabituelle pour ce qui représentait le lieu de réception des maisons traditionnelles, toujours séparé du reste de la maison par le couloir et par la porte. L'isolement physique s'associait aussi à un tabou comportemental car les enfants n'avaient pas le droit d'y aller ou les adultes ne l'utilisaient que pour des occasions spéciales. Symbole de la réussite familiale, « la belle chambre » devait être propre, impeccable en tout temps. Tous habitaient dans « la petite maison » : les vieux, les enfants, la fille non mariée, les garçons aussi, jusqu'à l'âge de 20 ans. Même s'il y avait beaucoup d'enfants, ils dormaient tous dans la même pièce. La belle chambre... Que Dieu te protège si tu entrais ! Là-bas entrait le prêtre pour sanctifier et lorsque quelqu'un mourait. Partout, il n 'y avait que des souris et des toiles d'araignées (Il rit). SU venait quelqu 'un de la famille ou s'il y avait des invités, ils étaient reçus dans la belle chambre. Si le propriétaire avait une fille, elle rencontrait les garçons près de la porte ou même à l'intérieur pour que les prétendants voient la dot exposée dans la belle chambre (Nelu, 30 ans, Huta-Certeze, 2004).

Dans l'aménagement intérieur, le salon représente la principale priorité. Il attire aussi les plus grandes dépenses (Photographie No 3). Les murs sont peints de couleurs pastel, orange, jaune ou vert. Plus récemment, l'utilisation des matériaux lavables ou imitant le marbre donne une apparence étincelante. Contrairement à l'apparence chargée de la belle chambre traditionnelle, les murs du salon sont simples, dénudés de tableaux, d'icônes ou de tissus. Cependant, la simplicité n'est pas aussi sobre car par-dessus les murs proprement dits et sur le plafond sont installés des faux murs avec des formes fluides, rondes, ovales, ondulées, en demi-cercle, etc. (Photographies No 4a et No 4b). Entre les deux couches, de nombreuses ampoules encastrées éclairent la pièce en dégageant une lumière qui prend la couleur de la pièce (Photographies No 5). L'installation des miroirs amplifie davantage cette atmosphère étincelante, alourdie non pas par l'agglomération d'objets, mais par les tons des lumières réfractées partout dans la pièce. Le plancher est fait soit de marbre, soit de plaques massives de grès aux ornements floraux ou géométriques. Le canapé en coin, en cuir, en imitation cuir ou en tissu, souvent accompagné par deux fauteuils recouverts du même matériel, encadre la table basse, en bois ou en verre. Les couleurs qui reviennent sont le vert, le rouge bordeaux, le marron, le noir et parfois, le rose. Par contre, la table haute qu'on y retrouve assez souvent, installée au milieu de la pièce ou à côté, est en bois massif sculpté, et elle est accompagnée de chaises richement décorées (Photographies No 6a et No 6b). 342

Contrairement à son équivalent occidental où la socialisation intime rejoint un autre type de socialisation, élargie et virtuelle, marquée par la présence des appareils électroniques, dans la majorité des salons de Certeze le téléviseur fait défaut ou est placé dans un coin de la pièce. On le retrouve par contre soit dans la chambre à coucher, soit dans la nouvelle cuisine ou, le plus souvent, dans la cuisine d'été. Les seuls appareils électroniques présents sont les magnétophones ou les chaînes audio, accompagnés de cassettes ou de DVD avec de la musique traditionnelle ou moderne. Les principales caractéristiques du salon de type occidental présentes à Certeze sont l'apparence de luxe, l'utilisation de matériaux chers et nouveaux, l'affichage d'une esthétique qui se veut simple, propre et qui évacue la lourdeur de l'aménagement « traditionnel ». Si toutefois les propriétaires décident de garder des éléments témoignant de la tradition, tout se résume à l'image des poupées de Maria des Mariées qui, exposées sur le canapé moderne en cuir, muséifie et immobilise tout un passé et toute une identité qui ne trouve plus de place dans la nouvelle pièce de réception. Ce type d'exposition est assez rare et particulier. Il s'explique par l'intérêt de Maria des Mariées pour le costume traditionnel qu'elle fabrique encore. En outre, à Certeze, elle incarne le symbole de la préservation de la tradition car elle est la seule personne à savoir comment faire et installer les couronnes de mariage. À l'exception de cet exemple, nulle trace d'objets ou de décorations spécifiques à « la belle chambre » traditionnelle. Le salon est également la pièce de réception de la maison de type occidental. Lieu d'accueil des étrangers, c'est ici que nous étions invités pour discuter autour d'un verre de palinca. Quoique placé au centre de la maison, il est tout propre, impeccable et très rarement utilisé. Contrairement au salon occidental, il ne s'agit pas d'un lieu de socialisation et de réunion familiale, mais d'exposition. Tout est fait pour attirer le regard et même pour envoûter car la mise en scène du soi a pour objectif de conquérir, de séduire, dans un but précis. Malgré sa marque occidentale, le salon est l'arène du déroulement des cérémoniels traditionnels dont celui du mariage. Floarea (30 ans), de Certeze, décide de garder le plancher en bois

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franc et de ne pas le changer avec du marbre ou du grès, ce qui contrevient à la dernière mode au village en matière d'aménagement du salon : Maintenant, tous les Certezeni mettent du grès ou du marbre partout dans le salon. Mais moi j'aime la chaleur et le bois est très bon pour cela. C 'est vrai qu 'il n 'est pas trop pratique surtout pendant le temps des fêtes. Le soir de Noël il y a une coutume : les garçons non mariés, habillés en costume traditionnel d'Oas viennent chez les filles non mariées pour leur adresser des vœux. Ils entrent au salon où ils dansent. Et ils dansent si fort, qu'ils endommagent le plancher en bois. De ce point de vue, le plancher en grès ou en marbre est plus pratique (Certeze, 2005).

Floarea a une fille préadolescente, proche de l'âge du mariage. La maison est visitée par les groupes de jeunes qui font le tour du village, lors des fêtes. Ainsi, son plancher a été endommagé deux fois. Pourtant, elle n'y renonce pas, préférant le réparer après chaque danse. Son cas est une exception à Certeze, car 80 % des salons ont un plancher en grès. Pendant les fêtes, c'est ici que les habitats de Certeze accueillent les jeunes qui, dotés de caméras vidéo, filment tout. L'analyse de l'aménagement du salon pèse beaucoup dans le processus de mariage de la fille dont la maison a été filmée. Représentatif de la famille, le salon est la scène où se déroulent les enjeux liés au mariage. Afin de s'intégrer dans la logique des enjeux matrimoniaux qui a comme objectif la production et la reproduction des relations sociales à l'intérieur de la communauté villageoise, il représente un lieu de « résolution par excès, par hypersimulation en surface », exacerbation des traits « pour ne faire plus qu'un signe » (Baudrillard 1988 : 29). L'importance du salon n'est pas uniquement liée aux stratégies matrimoniales, mais également à tout un code de la réussite destiné à pouvoir classer l'individu et sa famille sur l'échelle d'honorabilité communautaire. Dans les dernières années, le marbre et le grès, quoique matériaux froids, sont devenus les porteurs de ce message de l'épanouissement, ce qui explique que les surfaces dépassent le territoire de la cuisine ou de la salle de bain, afin d'envahir le salon aussi. Ce dernier est donc visible et accessible au regard, faisant de lui le principal instrument d'évaluation de la richesse et de la réussite sociale du propriétaire. Cette principale fonction de mise en scène du soi l'emporte sur toute forme de confort et de bien-être : Tous imitent les autres. Par exemple, nous, moi et mon mari nous n 'avons imité personne. Nous avons fait ce que nous avons voulu. Auparavant, la balustrade et les escaliers étaient en marbre. Je n 'aipas de chauffage central. Les vêtements d'Oas qui se portent aujourd'hui, je les garde à l'étage. Je monte tout le temps à l'étage. 11 faisait très froid sur les marches en marbre,

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surtout l'hiver. J ' a i dit : «jamais dans la maison des marches en marbre ! » J e ne veux pas de marbre et de grès dans le salon. Même si le plancher en bois est endommagé p a r les jeunes qui, à Noël, viennent danser, même s'il devient sale, moi j ' a i m e avoir chaud aux pieds. Nous voulons construire des rambardes en marbre sauf la barre où on met la main et qui sera en bois... La majorité ont du marbre p a r terre, du marbre sur les murs (Floarea, 30 ans, Certeze, 2004).

Même si les Certezeni jettent tous les anciens objets au nom de la modernité et du changement, le salon « comme en Occident » est un lieu « comme chez nous » : intégré et domestiqué à l'intérieur d'une logique traditionnelle de socialisation et de reproduction du soi. Il devient même indispensable à la préservation et à l'activation des liens de sociabilité communautaire et à la communication de l'acquisition d'un statut honorable, reconnu et respecté à l'intérieur du village. Alors, les habitants de Certeze sont prêts à tout faire pour en avoir un : J ' a i un garage ici, en avant et j e veux le transformer en salon. Nous avons déjà une belle chambre mais elle n'est plus bonne. Chez nous, il y a beaucoup d'invités et j e n'ai pas une chambre pour les recevoir (Mona Simon Oros, 28 ans, Huta-Certeze, 2004).

La maison a été construite par le beau-père dans le style des constructions des années 1980, lorsqu'il n'y avait pas de salon, mais un autre type de pièce de réception, inappropriée. Mona vient de se marier et d'y déménager. Le premier geste est donc la reconfiguration de sa maison afin de satisfaire aux nouvelles exigences de la communauté. Son cas n'est ni unique, ni nouveau. 3.2.2. Sufrageria. Lieu interstitiel de réception entre la « belle chambre » traditionnelle et le salon occidental Avant même de construire les maisons de type occidental, l'intérieur des bâtiments déjà existants, érigés dans les années 1980, commence à être adapté afin d'accueillir le salon. Les murs du rez-de-chaussée sont détruits, les portes enlevées, les couloirs démolis et les passages vers les autres parties de la maison agrandis, arches, les meubles jetés ou déménagés. 11 y a deux ans nous avons tout rénové. Nous avons détruit un mur et nous avons fait des colonnes. Initialement, il y avait un mur avec une porte (Nuta Vadan, 45 ans, Certeze, 2004).

Les dentelles en gypse qui se déployaient en haut des murs des pièces, dans les coins et au centre du plafond, marqué par la présence du candélabre à plusieurs branches, sont enlevées

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car cette mode citadine ne plaît plus, affirme la belle-sœur de mon hôtesse. Moi j ' a i tout enlevé, les décorations et aussi le crépi qui couvrait tous les murs, les portes, tout. Par contre, j ' a i gardé le plancher en bois (Huta-Certeze, 2004). L'évacuation de l'ancien n'est pas complet car souvent, le mobilier qu'on retrouve dans le salon occidental, installé dans les maisons modernes des années 1980, rappelle une autre chambre de réception, plus ancienne. Il ne s'agit pas de la belle chambre traditionnelle dont les traces font complètement défaut, mais de sufrageria, la pièce d'origine citadine, le lieu de réception des appartements socialistes364. Elle fait son apparition au Pays d'Oas avec les maisons standardisées des années 1970-1980. Contrairement au salon plus tard, cette pièce de réception est acceptée avec méfiance car telle qu'elle est conçue par les artisans officiels du modernisme socialiste, elle n'a rien en commun avec la pièce traditionnelle de réception. Simon Maria, la belle-sœur de mon hôtesse, avoue : Nous ne sommes pas habitués à dire « sufragerii » comme dans la ville. Nous disons « camera cea mândra ». Si quelqu 'un dit în sufragerie (« dans sufragerie »), tous vont se moquer de lui. Nous ne pouvons même pas bien articuler [le mot] (Maria Simon, 33 ans, Huta-Certeze, 2004).

L'option pour une dénomination descriptive, camera pentru oaspeti (« la chambre pour les invités ») ou pour Tappellatif traditionnel de camera cea mândra (« la belle chambre »), à la défaveur de celui citadin accueilli avec ironie, n'est pas sans signification car sufrageria 364

Dans la ville, cette pièce n'était pas habitée et elle était aménagée pour recevoir des invités. Tout devait être impeccable, propre, bien meublé. Les enfants n'avaient pas le droit d'y jouer. La reprise des pratiques d'habitation rurales dans la ville est justifiée par la migration massive des jeunes du milieu rural vers la ville où, à partir des années 1960, l'industrialisation massive conduit à la création des lieux de travail. Cependant, les familles nombreuses et l'espace étroit des appartements communistes conduisent à une multiplication associée à une dissimulation fonctionnelle de l'usage de la sufrageria communiste. Au-delà de son apparence de pièce de réception, toujours impeccable, propre, toujours prête à recevoir les invités les plus inattendus, elle est utilisée aussi pour dormir, pour se réunir en famille, devant la télévision. L'usage pluriel de la sufrageria est encouragé aussi par la configuration de certains appartements de type vagon (wagon) où les pièces filaient l'une après l'autre. La sufrageria n'est plus un espace isolé physiquement, mais de passage, de la cuisine vers la salle de bain et la chambre à coucher. L'intégration de l'espace de réception dans le trajet spatial destiné au déroulement des activités quotidiennes, faisait partie de la logique de l'économie de l'espace car on évacuait les lieux de passage tels les couloirs. Cette logique d'homogénéisation et de l'économie spatiale fonctionnelle affectait aussi toute forme de socialisation en dehors de la famille, de rencontre et surtout de différenciation. Il ne faut pas oublier qu'une des principales fonctions de « la belle chambre » et de la sufrageria était justement la mise en scène de soi et implicitement, la différenciation de l'autre. Malgré ces logiques d'annihilation des hiérarchies, malgré la multiple fonctionnalité des pièces des appartements communistes, il s'opère une répartition fonctionnelle liée à l'alternance jour et nuit. Pendant la journée, la sufrageria caméléon est impeccable et elle est prête à recevoir des invités ; la nuit, le canapé se déplie, les draps sont sortis et elle devient chambre à coucher. Il y a tout un mobilier qui se plie et qui se déplie en fonction du moment de la journée. On retrouve bien des similitudes entre l'aménagement et l'utilisation de l'espace dans la Russie de l'Union soviétique (Humphrey 1993) et ce qu'on retrouve dans les appartements standardisés roumains.

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du Pays d'Oas ressemble fortement en apparence et par son usage à l'ancienne « belle chambre ou maison » traditionnelle. La principale caractéristique de la sufrageria telle qu'on la retrouve encore au Pays d'Oas, est le mobilier massif en bois mat ou couvert de laque qui longe les murs. La pièce est centrée autour de la table haute accompagnée des chaises, éléments qui témoignent de sa principale fonction, de réception et d'exposition (Photographie No 7). Sur les murs, les icônes, qui peuvent atteindre le nombre de quarante, des assiettes en terre ornées de motifs floraux ou animaliers, des tissus faits maison, très colorés, sont doublés par les tableaux de provenance industrielle et citadine, reproduisant des paysages orientaux tels que « La fuite du sérail » ou des scènes à caractère religieux. Aux tableaux s'ajoutent des tapis très colorés, en velours, représentant des paons. La table et le canapé pliable sont couverts aussi de couvertures aux motifs floraux, achetées aux marchés des villes. Souvent, le nouveau canapé sert de support pour la dot, des piles d'oreillers, de couvertures et de tissus (Photographies No 8a et No 8b). Les fenêtres sont couvertes de rideaux achetés aux marchés de la ville. Sur les meubles, des tissus brodés maison et des bibelots reçus en cadeau ou achetés, alourdissent davantage la pièce. Ainsi, la fonction de réception est accompagnée de celle d'exposition de la réussite, qui se définit par le quantitatif, par la surcharge d'objets et de couleurs. Quoique la pièce entière soit conçue pour mettre en scène la réussite du propriétaire, la fonction d'exposition du soi se concentre sur la présence obligatoire de la pièce maîtresse, la vitrina (« la vitrine »), un mobilier pourvu de miroirs et de vitres, lieu de dépôt et d'étalage de la vaisselle précieuse reçue au mariage ou à des occasions spéciales, des bibelots ou des objets considérés précieux. Si on rajoute à toutes ces décorations et à cet ameublement, les murs peints de rose aux ornements floraux ou astraux, ou embellis des motifs floraux confectionnés en gypse, l'image résultant est celle d'une « overdose » (Althabe 2001 : 23) décorative qui témoigne d'une supra licitation de la fonction de mise en scène du soi. Cette mise en scène s'appuie sur deux sources autant valorisantes : Tune traditionnelle, régionale, représentée par la belle chambre qui se distingue notamment par les icônes et la dot exposée ; l'autre, citadine,

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vient avec son code de réussite qui met sur la scène les objets industriels, de masse, valorisants pour la nouvelle couche sociale émergente, prolétarienne. Du point de vue de la configuration de l'espace, la sufrageria telle qu'elle était au Pays d'Oas, est plus proche de la « belle chambre » traditionnelle que du salon occidental. Elle est installée au rez-de-chaussée, dans la plus grande pièce de la maison. Fermée par des portes, la sufrageria du Pays d'Oas était tenue à l'écart des activités quotidiennes. Bien que d'origine citadine et socialiste, elle garde toutes les fonctions de réception et d'exposition traditionnelles. Elle est le lieu de déroulement de toutes les cérémonies importantes à Noël, à Pâques et à l'occasion des mariages et des enterrements (Photographies No 9a et No 9b). Avec l'apparition du salon après 1989, l'avenir de la sufrageria n'est que provisoire. Si elle n'est pas complètement écartée, elle est adaptée à la configuration de la nouvelle pièce de réception, le salon. La préservation des meubles en bois va de pair avec l'évacuation du canapé pliable en tissu et des couvertures, afin de mettre la causeuse et les fauteuils ou le canapé en coin (Photographie no. 10). Les couvertures jadis objets d'exposition et de préservation de la propreté, sont enlevées afin de rendre visible le cuir, porteur du message de la richesse et du luxe, associé à la simplicité et à la propreté (Photographie No 11). La table haute et les nombreuses chaises sont évacuées pour laisser place à la table basse. Si on décide de la garder, on aménage dans un coin du salon le lieu de socialisation de type occidental centré sur la table basse, le canapé et les fauteuils. Une autre option est d'exiler la sufrageria à l'étage ou dans une pièce située à côté du salon, mais qui est fermée ou moins visible. À la dépréciation spatiale s'associe une autre, discursive car, dans la présentation de la maison, les propriétaires commencent toujours avec le salon, situé en tête des priorités. Toujours aménagé, toujours propre, l'ancien lieu de réception n'est plus utilisé, même à des occasions spéciales. Il devient même un lieu de dépôt des costumes traditionnels qui, très volumineux, ne peuvent pas être gardés dans les armoires (Photographie No 12). Nous n'étions jamais invités dans la sufrageria, la fonction de lieu d'accueil et d'exposition étant assurée complètement par le salon. Si toutefois le

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propriétaire acceptait de nous la faire visiter, le discours prenait toujours la forme de la déculpabilisation : // n 'est pas aussi beau que le salon. C'est comme ça que nos parents faisaient. Ce sont surtout ceux de ma génération ou les plus âgés qui gardent encore ce type de mobilier. Les maisons de type occidental n 'ont plus des pièces comme celle-ci affirme Nuta Vadan ( 45 ans, Certeze,

2004). (Photographies No 13a et No 13b)

Dans la maison de Floarea (33 ans), qui depuis quelques années travaille en France, l'espace du salon est séparé d'une autre pièce de réception qui rassemble tous les éléments de la sufrageria communiste. Par contre, son salon est bien plus grand et ouvert, le canapé et les fauteuils encadrent la table basse et sont orientés vers la télévision (Photographie No 14a et No 14b). Dans un coin, un appareil pour l'exercice physique est exposé et utilisé par les deux jeunes propriétaires (Photographie No 15). Contrairement à la majorité des salons de Certeze, celui-ci est habité et utilisé. Propriétaire d'un bâtiment construit par ses parents, Floarea continue de garder la sufrageria à cause de ses parents, qui habitent dans la cuisine d'été, derrière la maison. Le salon a été aménagé récemment par la destruction d'un mur et par le déménagement des meubles de l'ancienne sufrageria dans la pièce située juste à côté Le salon de sa sœur est semblable sauf que le salon est centré sur une table massive en bois, entourée de nombreuses chaises. Sur le mur frontal, une commode en bois est munie d'un grand miroir et d'un service à café originaire de la Turquie. Un faux mur cache de nombreuses ampoules à halogène qu'elle allume une fois entrée au salon. Ce mur, conforme à la mode dite occidentale, sépare le salon d'une autre pièce de réception, bien plus petite et isolée par la porte. Cette pièce est un mélange d'éléments « occidentaux » (le canapé et les fauteuils en cuir marron) et d'autres rappelant la sufrageria socialiste telles les armoires logeant le mur (Photographies No 16a et No 16b). La différence entre Nuta Vadan qui exile sa sufrageria à l'étage et Floarea qui la place à côté du salon, reflète deux manières de faire propres à des générations différentes. Malgré la proximité entre le salon et la sufrageria de Floarea, l'aménagement des lieux rattachés à deux périodes différentes est bien distinct. Il n'existe pas de mélange entre les deux. Dans ce cas, l'espace de réception reste le salon car c'est ici que Floarea nous a reçus et que nous avons parlé autour d'une tasse de thé. La présence de la sufrageria témoigne plus d'une

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manière de faire de sa mère dans laquelle elle ne se retrouve plus. En nous faisant visiter la sufrageria, Floarea avoue ses intentions de la détruire afin d'élargir le salon. Dans les bâtiments construits après 1989 par la nouvelle génération, le lieu de rassemblement autour de la table haute, présente dans la sufrageria traditionnelle, est pris par la salle à manger qui, située juste à côté du salon et de la cuisine, reprend la fonction de lieu de convivialité et de partage lors des grandes fêtes ou tout simplement au quotidien. Dans le cas de Nuta Vadan qui fait partie de la génération adulte, initiatrice du phénomène de construction dans les années 1970, la frontière n'est pas très nette. Malgré la séparation claire par un étage, le salon lui-même est un mélange de sufrageria citadine et de salon occidental. En dépit de l'élargissement de l'espace, Nuta installe au milieu de la pièce la table haute et surtout la vitrina, bref les éléments du code de la réussite économique et sociale spécifique aux années 1980. La même chose chez la sœur de Floarea qui, quoique faisant partie de la jeune génération, n'est jamais sortie du village et est porteuse encore des savoir-faire de ses parents. Cet héritage se voit aussi dans le même mélange entre objets et aménagements différents. La récupération de l'ancien se fait aussi en fonction de la symbolique des objets : on écarte ceux qui ont une fonction utilitaire afin de garder ceux porteurs du message de la réussite et de l'honorabilité de la famille. Et, ici encore, on choisit les formes les plus récentes.

3.2.3. La vitrine et le bar. Multiplication des éléments de mise en scène de la réussite L'élément le plus convoité de la sufrageria socialiste et qui est le plus préservé dans le salon est la vitrina (« la vitrine »). Anciennement, les Roumains y exposaient les services à thé, à café, les verres à vin et les bibelots achetés ou offerts à des occasions spéciales. Plus de tasses, de gadgets, plus l'image de la réussite du propriétaire augmente. À côté des objets locaux, ceux étrangers tels les paquets de cigarettes Kent ou Marlboro, les bouteilles de Whisky, etc., occupent un lieu privilégié. Associés à l'Occident et à l'Amérique, symboles de la richesse et de la belle vie, ces simples emballages codifient chez les Roumains le besoin inconscient de se mettre en avant et de sortir de l'homogénéité (implicitement, de l'anonymat) induite par l'idéologie égalitariste socialiste. Après la consommation des cigarettes ou de la boisson, le récipient vaut beaucoup plus que le

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produit lui-même car sa présence et sa préservation témoignent de ce qu'Appadurai appelle traffic in things (1986; Jackson 1999), c'est-à-dire de la création d'espaces sociaux et symboliques qui transcendent toute forme de frontière ou de séparation géographique, politique et culturel. Le geste de préservation de l'objet trafiqué (et ici on assume la double sémantique de mouvement et de ruse) est en soi une forme de consommation de l'autre inscrit dans l'origine, dans la trajectoire, dans la forme et dans l'apparence de l'objet. Actuellement, la vitrine, qu'on ne trouve nulle part ailleurs qu'au salon, garde la même fonctionnalité sauf qu'elle n'expose plus les paquets de cigarettes états-uniens, mais des objets qui « viennent de partout »365 : de la Turquie, la Russie, le Serbie, la France, l'Italie, etc. En plus de la diversification de l'origine des objets, il s'opère un changement du rapport entre le sujet (le propriétaire) et l'objet : ce n'est plus l'objet qui arrive au propriétaire, mais c'est le propriétaire même qui le cherche directement sur le lieu de sa production (Photographies No 17a et No 17b). Ce qui devient valorisant n'est plus uniquement le support occidental de l'objet ou sa consommation, mais surtout le pouvoir de témoigner d'une expérience personnelle et active. Non seulement témoin d'une origine valorisante, l'objet obtient une valeur par le mouvement synchronisé au mouvement humain. Les objets ne bougent plus tout seuls, ils bougent AVEC le propriétaire. L'installation de cette expérience partagée du voyage dans un lieu qui est lui-même marqué par les signes de la réussite, a comme effet la recrudescence du pouvoir d'exposition et de communication de la réussite individuelle. L'autre connu, actuellement connu et présentifié par l'objet ou par les boissons étrangères, est consommé et partagé de toutes les manières. Plus spécifiquement, la vitrina devient le récit matériel de la sortie des femmes dans le monde, de leur passage de l'espace privé au public. Ce qu'on voit dans la vitrina de Certeze représente finalement le passage d'une exposition du soi sédentarisé et passif, à une autre, mobile et actif. Vous voyez, raconte Maria des Mariées, tout ce que vous voyez dans « la vitrina » je l'ai apporté de la Turquie,

En général, les objets de la vitrina représentaient des cadeaux d'anniversaires ou des objets reçus à des occasions spéciales tel le mariage. Je me rappelle que les vitrina des enseignantes débordaient de porcelaines car, à chaque fête du 8 mars ou à l'occasion des anniversaires, les parents faisaient de leur mieux pour acheter des vases en cristal ou des services en porcelaine.

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de l'Autriche et de la France. J'ai voyagé partout, dans tous les pays. C'est moi qui les ai apportés (Certeze, 2004). Devant sa vitrina, Nuta Vadan nous raconte la même chose : Tout ce q u e j 'ai c 'est du cristal, de tous les pays. Je les ai achetés en Turquie, l'autre vient de la Russie. En plus, j ' a i du cristal de Bohême (Certeze, 2004).

Une fois apporté au Pays d'Oas, l'autre objectivé dans les objets ou dans les bouteilles de boissons précieuses, dotées des étiquettes portant clairement la marque de l'étranger, est consommé de plusieurs manières : visuelle, olfactive et gustative. La vitrina de la tante Maria (la tante de mon hôtesse) de Negresti qui, dans les années 1990, est allée en France et qui depuis quelques années, va en Italie, est bondée de bouteilles de boissons étrangères. Lors de notre visite, elle en a sorties plusieurs en nous expliquant où elles ont été achetées, ce qu'elles contiennent et combien elles coûtent. La présence sensorielle de l'autre valorisant est ainsi communiquée et appropriée par le possesseur lui-même qui, par un processus d'empathie, transmet le même message de réussite, en s'offrant aux autres, proches, afin d'être lui-même consommé symboliquement, consommation qui apporte reconnaissance et valorisation.

Toutefois, la vitrina est mise en concurrence par l'apparition récente, bien plus valorisante, du bar (barul). Tandis que la vitrine est certainement un héritage de la période d'avant 1989 et qu'elle vient de la ville, le bar surgit après la chute du communisme comme un élément clairement occidental. Tout salon de Certeze est muni d'un bar soit mobile, soit creusé dans le mur. On y expose les bouteilles de Whisky, Tequila, Cognac, etc. Pourtant, la plus prestigieuse boisson reste le Whisky et cela remonte aux années 1980 et 1990, quand le téléroman américain, Dallas, était diffusé sur la chaîne nationale roumaine. À la maison, au travail, dans les restaurants, J. R., le personnage principal incarnant le pouvoir et la richesse, boit toujours du Whisky. Écouté par la nation roumaine entière, Dallas induit le désir de posséder ne serait-ce qu'au moins une bouteille de cette boisson américaine non pas par goût, mais pour le message de réussite et pouvoir qu'elle transmet. Souvent, dans la bouteille à Whisky, les Certezeni mettent de la palinca. Il en résulte un magnifique cocktail à l'intérieur duquel les frontières spatiales et nationales s'évanouissent afin de se

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rejoindrent dans un unique but : celui de communiquer une identité valorisante à la fois ancrée dans le local et dans une pluralité de lieux, partout dans le monde. Nuta de Certeze nous montre son bar mobile où se trouve une panoplie de choix (Photographie No 18). Elle nous propose en premier de la palinca que nous refusons. Elle vient avec une deuxième proposition, de la liqueur italienne au chocolat et à la vanille. L'intérieur de la bouteille est séparé en deux compartiments qui se joignent au niveau du goulot. En s'écoulant, les deux variétés de liqueurs initialement séparées se mélangent. Il en résulte en un goût délicieux et une couleur chocolat au lait. Le Whisky est délaissé, car la liqueur de Nuta est assez rare en Roumanie et puis en Italie, elle coûte très cher. En écoutant les détails sur sa précieuse boisson, nous avons retenu plus longuement dans la bouche la goutte de liqueur afin de savourer le goût métissé. Près de la fenêtre, une imitation d'un pot massif de céramique chinoise vient compléter le mélange de localisme et de globalisme afin de faire surgir, dans un tout petit salon de Certeze, un monde entier. Dans une autre maison, le bar creusé dans le mur du salon (Photographie No 19) nous accueille dès l'entrée. Les six compartiments placés en rangées de trois niveaux abritent des bouteilles munies d'étiquettes en langues étrangères : du Champagne apporté de France, de Garonne, du vin et du cognac français, etc. Dans l'autre rangée, des verres et une boîte de parfum sont mis aussi comme dans une exposition. Devant le bar, deux fauteuils en imitation de cuir rose vont de pair avec la couleur des murs. Au milieu, une petite table en verre, en forme de cœur, avec en son centre un pot rempli de plantes séchées et deux bibelots, un panier de fleurs et un bibelot représentant une femme avec son enfant. Contrairement au bar de Nuta, celui de Maria a exclusivement une fonction d'exposition car les bouteilles sont vides. Tout comme les bibelots ou le mobilier rose, le bar encode, par son positionnement, par la couleur et par l'association des meubles, le message de la réussite économique et sociale du propriétaire. Toujours exposé et visible, le bar attire l'attention par son luxe parfois extrême. La fille de Maria des Mariées366 a aménagé un bar identique par ses dimensions et sa forme à celui des 366

Lors de notre séjour à Certeze en 2004, la fille de Maria des Mariées, âgée de 37 ans, venait de décéder.

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bars de nuit ou de bistrots : le mobilier, les verres suspendus, les bouteilles diversifiées, la table et les chaises hautes, tout est là (Photographies No 20a et No 20b). Situé à l'entrée, il fait partie du salon. Non loin du bar, la vitrina est chargée de nombreux services à café ou à thé en porcelaine, des verres et des bibelots apportés de partout (Photographie No 20c). Jamais utilisés, jamais sortis de leurs lieux d'exposition, les objets sont presque muséifiés. Après une longue trajectoire parcourue de Tailleurs au Pays d'Oas ou d'une période à l'autre, les objets n'ont qu'une seule fonction : celle de transmettre la réussite sociale et économique du propriétaire, réussite qui joint le passé et le présent, le local et le global. La consommation visuelle de la réussite traduite par l'exposition des objets d'origine étrangère, est accompagnée d'une consommation gustative et olfactive des saveurs locales car à Certeze, on sert en premier de la palinca, symbole de la spécificité régionale et fierté de la gospodaria et du chef de la famille. Le rapport s'inverse : à la libération féminine s'oppose une tradition masculine. Toutefois, la frontière n'est pas si nette car la palinca reste pour tout le monde une référence prestigieuse de l'identité des gens du Pays d'Oas, qu'ils soient hommes ou femmes. Ce qui change est la plus grande disponibilité des femmes pour incorporer l'expérience acquise à l'étranger dans le local, que celle des hommes qui préfèrent rester liés à une boisson qui repose sur toute une identité sociale ancienne centrée sur la force, la virilité et la domination. Sous une nouvelle forme, le salon reproduit en fait les même significations et usages que l'ancienne « belle chambre » ou la sufrageria : de lieu de déploiement des liens de sociabilité entre les membres de la famille et la communauté. Ainsi, il est essentiellement relationnel et public. En plus, le salon garde le rôle de filtre de jugement et de classement de l'honorabilité individuelle et familiale, ce qui explique son apparence muséale (dans le sens d'exposition de tout ce qui est précieux), qui n'a rien à voir avec les usages occidentaux qui tournent autour de la sociabilité privée, familiale et intime. Malgré son caractère ouvert et de passage, le salon de la maison de type occidental de Certeze n'est utilisé qu'à des occasions spéciales. Le reste du temps il reste propre, impeccable et désert.

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3.3. Histoires de cuisines367 3.3.1. La cuisine de type occidental, lieu d'exposition Contrairement à la cuisine traditionnelle qui est un lieu clos, isolé du reste de la maison et qui a une utilisation multiple (manger, dormir, socialiser), la nouvelle cuisine est ouverte, directement liée au salon, très visible et accessible, autant pour les membres de la famille que pour les étrangers. Toujours située au rez-de-chaussée, ce que les Oseni appellent bucataria ca în occident (« la cuisine comme en Occident ») ou tout simplement moderna (« moderne »), est composée d'un coin cuisine doté d'appareils ménagers : le réfrigérateur, la cuisinière, le lave-vaisselle et la machine à laver. Les appareils électroménagers (la cafetière ou la cafetière à expresso, le grille-pain, le four à micro-ondes, etc.) sont quant à eux toujours exposés et visibles (Photographie No 21). Les murs sont couverts de faïence, la plancher est en grès. Sur les meubles, les assortiments de casseroles de grandeurs différentes, apportées de l'étranger ou achetées dans les marchés des villes proches, s'alignent toutes neufs, tout en communiquant un désir de parade au féminin. À côté, la salle à manger est dotée d'un canapé dit « en coin » et qui encadre la table haute. Souvent, le lieu réservé à la salle à manger est intégré au salon. Le modèle de cuisine à deux sections fait son apparition à Certeze après 1989, lorsque les femmes commencent à reproduire des modèles soit vus à l'étranger, dans le cadre de leur travail d'entretien ménager, soit tirés des revues d'aménagement intérieur ou des téléromans sud-américains diffusés sur les chaînes de télévision roumaines. La cuisine moderne reste un espace féminin. La femme choisit la couleur de la faïence, le modèle du mobilier, et décide de l'organisation de l'espace. Après le salon, la cuisine se trouve sur la liste des priorités. La cuisine moderne n'est plus un espace caché, humble et privé comme la cuisine traditionnelle, mais un espace ouvert, public, exposé. Elle fait l'objet de la fierté de la maîtresse de maison. Je regardais toujours avec attention la manière 'lf.H

Titre repris du film norvégien avec le même titre, réalisé en 2003, par Bent Hamer. Dans les années 1950, durant le boom industriel d'après-guerre, un groupe d'observateurs suédois de Home Research visite un village norvégien en vue d'étudier la routine des hommes célibataires dans leur cuisine. Le but de l'étude est d'adapter les cuisines aux besoins spécifiques des Norvégiens. En aucun cas, les observateurs ne doivent parler à leurs hôtes. Le film démontre magistralement les défauts de la recherche positiviste. Bent Hamer surprend à quel point l'espace n'est pas matériel, mais relationnel et imprégné de la dynamique sociale et affective.

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cérémonielle avec laquelle les jeunes femmes de Certeze ou de Huta préparaient le café à l'aide de la machine à expresso. À part l'odeur du café qui crée un espace (sensoriel) de sociabilité au féminin qui rappelle Tailleurs, il n'y a ni odeur de nourriture, ni aliments sur la table, ni casseroles sur la cuisinière. La cuisine moderne est pourvue d'une série d'appareils ménagers destinés à rendre les tâches plus faciles et plus rapides. Pour la majorité des femmes roumaines qui travaille au ménage en Occident, l'appropriation de ces outils est synonyme d'une identité nouvelle et d'un bien-être avec lequel elles entrent en contact tout au long de leur séjour à l'étranger. L'importation de toute cette culture matérielle occidentale, originairement fondée sur l'image de la libération de la femme de la corvée domestique et de sa sortie de l'isolement de son foyer, a un impact inattendu sur les habitantes de Certeze. Généralement, les activités de tous les jours telles la préparation du repas pour la famille et l'alimentation des animaux se déroulent ailleurs et non dans la nouvelle cuisine. La cuisinière au gaz sert plus à faire chauffer le repas et à préparer le café s'il n'y a pas de machine à expresso. Toutes ces activités « propres » et qui ont un rapport direct avec l'usage de réception, font de la cuisine moderne un lieu d'exposition et de déploiement d'une sociabilité aucunement intime ou familiale, mais étendue et communautaire. Tout comme le salon, dans la cuisine moderne tout est neuf, propre et bien rangé comme si personne ne s'en servait. Le four à micro-ondes occupe une place privilégiée, donc on le pare d'un napperon brodé et d'un bibelot. Sa fonction n'est pas de chauffer les aliments, mais d'être vu, d'être exposé. Parmi toute cette technique et apparence modernes, une présence inattendue attire l'attention : le four à bois traditionnel, très bien soigné et vide, informe que Ton ne cuisine pas ici (Photographies No 22a, No 22b, No 22c et No 22d). Comment expliquer cette apparition inattendue ? Premièrement, les plus jeunes femmes n'ont pas le temps de s'en servir car, comme les hommes, elles partent aussi pour travailler. En conséquence, tout reste à la disposition des mères et des grand-mères qui, toute leur vie, ont cuisiné au spori (la poêle à bois). Plus confiantes en l'expérience personnelle héritée et expérimentée durant des années, les femmes âgées restent fidèles aux savoir-faire traditionnels. À cela s'ajoutent les effets du

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système traditionnel de mariage et de transmission des biens à l'intérieur duquel les enfants héritent ou reçoivent une maison qui est meublée selon les conceptions des parents. Quant à la cuisine, le premier élément installé est le poêle à bois. L'installation de la jeune mariée déclenche toute une reconfiguration de la pièce et des commodités en conformité avec les nouvelles exigences qui ont comme réfèrent l'Occident. Si la nouvelle famille décide de construire un nouveau bâtiment, elle se trouve à proximité des parents et de leur influence (Photographie No 23). Dans le contexte du (re)travail générationnel du lieu, la cuisinière à bois est gardée ou installée plus en qualité d'objet - lien avec la génération âgée - que par attachement à un savoir-faire traditionnel. Tout comme le mobilier moderne ou la technique domestique moderne, la cuisinière traditionnelle est intégrée par la jeune génération à l'intérieur du code de la réussite et sortie de son usage permanent. Elle est tenue à l'écart de toute activité sale, elle reste impeccable et vide (Photographies No 24a et No 24b). Elle est éventuellement activée pendant l'hiver pour faire chauffer la pièce. Ainsi, la cuisine moderne est privée de sa fonction utilitaire de préparation du repas et de cadre de déploiement d'une sociabilité intime et familiale autour du feu. Dans la majorité des maisons visitées, elle est impeccable, neuve, propre. Elle sort du champ privé afin de se placer dans celui public. En tant que principal artisan de l'aménagement de la cuisine, la femme use de tous les moyens afin de convaincre le mari de lui faire installer une cuisine « moderne » : C 'est moi qui décide pour l'aménagement de la maison et de la cuisine et non pas mon mari. Lorsqu 'il a entendu que j e voulais modifier, il a dit : « Au diable ! Moi, j e file ! » (Depuis trois ans, son mari travaille en Italie, dans la construction. Lors de ma visite, il était parti). Lui, il n'aime pas ça ! Le mur en brique (qui sépare le coin cuisine de la salle à manger et du salon)y'«? l'ai vu à la télé et j e l'ai aimé (Nuta Vadan, 45 ans, Certeze, 2004).

L'importance de la cuisine est attestée aussi par la rapidité avec laquelle elle est finie, aménagée et dotée de tout ce qu'il faut. Or la mise en scène ne vaut rien sans la communication de cette réussite. À part le salon, la cuisine et la salle à manger représentent le deuxième espace d'accueil des invités importants, occasion lors de laquelle la machine à café est mise en fonction et les tasses sorties de leurs lieux d'exposition. Je me souviens de ma première visite chez Bita (30 ans), la cousine de mon hôtesse. En s'excusant, elle me dit que c'est mieux d'aller dans la cuisine. En fait, il s'agissait de la cuisine moderne, propre,

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impeccable. Tout est neuf et pas du tout utilisé. C'est ici qu'elle a préparé le café et qu'elle m'avait offert un gâteau qu'elle avait apporté d'une pièce voisine. Malgré son caractère d'exposition, la cuisine de Bita semblait timidement acquérir, par l'entreprise de la jeune génération, les caractéristiques d'un lieu de sociabilité familiale, de convivialité. Son hésitation initiale (le fait de s'excuser) est déclenchée par la nature du rapport initial existant entre elle et moi, car pour Bita je n'étais qu'une étrangère, donc « une dame ». Ce rapport particulier qui aurait dû être accompagné par un comportement de réception et d'hospitalité associé à un lieu précis, celui du salon, est renversé par l'attitude de mon hôtesse m'a permis de bénéficier d'un traitement plus chaleureux. Grâce à Maria, je n'étais plus une étrangère, mais « une amie à sa cousine », donc « des nôtres ». Quoique réunies dans le même dessein d'exposer la réussite, la nouvelle cuisine représente un lieu plus proche d'une sociabilité intime que le salon, qui reste la pièce de réception officielle. Ainsi, le fonctionnement des coutumes de réception est plus dialogique qu'essentialiste car c'est la nature des liens de sociabilité qui modifie les comportements relatifs à l'espace et non seulement le rapport entre l'individu et l'espace (Photographies No 25a et No 25b). La plupart du temps, la cuisine moderne reste un lieu froid et muséal. La cuisine de la fille de Maria des Mariées ne présente nulle trace d'utilisation que se soit quotidienne ou cérémonielle. D'ailleurs, elle-même nous avoue que tout ce que vous voyez ici n'a jamais été utilisé. Tout est neuf: les tasses, la cuisinière, le lave-vaisselle, le réfrigérateur, les assiettes, tout. Les armoires suspendues ne sont que des vitrines permettant la visibilité des objets rangés tout comme dans une exposition. La cuisine quitte l'espace privé afin de s'intégrer dans un autre, public, et de mettre en scène la réussite économique et sociale féminine (Photographie No 26). Si les femmes se servent à peine de leur cuisine moderne, où préparent-elles les repas ? Afin de protéger la cuisine moderne des dégâts, les femmes les préparent dans plusieurs endroits : dans la cuisine d'été ou dans la maison traditionnelle, si elle existe encore. Attardons-nous sur ces deux lieux.

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3.3.2. La cuisine d'été. La face cachée du quotidien familial Située en arrière de la nouvelle maison, dans la nouvelle annexe, la cuisine d'été représente l'espace traditionnel de préparation du repas et de réunion de la famille et des gens proches. Centrée autour du feu, la cuisine d'été est utilisée en tout temps. Ici ils gardent les poêles, les casseroles, les assiettes, etc. à usage quotidien. Par contre, les appareils électroménagers se font rares, ce qui démontre une façon encore traditionnelle de préparer le repas. Son apparence contraste aussi avec la cuisine moderne. Il s'agit d'une pièce rudimentaire, fermée et isolée. Elle est dotée obligatoirement d'un poêle à bois. Depuis quelques années, la cuisinière au gaz se fait de plus en plus présente et cela malgré l'existence d'une autre dans la nouvelle cuisine de la maison de type occidental. Les femmes cherchent à doter la cuisine d'été de marbre et de grès, mais d'une qualité moindre que celle utilisée dans l'autre cuisine. La présence du lit signale un usage multiple qui rappelle l'ancienne cuisine traditionnelle. Sur les murs, des photos des membres de la famille alternent parfois avec des tableaux de scènes bibliques. Elle est le lieu de rencontre et de réunion de la famille pour manger, et pour socialiser le soir, après le travail. Par exemple, c'est ici qu'on retrouve le téléviseur qui, installé sur un meuble, est toujours ouvert, signe que cette socialisation intime est bien connectée au monde. De tout l'ensemble de la nouvelle gospodaria, la cuisine d'été représente le lieu privé par excellence, familial et difficilement accessible aux étrangers. Contrairement à la cuisine moderne qui est un lieu mixte du point de vue matériel, mais homogène du point de vue de l'usage (lieu essentiellement d'exposition et l'apanage de la nouvelle génération, avec des tendances d'autonomisation par rapport à l'impact de la famille), la cuisine d'été est le territoire de la génération âgée qui, entourée par les autres membres de la famille, plus jeunes, réunit l'ensemble des activités quotidiennes. Les grands-parents ou les parents y passent tout leur temps, ils y dorment parfois accompagnés d'un ou même de deux petits-enfants tandis que les parents habitent une pièce dans la nouvelle maison ou dans la même annexe agrandie. Malgré la présence d'un réfrigérateur ou d'un poêle à gaz, l'organisation et l'aménagement de cet espace relèvent d'une manière traditionnelle de faire qui déplace, cette fois, l'innovation de la technique ménagère dans la cuisine moderne. Les deux cuisines sont toutefois indispensables Tune à l'autre car la

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cuisine d'été absorbe toute la saleté et le désordre qui résultent des activités quotidiennes, tenant ainsi à l'écart la cuisine moderne de tout ce qui pourrait nuire à son rôle d'exposition. Bita qui nous a offert le café expresso dans sa cuisine moderne, raconte : Au début, ici où nous nous trouvons il y avait une cuisine d'été. J'ai dormi et j ' a i préparé les repas là-bas. Ensuite, j ' a i modifié. J'ai fait une cuisine moderne. Ensuite, j ' a i dit de ne plus cuisiner parce qu'on salit partout. J'ai dit de tout faire là-bas, chez les vieux (Bita, 30 ans, Huta-Certeze, 2004).

Dans « la cuisine des vieux » (des grands-parents), deux objets attirent l'attention : le four à bois et le four au gaz ont plus une fonctionnalité saisonnière et générationnelle : la grandmère prépare la nourriture pour les animaux et le repas pour la famille à l'aide de la cuisinière à bois tandis que la nièce, Bita, utilise la cuisinière moderne (Photographie No 27). L'hiver, la cuisinière à bois est utilisée davantage car elle représente aussi Tunique source de chauffage de la pièce. La cuisinière moderne ne sert que pour chauffer l'eau ou préparer le café afin d'économiser la bouteille de gaz. Ainsi, grand-mère et petite-fille se retrouvent ensemble, dans la cuisine d'été qui devient ainsi le lieu de socialisation familial et intime, et surtout de transmission des usages et des savoir-faire traditionnels. Située derrière la nouvelle maison, la cuisine d'été est gardée loin des regards indiscrets. Cependant, son positionnement d'un côté de la maison est stratégique car il permet d'avoir le contrôle visuel à la fois de la cour intérieure et de la rue et de surveiller en permanence l'autre tout en restant caché. Son caractère privé est accentué par un sentiment de honte. Généralement les propriétaires de la cuisine refusent de la montrer et elle n'est jamais utilisée pour la réception des étrangers. Les seuls à y avoir accès sont la famille, les membres de la parentèle et les villageois avec lesquels les relations sont plus étroites. Toujours petite et mal soignée, la cuisine d'été que les gens gardent encore rappelle le temps de la pauvreté. Loin de représenter l'image de la tradition, elle incarne un passé que les Certezeni veulent oublier. Cependant, elle est encore indispensable, notamment pour la génération âgée, confrontée à la peur du nouveau et au manque de confiance dans les nouvelles méthodes de préparation du repas. J'utilise le « spori ». Je suis habituée avec et puis, j ' a i peur d'allumer la cuisinière moderne. Mon neveu m'a montré plusieurs fois comment elle fonctionne, mais comme je suis toute seule

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la plupart du temps, j ' a i peur. C 'est plus facile pour moi de mettre du bois dans le « spori » et puis le repas a un meilleur goût raconte Maria lu ' Frundar (67 ans), la tante de mon guide (Certeze, 2004).

L'utilisation des appareils domestiques modernes met en question la qualité liée à l'héritage des savoir-faire anciens et naturels, basés sur une relation sensorielle et personnalisée avec les produits de la terre, le bois et le feu. Dans ce cas, la cuisinière moderne, très propre et vide, contraste avec le spori, couvert de casseroles, signe que c'est là qu'on cuisine habituellement. La préservation de la logique d'entraide qui, à l'intérieur de la gospodaria, supposait la préparation commune du repas, devient un filtre de transmission intergénérationnelle des savoir-faire traditionnels. Non seulement espace de socialisation familiale, la cuisine d'été est donc le principal lieu d'apprentissage et de transmission. Tandis que la génération âgée (60 ans et plus) n'utilise pas la nouvelle cuisinière, la génération précédente utilise les deux. Malgré cela, l'usage est préférentiel car il reste fortement tributaire d'un savoir-faire traditionnel. Disons que l'usage est plus rationnel étant donné que la cuisinière à bois est activée pendant l'hiver car elle représente aussi une source de chaleur. En cuisinant, les femmes chauffent aussi la pièce. Pendant Tété, elle est nettoyée et couverte et n'est pas du tout utilisée. Cela explique pourquoi lors de nos terrains qui se déroulaient pendant Tété, certaines cuisinières à bois installées dans la cuisine d'été étaient impeccables. Les trois cuisines de la gospodaria de Marica, la fille de Floarea de Dron Tatâia synthétisent la saga intergénérationnelle du passage de la cuisine traditionnelle à celle neuve, de la métamorphose de l'espace habité à Certeze. L'une est située en prolongation de l'arrière de la nouvelle maison, totalement vide et utilisée par la vieille Floarea pour dormir. L'autre se trouve au rez-de-chaussée de la nouvelle maison, qui n'est pas utilisée quoique dotée d'appareils électroménagers, de meubles et de casseroles exposées. La troisième est située dans la maison traditionnelle. La pièce de l'ancienne maison abrite le four à bois qui, contrairement à d'autres cas, est propre, ce qui indique que ce n'est pas là qu'on cuisine. Par contre, dans le vestibule, la petite cuisinière au gaz, rudimentaire et sale, couverte de deux casseroles, sert pour faire la

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cuisine quotidiennement. Dans la grande pièce, juste à côté, un grand téléviseur ouvert dynamise la pièce et témoigne de l'existence d'un lien encore fort et permanent entre le lieu et les habitants. Lorsqu'elle sert aussi de source de chauffage, la cuisinière à bois n'est utilisée que pendant l'hiver (Photographies No 28a, No 28b, No 28c et No 28d). Étant donné l'âge avancé de Floarea (82 ans) et l'état précaire de sa santé, tout est pris en charge par sa fille qui, malgré l'existence d'une autre cuisine neuve dans la maison moderne (Photographie No 29), continue à utiliser l'ancienne en l'adaptant à ses propres besoins. Tout comme dans l'ancien temps, l'espace de l'ancienne maison a de multiples fonctionnalités : préparer le repas, dormir, socialiser. Ce qui est différent et particulier dans ce cas est l'usage générationnel de l'espace qui s'inverse : tandis que la femme et sa petitefille habitent l'ancienne maison, pour dormir la vieille Floarea est reléguée dans la nouvelle cuisine d'été, pas encore finie et aménagée sommairement, derrière la nouvelle maison. Contrairement à l'ancienne cuisine, celle située derrière la nouvelle maison comporte des armoires vides, les lumières ne fonctionnent pas et les appareils obligatoires pour une cuisine tels le réfrigérateur ou la cuisinière font défaut. Tout témoigne d'une installation temporaire pour la vieille femme car cette cuisine d'été ne lui est pas destinée, mais elle est bâtie pour le futur et pour sa fille (Photographies No 30a, No 30b, No 30c). La troisième cuisine, « de type occidental », garde sa fonction de mise en scène de la réussite de la propriétaire. Au-delà des différences de l'apparence et des usages des cuisines, il y a une continuité de la logique traditionnelle d'organisation de l'espace de la gospodaria, que les ethnologues ont résumé dans le syntagme : un seul feu, une seule maison, une seule famille (Stahl 1974). La présence de deux ou même trois maisons ne fragmente pas encore les pratiques quotidiennes liées à la préparation et à la consommation communes du repas. Les structures spatiales et les commodités d'origine étrangère sont apprivoisées à l'intérieur des conduites anciennes, encore manifestes par le biais de la vieille génération et même de la génération adulte. Le passage n'est pas brusque, mais graduel. En 2005, lors de notre retour sur le terrain, l'ancienne maison de Floarea qui servait de cuisine d'été était détruite, la fonction de cuisine d'été étant entièrement reprise par la nouvelle cuisine d'été, située derrière la

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nouvelle maison. Destruction et construction se combinent avec des manières de faire encore traditionnelles. Malgré le lien entre les deux types de cuisines, la petite cuisine d'été encore indispensable semble ne plus trouver sa place. On la découvre soit dans l'ancienne maison, soit dans le bâtiment déjà ancien des années 1980, soit aménagé dans des endroits inhabituels tel le garage. Maria des Mariées qui m'avait avoué ne jamais avoir utilisé la cuisine moderne, en avait une autre, aménagée dans un de ses trois garages. Lorsque je lui ai demandé de me la montrer, elle a refusé car c'est une cuisine ordinaire, il n'y a rien à voir (Certeze, 2004 et 2005). Parfois, dans le cas des maisons standard des années 1980, l'ancien cellier est transformé en cuisine. L'emplacement de la cuisine traditionnelle n'est plus stable mais dépend essentiellement des négociations entre les générations. L'appropriation des nouvelles formes spatiales génère à Certeze une dynamique comportementale sans précédent, axée sur des adaptations locales et sur un usage hybride de l'espace. Cette dynamique permet aussi la reproduction des relations sociales qui sont la conséquence de cette appropriation (Bourdieu 1994 ; Giddens 1984). Quoique différentes, les deux cuisines ont des rôles complémentaires. La première reprend les fonctions de lieu public, d'espace de création et de préservation des réseaux de sociabilité destinés à situer l'individu et sa famille à l'intérieur de la communauté. Prise dans les enjeux identitaires, la cuisine joue un rôle essentiel dans l'affirmation de la réussite de la femme, une réussite qui a comme réfèrent l'Occident. Elle est donc exposée, visible et accessible. La deuxième cuisine reste un espace privé, de préservation du réseau de sociabilité essentiellement familial et proche. Son rôle est primaire, d'usage quotidien, sans aucune fonction d'exposition. Par contre, elle témoigne d'une identité passée, honteuse, que les Certezeni veulent oublier. Ce rapport au temps se spatialise dans son invisibilité, dans sa dissimulation derrière tout ce qui est nouveau et beau. Malgré leur fonctionnalité opposée, la cuisine moderne semble aussi indispensable que la traditionnelle car les deux, chacune à leur manière, permettent la cohabitation intergénérationnelle et la préservation des relations d'échange et d'entraide encore

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traditionnelles. Ceci assure d'ailleurs la reproduction et la résistance de la gospodaria et du ménage, surtout en l'absence du propriétaire. Les deux cuisines permettent aussi le maintien d'un autre type de sociabilité, aussi importante que la première, familiale. Il s'agit d'une sociabilité étendue, communautaire, qui assure l'intégration de l'individu et de la famille dans la société villageoise et son existence en tant qu'être social, reconnu et apprécié par tous les autres membres. Tableau 10 : Scénario du passage de la cuisine d'été à la cuisine moderne La cuisine d'été Derrière la cour Derrière la nouvelle maison Dans l'annexe Usage quotidien plurigénérationnel Cachée Honte Usage quotidien Sociabilité familiale Espace privé et intime Savoir-faire anciens

Cuisines interstitielles Dans la maison traditionnelle Le garage L'annexe Lieu privé Usage quotidien plurigénérationnel

La cuisine moderne Dans la nouvelle maison

Cachée Honte Usage quotidien, sous l'incidence du temporaire Usage mixte Sociabilité familiale

Visible Fierté Usage occasionnel

Usage quotidien de la jeune génération

Valeur d'usage quotidien

Sociabilité communuataire Espace public Savoir-faire modernes et mixtes Usage générationnel : les jeunes et la génération adulte

Lieu de transmission intergénérationnel

Mise en scène de la réussite féminine à l'occidentale

Usage générationnel : les âgés & les jeunes générations

Lieu d'exposition et de réception

3.4. La toilette traditionnelle vs la salle de bain moderne Toutes les gospodarii comportent la toilette traditionnelle située à l'extérieur, dans T arrière-cour, et la salle de bain moderne, à l'intérieur de la maison. La toilette traditionnelle est une construction rudimentaire, en bois, posée au-dessus d'un trou creusé

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dans le sol. Parfois, il y a un siège en bois. Dans la plupart des cas, ces toilettes extérieures ne sont pas propres et hygiéniques et leur emplacement au fond du jardin est destiné à empêcher que les odeurs arrivent dans la zone habitée. Elle est gardée surtout pour l'usage des aînés qui la trouvent plus pratique. Quant aux jeunes, ils l'utilisent aussi puisque c'est plus facile et plus rapide d'y aller. La plupart de la journée nous travaillons dehors, nous sommes sales et nous n 'entrons pas dans la maison. Mais, pendant la nuit, nous utilisons la salle de bain (Maria Sasu, 45 ans, Certeze, 2004). L'utilisation de la salle de bain moderne varie d'une génération à l'autre. Moins accessible, elle sert plus pour prendre le bain ou la douche. La majorité des salles de bain est fonctionnelle car actuellement les maisons sont munies d'une canalisation et de réseaux de conduites. D'ailleurs le réflexe de tous était de nous ouvrir les robinets et de laisser l'eau froide et chaude couler. Ce souci démonstratif est en fait une réaction de défense contre les moqueries des habitants des villages voisins, contre l'intelligentsia locale ou contre le reste des Roumains qui attentent à l'image de leur réussite en invoquant le manque de fonctionnalité de la maison. Ce soupçon est valable surtout pour les années 1980 et 1990. En effet, la volonté d'avoir rapidement une maison nouvelle, la législation qui faisait défaut, ainsi que le clientélisme qui menait les architectes ou les responsables à fermer les yeux, ont rendu possible des situations hilarantes : des salles de bain luxueusement aménagées, dotées d'un lavabo, d'une toilette, d'une baignoire, mais sans réseaux de conduites. Le désir de se montrer l'emportait sur la fonctionnalité de la salle de bain et son usage quotidien. En 2005, les habitants de Certeze tiennent surtout avec un discours défensif sur la salle de bain. Sans leur demander, ils tiennent à souligner le fait que cet espace est fonctionnel et utilisé car eux « se sont modernisés » et « ils ne sont plus comme avant ». Le discours associé à la démonstration balaie l'image négative dont les Certezeni sont très conscients, et prouvent une fois de plus, l'importance de mettre en avant une identité nouvelle, profonde et valorisante, en un mot, moderne.

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L'emplacement de la salle de bain est variable. On la trouve soit à côté du salon, au rez-dechaussée, soit à l'étage. La douche en inox, le jacuzzi tout neuf, le grès et la faïence sont mis en valeur par le dévoilement de leur origine : la France, l'Italie, le marché de Baia Mare (Photographies No 31a, No 31b et No 31c). L'installation et l'aménagement sont réalisés soit par les membres de la famille qui travaillent dans ce domaine, soit par des maîtres de la région qui ont acquis le métier à l'étranger et qui le mettent en pratique chez eux : On apporte tout, tout de là-bas. Le métier, les techniques de montage, les matériaux. Moi, j ' a i travaillé peut-être 500 salles de bain. Depuis 10 ans que je travaille là-bas, tous les jours je fais la même chose, avec toutes sortes de marbre, de grès, de faïence, etc. J'ai travaillé une salle de bain où un seul carreau en marbre de lm 2 coûtait 1500 euros Pour eux, c 'est rien, mais pour nous, si on les convertit en lei, c'est de l'argent témoigne notre hôte qui travaille depuis des années en aménagement intérieur à Huta et à Certeze (Dimitru, contremaître en construction, Certeze, 2004).

L'investissement coûteux et l'usage partiel font de la salle de bain un lieu de mise en scène, d'exposition du soi et de communication d'une identité « moderne » définie par la propreté, par la détente, par le luxe. Cependant, l'appropriation de la culture matérielle doublée du discours de la modernité ne conduit pas nécessairement à l'intégration des conduites et des pratiques d'hygiène et de bien-être associées à l'image de l'Occident. L'impeccabilité du lieu ne s'associe pas à la salubrité, au soin du corps et à l'intimité. La décision de l'architecte de construire à chaque étage de sa nouvelle maison une salle de bain déconcerte la propriétaire de la maison « de l'Américain » qui a décidé d'agir et de tout modifier selon un usage commun, non individualiste : Ici, on n'a pas l'habitude de vivre comme dans la ville. Ici, il y avait une salle de bain... Mais moi je l'ai détruit. Je me suis dit que je n 'ai pas besoin d'une salle de bain à chaque étage... Ce n 'est pas comme dans la ville, où il faut aménager une salle de bain pour les enfants et une autre pour les parents [La maison « de l'Américain » a trois niveaux, y compris la mansarde] (Maria Golena, 45 ans, Huta-Certeze, 2004).

Au contraire, le souci d'hygiène est simplement spatial et objectif, destiné à communiquer une identité nouvelle et valorisante. Les bouteilles de shampooing, le savon et tous les accessoires d'entretien corporel sont minimalistes et, parfois, font défaut. Loin de représenter un lieu d'intimité et de détente, la salle matérialise elle-même le lieu de Le « leu » est la devise roumaine. Le prix est certainement exagéré. Ce qui résulte est l'effet de la parité leu / euro dans le domaine de la construction. Avec la même somme d'argent investie par un Occidental dans un m2 de marbre, en Roumanie un Osan peut faire beaucoup plus à cause des matériaux et de la main-d'œuvre peu coûteux.

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communication de la réussite économique et sociale du propriétaire. Tout comme le salon et la nouvelle cuisine, cette pièce est intégrée à une culture de la séduction. Emballée dans tout ce qu'il y a de plus luisant et attirant, elle expose et cache à la fois369 car, quoique fonctionnelle, elle n'est pas encore pleinement assumée (Photographie No 32). L'hygiène n'est pas qu'une question d'objet ou de commodité. Elle est aussi culturelle370. À la salle de bain moderne correspond un autre lieu, présent dans toutes les gospodarii du Pays d'Oas : le WC traditionnel, souvent sale il est lié à une identité moins honorable. Conçu en bois, il est installé au fond de la cour, après les annexes traditionnelles ou le potager. Il est utilisé quotidiennement, par toutes les générations. Situé dehors, là où se déroulent la majorité des activités quotidiennes, il est accessible et indispensable (Photographie No 33). Contrairement au WC traditionnel, la salle de bain est utilisée différemment selon les générations. Les âgés ne l'utilise presque pas ou occasionnellement et ce sous la pression des plus jeunes. Dans la plupart des cas, les vieux continuent de se laver dans de gros récipients, le soir, au milieu de la cuisine d'été, lorsqu'ils sont seuls. La génération adulte pratique un usage mixte tandis que les jeunes utilisent occasionnellement le WC traditionnel. Sans perdre de sa valeur de lieu d'exposition, la salle de bain témoigne aussi d'un changement générationnel quant au rapport au corps. En conclusion, les cuisines et les salles de bain, chacune avec leurs invariants, représentent des zones de pratique de séparation, voire de purification (Latour 1993 : 10-11), qui créent en

fait

des

lieux

différents,

mais

comparables

(Strathern

1999:117),

voire

indispensables les uns aux autres. La symétrie spatiale ne correspond pas nécessairement à une symétrie culturelle (Clifford 1988) (qui par sa nature met à distance), mais à un processus de travail réciproque car les deux, cuisine moderne et cuisine d'été, salle de bain et toilette traditionnelle se soumettent à la même logique locale, celle de la reproduction des 369

Dans son ouvrage sur la séduction, Baudrillard insiste sur le rôle du maquillage qui, dans la logique de l'attirance sexuelle, expose tout en cachant (1998).

370

Le livre de Moma E. Gregory et de Sian James démontre que les toilettes représentent « des fenêtres permettant d'observer une population donnée » et « de faire une analyse culturelle et sociologique des populations qui occupent les différents régions de la planète » (2007 : 6).

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relations sociales et de positionnement sécurisant et rassurant par rapport à l'autre, proche ou éloigné.

3.5. Les chambres à coucher ou comment le privé devient public Dormitorul, le terme utilisé pour nommer la chambre à coucher, n'existe pas dans le monde rural roumain traditionnel. À l'exception de l'intelligentsia locale, il ne fait pas partie du vocabulaire des paysans tout simplement parce qu'il n'y a pas de réfèrent spatial clairement associé à un tel usage. Dans la maison rurale, il n'existe pas de « pièces pour dormir » mais plutôt des « lieux » situés soit dans la pièce de tous les jours, soit dans le vestibule, soit dans les annexes ou tout simplement, dehors. Malgré la contiguïté spatiale, le sommeil s'associait toutefois à une structuration spatiale en fonction du sexe, des générations ou de la saison371. La rencontre entre, d'une part, l'appropriation de la chambre à coucher par le biais des maisons standard des années 1980, et ensuite des modèles occidentaux après 1989, et d'autre part, la perpétuation de la promiscuité traditionnelle du sommeil, conduit, au Pays d'Oas, à une utilisation variable et à une signification ambiguë des nouvelles pièces conçues pour dormir. Dans la majorité des maisons neuves, les chambres à coucher se trouvent à l'étage. La plus grande partie n'est ni finie, ni aménagée. Si toutefois elles sont aménagées, on ne s'en sert pas. Au rez-de-chaussée se trouve aussi une pièce pour dormir utilisée pour les jeunes ou par la génération adulte au cas où la cuisine d'été est habitée par les grands-parents. Si le ménage est formé des parents et des enfants pas encore mariés, les chambres à coucher de la nouvelle maison ne sont jamais utilisées. Tous partagent l'annexe, c'est-à-dire la cuisine d'été « moderne ».

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L'été, tout le monde dormait au vestibule. Les jeunes garçons dormaient souvent dans le foin. Les plus âgés dormaient soit dans la cuisine d'été avec un ou deux petits-enfants, ou au vestibule. L'hiver, tout le monde dormait ensemble, dans la pièce où il y avait le feu : les parents et les enfants dormaient dans le même lit, placés dans l'ordre suivant : le père, la mère et ensuite les enfants par sexe. Dans le coin opposé, il y avait les grands parents qui souvent, dormaient avec le plus jeune des petits-enfants. Cependant, nous avons peu d'informations sur l'organisation sociale de l'espace intérieur. À cela, on ajoute son caractère irrégulier, la seule règle étant le type d'habitation commune (Focsa 1975 ; Stoica 1967).

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Le nombre des chambres à coucher varie d'une maison à l'autre (de trois à quinze) en fonction du projet initial de la maison. Il n'existe aucun rapport entre le nombre de chambres à coucher et le nombre de membres de la famille. L'idéal de la maison, qui doit être grande, ne laisse pas de place à une évaluation exacte de l'utilisation de l'intérieur. La difficulté est encore plus grande pour la génération âgée, souvent exécutrice de la volonté des enfants : Oui, j e vais vous montrer la maison de mon garçon. Elle n 'est pas finie, vous savez... Ici, il y a une sorte d'entrée ; là il y a une sorte de chambre ; ici il y a des couloirs, pas encore prêts... En haut, à l'étage, il y a une sorte de chambre à coucher (elle s'amuse) : au cas où il y aurait des problèmes avec la belle-sœur car chez nous, on sais jamais avec ces gens têtus (Maria Buzdugan, 65 ans, Certeze, 2004).

Le nombre de chambres à coucher n'a pas de lien avec les projets d'utilisation d'avant la construction du bâtiment. Elles représentent plutôt des lieux « de remplissage » de la grande unité qu'est la maison. Leur multiplication à l'intérieur rend l'extérieur du bâtiment plus grand. La configuration intérieure dépend ainsi de ce que les habitants attendent de l'extérieur de la maison. Chez toutes les générations, sans distinction, l'idéal de la maison l'emporte sur une rationalisation de l'espace en fonction des besoins individuels. L'intimité au coucher est plus discursive car dans la pratique les conduites restent attachées aux manières de faire traditionnelles. Tout comme dans le cas des autres lieux de la maison, la rencontre entre l'idéal de la maison occidentale et la vie domestique structurée sur des comportements et des besoins locaux traditionnels, trouve des expressions inattendues dans l'usage que les Oseni font de l'espace de leurs demeures. Malgré l'apparence déserte des chambres à coucher (Photographie No 34), elles trouvent leur propre sens adapté et traduit d'une manière sélective au spécifique local372. Pour l'instant, elles ne servent qu'au dépôt de la tradition car c'est ici qu'on dépose les costumes traditionnels, trop volumineux pour les mettre dans des armoires. Elles restent loin de tout regard indiscret. L'installation de rideaux aux fenêtres amplifie l'effet de trompe-Tœil.

372

Zuniga remarque la même chose pour les Portugais de Vila Branca (Dans Birdhwell-Pheasant et Zuniga, 1999: 174).

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Sans nom et avec une utilisation ambiguë, la chambre à coucher fait pour l'instant partie du passé. Il ne s'agit pas d'une culture de l'intimité qui opposerait l'espace privé au public, mais d'une culture de mise en scène dans laquelle ce coin de la maison n'est intégré que partiellement (Photographie No 35). Nous disons bien « partiellement » car si la chambre à coucher est meublée et aménagée, elle est dotée d'éléments destinés à la sortir de l'ombre et à la mettre en exposition : les draps en soie rose ou bleue, achetée en Turquie, des meubles de la même couleur, des rideaux eux aussi d'origine turque (Photographies No 36 et No 37). L'atmosphère qui y règne est impeccable, immobile, car rien n'est là pour être utilisé mais pour être vu, admiré. En me montrant les chambres à coucher situées à l'étage, Nuta Vadan lance le même type de discours de valorisation que celui relatif au salon ou aux objets de la vitrina ou du bar : J ' a i payé 500 marks. Elle est faite de soie et la couleur bleue est à la mode. J'ai voyagé plusieurs années en Turquie. Surtout dans les années 1990. C'était très payant. J'apportais des couvertures, des vêtements pour moi et pour vendre. Il y avait plusieurs femmes ici, à Certeze qui faisaient la même chose. Maintenant, j ' a i arrêté. Il reste quand même quelques femmes qui le font encore, mais ça ne vaut plus la peine (Nuta Vadan, 45 ans, Certeze, 2004).

La chambre à coucher sort de la zone d'intimité et d'usage quotidien afin d'être intégrée dans celle publique, destinée à l'admiration et à la consommation visuelle de la réussite. Elle atteste non seulement d'objetsd'origines diverses mais surtout suscite les récits de voyage de l'individu. En parlant d'objets, Nuta se raconte elle-même en nous transportant au-delà de l'intimité de sa chambre à coucher jusqu'aux lieux éloignés, prestigieux par leur nombre et par leur éloignement. Quant aux couvertures traditionnelles, elles ne sont plus présentes. Toutefois, en dessous des couvertures modernes de Tunique chambre à coucher utilisée, Nuta avait mis cerga, une couverture tissée en laine de mouton spécifique pour la région du nord-ouest de la Roumanie. Bien cachée, elle est encore utilisée puisqu'elle garde la chaleur. En vérité, tout le monde les jette et achète des choses modernes qui sont plus belles et plus pratiques (Certeze, 2004). L'intégration des chambres à coucher à l'intérieur de la logique de mise en scène de la réussite, correspond à une perpétuation de la promiscuité traditionnelle qui elle aussi intègre la nouvelle maison de type occidental. Tandis que la génération des grands-parents 370

habite la cuisine d'été située dans l'annexe, les enfants dorment dans une chambre à coucher, aménagée au rez-de-chaussée de la nouvelle maison. Cette pièce est fermée et moins accessible aux visiteurs. Ici se trouve souvent la télévision. L'aménagement de cette unique pièce permet la mise en exposition des autres, situées à l'étage ou, au contraire, leur mise en attente afin de trouver les moyens pour y investir. Quoique lieu d'usage quotidien, cette pièce utilisée par la jeune génération est intégrée elle aussi dans la logique de l'exposition. Lors de notre visite, Nuta nous a ouvert la chambre à coucher qui, située au rez-de-chaussée, est utilisée par son fils pour dormir. Ici, elle nous a fait attendre afin qu'elle installe les draps en soie apportés de Turquie. L'espace privé est automatiquement intégré dans la logique de l'exposition et de la valorisation du soi (Photographie No 38). À l'intérieur de leurs chambres à coucher, les Certezeni réclament et tiennent à communiquer un changement de comportement en conformité avec l'idée de l'habitation « moderne », c'est-à-dire d'usage individualisé et spécifique de chaque pièce et, implicitement de la chambre à coucher. Maintenant, nous habitons toutes les pièces, de Certeze. Par exemple, moi et mon mari utilisons la salle de bain, le salon, la chambre à coucher, la chambre de tous les jours, la cuisine. Nous utilisons toutes les pièces situées en haut. Nous sommes deux. Mais moi, j'utilise tout. Pourquoi ne pas les utiliser ? Je vous ai dit : la vie est courte. Je les utilise toutes. Autrefois, ils habitaient dix dans une même pièce : c 'est là qu 'ils dormaient, c 'est là qu 'ils mangeaient, tout, tout... Maintenant, ils n 'ont plus d'espace ! Ils veulent en avoir de plus en plus (Marie lu 'Bihau (52 ans), Certeze, 2004).

Malgré le discours, la pratique révèle une utilisation non-individualisée de l'espace. La force du lieu émerge, tout comme dans les autres cas, de tous les autres lieux pratiqués, honnis ou rêvés (Lévy 2001 : 9) lors et après les longs séjours à l'étranger. L'impuissance de changer leur pratique n'est pas intérieure, culturelle, mais matérielle. Celle qui les empêche de changer est paradoxalement leur propre maison qui aurait dû représenter « le véhicule» (Zuniga 1999 : 157) de changement des pratiques d'habitation : trop grande à chauffer et éclairer, trop volumineuse pour utiliser toutes les pièces et trop coûteuse pour les aménager toutes, elle force les Certezeni à continuer d'habiter dans la promiscuité. Malgré l'installation dans chaque pièce à coucher d'un poêle à bois, il est trop cher de chauffer plusieurs pièces. Ainsi, enfants et parents s'accommodent dans une unique pièce afin de passer la saison froide. À cette contrainte externe s'ajoute un tout autre aspect aussi important : la pièce à coucher reste néanmoins marginale ce qui ne motive pas les 371

propriétaires à la finir car « elle peut attendre ». Faute de la primauté d'un usage cérémoniel ou de mise en scène de la réussite, elle est abandonnée pour un futur toujours indéterminé, ou intégrée à l'intérieur de la logique de mise en scène, tout en la sortant de l'espace privé, afin de la situer dans celui public et visible.

3.6. Lieux intérieurs de transition et de perte Malgré les étages non habités et non finis, l'escalier reste l'un des éléments marquants de la nouvelle maison. Les formes variées, la gamme des matériaux ou les tapis qui les couvrent témoignent d'une attention particulière de la part des Oseni. On découvre des escaliers classiques, dotés de rambarde en bois ou en béton, sculptée en forme de colonnettes identiques aux rambardes des balcons (Photographie No 39). Ce modèle hérité des maisons standard à un étage des années 1980 est adapté à la fin des années 1990 par le remplacement du béton par le marbre, ce qui leur confère une allure imposante et majestueuse. Tout comme le reste de la maison, la forme et les matériaux de l'escalier changent perpétuellement. Initialement, la rampe était en fer. Ensuite, j ' a i modifié et j ' a i mis du béton et maintenant du marbre, affirme Bita de Huta (Huta-Certeze, 2004). L'utilisation de plus en plus fréquente de l'inox accentue le luxe, en rendant l'escalier plus fluide et moins lourd (Photographies No 40a et No 40b). Les derniers modèles adoptés sont les escaliers avec un axe central, métallique, à forme hélicoïdale et ronde. Loin d'exprimer un besoin d'économie de l'espace373, les modèles hélicoïdaux aux rampes en inox matérialisent la dernière mode locale. Sa verticalité, son axe central qui évite de le cacher entre les murs, comme c'était le cas de l'escalier classique, permettent le déploiement plus en hauteur de l'exposition de la réussite du propriétaire (Photographie No 41). Sa principale fonction n'est donc pas de passer du bas vers le haut et inversement. Dans 50 % de maisons que j'ai visitées à Certeze ou à Huta, l'escalier intérieur n'a pas de rampe, absence expliquée par le manque de l'argent nécessaire : 373

http://wvAV.escalier-ehi.fr/Ing_FR_srub_4-l—Les-Formes.html

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- Pourquoi il n'y a pas de rampe ? - // va la mettre, mais peu à peu. Maintenant, il n'y a plus de « lei »i74.

Toutefois, l'installation des rambardes de l'escalier dépend, tout comme la finition des balcons, du retour du propriétaire qui veut l'installer lui-même. Faute de balustrade, les femmes mettent des plantes qui ont plus un rôle décoratif que de protection contre les risques d'accident. Les étages, vides et non utilisés, pourraient être une autre explication (Photographie No 42a et No 42b). Cependant, cela ne s'applique pas à toutes les maisons. Les escaliers en bois de Floarea de Certeze ne sont pas munis de rambardes et pourtant l'étage est entièrement meublé (Photographie No 43). Dans ce cas particulier, l'absence de sa rambarde est provisoire. Floarea venait d'enlever celle en bois afin d'installer, dans un futur proche, une autre, en inox. Par contre, l'escalier intérieur de la maison de Maria, sa sœur, plus riche en décorations et en matériaux. Il est destiné à la fois à attirer et à cacher, car au-delà de la frontière entre le bas et le haut, il n'y a rien. Le mur latéral peint de rose, la couleur du salon, change brusquement, au moment du passage de la zone visible à celle invisible, de l'étage. La peinture donne place au béton brut, aux murs non finis et à un paysage chaotique composé d'un mélange de tableaux, de meubles, de costumes traditionnels accrochés aux portemanteaux ou déployés sur des canapés usés (Photographie No 44). Qu'il conduise à un étage fini ou non, l'escalier vaut essentiellement par sa nature d'objet et de lieu exposé, visible. Il attire des dépenses et des efforts appréciables qui proviennent strictement du propriétaire qui décide en personne les matériaux, la forme de la rampe et les détails. Son caractère dialogique n'est pas spatial, mais social car sa décoration et son apparence sont destinées à communiquer le message de l'épanouissement de son propriétaire. Plus un objet qu'un lieu de passage, l'escalier incorpore et distribue la valeur du sujet individuel (Gell 1998 : 18-21), en devenant ainsi un véhicule (Miller 2001) de construction et de préservation des liens sociaux entre le privé et le public.

Le « leu » est la devise roumaine.

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Conclusion Ce que nous retenons de l'analyse de l'intérieur de la maison, est principalement le contraste entre le haut et le bas. Tandis que le rez-de-chaussée est le lieu d'exposition et de mise en scène, où tout est fait pour briller, pour attirer, pour envoûter, l'étage ressemble à la chambre du cafard kafkaïen. Les étages, en incluant la mansarde, sont soit des lieux d'exil (nous l'avons bien vu pour l'ancienne pièce de réception, la sufrageria), soit des lieux de dépôt de la tradition (le costume traditionnel), ou encore tout simplement des lieux vides. Par contre, l'oubli est temporaire car l'étage fait partie des projets futurs. Tandis que le bas est actif, le haut est en attente. Pour l'instant, il reste caché, à l'ombre et camouflé par l'escalier somptueux, par des vitres fumées ou par l'installation de rideaux aux fenêtres. Ce jeu de cache-cache ne se déploie pas seulement à la verticale. Il Test aussi à l'horizontale, du devant vers l'arrière. Tandis que le devant est exposé, visible et, souvent agressif, car il cherche toujours à interpeller et à envoûter, l'arrière est caché car il est horsexposition. Il est humble et sale. Les lieux sont aussi intégrés dans l'usage quotidien. Plus on avance vers l'arrière, plus on avance dans le temps car il s'agit non seulement d'un exil matériel mais aussi générationnel : c'est le lieu des âges et de leurs manières de faire. Le devant est destiné aux enfants qui doivent s'intégrer dans la société. La partie visible de la nouvelle maison représente ainsi le principal outil de reconnaissance et d'intégration des jeunes dans la société. Par contre, l'arrière est occupé par toute la machine qui fait tourner les lois internes, économiques, sociales et culturelles qui assurent la production et la reproduction de la famille. Quoique fondée sur une structuration binaire et paradoxale, cette maison sert avant tout à séduire. Comme le rappelalit Baudrillard, la séduction joue à la fois avec la surexposition étincelante, colorée, provocante et, souvent, intrigante, et avec le camouflage du contenu qui reste à l'écart des regards. Ce qui fascine tellement dans cette maison est justement ce jeu entre l'évidence et l'apparence, entre ce que Ton voit et ce que les Certezeni dissimulent. À l'intérieur du rapport entre l'espace bâti et l'individu, la maison domine et contrôle le passant, en l'obligeant à regarder, à évaluer, à s'exclamer. Cet envoûtement s'adresse aussi aux membres de la communauté car, tel que nous allons le voir plus loin, la

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maison représente Télément essentiel dans les enjeux matrimoniaux. Elle est destinée à conquérir et à séduire les prétendants et les aspirantes. Ce n'est pas pour rien que les maisons les plus décorées appartenaient à des familles ayant des enfants proches de l'âge du mariage. Mais avant de développer ce côté très important dans la compréhension de l'usage de l'espace habité des gens du Pays d'Oas, nous allons nous arrêter un instant sur une autre forme d'exposition qui, cette fois, n'a rien à voir avec la séduction.

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4. ENTREPOSER. PRATIQUES DOMESTIQUES ANTIPATRIMONIALES 4.1. Lieux larvaires kafkaïens Les chambres à coucher et les étages, tout comme le garage, sont souvent utilisés comme espaces de stockage car la nouvelle maison n'a pas d'espace réservé pour entreposer les objets d'une manière permanente ou temporaire. Mais la propreté de la nouvelle maison est impossible sans Téloignement des ordures, de la saleté, des objets usés ou détériorés. L'appropriation des modèles matériels étrangers implique l'apparition d'un autre comportement local, parfois brutal, parfois plus modéré, qui se traduit par la vente, l'incinération ou la dissimulation de tout ce qui ne sert plus. Au début des années 1990, la majorité des objets d'aménagement de la maison traditionnelle est vendue aux étrangers : As-tu vu le coffre d'Ani ? Auparavant, toutes les maisons en avaient un. Maintenant, il n 'y en a plus. Tu peux entrer dans 50 maisons. Tu ne trouveras rien. Moi, j e les ai vendus car j ' e n ai eu un moi aussi : le coffre, les couvertures, les lits, les bancs. L'année passée, un ambassadeur des États-Unis est passé p a r là. Lorsqu 'il a vu « cerga » , il m'a dit : « Si vous ne me donnez pas ça, j e ne rentre plus chez moi.» Je lui ai demandé 500.000 lei377. «500.000 lei seulement ? » il a dit. Moi, j e les lui ai offerts, comme ça. Qu 'il soit en bonne santé ! Il a été tellement content ! La couverture était de très bonne qualité et j ' e n ai eu une pile. J ' a i tout vendu car j e n'en ai pas besoin. Quoi faire avec ? (Maria lu' Frundar, Certeze, 2004).

Le but n'est pas commercial. La pratique de se débarrasser de toute une culture matérielle et domestique ancienne prépare l'arrivée et l'intégration d'un autre support matériel, cette fois occidental, neuf, beau et valorisant. Le processus de remplacement avait déjà commencé par une appropriation de la culture matérielle citadine et de fabrication industrielle dans les années 1980. À la gratification exogène (venant des personnes originaires de l'étranger, donc valorisantes) correspond une attitude locale de dévalorisation de tout ce qui est ancien, ce qui implique un détachement de l'individu face à l'objet. Malgré cette relation locale, le lien instantané avec la personne étrangère qui s'intéresse aux

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Il s'agit de sa sœur, Nuta Vadan, qui habite à côté. Couverture en laine de mouton, présente au nord-ouest de la Roumanie. L'équivalent d'approximativement 20 $ AM.

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« choses bonnes à rien » devient très précieux. Ce qui aurait dû être une entente commerciale se transforme en don : en offrant l'objet, les gens se sentent gratifiés et honorés car ils sont reconnus. Le lien social instantané d'échange (le matériel contre une gratification symbolique) qui se crée implique aussi une réactualisation de la valeur de l'objet jusqu'alors privé de ses pouvoirs symboliques et esthétiques. Lors de nos séjours de recherche, la majorité des objets ayant fait partie de l'aménagement intérieur de la maison traditionnelle est détruite. Certeze, tout comme Huta, a développé une culture exutoire des choses car .. .personne n 'utilise plus les tapis, les couvertures d'Oas. Qu'est qu'on fait avec ? On les jette au feu. Ils sont bons à rien . Dans le langage régional, a tapa înfoc, en traduction mot à mot de « crier dans le feu » signifie jeter dans le feu, brûler. L'usage du régionalisme tapa (crier) et non pas du verbe a arunca (j eter ) accentue la nature brutale et irréversible du geste. L'intensité de l'élimination des objets anciens varie d'une génération à l'autre. Malgré l'appropriation du discours radical par toutes les générations, la pratique révèle la présence d'une autre attitude : entreposer. La génération des personnes âgées garde encore les anciens objets auxquels sont attachés. Les plus jeunes générations décident de ne rien jeter au nom du penchant affectif de leurs parents. L'espace de la gospodaria est fractionné ainsi en fonction du critère chronologique : anciens lieux pour des vieilles choses, nouveaux lieux pour des nouvelles choses. Dans la pratique, l'ancien s'associe à l'usage quotidien, à la saleté et à une convivialité familiale et intime. Par contre, tout ce qui est nouveau est destiné à un usage préférentiel et cérémoniel, et est tenu loin de la saleté. Ce qui est neuf est considéré comme étant le centre de déploiement des réseaux de sociabilité communautaires dans le dessein d'assurer et de préserver à l'individu et à sa famille une place honorable et reconnue à l'intérieur du village. Nous avons vu que le salon, la cuisine moderne de même 78

Cette volonté de jeter et de détruire est surprenante dans la mesure où plusieurs ethnologues roumains ont souligné le fait que dans le monde rural, on ne jette rien et on garde tout (Popescu 2002). D'ailleurs il y a de nombreuses superstitions relatives aux objets jetés qui peuvent se retrouver dans les mains des personnes malintentionnées et qui pourraient faire du mal au propriétaire initial et à sa gospodaria. Ces croyances sont liées à la signification traditionnelle de l'objet qui, au-delà de sa matérialité, a une âme. Il détient un pouvoir et peut influencer le déroulement des événements, l'état des gens avec lesquels il entre en contact (Popescu 2002 : 94). Son humanisation est symbolisée par les caractéristiques morales dont il est investi. Tout comme les personnes, un objet peut être obiect bun (un bon objet) ou obiect rau (un mauvais objet) (Popescu 2002 : 94-95).

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que les chambres sont des lieux de préservation et, implicitement, de mise en exposition des objets valorisants qui sont neufs, récents. À l'opposé, il y a des lieux qui servent aussi à la préservation, cette fois des anciens objets, donc vieux, usés. Quels sont ces lieux et quelle est la signification du verbe préserver dans ce contexte ?

4.2. La maison traditionnelle, lieu de dépôt de la tradition Il y a trente ans, Maria Buzdugan (65 ans) et son mari, décédé depuis 25 ans, avaient construit casuta de la poiata (la maison de la remise). Composée de la cuisine d'été, sura (la bergerie) et poiata (le poulailler), casuta représentait le deuxième bâtiment de la gospodaria ancienne, la maison principale étant située à côté et étant une maison longue, à deux pièces. La maison initiale n'existe plus car elle a été intégrée dans ce qui aujourd'hui constitue la maison du fils de Maria. Dans les années 1990, la fille de Maria a commencé la construction d'une autre maison neuve, juste à côté de la maison de son frère. L'apparition de cette maison cache totalement

la cuisine d'été

traditionnelle qui devient

presqu'inutilisable à cause de la proximité des deux bâtiments. La cuisine d'été est habitée par Maria. Elle y dort et parfois, y prépare à manger. L'utilisation restreinte est matérialisée par le four à bois, fermé et propre, signe qu'elle cuisine ailleurs. La présence du lit, des meubles de cuisine d'origine citadine, les vêtements de tous les jours accrochés à la ruda et le téléviseur révèlent un lieu encore habité, encore utilisé. Les meubles de cuisine d'influence citadine des années 1980 et les photos de famille accrochées aux murs confirment les dires de Maria sur cette cuisine qui, dans le passé, représentait le centre de toutes les activités quotidiennes. La reproduction de son discours sur cet endroit est essentielle afin de révéler la signification et le rôle que cette maison occupe à l'intérieur de la nouvelle gospodaria, de même que le rapport que la femme et les autres entretiennent avec ce lieu : — Oui, j ' a i une maison de l'époque paysanne. J'ai eu des meubles encore plus anciens, mais je les ai changés. Là-bas c'est « ruda » 3 ' 9 pour accrocher les vêtements (On sort et on entre dans le hangar). Ici, il y avait le hangar : ici j ' a i eu les moutons, là-bas la vache. C'est très compliqué car je ne sais plus qu 'est ce qu 'il y a là-dedans. Je n 'élève plus d'animaux. Qu 'est ce qu 'il y a à voir là dedans ? Un escalier, un coffre, des choses jetées comme ça, qui ne 379

Ruda est une tige en bois utilisée pour accrocher les vêtements.

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servent à rien. Depuis que mon époux est décédé, nous ne tenons plus d'animaux. Maintenant, mon fils est parti pour gagner sa vie. Ici, on jette des planches, un seau... L'an prochain mon fils va tout détruire. Tout sera bon pour le feu. Il veut faire un abri pour le bois. - Est-ce que vous allez regretter ? - Comme dit l'autre : pourquoi la garder si la vieille est vieille ? Mais j ' a i gardé la cuisine d'été car j e ne savais pas... Je ne peux pas dire à mon fils de me donner à moi aussi, une pièce là-bas, dans la nouvelle maison... Mais c 'est mieux ici : les vieux avec les vieux, les jeunes avec les jeunes ! Oui, mon fils m'a dit qu 'il va détruire cette cuisine. Il ne reste plus de temps. (Dans le hangar) Regarde ce que j e garde ici : une pelle, une bêche, un coffre. Ici, il y avait les moutons. Qu 'ils la détruisent une fois pour toutes... Qu 'elle aille au diable... ! J ' a i eu de 15 à 20 moutons et tous avaient de la place... Maintenant, on jette tout. Je les verrouille pour que personne ne les voie. De l'autre côté, dans le poulailler, ma fille a entreposé les sacs de chaux et le ciment pour les protéger de la pluie. Elle avait tout mis làjusqu 'à ce que le plancher (de sa maison) soit construit. Et le tissu qui est là ? (Il s'agit d'un tissu fait à la machine à tisser traditionnelle et qui dans l'ancienne maison servait de couverture). Ah, ça ! Je l'utilisais dans la maison. Je le mettais sur le lit. C'est comme ça qu 'on faisait jadis. Mais ma belle-fille n'en voulait plus car elle avait acheté des modernes. Le monde s'est modernisé. Maintenant il n 'est plus comme auparavant ! Là-bas il y avait la crèche. Les jupes et les robes accrochées à la ruda pourquoi vous les avez mises là ? Je ne les utilise plus. Ça c 'est une robe, un modèle ancien, vous savez. Savez-vous pourquoi j e les mets là-bas ? L'été, j ' y mets des tomates. Je coupe le matériel avec des ciseaux, j e fais des lanières et j'attache les tomates. Là-bas, il y a la ruda pour les vêtements. Je les jette ici. Je ne veux plus les voir car j e me rappelle ma jeunesse (Maria Buzdugan, 65 ans, Certeze, 2004) (Photographies No 1 a, e t N o l b )

La maison ancienne représente la poubelle des objets qui ne trouvent plus de place dans les nouvelles demeures. De plus elle est instrumentalisée au bénéfice de la nouvelle maison car elle sert de lieu de dépôt temporaire des matériaux de construction. Contrairement à la nouvelle maison qui est faite pour durer, l'existence de cette maison est transitoire. Elle existe encore à la demande de la vieille femme qui veut s'assurer une place à elle. Tout comme sa maison, cette femme représente la vulnérabilité de toute une génération qui cherche à rendre utile, donc présente dans l'économie et dans le fonctionnement social de la famille et de la gospodaria actuelle. Contrairement à la logique traditionnelle d'organisation de l'espace selon laquelle une seule pièce concentrait tous les aspects de la vie quotidienne, l'existence de Maria s'éparpille partout : elle dort dans l'ancienne cuisine d'été. Afin de pouvoir prendre soin de son petit-fils, elle utilise la cuisine de son fils et de sa belle-fille pour préparer les repas. Maria est aussi en attente d'une chambre à elle, dans la nouvelle maison. Son état témoigne d'une situation de passage associée à la réorganisation de la gospodaria en fonction de nouveaux bâtiments et de nouveaux besoins qui n'appartiennent plus à la génération âgée, mais aux enfants (Photographies No 2a et No 2b). 379

Malgré l'attitude volontaire de Maria qui déclare vouloir détruire son ancienne maison, son discours révèle un attachement particulier à ce lieu, différent de celui de ses enfants. Le témoignage de Maria est douloureux car le bâtiment et les objets qui y sont jetés rappellent un passé difficile, surtout la mort de son mari. Il est aussi nostalgique puisque l'ancienne maison est la matérialisation de sa jeunesse, c'est-à-dire d'une génération qui ne se retrouve plus dans ce que les jeunes font. Quant aux enfants, le lien est plus rationnel car, pris dans le tourbillon du présent et du futur, ils ont encore besoin des personnes âgées. Devant cette dynamique, les vieux se résignent et ils essaient de comprendre et de s'adapter. Leur pouvoir de décision est faible et ils dépendent en totalité de tout ce que la jeune génération fait. Plus indépendants économiquement, les jeunes acquièrent ainsi plus d'autorité et plus de pouvoir décisionnel. À part la maison de Maria qu'on ne voit d'ailleurs pas depuis la rue, il existe peu de maisons traditionnelles sur les artères principales du village de Certeze. Toutefois, la présence des vieux reste encore indispensable car ils s'occupent de la gospodaria et des petits-enfants. Malgré la vulnérabilité de la génération âgée associée à l'effondrement de toute une structure matérielle et symbolique ancienne, les jeunes générations, les enfants et les petits-enfants, tiennent compte de leur présence et essaient de concilier les propres besoins avec ceux de leurs parents et de leurs grands-parents. La responsabilité s'explique par le fonctionnement traditionnel de la gospodaria selon lequel l'héritage de la maison parentale par le cadet de la famille. Cela impliquait d'assumer la responsabilité d'ultimo géniture, c'est-à-dire de prendre soin des parents, avant et après leur mort. À l'intérieur de cette relation à la fois contractuelle (traditionnelle) et affective, les jeunes respectent le désir des parents de garder les vieux objets ou bâtiments tout en essayant de s'accommoder des changements survenus dans la structuration de l'espace. Par exemple, Stara, la plus vieille femme de Huta-Certeze (83 ans environ) et son ancienne maison représentent un exemple de cette obstination de la vieille génération devant la volonté des jeunes de tout changer et de s'accommoder à ce que signifie pour eux le bienêtre. Malgré l'espace suffisant dans la maison moderne des années 1980 d'un de ses fils, Stara continue à dormir et à habiter dans son ancienne maison. Par contre, à cause de son

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âge et de la maladie, elle mange chez sa belle-fille. Contrairement au cas de Maria qui ne cesse de réclamer la « combustion » de l'ancien bâtiment, Stara transforme sa maison en un lieu de dépôt associé à la préservation, donnant naissance à ce qu'elle-même et le reste de la communauté appellent le musée de Stara (Photographie No 3). Par exemple, elle n'utilise pas le canapé que ses petits-fils ont installé dans sa maison : Je leur ai demandé de le mettre dans la « belle chambre » car j e ne peux pas dormir là-dessus. Moi, j e dors très bien sur mon lit (Huta-Certeze, 2004).

Stara a très difficilement accepté l'installation d'un lavabo afin d'avoir de l'eau dans la maison dit son petit-fils aîné. Je me suis toujours lavée au pétrin et c'était bien. Malgré les essais de la parentèle de l'accommoder à ce qu'ils considèrent comme le confort, Stara continue à rester accrochée à une manière de vivre ancienne, à son idée de confort et d'usage de l'espace, tout cela associé à une volonté de patrimonialiser (dans le sens de sauvegarder) tout ce qui, pour les autres, n'a plus de pouvoir représentationnel : Est-ce que vous aimez les maisons d'aujourd'hui ? Mon Dieu que j e ne les aime pas... La mienne est plus belle. La mienne est plus belle car regarde-la qu 'elle est radieuse ! Moi, j e suis plus heureuse dans la maison telle qu 'elle est. Je peux monter... Ils ont voulu m'apporter des meubles et jeter ceux-ci. Mais moi j e n 'ai pas voulu. Je leur ai dit de tout laisser comme c 'est. Mon petit-fils m'a apporté un téléviseur. Là-bas, il y a le « spori ». Je ne cuisine pas. Je chauffe seulement de l'eau, l'hiver. Ça ne vaut pas la peine. Je mange chez ma belle-fille car j e suis malade. Les icônes ? Je les ai achetées. Moi, j e garde la chambre jusqu 'à ma mort. C'est moi qui ai acheté les assiettes. Ma mère m'en a donné aussi. J ' a i acheté les meubles lorsque mon mari était en vie. Il est bien comme il est. J ' a i tout mis pour pouvoir me rappeler... Regarde, que des vêtements et tout est ancien ! Moi j ' a i dit aux enfants que j e vais les donner au musée. Sinon, les femmes vont les détruire. Elles veulent faire des serviettes. Personne ne les utilise... Regarde : les vêtements ont appartenu à Petre (son fils). Tous m'ont demandé : « Qu 'est-ce qu 'on fait avec ? » Moi j ' a i dit : « Amenez-les chez moi, au musée ! Au cas où une fillette voudrait se prendre en photo... » Mes filles viennent chez moi et disent : « Maman, il faut les brûler ! » Moi j e leur dis : « Moi, j e les veux toutes ! » ... Je garde tout et j e prends soin de tout. Mais après ma mort, qu 'est-ce qu 'ils vont faire ? ! Vont-ils les brûler ? (Staruca, 84 ans, Huta-Certeze, 2004).

Malgré le comportement de sauvegarde de tout un passé, le lieu et les objets qui y sont rattachés ne sont pas faits pour durer car Stara est consciente que sa mort est aussi la mort de ce monde matériel. Le destin fatidique du processus de patrimonialisation est lié premièrement au manque d'une des conditions essentielles du fonctionnement du patrimoine : la transmission intergénérationnelle (Debray 1988:22). Deuxièmement, comme l'écrivait Laurier Turgeon, les objets « déclenchent des expériences sensorielles et affectives suffisamment fortes pour mobiliser ou démobiliser les personnes. Ils permettent à 381

l'individu d'exprimer ce qu'il est... ou ce qu'il n'est plus, « ...d'affirmer sa personnalité et d'assurer son intégration sociale » (Turgeon 2007 : XIII). Objet de confrontations et de déploiement de sentiments à une portée identitaire très forte, l'ancienne maison n'est toutefois pas destinée à la postérité. Tel est le cas de l'objet patrimonial. Elle n'est plus intégrée socialement et surtout symboliquement dans une démarche de mise en scène du soi et d'une identité locale valorisante. La belle chambre de Stara est reléguée aussi du temps muséal, atemporel, afin de tomber sous l'incidence du temps humain et périssable. Malgré le ton rassurant et volontariste de Stara, sa maison risque de subir le même sort que l'ancienne maison de Maria Buzdugan : la destruction par le feu. Ce qui devrait être destiné à l'éternité, à une mise en exposition par la valeur si on pense à la définition classique du musée380, tombe dans le domaine du temporaire. Le musée de Stara est personnel et individuel car il n'est que l'entrepôt des choses dans lesquelles elle et sa génération se reconnaissent. La disparition de Stara ou de Maria, c'est l'effondrement de toute une culture matérielle qu'on ne reconnaît plus dans le nouveau visage des villages du pays d'Oas. Ce n'est pas uniquement une question de confrontation entre l'ancien et le nouveau. Il s'agit aussi du fait que cette tradition représentée par Stara est déjà remplacée par une autre, plus moderne. Les anciens vêtements traditionnels n'intéressent plus les jeunes générations qui ont des costumes traditionnels modernes (Moisa 2008). La recréation permanente de la tradition (Hobsbawm 2006 [1983]) vise aussi la symbolique car les objets d'aménagement qui jadis valaient par leur signification sociale et symbolique telles les icônes et les assiettes présentes dans la maison de Stara sont vidés de leur pouvoir de signification qui est transféré dans d'autres objets, d'autres meubles, d'autres lieux, cette fois modernes, occidentaux. Privé des bases fondamentales de la valeur patrimoniale (Noppen 2006 : 297)381, le musée de Stara n'est pas un musée car sa nature est temporaire. La

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Le conseil international des musées propose une définition qui met encore l'accent sur l'acquisition, la conservation, l'étude et la transmission du patrimoine matériel et immatériel à des fins l'étude, d'éducation et de délectation (http://icom.museum/definition_fr.html). Voir aussi l'analyse très intéressante de Gucht sur le devenir du musée (Gucht 1996). j81 Les études récentes sur le patrimoine immatériel religieux en Amérique du nord mettent l'accent sur la valeur d'usage d'un objet ou d'un lieu patrimonial comme condition de sa survie. Aussitôt que les églises par exemple ne sont plus capables de communiquer une identité locale, régionale ou nationale et qu'elles ne se

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valorisation des objets n'ayant pas un caractère collectif, il est destiné à l'immobilisme, car la transmission générationnelle est compromise.

Les lieux de dépôt, leur apparence et leur signification sont le miroir de la différence existant entre le rapport que chaque génération développe avec le passé et avec les objets et les lieux associés à ce passé. Alors que pour Stara entreposer implique une volonté de sauvegarder et d'exposer, comportement qui implique une valorisation du passé, le lieu d'entrepôt de sa belle-fille, Maria, n'a pas la même apparence ni la même signification.

L'ancienne cuisine d'été de la gospodaria du fils de Stara, Petre, et de sa belle-fille, Maria lui Petre a Clarii (Maria lu' Petre a Clarii)382 est située dans l'annexe. Placée vis-à-vis de la maison principale de la gospodaria de Petre, l'annexe est méconnaissable car elle a été agrandie afin d'intégrer le garage, deux ateliers et un appartement à l'étage pour l'aîné. Il faut mentionner qu'initialement, l'atelier était aménagé au sous-sol de la maison moderne. Le déménagement de l'atelier dans le nouveau bâtiment récemment agrandi a permis l'aménagement d'une nouvelle cuisine d'été utilisée comme lieu de réunion de la famille. Dotée de fours au bois et au gaz, elle est utile tant à la jeune génération qu'à la vieille Stara.

La conversion spatiale conduit à l'abandon de la cuisine d'été qui, initialement, servait de lieu de déroulement des activités quotidiennes. Son vidage matériel et fonctionnel est suivi de sa conversion en lieu de dépôt pour les anciens objets, des meubles ou des vêtements. Ici, les objets sont bien rangés, propres, soignés (Photographies No 4a, No 4b et No 4c). Malgré l'apparence soignée de la pièce, Maria se plaint:Je ne sais plus où les mettre : « cergile » (les couvertures), les vêtements, les meubles, on les utilise plus. Je vais les jeter dans le feu ! (Huta-Certeze, 2004). À la demande : pourquoi les garde-t-elle ?, elle répond : Je vais les brûler car elles ne sont plus bonnes à rien. Sans vraiment répondre à la question, Maria est attachée à ces objets par le fait qu'ils ont appartenu à ses parents. Le lien affectif de cette femme qui a quitté la maison de sa mère et qui a habité toute sa vie dans la gospodaria de sa belle-mère, matérialisé par le soin particulier qu'elle accorde à ces rattachent plus à des usages individuels, familiaux ou communautaires, elles sont vouées à la mort et à la destruction (Loppen 2006 : 278-300). 382 Son nom officiel est Maria Olariu.

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objets, exprime en fait une volonté de préserver la mémoire de ses parents qui lui sont chers. En dehors de leur valeur affective et personnelle, ces objets et ce lieu n'ont pas de valeur patrimoniale dans le sens d'attachement et d'affirmation d'une identité (Turgeon 2007) valorisante. Au-delà de la charge familiale, ces objets matérialisent un passé révolu, honteux, centré sur la même image de la pauvreté que tous veulent oublier et veulent cacher. Tout comme le musée de Stara, l'ancienne cuisine d'été de la belle-fille tombe sous l'incidence du temporaire et de l'imprévu. La différence est qu'elle est cachée et qu'elle est la dernière chose à montrer et à exposer.

4.3. Le patrimoine fardeau. Le « musée » de Nuta Vadan Dans les trois cas que nous venons de présenter, les bâtiments anciens reprennent la fonction d'entreposer afin de protéger tout ce qui est neuf et moderne de la saleté et surtout, d'une image d'Oas dont les jeunes générations ne sont pas très fières. Cependant, les parties non finies de la nouvelle maison et qui ne sont pas très visibles servent aussi d'espace temporaire de dépôt. La différence est que les objets entreposés font encore partie de l'usage quotidien et même cérémoniel. Tel est le cas des costumes traditionnels modernes. L'étage de la nouvelle maison ou le garage n'abritent jamais des objets d'aménagement intérieur qui auraient appartenu à la maison traditionnelle. Ils sont utilisés non pas pour tasser le passé, mais pour faciliter le fonctionnement et l'organisation de la vie présente. Dans ce paysage général, la chambre-musée de Nuta Vadan de Certeze est une exception ressentie en tant que telle par la communauté elle-même (Photographie No 5a) : Vous devriez aller chez Nuta Vadan, sur la grande allée. Elle est la seule qui a aménagé une chambre-musée dans la maison. Vous savez, chez nous, tout le monde jette dans le feu les objets traditionnels, tout, tout. Il ne reste rien, rien. Dans ces maisons neuves que vous voyez partout, personne n'utilise des anciens objets. Il y a quelques années, il y avait quelqu'un d'autre qui avait aménagé une chambre pareille. Ils l'ont détruite (Maria de-a Ciocanoaiei, 48 ans, Certeze, 2004)3*3.

La chambre-musée de Nuta est aménagée dans la nouvelle maison, au premier étage. Il s'agit d'objets qui ont appartenu à sa mère, décédée depuis deux ans, et qui a lui demandé de ne rien jeter. C'une pièce entièrement aménagée à la dernière mode et située tout près des escaliers intérieurs, au premier étage. Son apparition engendre un fort contraste avec le Malgré la présence forte du discours de destruction de la tradition chez l'intelligentsia locale, il n'est pas moins présent chez les gens ordinaires du village.

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reste de la maison. Cette pièce unique est remplie d'icônes, de serviettes et d'assiettes, de meubles en bois massif, et dont l'organisation rappelle l'image riche et très colorée des maisons traditionnelles. Ce qui est toutefois différent par rapport à l'image de l'intérieur de la maison traditionnelle est l'impression d'entassement d'objets. Contrairement aux deux autres femmes, Nuta fait partie de la génération du folklorisme socialiste qui affirme le devoir de préserver les traditions et les valeurs locales. Visuellement, la présence dans la pièce de deux mannequins qu'elle-même avait achetés à la ville exprime l'existence d'un attachement idéologique aux objets hérités de sa mère. D'ailleurs Nuta était très fâchée car les gens de la mairie les ont pris afin de les amener à Satu Mare où le musée a organisé une exposition. Ils en ont abîmé un. Malgré les dommages, elle Ta toutefois mis dans la chambre. À cela se rajoutent les rideaux qui couvrent les fenêtres : Je les ai mis parce qu 'il y a beaucoup de soleil. Je les aime bien, j e les ai apportés de la Turquie de même que les draps bleus que j e vous ai déjà montrés dans la chambre à coucher, en bas (Nuta Vadan, 45 ans, Certeze, 2004).

Le discours utilitaire s'imbrique avec celui, symbolique, destiné à la communication d'une réussite sociale non pas traditionnelle, matérialisée par le nombre d'icônes ou d'assiettes rangées sur les murs, mais moderne avec des objets d'origine étrangère. Pourquoi Nuta aménage-t-elle cette chambre ? - Est-ce que vous avez collecté les objets ? - Lorsqu 'on s'est mariés il y 50 ans environ, ma mère les a reçus comme dot. Le « clop » Oe chapeau) est neuf, tout comme « paretarul », la couverture mise sur le mur. Je les ai faits ici, à Certeze. Ces objets étaient fabriqués lorsqu'on parrainait quelqu'un. Moi, j e suis « Osanca », mais avec les cheveux courts. J ' a i aménagé la chambre il y a trois ans. Moi, j e n'ai pas voulu. Mais ma mère a insisté beaucoup. Mais moi j e n 'ai pas voulu c a r j 'ai troué tous mes murs et tout ramasse beaucoup de poussière. 11 y a eu des gens de Sighei et d'Amérique qui sont venus la voir ! - Quelle est la pièce que vous avez aménagée en premier ? - Les autres. Celle-ci est neuve. - Est-ce que vous mettez des objets comme ça dans les autres pièces ? - Non. Uniquement dans la chambre à l'ancienne. Moi-même j ' a i eu des objets comme dot. Ma mère a voulu faire une chambre comme ça pour rester. Moi j e lui dis « camera oseneasca » (la chambre d'Oas). J ' a i mis les rideaux pour que le soleil ne les décolore pas... Ils sont de la Turquie, j e les ai amenés, il y a quelques années... Chaque assiette doit être nettoyée et il faut enlever la poussière (Nuta Vadan, 45 ans, Certeze, 2004).

Ville située dans la région voisine, Maramures. Il s'agit de quelqu'un du Musée ethnographique de Sighet.

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La raison principale qui détermine Nuta à organiser une pièce traditionnelle dans la maison c'est sa mère. La destruction de l'ancienne maison force Nuta à tout apporter et à tout mettre dans une seule pièce, située dans la nouvelle maison. Contrairement au reste de la maison et surtout au rez-de-chaussée où il y a le salon, la cuisine, la salle à manger et la salle de bain moderne, cette pièce n'est pas une fierté, mais un fardeau. Elle est précieuse dans la mesure où il existe une reconnaissance extérieure venant de la part des évaluateurs étrangers (dont l'autorité est conférée par leur origine, américaine ou belge) de même qu'une reconnaissance interne et avisée, scientifique (les ethnologues de Sighet) (Photographie No 5b). Au-delà du discours folklorique que sa génération maîtrise bien, Nuta n'éprouve aucun attachement à la tradition dans le sens d'un héritage local, matériel et identitaire, à part un devoir familial envers sa mère. Ce qui ressemble à un musée, c'est-à-dire le rassemblement et l'exposition des objets afin de transmettre et mettre en valeur une appartenance locale valorisante et ancienne, n'est qu'un «lieu creux» (Foucault 1966). Dans la chambre oseneasca, les objets qui y sont exposés sont destinés à une existence temporaire et voués à la perte : Je ne sais pas combien de temps, je vais encore la tenir. Il y a trop de poussière, je dois nettoyer chaque jour... conclue Nuta. Il faut souligner que ce comportement anti-patrimonial n'implique pas la négation de la tradition, mais la négation d'un type de tradition : celle des parents qui correspond à une identité passée dévalorisante et honteuse. À cette tradition que les Oseni veulent oublier et jeter dans le feu correspond une autre, nouvelle, matérialisée dans les costumes osenesti récents qui, malgré une structure commune aux anciens costumes, absorbent tout le code de valorisation sociale et identitaire associé à la spatiale des individus. Ce costume traditionnel, neuf et à la mode que Nuta expose d'ailleurs dans la chambre oséenne vaut par ses matériaux apportés de Turquie, de France, d'Italie, et par les prix qui, en devise européenne, équivalent à 3000 euros.

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4.4. Réinvention ou plusieurs traditions ? L'origine cosmopolite des matériaux vaut plus que l'avis local des ethnologues, les garants de l'authenticité. À la demande du Musée de Baia Mare qui organisait une exposition sur la région, Nuta avait envoyé le plus beau costume, c'est-à-dire le costume le plus récent qu'elle avait confectionné pour son fils, et non pas les autres qui ont appartenu à sa mère. Elle ne comprenait pas pourquoi les muséologues les avait refusés. Ce refus n'a pas affecté ou mis en doute l'importance qu'elle accordait au nouveau costume car pour elle, il reste le plus beau et le plus prestigieux, d'où l'importance de les porter lors des grandes fêtes religieuses ou le dimanche à l'église. La transformation de la tradition (Lenclud 1987 : 110-23) donne place à Certeze à l'existence simultanée de plusieurs traditions, chacune associée à un comportement différent, en fonction des générations : les plus âgés qui ont du mal à se détacher de leur monde et qui cherchent des moyens plus ou moins efficaces de résister ; il y a aussi la génération des adultes qui, artisans d'une tradition qui englobe une expérience de mobilité à l'extérieur de la région et de la Roumanie, veulent oublier et se démarquer de l'identité de leurs parents afin d'en afficher une autre, moderne, caractérisée par le bien-être de type occidental. Ce travail de construction identitaire à travers le matériel impose et implique un travail d'élimination de tout ce qui peut nuire à leur image présente. L'élimination implique automatiquement la mise en scène d'une autre image de la tradition qui, cette fois, absorbe et domestique (Goody 1979) des éléments matériels et symboliques globaux. Contrairement au costume qui représente l'interface de la femme notamment sur la scène communautaire, cette multiplication ou renouvellement (Hobsbawm et Ranger 2006) de la tradition ne touche pas le nouvel espace domestique. Si toutefois, les objets ou les lieux anciens ne sont pas brûlés, vendus ou transformés, ils sont relégués temporairement au musée tel celui de Stara ou la chambre oséenne de Nuta. Comment s'explique ce comportement différent par rapport au costume et à l'aménagement intérieur de la maison ? Tant dans le discours avisé des ethnologues et de l'intelligentsia locale que dans celui des gens ordinaires, la maison traditionnelle revient toujours à titre

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d'exemple de la pauvreté des Oseni et surtout des Certezeni. L'image matérielle de la précarité de l'ancienne manière de structurer et d'aménager l'espace de la maison traditionnelle est avivée par la promiscuité qui, malgré le fait qu'elle ne soit pas spécifique aux Certezeni, est toujours ressortie pour contrebalancer négativement l'image de leurs maisons modernes385. Contrairement à la maison traditionnelle, le costume ancien a fait partie du discours de fierté des Oseni à l'intérieur et surtout à l'extérieur de la région. Depuis les années 1930 (Andron 1977, Focsa 1975) et pendant la période du folklorisme socialiste, les Oseni dont les Certezeni sont toujours présents sur la scène nationale à titre d'exemple de la valorisation de la tradition et de la préservation d'une identité à la fois locale et roumaine. Ici, le costume représentait la marque de distinction et de valorisation des habitants du Pays d'Oas sur la scène nationale. L'héritage et la préservation actuelle du costume traditionnel représente donc leur volonté de garder vivante une identité sociale totalement opposée à l'autre, induite par l'image de l'ancienne maison. Ainsi, la préservation de la structure de base du costume assure la continuité et la présence d'une identité valorisée à l'échelle nationale. Au plan local, la valeur et la forme du costume incorporent une nouvelle esthétique valorisante, identique à celle qui gouverne la maison occidentale, basée sur l'intégration des éléments et des matériaux qui valent par leur origine (la France, l'Italie, la Turquie, les États-Unis) et par les coûts. Contrairement à la maison traditionnelle de Certeze et aux objets d'aménagement qui y sont rattachés, le costume traditionnel est le seul à être valorisé en tant que patrimoine car il « [n'] existe [que] proportionnellement à l'ambition mise en œuvre par le projet contemporain » (Mathieu 2003 :45).

4.5. La ségrégation des lieux et des pratiques domestiques La vie des Certezeni est partagée en deux : un ancien monde et un nouveau monde. Dans l'ancien se déroule la majorité des activités quotidiennes : la cuisine d'été avec le four à bois, les annexes, la toilette traditionnelle placée tout au fond de la gospodaria, loin de tout regard indiscret, les annexes pour les animaux domestiques. La majorité des gens en dehors de Certeze, exception faite des intellectuels locaux Certeze, dit : Cette image est promue par la presse des années 2000. Je mentionne ici notamment l'article publié en Le Devoir (Bran 2002 : 35).

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En fait les Certezeni n 'ont pas du tout changé. Ils sont restés les mêmes, ils habitent de la même façon. Leurs nouvelles maisons sont un simulacre de changement 6 .

Initialement le lieu de déroulement de l'ensemble des activités quotidiennes, la maison traditionnelle, quant à elle, tombe sur l'incidence du temporaire. Habitée par les aînés ou utilisée comme lieu de dépôt, elle se cache derrière la nouvelle maison, mal soignée, sale et parfois en ruines. Écrasée par la nouvelle construction, l'ancienne maison est vouée à disparaître avec tout un monde qu'aucune personne de Certeze ne regrette. Contrairement à celle-ci, l'autre monde, en train de naître, attire l'attention par la grandeur, par sa visibilité, par la fierté qu'il confère à ses artisans. La cuisine moderne avec son four à gaz, la salle de bain dotée d'un jacuzzi, le salon avec le bar américain portent une charge symbolique forte, car à travers ces objets et ces lieux l'individu établit sa place à l'intérieur de la communauté. Donc, Avoir égale Être, et Être n 'existe qu 'en Exposant. Contrairement au musée où les choses valent par leur ancienneté, à Certeze c'est la nouveauté, la modernité qui donne de la valeur aux objets et, implicitement, à ses propriétaires. Ici, la différence entre la cuisine d'été et la cuisine moderne est fondamentale : la première reste liée à un passé que tout le monde veut oublier, mais auquel les gens sont encore attachés d'abord à cause de la vieille génération qui tient encore aux valeurs traditionnelles. Espace d'intimité et de sociabilité familiale, cette cuisine définit et organise encore la vie des Oseni. De l'autre côté, la nouvelle cuisine a comme référence le présent et le futur proche. Elle matérialise et expose une identité sociale nouvelle qui a comme référence Tailleurs, le monde moderne, associée au bien-être que les Oseni n'ont jamais connu dans le passé. L'appropriation spatiale et fonctionnelle s'associe d'une manière variable à l'usage, chaque génération développant des rapports particuliers avec la technique domestique associée à un savoir-faire spécifique. Si cette cuisine avec son instrumentais attire et fascine les jeunes, elle déconcerte et effraie les plus âgés. La rupture n'est pas totale car il y a toujours la génération adulte qui, prise au milieu, essaie de tenir compte des désirs des uns et des autres. Cela conduit à un processus permanent d'adaptation des lieux et des pratiques en fonction de la dynamique générationnelle. A ce 386

Cette idée est présente chez tous les intellectuels locaux et régionaux.

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facteur interne se rajoute tout un travail d'aménagement de l'espace domestique structuré en fonction de l'articulation occidentale des concepts de confort, de bien-être, à une structure locale dont les principes sont différents. Le choc ne se produit pas entre moderne et traditionnel. Il s'agit d'une culture matérielle extérieure qui, marquée par les nouvelles dynamiques de la famille et de l'organisation sociale qui secouent le monde occidental depuis quelques décennies (Segalen 2000), est supposée incorporer des pratiques locales traditionnelles axées sur une manière de vivre et d'habiter basées sur des structures sociales différentes, traditionnelles, familiales dans le sens classique du terme, et communautaires. Malgré leur volonté de changer, le facteur générationnel mais aussi l'héritage inconscient d'une manière de faire et de vivre ont un impact considérable. D'ici naît l'apparent paradoxe de la vie des Oseni et particulièrement des Certezeni. Tandis que les objets parlent d'un changement radical et spectaculaire, la pratique de chaque jour communique plutôt une façon de faire et d'être à l'ancienne. Le besoin de s'exposer avec les moyens matériels empruntés à l'Occident fait partie d'une démarche traditionnelle de codification du rapport social et symbolique entre l'individu et la communauté. Cela ne veut pas dire que les Oseni n'ont pas du tout changé. Au contraire, ils changent, mais à deux vitesses (Vlach 1984) : Tune, très rapide, touche le monde des objets. Cela explique le fonctionnement caméléonesque des lieux, des pièces, des maisons (anciennes ou modernes) ; la deuxième, plus timide, vise la pratique et les comportements des gens par rapport à l'espace habité qui, par l'intermédiaire de la génération âgée et même adulte restent plus attachés à une façon de faire à l'ancienne. Ce n'est pas par hasard que tout le monde se sent toujours à Taise autour du four au bois de la cuisine d'été. Cependant, il ne faut pas oublier la troisième génération, les jeunes, qui manifestent une tendance de plus en plus poussée de détachement vers le style de vie de leur grands-parents et de leurs parents afin d'adopter les nouveaux lieux domestiques et les intégrer, graduellement bien évidemment, à leur quotidien. Pour l'instant tout est en exposition, voire en attente. Finalement, la composition et recomposition de l'espace bâti de Certeze et de Huta, sa dynamique fonctionnelle qui varie d'une génération à l'autre et d'un moment à l'autre, la ruse des structures binaires par l'apparition des éléments interstitiels eux-mêmes sous le signe du temporaire et de l'imprévisible, tout cela caractérise une société plus large,

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roumaine, qui en essayant d'attraper le monde auquel elle a toujours rêvé, n'a plus de temps pour bien digérer tout ce qui vient d'ailleurs.

4.6. « Je l'aime ou pas, je n'ai pas le choix ! » Le bonheur et le malheur des générations La construction, l'aménagement, voire l'adaptation de la maison est un projet à long terme qui touche jusqu'à trois générations. « Construire pour la famille » c'est premièrement bâtir pour les enfants ou pour les petits-enfants : Comment expliquez-vous l'importance que les gens de Certeze accordent à leurs maisons ? Je ne sais pas, ils veulent en avoir. Par exemple, moi, j ' a i eu quatre enfants, j ' a i fait quatre maisons, quatre « câsi » (des maisons). A chacun... Tout le monde qui a des enfants fait comme ça : s'il a un enfant, il lui fait une maison ...et il en fait une autre pour lui-même, pour qu 'il ait où habiter lorsqu 'il sera âgé (Marica, 43 ans, Certeze, 2004).

L'apparition du premier enfant déclenche chez les parents le souci de lui assurer un futur, matérialisé dans l'image d'une maison. Projet à long terme, la construction prépare et localise le lieu que chaque enfant occupera socialement et spatialement à l'intérieur de la communauté. Malgré la présence de la préoccupation de se garantir une place à so], pour la vieillesse, assurer une place, donc une maison aux enfants reste la priorité. Les enfants grandissent en même temps avec leur maison qui attache et enracine à la fois. En reprenant l'expression d'Isac Chiva, la maison est « le noyau du fruit, l'arbre, l'avenir » (1987 : 5). Mais l'espace bâti ne peut pas être pensé en dehors de sa portée sociale car la maison attache non seulement à la terre mais surtout à un devoir d'assurer la transmission d'un patrimoine à la fois matériel et affectif. Vasaies (30 ans) retourne au village parce que : « ici c'est notre famille, notre maison !». Floarea de Certeze (30 ans) qui travaille en France depuis quatre ans explique aussi : Vous savez, la plus grande partie des Roumains qui travaillent à Paris sont originaires de Certeze. Il n'existe pas de familles qui habitent seules... On ne change pas beaucoup. Je crois que ceux qui s'habituent à Paris sont ceux qui n'ont pas beaucoup de choses à la maison. J ' a i rencontré des gens de Brâila ou ailleurs qui voulaient rester. Ici, chez nous c 'est très rare. Ils rentrent à la maison et... construisent. Par exemple, il serait facile pour moi de vivre en France si ma fille était avec moi. Mais personne veut que j e la prenne : ni ma mère, ni mon époux, ni ma belle-mère, personne... Il est très difficile de vivre loin d'eux, ça m'est impossible. Nous sommes tous d'ici, de ce village et chacun, en fonction de l'argent qu'il a eu, a eu un morceau de terre. Chacun veut faire construire sur son morceau de terre (Floarea, 30 ans, Certeze, 2005).

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La construction et la possession d'une maison avant même que l'enfant soit indépendant obligent non seulement à structurer son avenir en fonction du local, mais aussi de faire la même chose que les autres, bâtir. Dans la plupart des cas, la maison construite par les parents n'est pas finie. Les murs sont élevés et « c'est à l'enfant de faire comme il veut ». Travailler en Occident ne se réduit pas à une sémantique économique, mais représente la solution et le premier pas vers l'intégration des jeunes dans l'intérieur d'un réseau social bâti et sédimenté par les parents : Mon fils travaille à la construction de sa maison depuis déjà deux ans, raconte Maria Buzdugan de Certeze, 67 ans. Il attend un petit peu et lorsque son fils sera plus grand, il l'amènera avec lui et lui trouvera du travail. Au moment de l'entretien, le petit-fils de Maria était âgé de 14 ans. L'enfant subit donc un double ancrage : à la fois spatial et performatif : Moi, j ' a i eu une maison construite p a r mes parents. Je l'ai modifiée à l'intérieur, j ' a i détruit les murs... Ensuite j e suis retourné à Paris... Lorsque j e suis revenu, j e l'ai transformé encore une fois...C'est comme ça chez nous : tout l'argent est investi dans câ§i (des maisons)...De l'autre côté, ici ce n'est pas l'étranger... Nulle part n'est mieux que chez soi ! Il y a peut être des régions qui n'ont pas eu la même chance que nous. D'autres qui partent n'ont ni famille, ni maison. Ils n 'ont rien. Alors, ils vont à l'étranger et ne retournent jamais. Mais si tu as quelque chose ici, une maison, une famille, tu rentres, n 'est-ce pas ? (Vasaies, 30 ans, Huta-Certeze, 2004).

Ionut, 19 ans et Florin, 14 ans, les petits-fils de I. Tamasoski (83 ans) possèdent déjà chacun une maison moderne. Elles sont bâties avec l'argent gagné par leurs parents, en Italie. Ils habitent avec les grands-parents, dans une maison ancienne, bicellulaire, située dans la même gospodaria que les bâtiments neufs. Les parents des enfants ont leur propre maison, en construction, située sur la même rue, mais plus loin. Dans ce cas précis, la gospodaria des batrâni sera divisée afin que les deux petits-fils aient leur part : La fille qui a construit les deux maisons que vous voyez ici a une autre maison plus loin, la quatrième maison à partir d'ici, sur le côté gauche. Elle est en construction aussi. Il y avait une maison plus ancienne mais ils l'ont dé truite... La maison à droite est bâtie depuis cinq ans et elle a deux étages. Tout comme l'autre d'ailleurs...L'intérieur n'est pas fini, sauf une pièce. Mais personne n 'y dort (I. Tamasoski, 83 ans, Huta-Certeze, 2004).

Quant au témoignage des deux garçons, encore à l'école et bien loin de penser au mariage, il contient une prise de conscience de leur attachement spatial et d'un futur statut de propriétaire par la présence de leurs propres maisons :

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« Laquelle des deux est ta maison ? Celle-là ? Non, l'autre, répond Ionut. La mienne n 'est pas aussi grande que l'autre. La mienne a un salon en bas et en haut, il y a deux chambres. La mienne a des balcons aussi, l'autre pas : deux balcons en avant et un latéralement (Ionut, 19 ans, Huta-Certeze, 2004).

La maison devient un repère pour les enfants. Leur existence se construit en fonction d'elle. Non seulement elle oriente, mais elle pèse lourdement sur les épaules des jeunes. lose (17 ans) de même que le jeune Ionut (19 ans) font référence à la grandeur de la maison construite par les parents, en exprimant aussi leur mécontentement. Par exemple, lose avoue l'intention de ne pas mettre de mansarde puisque la maison risque d'être trop grande. L'attachement est donc à la mesure de la grandeur de la maison : forte et de longue durée. L'obligation implicite de continuer de faire la même chose que les autres membres de la famille est liée aussi à l'écart sensible entre le moment de construction de la maison par les parents et le moment où la construction est prise en charge par l'enfant. Cet écart engendre une obligation pour les nouvelles générations car avoir tout simplement une maison ne suffit plus. Ce qui, à l'instar de la construction est catalogué comme moderne, très nouveau, beau ne Test plus au moment où les enfants s'y installent ou lorsqu'ils deviennent indépendants économiquement et capables de prendre seuls des décisions. Sans pouvoir s'identifier à la maison construite en fonction des goûts qui ne sont pas les leurs et d'une mode déjà dépassée, les enfants ont deux choix : soit de l'abandonner et d'en construire une autre, option plus rare et présente chez les plus riches ; soit de la transformer en fonction de leurs propres exigences, ce qui est plus fréquent : Moi, j ' a i fait une maison à mon fils, Dumitru. A-t-il aimé la maison que vous lui avez faite ? Mais oui, il a beaucoup aimé car c 'est une maison neuve ! Veut-il la transformer ? Maria répond avec un rire très fort, avec un mélange de culpabilité et de gêne : // l'a déjà fait ! Moi, j e l'ai faite (construire) il y a huit ans et maintenant, il a déjà détruit le toit pour mettre la mansarde. Il n 'a pas aimé le toit. Et il a mis une centrale électrique et il a mis partout du grès (il s'agit de la salle de bain). // a peint tous les murs « cu lavabilâ » (avec de la peinture qui permet le lavage des murs) et il a isolé les murs extérieurs (Marie lu' Bihau, Certeze, 2005).

Les bonnes intentions de s'assurer que chaque enfant a sa maison dans le sens propre du terme, semble en fait un piège : « J'ai acheté le grès pour la salle de bain de mon fils, je Tai installé, raconte une mère de Huta. Et mon fils m'a demandé : « Maman, pourquoi Tas tu mis ? Tu sais que de toute façon, je vais détruire » (Huta-Certeze, 2004). L'enfant plonge 393

lui-même dans le travail de reconstruction de la maison, comportement qui représente en fait un exercice d'appropriation du lieu et de personnalisation de ce que devrait être sa propre maison. L'élément extérieur le plus visé est le toit. Si la maison est construite par les parents dans les années 1980 et qu'elle possède le toit de type clop, il est enlevé afin de mettre la marque occidentale, la mansarde. Quant à l'intérieur, les murs sont détruits afin de donner plus de place au salon et à la cuisine occidentale, c'est-à-dire à une organisation ouverte de l'espace. Les meubles sont changés. Il en va de même pour la peinture des murs et le système de chauffage qui s'adapte aux dernières technologies apportées de l'Occident. Ainsi, la maison construite par les parents et qui devrait représenter le point de départ pour les enfants est laissée de côté. Les jeunes préfèrent de construire une autre ou d'adapter l'espace déjà bâti en fonction des nouveaux besoins, manifestes au moment où le jeune couple prenne possession de la maison. Le devoir de bâtir pour les enfants qui guide les gestes des parents par rapport à l'espace prend aussi une autre forme, celle d'agrandissement soit à l'horizontale, soit à la verticale. Là où il y a deux enfants on construit un seul bâtiment sectionné en deux. Nous avons vu dans le chapitre précédent comment la nouvelle maison s'organise à la verticale, en fonction d'un projet présent des parents et d'un autre, futur, pour les enfants. Certaines maisons contiennent deux entrées pour les familles des deux enfants. Sauf que, tout comme un professeur de Bixad le remarquait : Les parents ne pensent pas que deux enfants, dans une maison aussi grande, ne peuvent pas s'entendre, ou que parents et enfants ne s'entendent pas toujours... De ce point de vue, les maisons que les parents font construire ne sont pas fonctionnelles, même si elles sont meublées et finies (Serbanescu Vasile, 55 ans, Certeze, 2004).

Ainsi, l'enfant construit une autre maison. À Certeze, il y a peu de cas de frères ou de sœurs qui habitent un jumelé. La grande majorité possède une maison individuelle. Même s'ils partagent souvent le terrain des parents, les gospodarii sont bien délimitées par des clôtures, par des particularités esthétiques qui individualisent chaque bâtiment. L'organisation de l'espace et son aménagement témoignent d'une tendance des familles adultes et plus jeunes vers l'affirmation d'une conduite individualiste (Weber 1971) et d'un comportement qui met en avant non seulement l'appartenance à une famille, mais aussi les différences (Bourdieu 1979, 1980) par rapport à la fois à ce que les parents ont fait et par

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rapport aux membres de la famille et de la communauté qui font partie de la même génération qu'eux. La séparation des camps opposés a comme dessein le désir de marquer sa place à l'intérieur de la communauté. Plus précisément, la séparation spatiale permet une plus grande visibilité des comportements particuliers par rapport à la maison, ce qui facilite l'évaluation de la réussite de chacun. L'obstination de la jeune génération est d'autant plus grande que son statut social est en train de se définir et de trouver une place à l'intérieur de la communauté. Quant à la génération qui a commencé à construire à la verticale, son rôle est multiple. Contrairement aux jeunes, la grande majorité des personnes âgées reste au village pour surveiller la construction de la nouvelle maison et prendre soin des petits-enfants en leur offrant un soutien affectif, moral, pratique et même financier. Il n'y a là rien de nouveau car dans la société traditionnelle les personnes âgées ont continué à être actives et à être présentes dans la vie des enfants et des petits-enfants387. À l'opposé de l'image augustinienne qui faisait de la vieillesse l'idéal de retrait, de l'ascétisme et de la solitude (Saint Augustin cité par Gourdon 2001 : 131), les grands-parents sont activement impliqués dans le fonctionnement de la gospodaria. Dans la logique du don et du contre-don (Mauss 1969), enfants et parents échangent des services assurent l'économie du ménage. Dans le contexte de la mobilité du travail, cette organisation diffuse représente d'ailleurs la condition même de la survie de la famille roumaine. L'ampleur du phénomène de construction et de transformation des maisons de même que le rythme du processus de changement social a un impact majeur sur le quotidien de la génération âgée qui, malgré ses efforts de se maintenir dans la course, se sent parfois dépassée. En comparant nos observations avec celles d'Attias-Donfut et de Segalen sur la situation de la génération âgée dans les pays de l'Europe centrale et orientale, on constate la même chose : au Pays d'Oas, Durant la période communiste, le rôle des grands-parents a été essentiel dans le contexte de la libéralisation de la condition de la femme. Encouragées à travailler tout comme les hommes, les mères sont prises entre leur travail à l'usine et le travail domestique qui, dans la logique traditionnelle du partage des tâches qui ne change guère, leur revient entièrement. Dans l'impossibilité de tout faire, les grands-parents représentent la solution. La majorité des enfants des années 1980 a grandi avec les grands-parents jusqu'à l'âge de sept ans, moment où ils entraient à l'école. Cette situation s'accentue après 1989 lorsque les Roumaines partent à l'étranger pour travailler. Les enfants restent avec les grands-parents qui se chargent de leur éducation, de leurs besoins quotidiens et parfois financiers.

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l'exercice de la grand-parentalité relève plus de la constrainte et du devoir que d'un choix de s'épanouir dans un cadre ludique et d'affection (2007 :25). Les anciennes tâches quotidiennes qui revenaient habituellement aux bâtrâni (les aînés) restent les mêmes : pendre soin des petits-enfants, rester près de la maison et participer aux tâches domestiques quotidiennes, comme préparer le repas, faire le ménage et le lavage, nourrir les animaux pour les femmes ; les hommes sont plus impliqués dans les travaux agricoles. Avec le départ de la jeune génération, les aïeux se retrouvent seuls à porter la charge de la gospodaria et à prendre soin des petits-enfants, responsabilités auxquelles se rajoute la construction ou la transformation de la nouvelle maison de l'enfant qui est resté avec eux : acheter les matériaux, négocier avec l'équipe des maîtres-constructeurs. Le plus souvent, le grand-père s'implique activement dans la construction de la maison tandis que la grand-mère prépare les repas : Moi, j ' a i deux garçons. Lorsque j e suis venue ici, j ' a i habité dans la maison de mes beauxparents. C'était une maison couverte de paille. En 1967, nous en avons construit une autre, pour nous. La maison que vous voyez aujourd'hui est construite depuis 1985. Mais nous l'avons modifiée trois fois depuis car les jeunes ne l'aimaient pas. Ils aiment autrement. La maison jaune située à côté... est la maison de Gheorghe, mon fils, qui est parti en Italie. 11 a fait le modèle avec son père et nous avons surveillé l'équipe de travailleurs. J ' a i peint l'extérieur de ma maison en jaune lorsque j ' a i fini l'extérieur de la maison de Gheorghe... J'en ai assez des modifications ! Je suis âgée et j e continue à changer des choses à ma maison. Elle n 'est pas encore finie. (Je me trouve) tout le temps dans la chaux...La chaux, ça ce n'est pas grave... Mais il faut cuisinier tout le temps pour les maîtres ! ... Chaque j o u r : depuis que j e suis jeune, j e ne fais que cuisiner... (Oros, 58 ans, Huta-Certeze, 2004).

Des deux grands-parents, la femme semble la plus affectée tout simplement parce que, dans la logique traditionnelle de la division du travail, la plus grande partie des tâches lui reviennent. Au-delà du rôle d'agents de transmission d'un savoir-faire, les aïeux continuent à s'activer à côté de leurs enfants et à prendre des décisions qui s'intègrent dans les stratégies communes du groupe domestique (Segalen 1996 :40). À côté de la construction de la maison, ils sont très impliqués dans la vie des petits-enfants qui restent avec eux à la maison. Cette présence quotidienne, amplifiée par l'absence des parents pendant des mois, détermine l'apparition d'une solidarité encore plus forte entre les jeunes et les vieux. Cette solidarité qui relève de Tordre du privé (Attias-Donfut et Segalen 2007 : 53) rend possible l'apparition d'un cadre de transmission directe aux petits-enfants du devoir de s'attacher au village et à la famille, devoir associé à tout un savoir-faire de territorialisation exprimé par 396

l'image de la maison. Garants de la construction de la maison de type occidental, les grands-parents s'avèrent aussi garants de la cohésion sociale, spatiale et culturelle de la famille. La solidification du lien petits-enfants - aïeux, amplifié par la rupture générationnelle (Attias-Donfut et Segalen 2007 : 25) générée par l'absence de la génération médiane, explique les nombreux cas rencontrés où le petit-fils ou la petite-fille hérite de la maison de leur grand-mère ou que leur maison soit construite dans la gospodaria des grands-parents. Actants (Propp 1970) importants dans la construction du monde de leurs enfants et pris eux-mêmes au mirage occidental, l'expression d'un futur meilleur que leur passé, batrânii assistent par contre, plus ou moins sereinement, à la disparition graduelle de la fondation matérielle de leur propre monde. Dans la structuration de l'espace bâti, ce processus trouve des expressions inattendues. À l'intérieur du bâtiment inachevé du jeun lose, de Huta, se trouve une petite pièce aménagée pour sa grand-mère, âgée de 84 ans (Photographies No 6a et No 6b) : « Est-ce que vous habitez ici, dans cette pièce ? Oui, j'habite ici depuis l'automne dernier. Est-ce que vous sentez l'odeur de la moisissure ? Oui, ici, dans cet endroit précis, j ' a i eu ma maison à deux pièces seulement, une petite resserre et le vestibule. Elle avait un vestibule. Initialement j ' a i habité chez mes beaux-parents et ensuite, nous avons construit la maison. J ' a i aimé ma maison car c 'est là-bas que j ' a i passé ma jeunesse. J ' a i pleuré lorsqu'ils l'ont détruite, au printemps. J ' a i leur ai dit : « si vous la détruisez, faites-moi une pièce sur le même lieu pour que j e puisse y habiter »... Je ne peux pas vivre autrement que dans ma maison. C 'est tout. Ma maison a été exactement sur ce lieu. Est-ce que vous aimez cette nouvelle maison : « O iubesc sau ba, n-am ce f a ' » (Je l'aime ou pas, j e n 'ai pas le choix !) De toute façon, j'attends mon «passeport » pour aller dans une autre « maison » (métaphoriquement, elle parle de sa mort). Ici, j e prépare la nourriture pour les cochons, j e cuisine... Dans l'ancienne maison, j ' a v a i s un plancher en bois (le plancher de la nouvelle maison est bétonné), des icônes, des assiettes, tout. Ici, j e ne peux pas faire des trous dans les murs. L'autre était en bois et j ' a i pu en faire (les murs de la nouvelle pièce étaient presque vides). En voyant un téléviseur, je lui demande si elle écoute les films ou les nouvelles : Je n 'écoute pas la télé. Ils l'ont mis comme ça mais elle ne fonctionne pas. Cette maison appartient au fils de ma fille. C'est lui qui l'a faite. Jadis, il n'y avait pas de maisons comme ça. Que Dieu nous pardonne ! Elles étaient plus petites qu 'un homme. Le maire était le seul à avoir une petite maison avec un petit vestibule à l'entrée. Avant, les annexes étaient très grandes et nombreuses. Ils n'ont pas construit des maisons comme ça. Maintenant, ils font des églises. A quoi bon ? Moi, j e ne peux même pas monter les escaliers (Marie lu' lose, HutaCerteze, 2004).

Deux conclusions peuvent être tirées de cet extrait. La première est représentée par cette image qui synthétise en fait le rapport que les deux générations, celle des jeunes et celle des

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bâtrâni, ces derniers étant presque tous des grands-parents, ont avec l'espace bâti. En reprenant l'image biblique et métaphorique de ïona, la grande maison est en train d'engloutir les dernières traces matérielles d'un monde encore vivant par la présence des aïeux et réduit à la petite pièce qui se substitue provisoirement à la disparition de l'ancienne maison. Pas encore (dé)finis, les deux lieux, la chambre habitée par la vieille et la maison non encore achevée matérialisent l'état interstitiel de la société du Pays d'Oas. Elles représentent également un exercice de compromis mené par la génération adulte, toujours prise au milieu, entre les jeunes et les aînés, entre les enfants et les parents. Par contre, la pratique de construction et de reconstruction de la maison reste inchangée, en représentant le cadre de préservation et de renforcement de l'attachement au lieu chez les adultes tout comme chez les plus jeunes. La deuxième conclusion est que l'apparition de la maison devance sensiblement le moment de la formation du couple auquel elle est destinée. Cette idée qui fait le passage vers le sous-chapitre suivant, le mariage et la maison, met en lumière un changement de fond apparu dans le fonctionnement de la société rurale du Pays d'Oas. Contrairement aux cas présentés par les ethnographes roumains qui affirment que la construction d'une maison commence peu avant le mariage ou après le mariage, au Pays d'Oas elle commence bien avant. Sans abandonner l'axiome « bâtir une famille c'est bâtir une maison » qui reste la base du fonctionnement de la gospodaria roumaine, le devancement de la construction démontre qu'au-delà du discours des gens se cachent d'autres motivations qui les poussent à bâtir et à rebâtir si vite, si rapidement.

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5. LA MAISON ET LES SOCIABILITES FAMILIALES Martine Segalen expliquait le changement des rapports entre l'individu et l'espace bâti par une redéfinition générale du concept de famille et de parenté dans la société moderne (1984, 2008). La cellule unifamiliale, recomposée ou formée par entente mutuelle entre les partenaires (Roussel 1983; Segalen 2003) à laquelle s'ajoute le changement du statut de la femme par son intégration sur le marché du travail (Rhona et Robert Rapoport 1973 [1971]) ; Clark et Burgoyne 1994), pose une empreinte nouvelle sur l'organisation et le fonctionnement de l'espace domestique. Par rapport à ce tableau social de la modernité qui a souvent comme référence l'Europe de l'Ouest (Segalen, Bekus 1990; de Villanova et Bonvalet 1999 ; Villanova, Leite, Raposo 1994 ; Miranda 1996) ou les États-Unis (Clark 1991), le Pays d'Oas représente l'exemple opposé. Le changement de la culture matérielle ne correspond pas à une reconfiguration sociale profonde de l'institution familiale et d'autres institutions affiliées tels le mariage, le jeu de rôles. Au contraire. La culture matérielle est intégrée dans des logiques familiales traditionnelles et, de plus, elle a le pouvoir d'agir (Miller 2001) et même de domestiquer (Goody 1977) les patterns et les comportements locaux essentiels au fonctionnement de l'institution du mariage. À cela se rajoute une redéfinition de la répartition des pratiques domestiques388 (Chapman 2004) à l'intérieur de la vie privée et publique, aspects que nous allons développer ici. 5.1. « Marier maison avec maison »—. Domestication de la maison de type occidental à l'intérieur des stratégies matrimoniales L'utilisation du syntagme « marier maison avec maison » dans le discours des Certezeni a un double sens. D'une part, il fait référence à une alliance entre deux capitaux économiques (Mansfield et Collard 1988) à l'intérieur desquels les bâtiments privés représentent le principal critère d'un successful marriage (Clark 2004). D'autre part, c'est la transmission d'un capital moral représenté par le neam (la lignée), la structure sociale qui détient toutes Chapman remplace le concept de jeux de rôles par celui de pratiques domestiques pour pouvoir mettre en évidence la frontière floue entre les deux. Ainsi, il n'y a pas un rôle de la femme et un rôle de l'homme, chacun associé strictement aux oppositions espace privé/espace public, maison/communauté, intérieur/extérieur. Contrairement au rôle, figé et a priori donné, la pratique est flexible, négociable, déjouable (2004). 389 Cette expression est utilisé tant par les gens ordinaires que par l'intelligentsia locale.

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les ressources symboliques de l'honorabilité et du statut de la famille sur la scène communautaire. La triple sémantique de la maison à l'occidentale, à la fois structure spatiale, économique et sociale (Lévi-Strauss 2004 ; Miller 2001 ; Bloch 1995), témoigne de son rôle de clé de voûte (Mesnil 1997) qui unit les deux institutions essentielles à la reproduction sociale, économique et symbolique : le mariage et la famille

MAISON

FAMILLE

MARIAGE

Figure No 1 : Le triangle sémantique de la maison de type occidental Contrairement à la société occidentale, en Roumanie, le mariage matérialise encore l'acte de la naissance juridique, sociale et économique de la famille390. Le mariage se définit ainsi comme l'union par le sacrement et par le contrat civil d'une femme et d'un homme

. Dans

le milieu rural, l'unité sociale qui en résulte, la famille, doit correspondre à une structure

Dans la société roumaine rurale et souvent citadine, l'individu ou les couples dont le statut social n'est pas réglementé par le mariage sont encore stigmatisés. Contrairement à la société occidentale où le statut de concubinage est réglementé juridiquement, en Roumanie, le rapport entre câsâtoria et concubinage est d'opposition et d'exclusion. Le terme roumain de concubinage a un sens péjoratif et stigmatisant, ce qui correspond dans la pratique à la marginalisation et à l'impossibilité d'intégration dans les réseaux de sociabilité communautaires et mêmes parentaux. 391 Le mariage librement consenti entre les époux représente la base de la famille, («Le code de la famille » réglementé par la loi 105/1992, http://www.hamangiu.ro/upload/files/codul%20familiei%20extras.pdf, consulté le 24 mars 2008). Malgré le fait qu'en 2000, l'institution du mariage connaît une légère baisse (6.1 par 1,000), elle reste quand même importante par rapport à d'autres pays voisins (Bulgarie 4.3 ; Hongrie 4.7) (INS, 2001 ; UNICEF-TransMONEE, 2001 : UNDP, 2000. Dans Mihaela Robilà 2004 : 144).

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spatiale et économique de production et de consommation autarcique traduite par le travail en commun des terres données par les parents. Cette structure appelée gospodaria392 possède également un aspect moral. Alors, investir tant au plan matériel qu'au plan émotionnel dans la maison signifie donc aussi investir dans la famille, dans sa continuité (Birdwell-Pheasant et Lawrence-Zuniga 1999 : 15) et surtout dans sa cohésion. Malgré la maintenance du noyau dur de la signification de l'institution du mariage, « marier maison avec maison » révèle, dans la pratique, le fait que cette institution n'est pas aussi figée qu'on le croyait

. Elle subit des pressions issues d'un contexte nouveau dans lequel

ses acteurs sont engagés et surtout d'un changement du rôle de la maison à l'intérieur des réseaux sociaux locaux et de leur fonctionnement. L'histoire d'un mariage de Certeze nous servira de point de départ dans l'analyse de la place de la nouvelle maison à l'intérieur de l'institution du mariage : — R 94 . (la mariée) avait 14 ans lorsqu'elle s'est mariée. Lui, (le mari) avait 20 ans. Ils s'aimaient. — Est-ce que les parents étaient riches ? -Oui : deux maisons la fille, deux maisons le garçon. Les parents de la fille étaient ingénieurs (...) - Oui, la voiture se marie, la maison se marie... — Oui, répond l'autre vieille en riant. Oui, la maison, on marie maison avec maison... « J e me marie avec Ghita car sa maison est près de la rue et il en a une autre plus loin, etc. » Il y a des grosses familles qui sont parties à l'étranger, ils ont travaillé et ils ont ramassé de l'argent, ils sont revenus et ils ont fait des miracles ! Qu 'ils n 'ont pas de cervelle dans leur tête... - Mais la mère de la fille... Pourquoi a-t-elle accepté de la marier à cet âge ? Elle était dans sa IXe année d'études ( 13 ans) / - Pour qu 'ils ne se «perdent pas » m . . . Pour que le garçon ne se perde pas, pour que la fille ne se perde pas. Je ne m'attendais pas que les parents de R. fassent une chose pareille, surtout parce qu 'ils sont des ingénieurs... - Oui, moi aussi j e suis de cet avis... En vérité, il faut travailler toute ta vie pour une maison. Mais avoir à cœur de construire la maison, cela n 'est pas bien non plus. Au diable avec la maison... Ce qui est important est que les deux jeunes s'entendent. Moi, j e ne dis rien, le garçon vaut la peine, il a une maison, il est riche... Oui, on tient compte de la richesse et de la maison... C'est comme ça ! — Où habitaient-ils après le mariage ? 92

À l'intérieur de ses analyses sur la gospodaria traditionnelle, Paul Stahl ne sépare jamais la famille, la maison et l'unité de production et de consommation (Stahl 2000 : 191). Dans les années 1970, Focsa remarquait déjà des changements importants survenus dans le cérémoniel de noce, changements qui se traduisent par une multiplication et par une augmentation quantitative des investissements économiques et matériels à l'occasion du mariage (1991). 394 La décision de ne pas donner les noms est destinée à protéger les femmes qui ont révélé cette histoire et qui sont proches de la famille en question. En roumain, le verbe apierde (perdre) a le même sens primier qu'en français, c'est-à-dire : « être privé de la possession ou de la disposition de quelque chose » (Le Petit Robert 1998 : 966).

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- Chez lui. [Les parents de la fille] prennent soin de l'autre maison. En plus, ils ont une autre maison, en rouge, ... (Deux femmes de Certeze âgées de 43 et de 62 ans, 2004)

Le mariage semble être resté une institution contractuelle destinée à assurer la transmission et la reproduction du patrimoine matériel. Cette fonction est centrée par zestrea (la dot) que les parents ont le devoir d'assurer à leurs enfants. Le dialogue ci-dessus révèle deux aspects : le premier, que la maison à l'occidentale occupe la première place dans la dot ; le deuxième, que les garçons de même que les filles doivent recevoir une maison au moment de leur mariage, tel que nous l'avons déjà mentionné dans les chapitres précédents. Il s'opère donc un changement de valeur car, dans la société traditionnelle, ce n'était pas le bâtiment qui avait la priorité, mais la terre : Chaque fois que je tombais enceinte, je me demandais : « Qu 'est-ce que j'allais faire car je n 'ai pas de fortune ! ? Comment j'allais les marier ? Qu 'est-ce que j'allais leur donner ? » Mais Dieu a fait en sorte que chacun ait sa partie. Nous avons acheté des terres et comme ça tous ont eu une partie » (Staruca, 84 ans, Huta-Certeze, 2005).

Au Pays d'Oas, de même que partout en Roumanie, le mariage était patrilocal. Les fils aînés recevaient des terres bonnes pour la construction, pour l'agriculture et le bétail. Par contre, les filles qui partaient dans la maison de l'époux apportaient les textiles et les meubles nécessaires pour l'aménagement intérieur396. La maison familiale revenait au cadet qui au nom du droit de l'ultimo géniture masculine devait veiller aux besoins des vieux et « leur rendre les multiples devoirs avant et après leur décès, censés être nécessaires au repos de leurs âmes » (H. Stahl 1969 : 57). Il y avait des exceptions quand le mariage était matrilocal. Ces situations visaient les familles sans fils. On faisait venir l'époux de la fille cadette et, dans ce cas, on disait que le garçon s-a marital (s'est fait gendre)397. À l'exception des familles sans fils, le nouveau couple résidait chez les parents du garçon pour deux ou trois ans, période durant laquelle le couple cohabitait avec les plus âgés et souvent, avec les sœurs et les frères non mariés de l'époux. Cette cohabitation permettait le

Si les parents étaient gazde (famille ayant en possession beaucoup de terres), les filles recevaient aussi du bétail, des terres arables et même de l'argent. En roumain les verbes a se mariata et a se insura surprennent la division sociale, juridique et cérémonielle de l'institution du mariage en fonction du genre. Les deux signifient « se marier » mais chacun vise un sexe en particulier : le premier est utilisé pour les filles, le deuxième pour les garçons.

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lancement dans la vie, matérialisé par la construction d'une nouvelle maison. La jeune famille y déménageait lorsque le premier enfant naissait398 (Focsa 1975, 1999). Avec la migration du travail, la construction d'une nouvelle maison est plus facile et plus rapide. Par exemple, à Tâge de 17 ans, lose de Huta possède déjà sa propre maison, construite avec l'argent gagné dans le domaine de la construction en France, où il va depuis quatre ans (donc depuis Tâge de 13 ans). La maison a été construite par son père, dans la même gospodaria. Fils unique (il a une sœur mariée, plus âgée), et il a prévu de rester avec les parents. Pour l'instant, étant donné que le bâtiment n'est pas fini, lose habite chez ses parents lors de ses courts retours au village : Je n 'ai pas encore fini ma maison. J'habite chez mes parents lorsque je rentre chez moi. Je vais y déménager avant même le mariage (lose, 17 ans, Huta-Certeze, 2004).

Malgré la possession indifférenciée d'une nouvelle maison, le mariage reste essentiellement patrilocal dans le sens où la fille va dans la maison de l'époux tandis que l'autre maison reste en attente. Cependant, il y a des variations de la règle car le couple a la possibilité de choisir la maison qui lui convient le plus : celle qui est la plus grande, celle dont la construction est presque terminée ou la plus rapprochée du centre. La décision est prise aussi en fonction du nombre de frères et de sœurs ou du statut des jeunes mariés, s'ils sont ou non des ultimo génitures. Ainsi le choix dépend à la fois de la valeur de la maison de même que des stratégies de reproduction et de transmission patrimoniale : Mes parents ont construit une maison pour moi, raconte une jeune femme de Certeze. Mon mari aussi, il a aussi une maison à lui. C'est la coutume. Le frère de mon mari a aussi une maison qu 'on a visitée hier et qui est vide car il habite dans la maison de son épouse. On voit des maisons abandonnées comme dans des films d'horreur : des araignées, des fenêtres cassées, de tout... C'est dommage. C'est comme ça qu'on arrive à avoir deux, trois maisons (Jeune femme, 30 ans, Certeze, 2005).

La facilité de construction d'une maison par enfant ne s'explique pas uniquement par une augmentation du capital économique. Elle est liée aussi à la chute démographique. La famille est passée de six à dix enfants autrefois (Focsa 1975 ; Ardelean 1994) à un ou deux tout au plus depuis les vingt dernières années. Par exemple, Nora Lichii de Certeze a une seule fille, âgée de 13 ans. Elle possède déjà une maison sur la rue Hîroasa et une 398

Cette situation peut varier en fonction des ressources économiques des parents. Les plus riches pouvaient se permettre de commencer la construction de la maison juste avant le mariage du garçon. Mais, dans la plupart des cas, tout se mettait en place après le mariage.

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deuxième, en construction, à l'entrée du village. En tant qu'enfant unique, la fille hérite de la maison de trois étages de ses parents et qui est construite selon la mode occidentale. Maria de Bihau synthétise clairement le lien entre la variation du nombre d'enfants et la construction de la maison pour chaque enfant : Si on a un seul enfant, on lui donne la maison, mais améliorée. S'il y a deux ou trois enfants, ils font à chacun une maison. Mais « batrânii » (les vieux) avaient dix enfants et c 'était très difficile. Ils mettaient l'accent sur la terre. Aujourd'hui c'est fini (Maria lu' Bihau, 52 ans, Certeze, 2004).

L'importance des terres et du bétail est donc remplacée par la maison et la voiture qui deviennent les principaux enjeux dans la dot destinée à deux parties : Lorsqu'il y avait un mariage, les Oseni commençaient deux, trois jours plutôt. C'était comme ça auparavant. Le garçon accompagné p a r les parents venait demander la fille en mariage. Et « batrânii » (les vieux) décidaient la dot. Ils donnaient des moutons, des chevaux, etc. Maintenant ils donnent la maison, la construction, un peu de terrain agricole, parfois de l'argent et s'ils ont une voiture, ils donnent une voiture... (Dumitru, 50 ans, est travailleur en construction. Lors de cet entretien, il venait de rentrer de la France où il travaille depuis trois ans. Il a travaillé aussi en Italie et a aussi participé aux travaux saisonniers, avant 1989, Certeze, 2004).

Le devoir de construire pour les garçons est modifié par le devoir de construire pour les enfants, indifféremment du sexe, ce qui renverse l'équilibre qui régnait lors des ententes matrimoniales entre les familles. Traditionnellement, la base matérielle d'une nouvelle famille se réalisait par addition des éléments différents mais complémentaires : les terres et le bétail (pour le garçon) + meubles, vêtements, textiles et parfois le bétail (pour la fille). Toutes les sphères de la vie domestique étaient ainsi couvertes. Avec le changement de la réglementation de la dot par la possibilité, voire le devoir de construire pour les filles aussi, la complémentarité est remplacée par la multiplication du même élément, ce qui déclenche une surcharge matérielle difficile à gérer par le jeune couple. Ainsi, l'implication des parents avant et après le mariage s'avère essentielle : Si tu as deux enfants, le garçon a une maison, la fille a une maison. La fille peut aller dans la maison de son époux et l'inverse, ça dépend de l'entente. Chez nous, il y a beaucoup d'exemples de couples qui ont deux maisons. Le garçon et la fille... Les plus riches en ont plusieurs. S'ils ont de l'argent, ils détruisent et ils reconstruisent. Habituellement, la fille va dans la maison de son époux. Avant, il y avait des mariages aranjate (« issus de l'entente entre les familles. Aujourd'hui, il y en a, mais beaucoup moins» (Vasai Ciocan, 42 ans, Certeze, 2005).

Malgré leur moindre importance qu'autrefois, les mariages aranjate qui résultent de întelegerea (l'entente) sont encore présents à Certeze et à Huta. întelegerea, c'est-à-dire

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l'entente contractuelle et mutuelle entre les familles et entre neamuri (les lignées) auxquelles les deux jeunes mariés appartiennent, représente le moment culminant d'un processus de longue durée destiné à assurer un bon mariage. Il s'agit d'une période de tâtonnements durant laquelle les familles ayant des jeunes bientôt en âge de se marier font usage de tous les réseaux villageois (familiaux, voisinage, amitié, parentaux, etc.) afin de se mettre au courant du statut social et économique des familles des autres jeunes dans la même situation. Le rôle des réseaux féminins impliquant les mères et les grands-mères y est essentiel et repose sur des pratiques anciennes de préparation des futurs mariages. Autrefois, la parentèle féminine accompagnait les filles en âge de se marier à la danse dominicale qui avait lieu à la Ciuperca (le champignon). Il s'agissait d'un kiosque en bois, lieu de déroulement des danses du dimanche. Au-delà de sa fonction de rassemblement des jeunes, la fonction fondamentale de la Ciuperca était celle d'arène d'exposition et de compétition en vue des mariages. Tandis que les jeunes dansaient à l'intérieur, les mères et les grands-mères restaient dehors, autour de la structure. La Ciuperca et la danse représentaient donc le lieu et l'occasion pour les mères de poser un regard analytique et évaluatif et surtout d'obtenir des informations sur les jeunes en âge de se marier. La description de ce moment de rassemblement fait au début des années 1990 par une équipe d'ethnomusicologues français, dans un autre village d'Oas, est révélatrice : « Chaque dimanche après-midi, la vie des jeunes gens de presque tous les villages de l'Oach — que ce soit Bixad, Certeze, à Trip, à Târsolt ou ailleurs - est centrée sur le bal qui se déroule sous le kiosque de danse (la « ciuperca »)... Sur la route, l'arrivée au village est annoncée p a r des cortèges informels de jeunes femmes marchant par petits groupes [...] Ce qui frappe immédiatement, c 'est la disposition des femmes par rapport au kiosque. Elles semblent en représentation .femmes et jeunes filles sont regroupées, probablement, p a r ordre de voisinage, et disposées sur une ligne unique le long de la route faisant face au kiosque. Aucun homme parmi elles. Les femmes mariées ne dansent pas et ne semblent pas être là pour cela : elles se tiennent debout, immobiles, échangeant des propos, la main devant la bouche » (C'est nous qui soulignons) (Bouët, Lortat-Jacob et Râdulescu 2002 : 24-25).

De ces rencontres publiques découlait une prise de décision par la famille qui pouvait être soit l'encouragement soit l'interdiction de la fréquentation. Tandis que les femmes ramassaient les informations, le chef de la famille annonçait généralement la décision. La manière d'agir de la famille avait deux critères : premièrement, le comportement et la beauté du partenaire ; cependant ceux-ci ne valaient rien si ces qualités personnelles

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n'étaient pas secondées par un background informationnel sur la famille et sur le neam. Ici intervient le second critère, le plus important : que le jeune soit de neam bun, ce qui signifie littéralement « appartenir à une bonne famille ». Le sens premier de la définition d'une bonne famille est économique : la famille devait être riche. La richesse se calculait en nombre de terres, de bétail et tenait compte de la hardiesse au travail de l'homme et de la capacité de la femme à prendre soin de sa famille et de sa maison. Ce comportement économique devait être secondé par une honorabilité impeccable, définie par la capacité de la famille et surtout du chef de la famille à défendre les intérêts de sa famille sur la scène communautaire et de se faire respecter par ses semblables. Tous ces éléments devaient obligatoirement être renforcés par l'appartenance au neam honorable ce qui voulait dire que les traits de la famille se retrouvaient aussi chez les anciennes familles de la lignée jusqu'à trois générations. L'importance du neam ou de la lignée dans la définition individuelle réside dans la nomenclature locale des noms. Au Pays d'Oas, chaque individu n'est pas connu par son nom de famille officiel (celui des papiers), mais par le surnom qui contient en fait les marqueurs de la généalogie ou de la lignée. Maria lu' Simon a Clarii, (Maria de Simon de Clara) communique l'appartenance à un neam de même que la position généalogique. Les marqueurs sont aussi des emblèmes (Bourdieu 2000 [1972]) symbolisant tout le capital symbolique accumulé par une lignée, titre qui légitime en quelque sorte les droits privilégiés sur le patrimoine du neam ou du groupe. Or, ce souci de préservation du capital économique et symbolique cumulé au long de la lignée explique les précautions prises par les familles. Les mesures avaient un double objectif: s'assurer que le patrimoine transféré par le biais d'une alliance tombera dans les bonnes mains ; le deuxième était de préserver et même de renforcer le lignage, c'est-à-dire l'honorabilité de la famille399. Alors, appartenir à un neam honorable impose des devoirs plutôt qu'il n'apporte de privilèges (Bourdieu 2000 :49). Par rapport à ce tableau ancien qui témoigne de la portée essentiellement familiale et collective de l'institution du mariage, l'implication actuelle des parents et des neamuri

Mauss théorise le phénomène de l'empathie par lequel un objet acquiert les mêmes caractéristiques d'un autre objet par le simple contact (1923-1924). Cette logique du transfert par contact ou par lien est valable aussi pour la construction des liens sociaux. L'alliance d'une famille honorable avec une autre, moins honorable, peut attirer la disgrâce de la première et sa déconsidération sur l'échelle communautaire.

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varie en fonction de Tâge des jeunes mariés. Plus ils sont jeunes, plus la parentèle a du pouvoir et organise l'union du couple. Ces stratégies s'intègrent dans une dynamique collective qui n'est autre « que le produit d'une combinaison des stratégies des agents intéressés qui tendent à accorder à leurs intérêts respectifs le poids correspondant à leur position au moment considéré dans la structure des rapports de pouvoir domestique » (Bourdieu 2000 : 163). À Certeze notamment, le mariage à Tâge de la puberté est encore fréquent4 . L'âge du mariage des filles varie entre 14 et 21 ans tandis que les garçons se marient après 18 ans, c'est-à-dire après le service militaire. Ils peuvent rester célibataires jusqu'à 25 ans : Ici, le mariage commence à 13 ans et demi. Si tu as 17, 18 ans tu es déjà « vieille femme » et les « coconi » (les jeunes) ne te regardent plus. Chez nous, les femmes disent comme ça : «Daca nu pchicâ din pat, se poate mârita » (elle peut se marier si elle ne tombe pas du lit). Ça c 'est un secret à elles (Photographe, 50 ans, Negresti-Oas, 2002).

Toutefois, par rapport aux années 1970, 1980401, en 2005 se modifie un peu, les filles se mariant vers Tâge de 18-20 ans tandis que les garçons peuvent aller jusqu'à 28 ans. Ce changement, présent à Certeze de même qu'à Huta-Certeze, est dû à la pression des jeunes mères qui, travaillant en Occident, surtout en entretien ménager, ont accès à une autre conception du mariage et du statut de la femme, plus libéral. Ces mères dans la trentaine qui se sont mariées pour la plupart à Tâge de 16 ans et qui ont eu leur premier enfant à 18 et même 17 ans ne veulent pas que leurs filles vivent la même chose : Je suis la plus jeune de trois filles. Mes sœurs sont mariées. J ' a i une fille de 12 ans. Je travaille à Paris (Elle garde les deux enfants d'une famille française). Ma patronne m'a demandé une fois : « Est-tu mariée ? » Lorsqu 'elle a vu ma fille, qui est venue chez moi en vacances, combien elle est grande, elle a dit : « Ce n 'est pas possible ! » Je ne voudrais pas qu 'elle se marie de la même façon. Je me suis mariée à 16 ans et j e l'ai eue à 19 ans. Avant, c'était la terreur. Les filles se mariaient très rapidement. Maintenant, elles retardent un peu (Mère de deux filles, 31 ans, Certeze, 2005).

Les mariages à 15-16 ans surviennent toutefois dans les familles qui ont un capital économique très grand et dans ces cas précis, les structures traditionnelles centrées par 400

Lors de nos études sur le terrain en 2004, 2005, les filles qui venaient de se marier ou qui devaient se marier bientôt n'avaient pas 20 ans. En 2000, la moyenne de l'âge du mariage chez les filles en Roumanie est de 23,9 ans tandis qu'il est de 26,9 ans chez les garçons (Council of Europe, 2—2 ; NIS, 2001. Dans Mihaela Robilâ 2004 : 144. Il faut mentionner que le taux de cohabitation avant le mariage est infime (6%) par rapport à la situation de l'Europe de l'Ouest (INS, 2001). Dans les villages du Pays d'Oas, la cohabitation sans mariage n'est pas acceptée par la communauté. 401 Dans les années 1970, plusieurs ethnologues (Musset 1981) mettaient en évidence un phénomène fort intéressant : l'âge du mariage au Pays d'Oas descendait en dessous de 20 ans (Focsa 1991 : 33 ; Musset 1981 : 12).

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întelegerea sont activées par les parents afin de permettre la préservation, la reproduction et l'administration temporaire du patrimoine matériel issu de l'alliance. Par exemple, en 2005, le mariage d'une fille de 14 ans et d'un garçon de 15 ans est arrangé par deux familles parmi les plus riches de Certeze. Dans ce cas précis, il s'agit d'enfants uniques. La dot de la fille contient deux maisons, dont une finie, aménagée, meublée. À cela s'ajoute l'héritage de la maison des parents, elle aussi de type occidental. Dans le cas du garçon, au moment du mariage, il possède déjà une maison moderne, finie, meublée, à laquelle s'ajoute, tout comme dans le cas de la fille, la maison des parents. Le capital architectural est complété par une voiture neuve et de l'argent. Les parents ne travaillent pas en Occident mais ils sont des patroni (patrons), c'est-à-dire des ingénieurs responsables de chantiers de construction en Roumanie. Les informations obtenues sur ce cas sont indirectes car, lors de notre visite, la réputation des deux familles n'était pas très bonne à l'intérieur du village. La condamnation du mariage basé sur l'entente des parents est déclenchée, dans ce cas précis, par la finalité malheureuse de cette alliance, le divorce402 des deux jeunes après trois mois de mariage. Les conflits d'intérêts qui surgissent entre les familles obligées de se charger du patrimoine matériel issu de l'alliance de deux jeunes n'ayant pas encore atteint Tâge de l'autonomie décisionnelle, le chaos provoqué par la multiplication de la dot de même que l'augmentation du risque de défaite des relations sociales formées lors du mariage arrangé créent une dévalorisation de cette pratique ancienne. Cependant, cette condamnation de la pratique traditionnelle n'est pas franche, mais dissimulée derrière une attaque directe à la maison, considérée comme étant la cause des désaccords : C'est malheureux. C'est à cause d'elles (des maisons,) qu'ils ont commencé à se séparer. Celuici ne veut pas habiter chez la fille, la fille ne veut plus habiter chez l'époux. 11 y a eu un cas récent d'un couple qui s'est séparé après trois mois à cause des maisons et de la fortune (Femme de Certeze, 28 ans, 2005).

L'importance du patrimoine transmis par le biais du mariage de même que les conflits d'intérêts menacent la reproduction économique car il augmente les risques de séparation. 402

Tout comme le mariage, le divorce induit un bouleversement à l'intérieur de l'ordre social communautaire, mais de façon négative. Cela a un impact négatif sur les familles prises en alliance qui doivent se séparer. Cela a aussi un impact négatif sur les partenaires qui, en sortant de l'institution du mariage, perdent leur honorabilité. De plus, leur statut à l'intérieur de la communauté est ambigu.

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Or, la reproduction économique est indissociable de la reproduction de la structure des rapports sociaux et idéologiques (Bourdieu 2000 : 164). Les conflits d'intérêts affectent donc non seulement la sécurité de la reproduction du capital économique ou symbolique de la jeune famille, mais ils affectent les familles et la communauté entière et Tordre ou rânduiala social institué par le mariage. Une autre réaction à ce bouleversement des normes anciennes de l'institution du mariage est la réclamation du droit au mariage d'amour, surtout de la part de la jeune génération. La génération âgée explique ce désir de liberté par un esprit plus indépendant des jeunes qui, partis au travail à l'étranger, s'éloignent de l'influence de leurs familles. Cependant, nous avons vu que, une fois ailleurs, les jeunes restent à l'intérieur des réseaux de sociabilité familiaux, parentaux et communautaires. L'augmentation du pouvoir individuel de décision à l'intérieur du mariage est due essentiellement à l'accomplissement économique personnel et à l'avancement de Tâge du mariage des garçons qui, pris dans le tourbillon du va-et-vient et par le devoir de bâtir et de finir leur propre maison, remettent le moment du mariage à plus tard. L'avancement de Tâge du mariage chez les filles de même que leur entrée sur le marché du travail à l'étranger donnent aussi plus de pouvoir décisionnel. Les principes traditionnels de l'institution du mariage sont mis à l'épreuve par les jeunes qui commencent à tenir moins compte des critères parentaux dans le choix du partenaire et s'orientent plus vers la revendication d'un bonheur personnel par le biais d'un comportement décisionnel individuel. Cette tendance du passage d'une institution essentiellement familiale et parentale à une autre, plus individualiste, préserve toutefois les références traditionnelles de définition du mariage [mariage = fondation d'une famille = fondation (possession) d'une maison]. Le bonheur personnel se définit ainsi par l'acquisition d'un statut social à l'intérieur de la communauté qui, à son tour, est conditionnée par la possession, voire le devoir de construire et de posséder une maison, principe hérité des parents : Vous voyez ce voisin à côté de chez nous ? Il a construit une grande maison. Il a amené son fils avec lui en Italie. Le garçon vient d'avoir 18 ans. Mais le garçon va en Italie depuis l'âge de 14 ans. Il travaille beaucoup ce garçon, de toutes ses forces pour qu 'il fasse sa maison ! (Simon Maria, 34 ans, Huta-Certeze, 2004).

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Cette émulation interne qui tourne autour du triangle mariage - maison - famille est liée aussi au mariage endogame. Au Pays d'Oas, le mariage se produisait exclusivement entre les lignées habitant le même village : Avant, ils se mariaient très rarement à l'extérieur. Ils « se câutau » (cherchaient à trouver quelqu'un) du village. Les mariages avaient lieu entre eux, entre « neamuri » (lignées), entre les amis et les voisins, donc parmi les gens qu'on connaissait très bien, parmi ceux avec lesquels on avait des bonnes relations, établies durant plusieurs générations (Prêtre Viorel Bolos, Certeze, 2004).

Dans les années 1970-1980 il y avait aussi des mariages exogames de proximité, c'est-àdire entre les villages voisins, Certeze, Huta-Certeze et Moiseni, donc des villages avoisinants appartenant à la commune Certeze403 (Musset 1981 : 15, 16). Par exemple, toutes les familles habitant Huta-Certeze ont des parents à Certeze et réciproquement. Cette règle, encore dominante à Certeze et à Huta devient plus permissive dans le sens où, depuis une trentaine d'années, émerge un phénomène nouveau, mais très timide, de mariages mixtes avec des Français : Jusqu 'à il y a 5 ou 6 ans, il était très étonnant que quelqu 'un se marie avec quelqu 'un d'ailleurs. Maintenant, il y en a des cas, des gens qui se marient en France, mais très peu. La grande majorité se sépare. Ils ne renoncent pas à leurs coutumes, à leur maison et peu d'entre eux s'établisse en France ou dans d'autres pays (Nuta lu ' Bica, 35 ans, Certeze, 2005).

Ainsi que le dit notre interlocuteur, ces mariages mixtes sont des exceptions et ils ne résistent point. D'une part, les jeunes retournent au village et peu d'étrangers acceptent d'y vivre

et

donc, de se conformer aux lois locales. D'autre part, la difficulté de l'acceptation du mariage exogame est encore présente et est liée à la méfiance de la communauté par rapport aux étrangers. Étant donné que dans la société traditionnelle l'identité de chaque individu n'est pas essentielle mais relationnelle, l'étranger ne peut pas être analysé et surtout évalué405. Le mariage reste essentiellement le moment de mise en scène communautaire de la réussite individuelle et familiale matérialisée dans l'image de la nouvelle maison ou de la maison de

403

Dans les années 1970, Danielle Musset constate pour le village de Moiseni que, sur un total de 693 mariages, 191 sont des mariages dans lesquels un des deux conjoints est étranger au village. « Étranger » veut dire originaire des villages voisins, Certeze et Huta. Elle explique l'existence des mariages exogames entre les villageois de Moiseni et Certeze par l'absence d'une église à Moiseni, ce qui oblige les gens à fréquenter celle de Certeze, occasion de créer des liens de sociabilité capables de conduire à des alliances entre villages (1981 : 15-16 et 17-18). 404 Dans la majorité des cas, les mariages mixtes sont formés d'un Certezan et d'une Française (La Française). Nous n'avons pas rencontré une situation inverse. 40 L'étranger est moins défini par des critères abstraits, ethniques par exemple. Il est plutôt quelqu'un qui vient de "dehors", qui est étranger par rapport à la communauté (Mihailescu, Popescu, Pânzaru 1992 : 12).

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type occidental. Le mariage représente aussi le moment de réactualisation et de réévaluation de la réussite morale et matérielle du neam auquel les mariés appartiennent. Or ce chronotope social de l'honneur et de l'honorabilité parentale ne peut être accessible que de l'intérieur et par le biais des réseaux de sociabilité communautaires. Il est plus facile d'avoir toutes les informations si l'époux ou l'épouse sont du même village ou, au moins, des villages voisins. Dans le cas des mariages exogames, le nouvel arrivant ou la nouvelle arrivante doit subir un processus d'intégration et d'acceptation par les membres de la famille et de la communauté, processus difficile pour le nouvel arrivant. Outre les implications communautaires, il y a aussi un fort sentiment d'appartenance au village, matérialisé par une fréquentation exclusive : 11 n'y a pas de différence entre une fille de Certeze et l'une de Huta. Cependant, s'il y a une discothèque chez nous, il est rare qu 'ils viennent de Certeze. Ils en ont une chez eux, au village. En plus, ils sont très fiers d'être plus riches que nous autres... Cependant, ils se marient entre villages, mais c'est rare (Vasile Simon, 18 ans, Huta-Certeze, 2004).

L'arrivée d'un groupe déjeunes de Huta à la discothèque de Certeze ne passe pas sans être remarquée et vice versa. À cela s'ajoute une attitude protectionniste masculine associée à un comportement d'affirmation de la virilité envers les filles du même village, ce qui déclenche des conflits ou des tensions entre des groupes apparentés à des localités différentes, ce qui explique pourquoi 90 % des mariages de Certeze et de Huta restent encore endogames. Au-delà de l'augmentation du pouvoir décisionnel des jeunes dans le choix du partenaire, l'alliance matrimoniale est essentiellement une affaire familiale et collective. Pour la simple raison que, dans une société à petite échelle tel le village, le mariage d'un individu déclenche une reconfiguration de l'ensemble des réseaux de sociabilité et le repositionnement des lignées parentales sur l'échelle de valorisation communautaire en fonction d'une alliance plus ou moins avantageuse. La baisse de l'importance de l'institution traditionnelle de la întelegerea ou du rôle du neam comme critère de choix ne signifie pas que les familles ne s'impliquent pas ou qu'elles ne sont plus présentes dans le cheminement du jeune vers un nouveau statut social de personne mariée. La seule différence est que le processus n'est plus radicalement tranché, mais se fonde sur une négociation avec le jeune si son choix « n'est pas bon ». La pression des

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parents peut être modérée en fonction du degré d'accomplissement du garçon : la possession d'une maison et/ou d'un travail à l'étranger capable de le dépanner et de diminuer la dépendance financière des parents. Au mariage, «nu se mai bagâ la înfelegere » (il n'y a pas d'ententes). Aujourd'hui, c'est égal : l'argent et être de bonne famille (neam). Mais de plus en plus, cette dernière disparaît elle aussi. Avant, les jeunes écoutaient. Si les parents disaient : « Tu vas prendre X en mariage... ». Mais aujourd'hui ils font ce qu'ils veulent. (Petre Mihoc, 60 ans, Certeze, 2005).

Dans la pratique, marier maison avec maison signifie donc en premier marier bâtiment avec bâtiment. La maison connaît ainsi une montée sur l'échelle de l'importance économique à l'intérieur des enjeux du mariage tandis que le neam connaît une légère baisse. Il semble que le critère matériel ou économique l'emporte de plus en plus sur le moral, que la montée de l'individualisme fragilise le rôle décisionnel du groupe parental : Égaux

Terres Bétail Maison

Neam

Égaux

Maison Voiture Terres Bétails

Moins

Neam

Neam Maison

Figure No 2 : Variations du poids de la maison à l'intérieur des alliances matrimoniales Toutefois, les choses ne sont pas aussi tranchées car, au-delà de sa portée économique et matérielle, la nouvelle maison est chargée symboliquement de communiquer et de mettre en scène l'orgueil, la fierté et la réussite de l'individu et de sa famille. L'échange ou la reproduction économique et matérielle qui se produit à l'intérieur de l'institution du mariage et qui est dominée par la loi de l'intérêt reposent sur les relations de prestige et d'honneur.

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5.2. La maison de type occidental, le nouvel lieu de déploiement du cérémonie! matrimonial À l'intérieur de l'institution du mariage, le cérémoniel de la noce représente le moment culminant de visibilité du couple et des familles apparentées. À Certeze, toutes les noces ont lieu în casa de nunti (dans la maison des noces), un bâtiment grandiose situé au centre du village, à côté de l'école et derrière la mairie. Élevée depuis quelques années, elle s'intègre dans le paysage moderne du village par sa massivité et par le crépi jaune des murs. Elle est construite et entretenue par l'effort commun des membres de la communauté. Étant donné le désintérêt total des Certezeni par rapport à l'espace public ou par rapport aux affaires de la mairie, l'esprit communautaire visant l'administration de la maison des noces témoigne de l'importance de l'institution du mariage pour les Certezeni car elle remplace les tentes traditionnelles, aménagées dans la gospodaria des parents du garçon. La noce à Certeze n'est pas un événement intime ou familial mais essentiellement communautaire. Elle rassemble presque toute la communauté villageoise. Cette émulation générale est favorisée par la présence obligatoire de la parentèle des deux mariés qui couvre la moitié du village et même les villages voisins. À cela s'ajoute la parentèle des nasi, les parrains de la noce (en l'occurrence ceux du marié). Il faut préciser qu'au Pays d'Oas, l'institution de parrainage reste aussi importante qu'auparavant et déterminante dans l'introduction honorable du jeune couple sur la scène communautaire. Les parrains sont les parents symboliques des mariés. Ce symbolisme touche aussi la vie quotidienne car ils ont le pouvoir d'intervenir lorsque les relations familiales sont détendues. Leur rôle est aussi économique car, après les parents, leur contribution lors de la noce est la plus importante. Habituellement, ils deviennent les parrains du premier enfant et donc les gardiens de la fondation et de l'évolution de la nouvelle famille. Les parrains représentent aussi l'interface du couple dans le sens que leur richesse, leur honorabilité et leur respectabilité confèrent du prestige et de la reconnaissance au nouveau couple sur la scène villageoise. Habituellement, les familles qui font du parrainage sont des familles gazde, c'est-à-dire riches et avec une très bonne réputation dans la communauté. En tant que famille honorable, les parrains n'ont pas d'excuses. Ils doivent tout faire pour 413

bien se présenter devant la communauté et, par conséquent, font de leur mieux pour pouvoir posséder des maisons mises à jour. Chaque fois qu'une famille gazda s'implique dans le parrainage, elle met en quelque sorte en péril son honorabilité. Toutefois, ce défi doit être obligatoirement relevé : plus la famille parraine des couples, plus elle accumule un capital symbolique capable de la rendre invulnérable sur l'échelle de l'honorabilité communautaire. Or pour pouvoir répondre, elle doit avoir des moyens économiques. Habituellement, les familles gazde ont les maisons les plus modernes de Certeze. Le cas de Maria Mireselor identifiée par les habitants de Certeze et non seulement en tant que « gardienne des traditions» l'illustre bien. Lors de notre première visite, elle a tenu à souligner le fait qu'elle avait comme fini (filleuls) la moitié du village de Certeze et ailleurs, dans les autres villages. Malgré les dépenses énormes auxquelles les parrains s'engagent, ils en tirent avantage car, dans la logique de l'échange (Malinowski 1961), ils accumulent du prestige et de la reconnaissance de la part de la collectivité. D'ailleurs à Certeze, plus le nombre de filleuls est élevé, plus la famille gazda est honorable et respectable. Les pertes économiques sont donc compensées par l'acquisition du pouvoir symbolique. Étant donné les enjeux économiques et symboliques de la relation de parrainage, trouver des nasi buni (des bons parrains) est le principal défi pour les mariés et les parents. Étant donné l'ampleur et la visibilité du moment, la noce représente la principale occasion qui donne lieu à des compétitions d'honneur et à des surenchères ruineuses. L'appréhension la plus forte des familles impliquées dans un mariage est de se couvrir de honte et de déshonneur. Contrairement à la noce traditionnelle, les dépenses actuelles se multiplient par la segmentation de la noce en deux : la partie traditionnelle et la partie moderne. La noce traditionnelle, plus courte, consiste dans le port des costumes traditionnels de mariage pendant le mariage à la mairie et à l'église. Avant d'aller à la mairie, le cortège nuptial va chercher les parrains. Il va ensuite à la maison du mari et passe finalement par la maison des parents de la mariée. À l'intérieur de ce tour des familles impliquées, la nouvelle maison devient la principale scène de

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déroulement des cérémonies et rituels traditionnels. C'est dans cette maison que se déploient la séparation rituelle des jeunes mariés de leurs parents, la construction cérémonielle des nouvelles relations sociales entre le couple et les parrains, entre les parrains et les familles des deux jeunes, etc. Ils chantent et ils dansent dans le salon et devant le bâtiment. Dans ce contexte particulier, la maison sort de son état passif (d'objet à admirer ou exposé) afin de devenir le lieu de déploiement des cérémoniels essentiellement traditionnels. Cet usage local Téloigne davantage de son origine occidentale afin de la travailler et de la domestiquer dans une logique particulière de production et de reproduction sociale et symbolique de la communauté villageoise. Malgré son apparence européenne, la maison de type occidental est essentiellement une maison oseneasca (du Pays d'Oas), l'espace du déploiement des pratiques cérémonielles locales et anciennes. Après le mariage à la mairie et à l'église, les participants changent les vêtements traditionnels de noce pour des tenues modernes et vont à la maison de noce où la fête a lieu. La partie traditionnelle ainsi que la partie contemporaine attirent des dépenses substantielles et les deux ont le même but : sortir de l'ordinaire. Un costume de mariage traditionnel peut atteindre la somme de 3000 euros et la robe moderne, achetée soit en France, soit en Turquie ou dans les villes proches, peut aussi coûter jusqu'à 3000 euros. On invite des chanteurs réputés de Bucarest. Parmi les plus convoités, le chanteur de manele, Cristian Guta, demande 3000 euros pour une seule nuit. Afin d'éviter les situations imprévues, la nourriture est préparée en grande quantité. Si seulement la moitié des convives se présentent, la plupart des victuailles sont à jeter et les pertes peuvent être énormes. Si un villageois veut compter sur la présence et sur l'aide des invités, il doit fréquenter au cours de sa vie toutes les noces du village et se montrer à chaque fois généreux. Or cet investissement, à la fois momentané et de longue durée qu'implique le moment de la noce a une portée essentiellement symbolique. Tout comme dans le cas du potlatch (Malinowski 1989), la perte économique et matérielle conduit à une accumulation symbolique de prestige et à la reconnaissance de l'honorabilité des familles des deux jeunes impliqués dans le mariage de même qu'au classement social et symbolique du nouveau couple sur la scène communautaire. À la fin d'une noce, personne n'est triste

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s'il reste de la nourriture ou si le nombre des invités n'était pas élevé. Ce qui compte finalement pour les parents, est de bien s'en sortir et de ne pas se couvrir de honte. La noce représente aussi pour les invités le moment d'échanger des informations sur le couple, sur la vie du village et sur les familles directement impliquées dans le mariage. On fait des comparaisons avec d'autres noces qui viennent d'avoir lieu. C'est aussi un moment de rencontre, de la mise en oeuvre des stratégies individuelles ou collectives, d'établissement, de renforcement ou, au contraire, de rupture des liens d'amitié, de rivalité, de coopération, d'amour ou de jalousie. C'est ici qu'on émet des jugements de valeur sur la dot, notamment, sur la maison, sur l'aménagement, sur les matériaux utilisés et les décorations. L'examen détaillé de la maison permet de juger dans quelle mesure chaque partie s'est bien ou mal présentée lors de la fête. La noce représente la mise en scène et la mise au courant de toute Tavant-scène d'avant le bal proprement dit qui s'est déroulé chez les familles impliquées. On s'informe non seulement des jeunes mariés, mais aussi de leurs familles, à savoir de l'histoire économique et sociale, du patrimoine symbolique, notamment du capital d'honneur des hommes et des femmes, de la qualité des réseaux d'alliances, la position de la famille dans le groupe, etc. En ce qui concerne l'aspect économique et symbolique, une véritable enquête (Bourdieu 2000 : 164) extensive est menée. On s'informe de la réputation l'individu et de sa famille au-delà des frontières du village afin d'évaluer leur honorabilité à l'étranger. Celle-ci est essentiellement évaluée par l'esprit masculin de débrouillardise. Le lien avec la collectivité est fait dans la mesure où cette honorabilité externe correspond à une autre, interne, matérialisée par l'image d'une maison moderne de type occidental. La noce est aussi une instance locale judiciaire où tout est évalué : la richesse, les relations sociales, la conduite, l'apparence, etc. Ainsi, le mariage représente le moment le plus important du cycle de la vie rurale, un moment extraordinaire (Bourdieu 1980) de concentration de toutes les ressources, matérielles et symboliques, de prestige et d'honorabilité individuelle et familiale et de leur communication sur la scène communautaire. Étant donné le poids symbolique de ce moment cérémoniel, il n'est pas étonnant que les parents fassent de leur mieux pour bien se présenter devant la

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communauté. La construction d'une maison à l'occidentale entre dans cette logique locale de mise en scène de la réussite et d'acquisition de plus de prestige. La maison à l'occidentale représente la scène de déroulement de la partie traditionnelle du cérémoniel du mariage tandis que la maison de noce abrite son côté moderne, ce qui, apparemment, s'encadre dans la logique du paradoxe et fait partie du même dessein : celui defala, c'est-à-dire de la représentation de la réussite économique et symbolique. Les deux cérémoniels sont importants car ils sont sources de prestige : la partie traditionnelle reproduit et met en scène tout un discours de valorisation de l'Osan qui sait garder ses traditions. Mais cela ne suffit plus, car d'autres critères valorisants émergent : occidentalisation, matérialisée dans la maison moderne, dans la maison de noce, dans les vêtements luxueux et les chanteurs de manele (musique pan-balkanique, surgie après 1989 et qui domine actuellement le marché musical roumain) les plus réputés. Formes anciennes, formes nouvelles, les deux sont les marqueurs d'un unique code d'honneur et d'honorabilité individuelle et familiale sur la scène communautaire. Les dépenses auxquelles les Certezeni se soumettent lors de la préparation des mariages attirent non seulement l'estime mais aussi la désapprobation de la part des autres villages. Devancés et donc humiliés, les Hutars, les habitants de Moiseni ou de Bixad qualifient le comportement des Certezeni lors des noces defalâ, de ce qui représente un mélange négatif et dévalorisant d'orgueil et de fierté. Or ces comportements induisent l'idée de dépassement des limites, c'est-à-dire de la rânduiala, de l'idée d'être comme tout le monde (afi în rând cu lumea). Ces comportements intrinsèques aux réglementations de l'honneur doivent garder leur mesure, voire les limites réglementées par la communauté élargie, sinon, ils se retournent contre leurs acteurs. Tel est le cas des gens de Certeze. Contrairement au reste des Oseni, les Certezeni mettent toujours en jeu « le point de l'honneur » (Bourdieu 2000). Que ce soit la culture matérielle centrée par l'image de la maison de type occidental ou les vêtements, eux aussi traditionnels ou contemporains, tout témoigne d'une volonté de communiquer et surtout de dominer. Le sacrifice de la communication qui induit la prémisse de l'égalité pour la domination qui institue des rapports inégaux porte toujours, selon Bourdieu, les risques de la rupture (2000 :43). Devancés, les autres ne sont pas

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capables de répondre. Plongés dans le déshonneur, les Oseni ne peuvent qu'essayer de répondre en imitant en tous points les maisons des Certezeni sans arriver toutefois à les devancer. De tous les Oseni, les habitants de Certeze sont les seuls à ne pas respecter le jeu de l'honneur et, par conséquent, doivent subir la disgrâce de la part des autres. À l'intérieur de l'ensemble du fonctionnement de l'institution du mariage, la maison à l'occidentale représente un outil essentiel pour le passage du jeune de l'âge pubère à celui d'adulte marié. Elle permet donc d'accomplissement d'un statut social nouveau à l'intérieur de la communauté. Elle est aussi outil de reconnaissance et, implicitement, de présentation individuelle et familiale sur l'échelle sociale car, tout comme dans la société ancienne, l'individu n'a pas d'existence honorable en dehors de l'institution de la famille. Femmes ou hommes, individus ou familles, tous savent que la possession d'une maison donne accès au mariage, donc à un statut honorable et reconnu à l'intérieur du groupe parental et communautaire. Sans ce statut, l'intégration sociale est compromise406. Poursuivons, la possession d'une maison n'est pas suffisante car s'assurer un bon mariage signifie aussi devancer les autres qui visent la même chose. Cette concurrence ne se limite pas aux garçons et à leurs familles. La généralisation de la possession d'une maison à l'intérieur de l'échange matrimonial chez les filles augmente encore plus l'enjeu des alliances et de la transmission patrimoniale. Les parents et les garçons doivent être à la hauteur et même devancer les filles et leurs familles afin de pouvoir gagner l'attention et l'acceptation de l'autre partie et afin d'éviter l'humiliation. Autrement dit, une bonne alliance représente « un défi qui honore celui à qui il s'adresse, tout en mettant à l'épreuve 406

Dans le milieu rural roumain en général, l'homme et la femme qui ne se marient pas et qui sont déjà à un âge avancé sont stigmatisés par la société. La femme est appelée ironiquement fatâ bâtrânâ (vieille fille). Sans aller jusqu'à dire qu'elle n'a pas de statut social en dehors de l'institution du mariage (Segalen 1984), fatâ bâtrânâ est ridiculisée et marginalisée par la société : elle reste dans la maison de son père ou de son frère et représente tout simplement une force de travail. Cette stigmatisation est valable aussi pour les hommes, eux aussi traités de force de travail dans la gospodaria du père ou d'un frère marié, image fort contrastante avec le célibat occidental. Dans la même catégorie se situent copilul dinflori (l'enfant né d'une relation qui n'est pas réglementée par le mariage) et la veuve, figure duale, à la fois sorcière et courtisane. Pour ces deux derniers exemples, le bâtard et la veuve, il y a aussi une autre sémantique, plus positive. On peut attribuer au bâtard des qualités exceptionnelles, intelligence, force hors du commun. Quant à la veuve, si son âge est avancé, elle devient symbole de pureté et de chasteté. Elle ne représente plus une menace à l'adresse du reste de la communauté masculine. Mais même à l'intérieur de cette sémantique positive, le côté exceptionnel, donc hors de la norme, confirme encore une fois l'importance du mariage dans l'obtention d'un statut social reconnu et accepté par la société.

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son point d'honneur» (Bourdieu 2000 : 31). Ces enjeux d'honorabilité dépendants de la possession d'une maison à l'occidentale entraînent une concurrence très forte exprimée d'ailleurs par l'expression « une maison plus belle et plus grande que... ». Dans le discours des habitants de Certeze, le nouveau comportement bâtisseur en rappelle un autre, plus ancien. Il s'agit de la vendeta qui, dans la société traditionnelle du Pays d'Oas et notamment à Certeze, représentait la manière de réglementer les rapports d'honneur entre les neamuri (les lignées). Ces conflits étaient liés essentiellement à l'institution du mariage et à la constitution des nouvelles alliances et, implicitement, au statut de l'homme et de la femme au sein du village. La description et l'analyse de la vendeta est nécessaire afin de mieux mettre en évidence la manière dont le mariage stimule et dynamise le comportement des Certezeni et des habitants des autres villages relativement à l'espace bâti.

5.3. La vendeta, l'ancienne manière de réglementation de l'honneur à l'intérieur du mariage Au Pays d'Oas, on ne parle pas du mariage et de la nouvelle maison sans rappeler la vendeta : Il y avait des situations où l'honneur était entaché, chose extrêmement grave chez un Osan... Déshonorer sa fille, p a r exemple. On n 'abandonnait qu 'au moment où il le tuait. Dans les rapports avec les filles, il y avait des conflits entre les « feciori » (les jeunes hommes à l'âge du mariage). Les parents avaient un rôle extrêmement important dans la formation du futur couple. C 'était plus eux qui « aranjau » (organisaient) les mariages. Certainement, la majorité de ces arrangements était basés sur la préservation ou sur la transmission de la fortune, sur la préservation du « neam ». Si la fille avait d'autres options, si elle voulait autre chose et on le découvrait, on attendait qu 'elle veuille vivre avec telle personne et non pas avec telle autre, ils commençaient déjà la lutte entre les familles (Prêtre Mihai, 55 ans, Negresti-Oas, 2002).

La vendeta est le terme roumain utilisé au Pays d'Oas pour désigner les pratiques coutumières locales de règlement des litiges entre les individus, les familles et les neamuri. Plus précisément, la vendeta désignait « la vengeance du sang » ou l'offense par la parole. Il s'agit du même sens que la vendetta méditerranéenne

ou le Kanun albanais (Kadaré

2000). La vengeance d'un meurtre ou d'une offense implique tous les parents et engendre l'affrontement de deux familles sur une longue période. La vendeta était basée sur une 407

Pour une image générale sur l'anthropologie méditerranéenne voir Albera, Blok et Bromberger (2001). Pour la vendetta et le code de l'honneur dans la région méditerranéenne, voir Blok (1981 : 427-440) et Cassar (2005).

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relation « face à face » (Cassar 2005 : 10), c'est-à-dire sur une confrontation de force qui, localement, s'appelait cutâtârit. Le terme est apparenté au nom cutit (« le couteau ») car l'arme traditionnelle de défense de l'honneur était le pintâlus, le terme régional qui désignait un couteau à lame courte. Son importance était réglementée par la présence de la straita, (« la besace »), la pièce obligatoire du costume traditionnel des hommes. La vendeta du Pays d'Oas représentait un comportement d'affirmation, de préservation et de défense de l'honneur. Onoarea (l'honneur) ou mândria (la fierté + l'orgueil) avait premièrement une portée sexuelle, liée à la prééminence personnelle de l'homme et à la possession physique de la femme. Ce type de relation de domination masculine (Bourdieu 2002 [1998]) conduisait à l'apparition de rivalités entre les hommes pour s'assurer les faveurs des femmes (Cassar 2005). Le moment le plus marqué par ce type de confrontations était dantul (la danse), l'occasion « officielle » de rencontre et de mise en scène prénuptiale des coconi408, c'est-à-dire des jeunes en âge de mariage qui avait lieu à l'intérieur de la Ciuperca (le champignon). Sur la scène publique, la richesse et la beauté de la fille s'exprimaient essentiellement dans le costume traditionnel. Il était le critère en fonction duquel la fille était qualifiée de mândra, qui, en roumain, signifie à la fois « fierté » et « beauté ». Pour les garçons, l'apparence physique devait être accompagnée d'un comportement fier, courageux et qui ne tolère pas le moindre affront ni la moindre insulte sans une riposte violente avec le pintâlus. La danse est l'occasion tandis que la Ciuperca représente le lieu de mise en compétition des jeunes dont l'enjeu principal est de préserver l'intégrité, donc de rester « intouchable» (Campbell 1964), et ce souvent au prix d'une vie :

Cocon est un régionalisme qui signifie un enfant, un jeune ou un homme qui n'est pas marié. Au-delà du sens premier, il y a plusieurs variantes qui ne désignent pas un statut social ou lié à l'âge, mais plus une attitude et un comportement de fierté et d'orgueil. Ainsi, coconon (oasa) signifie quelqu'un qui aime le luxe et la mise en scène; a coconi pe cineva (honorer quelqu'un) ; coconie signifie par exemple la période de l'enfance, mais également l'orgueil, la fierté aristocratique ou de type urbain. Au Pays d'Oas, circule aussi l'équivalent féminin du nom cocon, cocoana. Cependant, le terme féminin ne fait pas du tout référence à un âge d'enfance ou pubère, mais au deuxième degré, de fierté et d'orgueil et son utilisation est stigmatisante. Les Osence vont qualifier une femme de coconoasa lorsqu'elle a un comportement de supériorité, de fierté et d'orgueil, traits qui n'entrent pas d'ailleurs dans la définition communautaire d'une femme « honorable » (DEX, Dictionnaire explicatif roumain). Cocon témoigne aussi du lien très étroit parents-enfants, famillecoconi, un lien de protection et de surveillance (Mihailescu, Popescu, Pânzaru 1992 : 69).

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Je vais vous dire le secret « danfului » (de la danse). Pourquoi « feciorii » (les jeunes garçons) restent à l'intérieur de la « Ciuperca » (champignon) et les filles et les femmes en bas, à l'extérieur. Chez nous on ne disait pas : « Mademoiselle, voulez-vous danser avec moi ? » Non. Il regardait attentivement une fille et il faisait un geste avec la tête. Si la fille disait « non » au deuxième signe, au troisième, au quatrième... Si un autre garçon arrive, alors commence la bagarre et le scandale... (Habitant de Certeze, 50 ans, 2004).

Une fois l'honneur de quelqu'un entaché, le conflit dépassait le cadre de la scène « officielle » de la réussite rituelle prénuptiale en touchant les réseaux familiaux et parentaux. Il faut rappeler qu'au Pays d'Oas, le statut social de l'individu est intimement lié à la famille : il n'existe pas en tant qu'ego, mais en tant que « fils », « enfant » etc (Bell 1979). L'altération de l'honneur d'une personne touchait la parentèle entière. Dans ce contexte, les parents n'étaient plus des spectateurs, mais des actants destinés à protéger le membre de leur famille. Outre les conflits générés par la concurrence individuelle entre les jeunes prétendants lors des rencontres à l'occasion de la danse dominicale, la vendetta pouvait être déclenchée aussi par l'abandon d'une fille par le prétendant ou par le refus de prendre en mariage une fille enceinte suite à une liaison illicite. Ce sont là quelques-unes des causes les plus souvent évoquées. La vendeta avait aussi des dimensions sociales et économiques qui surgissaient lorsque les options de la famille et du neam entraient en conflit avec le choix de la fille ou du garçon. La présence des deux critères, matériel et moral, de même que le rôle important de la famille et du neam dans le choix du partenaire était essentielle au fonctionnement de l'institution du mariage dans la société rurale traditionnelle roumaine en général. Ce que la région du Pays d'Oas et spécialement Certeze, avait de particulier vise la présence unique de la vendeta, c'est-à-dire la présence du code de l'honneur centré sur la violence des comportements conflictuels surgis à l'occasion de la formation des couples. À cela s'ajoute l'ampleur du phénomène car « la justice du sang » dépassait légèrement la période prénuptiale, en touchant le moment de la noce de même que le quotidien de la famille déjà constituée : Lors du mariage, il y avait « danful » (la danse). Et quelqu 'un venait et disait : « Dites ma danse ! » Un autre venait et disait lui aussi « Moi, je ne veux pas ! Dites ma danse ! » Et ensuite ils sortaient les couteaux et frappaient... Ils ne regardaient pas ! On ne voyait que du

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sang. Chaque Osan portait le « pinfâlus ». Lorsque la police arrivait, les filles les cachaient car ils risquaient une amende... (Floarea lu' Big, 51 ans, Huta-Certeze, 2004).

Ainsi, la préservation de l'estime et de l'honneur ne se fait qu'en étalant certaines qualités approuvées et en conformité avec les normes du groupe (Homans 1961 : 98). La présence de la vendeta au Pays d'Oas et son unicité en Roumanie est liée au caractère périphérique de la région et à son ancienne couverture de forêts, ce qui la tenait à l'écart de l'autorité des institutions judiciaires étatiques jusqu'à très récemment. La faible circulation des Oseni avant les années 1970 dont la grande majorité travaillait dans les forêts de la région ou au Maramures, l'absence des voies d'accès, le bas niveau de scolarisation régionale de même que la pauvreté créent un environnement propice au développement du comportement justicier pris en charge par l'individu et surtout par les structures sociales familiales et parentales locales, notamment le neam. Ainsi, le code de l'honneur devient le seul instrument de domination régionale de pouvoir et d'institution, donc de l'ordre. À défaut d'une instance judiciaire étatique, donc extérieure aux structures de sociabilité familiales et par conséquent médiatrice, la confrontation directe demande un comportement de force, sans équivoque, dans lequel entre enjeu le statut social et symbolique individuel. De là résulte ce portrait presque mythique de l'Osan : homme fier, intolérant et agressif. Ce portrait a toujours représenté l'un des aspects principaux de la « spécificité » régionale : Auparavant, c 'était la spécificité de l'Osan de se battre au couteau. Ici, il y a eu la coutume de se battre, de se tuer, il y avait des crimes au village (Nelu, 30 ans, Huta-Certeze, 2004).

Au delà de la confrontation extérieure, la vendeta permet le rapprochement du neam et de la famille. L'individu est pris ainsi à l'intérieur de cette structure sociale à qui revient le dernier mot sur tout choix personnel. Le mariage est le moment crucial car il ne peut pas être séparé de l'institution de l'honneur. En tant qu'institution interstitielle, située à la fois dans le privé et dans le public, le mariage déclenche une pluralité de ruptures et de recompositions sociales (la séparation de la fille de sa famille et son introduction dans la famille de son mari), l'alliance de deux lignées jusqu'alors séparées, la solidification des liens entre les membres de deux familles, etc. À cela s'ajoute le changement de statut des deux jeunes (le passage du statut social de fille non mariée à celui d'épouse, l'intégration

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du jeune dans les réseaux de sociabilité réservés aux hommes) et leur intégration dans la société en tant que couple et nouvelle unité socio-économique. Or tout ce processus qui dans la société traditionnelle du Pays d'Oas est marqué par des cérémoniels complexes (Focsa 1999) témoignant de la double signification du passage, de rupture et de soudure, est centré sur le devoir d'assurer une bonne base de départ, matériel et social, du nouveau couple. Au-delà de sa signification basique de transmission et de reproduction des patrimoines, l'institution du mariage en tant que moment de reconfiguration sociale concentre donc toutes les énergies visant la préservation et/ou la réaffirmation de l'honneur social. Le maintient du rang individuel et familial conduit à une concurrence pour se faire une place honorable et reconnue à l'intérieur de la communauté. Malgré le fait d'avoir fait partie de la définition de la spécificité régionale et d'avoir été le noyau du portrait de l'Osan, « prêt à mourir pour son honneur et pour la liberté » (Ionita 1977), la vendeta a disparu depuis les années 1970. Malgré cela, ce comportement reste très présent dans le discours local et il émerge surtout comme justification du nouveau comportement bâtisseur qui marque actuellement la communauté entière. Cette justification comporte trois axes : le premier est relationnel et vise la coïncidence entre le moment de la disparition de la vendeta et le moment de l'apparition du comportement bâtisseur, il y a approximativement 40 ans. Le deuxième axe est contextuel et fait référence à la sortie des Oseni en Occident. Le troisième est l'importation de la culture matérielle au Pays d'Oas. Il faut préciser que ceux qui font le lien explicite entre la maison et la vendeta à l'intérieur de l'institution du mariage appartiennent à l'intelligentsia locale : les enseignants, les prêtres, les médecins. Quant aux gens ordinaires, les deux comportements, bâtisseur et vendeta, sont mentionnés ensemble, sans lien explicatif évident. Leur coexistence est plus temporelle car le premier vise le présent tandis que la vendeta appartient au passé. Toutefois, les deux s'unissent lorsqu'il s'agit du mariage et des mécanismes qui dynamisent les alliances matrimoniales : Cet orgueil est très important ici, entre eux. Ce qui est étonnant est qu 'ils ont renoncé aux crimes... Le dernier crime s'est produit, ici à Bixad, il y a treize ans approximativement. C'est le dernier crime que moi je connais... Depuis, il n 'y a pas eu un crime avec préméditation. Un homme a été tué, enlevé de sa maison pendant la nuit, s'est fait couper les jambes et a été abandonné au milieu du chemin. Ils lui ont enlevé ses yeux, l'homme est décédé le lendemain. En tout cas, ceux qui ont fait le crime ont été emprisonnés. C 'était une « vendeta » qui allait de

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« neam » en « neam ». Maintenant, ils ont renoncé. Une chose est ici très intéressante. Moi j ' a i vu et j ' a i été étonné. Lorsque je suis arrivé ici (au Pays d'Oas), en 1976, ils frappaient au couteau à droite et à gauche. Peu à peu, ils ont commencé à envelopper la lame du couteau dans un mouchoir109. Uniquement la pointe du couteau restait non couverte afin de ne pas donner de coups mortels. Depuis une trentaine d'années il n'y a plus de crimes. Ils se sont civilisés parce que c 'est l'Occident qui les a civilisés. Maintenant, ils sont des gens « la locul lor » (à leur place)... Cette explosion sur le plan matériel, au niveau de la civilisation, a raffiné un peu leur âme et leur comportement (Prof. Serbanescu, 55 ans, Bixad, 2002).

Tandis que certains éléments matériels et symboliques du code d'honneur ont disparu, d'autres acquièrent des significations et des usages différents. Toujours à sa place, au centre de Certeze, la Ciuperca traditionnelle est bien soignée, réaménagée, plus somptueuse que son ancienne version. Cependant elle n'abrite plus le dant traditionnel qui, remplacé par la discothèque, s'organise chaque samedi soir au bar du village, situé non loin, sur la rue principale. Privée de sa fonction principale de lieu de défilé et de confrontation physique et symbolique prénuptiales, la Ciuperca est devenue Tarrière-plan préféré des couples de mariés qui, après le mariage à la mairie, y viennent pour se faire photographier. Elle est le lieu de «mise en mémoire» (Nora 1984) de la moitié traditionnelle du cérémoniel matrimonial car, après, le cortège des voitures étrangères se rend vers la maison où tout le monde, les mariés compris, changent les vêtements traditionnels pour les modernes avant d'aller à l'église. La préservation de la Ciuperca est liée à une nouvelle pratique d'affirmation d'une identité et d'une appartenance, cette fois régionale, celle de l'Osan. À part les noces, la Ciuperca est intégrée dans le tourisme folklorique destiné à signaler, par sa présence centrale et également par sa structure en bois richement orné, une autre image de la région, difficilement identifiable dans les bâtiments privés voisins qui rappellent plus le présent et une identité plus englobante, moderne et européenne. Le pintâlus, principal outil de réglementation et de « maximisation du prestige » (Goode 1978) n'existe plus. Ce qui témoigne encore de son utilisation ancienne est la préservation de son emplacement, la besace, qui acquiert un rôle esthétique. Support de broderies de plus en plus sophistiquées, la besace déclenche chez les Certezeni les histoires de vendetta qui ont marqué le village autrefois. Comment toute une culture de l'honneur, partagée et Il s'agit d'un mouchoir en tissu.

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reconnue par la communauté entière, et ayant représenté la clé du fonctionnement de l'institution du mariage, a-t-elle pu disparaître tout d'un coup ?

5.4. Du couteau à la maison. « Tailler » dans l'espace l'honneur de la famille À partir des années 1970, l'apparition de la nouvelle maison succède à la disparition de la vendeta et les deux se réunissent à l'intérieur du discours des gens sur l'institution de l'honneur au Pays d'Oas : Avant, il y avait la loi du couteau. Ils se battaient souvent. Si votre épouse était invitée à danser, moi il fallait me venger. Il y avait aussi les mariages. Avant, les maisons étaient très petites et c'était très difficile... C'était une question de pouvoir... Il y avait des lois sans explication. Les lois étaient faites par les gens... (Maria Mireselor [« des Mariées »], 56 ans, Certeze, 2005).

La sortie en masse de leur région permet aux Oseni de se conformer à des règles de l'honneur différentes de celles de leur région d'origine. Travailler en équipe, avoir un programme à respecter et un supérieur ou un responsable à écouter diminue le pouvoir de décision et d'action individuelle et familiale. À cela s'ajoute une canalisation de la tension (Huizinga 1988) issue de la confrontation physique vers d'autres formes de concurrence. La confrontation par le travail devient aussi valorisante, d'autant plus qu'il s'agit d'un travail physique, rude, difficile (donc masculin) qui, en plus, n'est pas fait par n'importe qui, mais par les Oseni uniquement : fouiller des canaux, peindre des poteaux d'électricité, couper et nettoyer la terre de racines, travailler dans le domaine de la construction. Cela s'amplifie avec le départ à l'étranger où les hommes continuent à faire des travaux ardus sur des chantiers de construction ce qui déclenche souvent des situations de concurrence et de tension. Le labeur acharné devient ainsi le principal cadre de réglementation et d'acquisition du prestige, du pouvoir et de l'honneur masculin. Mais l'honneur est essentiellement un acte de présence et même un acte de présence immédiat, physique et direct, en face à face. Dès le retour au village, après des périodes de longue absence, l'autorité de chaque individu est mise à l'épreuve. À cela s'ajoute l'émergence des nouveaux critères de définition de l'honorabilité et de la réussite dont les maisons des delegati occupent la première place. Ce phénomène local s'intègre dans un contexte plus général, marqué par le discours socialiste de l'homme nouveau représenté par

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l'habitat nouveau, seul capable de réduire à néant la souffrance du paysan d'origine bourgeoise. À l'intérieur de ce discours s'opère une réévaluation de la signification de la maison paysanne dans sa version socialiste. Elle devient la matérialisation de la réussite du paysan, de son enrichissement économique et symbolique. La nouvelle maison paysanne est investie d'un double capital, économique et symbolique (Bourdieu 1984) capable de signaler l'acquisition d'une identité nouvelle par son habitant, une identité valorisante et honorable410. Ce discours idéologique des années 1970 - 1980 qui domine la presse régionale du Pays d'Oas présente les maisons des delegati de Certeze comme les premiers exemples à donner de la réussite du système tandis que la vendeta génère un registre discursif opposé, dévalorisant. Elle est évoquée par les médias afin de condamner l'agressivité, l'intolérance, les meurtres. Ce comportement conduit à l'émergence et à la propagation d'une image régionale sauvage, dangereuse, arriérée. Tous ces éléments à la fois externes et internes au milieu provoquent une mutation structurelle et fonctionnelle du code de l'honneur ancien articulé autour de la vendeta : Maintenant, ils n'ont plus de temps... Ils n'ont plus de temps pour de telles choses. Il ne reste plus de temps pour faire des vendettas. Vous voyez, ils courent maintenant après l'or et l'argent... (Prêtre Bobita, Moiseni, 2002).

La maison absorbe toutes les énergies individuelles car, image de son propriétaire ou de sa famille, c'est à elle de communiquer et de témoigner de l'honorabilité des jeunes proches de Tâge du mariage sur la scène communautaire. C'est encore elle qui témoigne de l'assiduité au travail des parents qui la font construire ou de l'assiduité au travail accompli ailleurs par ses propriétaires. Cette maison se trouve ainsi au centre des enjeux sociaux et symboliques destinés à assurer à l'individu une place honorable à l'intérieur de la communauté locale. 11 ne s'agit donc pas du remplacement d'un comportement identitaire, mais d'une adaptation et d'une transformation (Hobsbawm 2006) de la forme et du comportement traditionnel du code de l'honneur. Au-delà du message économique qu'elle transmet, la maison est instrumentalisée afin de pouvoir communiquer et signaler la réussite des jeunes en âge de se marier et leur préparation à Tâge adulte, à leur intégration à une autre étape de la vie sociale : la vie de 4,0

Voir les numéros de la revue Cronica satmareana (les années 1970-1980).

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famille. La maison représente le moyen le plus important (Miller 2001) pour susciter l'admiration et la reconnaissance des autres. À travers la pierre et la grandeur de sa maison, le propriétaire peut dominer et humilier l'autre ou, au contraire, il peut perdre et être devancé par l'autre. La montée de l'importance de la maison dans l'institution locale du mariage fait en sorte que le bâtiment conditionne les chances des familles et des individus de faire une bonne alliance et, à long terme, d'assurer ou de préserver un statut honorable à l'intérieur de la communauté. La maison oriente en premier le choix des jeunes et affecte le statut que le jeune couple aura au commencement de la vie familiale. En plus de son rôle d'instrument d'affirmation de la réussite et de la crédibilité individuelle et familiale, la nouvelle maison représente aussi le lieu de réglementation de la place que chaque individu ou nouvelle famille occupe à l'intérieur de la communauté villageoise. Elle joue le rôle « de lieu d'évaluation de l'autre » tout comme l'ancienne Ciuperca. Elle est présente dans les cérémoniels prénuptiaux telle la fête de Noël lorsque les garçons, armés de caméras vidéos, viennent dans le salon des maisons des filles en âge de se marier afin de transmettre les souhaits traditionnels et danser. La descente d'une jeune fille de 12 ans d'une voiture moderne appartenant à son cousin, son apparence coquette, habillée d'un pantalon moulant rose, avec un gilet court à la Britney Spears et un petit sac à main déclenche une discussion « entre les femmes » : Moi : Jolie fille ! Mère : Qu 'elle soit riche car si elle a de fortune rien ne compte plus. 11 y a une ambition en toute chose, en maison, en voitures, en tout. C 'est à la fois une ambition personnelle et pour les enfants. Nous étions très mécontents à cause du fait que notre maison n'était pas rénovée. Les garçons viennent et j e vous ai dit, ils viennent avec les caméras vidéo. Ils filment chaque maison. Et lorsqu 'ils écoutent les cassettes, ils voient. Et les filles veulent être « nealcoçe », avoir pour montrer. Il faut venir à Noël. Les garçons habillés de leurs costumes traditionnels viennent dans les maisons où il y a des filles à marier (Floarea, 30 ans, Certeze, 2005).

Le salon de type occidental devient ainsi, comme nous l'avons déjà montré dans les chapitres sur l'intérieur de la maison, le nouvel lieu de déploiement des cérémoniels et des pratiques prénuptiaux anciens. Il est préparé pour conquérir, pour séduire, pour envoûter. Les couleurs, les lumières, les matériaux flamboyants constituent une culture matérielle provocante qui fait appel aux sensations tactiles. Tout est disposé pour éveiller le désir et,

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finalement, pour

« consommer »

le

spectateur.

Ce

pouvoir

« gastronomique »

(Schopenhauer cité par Eco 2007 : 404) du lieu et des objets domestiques ne laisse pas de place à la contemplation, l'apanage par excellence de l'objet d'art. Cette destination de consommation de l'autre et de séduction est amplifiée par le jeu de dissimulation (Baudrillard 1988). L'apparence étincelante des lieux de réception expose et à la fois cache d'autres lieux, vides et honteux. Tour comme dans le cas du consommateur du midcult (culture moyenne), celui qui regarde la maison du Pays d'Oas « est victime du mensonge et il n'y a pas d'importance s'il en est conscient ou non » (Eco 2007 : 404). Dans le champ de l'esthétique, la maison de type occidental n'est que la matérialisation de ce qu'Eco appelle kitsch, dans le sens d'un objet qui, « pour justifier sa fonction stimulatrice d'effets, s'empare de ce qu'il a pu voler d'autres expériences et se vendre, sans réserves, en tant qu'objet d'art », donc authentique (Eco 2007 : 404). Toutefois, si on reste à l'intérieur de l'approche esthétique, on perd le sens essentiel de cette maison qui, intégrée et domestiquée à l'intérieur de l'institution locale du mariage, devient le principal moyen de structuration des alliances et des réseaux parentaux et communautaires. Son apparence ne sert pas à la contemplation (qui fait de la maison un objet passif), mais à la séduction, ce qui inverse le rapport car l'objet devient actif. Afin de bien agir, la maison est préparée pour séduire. Ici, le jeu de ruse entre l'apparence éblouissante et l'essence quotidienne qui est écartée, dissimulée, de même que « le vol » d'autres expériences (extérieures et occidentales) valorisantes deviennent les supports de la préservation et surtout de la reproduction familiale et sociale à l'intérieur de la communauté locale. En fonction de la maison, la fille ou le garçon est évalué, apprécié, quantifié. Construire une nouvelle maison n'est pas seulement un outil d'accomplissement matériel et moral. Ce comportement s'intègre dans un code de l'honneur qui est reconnu et accepté par la communauté entière. En construisant une maison, l'individu se conforme aux normes du groupe, entre autres celle d'acquérir de la crédibilité sociale et de pouvoir. Or, l'obtention du statut de personne mariée honorablement ne suffit pas car une fois acquis, il doit être préservé et même amplifié. À l'intérieur de la logique de la vendette, un acte appelle une réponse. Le meurtre par couteau force et requiert la réaction inverse, la

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seule condition de la préservation de l'honneur. En passant au champ du comportement bâtisseur, une fois la maison élevée, les chances de faire un bon mariage ne sont pas complètement réglées car à tout moment, le propriétaire ou la famille bâtisseuse peuvent être « devancés » donc « humiliés » par quelqu'un d'autre qui a construit plus grand, plus beau. À travers un processus de domestication du comportement justicier, « sauvage » de la vendeta, découle donc un autre comportement exprimé par la nécessité de toujours bricoler sa maison afin de pouvoir se maintenir dans la course. Ce travail de l'espace est en fait un travail de soi qui concentre et « domestique » toutes les énergies identitaires liées à l'orgueil, la fierté, l'honorabilité, la crédibilité, au pouvoir et au respect. Sans avoir disparu, le code de l'honneur est, à Certeze et au Pays d'Oas, plus fort que jamais. Aujourd'hui il s'exprime dans la pierre, dans les matériaux, dans les étages et la grandeur de la maison : Ils sont devenus plus tolérants entre eux. Il n 'existe plus cet esprit de vendetta dont vous avez peut-être déjà entendu parler et qui a disparu depuis quelques années. Leur « mândria » (fierté) se manifeste encore dans tout ce qu 'ils font. Ce qui reste de cette « mândria » disons exacerbée, mais uniquement au plan de la vengeance, ce sont les constructions que maintenant les Oseni font élever. Il n'y a plus de crimes depuis des années au Pays d'Oas, depuis 20, 30 ans. A cause de la fierté. Ils sont très sensibles. Maintenant, ils ont perdu de cette sensibilité, ils sont devenus plus tolérants, plus équilibrés (Catalin, 28 ans, Certeze, 2004).

5.5. Maisons des sœurs et des frères. Réglementation de l'honneur entre les maisons de la parenté proche Contrairement à la relation entre les parents et les enfants qui tient d'une intégration autoritaire et positive, les sœurs et les frères développent une relation égalitaire de concurrence et de compétition (Bourdieu 2000 : 175) afin de mieux s'imposer à l'échelle du groupe. Floarea habite à côté de sa sœur, Marica. Cette dernière vient de faire des modifications à l'intérieur et à l'extérieur de sa maison. Malgré une volonté déclarée de ne plus la modifier, Floarea ne peut pas s'empêcher de mettre en comparaison sa maison, plus petite que celle de sa sœur, situation récente car initialement, la sienne était plus grande. Malgré le fait que les parents des deux sœurs soient toujours vivants la relation de concurrence est engendrée par leur statut de femmes mariées qui ne dépendent plus d'une autorité commune, le père, mais différente, celle des maris. Malgré l'entraide entre les deux sœurs liée aux stratégies internes de la production économique, la relation symbolique se définit essentiellement sur la scène communautaire par l'image de leurs maisons. Par rapport au village, leur honorabilité est mise au défi. Afin de le relever, chacune doit 429

dépasser l'autre. Or, dans la logique du code de l'honneur, construire plus grand représente pour l'autre un défi, voire une provocation qui demande une réponse qui se matérialise à son tour par la décision de construire encore plus grand. La récupération de l'honneur, voire la défaite du provocateur, n'est qu'un autre défi, lancé à celle qui a initié la première provocation. Ainsi, la maison devient « la joute de l'honneur » entre les sœurs ou les frères sur la scène communautaire. La relation entre le frère et la sœur entre dans le même registre sauf que, cette fois, il ne s'agit plus du même type d'honorabilité, féminine ou masculine. Cette relation implique les enjeux sexuels de l'honorabilité. Être devancé par la maison de sa sœur est vu comme un affront à l'adresse de la fierté masculine et à l'honorabilité du frère qui n'arrive pas à être à la hauteur d'une femme, soit-elle sa sœur. Avoir plus grand que le frère met à l'épreuve l'honorabilité masculine et sa crédibilité devant la communauté entière. Le frère devancé par sa sœur risque d'être ridiculisé. Un jeune de Certeze (21 ans) qui a travaillé en Occident dès Tâge de 18 ans (il a travaillé en France et travaille présentement en Italie, en défrichement et dans l'industrie de l'exploitation du bois) a fait construire chez lui une maison à deux étages. Malgré la possession d'une maison, il vient de commencer à refaire et à agrandir les annexes qui prennent la forme d'un deuxième bâtiment, encore plus grand que le principal. À l'intérieur de la maison, seul le rez-de-chaussée est fini. Il vient de se marier. Sa sœur habite non loin au village et elle est plus âgée que lui. Elle possède une maison et des annexes qui ressemblent à celles de son frère. D'ailleurs, lors de la construction des bâtiments, le frère a eu comme modèle la maison de sa sœur. Lorsque nous avons demandé pourquoi il a agrandi les annexes, il a répondu : Tout le monde a une maison. Ne voyez-vous pas que tout le monde en a une ? Comment me faire devancer par ma sœur qui a construit une maison et des annexes et moi, un mâle, je ne serais pas capable de faire construire aussi ? (« Cum sa ma las eu la sora-me, care si-ofacut casa si anexa mare si eu, barbât, io nu-mi pot face ? ») (Certeze, 2005).

La compétition à l'intérieur même de la fratrie est engendrée aussi par la proximité géographique de leurs maisons. Cette stratégie de préservation de l'unité familiale et du patrimoine engendre par contre la mise en comparaison et donc la concurrence entre les maisons dans le sens de bâtiment et de familles. Le rapport de force dépasse sa signification sexuelle et devient social car la concurrence et le souci de devancer l'autre couvrent aussi

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les relations entre les frères de même qu'entre les sœurs. Tout comme les liens parentaux restent encore forts, la réussite de chaque enfant se calcule et s'évalue à l'intérieur de la famille par l'image et la grandeur de la maison et les activités de reconstruction et d'ajustement permanent de celle-ci en fonction de ce que le frère ou la sœur ont fait.

5.6. Le chapeau de la maison est porté par la femme. Jeux de rôles à l'intérieur de la maison de type occidental À l'intérieur du mariage et même des rapports entre les frères et les sœurs, nous avons mis plus en évidence l'honneur masculin à l'intérieur duquel les femmes représentent des « opérateurs de pouvoir », c'est-à-dire des moyens de créer avec les autres des rapports de domination (Lévi-Strauss 2004). Dans le présent sous-chapitre, nous allons insister sur le rôle de la femme, sur la signification de l'honorabilité féminine par rapport à la maison et sur la dynamique des rôles à l'intérieur du ménage. Nous envisagerons deux situations : les familles où la femme reste à la maison et celles où elle travaille à l'étranger, à côté du mari ou toute seule. La littérature ethnographique roumaine a toujours mis en avant le discours folklorique normatif de la répartition stricte, mais pas rigide des espaces qui attribuerait la maison aux femmes et les champs aux hommes. La femme est donc la maîtresse du ménage, de la maison, de la basse-cour ou du jardin potager, etc. Sa nature est duale. La femme est la protectrice de la maison, gardienne des pratiques magiques apotropaïques nécessaires à la garde et à la préservation du manaAU de la gospodaria, c'est-à-dire de la richesse, de la santé, de la famille et du bétail. Elle est aussi sorcière car elle peut exercer un pouvoir indéniable sur sa maisonnée et sur son homme412 (Segalen 1984 : 127). Par contre, si l'homme est à la maison, il passe la majorité du temps dans les annexes, prend soin des 1

Le concept de mana, connu dans la littérature anthropologique mondiale grâce à Mauss et Hubert (19231924) existe dans le milieu rural roumain aussi. Mana représente une force donnée, d'origine surnaturelle qui consiste en un ensemble des valeurs assimilées (Pavelescu 1998 : 192) à l'intérieur du fonctionnement de la gospodaria, de la vie de chaque membre de la famille, du bétail et des champs. Ces valeurs sont la prospérité, la santé, la beauté. Cette force immatérielle ayant le pouvoir d'agir au plan matériel peut être manipulée, volée, captée, préservée par des pratiques magiques. 412 L'étude de la bergerie met en évidence un ensemble de pratiques et des tabous spatiaux féminins. La femme qui dans des moments précis n'a pas le droit d'entrer ou d'aller à la bergerie, ou d'avoir des relations sexuelles avec son mari (Butura 1989).

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animaux. L'été, l'homme dort même au grenier, ce qui limite sa présence dans la maison. Ainsi, la maison est en fait un « gynécée » (Segalen 1984 : 124) tombé complètement sous le pouvoir de la femme. Un autre aspect du discours normatif folklorique vise la ségrégation sexuelle de l'espace, à l'opposition

espace

privé/espace

public

correspondant

toujours

à

l'opposition

féminin/masculin. L'homme est celui qui doit maintenir l'image de l'autorité masculine par rapport au groupe social afin de respecter la norme qui commande la reproduction du groupe social. Le gospodar fait référence à la fois à un homme travailleur, riche et respectable, ce qui fait de lui le porte-parole de la famille et, implicitement, l'incarnation de la maisonnée. Par contre, la gospodina, la subjectivisation féminine du nom roumain du ménage, gospodaria, fait strictement référence aux qualités domestiques de la femme : économe, travailleuse, hospitalière. Ces qualificatifs s'expriment dans son habileté à garder le lieu propre et en ordre, à bien cuisiner, à prendre soin des enfants et de l'homme, à tisser et embellir sa demeure, à pouvoir assurer la dot en textile des filles. Non seulement lieu principal du travail, la maison devient donc l'emblème de ses qualités413, lieu d'affirmation et de communication de son honorabilité sur la scène de la communauté. Au Pays d'Oas, l'absence prolongée des hommes partis au travail de même que la sortie des femmes sur le marché du travail occidental déclenche une reconfiguration de cette image duale, de structuration de l'espace et des tâches domestiques en fonction de l'opposition masculin/féminin, public/privé. Restées seules à la maison, les femmes se chargent de toutes les tâches de la gospodaria : faucher le foin pour les animaux, aller aux champs, se charger de la surveillance et de la construction de la maison ou de celles des enfants, négocier avec les maîtres travailleurs et aller à la ville pour acheter les matériaux de construction. Il est vrai que, dans l'esprit de l'entraide générationnelle, l'épouse est aidée par son beau-père qui, malgré Tâge, participe aux travaux qui reviennent aux hommes. La Dans son livre, Mari et femme dans la société paysanne, Martine Segalen déconstruit le discours folklorique normatif sur la ségrégation sexuelle de l'espace domestique rural, en démontrant que dans la pratique, le jeu de rôle n'est pas strictement tranché (1984 : 179, 180). La déconstruction de ce discours normatif présent aussi chez les folkloristes et les ethnologues roumains, bien que nécessaire, ne fait pas l'objet de notre analyse car, dans le cas du Pays d'Oas, il est tout simplement mis en question par la mobilité du travail.

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femme en réalisant des travaux habituellement masculins devient ainsi de plus en plus visible sur la scène publique. Par exemple, elle s'approprie des savoir-faire qui, jusqu'alors étaient qualifiés de masculins et de modernes414 comme la conduite de l'attelage des chevaux et plus récemment, de la voiture. À Certeze, les femmes quadragénaires ou plus conduisent leur voiture, indispensable pour l'accomplissement des tâches à l'intérieur et à l'extérieur du village. L'absence de l'homme a donc deux conséquences sur le fonctionnement du ménage. D'une part la division sexuelle de l'espace est ébranlée car la femme gère l'ensemble du travail, soit-il public ou privé, de la gospodaria.

VS.

HOMME

FEMME

PUBLIC

PRIVE

VILLAGE

MAISON

FEMME INTERIEUR et EXTERIEUR PUBLIC et PRPVE VILLAGE et MAISON

Figure 3 : Le passage de la femme de la sphère privée vers la sphère communautaire, publique Le deuxième impact est la croissance du pouvoir féminin par rapport à l'homme, à la famille et à la communauté, aspect existant dans la communauté rurale ancienne, mais dissimulé par le discours normatif folklorique que nous avons présenté plus haut. Expliquons-nous. Tandis que l'homme est le constructeur de sa maison, donc présent sur la scène sociale avant le mariage, la femme devient active socialement et spatialement après le mariage. L'arrivée de la femme dans la maison de son mari correspond à l'accomplissement de la femme en tant qu'être social et culturel (Segalen 1984 : 136), le statut de l'épouse lui conférant de la visibilité et du pouvoir. Ce changement d'un rôle passif à un rôle actif s'exprime essentiellement dans sa relation avec la maison de l'époux. L'arrivée de l'épouse déclenche un processus d'appropriation du lieu en conformité avec 414

Cela vient en contradiction avec l'association normative entre la femme et la tradition, entre l'homme et la modernité.

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son propre goût. Le goût se définit par le détachement de la logique d'aménagement effectué par les beaux-parents ou par son mari et par la prise de possession et de contrôle du lieu. Cette prise du lieu se fait à son tour en fonction de la mode du village, des nouvelles exigences et de nouveaux critères féminins de définition de la beauté et de la modernité de l'intérieur domestique : Ma cousine habite la maison construite par son époux (parti en Europe). Initialement, la maison avait plusieurs pièces, plusieurs chambres. Mais, c 'est la mode des salons. Et qu 'est-ce qu'elle a fait ? Elle a « spart » (a détruit) tout. Tout. Et elle a réorganisé l'espace en fonction du salon. Son père disait à un moment donné : « Fille, t'es folle... Attends que ton époux vienne à la maison et tu verras ce qu 'il va faire avec toi... Après qu 'il a mis tant d'argent et il a élevé la maison, tu viens et détruis tout ! » Mais elle s'en fiche... Elle a continué, a changé les meubles. D'autres détruisent le toit et mettent une mansarde... C'est une mode... (Ion Ciorba, 29 ans, Certeze, 2004).

Les exigences locales et féminines passent par-dessus le pouvoir décisionnel des hommes. La réaction du père dans l'exemple que nous venons d'évoquer ne vise pas la contestation d'un comportement parce qu'il ne fait pas partie des tâches des femmes telles que réglementées par la communauté. Sa réaction vise l'ampleur de l'intervention de sa fille qui risque d'être accusée de gaspillage, ce qui vient en contradiction avec la définition de l'honorabilité féminine dont la pondération est un des traits importants. Son geste semble aussi mettre en doute les gestes de son mari qui, par la construction de sa maison, a acquis une honorabilité et une autorité devant tout le monde. Défaire la maison risque, selon la réaction du père, de défaire l'honorabilité de son mari, ce qui est très grave. Ce volontarisme féminin à l'intérieur de l'espace domestique et des relations de genre n'est pas nouveau415. Il est juste plus visible sur la scène communautaire que dans le temps de son père ou moins dissimulé. Les mots du père n'ont d'ailleurs pas de pouvoir car la fille continue à agir en fonction de critères qui n'ont rien à voir avec le monde des hommes ou avec le réseau de sociabilité masculin. Celui-ci est réglementé à l'intérieur du réseau féminin de sociabilité qui dépasse la sphère domestique et qui débouche sur la scène villageoise. Bien qu'invisible, ce réseau est activé par les structures parentales, de voisinage

L'invisibilité du rôle actif de la femme est due plus à la dominance du discours normatif sur les relations de pouvoir à l'intérieur du ménage paysan, discours qui passe par la voix des folkloristes et des ethnologues (Segalen 1984 : 174). Dans la pratique, le mari dépendait de sa femme pour obtenir l'argent nécessaire pour aller à crâsma ou pour acheter son tabac. La femme pouvait ridiculiser son mari aux yeux de la communauté villageoise, surtout s'il avait l'habitude de consommer beaucoup de palinca, l'eau de vie de la région.

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ou d'amitiés féminines qui font circuler de bouche à l'oreille les informations d'un ménage à l'autre sur les meubles, sur la peinture, sur l'organisation de l'espace domestique, sur l'extérieur de la maison, toit, fenêtres et portes, couleurs et astuces esthétiques. Le bavardage est la manière traditionnelle de faire circuler l'information. La compagnie presque permanente de mon hôtesse m'a introduite au réseau de bouche à oreille car chaque rencontre « au féminin », occasionnelle ou établie par ma présence, représentait une occasion de mise à jour des dernières nouvelles et la maison était au centre des débats. Les conversations tournent autour de l'aménagement intérieur ou extérieur de la maison, et aussi de toute la logistique entourant le processus de construction et de rénovation (les matériaux les meilleurs et les pires, leurs prix, leur localisation, etc.). L'intérieur et l'extérieur de la nouvelle maison de Certeze est donc le miroir de cette intimité culturelle (Herzfeld 2007) féminine car les femmes se rencontrent, parlent et évaluent la réussite de tout le monde et surtout de leurs semblables. Cette sociabilité, semblable à un iceberg qui se déploie dans l'underground de la société villageoise avec des manifestations sur la scène communautaire révélées dans la dynamique de la maison, n'est pas destinée uniquement à faire circuler les informations entre les ménages, mais surtout à évaluer, à égaliser et à devancer ce que les autres femmes font dans et avec leur maison. Le comportement compétitif est activé par la maintenance de la signification symbolique traditionnelle de la femme, la personne de laquelle dépend la réputation de sa famille et de sa maison. Les gestes que les femmes portent sur l'espace bâti se conforment à un code architectural qui devient significatif en relation avec d'autres codes culturels locaux. Ainsi, la maison de type occidental et sa reconstruction permanente en fonction

d'un

modèle exogène se conforment finalement à un « système

anthropologique » (Eco 1986 : 80). Cela signifie que la maison devient un langage capable d'intérioriser et de communiquer ce qui culturellement a de la valeur à l'intérieur de la culture locale (Dant 1999: 67) :la réussite et l'honorabilité de la femme. Seules les femmes qui partagent ce code peuvent le déchiffrer. Les derniers éléments essentiels du code de la réussite de la femme sont : la mansarde, les couleurs pastel des murs extérieurs, le salon, la cuisine occidentale partagée en coin cuisine et salle à manger, les murs intérieurs en matériaux lisses, le faux plafond, le marbre et la faïence. La couleur la plus

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réputée est le rose. Elles changent chaque année en fonction de nouvelles modes, de nouveaux matériaux apportés par les hommes ou découverts par les femmes elles-mêmes dans les revues spécialisées ou à la télévision. L'effort de la femme dans la course est continuel, car chacune doit vite intégrer les nouveaux éléments dans la maison. Mettre à jour la maison représente la source du prestige et de la réussite personnelle et familiale. La femme reste donc garante de l'honorabilité de sa famille devant la communauté car « la maison est à l'image de la femme » (Proverbe roumain). A cela se rajoute une autre responsabilité qui s'est toujours trouvée dans les mains de la femme : celle d'assurer la reproduction de la gospodaria, autrement dit de préparer socialement et matériellement les mariages des enfants416. En plus de tisser les liens capables de favoriser des alliances honorables, les mères agissent aussi sur l'environnement de la maison, en travaillant et en veillant sur la dot des enfants, à la différence que le tissage des textiles et des vêtements est remplacé par « le tissage de la maison ». Ainsi, la maison à l'occidentale est domestiquée à l'intérieur d'un réseau de sociabilité féminine qui fonctionne encore sur des critères traditionnels. Le pouvoir de la femme est aussi fondé par son rôle de « détentrice des cordons de la bourse» (Segalen 1984:130). Elle est l'administratrice du budget familial de la gospodaria tandis que l'homme ne fait que confier à son épouse l'argent gagné ailleurs. Rien de nouveau. Sauf que le budget est plus substantiel que celui d'autrefois et l'indépendance de la femme beaucoup plus importante. La décision d'agrandir la cuisine et de lui rendre l'apparence de celle des téléséries sud-américaines ou d'abattre des murs afin de donner plus de place au salon témoignent du fait que, durant l'absence du mari, le chapeau masculin de la maison est porté essentiellement par les femmes. Tout comme le soulignait Bourdieu dans l'analyse des usages de l'espace kabyle (Bourdieu 1984), dans la nouvelle maison du Pays d'Oas, les frontières deviennent floues par l'action féminine, autant dans la cuisine qu'au salon, autant dans la salle de bain que dans les 4,6

Notons que la reproduction de la gospodaria a toujours été associée aux hommes et au chef de la famille car c'est ce dernier qui représente la famille sur la scène communautaire. Dans la pratique, c'est l'inverse, car le principal agent du mariage est la femme, les hommes restant en dehors des « affaires féminines ».

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chambres à coucher, autant à l'intérieur qu'à l'extérieur, autant dans la structure que dans le design. La relation maison - femme semble dominer aussi par la généralisation de l'usage cérémoniel et de réception de l'espace car chaque coin de la nouvelle maison fait l'objet de parade et d'affirmation d'une nouvelle honorabilité féminine, définie localement comme « moderne » et « occidentale ». La division sexuelle du travail, qui traditionnellement se fondait sur le même principe de division que l'organisation de l'espace, n'est plus valable au Pays d'Oas. Tandis que la nouvelle maison représente l'espace d'exposition de l'honorabilité masculine et féminine sur la scène communautaire, l'espace humble et caché de la cuisine d'été sert d'espace de déroulement des activités quotidiennes féminines mais aussi de lieu de réunion et de réception dans l'intimité de la famille, des parents proches ou des amis. Le rôle actif de la femme dans le processus de transformation de la maison n'est pas visible de l'extérieur. Il est dissimulé à l'intérieur d'un discours masculin qui tire ses racines du discours normatif qui associe l'homme à l'action et la femme à la passivité. Il est dissimulé aussi par un discours généralisant, toujours au masculin. Mais lorsqu'on plonge dans la pratique, le discours se féminise et là émerge le «je», le principal agent de la transformation de la maison : J ' a i rénové ma maison il y a deux ans. Je ne l'aime pas du tout car selon moi, j e dois rénover encore une fois. Nous ne sommes jamais contents. L 'Osan n 'est jamais content ! Jamais ! Il change tout le temps, il ne s'arrête jamais (Floare, 30 ans, Certeze, 2005).

La pratique féminine et la conduite de représentativité masculine émergent aussi lors de la visite de la maison. Dans les cas où l'homme ou le chef de la famille est présent, la présentation et les explications concernant la construction sont faites par les femmes. Il ne s'agit donc pas de l'absence de l'homme qui transférerait à la femme la tâche de représentation de la maisonnée aux étrangers, donc exogène. Il ne s'agit pas non plus d'une relation de femme à femme (voir l'ethnologue et le sujet) car cela se produisait aussi lorsque le deuxième chercheur, mon mari, était présent. Après le tour « féminin » de la maison, nous rejoignions « le maître » de la famille soit dans le salon, soit dans la salle à manger moderne utilisée comme espace de réception et ici, le discours reprenait sa forme masculine.

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Le rôle actif de la femme dans la transformation de la maison est également dissimulé par un autre discours normatif : celui qui associe l'homme à la modernité et la femme à la tradition. Or, l'expression la plus visible de la tradition au Pays d'Oas est le costume traditionnel. Ce discours est lié à la séparation normative des tâches privées (le tissage des vêtements), essentiellement féminines, des tâches publiques (la construction de la maison), essentiellement masculines. La discussion entre Maria, mon hôtesse et sa cousine, Marica, est révélatrice : Maria (35 ans) : Chez nous, les femmes sont très « mândre » (ïïères + belles). Si j e vais à un mariage et que j e n 'ai pas un costume traditionnel tout le monde rit : « Regarde-là ! Elle n 'est pas capable d'avoir une « sumna » (veste) ! Marica (30 ans) : C 'est l'ambition, exactement comme pour les maisons ! L'ambition entre les femmes ! L'homme ne dit jamais : « Vas-y, fais une « sumna » car j ' e n ai vu une plus belle que la tienne, ou une maison plus belle que la tienne... » L'homme ne dit rien ! C'est la femme qui voit tout. C'est la femme qui voit : « X a fait et moi, j e ne le ferais pas ? » C'est une ambition, dans la maison, dans le costume, dans tout (Certeze, 2005).

À la catégorie des femmes restées au village se rajoute de plus en plus une autre catégorie, celle des femmes qui choisissent de partir et de travailler à l'Ouest. Il s'agit de jeunes femmes, et même dans la quarantaine ou plus âgées. La grande majorité travaille comme femmes de ménage. Au début des années 1990, l'occupation principale était la vente des journaux de rue à Paris (Diminescu, Lagrave 2001), mais après la disparition des journaux de rue, elles se sont orientées essentiellement vers les travaux domestiques et le babysitting. Le travail dans les ménages des familles occidentales permet le contact direct avec d'autres modèles d'habitation et d'aménagement. De plus, leur rapport avec le travail change et, implicitement, il se produit une évaluation du statut de la femme à l'intérieur de la famille. L'accès au salariat produit une visibilité nouvelle du travail, plus précisément du travail domestique. Il faut rappeler qu'au village, la majorité des femmes n'a pas de travail rémunéré et que les tâches domestiques font partie du devoir de la femme envers sa famille417. La particularité de cette catégorie par rapport aux femmes qui ne sortent jamais de leur village est l'apparition d'une dévalorisation du style de vie et du statut local de la femme associée à une intégration plus marquée des pratiques domestiques et des usages de Le déplacement du statut de la femme est souligné aussi par les études sur la double résidentatialité des immigrants portugais (Leite 1999 : 295- 312).

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l'espace vus ailleurs. Depuis cinq ans, la tante de mon hôtesse travaille en Italie comme femme de ménage. Avec un accent italien, elle insiste sur le contraste entre le statut de la femme au Pays d'Oas et ailleurs : Moi j'aime travailler là-bas. Tu fais ton travail et ensuite tu pars, tu fais ce que tu veux : se promener ou tout simplement te reposer. Tandis qu 'ici, une femme ne finit jamais son boulot (La tante de Marie, mon hôtesse, Negresti-Oas, 2005).

Elle utilise la cuisine moderne en tout temps, elle utilise la chambre à coucher. La cuisine d'été est gardée pour les travaux « sales » tel cuisiner pour le bétail de la maison. Le vécu et l'expérience du travail en Occident ont comme effet une prise de conscience de la charge sociale et économique qu'elle doit porter à l'intérieur de la société locale. Malgré le fait qu'elle ne sorte pas de la sphère privée, le travail qu'elle accomplit est bien plus facile ailleurs que chez elle. Le contraste est encore plus fort si on rappelle le doublement des responsabilités de la femme par l'apparition du comportement bâtisseur et par l'absence prolongée de l'époux. Loin de la gospodaria, de son mari et de ses enfants, la femme se libère de la moitié de ses tâches quotidiennes. Toutefois, dans la majorité des cas, cette prise de conscience de la différence ne dépasse pas le discours ou les gestes esthétiques tel l'embellissement de la maison avec des porches « comme à Paris ». Dès son retour au village, la femme reprend ses tâches quotidiennes et le contrôle de ses responsabilités familiales tels que convenus par la famille et par la communauté. Le contraste entre le discours et la pratique est déclenché par les liens très forts avec la famille. Premièrement, le statut de mère la pousse à agir conformément aux réglementations locales informelles de l'institution du mariage qui « exige » de construire une maison aux enfants avec tout le processus social de mise au courant des alliances possibles, etc. Deuxièmement, le rôle d'épouse exige de prendre soin de son époux qui ne s'implique pas dans ce qui revient « naturellement » à la femme : préparer le repas, laver des vêtements, etc. Troisièmement, elle ne peut pas se soustraire au code traditionnel local de l'honneur féminin en fonction duquel la femme est évaluée, donc intégrée ou exclue du réseau de sociabilité féminin. Bien qu'elle ait vu autre chose ailleurs, la femme ne peut pas risquer la ridiculisation car cela n'affecte pas seulement son honorabilité, mais celle de la famille entière avec des répercussions sur le parcours social futur de ses enfants.

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Le comportement centré par le concept de gospodina représente le noyau du code traditionnel de l'honorabilité féminine. Être ou ne pas être une bonne gospodina peut affecter l'image de la femme devant la communauté et cela, malgré le pouvoir représentatif de la maison occidentale. De toutes les femmes de la région, celles de Certeze sont qualifiées de plus mândre (fières) dans le sens négatif du terme, celui de parade liée à la façade. L'apparence de leur maison et leur richesse semblent être dévalorisées par un comportement déshonorable défini par la paresse, le manque d'habilité à cuisiner et à maintenir la propreté de la maison. Dans la sphère publique, la femme de Certeze est accusée de manque de volonté et d'habileté dans l'organisation des cérémoniels de mariage. À cela s'ajoute un comportement ostentatoire dans les vêtements, traditionnels ou modernes, qui humilie les femmes des autres villages, ce qui déclenche d'ailleurs les jugements. Ce discours témoigne essentiellement du maintien du code traditionnel de l'honneur qui passe au-delà de l'apparence de la maison à l'occidentale afin de quantifier l'honorabilité de la femme sur l'échelle communautaire. Par comparaison avec les femmes des villages voisins, celles de Certeze sortent de la norme locale. Elles renoncent plus vite au travail de la terre, compensé par l'argent utilisé pour assurer les besoins domestiques en nourriture. Elles conduisent des voitures et vont aux marchés des villes acheter des vêtements à la mode. Pendant les cérémoniels de mariage, elles embauchent les femmes de Huta-Certeze, les socacité, connues pour la qualité de leurs plats et leurs talents d'organisatrices. Mon hôtesse était parmi les plus réputées. Ainsi, le rapport entre les femmes des deux villages change. Il n'est plus égal, mais hiérarchique, d'employeur à employé. L'évaluation de l'autre ne se fait plus en fonction des mêmes critères. Les femmes de Huta font appel au code traditionnel d'honorabilité féminine, et à l'intérieur de celui-ci, la femme de Certeze est dévalorisée, donc humiliée car elle ne se conforme plus au code de l'honorabilité féminine centrée par le concept de gospodarina. À l'inverse, les femmes de Certeze mettent l'accent sur la richesse et sur l'appropriation d'un comportement et d'un style de vie moderne exprimé dans les maisons. Ici, les femmes de Huta-Certeze sont dépassées, donc humiliées. Bien que jugées et contestées, les femmes de Huta font de leur mieux pour posséder des maisons semblables à celles de Certeze, des costumes et des vêtements aussi

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chers que leurs voisines. Cependant, le code traditionnel d'honorabilité féminine centré par le comportement de gospodina reste encore fort à l'intérieur de Certeze, puisqu'il est encore l'un des critères d'évaluation des femmes, tout comme à Huta-Certeze. La nouvelle maison n'est donc pas uniquement l'expression de la présence masculine sur la scène communautaire et de la volonté de communiquer une identité nouvelle à l'intérieur de la communauté. Elle est aussi l'expression de la présence féminine. Le comportement de la femme par rapport à l'espace peut renforcer ou au contraire, détruire la réputation de la famille, avec des conséquences sur la scène communautaire. Dans sa maison, la femme encode sa réussite et les marqueurs ne sont pas reconnus qu'à l'intérieur des réseaux de sociaux locaux. Non seulement préoccupée de sa propre image immédiate ou présente, la femme est aussi mère, statut social qui fait d'elle le garant de la réussite future de ses enfants liée aux alliances matrimoniales. Le rapport à l'espace prend son sens uniquement à l'intérieur de la superposition des deux dimensions de l'honneur féminine qui n'est pas individuelle, mais essentiellement familiale et communautaire, ce qui explique davantage pourquoi la maison à l'occidentale encode plus l'honneur féminin que les rapports avec le sexe opposé. Ainsi, avant le mariage, la maison représente l'objet de l'honneur masculin, tandis qu'après, elle est travaillée en fonction de l'honorabilité de la femme. Conclusion La construction et la transformation de la maison représentent le principal lieu de compétition structuré encore par des lois anciennes axées sur la logique de l'action qui incite à la réponse, lois qui continuent à réglementer à la fois l'institution du mariage et de l'honneur. Une seule différence existe : la maison et le comportement de reconstruction permanente en tant que matérialisation de l'honneur ne représentent plus un but en soi (Malinowski 1934; Leach 1954). Au contraire, le devoir traditionnel de posséder une maison afin de permettre aux jeunes l'admission dans la société des adultes se transforme chez les Certezeni en « l'urgence d'être le premier» (the urge to be first) (Huizinga 1949 : 105) ce qui déclenche la compétition entre les individus, hommes et femmes, entre les familles, entre les neamuri (« les lignées ») qui doivent bien se présenter devant la communauté entière : Ils sont très attentifs dans quel « neam » ils entrent. Ils se marient maison avec maison, « Mercedes » avec « Audi ». L'argent gagné suite au mariage, ils l'investissent dans la maison

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et dans la voiture. Il s'agit d'une chose durable. Par exemple, la famille qui habite pas loin d'ici, a eu une seule fille qui a été mariée récemment. Le garçon a lui aussi une maison et il a une Mercedes. Maintenant, les deux sont mari et femme. Que font-ils avec autant d'espace ? Ils ont rénové, ils ont fait des faux plafonds, dans une pièce ils ont une centaine d'ampoules à l'halogène. Vous rendez-vous compte ? Pas besoin d'allumer le poêle car la pièce chauffe toute seule, à cause des ampoules (Prof. Vasile Ardelean, 55 ans, Certeze, 2002).

Ici, les stratégies de reproduction matrimoniales occupent un lieu privilégié car, en reprenant les mots de Bourdieu, elles « ne se distinguent en rien dans leur logique qui, visant à conserver ou à augmenter le capital symbolique, obéissent à la dialectique de l'honneur, qu'elles aient pour enjeu le rachat de la terre, le rachat de l'offense, viol ou violence (meurtre) » (2000 : 214). Cette compétition continue donc bien au-delà du mariage. La possession d'une maison ou de plusieurs oblige le nouveau couple à préserver et à amplifier le statut acquis grâce à l'effort individuel ou grâce à l'effort des parents. À cela se rajoute l'augmentation du rôle de la femme qui, dans la pratique, est le principal agent de la transformation de la maison. Dissimulée à l'intérieur du discours normatif masculin, la femme agit sur la maison en fonction d'un double code de l'honorabilité féminine : ancien, centré par le comportement de gospodina ; neuf, centré par le comportement (re)travail de la nouvelle maison. Par le biais de la maison, la jeune famille est prise aussi dans la course pour la plus belle et la plus grande maison. La transformation de la maison, son ajustement esthétique en fonction des frères et des sœurs, en fonction du reste des femmes du village, a comme but d'acquérir plus de prestige que l'autre et, implicitement, d'humilier l'autre. À l'intérieur du passage de la vendeta à la lutte entre maisons s'opère un changement généralisé du rapport entre l'individu et l'espace bâti. La reconstruction de la maison n'est plus uniquement un devoir ou une condition de la fondation de la famille, une stratégie familiale d'assurer une alliance honorable (Segalen 1984 : 30), elle devient une structure ludique à l'intérieur de laquelle ce qui compte est la provocation de la confrontation, le seul marqueur d'amplification du prestige et de l'honneur (Huizinga 1949). Ainsi, l'enjeu de l'honneur centré par la possession d'une maison dépasse largement le fonctionnement de l'institution du mariage et de la famille. En fait, il ne se définit pas en dehors de l'instance collective ou des réseaux villageois de voisinage, d'amitié, ou simplement communautaires que nous allons analyser dans le chapitre suivant.

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6. L'HONNEUR, CAPITAL SOCIAL ET SYMBOLIQUE RÉGULATEUR DE LA TRANSFORMATION DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL La construction de la maison anime d'autres types de réseaux de sociabilité plus larges tels le voisinage et les relations d'amis ou tout simplement villageoises. En dépassant le cadre institutionnel de la famille et du mariage, nous allons démontrer que la transformation permanente de la maison n'est qu'un exercice de régularisation de la panoplie des relations sociales communautaires. La « lutte pour la plus belle et plus grande maison » n'est pas du tout chaotique, mais «disciplinée» à l'intérieur du code de l'honneur local qui tire ses racines de la vendetta traditionnelle, actuellement disparue. L'intégration de la maison à l'intérieur de Téthos de l'honneur est destinée à assurer d'une part la reproduction économique et politique du groupe et d'autre part, sa reproduction symbolique (Bourdieu 2000:21).

6.1. Le code ancien de l'honneur masculin Le code de l'honneur qui encadre actuellement la construction de la maison ne touche pas uniquement l'institution traditionnelle de mariage, mais l'ensemble du fonctionnement de la société ochéenne. Tout geste et parole destinée au contact entre les villageois, qu'ils soient parents ou non, était réglementé par onoarea (l'honneur). Onoarea faisait référence à un comportement individuel axé sur l'estime de l'autre et sur la confiance mutuelle. Chez les hommes, l'attitude face à un danger, la solidarité avec la famille et la parenté en situation de déshonneur, l'hardiesse au travail et la capacité de faire des travaux très difficiles représentaient les critères essentiels du classement honorable à l'intérieur du village. Les moments cérémoniels étaient aussi marqués par le code de l'honneur où Ton tenait compte de l'habilité d'un jeune homme à danser le dantul, la danse traditionnelle locale. Lors des conflits d'honneur, les individus mettaient en jeu mândria. Mélange de fierté et d'orgueil, cette notion visait les hommes de même que les femmes. À la fois qualificative -

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homme mândru (homme fier) et nom, mândrul meu (mon petit ami), elle avait aussi une connotation esthétique, en renvoyant à l'idée de beauté, de stature impressionnante et, implicitement, à un comportement de pouvoir et de protectionnisme associé à la virilité et à la sexualité. Au-delà du comportement et de la conduite personnelle, la mândria avait aussi une signification exogène. Elle s'exprimait dans les biens que quelqu'un possédait, les terres, les bétails, la maison qu'il faisait construire, la famille qu'il fondait et surtout la capacité d'administrer et de gérer ses responsabilités par rapport à tout ce capital économique et social. En touchant d'une manière malhonnête c'était salir la mândria, attenter à l'honneur de la personne et du groupe qu'elle représentait. Par exemple, voler et entrer dans la maison sans permission de même qu'attenter à l'honorabilité de la femme étaient les principaux déclencheurs des conflits par couteau

. Intimement liées, femme et

maison constituaient d'ailleurs les points les plus vulnérables de la mândria masculine. Mândria (« la fierté ») pouvait être acquise en respectant le code de l'honneur par une conduite réglementée à l'intérieur du groupe et aussi par des biens matériels associés. L'honorabilité se transmettait également. Appartenir au neam (« à la lignée ») honorable était une source de mândria. L'héritage de l'honneur de génération en génération facilitait et accélérait l'intégration dans le groupe et l'avancement à l'intérieur de celui-ci. Par exemple, un individu qui appartenait à une famille respectée du village à cause d'un comportement

exemplaire

associé

à un capital

matériel

substantiel

représenté

essentiellement par une ou plusieurs maisons de type occidental avait plus de chances de faire une bonne alliance et d'être respecté. Au contraire, l'absence d'un tel héritage pouvait freiner et même rendre très difficile la crédibilité de l'individu et l'acquisition de la mândria. Cela restait néanmoins possible, l'individu devait déployer des efforts beaucoup plus importants que pour quelqu'un qui a tout pour acquis. Outre

sa

signification

essentialiste

et

génétique,

la

mândria

se

construisait

relationnellement et socialement. La mândria était ce qui pousse à défendre, à n'importe quel prix, « l'image de soi destinée aux autres» (Bourdieu 2000 : 38). Elle représentait

418

En commentant l'étude de Bourdieu sur l'honneur kabyle, Lahouari Addi énumère les mêmes qualités que celles que nous avons identifiées à l'intérieur de la définition ochéenne de l'honorabilité (2002 : 80).

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aussi le principe central de classement ou de déclassement de l'individu à l'intérieur de la communauté : A cause de leur « mândria » exacerbée, il y avait des crimes ici, des « vendete ». Ils sont très sensibles, mais aujourd'hui ils ont perdu de cette sensibilité et sont devenus plus tolérants entre eux, plus équilibrés. Ce sentiment de « mândria » est l'aspect le plus sensible chez un Ochan, vous savez... Il s'agit d'un sentiment de fierté, de pouvoir et à cause de ce sentiment, il n ' a jamais été capable de se soumettre, d'être conciliant avec les autres (Prof. Zamfir Pop, Certeze, 2002)

La confrontation ayant pour enjeu la mândria avait plusieurs formes. Le cutâtârit (confrontation par couteau) était la plus radicale et elle impliquait une confrontation physique, de force suivie dans la majorité des cas par des meurtres. Cette forme était présente surtout lorsqu'il s'agissait d'attentats graves à l'honneur féminin. La deuxième forme était corporelle et verbale et se manifestait surtout en dant (la danse vocale) ' et tâpurituri (les cris). Chanter le dantul, c'était crier à tue-tête dans le suraigu des vers scandés sur un support mélodique (Bouët et Lortat-Jacob 2002 :21). Habituellement, le dantul était précédé par un long cri aigu avec une voix poitrine extrêmement tendue. Souvent, le terme de tâpuriturâ sc confondait avec celui de dant vocal. Ce que nous tenons à mentionner est que les mots des tâpurituri n'étaient pas stables, mais renouvelés en permanence en fonction d'une réalité sociale concrète et immédiate. Ainsi, s'il y avait un litige entre deux familles, la famille était apostrophée par une tâpuriturâ qui faisait clairement allusion au litige en question. Elle représentait le véhicule verbal par lequel le défi était lancé et qui généralement déclenchait la confrontation : Ils avaient l'habitude de se disputer en « tâpurituri ». Ils pouvaient dire n 'importe quoi en « fâpurituri ». Si quelqu 'un avait un litige avec quelqu 'un d'autre et s'il passait au milieu de la nuit devant sa maison, il criait sa « (âpuriturâ » et si la personne en question ne dormait pas et l'entendait, le lendemain ils se battaient en couteau ou allaient au tribunal (Prof. Vasile Serbanescu, Bixad, 2002).

Les échanges verbaux sont réglementés par le respect (« le respect »), ce qui veut dire la reconnaissance de la valeur et du statut social de l'autre. Loin d'être un acte purement artistique et de loisir, le danpul représentait une conduite sociale de réglementation des relations sociales et symboliques à l'intérieur du groupe.

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En roumain, dant signifie danse. Au Pays d'Oas, le dant représente une chanson unique accompagnée de la danse. Selon Bouët et Lortat-Jacob, le rythme musical est structure par le rythme de la danse, marqué surtout par les pieds (2002: 21).

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L'égalité des deux parties était intrinsèque au processus de différenciation occasionné par les confrontations ayant pour enjeu la mândria. Loin de déstabiliser la communauté, ces réglementations justicières engendraient en fait la réglementation des rapports sociaux en assurant l'équilibre du fonctionnement communautaire. Dans une société tel le Pays d'Oas, périphérique par rapport aux instances étatiques et officielles de réglementation des litiges, la vendetta représentait Tunique manière d'assurer le statut de chaque individu dans la communauté, de gérer les relations de pouvoir et d'induire un ordre local entre les villageois et les familles. Or, afin de pouvoir respecter l'autre, il faut partager avec lui le même code de l'honneur qui indique ce qu'est un comportement respectable. Par exemple, si un Osan était offensé par un étranger, il « se retenait ». Mais si celui qui lançait l'affront était comme lui, c'est-à-dire du village, la vendeta était déclanchée. Les deux parties impliquées en conflit devaient également partager un statut social semblable et cela, malgré l'appartenance à la même communauté. En effet, la provocation d'une personne incapable de riposter par les mêmes moyens avait eu comme conséquence le déshonneur de celui qui avait lancé le défi. Ce principe égalisateur n'annulait pas la différence puisque le dessein de la confrontation était d'établir qui était le plus fort et qui détenait le plus de pouvoir. Le rapport hiérarchique était réglementé lui aussi car tout comportement d'exhibition pouvait conduire à la désapprobation communautaire. La désapprobation venait lorsqu'il y avait un gros écart entre les réalisations d'un individu et celles des autres. Cela mettait en danger le fonctionnement du code de l'honneur et de la logique égalitaire entre le défi et la riposte. Trop de mândria ne laissait plus de place à la réplique, à l'exercice de l'action et du dépassement afin de transformer la riposte en défi. Il était également désapprouvé lorsque les partenaires ne respectaient pas les règles du jeu, c'est-à-dire lorsqu'il y avait un écart entre l'apparence (le comportement fier et orgueilleux) et l'essence (l'absence des supports matériels et symboliques consubstantiels à la définition de la mândria). Ainsi, le code de l'honneur permettait, d'une part, le contrôle de Yunderground de la société, aspect caractéristique d'ailleurs aux petites communautés où tout le monde se connaît. D'autre part, l'honneur assurait le maintient d'une certaine homogénéité sociale qui n'exclut pas la différence (Bourdieu 2000). La concurrence était permise à condition qu'elle respecte les limites imposées par la communauté. Sinon, l'individu était menacé de déshonneur et de

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marginalisation sociale. L'héritage de l'honneur ou son acquisition par un comportement exemplaire ne suffisait donc pas. La mândria devait être potencée, amplifiée. La competitia (la compétition) ou commenta (« la concurrence »), qui est intimement liée à l'institution de l'honneur, permettait la préservation et surtout l'amplification de la mândria. Contrairement à la société traditionnelle, l'amplification de la mândria prend actuellement des formes diverses qui dépassent le contact physique : Avant, les Certezeni étaient très fiers. Ils avaient leur joie, leur musique, leur danse. 11 y avait toute une fierté (mândrie) de rester à côté du « ceteras » (le joueur au cetera). Pas n 'importe qui osait. Si quelqu 'un osait, il y avait des conflits très graves, par couteau. C 'était sa manière de représenter la personnalité, la beauté et la force physique. Il y avait de la vendetta. Ils concourraient partout. Au travail, il y avait toute une fierté, qui taillait le plus de bois, qui foisonne le plus. C'était une mândrie («fierté ») entre eux (Mihai Pop, le directeur de l'hôpital de Negresti-Oas, 69 ans, 2002).

À la concurrence physique et langagière s'ajoute donc tout un comportement concurrentiel objectivé dans la construction de la nouvelle maison. Malgré la disparition de la vendeta, le vocabulaire de l'honneur est très présent dans le quotidien actuel des gens du Pays d'Oas. Il encadre la nouvelle réalité sociale, notamment la construction et la reconstruction de la nouvelle maison car la lutte de l'honneur trouve un autre équivalent, la lutte au travers les maisons.

6.2. « Je veux une maison pareille, mais plus haute et plus large ! » Lupta in câsi (la joute en maisons) ou de la dialectique vicinale du défi et de la riposte Ils se font la concurrence, qui en fera le plus. Il y a 27 ans, il y avait à Certeze de grandes et belles maisons. Les maisons se démolissent afin d'en construire d'autres. Des maisons très solides. 11 y a cette concurrence et il y a surtout cette « mândria » (cette fierté) que moi j e comprends très bien... L'orgueil est extraordinairement grand ici. Ce qui est à admirer est qu'ils ont renoncé aux crimes, Vasile Serbanescu, 55 ans, Bixad, 2002).

Malgré la compréhension de la mândria et l'évidence du lien avec la construction des maisons, notre professeur ne donne pas plus d'explications. Ce qui tient ainsi lieu d'évidence n'est pas finalement aussi évident qu'on le croirait. Une chose est certaine. Contrairement à ce qui se passait dans l'ancien temps, le défi ne débute plus par le couteau ou par la parole chantée, mais par tout un comportement bâtisseur qui encode les signaux du défi et de la riposte :

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Ici, il y a une concurrence très forte entre les voisins. Ils veulent être à la mode. Supposons que vous êtes mon voisin, vous habitez la maison juste en face de la mienne ou à côté. Vous avez une maison normale, à quatre chambres comme la mienne. Mais moi, j e reviens de l'étranger un mois plus tôt que vous. Je détruis (« sparg ») le plafond, j e détruis le toit et j e le fais en deux pentes. Vous venez aussi à la maison et vous n 'aimez plus le toit de type « clop » (à quatre pentes) et vous faites comme moi, à deux pentes. Moi, si reviens à la maison et j e vois ce que vous aviez fait, j e rajoute une mansarde et éventuellement j e mets un autre type de matériau, pas rouge comme vous, mais vert. Ah ! T'as fait la maison, moi j e refais la clôture. Mais j e fais un autre style, plus haut. D'où la concurrence. Si le voisin a fait une maison à deux étages, moi j ' e n fais trois. Si le voisin fait une mansarde, attends, j e vais le faire moi aussi. S'il l'a fait avec coupole, j e fais autrement... (Nelu, 30 ans, Huta-Certeze, 2004).

La dialectique du défi et de la riposte, donc de la confrontation qui met à l'épreuve la mândria est plus puissante à l'intérieur de la géographie de proximité. Le principal adversaire est le voisin. Situés côte à côte ou l'un en face l'autre, les voisins ont des rapports de sociabilité directs. A part les situations où ils sont des parents proches, les relations de sociabilité sont très étroites. Cette proximité spatiale qui conduit à des échanges de services, des biens et même à un rapprochement social par des alliances favorise aussi la mise en comparaison, source souvent de frictions et même de conflits. Les relations de voisinage ont un double visage, à la fois conflictuel et d'entraide. Malgré leur nature duale, l'effet de l'interaction, qu'elle soit positive ou négative, est la préservation de la cohésion sociale de la communauté. Le quotidien est lui aussi marqué par les relations d'entraide entre les voisins. Les efforts se rejoignent afin de prendre soin des enfants, d'échanger des produits pour la cuisine ou des services ou pour la construction de la maison. Pour que cela fonctionne, les relations d'échange et d'entraide doivent respecter la règle de l'égalité et d'un comportement respectable. Construire plus grand que le voisin représente le premier geste, visible, qui ébranle les relations de sociabilité équitables inhérentes au bon fonctionnement de la société traditionnelle. Les rapports ne sont plus pareils et, implicitement les relations de sociabilité sont mises à l'épreuve. L'élévation d'une maison à l'occidental ou le rajout d'un étage traduit la réussite économique du propriétaire et, implicitement, l'augmentation de la mândria. À l'intérieur du comportement bâtisseur, les deux sont inséparables.

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Mais l'augmentation de la mândria n'a aucun sens en dehors de la relation. Le classement honorable par l'augmentation du capital économique a comme effet automatique le déclassement de l'autre, le voisin. Devancé, ce dernier est humilié et avec lui, la famille entière. Le déshonneur, traduit en son « incapacité » à construire une maison pareille à celle du voisin, a un impact important sur ses relations avec la communauté plus élargie qui partage le même code et elle peut compromettre les chances de faire un bon mariage ou d'assurer de bonnes alliances pour les enfants : Chez nous c 'est comme ça : si tu n 'a pas une maison tout le monde dit : « Regarde-le, il n 'est pas capable de se faire construire une maison ! Regarde le voisin, que sa maison est grande et belle ! » Tout le monde rit, se moque de lui ! (Certeze, 2005).

Une fois le défi lancé, l'individu déclassé augmente sa crédibilité. A l'intérieur de la lutte de l'honneur, les armes doivent être les mêmes. Ainsi, la riposte se manifeste par la construction d'une maison aussi grande et aussi belle que celle du voisin. Autrement dit, le voisin « humilié » s'inspire souvent de ce que l'autre fait et il construit une réplique de sa maison de son voisin. Cette imitation vise les plans généraux du bâtiment ainsi que les matériaux utilisés. Cette logique imitative reste valable aussi dans les cas où le propriétaire « humilié » part à l'étranger. Ce qui pèse plus lourdement dans le choix de l'apparence de la maison n'est pas finalement une géographie globale et élargie, mais locale et de proximité. D'où cette sensation première que toutes les maisons de Certeze se ressemblent. Cependant, la récupération de la mândria ne peut se passer de l'humiliation de celui qui a lancé le défi. Dans la majorité des cas, « la réponse » prend la forme d'une construction encore « plus grande et plus belle que celle du voisin ». Ce qui au début semble à une réplique fidèle de la maison du voisin arrive à se démarquer et finalement, à se différencier : le rajout d'un étage ou d'éléments esthétiques de détail, plus de balcons que le voisin, la couleur extérieure plus foncée ou plus à la mode, l'utilisation d'un matériau plus dispendieux et considéré plus prestigieux tel l'inox, contrairement à la maison de l'autre qui a encore les rambardes en marbre, etc. nourrissent le jeu du défi et de la riposte : Ce que vous voyez ici est unique. La concurrence d'avoir le plus et le plus beau est uniquement à Certeze. Moi j e ne l'ai pas vue ailleurs. Je suis allé en Bucovine, des maisons très belles mais pas aussi grandes et aussi luxueuses qu 'ici. C 'est leur conceptio : bien vivre, construire une maison, acheter une voiture... La concurrence a été tellement forte que si j e faisais une maison à un étage, mon voisin en faisait deux (Habitant de Certeze, 48 ans, 2005).

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Le but est la réplique et la récupération de l'honneur perdu. Plus loin, la riposte se transforme à son tour en défi et celui qui avait lancé le premier le défi est déclassé, humilié. Cette succession de défis et de ripostes porte le nom de concurentâ (« concurrence ») ou competitie (« compétition ») et Télément mis en jeu est, tout comme dans le cas de la vendetta ancienne, la mândria de l'individu. Le code de l'honneur réglemente aussi les échanges économiques. Étant donné l'ampleur du marché en matériaux de construction, plusieurs Certezeni ont leurs propres entreprises qui font venir au village tout ce qu'il faut pour bâtir une maison de type occidental. Cependant, le comportement lié à la situation d'échange semble se rattacher davantage à l'économie de type potlachienne (Malinowski 1989) qu'à une économie du profit dans le sens capitaliste420 : Ici, on construit énormément et la construction est très bonne une source de revenus. Il y a une chose très intéressante : on ne négocie jamais. Le propriétaire de l'entreprise vend disons du fer béton. Si quelqu 'un vient et dit « un leu par kilogramme », c 'est comme ça. Ils ne regardent pas...C'est la concurrence et cet orgueil extraordinaire (Habitant de Certeze, 47 ans, 2005).

Tout échange lié à la construction de la nouvelle maison reste encadré dans l'économie de l'honneur. « La perte » économique trouve son sens dans le contexte de l'amplification du prestige. Accepter de vendre moins cher a comme dessein la transmission du message de la domination. L'absence de négociation permet le passage du message de la richesse et également d'une faveur que le patron fait à l'acheteur. Les rapports de domination sont alors établis et la mândria est amplifiée. Cela reste valable surtout lorsqu'il s'agit des ententes entre hommes qui ont à peu près le même âge. Dans les situations où les acheteurs sont des femmes ou des personnes âgées, celui qui vend accepte de négocier ou de céder par des soucis de respect, lui aussi réglementé par le code de l'honneur.

Selon Weber, dans le capitalisme, la quantité des biens consommés n'est pas un indicateur de conduite de la vie du consommateur. Le consommateur capitaliste s'organise dans le seul but de produire, et il accumule et investit ses biens pour en produire de plus en plus, dans une logique de croissance et non pas dans un but de consommation future ou de sécurité à long terme (Weber [1964] 1985). À l'opposé, dans l'économie de potlach, les échanges, même importants, ne visent pas une accumulation de capital (ni parfois même la consommation : il arrive que les biens soient détruits purement et simplement à l'issue de l'échange), mais une démonstration symbolique de puissance statutaire (Malinowski 1989).

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La logique de la concurrence qui a comme enjeu la mândria demande au moins deux adversaires qui se confrontent. La concurrence dépasse donc la proximité sociale et spatiale spécifique aux relations de voisinage. Les cercles s'élargissent en incorporant d'autres formes de proximité : les rues voisines, les amis, les collègues de travail sur place ou à l'étranger, autrement dit, le village en entier. Le réfèrent est multiple et, implicitement, force l'individu à toujours se retrouver en situation concurrentielle.

6.3. La communauté villageoise, arbitre de la joute en maisons La confrontation n'a pas de valeur en dehors du regard extérieur qui évalue et qui classe. Et là intervient le troisième acteur qu'est la communauté, l'arbitre qui décide « le classement » final et qui contrôle la confrontation. Initialement représentée par le sfatul batrînilor (« le groupe des vieillards »), la présence de la communauté s'exprime actuellement par gura satului (« la bouche du village »), la rumeur. Sa intri in gura satului (« entrer dans la bouche du village ») ou autrement dit, faire l'objet de la rumeur est la pire des choses qui puisse arriver à une personne. La rumeur ne s'associe pas à une personne qu'on peut contrôler ou combattre. Son pouvoir réside essentiellement dans son caractère impersonnel (Deltenre-De Bruycker 1994). Elle a aussi un caractère pervers car elle agit de manière diffuse : on ne parle jamais à haute voix mais on chuchote. Ses espaces préférées sont interstitiels ou publics : on chuchote au seuil de la porte ou de la clôture, à l'église le dimanche, dans la rue ou au bar du village, lors de rencontres brèves ou imprévues. Au-delà de la relation entre le défi et de la riposte, gura lumii (« la bouche du monde ») ou gura satului (la bouche du village) est l'instance judiciaire qui a le pouvoir destructeur ou au contraire, possède la sève de la réhabilitation de la mândria individuelle. Loin de produire des dysfonctionnements dans la société, tous ces éléments essentiels au fonctionnement du code de l'honneur ancien n'étaient qu'un système social et juridique de maintien du contrôle social.

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Figure No 4. : Théâtralisation des relations de sociabilité à l'intérieur du code de l'honneur

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Individu 1



riposte

individu 2

Le départ massif et de longue durée des habitants engendre l'ébranlement de ce système traditionnel. L'absence l'emporte de plus en plus sur la présence. La mândria ne peut plus être affirmée, communiquée, amplifiée d'une manière directe, par face-à-face. Cependant, le fonctionnement social ne se base pas, selon nous, sur des ruptures mais sur des recompositions. La principale réaction de la société à cette brèche a été de remplacer le principal véhicule d'amplification de la mândria, la confrontation corporelle, par une autre corporalité, étendue, exprimée par le comportement bâtisseur qui accompagne l'apparition, l'évolution et la dynamique de la maison de type occidental. La nouvelle maison devient ainsi le principal moyen deprésentifier matériellement et symboliquement l'individu chez lui. L'importance de la possession d'une maison à l'occidental vient du fait qu'elle représente et même incarne son propriétaire et, implicitement, elle porte le message de la mândria de celui-ci : 11 y a cette ambition entre eux. Aujourd'hui, lorsqu'ils partent à l'étranger et auparavant, lorsqu 'ils partaient aux travaux saisonniers, au retour, ils voulaient montrer qu 'ils avaient gagné quelque chose. Comment montrer qu 'ils avaient gagné ? Par le mur, la maison, p a r les voitures, p a r des maisons de plus en plus sophistiquées (Gheorghe Oros, Huta-Certeze, 2005).

Une explication semblable, mais plus désapprobatrice, vient du directeur de l'hôpital de Negresti-Oas : Au travail, il y avait « o mândrie » (« une fierté ») qui taille le plus, qui foisonne le plus, il y avait une « mândria » entre eux. Au moment où ils sont partis dans le monde, ils sont rentrés avec les yeux ouverts. Pour faire des fortunes, ils sont capables de dormir n'importe où. I l y a cette « ambitie » (ambition) de revenir et, d'être en compétition avec les autres, de faire bâtir des maisons. C'est ça leur ambition... I ls n'ont pas la mesure des choses nécessaires, usuelles pour eux. I ls ont leur « mândria » et «fala » de démontrer à tous qu'ils ont fait quelque chose

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là-bas, qu'ils ont fait plus que les autres. C'est la compétition qui les emmène ici (Mihai Pop, 69 ans, directeur de l'Hôpital de negresti-Oas, 2002)4"*'.

Par son profil masculin, viril, physique, le comportement bâtisseur est source de mândria. La maison devient ainsi à la fois le miroir et le garant de la préservation d'un comportement travailleur valorisant ailleurs et donc d'une conduite honorable : Figure No 5 : Instrumentalisation de la maison à l'intérieur du code de l'honneur

Maison 1 ^

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Maison 2

La nouvelle maison comme expression de la mândria n'a pas de sens en dehors de la communauté locale tout simplement parce que c'est uniquement dans le local que le code de l'honneur fonctionne. Malgré la grandeur et la visibilité de la maison, les déclinaisons matérielles de l'honorabilité, greffées dans la forme, dans les matériaux, etc. ne sont pas accessibles à un néophyte. Nous avons vu dans les chapitres sur la description de l'extérieur et de l'intérieur, de l'aménagement et des choix esthétiques que chaque geste a comme but premier de montrer et de démontrer une identité sociale nouvelle et valorisante. Cette nouvelle identité sociale rassemble tous les éléments anciens et nouveaux de la réussite, d'ici et d'ailleurs. Le toit est important mais pas n'importe lequel. Les rambardes des balcons ou des escaliers sont nécessaires aussitôt qu'elles sont faites du matériel porteur du message de la réussite, sinon, on ne les installe pas. À l'intérieur de la maison, les dépenses de la destruction des murs sont compensées par l'accumulation de la mândria, par exemple par l'installation du salon de type occidental. Ce comportement permet l'intégration de l'individu dans un ordre essentiellement local. En dehors de cet ordre microsocial, la maison de type occidental tombe dans l'absurde et suscite l'incompréhension. 421

Au-delà du discours critique de notre interlocuteur, discours présent d'ailleurs chez tous les intellectuels locaux, Mihai Pop a lui aussi mentionné le lien fondamental entre la nouvelle maison et le code de l'honneur.

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Autrement dit, le code social de l'honneur est fonctionnel dans un cadre à la fois géographique et social précis. C'est au Pays d'Oas que cette maison devient source d'honneur pour l'individu et non ailleurs. La présence de la maison permet l'évaluation sociale de l'individu et son classement à l'intérieure du groupe. Au contraire, l'absence du comportement bâtisseur et de sa matérialisation, la maison, déclenche des suspicions et peut conduire à « la mort symbolique de l'individu » (Bourdieu 2000). L'absence d'une maison de type occidental coupe toute chance à l'individu de s'intégrer dans Tordre qui, dans le cas du Pays d'Oas, fait référence au code de l'honneur qui réglemente l'existence et la position de l'individu à l'intérieur de la société : Chez nous, les hommes ne déménagent jamais. Ils viennent et font construire des maisons chez eux. Je ne trouve pas le mot... Comment dire ? Si tu ne fais pas ça, tu n 'es pas regardé comme quelqu'un du village. S'il est Ochan et il déménage là-bas, il y a des «pareri foarte slabe » (des jugements qui ne sont pas à son avantage) sur lui, qu'il n'est pas en état d'être « în rand cu lumea » (dans l'ordre du monde) et c'est fini. Il n'est pas bien vu. Cela veut dire qu'il y a certains problèmes avec lui (Bica, 62 ans, ancienne-delegat, Certeze, 2005).

Refuser de se conformer attire l'exclusion de l'individu de la société avec des conséquences graves du point de vue économique, social et symbolique. Le comportement bâtisseur qui engloutit des jeunes et des vieux, des femmes et des hommes prêts à « travailler entre la vie et la mort pour avoir une maison », trouve son sens. Pour l'habitant du Pays d'Oas et pour celui de Certeze en particulier, la construction et la possession de la maison représentent les conditions essentielles d'exister en tant qu'être social. Au-delà de son profil féminin, que nous avons développé lors de notre discussion sur l'honorabilité féminine, les modifications extérieures de la maison relèvent d'un exercice de défense d'une mândria masculine. La concurrence masculine a essentiellement un caractère public et surtout visible, déclaré, en s'apposant à une autre concurrence, féminine celle-là et qui, malgré un caractère plus dynamique, est moins visible. La concurrence masculine garde aussi sa connotation virile car la domination du voisin se fait essentiellement à la verticale, par le rajout des étages, et moins à l'horizontal. « La joute en

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étages » exprime à la fois la volonté de domination, de visibilité et, implicitement de pouvoir422. La concurrence ne se limite toutefois pas à la verticale, elle touche toutes les parties de la maison. Ici, les matériaux de construction permettent une infinité de combinaisons et de variations qui entretiennent la logique du défi et de la riposte et qui donnent cette impression générale d'un village en permanente transformation : S'il a du béton dans la cour, il l'enlève et met du pavage. Il fait tout pour se mettre en concurrence avec le voisin. Que le voisin n 'ait pas ce que moi j ' a i ! Il n 'est pas grave qu 'il ne te reste pas d'argent pour manger. 11 fait tout pour qu'il construise aussi, mais un peu différemment que le voisin (Nelu, Certeze, 2005).

La dialectique du défi et de la riposte rassemble tous les éléments qui représentent, aux yeux des Oseni, une source d'amplification de la mândria. Le désir de maximiser la mândria brise toutes les frontières destinées à séparer la modernité et la tradition, Tici et Tailleurs. La définition de la mândria objectivée dans l'apparition et la dynamique de la nouvelle maison devient plus riche et reflète une réalité sociale concrète, la mobilité des Oseni. Le terme acquiert tout un vocabulaire de la mobilité qui renvoie à l'expérience étrangère qui, quoique temporaire, porte en elle les sèves du prestige et de l'amplification de l'honneur. Pour qu'un individu ait plus de prestige, sa maison doit porter les marques de toute une géographie de la mobilité : occidentale, française, italienne, etc. Toutefois, ce vocabulaire ne devient opérant et significatif qu'à l'intérieur du local. Ce n'est pas important que tel ou tel matériau soit de la France. Ce qui est important est qu'il soit reconnu en tant que tel, chez soi, au Pays d'Oas.

422

Dans la société traditionnelle roumaine, l'église orthodoxe est le seul bâtiment ayant "le droit" de se lever vers le ciel. Ce droit est donné par son statut de maison de Dieu. Par contre, les maisons paysannes gardent leur humilité, l'élargissement s'opérant à l'horizontal, par le rajout des pièces. La relation entre la verticalité des constructions et le pouvoir est présent dans toutes les architectures élevées par les régimes autoritaires. Attenter aux bâtiments les plus grands, c'est attenter au pouvoir de ses possesseurs (le cas du World Trade Center est exemplaire). Plus loin dans le temps, la tour de Babel et la volonté de construire plus haut est associé au défi de Dieu par l'homme, ce dernier étant d'ailleurs puni pour avoir osé dépasser les limites.

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6.4. « Une maison plus grande et plus haute mais pas trop ! » L'honneur, facteur régulateur du comportement bâtisseur La dialectique de la concurrence qui vise essentiellement la hauteur et la grandeur donc toute la sémantique du pouvoir et de l'autorité (au masculin) (de Certeau, I, 1980) n'a toutefois pas comme résultat l'image d'un village aux gratte-ciels. Allant plus loin dans l'analyse de la dialectique du défi et de la riposte localisée dans la phrase « une maison comme mon voisin, mais plus haute et plus large », le souci de la différence est approuvé dans la mesure où il reste dans les limites imposées par la communauté. Ne pas avoir une maison neuve est aussi grave qu'en avoir une qui dépasse sensiblement toutes les autres. Étant donné le dessein d'amplifier le plus possible la mândria, comment expliquer ce freinage social ? Le statut égalitaire des acteurs est la condition de la confrontation. Lancer l'offense sur quelqu'un incapable de répondre, c'est attirer le déshonneur. La confrontation doit donner place à la réponse. À son tour, la réponse doit respecter deux règles afin de pouvoir maximiser la mândria : dépasser l'autre, mais un peu. Sinon, la personne fait preuve de comportement « falos », de « fala » (Certeze, 2005). Contrairement à la mândria qui qualifie un comportement de supériorité et de pouvoir justifié par un capital symbolique et matériel construit ou génétique soumis à l'évaluation de la communauté, la sémantique de la fala est exclusivement négative. Les termes roumains et régionaux fala, falosenie signifient une exacerbation de la mândria. Il s'agit d'un mélange d'arrogance et de présomption associé à la parade et au faste (DEX, 2007). Au plan comportemental, être falos signifie afficher une supériorité et un orgueil démesurés, être suffisant. Les dérivants nominaux, fâlos, fâloasâ font référence à des personnes vantardes, qui cherchent à impressionner et à s'imposer d'une manière malhonnête. Étant donné sa visibilité et son rôle d'interface du propriétaire, la maison doit s'intégrer dans le code de la mise en scène tout en respectant les autres membres du groupe. À l'intérieur de la concurrence, le dépassement de l'autre se fait avec mesure. Autrement dit, la conduite de l'individu relative à sa propre maison doit respecter les principes implicites de conformité à des réglementations internes de la communauté locale qui ont toujours été. 456

Si, comme Bourdieu, nous appelons ce code de conduite habitus (2000), alors le souci de différenciation va de pair avec la conformité. L'incorporation de l'habitus permet en fait à chaque individu d'engendrer, à partir d'un petit nombre de principes implicites, toutes les conduites conformes aux règles du défi et de la riposte et celles-là seulement, grâce à autant d'inventions que n'exigerait aucunement le déroulement stéréotypé d'un rituel (Bourdieu 2000:31). Toutefois, si les réglementations sont enfreintes, l'individu doit subir des sanctions qui peuvent aller jusqu'à sa marginalisation sociale du reste du groupe. Le souci de différenciation à l'intérieur de la conformité reste ainsi invisible pour un œil non avisé car les variations par rapport à la norme se font dans les détails et non pas dans les structures de base. L'installation d'un toit « plus grand » correspond en réalité à celle d'un toit de la même grandeur mais d'une couleur différente ou faite d'un matériau plus cher. Une fois atteinte la limite supérieure de la hauteur et de la grandeur, les individus se concentrent sur d'autres lieux où se condense l'identité sociale : le fronton, la façade, la clôture, la cour intérieure, les portes et les fenêtres, les escaliers, les lieux d'accueil intérieurs, etc. Sans minimiser l'impact de la concurrence, bien qu'elle soit encore forte, elle prend une multitude de formes qui sont déchiffrables uniquement à l'intérieur du groupe. Si la maison dépasse sensiblement l'homogénéité du village, la mândria tourne en fala. Il est plus grave lorsque la possession d'une maison de type occidental ne correspond pas à la possession d'un capital symbolique hérité ou accumulé par des efforts personnels. Les propriétaires soupçonnées d'avoir construit les maisons avec de l'argent gagné d'une manière malhonnête sont traitées dcfaloase. L'exemple le plus mémorable est la maison de l'Américain. La grandeur de la maison qui dépasse de loin le reste des constructions de Huta et même de Certeze n'épargne pas la propriétaire de la mauvaise réputation d'avoir utilisé l'argent gagné en France, par ses parents, en mendiant à l'entrée des églises. Subséquemment, « l'argent n'achète pas le prestige » (Scott 1989) ou l'honneur. L'argent n'est plus un moyen qui permet à l'individu de participer et de se rendre visible à l'intérieur de la communauté. L'argent n'est pas une garantie de l'honneur (Greenberg 1995 ; Watanabe 1992).

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La possession d'une maison plus grande sans tourner à \afala est toutefois possible si le propriétaire a un capital symbolique très solide. Les maisons des chefs d'équipe des années 1980 en sont un exemple. Malgré le changement radical régional apporté par les maisons à un étage, le comportement bâtisseur des delegati s'encadre dans le code de l'honneur qui se base sur le respect mutuel de l'autre. Les chefs d'équipe permettent aux autres villageois d'accumuler un capital économique semblable en se basant sur des ententes moins formelles du point de vue officiel, mais conformes aux réglementations d'échange des services à l'intérieur du code de l'honneur du Pays d'Oas. Le chef d'équipe est avant tout un homme de parole et est donc honnête. La bonne réputation de l'individu est assurée par l'image de sa maison qu'il fait construire et qui lui confère plus de prestige, plus de pouvoir et, implicitement, plus de mândria. On ne peut pas dire la même chose pour ce qui est arrivé après 1989. Les histoires de vol, de mendicité, d'agressivité des Oseni à l'étranger qui accompagnent la construction de la maison à l'occidental ont connoté ce même comportement bâtisseur. De tous les Oseni, les Certezeni sont les plus touchés. L'apparition de la maison de type occidental à Certeze a déstabilisé les rapports concurrentiels traditionnels existants entre les villages. Plus lents que les Certezeni, les Hutars et les Moisenari n'ont pas longtemps été capables de donner la réplique. « Humiliés », ces derniers sont exclus du jeu intrinsèque à la réglementation de l'honneur, ce qui leur vaut des accusations de comportement falos sur leurs voisins. Ainsi, l'honorabilité de leurs maisons (dans le sens spatial, social et familial) commence à être mise en doute. L'écart entre l'essence et l'apparence, entre l'intérieur et l'extérieur ne fait qu'augmenter le déshonneur des habitants de Certeze : A Certeze, il y a la «fala ». Avez-vous vu les maisons de Certeze ? Si je vous amène dans plusieurs maisons de Certeze, vous allez voir qu'elles ne sont pas finies à l'intérieur. Elles sont finies à l'extérieur mais ils habitent là où il y avait l'écurie. Ici, à Huta, les gens sont les derniers à partir à l'étranger. Les Certezeni ont été les premiers... A la révolution, les Certezeni ont commencé à partir en France, après il y avait les gens de Moiseni et nous nous étions encore une fois les derniers car ici, eux qui ont une belle maison à l'extérieur, l'ont à l'intérieur aussi. Mais à Certeze, l'extérieur des maisons se modifie tout le temps. Mais à l'intérieur, c'est rien. Ils font ça par «fala». Ils veulent montrer qu'ils ont des maisons grandes et avec trois étages et « aranjata » (mise ou point). Mais la voisine veut montrer qu'elle a aussi une maison mise au point et elle investit dans l'extérieur et ainsi de suite (Marioara lu' Vasaies, 30 ans, Huta-Certeze, 2005).

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De l'intérieur, les Certezeni sont très conscients de leur image négative, ce qui explique la tendance de la majorité à montrer que la possession d'une maison occidentale correspond à un usage approprié, moderne et total et de cacher les parties non utilisées, les étages vides notamment. L'encrage de la nouvelle maison à l'intérieur du code de l'honneur est ainsi accompagné par la manifestation de l'autre côté de la médaille : la honte423. Ainsi, le comportement bâtisseur révèle sa nature paradoxale : d'une part il contribue à la construction et à la communication d'une identité nouvelle honorable ; d'autre part, la construction de quelque chose de nouveau implique la destruction ou la dissimulation d'une identité ancienne et dévalorisante. Du point de vue des habitants des villages voisins, les Certezeni sont « coupables » de ne pas avoir respecté le code de l'honneur, c'est-à-dire de ne pas avoir respecté la règle de la différence dans la ressemblance. Au-delà de la mauvaise réputation, les maisons des Certezeni restent l'idéal à atteindre et à franchir. Dans le chapitre sur la circulation des biens, nous avons démontré que Certeze représente le centre de diffusion des modèles de maisons de type occidental dans les autres villages. Le discrédit discursif s'associe dans la pratique à un souci d'imitation et même de dépassement, comportement qui est explicable et logique à l'intérieur du comportement de maximisation de la mândria. D'ailleurs, ces dernières années, ce discours se tend à disparaître en raison de la diminution, dans la pratique, de l'écart entre les Certezeni et les deux autres villages voisins qui commencent à posséder des bâtiments semblables. Le blâme de la conduite bâtisseuse est diminué par l'augmentation du pouvoir de réaction des autres villages. L'unique moyen de répondre au défi et de récupérer la mândria perdue. Mais le souci de différenciation a toujours comme point de départ le souci de se rassembler, d'être în rand cu lumea (« d'être dans Tordre du monde »). A la question : « pourquoi a-telle mis du grès? », Maria Olah répond : J'ai mis le grès l'an dernier. C'est une mode. Ici tout le monde fait pareil. (Huta-Certeze, 2004).

Faire pareil est accompagné par une autre expression qui, dans le discours des Oseni, a une résonance néologique : « être à la mode ». Selon les dires de Maria Olah, il y aura une À l'intérieur du code de l'honneur, la honte est essentiellement féminine, liée à l'honorabilité des hommes (Cornwall & Lindisfarne 1994 ; Caplan 1987 ; Herzfeld 1980 ; Sana al-Khayyat 1990).

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équivalence entre la nouvelle et l'ancienne expression, c'est-à-dire adhérer à un code local intégrateur dans un ordre social villageois. Cependant, « être à la mode » signifie se conformer à une réglementation esthétique et de conduite exogène et élitiste (Barthes 2001). Au Pays d'Oas, «être à la mode», c'est le contraire. Cela fait référence à un comportement de conformité, mais surtout à un ordre réglementé à l'intérieur du groupe. Quoique d'origine occidentale, l'ensemble des éléments valorisants par leur origine exogène est à la mode dans la mesure où il est travaillé à l'intérieur du code esthétique local. Être à la mode témoigne donc de l'existence d'une meta instance locale qui indique les nouveaux éléments qui représentent les sources de prestige et de l'honneur individuels. À l'intérieur de la mode de 2005, Télément le plus prestigieux est le toit à une seule pente, en arche, réputé très dispendieux et très beau. Adopter « les nouvelles tendances » permet à l'individu de maximiser sa mândria et, implicitement, de se mettre en évidence en rapport avec une majorité homogène qui, malgré la possession d'une maison à l'occidental, n'arrive plus à se différencier. Bien qu'intégrée dans la mobilité, la société du Pays d'Oas reste donc une société traditionaliste qui essaie, à sa manière, d'intégrer la nouveauté à l'intérieur des réglementations spécifiques locales. Malgré sa touche occidentale, la maison des Certeze n'a de sens qu'à l'intérieur du code local de l'honneur, encore puissant et opérant.

6.5. Exclus et inclus de la joute de l'honneur Pour que la joute en maison fonctionne, les personnes impliques en confrontation doivent avoir le même statut spatial, social et symbolique. En conséquence, il y a des inclus et des exclus. Un premier critère de partage est spatial, l'appartenance ou non au village, à la région : Ils sont très diplomates. L'Osan se tait, il écoute et s'il y a quelque chose qui le dérange, il ne dit rien toute suite. Il se referme sur lui-même et change de sujet. C 'est son attitude p a r rapport à un étranger. Ils ne se disputent qu 'entre eux. Il n 'a rien, absolument rien avec ceux venus de l'extérieur. Il est même capable de tolérer des offenses. Avec les étrangers, ils sont beaucoup plus prudents. Cependant, cela est impossible entre eux (Professeur de Bixad, 2002).

Le comportement change en fonction de la relation dans laquelle l'individu s'engage. La « prudence » ou « la diplomatie » des Oseni par rapport aux étrangers est possible grâce au

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statut différent de deux parties : les étrangers sont des exclus du code de l'honneur. Le fait de ne pas partager le code de l'honneur fait que l'offense n'a pas d'impact sur la mândria de 1 'insider. Si l'offense vient de la part de quelqu'un du village ou d'un village voisin, la confrontation se déclenche. La différence des deux cas ne vise pas uniquement l'appartenance à un espace géographique, mais aussi l'intégration à un espace social. L'étranger est inoffensif puisqu'il ne fait pas partie des réseaux de sociabilité internes. Étant donné l'existence des échanges entre les villages, il y a de fortes chances que, dans le deuxième exemple, l'agresseur fasse partie d'un réseau de parenté ou d'amitié qui partage le code de l'honneur. Un autre critère qui oriente la conduite de l'individu est la catégorie sociale dans le sens d'unité sociale et de structure cognitive (Bourdieu 2002 :21) à laquelle il appartient. Les deux parties doivent être des paysans qui, en plus, partagent d'une manière directe ou indirecte l'expérience de la mobilité. La matérialisation de cette mobilité se fait à la fois par le déplacement concret associé à la performance d'un travail de force, masculin et respectable, et par la participation à la construction d'une maison de type occidental, dans le local. Pour cette catégorie sociale qui partage l'expérience spatiale multiple, la maison représente le principal capital économique et symbolique capable de conférer une identité sociale honorable à l'intérieur de la communauté locale. Par exemple, la joute en maisons n'est pas possible entre les gens les Certezeni et les professeurs qui travaillent au village. La majorité des professeurs est originaire d'autres régions de la Roumanie. La grande majorité est installée à Négresti-Oas, la ville centre de la région, ce qui accentue l'exclusion. En plus d'être venus d'ailleurs, ils sont des domni (« des Messieurs»), c'est-à-dire de gens habitant la ville de Negresti-Oas. Malgré un certain respect qu'ils ont dans le village, les professeurs sont doublement déclassés. Premièrement, ils habitent les appartements des blocs communistes. Réputés pour leur inconfort, pour l'espace minimaliste et surtout par le fait d'avoir été reçus de l'État, ces appartements sont déclassés par les maisons de type occidental qui en plus de leur marque étrangère, représentent l'expression la plus poussée de la propriété et, implicitement, de l'indépendance et du pouvoir :

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Ils ont de grosses maisons. C 'est tout ce qui est important pour eux. Des milliards. Comment ont-ils obtenu l'argent ? Je ne sais pas. Par contre, j e sais une chose : aucune de ces personnes ne travaille à l'école. Aucune. Nous sommes les pitoyables de Negresti qui depuis une vie habitent les blocs ... (Prof. Zamfir, Certeze, 2004).

Au déclassement «domestique» s'ajoute l'appartenance à une catégorie professionnelle dépendant de l'État : Dans la région du Pays d'Oas, les enseignants sont vu comme des personnes « amarâte » (pauvres), qui s'efforcent de gagner un salaire et c 'est tout. A Certeze, c 'est encore plus grave. Vous comprenez que si les Certezeni avaient un peu d'estime pour l'école, nous aurions eu nous aussi un bâtiment plus luxueux. Pour l'église, oui. Ils donnent car ils ont peur que « Monsieur père » (tonalité ironique), les mentionne à la messe. Disons que depuis certains temps, il y a un parent qui vient et dit : « Allons ! J ' a i décidé de sponsoriser un tableau, une table... » Mais généralement non... Réalité dure mais vraie... (Prof. Ardelean, Certeze, 2005).

Les professeurs sont déclassés par leur intégration dans un système social et moral qui ne se conforme pas au code de l'honneur local. Le capital symbolique accumulé par apprentissage n'implique pas une accumulation simultanée ou, au moins, la certitude d'une accumulation finale d'un capital économique substantiel. La durée des études de même que les investissements financiers y étant rattachées motivent la majorité des Certezeni à encourager leurs enfants à prendre l'autre chemin, du travail à l'étranger, le seul à fournir rapidement et sûrement le capital économique nécessaire pour faire bâtir la maison rêvée, source et instrument d'accumulation et de maximisation du capital symbolique. Il s'agit de la même stratégie de reproduction sociale et économique de la famille et de la gospodaria, à la différence qu'actuellement, ce n'est pas l'implication très rapide des enfants aux champs, mais aux travaux capables d'apporter une source considérable de revenus et de prestige : Ils ne sont pas attirés p a r l'école. Ici, les parents sont les principaux fautifs puisqu 'ils voient qu 'actuellement, l'école ne permet pas de gagner de l'argent rapidement. Pour eux, c 'est ça qui est très important : en gagner le plus vite possible. Ils ne conçoivent pas d'entretenir l'enfant 25 ans à l'école, lui donner de l'argent sans que lui puisse apporter à son tout un revenu ! A 15 ans, l'enfant entre dans le rythme et à 20 ans il a une maison élevée et une voiture. Comment veut-il qu'il apprécie l'importance du matériel didactique. Ils disent : « Pauvre professeur ! Combien gagnes-tu ? » « Cinq millions de lei ». « Qu 'est-ce que tu fais avec cette somme p a r mois ? Comment vis-tu ? » Ils me demandaient cela lorsqu 'ils payent pour une porte 50 millions lei et tous les ans, ils changent et modernisent leurs maisons. Maintenant, ils apportent tout de l'Italie et toi, le professeur, tu restes dans la même misère. Si tu demandes de l'argent pour le budget de la classe, ils ne donnent rien (Vasile Ardelean, Certeze, 2005).

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Faute des moyens propres au code d'honneur local, les professeurs sont des exclus. Cette situation s'exprime dans le bâtiment de l'école qui, situé au centre du village, attire l'attention par son état minable, et sa dégradation généralisée. L'intérieur est encore pire car il manque de matériels et de logistique. Son apparence contraste avec celui du bâtiment des noces, moderne, soigné et imposant. Faute de capital économique et de tout instrument permettant d'amplifier l'honneur des gens du village, ils restent dans la périphérie de la communauté villageoise. Mettre au défi un professeur peut attirer le déshonneur. Dans les échanges quotidiens, dans la rue ou au bar, le respect se mélange avec de la pitié. Le statut de supériorité du Certezan qui possède un capital économique et symbolique conforme et reconnu par la communauté est communiqué par une conduite axée sur certaines faveurs qui, encadrées dans Tordre du sacrifice économique, ont comme dessein la maximisation de la mândria. Parfois, on rencontrait un « amie » (un copain, ton ironique) d'ici, de Certeze, et on allait à « crâsma » (au bar). Je disais : — Je vais offrir moi aussi un tour. — (ironiquement) « Monsieur » professeur ! Remets ton argent dans ta poche ! (Métaphoriquement) Tu t'en vas avec cent (lei) là ou j ' y vais avec mille (professeur Ardelean, Certeze, 2002). Oui, c'est vrai. Dans les années 1980, tu offrais une bière, disons deux au maximum. Il y avait les jeunes qui travaillaient aux travaux saisonniers et ils avaient de l'argent, 100 lei, 200 lei p a r jour. C 'était le geste qu 'ils voulaient voir. Ils disaient à haute voix : « Monsieur le professeur nous offre une bière et à manger ! » Ils se tournaient vers moi et continuaient : « Ne le fâche pas. Je ne veux pas t'offenser mais avec ton argent j e ne peux même pas m'acheter des cigarettes ». C 'était comme ça. Depuis, nous sommes restés pareils, même pire. Imaginez-vous. Aujourd'hui, ils payent pour le châssis d'une fenêtre 3000 424 euros (Professeur Zamfir, 2002, Certeze).

Le geste tire sa force de son exécution dans un lieu masculin et public, le bar. L'amplification de la mândria se fait justement par la réclamation à haute voix du « sacrifice » et de la « gratuité » du geste. Contrairement au professeur, le Certezan agit en conformité avec le code de l'honneur local. L'acceptation d'une offre de la part de quelqu'un d'inférieur à sa condition aurait attiré le discrédit de la part des autres et la diminution de la mândria. L'explication du refus, par contre, témoigne d'une situation contextuelle particulière liée au statut du professeur qui est venu d'ailleurs et qui, par conséquent, ne peut pas comprendre la conduite de la « faveur » dont l'Osan a fait preuve.

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Bien qu'exagéré, le montant reflète la vision de l'intelligentsia locale sur le comportement bâtisseur qui le considère comme du gaspillage et relevant de l'absurde.

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Le comportement de Certezan est contextuel et relationnel et il est destiné principalement à établir la place de chacun dans le groupe. Le prêtre par contre n'a pas le même statut que les enseignants. Contrairement à ces derniers qui sont inoffensifs symboliquement, le prêtre tire son autorité du pouvoir symbolique devant la communauté croyante. L'absence de capital économique n'a pas d'importance car son pouvoir vient plus de la relation privilégiée qu'il a avec la divinité, de son rôle de représentant de la parole de Dieu. Avec l'arme de la parole à laquelle la communauté accorde son crédit, le prêtre peut détruire ou, au contraire, réhabiliter l'honneur d'un individu. Par exemple, la plus grande crainte des individus rentrés de l'étranger est que le prêtre (mis au courant par les rumeurs du village) dévoile certains des comportements déshonorants devant tout le monde. Au contraire, rien n'est plus prestigieux que l'annonce dans l'église d'avoir fait un don substantiel. Plus le don est important, plus la mândria est maximisée. À la figure du prêtre se rajoute l'église qui préserve ses fonctions traditionnelles : plus qu'un lieu de culte, elle représente la tribune d'observation, d'évaluation, de mise en scène et, implicitement, de jugement et de classement à l'intérieur de la communauté : Nous, à notre tour, nous n 'avons jamais eu de comités de parents pour qu 'on puisse faire quelque chose pour l'école. Par contre, à l'église, il suffit que le prêtre fasse un signe et ils donnent des millions. Là encore c 'est la concurrence : le prêtre annonce dans l'église, chaque dimanche : « Gheorghe a donné trois millions pour... ». Nous aimerions leur adresser des louanges, mais nous n 'avonspas « spor » (Vasile Ardelean, Certeze, 2005).

Les employés de l'État sont aussi des exclus du code de l'honneur. Tout comme les professeurs, les budgétaires n'ont aucune crédibilité et autorité. L'origine de ce déclassement se trouve dans la méfiance des Certezeni envers les institutions étatiques. À cela s'ajoute le statut des budgétaires dont les revenus sont nettement inférieurs à ceux qui gagnent leur vie à l'intérieur de la mobilité du travail. La matérialisation de la précarité de cette catégorie sociale se voit dans les maisons qui n'arrivent pas à tenir le rythme de construction avec la majorité qui va à l'étranger et travaille dans d'autres structures que celles étatiques roumaines. Dana est une jeune maman qui, originaire de Negresti, s'est mariée à Huta. Elle a fait l'université à Cluj en économie et elle travaille à la banque, à Negresti. Elle vit dans la maison construite par les parents de son époux, à Huta. Il s'agit

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d'une maison ordinaire, sans étage et qui rappelle les maisons standard des années 1980. L'intérieur est entièrement aménagé. La cuisine et la salle à manger sont les parties les plus modernes, aménagées conformément aux dernières demandes de la mode locale. Son mari travaille en France et elle avoue avoir l'intention de se faire construire, plus tard et dépendamment de ses moyens, une autre maison. Bien qu'elle ait fait des études supérieures et qu'elle occupe un poste à la banque parmi les mieux payés en Roumanie, Dana est déclassée socialement et symboliquement. Elle a de la difficulté à se faire accepter et respecter : Tu sais, j e n'ai travaillé ni aux travaux saisonniers ni à l'étranger. J ' a i toujours eu un salaire. Comme salariée, j e suis considérée comme inférieure. Ici, en Oas, il y a encore des salariés qui travaillent au « Tricotex » 42 . Ces gens ne sont pas riches. Et les enfants souffrent à cause de cela. Ils sont humiliés par tous les autres qui ont des maisons, des voitures, des vêtements. Il y en a plusieurs qui sont touchés justement parce qu 'ils ne cadrent pas dans le la situation générale. Mes parents aussi étaient des salariés. J ' a i deux sœurs qui sont des enseignantes. Elles auraient pu venir à Negresti pour enseigner mais ont préféré aller ailleurs à cause de la mentalité de la région. Moi aussi, j e ne me sens pas à l'aise, mais c 'est mon sort. Comme j e travaille à la banque et que mon salaire est plus substantiel, ils n 'ont pas pu faire de gros commentaires. Mais c 'est difficile (Dana, 30 ans, Huta-Certeze, 2005).

Les difficultés de Dana sont liées à son statut acquis par le mariage : elle n'est pas du village ; en plus, elle est de la ville, c'est-à-dire doamna (« Madame »), ce qui veut dire qu'elle ne partage pas et ne se conforme pas au code de l'honorabilité féminine. De plus, son capital symbolique ne correspond pas du tout au capital économique attendu, celui d'avoir une maison moderne. Au-delà du contexte immédiat, l'explication économique éclaircit partiellement la méfiance par rapport à l'État et le mépris des gens qui travaillent dans les structures privées car cette attitude n'est pas spécifique aux gens du Pays d'Oas, mais à tous les Roumains. Cette situation s'associe à tout un bousculement des valeurs sociales existantes avant la chute du communisme lorsque la couche des travailleurs de l'État était la seule valable et lorsque le travail dans les entreprises représentait un élément valorisant (Kideckel dans Crowley et Ost 2001 : 97-120). L'exemple des Oseni a sa particularité car contrairement à la grande majorité de la société roumaine, comme nous l'avons déjà démontré, ils ont tiré les plus grands profits des travaux saisonniers qui, malgré leurs ancrage dans la structure étatique 425

Tricotex est une entreprise de textile qui se situe à Negresti-Oas. Dans les années 1970-1980, plusieurs femmes de Huta notamment y travaillaient. Après 1989, quelques sections restent encore opérantes.

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communiste, se soumettaient à un fonctionnement informel rassemblant à la fois les logiques traditionnelles de l'entente mutuelle et la logique de paiement capitaliste, par heure ou par jour de travail. Cette débrouillardise, qui contourne les réglementations étatiques, s'inscrit à son tour dans le portrait de longue date de l'Osan, attaché à la liberté, à la révolte. Cette image rejoint facilement les histoires de la vendetta et le rôle que l'institution de l'honneur a longtemps joué dans la région. Nous avons déjà vu l'impact de l'album d'Ionita Andron sur la création et la propagation d'une image valorisante cette région. Toutefois, ce pont idéologique créé entre cette petite région périphérique et le reste du pays n'a pas concilié les deux visions, centrale et périphérique. Les Oseni, intellectuels et paysans, se sont appropriés ce discours car il était valorisant tout en exploitant toute forme de prestige et la contournent à leur propre bénéfice. Par exemple, le fait que la région n'a pas été collectivisée est mis sur le compte de l'esprit d'indépendance et de révolte « spécifique », tout en ignorant le profil géographique de la région, les terres impropres à l'agriculture de même que son caractère périphérique, qui ne présente aucun intérêt. Ce discours de révolte a tellement été intégré que, même aujourd'hui, il sert de support pour expliquer la méfiance des Oseni par rapport à toute forme d'investissement dans les institutions étatiques et, implicitement, la canalisation de l'argent vers les maisons, biens associées à la propriété individuelle et familiale sur lesquels l'État n'a aucun pouvoir. Le mépris de l'État est aussi lié au contexte économique instable spécifique à la période d'après la chute du communisme. Dans la vision des Oseni, il ne faut pas faire confiance à l'État : Pour nous, la maison signifie argent. Je n 'ai pas confiance dans les banques. Combien de banques ont fait faillite depuis la révolution ? Qui a pris l'argent ? Les riches font maintenant leurs propres banques et donnent de l'argent à leurs familles et l'homme ordinaire paye. Maintenant, il y a la Banque Agricole et Boncorex qui donnent de l'argent à toute la parenté. Il y a des régions en Roumanie qui utilisent les crédits des banques pour faire construire une maison. Probablement, mais pas ici. Chez nous, les gens pensent différemment. Métaphoriquement : La truite aime la montagne, n 'est-ce pas ? La carpe n 'aime pas la montagne, elle tremble et elle fuit dans des eaux plus chaudes. C'est ça la direction de l'Osan : il veut une maison. Il sait faire une maison. Il y a quelqu'un ici, à Certeze, Bumbu, qui a essayé de faire une fabrique de chocolat et de sucreries. Mais il s'est élargi, il a acheté quelques CAP (coopératives agricoles de production) et il a fait faillite. Chez nous, les gens ne croient pas aux spécialistes venus

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d'ailleurs. Personne ne paye pour une chose pareille. Ils n'ont pas confiance, donner de l'argent comme ça et qui ne leur apporte rien. Tandis que la maison, tu l'as construite et elle t'appartient, personne ne peut te la prendre (Propriétaire d'une entreprise touristique à Huta, 2005).

Au-delà du contexte économique hostile, l'incompatibilité entre la logique d'investissement des Oseni et celle capitaliste, centrale, vient du fait que la région du Pays d'Oas reste encore ancrée dans une logique d'échange traditionnelle. La notion de profit chez les Certezeni et chez le reste des entrepreneurs n'est pas la même. Encore pris à l'intérieur de l'institution de l'honneur, l'investissement économique est « profitable » au moment où il a comme effet l'augmentation du capital symbolique. Or cela n'est pas possible qu'en rendant visible l'accumulation du capital économique par des biens qui sont facilement remarqués par les autres : les maisons. En outre, la maximisation de l'honneur par le biais du comportement bâtisseur ne peut se faire que par la compréhension du code de l'honneur. L'État est une institution qui a ses propres lois qui ne sont pas conformes au fonctionnement de l'investissement économique et symbolique présent au Pays d'Oas. La relation d'échange est essentiellement contractuelle et non pas basée sur la confiance mutuelle. L'incompatibilité de deux systèmes de production et de reproduction, l'un local et traditionaliste et l'autre, central fait en sorte que les employés de l'État sont déclassés et, implicitement, deviennent des exclus de la société car ils ne possèdent pas, aux yeux des Oseni, les moyens de prouver leur réussite économique et symbolique. Ils n'ont de ce fait aucune crédibilité. Il y a toutefois des exceptions. Les autorités locales, le maire et l'adjoint au maire sont des inclus. Contrairement aux autres catégories professionnelles, ces derniers ont du pouvoir symbolique (ils sont les représentants politiques du village) et économique. À la fois politiciens et hommes d'affaires, ils occupent une place représentative dans la communauté par la possession des maisons les plus luxueuses et les plus imposantes. De plus, ils sont du village, donc des personnes qui s'intègrent dans le réseau local de sociabilité. Outre le pouvoir conféré par la position politique, ils détiennent le code de l'honneur et tous les outils modernes de maximisation de la mândria, ce qui leur permet de les utiliser à des fins propres. Aux alentours des élections locales de 2004, circule une affiche parodique

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qui essaie d'imaginer les élections de 2020. Cette affiche est composée de trois plans. Au premier pain, les quatre candidats à la mairie de Certeze, derrière eux les maisons du centre de Certeze, et enfin à l'arrière plan des gratte-ciel. Le message qui accomplagne cette image est : "Si Certeze continue à se développer au même rythme, d'une localité de SOO villas, elle pourra devenir, en 2020, une ville avec des gratte-ciel" (Photographie No 7). La hauteur n'est pas uniquement une question de représentation, mais également de pouvoir exploité à tous les niveaux, individuel et communautaire, domestique et public, voire politique. L'affiche parodiquee reconnaît et legitimise l'existence d'un processus de localisation du centre dans la périphérie qui fait de Certeze le centre du monde. Le comportement bâtisseur et l'objet, la maison, sont instrumentalisés à des fins politiques, ce qui témoigne que la maison est plus qu'un besoin identitaire individuel ou familial. Il touche toute la communauté, qui se retrouve ainsi en quête d'une identité locale valorisante, capable de dépasser les bornes d'un village. La lutte en maisons ou la concurrence en étage touche ce qui est le plus sensible chez un Osan, la mândria, source et instrument d'affirmation et de communication de tout un travail identitaire et de cohésion sociale. La production d'une telle affiche a comme seul but d'offrir aux Certezeni quelque chose qui leur est familier. L'image de leurs maisons associées aux gratte-ciels présente l'idéal de réussite auquel aspire chaque individu. L'engagement de la politique locale sur le même chemin n'est que stratégique afin d'attirer le plus d'électeurs possible. Or, cette proposition ne pouvait parvenir que de la part de quelqu'un qui connaît et qui partage les mêmes valeurs que la communauté. L'actuel adjoint au maire de Certeze est un villageois qui, il y a quelques années, s'est lancé en politique locale. Propriétaire de plusieurs maisons dont une en construction en marge du village, il connaît très bien le fonctionnement de l'institution de l'honneur et notamment, comment canaliser les savoir-faire et la manière des individus de se rapporter aux autres afin d'accomplir surtout ses responsabilités visant la gestion de l'espace public ou des institutions publiques. Dans le même esprit que celui exprimé par le proverbe français « l'honneur c'est comme les allumettes. Il suffit de les allumer une seule fois », le vice-maire sait qu'il suffit de lancer le défi pour que le mécanisme de l'honneur se mette en branle. L'implication financière des habitants de Hîroasa, associée à l'encouragement d'un discours valorisant (« la plus belle rue du village, les gens les plus

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gospodari du village, etc.), surclasse une catégorie, cette fois spatiale, et humilie les autres. Les jeux étant lancés, les autres rues ne peuvent dépasser l'humiliation qu'en agissant. À l'intérieur de la logique du défi et de la riposte, l'adjoint au maire arrive à faire sortir la pratique de la réussite de l'espace privé et à activer le capital à la fois économique et symbolique des Oseni dans l'espace public. Par contre, les bâtiments de la mairie ou de la police ne font pas honneur au village. Aussi mal soignés et humbles que celui de l'école, les bâtiments officiels ne touchent pas les intérêts individuels des Certezeni. Dans le cas des rues, le mécanisme de l'honneur a été activé car, à l'intérieur d'un groupe (les habitants d'une rue), on touche à la mândria individuelle. De plus, l'économie de l'honneur permet, dans le cas de l'aménagement des rues, l'activation de la logique du défi et de la riposte possible par l'engagement dans la confrontation de « partenaires » égaux, les habitants des rues. Ce qui motive donc les gens à agir est essentiellement l'encadrement des tâches de la municipalité dans la logique de l'honneur traditionnel. Quant au bâtiment de la mairie, il représente l'État en premier. Investir dans son aménagement serait synonyme de gaspillage d'argent car il n'y aurait aucune forme d'échange.

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CONCLUSIONS

LA MAISON ANTHROPOPHAGE OU UAGENCY DE LA MAISON : L'INCAPACITÉ DE POSSÉDER, C'EST ÊTRE POSSÉDÉ. Comment définir finalement cette maison, tantôt moderne, tantôt de type occidental (sans l'être entièrement), tantôt désirée et aimée au point de faire des sacrifices énormes pour l'avoir et pour la bâtir, tantôt détestée car elle n'est jamais entièrement à soi ? En se plaçant dans l'optique du complexe de Frankenstein (Althabe 2002 : 13), cette maison du Pays d'Oas et de Certeze en particulier est une succession de compositions et de recompositions qui réunissent des temporalités et des lieux multiples. L'analyse et la compréhension de la sémantique de cette maison ne peuvent pas se passer de la dissection de chaque partie, chacune avec ses enjeux et ses significations. Le retour de l'analyse dans le temps permet de saisir la genèse du phénomène bâtisseur. Cette nécessité vient du fait que les Certezeni eux-mêmes, lorsqu'ils parlent de leur statut social et économique actuel, y font appel. Le passé est centré sur un moment charnière : celui des années 1970 et 1980 qui sépare le passé en deux. Un premier moment est centré sur l'image de la petite maison traditionnelle, synthèse de la précarité et de l'invisibilité. Un second moment est centré par l'émergence des comportements babéliens qui, bien qu'encouragés et appréciés par le régime politique communiste, a représenté pour les Oseni le moment de leur sortie de l'invisibilité et du statut de périphérie. Ce moment est illustré par des maisons qui secouent le paysage traditionnel horizontal, humble et minable, et qui partent à la conquête des hauteurs. Ce premier clivage temporel induit par la maison moderne des années 1970, 1980 correspond à la mobilité du travail qui induit un premier clivage spatial, entre ici (le Pays d'Oas, Certeze) et là-bas (Roumanie). L'analyse du rîtas, les travaux saisonniers socialistes, permet de révéler les effets de la sortie en masse des Oseni. L'habiter n'est plus stable, homogène, mais divisé. Ailleurs est synonyme de taudis, d'improvisation, de temporaire, de mouvement, de l'isolement et du manque d'hygiène, le chez-soi correspond

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aux bâtiments en béton ou en brique, les plus grands, les plus solides, destinés à durer et à être vus. Les conditions de logement au travail ne sont rien sans le développement d'une culture du voir et du désir qui réveille en chaque Oseni une volonté de posséder la même chose que les habitants des régions parcourues. Le premier pas qui lie Tailleurs et le chez-soi est la nouvelle maison des chefs d'équipe, le delegat, qui arrive à s'imposer et à être adoptée au village de Certeze, pas nécessairement à cause de la nouveauté de la forme (plus grande et surtout plus haute avec l'apparition des étages), mais grâce au message que les propriétaires transmettent à travers ces bâtiments. Un message d'épanouissement et de réussite suite au départ ailleurs. Avoir une maison identique au delegat signifie être pareil, c'est-à-dire être riche et honorable. Ambitieux et détenteurs de sommes d'argent substantielles, familiarisés avec l'initiative personnelle et connaisseurs du travail manuel, les Oseni se mettent à construire leurs propres maisons pour la famille, puis pour les enfants, et plus tard simplement pour investir de l'argent. Au fur à mesure que le phénomène se généralise, les points de repère se diversifient pour aboutir à une concurrence interne très forte. Certeze se transforme en un immense chantier de travail où tout le monde essaie de se maintenir dans la course. La fonction classique de la maison (lieu pour habiter, pour manger, etc.) est devancée par celle de baromètre de la réussite économique et surtout sociale des villageois. La nouvelle maison signifie finalement plus qu'avoir, mais elle est aussi le premier signal de la naissance d'un être nouveau, respecté et crédible à l'intérieur de même qu'à l'extérieur du village. Ainsi, le chronotope divisé de l'habiter avant 1989 joue entre une initiative générale, étatique, et une autre, individuelle, locale. Ici, l'analyse de ce moment révèle l'autre face du quotidien rural, individuel et collectif, durant la période communiste, attestée par la majorité des études sur le milieu rural durant Ceausescu et qui insiste sur le « désastre et sur la destruction du village traditionnel », avec ses structures matérielles (bâtiments) et culturelles (les sociabilités traditionnelles villageoises), les institutions traditionnelles communautaires, etc. (Mungiu Pippidi 2002, Vultur 2002). Malgré les buts idéologiques du Parti communiste (contrôle et soumission du fonctionnement de la plus petite cellule

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sociale, la famille), les mesures de standardisation et de réorganisation de l'espace habité rural sont intégrées, travaillées, domestiquées à l'intérieur des logiques de fonctionnement et d'organisation traditionnelles villageoises. Plus loin encore, dans le cas du Pays d'Oas, nous pensons que ces mesures extérieures exogènes conduisent même à un renforcement de ces structures traditionnelles de sociabilités villageoises. Tandis que le changement extérieur semble radical, Y underground social continue à être gouverné par les logiques de production et de reproduction traditionnelles centrées, dans le cas du Pays d'Oas, autour de trois institutions fondamentales : la famille, le mariage et l'honneur. Cette réalité de la périphérie ne nie toutefois pas l'impact dévastateur des projets mégalomaniaques signalé par des auteurs tels Mungiu-Pippidi, Althabe (2002) ou Cuisenier (1989). Cette étude démontre que les effets ne sont pas les mêmes partout en Roumanie. Ils varient du centre à la périphérie, d'une région à une autre. Malgré l'apparition de la mobilité du travail et des exigences spatiales et territoriales, la construction de la maison renforce des réseaux (familiaux, parentaux, vicinaux, villageois) de sociabilités qui se réunissent et se soudent autour du projet de la maison. Nous pensons que les périphéries, plus à l'abri que des localités telle Scornicesti (elle-même un cas particulier parce qu'il s'agit du village natal de Ceausescu) ont eu le temps et le cadre spatial pour développer des stratégies de contournement des exigences du centre. Dans une optique plus large, malgré le projet d'organisation et de réorganisation de la société roumaine, nous pensons que la répression politique a eu un effet inattendu sur la société roumaine en général. Afin de faire face à la pénurie de nourriture, des moyens de vivre, de logistique, l'individu s'est replié premièrement sur le réseau familial et parental d'entraide. Le deuxième réseau est le réseau communautaire qui continue de fonctionner même à l'intérieur des petites villes industrielles socialistes (Mihailescu et Nicolau 1992). Cette réaction de défense ou de débrouillardise repose essentiellement sur le renforcement des institutions traditionnelles : la famille, la parenté, le mariage, etc. Rappelons une question posée par Christian Bromberger lors d'un colloque à Québec : « Comment s'explique la survivance, l'existence de tant de traditions dans les pays européens du sudest ? » La réponse est justement au sein de la maintenance des structures sociales

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fondamentales telles la famille, le mariage et le renforcement des réseaux de sociabilité et d'échanges traditionnels qui, malgré la pression politique et idéologique, ont continué à réglementer la place de l'individu dans sa communauté. Cependant, la rapidité et la brutalité des réglementations expliquent l'émergence des situations hilarantes qui touchent l'utilisation de ces nouvelles structures. Le défaut d'infrastructure (système de conduites, canalisation et même électricité) et de logistique conduit à une accommodation maladroite entre le matériel et l'usage du matériel. Tandis que les gens continuent à préserver des pratiques d'habitation quotidiennes traditionnelles caractérisées par la promiscuité, et l'utilisation de l'ancienne maison encore présente, la nouvelle maison est intégrée dans l'économie de prestige et de l'honorabilité. Bien que le fonctionnement des institutions sociales de base de la société oséenne soit maintenu, elles subissent pourtant des mutations de forme, d' « emballage ». Nous l'avons compris dans la montée de l'importance de la maison dans la dot. Nous l'avons aussi démontré dans l'instrumentalisation de la maison à l'intérieur du code de l'honneur. Cette structure à la fois spatiale et matérielle absorbe un code entier qui situe et classe l'individu, la famille et la lignée à l'intérieur de la communauté. S'il faut revenir sur la définition de ce moment charnière de changement de la société ochéenne, soulignons qu'il s'agit plus d'un changement de forme et d'apparence que de contenu. L'effondrement du communisme n'est pas sans conséquence pour cette région, jusqu'alors très dynamique. Propriétaires de gros bâtiments et, de ce fait devant répondre à de grosses dépenses, les Certezeni se retrouvent dans la difficulté de gérer tout ce capital matériel accumulé durant les vingt dernières années. À cette réalité locale il faut ajouter toute une expérience provenue du rîtas qui leur apprend qu'en partant, ils gagnent vite et beaucoup plus qu'en restant au village ou en travaillant pour l'État. Ainsi, le rîtas et la construction de la nouvelle maison des années 1970, 1980 représente en fait l'antichambre de la reproduction à une échelle encore plus ample des anciens comportements locaux : la mobilité du travail qui se tourne vers l'étranger, et la construction des maisons privées,

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cette fois de type occidental. D'où résulte encore une fois l'importance de son analyse avant d'insister sur la maison de type occidental. Tel que nous l'avons déjà mentionné, l'ouverture des frontières engendre une amplification des pratiques déjà existantes au Pays d'Oas et surtout à Certeze. Initialement marginale, cette région arrive à être connue même en Occident, et réussit, à sa façon, à reproduire tout un monde à une échelle minuscule. La sémantique cosmopolite des maisons de type occidental qui rassemble des modèles autrichiens, français, italiens, américains, est enrichie d'une définition qui insiste sur l'occidentalisation, sur la multiplication et l'extension de l'espace habité. Au-delà de la marque occidentale des maisons, l'analyse révèle deux phénomènes complémentaires liés à la circulation des formes architecturales dans le contexte de la mobilité du travail. Le premier vise l'appropriation et l'intégration des formes architecturales nouvelles par la Roumanie en général et la région d'Oas en particulier. Pour les gens de Certeze, pour lesquels la France est la principale destination de la migration du travail, la majorité des maisons est appelées de type français. À cela s'ajoute une panoplie d'autres modèles qui renvoient à d'autres destinations de travail telles l'Italie, l'Autriche ou l'Espagne. De plus, l'extension de l'espace habité et les formes d'aménagement intérieur suivent les vagues de migration qui, durant les années 1990-2000 deviennent de plus en plus larges. Sauf que, dans le cas du Pays d'Oas, la nature de la mobilité qui maintient sa forme de va-et-vient entre ici et là-bas, les vagues ont plus une direction centripète, avec une concentration très forte au point de départ. Contrairement à la majorité des travaux cités dans notre étude, celles de Vilanova et de Jean Rémy revenant le plus souvent, le lieu d'origine absorbe toutes les ondes de choc liées à l'expérience de la migration, au voyage des savoir-faire ou des identités nouvelles. La stabilité de la relation entre le local et le global réside essentiellement et encore une fois dans la préservation et surtout dans la capacité extraordinaire d'adaptation des réseaux locaux de sociabilité à une nouvelle réalité. Dans ce sens, l'étude démontre que le profil traditionnel des structures de sociabilité ne doit pas s'associer à l'idée d'immuabilité ou de

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rigidité. Au contraire, les structures de sociabilité traditionnelles, familiales, vicinales, d'amitié, en un mot villageoises, connaissent une modification de forme car elles prennent la forme des trajets des Oseni partout dans le monde. Elles se plient et se déplient en fonction des vagues de migration, et des rythmes nouveaux de mobilité entre ici et là-bas. À cela se rajoutent les logiques traditionnelles d'entraide qui elles aussi s'adaptent en fonction du va-et-vient du propriétaire et surtout, en fonction de la succession des absences et des présences de celui-ci. L'analyse de Tailleurs permet aussi de constater ces structures de sociabilités ont une grande stabilité, réalité qui a comme conséquence la création d'un médium de renforcement et de préservation des valeurs traditionnelles. Le résultat est la création à la fois d'une microsociété à l'intérieur de la société d'accueil et des canaux transnationaux et transgéographiques de canalisation des projets, de la pensée, des aspirations de l'individu au cours de ses voyages. Le secret de la durée et de la solidité d'une telle logique de la mobilité qui encadre et qui nourrit en fait la construction de la maison et que nous avons identifiée d'ailleurs à une échelle plus restreinte, au rîtas, avant 1989, consiste dans « la prise en otage » dans cette entreprise de l'ensemble des générations, que ce soit des aînés ou des jeunes. Ce que l'étude révèle aussi, et ici nous touchons à la méthodologie choisie, c'est que le secret de la stabilité de la préservation de ces structures traditionnelles réside essentiellement dans toute une dynamique locale qui, bien que reliée au global, est très active et déterminante dans la compréhension de ce qui se passe au Pays d'Oas. Malgré la ressemblance entre les effets provoqués par les travaux saisonniers avant 1989 et par la migration à l'étranger après, l'analyse de ces deux moments, associée à l'analyse de l'usage générationnel de l'espace habité, fait surgir une nouvelle tendance de la société du Pays d'Oas. Contrairement aux années 1980 lorsque les habitants de Certeze partent ailleurs, mais un ailleurs qui leur est quand même familier (il s'agit du même pays), la sortie à l'étranger est accompagnée d'une confrontation à une société différente, avec des lois différentes et des nouveaux modèles d'organisation sociale et familiale. Chez l'autre, chez l'Occidental, les rapports de genre ne sont plus les mêmes, la famille n'est plus homogène et le chez-soi occidental est déjà marqué par les effets des changements de la

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société postmoderne. À cela s'ajoute une modification du rapport entre les travailleurs originaires du Pays d'Oas et l'Autre, l'Occidental. Bien que dans la majorité des cas, les travailleurs continuent à s'organiser en fonction des réseaux traditionnels étendus, il n'empêche que surtout les jeunes femmes d'Oas commencent à travailler en entretien ménager. Ce changement récent (il date de la fin des années 1990) est accompagné d'un détachement de l'emprise des structures locales étendues. Dès le retour au village, ces femmes de leur propre chef interviennent sur la maison en cherchant à se séparer de la pression parentale et communautaire. Nous observons à Certeze une tendance encore timide. Il s'agit des premiers signes de désenchantement de Tordre communautaire et parental villageois qui, quoique encore bien présent et fort, commence à changer. Sans avancer l'idée d'un changement radical, nous découvrons une tendance de la nouvelle génération à se soumettre à des manières de faire nouvelles qui échappent à l'impact des générations plus âgées, plus attachées à des valeurs et des savoir-faire anciens. Tandis qu'avant 1989 le changement est plus en surface (affectant la forme et l'apparence, toutes deux visibles), à partir des années 2000 le changement touche de plus en plus la pratique et les structures sociales fondamentales. D'ici découle une curiosité propre au chercheur qui se demande si cette tendance s'amplifiera ou non. Si oui, quel sera l'impact sur le comportement bâtisseur et sur la place de la maison en général à l'intérieur du fonctionnement de la société oseene ?

Le deuxième phénomène qui est caché par le discours officiel des villageois qui associe clairement la forme de la maison au lieu du travail du propriétaire vise une mobilité locale, très forte, activée par les réseaux de sociabilité traditionnels. Cette mobilité et mobilisation interne des modèles architecturaux conduisent non seulement à l'intégration d'une culture matérielle étrangère, mais également à un retravail d'une autre, locale, déjà existante, en fonction de nouvelles exigences et influences occidentales. Aisni, voyage et racines, mobilité et sédentarité coexistent (Clifford 1997) dans ce que les Oseni appellent déjà la maison à l'occidentale. Selon nous, le comportement bâtisseur des Oseni et le sens des maisons de type occidental trouvent une réponse partielle à l'intérieur de la mobilité entre ici et ailleurs, entre le Pays d'Oas et l'Occident. Sans minimaliser le rôle de Tailleurs dans

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l'importation des modèles neufs, ce qu'on voit aujourd'hui au Pays d'Oas est le reflet de l'adaptation de cette expérience à l'intérieur d'une autre, locale et ancienne. L'extension de l'analyse au-delà des murs de la maison de type occidental dans l'usage générationnel de chaque type de pièce révèle une série d'oppositions et de complémentarités qui continuent à amplifier la métaphore de Frankenstein. Tandis que le rez-de-chaussée est le lieu d'exposition et de mise en scène, où tout est fait pour briller, pour attirer, pour envoûter, l'étage est mal soigné, nonfini. Les étages, incluant la mansarde, sont soit des lieux d'exil (nous l'avons bien vu pour l'ancienne pièce de réception, la sufrageria), soit des lieux de dépôt de la tradition (le costume traditionnel), ou encore tout simplement des lieux vides. Par contre, l'oubli est temporaire car l'étage fait partie des projets futurs. Tandis que le bas est actif, le haut est en attente. Pour l'instant, il reste caché, dans l'ombre et camouflé par l'escalier somptueux, par des vitres fumées ou par l'installation de rideaux aux fenêtres. Le jeu de cache-cache est aussi horizontal. Tandis que le devant est exposé, visible et souvent agressif, l'arrière est caché et il est hors-exposition. Il est humble, sale et lieu de déroulement des activités quotidiennes. Plus on progresse vers l'arrière de la maison, plus on régresse dans le temps car il ne s'agit pas seulement d'un déplacement matériel mais aussi générationnel : c'est le lieu des aînés et de leurs manières de faire. Le devant est destiné aux enfants qui doivent s'intégrer dans la société. La partie visible de la nouvelle maison représente ainsi le principal outil de reconnaissance et d'intégration des jeunes dans la société. Par contre, l'arrière deveint le lieu de déploiement et de manifestation des sociabilités qui font tourner le fonctionnement économique et social de la gospodaria. Quoique fondée sur une structuration binaire d'oppositions, cette maison sert à une chose : à séduire. La séduction se définit à la fois par la surexposition étincelante, colorée, provocante et souvent intrigante, et par le camouflage du contenu. Le jeu entre l'évidence et l'apparence, entre ce qu'on voit et ce que les Certezeni donnent à voir et à ne pas voir et bien maîtrisé par les habitants. A l'intérieur du système de mariage et des rituels prémaritaux, cette maison est presque sexualisée car elle est destinée à conquérir et à

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séduire les prétendants et les aspirants. D'ailleurs, les maisons les plus ornées appartiennent aux familles ayant des enfants proches de Tâge du mariage. L'analyse révèle le fait que, audelà du rôle de la mobilité du travail ou des mesures étatiques socialistes, la clé de la compréhension du comportement bâtisseur au Pays d'Oas réside justement dans l'intégration et surtout dans Tinstrumentalisation de la maison de type occidental à l'intérieur de l'institution du mariage. Les chapitres décrivant l'extérieur et l'intérieur de la maison ainsi que la relation entre la maison et la famille font ressortir le fait que tout geste porté sur l'espace bâti est régularisé au sein des projets locaux liés au mariage. Mais l'institution du mariage reste, nous l'avons montré, intimement liée à une autre institution bien plus large, celle de la famille, encore basée sur un fonctionnement traditionnel de production et de reproduction matériel, social et symbolique. La construction, l'aménagement, voire l'adaptation de la maison est un projet à long terme qui touche jusqu'à trois générations. Construire pour la famille, c'est premièrement bâtir pour les enfants ou pour les petits-enfants, reconstruire pour les parents et pour les grandsparents dépourvus de leurs maisons anciennes. Les enfants à leur tour grandissent en même temps que leur maison qui attache et enracine à la fois. À la suite des théories de Bourdieu sur Y habitus (1996), l'espace bâti ne peut pas être pensé en dehors de sa portée sociale car la maison lie non seulement à la terre mais surtout à un devoir d'assurer la transmission d'un patrimoine à la fois matériel et affectif. La construction et la possession d'une maison avant même que l'enfant soit indépendant l'obligent non seulement à structurer son avenir en fonction du local, mais aussi à faire la même chose que les autres : bâtir. Les murs sont élevés pour que l'enfant puisse faire comme il veut. Travailler en Occident ne se réduit pas à une sémantique économique, mais représente la solution et le premier pas vers l'intégration des jeunes à l'intérieur d'un réseau social bâti et sédimenté par les parents. L'enfant subit donc un double ancrage : à la fois spatial et occupationnel. La maison devient un repère pour les enfants, leur existence se construit en fonction d'elle. Non seulement elle oriente, mais elle pèse lourdement sur les épaules des jeunes. L'attachement est donc à la mesure de la grandeur de la maison : fort et de longue durée. Les intentions des parents de s'assurer que chaque enfant ait SA maison

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dans le sens propre du terme, s'avèrent en fait un piège car l'enfant plonge lui-même dans le travail de reconstruction de la maison, en fonction de ses propres préférences esthétiques ou des nouvelles modes. Le geste de trasformation de l'espace bâti représente un exercice d'appropriation et de personnalisation du lieu. Cette maison qui oriente les investissement d'argent et du temps des piège aussi les aînés qui, loin de se libérer du devoir d'assurer le futur de leurs enfants, restent dans la course de « la plus belle et la plus grande maison » jusqu'à la fin de leurs jours. En plus, leurs tâches s'alourdissent et se multiplient. Contrairement aux jeunes, la grande majorité des personnes âgées reste au village pour surveiller la construction de la nouvelle maison et prendre soin des petits-enfants, leur offrant du soutien affectif, moral, pratique et même financier. Rien de nouveau ici, car dans la société traditionnelle, les personnes âgées ont continué à être actives et présentes dans la vie des enfants et des petits-enfants. Dans la logique du don et du contre-don (Mauss 1969), enfants et parents échangent des services qui assurent l'économie du ménage. Dans le contexte de la mobilité du travail, cette organisation diffuse représente d'ailleurs la condition même de la survie de la famille roumaine. Cependant, l'ampleur du phénomène de construction et de transformation des maisons de même que le rythme du processus de changement social a un impact majeur sur le quotidien de la génération âgée qui, malgré ses efforts pour se maintenir dans la course, se sent parfois dépassée. Avec le départ de la jeune génération, les aïeux se retrouvent seuls à porter la charge de la gospodaria et à prendre soin des petits-enfants, responsabilités auxquelles se rajoute la construction ou la transformation de la nouvelle maison. De tous les membres de la famille, la femme (surtout la mère et la grand-mère) est la plus affectée tout simplement parce que, dans la logique traditionnelle de la division du labeur, la plus grande partie des tâches lui reviennent. Actifs dans la construction du monde de leurs enfants et pris eux-mêmes dans le mirage de la maison occidentale - l'expression d'un futur meilleur que leur passé - batrânii assistent par contre, plus ou moins sereinement, à la disparition graduelle de la fondation matérielle de leur propre monde. En reprenant l'image biblique et métaphorique de ïona, la grande

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maison est en train d'engloutir les dernières traces matérielles d'un monde, encore vivant par la présence des aïeux et réduit à la petite pièce qui se substitue provisoirement à la disparition de l'ancienne maison. Pas encore (dé)finies, les deux lieux, la chambre habitée par la vieille et la maison de type occidental, elle non plus pas encore finie, matérialisent l'état interstitiel de la société du Pays d'Oas. Elles représentent également un exercice de compromis mené par la génération adulte, toujours prise au milieu, entre les jeunes et les âgés, entre les enfants et les parents. Par contre, la pratique de construction et de reconstruction de la maison reste inchangée, en représentant le cadre de préservation et de renforcement de l'attachement au lieu chez les adultes tout comme chez les plus jeunes.

Au-delà de l'importance de l'institution du mariage et de l'institution de la famille, il reste toujours cette question qui nous a hantés tout au long de cet étude : pourquoi au Pays d'Oas et pas ailleurs? Cette interrogation émergeait tout en sachant que le triangle famille maison - mariage n'est pas spécifique à cette région ou à ce village, mais à l'ensemble de la société roumaine. La réponse est donnée par l'analyse d'une autre institution traditionnelle qui, bien qu'intimement liée à la famille et au mariage, est spécifique à la région du Pays d'Oas et surtout, au village de Certeze. Il s'agit de l'institution de l'honneur. Non seulement lieu d'exposition à des fins matrimoniales, la maison du Pays d'Oas est le principal lieu de compétition structuré encore par des lois anciennes axées sur la logique de l'action qui incite à la réponse, lois qui continuent à réglementer à la fois l'institution du mariage et de l'honneur. Ainsi, le devoir traditionnel de posséder une maison afin de permettre aux jeunes l'admission dans la société des adultes par le mariage se transforme chez les Certezeni en « l'urgence d'être le premier » (the urge to be first) (Huizinga 1949 : 105), ce qui déclenche la compétition entre les individus, hommes et femmes, entre les familles, entre les neamuri (les lignées) qui doivent bien se présenter devant la communauté entière. Ici, les stratégies de reproduction maritales occupent un lieu privilégié car, en reprenant les mots de Bourdieu, elles « ne se distinguent en rien dans leur logique qui, visant à conserver ou à augmenter le capital symbolique, obéissent à la dialectique de l'honneur, qu'elles aient pour enjeu le rachat de la terre, le rachat de l'offense, viol ou violence (meurtre) » (Bourdieu 2000 :214).

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L'argument principal est que la compétition pour la plus belle et la plus grande maison à l'occidentale continue bien au-delà du mariage. La possession d'une ou de plusieurs maisons oblige le nouveau couple à préserver et à amplifier le statut acquis grâce à l'effort des parents ou individuel. À cela s'ajoute l'augmentation du rôle de la femme qui, dans la pratique, est le principal agent de la transformation de la maison. Dissimulée à l'intérieur du discours normatif masculin, la femme agit sur la maison en fonction d'un double code de l'honorabilité féminine: ancien, marqué par le comportement de gospodina; neuf, centré par l'appropriation des tâches traditionnellement masculines tel que le travail ou la coordination de la construction de la nouvelle maison. La transformation de la maison, son ajustement esthétique se fait en fonction des frères et des sœurs, des voisins, des amis. Le but est d'acquérir plus de prestige que l'autre et, implicitement, d'humilier l'autre. La maison qui amplifie l'honneur et le prestige individuel et familial tire son pouvoir de son utilisation à l'intérieur d'une institution locale ancienne et unique en Roumanie : celle de la vendetta, institution de réglementation des relations et des rapports sociaux à l'intérieur de la communauté. Le passage de la lutte au couteau ou verbale à la joute impliquant les maisons induit un changement généralisé du rapport entre l'individu et l'espace bâti. La reconstruction de la maison n'est plus uniquement un devoir ou une condition de la fondation de la famille, une stratégie familiale d'assurer une alliance honorable (Segalen 1984). Elle devient le seul marqueur d'amplification du prestige et de l'honneur (Huizinga 1949) dans la communauté. Finalement, le sens de la maison de Certeze n'est pas dans le syntagmey'e veux une maison plus grande et plus belle mais essentiellement dans le rapport dans lequel cette volonté s'engage : je veux une maison plus grande et plus belle que celle de mon voisin, ma sœur, mon ami, etc. La possession d'une maison n'est rien dans l'économie de l'honneur si elle ne suit pas le rythme collectif de transformation et d'adaptation permanente. Le dessein de la maison du Pays d'Oas ne réside donc pas dans sa construction, mais dans sa transformation, le seul moyen de préservation et de valorisation de l'honneur. Sans cela, l'individu risque l'isolement social ou, selon les termes de Bourdieu, « la mort symbolique» (2000).

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Or, dans la communauté paysanne locale, la mort symbolique est aussi économique et sociale. Les trois sont indissociables car elles assurent la survie de l'individu et de la famille à l'intérieur de la communauté villageoise. Plus qu'un abri, plus qu'un lieu pour la famille ou pour les enfants, cette maison possède le pouvoir de conférer à l'individu une identité honorable et crédible dans le lieu d'origine. Elle conditionne même l'existence de l'individu en tant qu'être social et sa position à l'intérieur du groupe. Ainsi, la relation d'action unidirectionnelle de l'homme vers l'espace se retrouve de plus en plus dans ce que Daniel Miller appelle Vagency de l'objet ou de la culture matérielle. La maison en tant qu'espace de refuge, de tranquillité et de sécurité révèle son côté méphistophélique car, en échange de l'affirmation et de la communication d'une identité sociale nouvelle et valorisante, elle demande toujours plus. Elle oriente, elle oblige les gens à développer un comportement relatif à l'espace qui s'avère être lourd à porter : C'est ça, notre folie car on met tout notre argent dans des maisons. Je ne sais pas pourquoi. Mais tout le monde voit que la maison à côté est mise en ordre (aranjatâ) et l'an prochain, lorsqu 'il revient, il aime plus ce qu 'il a fait l'an dernier et il modifie. Moi j ' a i fait une fois et j e n'ai pas aimé ce qu'il a résulté et j ' a i modifié. Nous dépensons notre argent dans ce domaine. J'aimerais rentrer à la maison et rester trois, quatre semaines sans rien faire. Depuis que j e suis rentré, j e pense commencer une autre maison. C 'est comme ça chez nous : la lutte en maisons. C'est notre folie, nous ne pouvons pas arrêter» (Vasaies, 30 ans, Huta-Certeze, 2004).

Sans s'en rendre compte, notre interlocuteur vient de définir une conduite hors-norme : venir à la maison et ne rien faire. Cependant, le retour à la maison n'a rien d'un loisir ou d'un repos. Il n'est pas non plus l'inverse du quotidien vécu ailleurs tel qu'on l'observe chez certaines communautés immigrantes : le travail ailleurs, le repos, les vacances ou les loisirs chez soi (de Villanova 1999). Au contraire. Le travail de la maison permet d'éviter un comportement non-honorable. Il témoigne de l'encadrement de l'individu dans Tordre local qui voit dans ce bâtiment l'expression de la réussite économique et sociale. Ne pas respecter Tordre, rânduiala, c'est attirer le déshonneur sur soi et sur la famille. Autrement dit, malgré sa marque occidentale, la maison du Pays d'Oas n'est pas un private place car elle n'a pas de pouvoir d'exclure les autres ou de sélectionner l'accès des autres (Graham et Crow 1989). Donc, la responsabilité de Vasaies dépasse l'étendue de son propre cheminement social. Elle touche l'ensemble de la parenté et de la communauté.

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Ainsi, cette maison construite à la fois en conformité avec un modèle occidental et avec les exigences locales n'est jamais finie. Jamais content, le migrant transforme sa maison à l'occasion de chaque retour. Confiée aux parents et aux contremaîtres, la maison subit aussi une infinité de traductions (Geertz 1983) liées à la fois à l'imprévisibilité des facteurs extérieurs (positionnement, terrain, etc.), au savoir-faire et aux goûts des intervenants, et aux facteurs intérieurs (les enjeux familiaux liés au mariage et individuels liés au positionnement sur l'échelle de valeurs de la communauté). La maison résultant du processus de migration n'est jamais identique aux modèles ou aux maisons venues d'ailleurs (de Villanova 2004). Autrement dit, la localité n'est jamais le reflet à petite échelle du global car les cultures ne sont pas tout simplement transférables d'un contexte à l'autre, d'une échelle à l'autre (Appadurai 1998, Meintel 1995). Ses formes et ses sens sont travaillés et négociés (Moore 2000 :270), non seulement d'une échelle à l'autre, mais à l'intérieur même du local. Étant donné le caractère indéfini de la différence entre le matériel et l'immatériel (Miller 2001, 2005, Buchli, Moore 2000, Tilley 2007 [2006], Turgeon 2004), la matérialité de la maison absorbe des expériences multiples, ce qui conduit à Téloignement du modèle de son propre créateur et de sa forme d'origine (Tilley 1990). Plus loin encore, malgré la relation permanente entre le propriétaire et sa maison, elle ne lui appartient plus, elle se transforme à chaque lecture et à chaque interprétation que les intervenants effectuent. Une fois échappée à ses intervenants et au retour du propriétaire, la nouvelle maison commence à réagir, en lui suggérant, voire en le contraignant à procéder à des nouvelles interventions, à des nouvelles interprétations. La maison acquiert ainsi de plus en plus d'autonomie et de pouvoir (Tilley 1990). La lenteur du changement des pratiques d'habitation n'est pas intérieure, culturelle ou liée à une catégorie sociale précise, (la paysannerie par exemple). Ce qui les empêche de changer aussi rapidement et radicalement que l'architecture ou les structures matériels est paradoxalement leur propre maison qui aurait dû représenter « le véhicule » (Zuniga 1999; Miller 2001) de changement des pratiques d'habitation : trop grande à chauffer et éclairer, trop volumineuse pour en utiliser toutes les pièces et trop coûteuse pour les aménager toutes, elle force des Certezeni à continuer d'habiter dans la promiscuité. Malgré

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l'installation d'un poêle à bois dans chaque pièce à coucher, il est trop cher de chauffer plusieurs pièces. Ainsi, enfants et parents s'accommodent dans une unique pièce afin de passer la saison froide. À cette contrainte externe se rajoute une autre aussi importante : la chambre à coucher reste néanmoins marginale ce qui ne motive pas les propriétaires à la finir car « elle peut attendre ». Faute de la primauté d'un usage cérémoniel ou de mise en scène de la réussite, elle est abandonnée pour un futur toujours indéterminé, intégrée à l'intérieur de la logique de mise en scène, tout en la sortant de l'espace privé afin de la situer dans un autre, public et visible. Les bâtisseurs de la maison de type occidental de Certeze sont des prisonniers : d'une part, ils doivent porter l'héritage de la maison construite par les parents en conformité avec l'ancien ordre social et spatial qui disait que les enfants doivent rester près des parents et veiller sur eux ; d'autre part, ils sont porteurs de toute une expérience étrangère et individuelle qui leur a appris l'individualisme matérialisé dans la rupture spatiale de la vieille génération et dans la construction séparée de la nouvelle maison à l'occidentale. Audelà de cette explication sociale, il y a la communauté et l'individu. Lors de mon retour à Huta en 2005, Vasaies et son épouse étaient en France. Non loin de la gospodaria parentale, ils venaient de commencer la construction d'une nouvelle maison. Malgré la prise de conscience suscitée par le questionnement du chercheur devenu ami et partenaire de discussion, Vasaies vit dans la communauté. Il ne peut pas se soustraire du regard des autres. Il ne peut pas rester non plus en dehors de la norme. Sauf que cette mise en ordre du monde habité n'est plus aussi stable que dans l'ancien temps. La seule constante est celle du défi et de la riposte à laquelle nulle personne ne peut s'échapper. Ainsi, l'intégration des formes matérielles étrangères, des savoir-faire etc. est conditionnée essentiellement par ces structures traditionnelles gouvernées par l'économie de l'honneur. À tel point que la relation même entre la chercheure et les individus a fonctionné au moment où elle a réussi à s'intégrer au sein du code local de la réussite et de l'honorabilité. Le premier pas a été franchi d'avance par l'intuition de la chercheure qui, accompagnée par son époux, s'encadrait dans Tordre social, celui d'une femme qui a sa place dans la société, qui respecte les normes. Et l'importance de respecter dans les normes s'est révélée plus tard

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lorsque, à 8h le soir, j'ai décidé d'aller de l'autre côté du village, toute seule, pour mener un entretien. Je n'oublierai jamais l'angoisse de Maria qui m'a demandé pourquoi j'y allais seule. Une femme ne devrait jamais sortir toute seule le soir. Iurie est venu immédiatement me rejoindre et c'est comme ça qu'il a sauvé la situation. Ceci pour dire que tout comme l'honneur, le déshonneur est contagieux : j'étais en train de compromettre l'honorabilité et la bonne réputation de Maria à l'intérieur de la communauté. Ensuite, à l'intérieur de la relation avec nos hôtes, nous avons découvert qu'aux yeux des autres, nous étions à la fois surclassés et sous-classés. Surclassés puisque nous appartenions au centre (Bucarest et ensuite le Canada). C'était le regard posé surtout par nos hôtes et par leur réseau de parenté. Cependant, le fait de venir de l'extérieur, de ne pas avoir de liens avec les gens de la région, nous classait comme ignorants concernant les réalités locales. Le journal des premières journées sur le terrain en 2004 abonde de scènes dans lesquelles la chercheure est déclassée par rapport au sujet. Voici un épisode : J ' a i rencontré Nelu devant sa maison et nous parlons. A un moment donné, un homme dans la cinquantaine, au torse nu, arrête sa bicyclette et nous dit bonjour. Nelu me le présente. Il s'agit du médecin au sanatorium des malades de tuberculose à Bixad. Nelu lui dit aussi qui j e suis et de quoi j e m'occupe. 11 me regarde avec supériorité et il me demande d'où j e viens. Je réponds que j e viens de Bucarest. La réponse est tombée toute suite : « Aaaal Alors, vous êtes totalement en dehors de la réalité! Moi j e peux vous dire quelle est la vérité : la vérité est qu'ici, au Pays d'Oas, tout est possible! » Il me donne des conseils, entre autres d'aller à Bixad aussi et faire du terrain. Avant de partir il demande à Nelu «...sur quel plan il m'aide ». « Sur tous les plans? » [Il faut mentionner que Nelu n'est pas marié}. Question subtile à la quelle Nelu répond, visiblement gêné mais avec la même subtilité que l'autre : « Pas sur tous les plans! Je fais de mon mieux pour les aider, la Madame et son époux! Je pense qu'il est en train de nous rejoindre. Si vous voulez, j e vous le présente! » La réaction du médecin à été rapide : « Ah, non, j e manque de temps. Une autrefois. Si jamais vous passez p a r Bixad, n'oubliez pas de passer me voir. Bonne journée et bonne chance! » (Huta Certeze, juin 2004).

Cet épisode, comme bien d'autres, confirmait l'importance pour le chercheur d'appartenir à Tordre social pour éviter la honte et le discrédit. Les enjeux deviennent encore plus importants lorsqu'il s'agit d'une femme. Un statut ambigu de la chercheure aurait compromis toute forme de communication et d'échange avec l'autre. Ainsi, au début, nous étions sous-classés car nous ne partagions pas le même code de l'honneur et de la réussite. Ianos, mon hôte qui était une personne taciturne et timide, a osé à un moment donné nous demander quel est le sens de faire tant d'études, ce que cela nous

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apporte. Vous voyez, les Oseni ont une maison, ont une voiture, mais vous, vous n 'avez que vos sac-à-dos?! ». Cette question a révélé une fois pour toutes le fait que la maison à l'occidentale ne trouve pas son sens qu'à l'intérieur d'un code de l'honneur local, spécifique, qui fonctionne encore selon les normes anciennes. Ce code dit que pour être une personne respectable et reconnue par les autres il faut AVOIR une maison. À partir de ce moment-là, lorsque la question sur notre situation matérielle revenait (et elle a été présente tout au long de notre terrain) nous insistions sur le fait que nous étions propriétaires d'un petit appartement dans une grosse ville de la Roumanie et même là, il fallait faire bien des efforts pour leur démontrer que malgré cela, nous étions heureux. Cela marchait, mais uniquement parce que nous étions des étrangers. Si nous avions été originaires du village, il aurait fallu adopter le même comportement que le reste de la communauté afin de pouvoir mener cette recherche. Or nous arrivons à l'éternel dilemme, à savoir si l'individu, surtout celui issu des communautés rurales, est ou non prisonnier de l'emprise communautaire. Comment concilier les tendances individualistes et un ordre social ancien qui dicte son statut social et symbolique? En fait, les deux sont complémentaires et on le voit très bien dans le comportement spatial de Vasaies qui, malgré la possession d'une maison chez ses parents, décide d'en construire une autre, séparée. Individualisme ? Désir de se conformer à la compétition entre les maisons (dans le sens matériel et social) afin d'acquérir plus de prestige et de reconnaissance, donc de conformisme et de communautarisme ? Nous pensons qu'il s'agit des deux à ia fois. Tout geste individuel posé sur l'espace au Pays d'Oas est marqué par un souci permanent d'être bien vu par l'entourage, que ce soit parental, familial ou communautaire. À celui-ci s'ajoute une préoccupation de cultiver son image de courage, de droiture, de respect de la parole donnée, de générosité, bref de valeurs qui honorent celui qui les possède. Ainsi, le rapport entre individualisme en tant que souci de soi sans avoir à tenir compte des autres, d'une part, et la collectivité en tant que souci des autres d'autre part, ne doivent pas être pensés en opposition. Dans la lignée des idées de Bourdieu élaborées à la suite de son analyse de la maison kabyle, l'individualisme est consubstantiel au collectivisme car le souci de soi ne se construit que sous le regard des autres. L'individu a besoin des autres pour exister «parce que l'image qu'il forme de lui-

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même ne saurait être distincte de l'image de soi qui lui est renvoyée par les autres » (2000 :40). Dans ce paradigme des oppositions complémentaires se situe l'ensemble de la société roumaine, à la fois tributaire du collectivisme socialiste et de l'individualisme des sociétés capitalistes de plus en plus présent et matérialisé par des nouveaux gestes d'organisation de l'espace, de la maison, du quotidien. Tel que l'étude sur la maison du Pays d'Oas a essayé de le démontrer, l'espace de la domesticité est le plus proche de ce que les gens font, veulent faire ou avoir et finalement être. En pénétrant à l'intérieur de la maison, nous pénétrons à l'intérieur de l'identité individuelle et familiale, à l'intérieur des dynamiques sociales et identitaires, plus difficiles à saisir dans la rue, dans les lieux publics. C'est ici que se trouve la clé de la compréhension des dynamiques identitaires de la société roumaine après 1989. Ce n'est pas pour rien que, juste après la révolution, la maison, l'appartement, Tunique pièce des blocs communistes, habitée parfois par une famille avec deux ou trois enfants plonge dans une folie transformatrice, d'adaptation, de modification, exercice dans lequel se marient l'abandon et l'appropriation des designs, des meubles, des objets. L'appartement de mes parents ne ressemble point à celui dans lequel j'ai passé mon enfance : les murs sont détruits, les portes enlevées, le crépi et le gypse aux ornements floraux anéantis afin de donner place à la cuisine ouverte, aux murs peints différemment, au lit qui ne se plie pas, installé dans la chambre à coucher, etc. Paysans et villageois, habitants des maisons et des HLM (blocs) communistes ont commencé à enlever les anciennes fenêtres pour en mettre de nouvelles, de type Tormopan, marque devenue très convoitée dans l'aménagement intérieur après 1989. Les murs sont perforés afin de donner place au petit fourneau que tout le monde avait installé afin de se débrancher du réseau communautaire. Oui, les meubles et les objets empilés et entassés durant l'époque socialiste sont étalés et déployés, les espaces étroits sont élargis, les fenêtres agrandies. Il s'opère un vaste détachement de l'individu de l'emprise de la société. Tous ces gestes posés sur l'espace habité témoignent de ce que l'individu veut être et des nouveaux rapports qu'il développe avec la société. Toute cette problématique est si évidente, si présente, si prégnante dans le quotidien des Roumains qu'elle plonge dans l'oubli scientifique. Personne ne s'en occupe et bientôt nous allons chercher la sufrageria communiste ou la

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petite cuisine avec sa table coincée dans un coin de la pièce et qui ne permettait pas le rassemblement de toute la famille pour manger. Nous allons chercher la vitrina avec ses bibelots et sa vaisselle en porcelaine. Nous allons chercher les tableaux des maisons modernes paysannes aux scènes orientales et il sera impossible de les retrouver. Or cet espace domestique tellement détesté et dénigré par les recherches ethnographiques426 doit sortir de l'emprise des interrogations sur l'authenticité, sur la tradition ou sur le kitsch ainsi que du paradigme étemel du « paysan authentique et immobile». Cet espace doit être vu comme une source et une ressource d'étude des dynamiques identitaires dans la société roumaine, que ce soit rurale ou urbaine. Ces lieux domestiques sont les véhicules qui portent en eux la complexité et la fascination de la métamorphose identitaire des Roumains d'avant et d'après la chute du régime de Ceausescu. Pour conclure, nous tenons à souligner encore une fois en quoi consiste la spécificité de la maison de type occidental, et plus encore du comportement des habitants de Certeze relatif à l'espace bâti. En quoi réside son intégration, voire sa rébellion face à un phénomène plus large de définition du soi à travers le bâti? Tout comme le reste de la société roumaine, la culture matérielle liée à l'espace domestique qui parvient de l'extérieur se confronte à la présence, encore active, des institutions traditionnelles qui, à l'intérieur de la coquille socialiste, sont restées dans leur état initial : l'institution de la famille réglementée encore par le mariage, par l'échange des biens à l'intérieur de laquelle la maison est devenue la principale monnaie d'échange. L'augmentation de l'importance du bâtiment est liée aussi à la préservation de la relation de synonymie entre la fondation de la maison et la fondation d'une famille. Cette équivalence est encore plus forte au Pays d'Oas et dans les régions rurales à cause de l'emprise parentale et communautaire qui réglementent encore matériellement et symboliquement le statut social, économique et symbolique de l'individu et qui traverse la géographie entière villageoise et même régionale. Toutefois, ce qu'a de particulier cette région est la préservation fonctionnelle de l'institution de l'honneur, absente dans le reste de la Roumanie. La vendetta ancienne, la 426

II faut mentionner toutefois le travail pionnier d'Irina Nicolau, la première à s'intéresser à la culture dite « kitsch ». C'est encore elle qui a accordé à cette culture reléguée de la problématique « spécifique » aux ethnologues une place à elle dans le Musée du Paysan à Bucarest.

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mândria et le code de encadrent définitivement toute forme d'importation matérielle. Tout geste que l'individu porte sur l'espace bâti obéit à un système de valeurs régulé par le sentiment de l'honneur. Si un individu prend des libertés avec ces valeurs (et nous avons vu qu'avoir la maison la plus grande n'est pas nécessairement un atout car ce geste défie les réglementations de la quête de l'honneur), il fera face aux conséquences : le mépris des autres, et, à l'extrême, sa marginalisation, voire son exclusion sociale. À l'intérieur du code de l'honneur, les individus savent ce qu'il faut faire et ne pas faire. Nous l'avons déjà vu dans le cas de Vasaies, dans l'oscillation entre ce qu'il aimerait faire et ce qu'il doit faire. Le code de l'honneur vient par dessus l'emprise des autres institutions traditionnelles, le mariage, la famille, afin de conférer au phénomène bâtisseur cet aspect extrême, unique.

Contrairement aux autres Roumains, les Oseni jouent sur plusieurs plans car l'honneur rejoint et recompose dans l'image de la maison des temporalités multiples, des espaces multiples. Afin d'exister en tant que symbole de l'honneur ou en tant que véhicule de l'honneur, cette maison de type occidental absorbe toute source de prestige et d'honorabilité. Elle devient l'espace social marqué par l'arithmétique qui conjugue honneur et prestige, la peur de la honte et du discrédit de la part des autres (Addi 2002). À l'intérieur de la mobilité du travail, du mouvement permanent entre ici et là-bas, la construction d'une maison intégrée dans le système d'acquisition de l'honneur « dissuade la violence physique pour sauvegarder l'unité du groupe et garantir la paix sociale à travers l'attachement à un code de conduite » (Addi 2002). Or, nulle part ailleurs en Roumanie les enjeux de la construction ou de la transformation de la maison ne représentent un si grand enjeu social et symbolique qu'au pays d'Oas.

Tout comme Frankenstein en quête d'un idéal de création, les habitants du Pays d'Oas se composent et se recomposent eux-mêmes à travers la transformation de leurs maisons. Trop tard ou jamais ils ne se rendent pas compte des effets de leur propre création qui, en révélant son côté démoniaque, ne leur permet pas de profiter pleinement de ses bénéfices. L'effect presque anthropophage de la maison sur ses propriétaires semble effrayant. Les Oseni sont-ils malheureux? Us semblent tout simplement piégés et pour l'instant, ils n'ont pas le choix. La solution, pensons-nous, est dans la rotation des générations et finalement

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dans l'écoulement du temps. Aussi, une alternation serait la libération de la maison du poids identitaire, d'unique moyen d'assurer l'existence de l'individu en tant qu'être social et symbolique à l'intérieur de la communauté. La solution consiste à créer d'autres mécanismes de création et d'amplification de prestige et de l'honneur et en plus, qu'elles soient fonctionnelles. La volonté d'essayer autre chose existe : se lancer en tourisme, ouvrir une affaire profitable, etc. Mais il faut que ces alternatives soient aussi sécuritaires et sécurisantes que la maison. Nous n'avons jamais oublié l'Osan de Certeze qui avait participé au rîtas, qui a travaillé dans le domaine de la construction et qui a décidé de se lancer en tourisme en ouvrant un petit hôtel dans les montagnes. Il a décidé de faire une piste de ski, de faire connaître la beauté de la région. Mais, vous savez, depuis que j ' a i ouvert cette petite affaire, mes économies, mes biens ne sont plus les miens. Ils appartiennent à la Banque. Si j'échoue, j e suis fini, nous sommes finis, ma famille, mes enfants. La maison, tu l'as construit, elle est à toi. Si elle n 'est pas à toi, elle reste aux enfants (Certeze, 2005). Le fait que les Oseni n'ont pas le choix n'est pas uniquement interne mais aussi externe : exister dans une société plus large qui ne dispose pas encore des moyens d'orienter tout ce capital à la fois matériel et identitaire vers des mécanismes capables de conduire au développement économique régional dans son ensemble. Nous pensons que la stabilité de la société roumaine en général peut canaliser et tirer profit des comportements apparemment absurdes relatifs à l'espace bâti. En attendant, les Oseni ne peuvent rien faire. Us continuent à exister en faisant tout ce qu'ils savent le mieux : bâtir. Toutefois, nous doutons fort qu'en 2020 Certeze ressemblera à une ville de gratte-ciels tel qu'annoncé par l'affiche électorale. De ce point de vue, le cheminement des Certezeni dans les années à venir reste à suivre. Ce qui ressort finalement de cette étude est que, pour saisir les dynamiques identitaires d'une société en général, il ne faut pas nécessairement connaître Tinfiniment grand, mais plonger dans Tinfiniment petit, dans Tinfiniment banal de la domesticité quotidienne, ce que nous avons fait dans le cas des maisons de type occidental de Certeze, en Roumanie.

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ANNEXE

IMAGES

PREMIERE

PARTIE

4. LE PAYS D'OAS ET LES (EN)JEUX DES PÉRIPHÉRIES. REPÈRES GÉOGRAPHIQUES, HISTORIQUES ET CULTURELS

Photo No 1 : Le Pays d'Oas au début du XXe siècle (auteur Ionita G. Andron 1977)

■»t ■ Photo No 2 : Ce qui reste du bois séculaire du Pays d'Oas nous rappelle l'isolationnisme et le mystère régnant le monde des Oseni. Photo prise du haut des montagnes d'Oas (auteur Daniela Moisa, 2005)

Photo No 3 : Intitulée Sfetnicii lui Decebal, cette photo représente des Oseni du village de Racsa, en 1939. La traduction donnée par l'auteur est « Comme jadis les conseilleurs du Roi dac Décébal ». L'argument en faveur du lien entre les Oseni et les Daces repose sur la coiffure ronde des hommes (auteur Ionita G. Andron. 1977)

Photo No 4 : Le titre de cène photographie est Marele Preot, sfaluitorul regelni dac (Finta Vasâi al lui Vasâiu ' Todorii Pupadzîla din Bixad, august 1940) (traduit « Le Grand Prêtre, conseiller du roi dac (Finta Vasâi (fils) de Vasâiu' (fils) de Todor Pupadzîla de Bixad, août 1940). À la coiffure ronde s'ajoute le costume blanc des hommes, lui aussi exploité afin de représenter le portrait du Roumain d'origine Dace (auteur Ionita G. Andron 1977)



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Photo No 5 : Nepriveste din alt veac (casa monocelulara din Certeze) (« Elle nous regarde d'une autre époque (la maison monocellulaire de Certeze) (traduction de l'auteur), la première maison reproduite par Ionita G. Andron dans son album publié en 1977. Tara Oasului. Cluj-Napoca : ed. Dacia. Actuellement, il n'existe plus des maisons de ce type sauf au Musée ethnographique de Negresti-Oas

Photo No 6 : Casa batrana (« La vieille maison »). photo prise dans les années 1940 et publiée dans l'album de Ionita G. Andron. (1977). Ce type de maison n'existe plus à Certez et à Huta-Certeze.

Photo No 7 : Cette maison monocellulaire signale, si on se fie à la dénomination donnée par l'auteur Ionita G. Andron, à un monde sur le point de disparaître: Ultima casa din Tara Oasului, sub Cetatuia Mare (« La dernière maison du Pays d'Oas au-dessous de la cime de Cetatuia Mare »). publiée dans son album (1977)

5. LES OSENS OU LA RUSE DES PÉRIPHÉRIES. DYNAMIQUES GLOBALES ET LOCALES

Photo No 8 : Sous la photo est inscrit : « D'une année à l'autre, de plus en plus d'habitants de la commune Certeze construisent des maisons modernes à étages, signe du bien-être offert par l'Etat socialiste » (Photo reproduite en Cronica satmareana, 25 juillet, 1979 : 3)

DEUXIEME

PARTIE

1. L'ÉMERGENCE ET LE DÉVELOPPEMENT D'UNE POPULATION DE BÂTISSEURS AVANT 1989

Photo No la : La maison moderne du delegat Petre Bichii (Petre de Bica) et de sa femme, Bica. Construite sur la rue principale, elle est parmi les premières constructions à un étage à Certeze. Il s'agit d'un modèle apporté du nord-est de la Roumanie. Elle a conservé le toit de type clop. Cependant l'extérieur est transformé « à la française » par leur fille qui habite la maison avec son époux et leur fillette de 13 ans.

Photo No lb : La maison de l'autre côté de la rue (à gauche de l'image) est une maison des années 1970, 1980. Dans la majorité des cas, ce bâtiment sert de support pour construire la maison de type occidental. La métamorphose est spectaculaire, le bâtiment d'origine est méconnaissable. La maison située à droite a été transformée en une maison de type français (Certeze, 2005, auteur D. Moisa).

Photo No 2 : Maison des années 1980 couverte de faïence colorée. Actuellement, il en reste quelques unes à Certeze et à Huta-Certeze (2005, auteur D. Moisa).

Photo No 3 : Famille de Certeze devant la nouvelle maison en construction, au début des années 1970.

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Photo No 4a et No 4b: En 2005, sur la rue principale à Certeze. il y a une seule maison des années 1980 dont la tour a été conservée. La deuxième maison se trouve à proximité de l'école (auteur D. Moisa).

Photo No 5 : La maison jumelée de Nelu et de sa sœur (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa).

LES DEUX VISAGES DE L'HABITER DANS LA MOBILITE APRES 1989

Photo No 1 : Ianos. mon hôte, gouttant l'eau de vie qu'il est en train de préparer dans unepalincie (lieu spécialement aménagé pour la préparation de l'eau-de-vie), à Huta-Certeze. Bien qu'il n'ait jamais été ni en France ni à Hollywood (destinations marquées sur son chandail), il est l'un des premiers à partir en Occident, après 1989 : en Autriche et en Allemagne. Cette image synthétise toute une expérience de la migration au sein de laquelle Tailleurs « planétaire » est intimement lié au local avec toute sa spécificité et toutes ses odeurs et gouts (auteur D. Moisa, Huta, 2004).

Photo No 2 : Ianos (à gauche) et deux autres travailleurs (à droite), l'un de Certeze l'autre de Huta, sont en train de construire une maison en Autriche, au début des années 1990 (archive personnelle de Ianos Simon).

Photo No 3 : Avec l'argent gagné en Autriche, Ianos construit à Huta-Certeze, au début des années 1990. une deuxième maison de plein pied (Photo de l'archive personnelle de Maria et de Ianos Simon).

Photo No 4 : Après l'Autriche, Ianos continue à travailler dans la construction. Il est en train de monter le grès dans la maison de son frère, à Huta-Certeze (auteur D. Moisa, 2005).

Photo No 5 : Maison en Autriche construite au début des années 1990 par Ianos et quatre autres villageois, trois originaires de Certeze et l'un de Huta-Certeze. Ils sont des amis et des parents proches (archive personnelle de Ianos Simon. Huta-Certeze).

Photo No 6 : Ianos avec son cousin, devant la maison du propriétaire autrichien pour lequel ils travaillent, début des années 1990 (Archive personnelle de Ianos Simon).

Photo No 7 : Ianos en 1992. en Autriche : le logement de l'immigrant travailleur dans la construction est à la fois lieu de travail, et un lieu pour dormir, manger et entreposer des outils de travail (l'archive personnelle de Ianos Simon).

Photo No 8 : L'atelier de travail de Ianos, en Autriche. Les outils de travail sont toujours à proximité. Les prendre en photo sert de prouver l'avancement de la technique et des outils en construction par rapport à la situation du Pays d'Oas et même de la Roumaine entière. Cette image témoigne aussi d'une façon de faire propre aux Autrichiens et définie par l'ordre, le professionnalisme et la rigueur, (l'archive personnelle de Simon Ianos).

Photo No 9 : A Paris, le Tour Eiffel devient le panorama préféré des Oseni pour se prendre en photo (photo prise en 2003).

Photo No 10 : Vasaies et sa femme, Marioara, en France, à Paris. Il travaille en constructions et elle est femme de ménage.

3. LOCALISATION D'UNE GEOGRAPHI E GLOBALE

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__. Photo No 1 : Les maisons neuves ou modernes des années 1980, à Certeze. La première est dotée soit de la tour ou du toit à la tôle, fabriqué par des Tziganes. À côté, les femmes habillées du costume traditionnel assistent au jeu de dimanche devant Ciuperca (« Le Champignon). lieu de déploiement du jeu et de rencontre des jeunes pendant les fêtes. En 2005, les maisons sont méconnaissables. Seule, la Champignon rappellent encore le temps jadis (Photo reproduite par Diminescu (2001)

Photo No 2 : Le village de Certeze, en 2005, la rue est la même, mais les maisons sont différentes, elles sont désormais « de type français ». Contrairement à la métamorphose des maisons modernes, des années 1980, situées à côté. Ciuperca (« Le Champignon ») reste inchangée quoique solitaire. En face de la maison verte, le sable indique que des travaux de construction sont en cours (auteur D. Moisa)

Photo No 3 : La maison mauve est une maison « de type occidental ». Cependant, le propriétaire appelé patron (« le patron ») travaille en Roumanie. Il dirige des travaux de construction (Certeze, 2005. auteur D. Moisa).

Photo No 4 : La maison de type autrichien, Certeze, 2005 (auteur D. Moisa)

Photos No 5 et No 6 : Juste en face de la maison de type autrichien, verte, se dresse une autre maison, jaune cette fois (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 7 : Au premier étage d'une maison moderne des années 1980. la chambre à coucher est peinte en bleu. Tout le mobilier a été rapporté de Turquie : les rideaux en soie, la couverture (Huta-Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 8 : Sur la rue Hîroasa, les maisons de type occidental sont plus ou moins finies. À côté, les hommes semblent bien insignifiants (Certeze. 2005, auteure D. Moisa)

Photo No 9 : Dans une rue périphérique de Certeze, la maison de type français fait son apparition juste en face d'une autre, à peine visible derrière et qui est un modèle des années 1970. A côté, les voisins n'ont rien changé, ou du moins pas encore... (2005, auteur D. Moisa)

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Photo No 10 : La première maison de Certeze qui accueille le visiteur en provenance de NegrestiOas est une maison de type américain. La construction surprend car elle surgit brusquement des vergers et de la verdure qui domine pour le moment la périphérie du village (auteur D. Moisa)

Photo No 11 : Commencée en 2004, la maison de type américain, située sur la rue principale, dépasse de loin les constructions voisines. La dénomination encode le message de la réussite de type américain qui, par rapport à l'Europe, est bien plus important et bien plus valorisant. Tandis que la propriétaire s'occupe de la construction et de la surveillance des ouvriers, l'époux travaille en occident, sur des chantiers de construction (Certeze, 2005. auteur D. Moisa)

Photo No 12 : La maison de type américain est située sur la chaussée nationale no. 19 qui traverse le village de Huta-Certeze. Au village, il n'existe pas de construction plus grande, à l'exception de la nouvelle église catholique. Commencée en 2001, elle n'est pas encore finie. Cependant elle sert tout de même de modèle pour les maisons au toit en forme d'arche qui, à partir de 2004, commencent à apparaître à Certeze (2005, auteur D. Moisa)

Photo No 13 : La maison « de l'Américain » (des parents) ne semble pas aussi grande que la maison « de type américain » (de la fille). Cependant, son positionnement au sommet d'une colline, rend le bâtiment plus impressionnant. Tandis que le propriétaire est parti aux États-Unis, l'épouse surveille la construction d'un bâtiment qui n'a aucun rapport avec les maisons du continent américain. L'important est qu'il transmette le message d'une réussite bien plus valorisante que la réussite « européenne ». La réussite « à l'américaine » est inégalable (Huta-Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 14 : Vers l'église, mon hôtesse, habillée de son costume traditionnel, observe l'arrivée de plusieurs voitures en provenance de l'étranger. La fête de l'Assomption s'approche. Les Hutars partis commencent à rentrer à la maison. La maison de type occidental coupe la vue des montagnes boisés d'Oas (Huta-Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 15 et No 16 : Les deux maisons des enfants de Maria Buzdugan : à gauche se dresse la maison de type français de son fils qui a travaillé quelques années en France ; à droite, c'est la maison de la fille, qui, assistante médicale, n"est jamais partie travailler à l'étranger. Le modèle est repris, avec quelques modifications, par son frère. Malgré cela, la deuxième est aussi « une maison de type occidental » (Certeze, 2005. auteur I. Stamati).

Photo No 17 : Je veux une maison pareille que celle de mon voisin, mais plus haute et plus large (Certeze. 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 18 : Les téléromans américains, modèle digne à être reproduit à Certeze (2005, auteur D. Moisa)

4. FAIRE BATIR SA MAISON A DISTANCE. NOUVELLES ET ANCIENNES PRATIQUES DOMESTIQUES DE (RÉ)PRODUCTION DES RELATIONS SOCIALES DANS LE CONTEXTE DE LA MOBILITÉ

Photo No 1 : Au centre de Certeze, une équipe de constructeurs s'en va au travail (2005, auteur D. Moisa)

Photo No 2 : Une journée ordinaire de travail à Certeze : à côté de la maison « moderne » des années 1980, l'équipe de bâtisseurs est en train d'en construire une autre de type occidental cette fois (2005, auteur D. Moisa).

Photo No 3 : Équipe de bâtisseurs au travail. L'ancienne maison de plain-pied a été partiellement détruite afin de rajouter un deuxième niveau. À l'agrandissement à la verticale correspond l'élargissement de la maison par le rajout d'une partie, moderne, dont le fronton semble conforme à la mode « américaine » d'ondulation des murs (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 4 : Maison de type américain élevée et non-achevée, Certeze. 2005 (auteur D. Moisa)

Photo No 5 : A l'étage, deux travailleurs installent la toiture. En bas, la moitié du rez-de-chaussée a été rénovée et sert de lieu pour dormir et manger (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 6 : Maria Buzdugan nous fait visiter les maisons de son fils et de sa fille. Veuve depuis une vingtaine d'années, elle a supervisé toute seule la construction de la maison de son fils tandis qu'il travaillait en France. Bien qu'il travaille actuellement en Roumanie. Maria est constamment seule à la maison, c'est donc elle qui doit tout gérer. Bien que le nouveau bâtiment ne lui appartienne pas, elle est le maître de la maison (Certeze, 2005, auteur I. Stamati)

Photo No 7 : La maison en construction de Petre (Huta-Certeze, 2004. auteur D. Moisa)

Photo no. 8 : À partir du coin droit de la photo : le frère de Mos Gheorghe, le deuxième frère de Mos Gheorghe, Mos Ioscut, maître de Certeze, Maria, mon hôtesse, Mos Gheorghe (en haut, à gauche), le deuxième maître et le frère du premier, un ouvrier de Huta-Certeze, un apprenti de Certeze, un ouvrier de Certeze. A la fin du travail, tout le monde est assis pour manger. Les maîtres sont partis précipitamment pour aller monter un autre plancher à Certeze (Huta-Certeze, 2004, auteur I. Stamati)

Photo No 9 : Dans la cour, on travaille et on regarde : Marioara. la cousine du propriétaire, le frère du père du propriétaire. Mos Ioscut (l'homme au chapeau et au chemise blanche), le contremaître qui surveille l'outillage de fabrication du ciment et deux ouvriers (Huta-Certeze. 2004, Auteur D. Moisa)

Photo No 10 : La planseu (« au plancher ») : à l'aide d'une pelle, le maître homogénéise le matériel de construction tandis que l'un des travailleurs apporte du béton. Le frère de Mos Gheorghe (celui qui porte un chapeau) donne certaines indications (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 11 : Près de la table. Maria, sa cousine, Marioara, la mère de Maria. Clara, et Iulian. le fils de mon hôtesse, viennent de finir la préparation du souper et de la table pour les travailleurs (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 12 : À droite, le contremaître de Certeze. Ensuite, vers la gauche, Mos Ioscut, son frère et deux ouvriers. Les maîtres mangent très vite car ils doivent se rendre à Certeze pour monter un autre plancher. L'entrée est une soupe aux nouilles et au poulet préparée par Maria, la sœur du propriétaire et pas la mère, Clara. Sur la table, il y a aussi aperitive (« des apéritifs ») composées de la charcuterie et de fromage achetés aux magasins de Baia Mare, du pain acheté également au village. Il y a aussi un plateau de gâteaux préparées par Maria (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 13 : La construction du plancher de Petre est une occasion des trois frères Sabau de se rencontrer. Quoiqu'ils n'habitent pas loin l'un de l'autre, ils n'ont pas le temps de se ressembler souvent. De droite à gauche : Unchiul Ioscut (l'oncle Ioscut), Mos et Mos Gheorghe. le père du propriétaire Petre. À gauche, l'anthropologue participe à la convivialité du moment (Huta-Certeze. 2004, auteur I. Stamati)

Photo No 14 : lose, adossé contre sa voiture, regarde sans participer. Âgé de 17 ans, il vient d'arriver de France où il travaille comme plaquiste (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa).

TROISIEME

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Photo No I : L'église orthodoxe de Certeze. Seule la tour devance les maisons avoisinantes. Si le bâtiment reste inchangé, le prêtre vient de demander une nouvelle clôture, en fer forgé, à la mode en 2004 (auteur D. Moisa).

Photo No 2a : L'école de Certeze qui, tout comme le bâtiment de la mairie, celui de l'école est conforme à l'architecture réaliste socialiste. Elle contraste en apparence et en grandeur avec les bâtiments environnants, beaucoup plus somptueux. Derrière, le toit d'une maison type des années 1980 devance celui de l'école, mal soignée et délaissée (2004. photo D. Moisa)

Photo No 2b : À Certeze. le bâtiment de la Police (à gauche de l'Image) est humilié par les constructions individuelles, plus colorées, plus modernes (2004, auteur D. Moisa)

Photo No 3 : Centre du village Certeze, lieu de rassemblement du nouveau et de l'ancien, de la tradition et de la modernité : la Ciuperca (« le champignon ») est encadré par la mairie, un bâtiment conforme à l'architecture du réalisme socialiste, et par des maisons de type occidental (2005, auteur D. Moisa)

Photo No 4 et No 5 : La maison des noces de Certeze. Dans la photo à gauche, on voit le bâtiment de la mairie, en blanc, situé dans l'ombre du grand bâtiment jaune, moderne. Tout témoigne de l'importance de l'institution du mariage qui contraste avec le total mépris des habitants du village envers tout ce qui représente l'État (2004, auteur D. Moisa)

Photo No 6 : Dans la rue Hîroasa, les maisons filent près de la rue. Les fromes et les matériaux varient sans toutefois nuire à une certaine homogénéité (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 7 : Maison longue traditionnelle située perpendiculairement sur la rue. Derrière, la cuisine d'été est séparée et située parallèlement à la rue. De l'autre côté de la cour, se trouvent les annexes en bois (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 8 : Maison neuve en coin agrandie d'un étage dans les années 1980. Derrière, les annexes transformées en cuisine d'été sont reliées à la maison proprement dite par un couloir aussi large que les deux autres bâtiments, et doté de pièces à habiter (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 9 : L'annexe donne place à une deuxième maison de type occidental qui dépasse la maison moderne des parents construite dans un style moderne au cours des années 1980 (Certeze. 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 10 : Les parents, propriétaires d'une maison moderne des années 1980 bâtissent juste à côté une maisons pour la fille cadette, dans le style américain, alors très en vogue (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 11 et No 12 : À gauche, la maison de Nuta Vadan est en plein processus de transformation. Nuta a décidé d'ajouter un deuxième bâtiment, derrière la maison. Juste à côté se trouve la maison de sa sœur qui. contrairement à Nuta, décide de construire une autre maison pour son fils, pas loin sur la même rue (Certeze 2005, auteur D. Moisa).

Photo No 13 : De derrière, on voit très bien les quatre bâtiments qui composent la gospodaria de Maria Buzdugan : à droite, en jaune se dresse la maison du fils ; à gauche, celle de la fille vient d'être élevée. Entre les deux, derrière la cour intérieure se trouve un bâtiment blanc abritant la cuisine d'été, construit dans les années 1980 et qui est lié à la maisons du fils par les annexes. À gauche, la maison traditionnelle, complètement cachée par la maison de type occidental de la fille de Maria Buzdugan (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 14a et No 14b : Cache-cache : la gospodaria de Floarea où la maison de type occidental est située en arrière tandis que l'ancienne se trouve à proximité de la rue. Coincée entre les deux maisons voisines, cette maison est temporaire. En effet, à notre retour en 2005, la maison ancienne n'existait plus (Certeze, 2004, auteur I. Stamati)

Photo No 15 : L'annexe est plus grande que la maison et le modèle est conforme aux maisons de type occidental (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 16a et No 16b : Derrière et devant la nouvelle maison. Maria des Mariées a quatre garages : trois (la photo à gauche) sont incorporés dans l'annexa. L'un d'entre eux abrite la voiture. Devant la maison (la photo à droite), un quatrième garage qui sert de cuisine d'été, et d'atelier pour la confection le costumes traditionnels. Son usage est quotidien et son positionnement est stratégique car il permet de surveiller la rue. Il est inaccessible aux étrangers. Lorsque nous avons demandé à la propriétaire de nous le faire visiter, elle a refusé en disant qu'il n'y avait rien d'intéressant là-dedans (Certeze, 2005, auteur lu. Stamati)

Photo No 17 : A l'intérieur du garage Maria lu ' Bihau a aménagé sa boutique. Elle est également vendeuse. On y trouve de tout... sauf la voiture (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 18 : La plaque accrochée à l'entrée annonce la panoplie de matériaux de construction qui se trouve au garage ouvert (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

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Photo No 19a et No 19b : Le garage d'Onus Babichii sert à la fois de lieu d'entreposage de \apalinca (l'eau de vie régionale) et d'atelier de travail de l'andésite (Huta-Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 20 : Dans le garage situé devant la maison. Maria des Mariées fabrique les costumes traditionnels. Le lieu, qui sert aussi de cuisine, est utilisé quotidiennement. Lors de notre visite, elle n'a pas accepté de nous la faire visiter. Par contre, elle nous a fait faire le tour de deux autres cuisines modernes situées à l'étage (Certeze. 2004, photo lu. Stamati)

Photos No 21 et No 22 : Le garage abrite des machines à coudre et il sert essentiellement à la fabrication du costume traditionnel féminin. Cet espace moderne est en effet une pépinière de la tradition et un lieu de sociabilité féminine (Certeze. 2005. auteur D. Moisa)

Photo No 23 : Située derrière la maison de type américain et liée à celle-ci par un couloir à un étage, la cuisine d'été garde l'apparence des bâtiments des années 1980(Huta-Certeze. 2005. auteur D. Moisa)

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Photo No 24 : En face de la gospodaria de Maria Buzdugan. une autre maison de type occidental est elle aussi secondée par la cuisine d'été qui rappelle les bâtiments des années 1980 (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 25 : La maison en en construction est nommée annexa. Quoique bâtie à côté et dans la prolongation du premier bâtiment, il s'agit en fait d'une nouvelle maison de type occidental. Les deux maisons reflètent la coexistence de deux générations. Au sous-sol, la porte blanche métallique annonce l'installation d'un garage (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 26 et No 27 : Derrière la gospodaria de Maria Buzdugan, les annexes traditionnelles sont encore fonctionnelles (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 28 : Le pavage avance jusque dans la me (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 29 : La clôture est un mélange de matériaux : la fondation en ciment est couverte de marbre noir, les piliers décoratifs sont en marbre blanc tandis que les portails sont en fer forgé. Tout comme dans la majorité des maisons. le pavage avance jusque dans la rue, interpellant et en invitant au regard (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 30 : Le portail en inox est combiné avec la clôture qui est en pierre avec des colonnettes branches, en marbre. Encore une fois, le pavage couvrant la cour de la maison avance vers la rue, et invite au regard (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 31 : La clôture de même que le portail sont en inox (Certeze, 2005. auteur D. Moisa)

Photos No 32 et No 33 : Portails en inox (Huta-Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

EXTERIEUR DE LA MAISON

Photo No 1 : Maison moderne des années 1980, couverte de crépi blanc aux ornements de type stucco qui encadrent le mur frontal et latéral, les balcons et les fenêtres. Située sur l'une des principales rues de Certeze, Ulita Mare [La grande rue], cette maison est un exemple de bâtiment qui n'a pas subit des grandes ajustements en fonction des modèles occidentaux. Le seul changement vise les fenêtres en bois qui viennent d'être remplacées par d'autres, modernes (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)

Photos No 2 et No 3 : Installation de l'esthétique occidentale et paysagère dans le local. Deux maisons à Certeze : la première est centrale, la deuxième est située en périphérie, dans la « cartier » des Leibens. Les pots aux fleurs embellissent la façade de la maison avant même que celle-ci soit finie (2005, auteur D. Moisa)

Photo No 4 et No 5: La maison semble envahir la rue par la façade pourvue de balcons allongés et soutenus par des piliers en béton. (Certeze 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 6 et No 7 : La façade arrondie donne plus de volume à la maison qui semble à franchir la frontière entre le privé et le public (Certeze. 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 8 et No 9 : Deux modèles de balcons du réalisme socialiste. Le premier est en béton, aux arcades et aux rambardes en forme de colonnettes sculptées. Le deuxième est en fer forgé, aux ornements floraux, originaire de la ville. Malgré les matériaux différentes, les deux s'encadrent dans la même nouvelle esthétique du village socialiste des années 1980 (Certeze. 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 10 : Le balcon moderne des années 1980 et le balcon de type occidental des années 2005, côte à côte. Deux esthétiques, la même valeur, de symbole de la réussite économique et sociale (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 11 : L'ancien dans un nouvel emballage. Malgré la préservation des balcons aux rambardes anciennes, la nouveauté consiste dans le matériel enveloppe, le marbre (Certeze, 2005. auteur D. Moisa)

Photo No 12a et No 12b : Que ce soit le matériel ou la forme telle la reproduction des colonnettes ioniques, la fonction du balcon reste la même : celle de communiquer et de rendre visible la réussite du propriétaire (Huta-Certeze. 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 13 : Les balcons aux rambardes en inox, simples, légers, sans artifices architecturaux. La nouvelle esthétiques « occidentale » est intégré à l'intérieur du code de la réussite locale destinée à communiquer la réussite du propriétaire (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 14 : Les balcons deviennent ronds, débordant sur la rue afin d'interpeller le regard du passant (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 15 : Les formes des rambardes varient d'une maison à l'autre. Le matériel le plus prisé est l'inox, symbole de la réussite et de la richesse de type occidental (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 16 : Les escaliers en marbre, la rambarde en marbre, les plantes et les nains colorés font de l'entrée principale un lieu privilégié d'exposition de soi (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 17 : De l'intérieur vers l'extérieur. Pas encore achevée, la maison affiche déjà la porte moderne qui achetée au marché de Baia Mare au prix de 400 € (Huta-Certeze, 2005. auteur D. Moisa)

Photo No 18 : La caméra qui regarde pour être regardée (Negresti-Oas, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 19a et No 19b : Entrée principale, entrée secondaire : le nouveau nuance les oppositions. Au delà du souci d'exposition, la porte principale garde les fonctions cérémonielles traditionnelles tandis que l'autre subit un usage quotidien (Huta-Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 20 : Le toit de type clop ( « chapeau »), encore présent à Certeze (2005, auteur D. Moisa)

Photo No 21 : Le toit à deux pentes de type français ou occidental (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 22 : Envahir le public par la grandeur du toit (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 23 : Le toit de type américain, le dernier modèle à surgir à Certeze et à Huta-Certeze (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 24 : A l'ancienne maison, les Certezeni rajoutent un nouveau toit, à deux pentes, prévu d'une mansarde, une des marques de l'Occident (2004, auteur D. Moisa)

Photo No 25 : En 2003 Nuta Vadan avait remplacé le toit de type clop avec un autre, moderne, pourvu d'une mansarde (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 26 : La mansarde de la maison « de l'Américain » (Huta-Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 27 : Maison dont les fenêtres sont couvertes des rideaux en bois (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 28 : La fenêtre, l'œil qui cache et qui montre (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

3. L'INTERIEUR DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL LIEU D'EXPOSITION ET DE SÉDUCTION

Photo No 1 : La maison de Stara, encore habitée et préservée à Huta-Certeze (2004, auteur D. Moisa)

Photo No 2a et No 2b : Le salon de Nuta Vadan est doté de colonnes couvertes de marbre (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 3 : Le salon de Maria des Mariées, l'une des plus luxueux de Certeze. Quoique « occidental », il accueille les deux poupées aux habits traditionnels, fabriqués par Maria. La multiplication et l'amplification du nouveau correspond à la miniaturisation et à la mise en exposition de la tradition (Certeze. 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 4a et No 4b : Salon en cours d'aménagement. lurie essaie de deviner comment sont faits les murs qui luisent. Sur le plafond, un cercle est attaché en formant une sorte de faux murs duquel, plus tard, sera accroché un lustre (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 5 : Les murs ondulent, varie de forme, jouent avec les couleurs. Partout, l'installation des lieux pour les ampoules annonce que la pièce sera très bien éclairée. En fait, tout comme les anciennes icônes, les ampoules valent par leur nombre : plus elles sont nombreuses, plus le propriétaire projette une image de réussite sociale (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 6a et No 6b : Dans le salon, tout est fait pour briller : le plafond, les murs (Certeze, 2004, Auteur D. Moisa)

Photo No 7 : Bien plus sobre et simple que son équivalent des années 1980, cette pièce de réception a conservé les principaux meubles de l'ancienne sufrageria : la table haute avec les chaises et le meuble avec la vitrina. Par contre, les décorations en gypse des murs de même que le plancher en bois ont été enlevées. À la place du bois franc la propriétaire a mis du grès (Huta-Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 8a et No 8b : Aménagée dans la maison donnée par les beaux-parents de Marica lu ' Bica à la fin des années 1970, cette salle de réception est un mélange de sufrageria citadine et de « belle chambre » traditionnelle. Les icônes reçus comme dot de sa mère, les tissus et les assiettes forment des files ininterrompues tout autour de la pièce. En dessous, deux tableaux sur papier représentent des scènes bibliques. Elles ont été achetées au marché de Sighet. La maison construite au début des années 1970 n'est pas habitée. Marica, son mari et sa fille habitent une maison moderne, sur la rue principale, juste à côté de ses parents et de sa sœur. Dans l'autre maison, elle vient d'installer le salon au mobilier rose (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 9a et No 9b : Deux exemples de sufragerii, bien plus proches de leur équivalent citadin (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 10 : Le salon, la nouvelle pièce de réception, beaucoup plus simplifié et chargé que la sufrageria citadine ou la belle chambre traditionnelle (Huta-Certeze. 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 11 : Salon à Certeze. Le plancher en grès de même que le canapé en coin et les fauteuils alourdissent la pièce. Toutefois, les couvertures traditionnelles ont été évacuées (Certeze, 2004. auteur D. Moisa)

Photo No 12 : Exilée à l'étage, l'ancienne sufrageria devient un lieu de dépôt et de préservation de la tradition car, malgré son origine citadine et récente, elle fait tout de même partie de la tradition (Certeze, 2005, auteur D. Moisa)

Photo No 13a et No 13b : Initialement située au rez-dechaussée, l'ancienne sufrageria de Nuta Vadan est exilée à l'étage. Impeccable, centrée par la vitrina, cette pièce devient de plus en plus un espace d'entreposage. Sa valeur tient uniquement à son lien avec le passé, un passé gratifiant lorsque tout commence changer à Certeze (2004, auteur D. Moisa)

Photo No 14a et No 14b: Le salon aux canapés bleu de Floarea est situé à côté de ce que ressemble à l'ancienne sufrageria. Quoique voisines, les deux pièces de réception n'étaient séparées que par un mur sans porte. Il n'y a pas de mélanges d'objets ou de décorations. De plus, tandis que le salon est utilisé quotidiennement, la sufrageria a plus l'air d'un lieu d'exposition. Le salon est bien individualisé et séparé de l'ancienne sufrageria qui a été achetée par les parents, à la fin des années 1980. L'existence de cette ancienne pièce est provisoire car Floarea témoigne de son intention de la détruire et d'y aménager la cuisine et la salle à manger en prolongation avec le du salon (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 15 : L'appareil pour des exercices physiques est installé dans un coin du salon de Floarea. Lorsqu'il fait son apparition, c'est généralement dans les maisons dont les occupants sont tout au plus âgés d'une trentaine d'années (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 16a et No 16b : À côté du salon rose de Marica, une pièce fermée abrite ce qui ressemble à une mélange de l'ancienne sufrageria (signalée par la présence du mobilier qui longe le mur) et du salon (deux fauteuils en cuir encadrent la causeuse du même matériel, tous réunis autour de la table basse). Contrairement à sa sœur, Floarea, qui veut détruire les traces de l'ancienne pièce de réception, Marica a l'intention de la garder. La multiplication des lieux de réception et d'exposition est explicable car Marica a une fille très proche du mariage et en plus, elle n'est jamais allée à l'étranger. Contrairement à Floarea, elle reste encore tributaire d'un savoir-faire d'une génération âgée (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 17a et 17b : Dans la vitrina située au salon, la tante de mon hôtesse garde toutes les bouteilles dt boissons qu'elle même a apportées d'Italie où elle travaille depuis trois ans. Les marques italiennes remplacent les marques américaines (des années 1980) et françaises (des années 1990). Au Pays d'Oas « la consommation » le d autre (l'occidental) est visuelle, gustative et olfactive (Negresti-Oas, 2004, D. Moisa)

Photo No 18 : Le bar de Nuta Vadan (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 19 : Le bar au mur de Marica (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 20a et No 20b : Le bar de Maria des Mariées est une reproduction d'un modèle qu'on retrouve dans les bars de nuit ou dans les bistrots. Tous les objets (les verres, les outils à préparation des cocktails ont été rapportées d'Allemagne, de France et d'Italie. Malgré la présence des bouteilles à boissons étrangères, le bar n'a jamais été utilisé. Il sert exclusivement à la mise en scéen de soi. Intégré au salon, il se conforme à la principale fonction de l'ensemble : celle d'exposition et de communication de la réussite économique et sociale du propriétaire (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 20c : La bar n'est rien sans la vitrina « traditionnelle » qui expose toute un monde provenant de Turquie, d'Allemagne, ou de France, les objets transmettent le message de l'appropriation d'une nouvelle identité (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 21 : La nouvelle cuisine, lieu de réception et d'exposition. Malgré l'installation de deux cuisinières, à bois et à gaz, l'hôtesse (58 ans) avoue les utiliser rarement (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 22a, No 22b, No 22c et No 22d: La cuisine moderne de Dina (23 ans) n'est pas utilisée quotidiennement. Elle est utilisée pour chauffer le repas et le lait pour son bébé. Quoique installée à côté du frigidaire, la cuisinière traditionnelle à bois est en parfait état. Du salon, elle n'est pas visible. Dine ne s'en sert jamais pour cuisiner. Par contre, l'hiver elle est utilisée pour chauffer la maison. Dina utilise le frigidaire où elle garde les aliments périssables. La plus part du temps, la nouvelle cuisine est tenue à l'écart des activités quotidiennes comme la préparation ou la consommation du repas (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

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Photo No 23 : Anca (29 ans) utilise la nouvelle cuisine moderne d'une manière quotidienne. Elle n'habite pas avec les parents. C'est ici que se déroulent toutes les tâches quotidiennes. Initialement, elle a eu un four a bois installé par sa grande mère mais elle a renoncé à l'utiliser depuis plusieurs années (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 24a et No 24b : Dans la nouvelle cuisine, seule la machine à expresso est utilisée, signe socialisation et de réception des invités spéciaux. À côté, la poêle à bois est impeccable (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 25a et No 25b : Dans la nouvelle cuisine. Bita prépare un troisième café à la machine à expresso. A côté, un peu gênée. Maria nous attend pour que nous finissons chacune notre travail (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 26: Jamais utilisée, la nouvelle cuisine est une mise en exposition de soi (Certeze, 2005, auteur lu. Stamati)

Photo No 27 : Dans la cuisine des grands parents, les deux cuisinières se rencontrent (Huta-Certeze. 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 28a, No 28b, No 28c et No 28d : Floarea lu ' Don Tataia, devant sa maison se prépare à nous conduire vers « sa nouvelle » demeure. Derrière elle, on voit sa fille qui continue à habiter l'ancienne maison, elle y cuisine, y dort, elle y regarde la télévision. La tradition est accommodée à l'émergence de nouveau lieux, de nouveaux modèles et usages de l'espace (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 29 : La nouvelle cuisine située dans la nouvelle maison n'est utilisée que pour préparer le café. Son rôle est essentiellement d'exposition et de réception (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 30a, No 30b et 30c : Sans avoir été finie ou fonctionnelle, la future cuisine d'été sert de lieu d'exil car c'est ici que Floarea habite. Juste à côté, un salon aménagé d'une manière minimaliste lui sert de lieu pour dormir. Pour l'instant, la cuisine a un rôle exclusivement expositionnel car les armoires sont vides, l'eau coule pas et il n'y a pas de cuisinière (Certeze, 2004. auteur D. Moisa)

Photo No 31a, No 31b et 31c : À l'intérieur de la nouvelle maison, la salle de bain est tout prête, fonctionnelle et utilisée par la jeune génération. Quant à Floarea, elle préfère à aller à la toilette traditionnelle, située non loin de la cuisine d'été où elle dort actuellement (Certeze. 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 32 : Le Jacuzzi est obligatoire dans la salle de bain de type occidental (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 33 : La toilette traditionnelle est encore présente dans la majorité des gospodarii de Certeze ou de Huta (Certeze. 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 34 : Dans la maison de Marica lu ' Bica les étages ne sont pas aménagés. Contrairement au salon, les chambres à coucher de l'étage restent en désordre, cachées par des rideaux (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 35 : Jamais utilisée, cette pièce sert pour l'instant de lieu d'exposition, impeccable, propre, immobile (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 36 et No 37 : Chambre à coucher aménagée à la dernière mode, avec des draps rapportés de Turquie (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 38 : Au rez-de-chaussée, la chambre à coucher de Nuta Vadan est intégrée dans la logique de l'exposition. Les draps installés au moment de la prise de la photo de même que les rideaux de Turquie font la fierté de l'hôtesse (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 39 : Les escaliers, lieu d'exposition (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 40a et No 40b : Les escaliers en marbre, couverts de tapis ou en grès dotés de rambardes en inox, dépassent leur fonction de passage car ils invitent à la contemplation (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 41 : Le projet de la propriétaire de la maison « de l'Américain » est de couvrir les marches de l'escalier et le pilier central de marbre noir et de mettre des rambardes en inox (Huta-Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 42a et No 42b : Escaliers menant nulle part. Bien que privés de rambardes, ils exposent et s'exposent (2004, auteur D. Moisa)

Photo No 43 : Les rambardes en bois de la maison de Floarea Bichii venaient d'être enlevées. Le projet est d'installer des rambardes en inox (Certeze, 2004. auteur D. Moisa)

Photo No 44a et No 44b : Les escaliers en marbre de Marica Bichii conduisent vers l'étage, lieu kafkaïen de noirceur et de perte (Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

4. LIEUX D'ENTREPOSAGE. PRATIQUES DOMESTIQUES ANTIPATRIMONIALES

Photos No la et No lb : D'une maison à l'autre. Matérialisations de deux mondes aussi différents, qu'indispensables l'un à l'autre (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photos No 2a et No 2b : L'ancienne maison, lieu de dépôt, lieu de l'oubli (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 3 : Le musée de Staruca (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 4a, No 4b, No 4c : L'ancienne cuisine transformée en pièce d'entreposage de la tradition. À côté des appareils ménagers qui ne fonctionnent plus, des traces de l'ancienne cuisine dotée de faïence et d'armoires, trône la photo de l'hôtesse lorsqu'elle était jeune. D'autres photos des membres de la famille sont exilées dans cet endroit oublié (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

Photo No 5a : Camera oseneasca de Nuta Vadan (Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 5b : Les mannequins de la chambre traditionnelle du Pays d'Oas d'Oas de Nuta Vadan rappellent les musées ethnographiques régionaux des années 1970, 1980(Certeze, 2004, auteur lu. Stamati)

Photo No 6a et No 6b : Son dernier souhait est de mourir dans Sa maison. La pièce qu'elle habite dans la maison non-finie de son petit-fils est située exactement au même endroit que son ancienne maison unicellulaire, détruite il y a quelques années. La mise en abîme spatiale est l'une des manières locales de concilier les désirs de la vieille et de la nouvelle génération (Huta-Certeze, 2004, auteur D. Moisa)

6. L'HONNEUR, CAPITAL SOCIAL ET SYMBOLIQUE REGULATEUR DE LA TRANSFORMATION DE LA MAISON DE TYPE OCCIDENTAL

CERTEZE - AF1S ELECTORAL DIN AIMUL 2 0 2 0

• candidal! la pnimârie •

Dacâ se dezvoltâ în ace la si ritrn ca pinà acum, dintr-o localitate cu 3 0 0 de vile, Certeze ar putea devem în 2 0 2 0 un oras cu zgîrie-nori Photo No 7 : Si Certeze continue à se développer au même rythme, d'une localité de 300 villas, elle pourra devenir, en 2020, une ville avec des gratte-ciel (Certeze, 2004)

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