Texte Le Sas

  • November 2019
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  • Words: 7,840
  • Pages: 34
1

Le Sas de Michel AZAMA

Une production "Le Chien qui Miaule"

Avec Sophie Belissent

Mise en scène Gérard Foucher

Contact: 06 08 94 00 22

2

LE SAS

Une cellule. Murs clairs et nus sur les côtés cour et jardin. W.C. Tabouret. Bat-flanc contre un des murs. Une porte au fond munie d'un œilleton en cuivre qui s'ouvre parfois avec bruit. Vasistas très haut à vitres dépolies. Le lieu peut aussi être transposé sans réalisme aucun. L'environnement sonore suffit à faire exister la prison : pas dans un couloir. Bruits de verrous. Cris. Bris de vitres répercutés en écho. Tap-tap-tap des tuyaux de chauffage… La pièce commence au milieu de la nuit et s'achève à l'aube.

LA PARTANTE - Qu'est-ce que c'est ce télégramme ? J'ai dit à l'éducatrice. La veille de sortir ça fiche un coup. Un ministre qui saute, un président qui claque, on sait jamais.

3

N'importe quoi on annule vos grâces, votre dossier est ajourné on dit. Vous ne sortez pas.

Enfin tout ça…

J'ai pas pensé à toi une seconde, maman.

- C'est ma conditionnelle qu'est annulée, j'ai dit.

Elle arrivait pas je me suis rendue compte elle faisait non avec la tête. Alors j'ai avalé un grand coup d'air. Je suis restée très calme. Non j'ai crié je crois. - Enfin lisez-le, j'ai dit. - Je suis désolée, je suis désolée, elle répétait. Un disque. J'ai redit en gueulant (non, à voix très basse). - Lisez-le. Et l'habitude, je ne sais pas, j'ai ajouté : - Je vous en prie.

- C'est votre mère, elle a dit enfin. Le cœur. Elle a pas eu le temps de souffrir.

4

J'ai dû crier encore une fois. Je ne sais pas. Après j'ai dû m'évanouir. Courage. Seize ans que j'attends. Pas le moment de flancher pour quelques heures.

Tu savais bien que la vie te réservait encore un chien de sa chiennerie.

Drôle de coin, là, entre deux mondes. La cellule des partantes. Dehors on dit jamais partante.

La porte, là, qui donne sur la cour d'honneur. La cour d'honneur fermée par ce portail que je n'ai pas passé depuis seize ans. Le portail sur la rue. La rue…

Pas peur ma fille, tiens-toi par le licou. Sortir c'est rien, dis-toi bien ça. C'est rien, c'est fait, c'est derrière toi, c'est traversé, seize fois traversé. Ça ne fait rien t'aurais pas dû maman, une vacherie pareille le jour de ma sortie. Alors c'est vrai, jamais fini avec la poisse, ça vous colle à la vie. Nicole elle disait toujours ça : "la poiscaille", elle disait.

5

Tu verras ma vieille, elle disait, moi qui suis sortie plusieurs fois, c'est en mettant le pied dehors que le pire se met à vous tomber dessus. Préparez vos affaires vous êtes transférée. - Mais quand madame ? On m'a rien dit hier. - Et alors ? On vous attend là-bas. Dépêchez-vous. Vous avez une heure.

J'étais bien là. Au dépôt. Ma compagne de cellule pleure sans bruit. Je ramasse mes affaires sans la regarder. Je serais bien restée encore un peu. Même si ça pue, même si un rien vous scie les nerfs. On parle, ça rigole, ça chiale, ça vit. Les putes, les voleuses, les tueuses, les clochardes, les braqueuses, les dépeceuses, les infanticides, ça tient du bordel et de l'asile mais ça vit. Les gamelles, le savon plâtreux (avec quoi ils le font ce savon ?), les ficelles de lit à lit avec du linge, se taper les crises des unes, le transistor des autres plein gaz, les histoires connes, les parfums à vingt balles, les poux et la crasse des cloches et toute la nuit, l'angoisse qui se balade de lit à lit et te revient en boomerang au centuple. Oui, j'étais bien là. Au chaud… Mon malheur fondu dans le malheur des autres.

Où je vais. On sait rien. Des on-dit, des légendes, on sait pas. Même les gens de la ville là-bas, ils savent pas. C'est l'autre monde. Entre la morgue et le couvent. Gérard, Gilbert, je serai loin de vous, je ne vous verrai pas grandir.

6

Fouillée encore une fois. Enchaînée. Le fourgon. Tiens-toi bon Dieu, pense à autre chose. Regarde. Les rues, les places, les gens. Après tous ces mois de béton, tu peux tomber amoureuse d'un arbre.

Dix heures. Attention au départ. À la gare, ils détournent la tête les gens. Une femme entre deux flics avec des menottes, ça leur fait tout bizarre. Un jeune homme brun me sourit. Je me mords la bouche. Allez. Ouvre les yeux. Serre les fesses. Tiens-toi droite. Regarde. Je regarde comme on mange. Les garrigues, le Rhône, ce champ de moutarde tout jaune, ce pommier en fleurs. Enregistre. Planque les paysages dans ta tête. Demain tu les mettras à la place des murs. Tu les regarderas tous les jours pendant vingt ans. Ces rivières à cailloux. Ce cimetière de voitures. Je voudrais être ce tas de ferraille qui rouille là, oublié dans un coin. Tiens. Une vigne. Toute mon enfance la vigne. Je regarde. Je regarde. Je regarde. C'est inouï ces choses toutes simples. La couleur du ciel a plus de nom. Elle change toutes les minutes. Là-bas, je ne verrai que la couleur des uniformes et les murs blancs comme en clinique. Un potager bien serré dans ses murs. Le mot mur… Un relais routier rouge dans les champs jaunes. J'avais mangé avec toi souvent dans les routiers, dans celui-là peutêtre…

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C'est sûrement la nationale 9. La nuit vient. Les lumières du wagon sur les arbres du paysage. Qu'est-ce que je verrai du ciel là-bas, un tout petit carré dans la cour de promenades. Mon visage dans la vitre. J'ai trente-trois ans. La descente au tombeau. Pleure va. Ça n'a plus d'importance. Le flic dit doucement : "Vous voulez une cigarette ? En principe c'est interdit mais…" Et ça me fait chialer encore plus. Il a une moustache. Je dis : "Vous avez des enfants ?" Gérard, Gilbert, je vous reverrai quand ? Quel âge ça vous fera ? Il parle de son aîné qu'est pas brillant en classe. Il sourit. Il dit : " Ça va mieux ?" Oui ça va. Ça va tout à fait bien. Je suis tout à fait morte. Ça y est, nous y voilà. Trois minutes d'arrêt. Vingt ans d'arrêt. Je me suis levée, je me souviens pour mieux voir. La porte avec les gros clous qui brillent dans les phares. Elle s'ouvre à deux battants. Le fourgon entre dans la cour. Je me retourne. Elle se referme doucement. Toute seule. Sûrement c'est électrique. Dans la lueur du réverbère je vois encore la rue. Un homme passe avec un pain sous le bras. Je ne verrai plus d'homme. Déshabillez-vous. J'enlève pull-over, jupe, collants, slip et soutien-gorge. - Qu'est-ce que c'est que cette médaille-là ?

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- Une médaille madame. - Vous avez une autorisation ? Non ? Donnez-moi ça. - Non madame. - Commencez pas. Vous êtes pas ici pour faire la fière. Donnez. - Non madame. - On en a maté d'autres vous savez. Elle tire dessus. La chaîne casse. Ça brûle. J'ai une marque rouge sur le cou. Je renfile mes frusques. Je me cache. J'ai honte. Tu t'y feras ma fille, tu t'y feras. Montrer son cul c'est rien. Au bout du compte on a le cœur à poil et c'est bien pire.

Pas une clope à cloper. Enterrée vive. Allô ! Allô ! J'appelle la terre.

- Silence. Vous êtes au centre d'accueil. Il est interdit de parler aux fenêtres. Sinon vous serez signalée. Mais… - Silence. Vous êtes trois semaines en expérience observationnelle à l'isolement.

9

Ils appellent ça l'accueil. Drôle d'accueil. Le lit fixé au sol. Le tabouret fixé au sol. Le vasistas trop haut. Les vitres martelées. Le guichet par où les matonnes te passent la bouffe. Une heure de promenade dans une portion de camembert. Si tu vois un oiseau, c'est jour de chance. Observation. Un rat dans une cage. La mort creuse son chemin de taupe dans mon corps. Tiens. J'ai un sacré retard de règles. Ce cauchemar. Toujours le même. Un homme. Il me tient la main. Il te ressemble. J'ai un bouquet de fleurs. Je suis heureuse. Il me conduit par les rues d'une ville inconnue. Il me lâche d'un coup et disparaît à un tournant. Je le cherche affolée. Plus personne. Je cours. Les jambes ne me portent plus. La nuit tombe d'un coup comme au cinéma. La ville est complètement déserte et silencieuse. Deux hommes sortent en courant d'une grande porte. Ils se jettent sur moi, et me poussent dedans. Je hurle. Je reconnais la prison. Je veux courir. Mes jambes sont en plomb. Ils ricanent. Ils me déshabillent. - Levez la jambe ! Il y en a qui cachent des choses là-dedans. L'un d'eux à genoux regarde mon sexe, l'autre écarte mes fesses à deux mains. Je me réveille en sueur. Des heures entières cœur battant. Cette fille qui traversait la cour avec ses affaires sur un chariot. Une partante. Des valises, des cartons mal ficelés. Elle revenait du greffe. On a crié de joie : "Merde, merde ne te retourne pas quand tu sors." Résultat : privées de promenade pendant quinze jours.

- Baissez votre culotte ! Et on le fait. - Dormez !

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Et on dort. - Si vous êtes là, vous l'avez bien cherché. Et on dit : "Oui, madame…" Si on est sages, on sera bien vues. On aura des récompenses. On peut nous enfermer au mitard. Nous priver de dessert et de cinéma. Nous mettre au pain sec et à l'eau dans un placard capitonné. C'est pour notre bien. Notre réinsertion. Nous apprendre à vivre comme il faut. Et il faut, petites filles que nous sommes, pour notre bien, nous gronder, nous gronder, nous gronder… - Vous êtes sympa vous, madame. On voit que vous êtes jeune. Je voudrais vous appeler par votre prénom. - Vous n'y pensez pas. Je risquerais la mise à pied. Elle dit, la petite matonne. Si une gradée s'en apercevait. Pensez… On pourrait nous soupçonner… - Mais de quoi ? - Mais de… Complicité, homosexualité, est-ce que je sais moi… Non non, il faut nous appeler madame…

Ils m'ont collée au groupe 3. Groupe des obèses. Si tu l'es pas, tu le deviens. Pas droit à la gymnastique. Pas d'occupation. Après l'atelier, la solitude en cellule de quatorze heures au lendemain matin. Se bourrer de pain. Attendre. Dans la cellule. "À propos, elle dit madame la directrice, nous ne disons pas cellule, nous avons l'habitude de dire chambre.

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Votre comportement n'a pas été brillant à l'isolement : vitres cassées, crises de nerfs, insultes aux surveillantes, hystérie. Une forte tête. Taisez-vous. Et ne vous imaginez pas que vous allez suivre des cours. Les cours sont pour les gens sociables. Vous êtes affectée au service général. Vous ferez le ménage. Excellent exercice quand on a trop d'énergie comme vous. Taisez-vous. Évidemment on gagne moins qu'en atelier. Et ne me dites pas que vous êtes faible ou malade. Vous n'êtes jamais malade pour faire vos bêtises. Taisez-vous. On vous retire assurance vieillesse, sécurité sociale, on divise le reste en deux. Une moitié pour cantiner tampax, produits de toilette, timbres, beurre, sucre, chocolat et superflu ainsi que vos commandes de vêtements aux Trois Suisses. L'autre moitié pour l'administration. Ici on paye sa pension comme partout. On retient trois cinquièmes pour la nourriture, un cinquième pour les frais de justice et un cinquième pour votre pécule de sortie. Voilà. Et sachez que votre silence ne parle pas en votre faveur. C'est une provocation de plus à verser à votre dossier. Ni vos grands airs non plus. Taisez-vous. Si vous persistez dans vos attitudes négatives, ma petite et que vous restiez au groupe 3, ça n'ira pas chercher loin quand vous sortirez question pécule ; rien plus rien ça fait toujours rien. Même au bout de vingt ans. Tenez-vous le pour dit. Non. Vous parlerez quand on vous le demandera. Évidemment on va vous enlever vos enfants. Vous êtes déchue de vos droits maternels. Ils seront confiés à la DDASS. À des familles nourricières. Votre mère est trop âgée pour s'occuper d'eux, bien qu'elle en ait fait la demande. Alors ? Vous ne voulez toujours pas répondre ?"

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Je l'ai su qu'après bien sûr. La carotte. Tu es sage, hop, une grâce c'est quatorze juillet. Soumise, hop, tu sautes au groupe 2. Nerveuse, stop ! On te déclasse. Retour à la case serpillière. Leur petit jeu de l'oie. Au-dessus il y a le groupe 1. Au-dessus la demi-confiance ; audessus la confiance. Tu te retrouves responsable de la chapelle, l'infirmerie, la bibliothèque. Encore au-dessus la semi-liberté. Boulot dehors, dodo dedans. Et attention à pas traîner entre boulot et dodo. Sinon… Encore au-dessus la conditionnelle : tu sors avant la fin de ta peine. Attention tiens-toi bien. Un ajournement est si vite arrivé. Un dossier ça peut traîner entre la chancellerie et ici…

Au début tu es toujours groupe 3. Les obèses, la serpillière, les pluches et le graillon, à la rigueur groupe 2, jamais plus. Faut bien avoir à espérer. Un but. La sortie c'est trop loin. Alors si on était tout de suite à la confiance, elle dit l'éducatrice, y'aurait de quoi se suicider. Tu te barbouilles de mots et tu te les chantes, avoue. Tu grattes tes brûlures pour oublier ta trouille. Plus que quelques heures, ta porte va s'ouvrir. À la fin de la nuit, on te remet dans le circuit. C'est ton dernier virage, faut que tu t'en dépatouilles.

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Je l'ai recraché le fichu calmant. Avec le temps tu prends la technique facile. Tu le cales entre la joue et les dents, elle peut te faire boire tout ce qu'elle veut la matonne. À peine elle est sortie, tu recraches. Je ne veux pas dormir. Pas perdre un instant de cette nuit. La passer les yeux ouverts, être sur pieds pour dire ciao à vos barreaux quand j'entendrai pour la dernière fois la cloche du matin. Vos murs ont fondu ce soir. Ils n'existent plus. Ils y sont plus vos murs. Cette fois c'est vrai, le rêve sera plus long que la nuit. Et ce matin vraiment la porte s'ouvrira sur la rue. Il y aura des voitures, des hommes qui vont à leur travail, en bleus, en cravate, une femme poussera un landau, j'essayerai par-dessus son épaule de voir le bébé. La vie. Je fais des courses, je vais au bistrot, on me servira comme une personne normale. Est-ce que je vais savoir payer ? Perdu l'habitude des billets, des pièces, les portes à ouvrir – Tirezpoussez. Nicole m'a dit, la première fois qu'on sort, on est tout bête devant les portes comme si on attendait qu'une matonne vienne ouvrir. - Bonjour monsieur, je suis comptable. Je viens pour l'annonce. - Madame, vous avez des références ? Quelle était votre dernière place ? Comment effacer. Faire que ça ne vous poursuive plus… - Donnez votre adresse, on vous écrira. - Foyer Sainte-Ursule… - Ah ! C'est le foyer pour… - Oui. Pour ex-détenues.

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Comment effacer le sang ? C'est pas eux qui m'y ont foutue, c'est moi. À présent, je bouffe ma connerie, quand je sortirai, je me relèverai, je dirai merde aux gens. J'aurai payé. Je devrai plus rien à personne. On pense ça pendant des années. Au moment de sortir c'est pas si simple, la torture à suer de trouille. Toi Gérard je t'ai pas vu depuis le début de ton service militaire. Et toi Gilbert depuis ton pensionnat. En quatre ans on change à ton âge. Notre premier parloir, Gérard. J'étais là depuis trois ans. Il avait fallu débrouiller leur sac d'embrouilles avec la DDASS. Je m'étais pomponnée, coiffée, habillée. - Dis-donc tu te maries ou quoi aujourd'hui ? Nicole rigolait. - Mieux que ça ma vieille. J'ai parloir avec mon fils. Mon aîné. Je l'ai pas vu depuis trois ans. - Quel âge ça lui fait ? - Sept. Il en avait quatre quand je suis tombée. - Il va pas te reconnaître. - Tais-toi, j'ai une de ces pétoches. Je suis revenue en larmes, le Rimmel qui coule, les cheveux dans tous les sens. - Qu'est-ce qui t'arrive ? Il était pas là ? - Si, si. C'est encore pire. Il a hurlé, m'a frappée, mordue, donné des coups de pied dans les portes. Il voulait que je parte avec lui. On le tenait plus. Il a renversé des chaises, tapé contre les murs. Ils ont dû raccourcir le parloir. Il se serait tué à coups de tête contre les tables. Je l'ai vu qu'un quart d'heure. Je sais pas quand je le reverrai mon gosse.

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J'écris. J'écris. J'écris. Je biftonne avec moi-même. Il faut que le temps passe de force. Le soir je dors avec mes lettres et le lendemain je les déchire. Ton dernier billet Nicole. Celui d'hier. Notre dernière promenade ensemble. J'ai mis longtemps à t'avouer ma date de sortie. Pas facile. On chialait comme deux idiotes. Tu croisais deux doigts pour conjurer. - Dans quelle cabine de douche êtes-vous ? - Dans la 4 madame. - Mais alors où est Nicole ? - Dans la 4 madame. - Je vous colle un rapport. - On fait rien madame, on se lave. - Vous vous laverez mieux au mitard. La douce voix de madame chef. La moindre tendresse les fait penser histoire de fesses. - A traité une surveillante de salope mal baisée, peau de vache et vieille chouette à ressorts. - A donné une plaque de chocolat à une autre détenue qui a accepté. - A mis un couvre-lit sur la fenêtre de sa cellule. - A bouché l'œilleton avec de la mie de pain. - A pris un tricot pendant la promenade. - A cassé son bol.

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- A échangé un billet avec une codétenue. A préféré avaler son billet que le remettre à la surveillante. - Vous marcheriez pas avec Nicole par hasard ? Vous savez il y a pas de mal à ça du moment que ça va pas trop loin… - Si madame. Je marche avec Nicole. Tous les jours. Une heure dans la cour des promenades. - Méfiez-vous de toutes vos compagnes. Jeanine est menteuse, Marie-Laure est intéressée, Paulette hypocrite. Vous verrez quand elles sortiront, elles vous oublieront. Les détenues sont immatures, égoïstes, velléitaires, versatiles. - Oh ! madame, vous avez changé vos cheveux en brune, ça vous va mieux. - Oh ! madame, vous avez grossi pendant votre congé. Elles, elles nous surveillent, assises là tout le matin sept heures sans bouger, sans avoir le droit de lire ni de rien faire d'autre ; quel métier. Elles, elles nous surveillent mais nous, on les voit.

J'ai dit en gueulant (non, à voix très basse). Lisez-le. Et l'habitude, je ne sais pas, j'ai ajouté : je vous en prie. Elle a dit : "Justement aujourd'hui. Pas de chance." Oui. Ça je sais. Je lui ai arraché le télégramme des mains et j'ai lu. C'était écrit : "Mère décédée hier. Obsèques demain." Il n'y avait pas de signature. Pour rien, pour soulager, j'ai crié. Non, je ne sais pas, j'étais très calme. Elle a pas pu tenir j'ai dit. Son cœur, la joie de ma sortie. Après oui, c'est après que j'ai hurlé. Je crois.

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- Croyez pas ça, c'est l'âge. Elle a dit l'éducatrice. Dieu a pas voulu qu'elle vous revoie. Dieu. Vous savez où je le fous Dieu ? - Dites pas ça. Elle dit. Histoire de dire quelque chose. Ils vous attendront pour l'enterrement. Pour l'enterrer ? Comptez pas sur moi. Téléphonez. Faites ce que vous voudrez, mais je sors pas d'ici pour enterrer ma mère. Vous entendez ? Dieu. Tu parles. Depuis le temps si t'existais… Tu parles. T'as qu'à faire signe. Est-ce que je suis vieille, laide, stérile. Au bord du monde. Incapable à tout jamais d'amour. Dieu. Oui. Tu l'as voulu. Oui. C'est de ma faute. J'endosse tout. Je rejette pas. Le plus sale, le plus noir, le plus dur. Chaque acte. Je renie pas, non. Je l'ai fait. Je l'ai fait. C'est moi, c'est bien moi. Oui, oui, oui. Moi. Le sang versé, le sang caillé sur un tissu. La marque de mon geste exposée là. Les verrous, la rumeur de foule, la souricière comme ils disent. Cette cage de deux mètres sur deux dans les coulisses du tribunal. J'attends. Vous êtes huit hommes et une femme. J'aurais préféré plus de femmes. Elles m'auraient mieux comprise peut-être. Vous ne saurez pas, vous ne pourrez pas faire le tri des témoignages, des rancœurs, des antipathies, des haines. - Je suis pas bien. - C'est rien. Vous tracassez pas. C'est le trac. Dit monsieur Maître.

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Les experts, les enquêteurs de personnalité. Ceux qui disent "ma petite", ceux qui disent "madame", tous viennent voir la bête. Mes talons hauts font une musique de souris dans les couloirs du tribunal. Le premier soir, elles m'avaient gardé du thé chaud dans la cellule. J'ai rien pu avaler. Des télégrammes comme pour une actrice. Dormir, impossible… Le sang, les tissus tachés de sang exposés là, à la vue de tous la marque de mon geste. Le jury les regarde tout le temps. Le maximum. Voilà ce qui t'attend ma petite. Les mains qui se lèvent, qui jurent de dire la vérité. Toute. Rien que. Ça va durer trois jours. Il faut tenir le choc, elle dit madame chef. - Et n'ayez pas l'air si raide, dit monsieur Maître, ça les indispose à votre égard. Ne vous braquez pas, ça fait hautain. Les journalistes. La salle comble. Ce spectacle. Je ne veux pas croiser le regard de la seule femme du jury. Qui est-elle ? Qui êtes-vous madame ? Vous avez des enfants ? Ma vie depuis ma naissance. Quel déballage. Mon dossier plus épais que l'annuaire de Paris.

- Son grand-père s'est tiré un coup de carabine dans la bouche. - Mais qu'est-ce qu'ils vont chercher ? - Tout compte dit monsieur chef. L'histoire du grand-père, mauvais pour vous ça. - Mais ça n'a rien à voir. - Les antécédents ça marque.

19

- Mais… - C'est du sang. - Maître vous croyez qu'ils vont… - Patience. - L'avocat général a l'air très dur. - C'est son métier. Les femmes ont mis leur tailleur de printemps pour témoigner. Mise en plis, bijoux. L'espoir de passer à la télé peut-être. Tant de témoins à charge toute la journée. Je tombe de fatigue. Mon garde compte les témoins. Plus que quatre. Plus que deux. Attention ceux à décharge maintenant. Mais c'est trop tard, personne n'écoute. La nuit est tombée. Flot de paroles perdues. Condamnez-moi tout de suite. Qu'on en finisse. Je ne veux pas revenir demain. Partie civile, ma vie dépeinte en noir. - Toute petite elle arrachait déjà la tête de ses poupées. Défense, ma vie repeinte en blanc. Je n'attends rien. Vous êtes sortis. Vous délibérez. Là-bas au fond d'une pièce, ma vie est entre vos mains. Messieurs, la Cour ! Toute la salle se lève, on me fait signe. Je me mets debout, on dirait la messe. J'ai mal partout. On s'assoit. C'est fait. C'est décidé. Oui à la culpabilité. Oui à la préméditation. Je le savais.

20

Le maximum. Ne pleure pas, ne flanche pas. Ils vont te mitrailler avec leurs flashes quand le juge lira la sentence. - Par ces motifs, la Cour après avoir répondu par NON à la question relative aux circonstances atténuantes déclare l'accusée COUPABLE. En conséquence, la condamne à vingt ans de réclusion criminelle. - Vingt ans ! c'est impossible Maître, dites c'est impossible ? Vous disiez dix ans au maximum ? - Vous échappez de peu à la perpétuité ne vous plaignez pas. Vingt ans. Peut-être j'aurais pas dû mettre un tailleur beige.

Ça vous arrange, hein, messieurs de l'État ces quarante mille bagnards des prisons de France. Ça bosse pour trois fois rien et jamais de grèves, ça fabrique des uniformes de gardien de prison, des polochons, des kikis en peluche, des cravates de luxe. La pègre bosse pour le gratin. Elle est belle votre justice vue de dos. Dans votre langue de fonctionnaires ça se dit réinsertion. Sûr. C'est très utile quand t'es sortie de savoir faire des kikis en peluche. Et avoir un gros pécule très facile à trois francs par cravate. Suffit de pas fumer – économie de nicotine –. D'être illettrée – économie de magazines et de timbres –, pas avoir ses règles – économie de tampax –, pas de petite fringales – économie sur beurre, sel et sucre –.

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Une qui sera pas riche en sortant c'est Alice. Sa cellule, un vrai nid d'amour. Cache-seau hygiénique, doubles rideaux à fleurs assortis au dessus de lit et montés sur cantonnière, dentelles blanches pour cacher les vitres cathédrale de la fenêtre aveugle et sur le lit là, le modèle, l'idéal féminin de la maison : madame Loukoum dans un déshabillé noir en dentelle prend la pose comme une star d'un vieux Cinémonde. Elle essaie d'oublier qu'elle a pris quinze kilos.

Un râle. C'est un râle. C'est à côté. J'en suis sûre. Un râle. Marie-Laure. Marie-Laure ? Marie-Laure ? Mon Dieu vite elle va crever.

Elle tape sur sa porte et hurle Et la matonne ? Elle dort celle-là ?

On entend les cris d'autres femmes de la division. Madame, madame, madame.

Bruits de pas dans le couloir. Marie-Laure déconne pas Marie-Laure. Marie-Laure ? Ah ! Madame. Pas trop tôt. Regardez à côté. C'est Marie-Laure. Il y a quelque chose de pas normal. Non, ne partez pas. Jetez un œil par le mouchard… Dites madame qu'est-ce que c'est ? Une écharpe ? Elle s'étrangle ?

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Marie-Laure déconne pas. C'est rien tu verras, n'aies pas peur, sortir c'est rien, on a passé le pire. Marie-Laure ?

Mais qu'est-ce que vous attendez pour y aller ? Le temps qu'une gradée se pointe, elle sera déjà morte. Madame, je vous en prie. Allez-y. Tant pis pour le règlement. Écoutez. Les râles sont plus forts. Oh. Dépêchez-vous. Mais qu'est-ce qu'elles font les gradées ? Vous leur avez téléphoné ? Entrez quand même. On pourra pas vous reprocher d'avoir sauvé sa vie. Dites. Entrez.

Bruits de cavalcade dans le couloir. Puis de clés. Exclamations confuses. Suivies d'un grand silence.

Vous avez enlevé l'écharpe ? Elle respire ? Dites ? Elle respire ? Qu'est-ce qui se passe ? Elle est là la sœur infirmière ? Mais qu'estce qu'elle fout ? Et le toubib il se dérange jamais celui-là ? Mon Dieu. Faites qu'elle s'en sorte.

On est soignées. Bien soignées. Claire avec son mal de gorge faitesmoi une radio docteur. Et le toubib qui haussait les épaules. - Vous, vous voulez vous offrir un petit tour à l'hôpital. Vous somatisez. C'est tout. C'est le mal carcéral. À ta sortie tu fonces à la radio, seulement c'était trop tard. Cancer.

23

J'ai froid. Qui m'attendra ce matin à ma sortie. Personne. Encore une nuit. Le jour va se lever comment reprendre le contact. Le fil avec mes deux gamins. Je les ai vus une dizaine de fois en seize ans. Chaque fois trente minutes, ça fait cinq heures ? Cinq heures avec vous en seize ans, ça fait pas lourd question tendresse. Avec la matonne à côté. Toujours. Gilbert tu hurlais, tu ne me connaissais pas. Envie de tout casser. Te tenir contre moi tout nu. Te sentir, te lécher. La mort pendant des heures. Ne dites pas tout le temps "mes petits" quand vous parlez d'eux elle dit l'éducatrice. Habituez-vous à cette idée : ils sont des hommes. L'aîné fait son service militaire, le cadet a des petites amies. Il a quand même dix-sept ans. Tout ça… Ils vous ont pas attendue pour vivre. Vous serez pas le centre de leur vie. Il faut vous faire à cette idée.

- Vous allez me mépriser je sais. Si, si. C'est tellement… Je sais pas… J'ai… enfin… C'est pas vraiment moi…Comme si une autre avait agi à ma place. Il m'avait quittée, tu comprends… Plus d'argent, plus de boulot, plus envie de vivre… J'ai ouvert la veine de mon fils. La grosse veine là sur le cou où on sent battre le cœur. Avec la pointe d'un couteau de cuisine. Juste une entaille. Que ça coule doucement, qu'il se sente pas mourir.

24

Je crois que j'en deviendrais dingue. J'ai sa photo, tu veux la voir ? Il est beau tu trouves pas ? Il avait deux ans. Pauvre Annie, je t'aimais bien. Tu t'es pendue dans ta cellule la nuit entre deux rondes. Quand la matonne t'a trouvée à quatre heures du matin, c'était trop tard. Tout de suite, on a compris vu le remue-ménage. Les gradées, la directrice, les matonnes, le toubib et l'aumônier en pleine nuit. On a compris. On nous a permis de te revoir. Juste le lendemain, le cercueil qui traversait la cour de l'hexagone. On étouffait. Sylvie disait : "Je sortirai comme ça." Elle est perpète Sylvie. Il a fallu la calmer. La faire boire. Jeanine a dit : "Cette fois tu seras pas fouillée ma petite. Tu vas sortir et tu sauras même pas à quoi ça ressemble dehors." - On nous met à la fosse commune c'est la loi. Quelqu'une a dit. Et une autre : - Ils auraient pu sonner le glas avec la cloche du matin. On est pas des bêtes tout de même ?

Vite ! Mesdames on descend. Vite mesdames à vos places. Vite à la messe. Plus vite si vous voulez gagner quelque chose. Vite aux gamelles. On est là pour des années et on n'a jamais le temps. Un jour il se passe rien suivi d'un autre jour où il se passe rien. Se dire chaque soir – encore une de cuite.

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Chaque jour fini dès le matin quand je le barre sur mon calendrier. J'en connais le manque de surprise, le peu de goût à voir tourner les heures, j'attends avec terreur le moment entre le dernier merle et la première étoile où la nuit vient dans la cellule. Vite, vite se réciter des poèmes, se tenir des conversations à soi toute seule. Je prends mon élan et hop, je suis loin en arrière, un bain de mer avec toi, on roule sur le sable. Je ne sais pas encore qu'un jour je te tuerai. Deux coups de carabine…

Vite. Penser d'urgence à autre chose. C'est mon combientième Noël dedans ? Je vous en prie Julien éclairez tous les salons, allumez tous les lustres, ajoutez des bougies quand les premiers invités arriveront, débouchez le champagne sans attendre c'est Noël ce soir et c'est moi qui régale. C'est l'heure des tentatives de suicide, des vitres cassées. Chaque vitre dégringole avec un écho incroyable dans la cour ça donne envie d'en faire autant. Des femmes hurlent. D'autres vitres pètent. Les matonnes courent dans les couloirs et menacent à travers les portes, la pression devient si forte quarante femmes se mettent à hurler en chœur, toute la division. Tout chavire, on tape, on gueule, on sait plus. L'asile. On s'aperçoit pas qu'on s'est mordue soi-même. Une table ronde. Deux enfants font leurs devoirs. Une femme de temps en temps les rejoint et se penche dans le rond de la lumière au-dessus d'eux. Dix ans de ma vie pour être cette femme un seul soir. Une petite fille joue au bord de la mer avec mes enfants et cette petite fille c'est moi.

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Je m'assois près d'eux. Mes fils. Ils sont toujours petits mes gamins, mes gosses. Je marche avec eux sur le sable, je caresse la joue de l'aîné, je donne la main au petit, je passe la main dans leurs cheveux, je ris, je pleure avec eux, on crie qu'on veut mourir, on s'en fout de ton prétoire madame Directrice ton tribunal d'Hitler pas même le droit de s'y défendre, ton camp de concentration en jupons. - Alors vous prétendez que la surveillante ment ? Qu'elle est partiale à votre égard ? Et en plus vous ne reconnaissez pas votre faute ?

On s'en fout de tes réprimandes, tes prolongations de délais pour l'octroi de récompenses, tes déclassements d'emploi, tes privations de tabac et ton fameux mitard, la nuit nous appartient madame Directrice. Ton mitard on l'appelle Chamonix il y gèle l'hiver et l'été on dit St Trop', ça nous fait voyager. La nuit ne se met pas en prison madame Directrice. Il est bien ton mitard, ton placard à petites filles qui ont peur du noir on y gamberge à l'aise bourrée de calmants.

Je tiens un enfant, c'est mon fils, il est si petit je le baigne, il est si beau tout nu il rit, il aime la caresse de mes mains, il est encore à moi, il me tient dans ses bras, je suis nue contre lui mon Dieu est-ce que c'est pas déjà un homme ? J'achète un bouquet de roses, maman tu n'es pas morte et c'est pour te l'offrir.

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Le comble, madame Directrice, j'ai la trouille que mes règles reviennent. J'ai peur de sentir à nouveau quelque chose. J'ai perdu l'habitude, je préfère comme ça. Il paraît que ça revient quand on sort. Au début ça me rassurait, ça me faisait du bien. Tiens. Mon corps qui oublie pas la lune même s'il la voit jamais. Je suis toujours branchée avec là-haut, toujours animale j'ai mes marées, je mettais du sang partout. J'en barbouillais la cellule de mes dix doigts rouges j'en ai fait du mitard à cause de ce sang-là même que ça semblait vous dégoûter madame Directrice. J'en faisais un drapeau blanc à rayures rouges de ce sang. Une fenêtre ouverte, des portes, des passages, des tunnels sous la nuit je faisais grâce à lui, ami-ami avec madame Solitude et cache-cache avec monsieur Avenir. Un mois rien. Accident je pense. Deux mois rien. Le troisième mois j'en ai parlé à Nicole. Trois mois il a fallu pour que je me décide. Elle a ri. On en est toutes là ma pauvre. Au bout de quelques mois plus rien. Même les toubibs ne comprennent pas. Ils ne cherchent pas d'ailleurs ils s'en foutent de nos règles. Pour ce que ça sert. C'est pour ça il paraît. Parce qu'on voit plus d'hommes. D'un côté elle disait, ça évite de cantiner des serviettes hygiéniques. Alors là, je me suis sentie morte. Et maintenant le comble, la peur que ça revienne, que ça se remette en marche le flot. J'ai quarante-neuf ans pas tout à fait cinquante. Est-ce que je suis devenue laide ? C'est loin les hommes. Peur du gâchis, du saccage. Les seins ça va. Je crois. Le cul ça peut aller. Pas trop de cellulite. Quand j'étais groupe 3 j'avais pris quinze kilos. D'un coup. J'ai mis huit ans à les reperdre. Je ne sais pas il me semble que ça doit se voir à je ne sais quel signe, les yeux peut-être.

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Les gens vont dire celle-là elle en sort on a les murs dedans et la peau par-dessus forcément ça transpire. On est si dures à force. Comme toi Jeanine, le jour où tu as appris la mort de ton fils à l'atelier. Tu as repris le boulot muette et toutes on se taisait, on pensait à ceux qui sont dehors, ceux qu'on reverra, ceux qui seront morts ; On avait l'air comme ça indifférentes. Je pensais à toi mon père, tu avais sorti la voiture du garage le jour de mon procès, sûr de mon acquittement. Tu es mort depuis sans que je te revoie. Personne ne regarde Jeanine. La nouvelle circule au milieu des cartons de rouge à lèvres, des cartonnages des visières publicitaires pour le tour de France. Puis dans l'atelier couture, puis jusqu'à celles qui tapent des adresses pour le Bottin et au milieu des seaux, des serpillières du service général un petit mot rapide en passant en allant aux toilettes et le silence gagne jusqu'à l'infirmerie et les cuisines, tout le matin silence dans tous les bâtiments. Chacune compte ses vivants…

Dis frangine raconte-moi ta vie, ta vie d'avant ici. Quand tu avais un nom et qu'on t'appelait madame. Non. Ne dis rien du pourquoi, du comment tu es là, parle-moi de ta mère, de tes frangins, ta sœur, tes gamins. Fais-moi rigoler frangine. Vidange-moi les idées noires. Dis. Comment s'appelle ton aîné ? T'as eu une grossesse difficile et l'accouchement raconte.

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Il a quel âge déjà et combien t'en as frangine. Montre les photos en maillot, en communiant, à tous les âges. Non. Pas vrai. Ne me dis pas que ce bout de chou-là fait son service militaire. Mais dis donc, t'as commencé tôt. Tu l'as eu à quel âge ? C'est quoi ton souvenir le plus marrant ? Non pas le plus triste, ça je te demande pas. Ah ! La première fois que t'es tombée amoureuse. C'est tout le temps comme ça. C'est drôle. Oh ! qu'est-ce que tu dis là. C'est comme moi. Tiens. Catastrophe c'est mon autre nom. Fais-moi rire frangine encore et encore jusqu'à ce que je crie pitié et que j'en puisse plus tordue en deux de rire, là, au beau milieu de la cellule que la chef se pointe et nous traite d'hystériques. Rions. Oh ! oui rions. Oh ! c'est trop drôle. Oh ! qu'est-ce qu'on se marre. Quand on est trop malheureuses on a pas le droit d'être tristes.

- Vous allez tout de même pas laisser enterrer votre mère comme un chien alors que vous êtes libre ? - Et alors madame, c'est ma mère, c'est ma vie. - Et la famille vous y avez pensé ? Vous voulez vous les fiche à dos dès le premier jour ? Vous avez toujours été caractérielle au fond. La famille vous savez pour ce qu'ils s'en foutent. Ce qui compte pour eux : mon interdiction de séjour. Je leur ficherai la paix pendant cinq ans. Retrouver leurs têtes tous ensemble. Non merci. La tante et son odeur de Cologne. Le cousin Pierre qui a perdu tous ses clients à cause de mon affaire.

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Tout le tintouin que ça a fait dans le pays. La nièce qui a raté ses fiançailles. Tout ce qu'ils ont raté, c'est à cause de moi vous savez. Elle a épousé l'alcoolo du village pour ne pas rester vieille fille. Une éponge à Pastis à la place du cerveau. Et mon frère qui a perdu sa place au moment du procès. Compression de personnel il paraît. N'empêche. Il m'a jamais pardonné. Ma belle-sœur dépression sur dépression, ça se paralyse un coup à droite, un coup à gauche. Mon neveu qui devait faire l'ENA, finir ministre et nous venger de tout ça. Il a fichu le camp en Inde. Allez savoir où. Pour qu'ils me regardent en-dessous, qu'ils me disent – la prison c'est plus comme avant, paraît même qu'ils ont la télé ? En me servant le vin qu'ils ont gardé pour mon retour - Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? Parce que ce qui reste à ta mère ou rien une fois partagé… Vous y croyez madame qu'une fois votre vie éventrée vous pouvez recoudre tout ça bien gentiment comme si rien ne s'était passé ? J'avais plus que ma mère et la famille zéro, fini, kaputt. Ma vie depuis seize ans c'était ici madame et maintenant je me demande même pourquoi je sors. Qu'est-ce qui m'attend au fond : des gosses qui seront des hommes et qui n'ont plus besoin de moi, qui sait, je les gênerai peut-être, le cadavre chaud de ma mère et deux millions de chômeurs qui auront répondu avant moi à toutes les annonces. Rien ni personne. J'ai distribué mes affaires hier comme on lègue un héritage. Comme si j'étais morte. Adieu vous toutes. Adieu. J'avais fini par vous aimer. Toutes. Paulette. Tu as castré ton mec, t'as fait quinze ans, tu es sortie, t'en as castré un autre à la sortie et t'es revenue pour une deuxième perpète, t'as trouvé la solution peut-être, t'es heureuse, tu soignes les géraniums de la cour d'honneur. Si douce, si calme. On croirait jamais.

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Véro. Tu as laissé ton fils mourir de faim dans un placard. Dieu sait si on t'en a fait baver ici nous toutes. On t'appelait l'infanticide. Un jour tu nettoyais les vitres, tu as crié "Adieu les copines" et t'es jetée par la fenêtre. J'ai souvent poussé depuis ton fauteuil roulant à la promenade. Et toi, Marie-Lou. Tu as trouvé l'antidote. Tu parles à ton chien. Un chien de porcelaine acheté aux Trois Suisses. Un basset grandeur nature. Peu à peu tu as baptisé ton lit, tes pantoufles (tu les appelle les jumelles), ta brosse à dents, tes plantes vertes, ton balai. Tu n'as plus besoin de personne. Toi aussi tu es perpète. Des fois tu dis en souriant "vous savez, je ne suis pas folle". Et toi l'Abominable avec ta graisse compacte, ton visage bouffi, tes yeux petits de cochon méchant tu as écrit au Président de la République, au parti communiste, au pape. Tu es si laide. Et pourtant tu aimes d'amour une copine et la rage de te fringuer à la mode tu rachètes les frusques de toutes les entrantes. Ici tu t'es découvert de la religion. Adieu mes mortes. Ni heureuses, ni malheureuses, mortes un point c'est tout. Je pars tâter un peu du vrai de la vie. Je vais me rincer l'âme. Oui. J'aurai regret des lettres qu'on vous donne ouvertes avec des mots barrés qu'on cherche à deviner sous les ratures, du Ricoré interdit d'une heure du matin, de la cantine des fauchées "tu me cantines du tabac contre des timbres ?", de l'heure où on attend le coup de poing du somnifère. Du pas de la matonne la nuit, du clac du mouchard toutes les deux heures, des signaux défendus, le tac-tac-tac des tuyaux de chauffage. - Qu'est-ce que vous faites ? - Je dis bonjour à une camarade madame.

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- Vous n'avez pas à le faire. Ce n'est pas la première fois qu'on vous signale. De ma cellule où Jean Seberg a marché seule dans son poster sous la pluie devant mon lit pendant seize ans. Adieu oui. Je serai toujours plus d'ici que de là-bas. C'est peut-être ça, aujourd'hui je suis morte. J'ai légué à Nicole mes pots de terre, mes pépins d'avocat, de pamplemousse, mes noyaux de dattes, tout a pris, tout pousse j'ai la main verte, j'écoutais l'herbe pousser et l'herbe me regardait vivre. Printemps fleurs caresses dans un lit amour non je crois plus madame, moi ce serait plutôt le bagage d'ici obésité, caries, ulcères mal soignés, cancer. Au bistrot du coin les hommes disent : "on est mieux ici qu'en face." Eh bien moi j'étais peut-être mieux ici. J'ai la bidoche qui divague. Dire relaxe à la gamberge de la viande pas facile. Stopper le remue-ménage de la tête dès que le corps s'y mélange comment faire. La radio, les bouquins, les robinets à rêve, l'ami-transistor passe ses messages pour les routiers sympas. Imaginer l'amour me fait plus de mal que son absence. Le sexe crie. Le désir se jette par la fenêtre. Je peux mordre les draps. J'écoute battre l'horloge du sang. La nuit brûle, c'est le désastre des artères, la préparation pour la dernière heure avant de crever le trou noir, passer enfin de l'autre côté. Chercher dans le sommeil la main que l'on voudrait de l'autre. Hurler dans sa boîte de pierre avec l'idée fichée au cœur, là, de leur indifférence. Casser toutes les vitres, entendre leur écho tourner dans la cour hexagonale, sentir la mèche sur son cou seule caresse encore de ce monde, se réveiller en nage avec le passé qui vient vous prendre en traître et l'angoisse en chien de fusil qui se couche en travers du lit. Vouloir s'enfoncer dans un trou de mémoire quand tous les souvenirs se font écho.

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Mon corps est dur et rigide. Le corps d'une morte. Dans la cellule d'à côté on crie : "non, non, ce n'est pas moi", encore une qui cauchemarde. J'attends. Le soulagement de l'aube. Le claquement du mouchard encore une fois le dernier signe d'une présence humaine. La sueur inonde mes cuisses, je voudrais m'écrouler morte, mon ventre me fait mal, de toutes mes forces je me plaque contre le ciment froid du sol pour sentir en-dessous la respiration de la terre. Au secours. Mon sexe obturé inutile, le cerveau vide. L'oreille emplie de sable. Les yeux plus aveugles que l'œil cyclope de la porte. Au secours. Je te cherche de la main. Tu es absent. Tu es mort. C'est moi qui t'ai tué. J'aurais voulu pouvoir m'empêcher de le faire. Je n'étais plus moi-même. Comme folle. Je ne me cherche pas d'excuses. Depuis mon crime m'accompagne. Deux balles dans le cœur. Je ne veux plus pleurer.

J'ai quarante-neuf ans pas tout à fait cinquante. Je suis devenue laide. Depuis le temps que j'ai mis ma tête au placard, mon cerveau part en guenilles ; Prendre le dernier virage, pas facile. Je me fais effraction pour me réinjecter de l'enthousiasme. J'ai la gamberge noire. Je pelote presque la minute de la sortie. J'entends les oiseaux déjà. Est-ce que je suis assez coriace. Depuis le temps que je m'entraîne à avaler d'un coup quatre saisons sans respirer j'ai le cœur creux. Faudrait le passer à la fouille. Je devrais être archicomblée c'est la dérive, la couche de rigolade qui s'écaille, dis qu'est-ce qu'un homme ? Ma boîte va s'ouvrir et je ne suis un cadeau pour personne.

La cloche du matin. Déjà. Pitié. Je ne veux pas sortir.

34

Dans le fond du plateau la porte s'ouvre lentement libérant un flot de lumière.

Non. Je ne veux pas. Une surveillante première va venir. Elle va m'accompagner. Mes valises m'attendent au greffe. Et mon argent pauvre pécule. Et… mes papiers. Revoir sur mon passeport ma tête de vingt ans. Je mettrai mon tailleur ça revient à la mode. Ma jupe un peu trop longue, ma veste cintrée.

Il y aura un chiffon blanc à la fenêtre d'une cellule. L'adieu de Nicole. Je ne pleurerai pas. Je passerai la première porte, je serai dans la cour d'honneur, le gardien vérifiera mes papiers encore une fois et il ouvrira grande la porte à deux battants. Je ne me retournerai pas ça porte malheur, je regarderai droit devant, la ville. J'ai peur. Écoute les oiseaux ils sont maîtres du monde. Écoute ces pas dans le couloir on vient et c'est pour toi. Ta porte va s'ouvrir.

Écoute les oiseaux ils sont maîtres du monde ça vous met le cœur dans la lumière, allez, fais un effort, mets-toi le cœur dans la lumière, lève-toi et danse, danse ma fille danse, danse, danse.

On la voit encore en contre-jour sur le point de franchir la porte quand la lumière baisse jusqu'au noir.

FIN.

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