San Buenav En Concilio De Lyon.pdf

  • Uploaded by: Contemplata Tradere
  • 0
  • 0
  • December 2019
  • PDF

This document was uploaded by user and they confirmed that they have the permission to share it. If you are author or own the copyright of this book, please report to us by using this DMCA report form. Report DMCA


Overview

Download & View San Buenav En Concilio De Lyon.pdf as PDF for free.

More details

  • Words: 10,646
  • Pages: 31
Laure Solignac

Saint Bonaventure au Concile de Lyon : UNE THÉOLOGIE DE LA CONCORDE1

ai 1273, à Paris: Bonaventure est enlevé à ses sublimes conférences sur YHexaëmeron. Le pape Grégoire X, son ancien élève, le fait cardinal et l’appelle auprès de lui, afin qu’il prenne part à l’organisation du deuxième Concile de Lyon, dont l’un des objectifs est la réconciliation entre chrétiens de Byzance et chrétiens d’Occident. Les historiens soulignent en général le fait que Grégoire X manifestait ainsi son admiration et sa confiance à l’égard de son ancien maître, à qui il devait peut-être son élection au terme d’une longue vacance du siège pontifical2. Toutefois, il est peut-être possible de préciser un peu cette hypothèse : le geste de Grégoire X était probablement motivé par une raison plus profonde qui se laisse justement saisir à la lecture des Conférences sur les six jours de la création. Dans sa première conférence, 1. Cet article constitue la version complète et légèrement remaniée cTune conférence donnée à TUniversité catholique de Lyon le vendredi 5 mai 2017. 2. Voir par exemple M. Mollat du Jourdin, « Le second concile de Lyon (1274) », dans M. Mollat du Jourdin et A. Vauchez (dir.), Histoire du christianisme: des origines à nos jours. 6. Un temps d'épreuves (1274-1449), Paris, Desclée/Fayard, 1990, p. 15.

Théophilyon 2018

‫ ־‬XXIII ‫ ־‬Vol. 1,

pp.

155184‫־‬

155

Laure Solignac

Bonaventure a en effet soutenu une thèse originale : passant en revue toutes les sciences et leur objet de prédilection (métaphysique et essence, physique et nature, mathématique et distance3 logique3 morale, etc.), le Docteur séraphique en arrive au cas de la théologie, et déclare que « la concorde ou réconciliation universeile [...] relève de la considération du théologien, qui considère comment le monde, fait par Dieu, est reconduit à Dieu. En effet, bien que le théologien traite les œuvres de la création, il traite principalement des œuvres de la réconciliation. »3 La réconciliation n’est pas seulement la rédemption ; ce terme semble désigner aux yeux de Bonaventure tous les événements, toutes les œuvres divines qui réparent le genre humain dans son ensemble, l’irriguent de la grâce et le conduisent vers l’unité parfaite avec le Créateur. C’est pourquoi la théologie est la science ultime, la septième parmi les sciences présentées dans YHexaëmeron (la première étant la métaphysique) ; ayant pour mystère central « la béatification du Christ », elle est eschatologique par nature, faite pour conduire à la paix, à l’union et à la consommation. Le théologien a donc pour tâche la concorde qui permet la reconduction des hommes à l’unique principe. Voilà une définition assez surprenante, et à plus d’un titre : n’avons-nous pas l’habitude d’attribuer à la théologie une tâche simplement intellectuelle, qui est d’ailleurs immense (connaissance des vérités révélées, exploration des mystères de Dieu et de l’homme, sommet de la sagesse...)? En outre, la théologie semble plutôt un sujet de discorde entre les hommes, non seulement de façon générale, puisqu’il y a des guerres au nom de religions, mais aussi de façon plus particulière, entre chrétiens, puisqu’il subsiste des désaccords doctrinaux entre eux. Aussi cette définition de la mission de la théologie comme science de la concorde ne va-telle pas de soi. Qu’est-ce qui justifie cette affirmation de Bonaventure, et en quoi cela s’est-il manifesté dans le déroulement 3. Hexaëmerony I, 37 (éd. Quaracchi V, 335).

156

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

du deuxième Concile de Lyon? En quoi le théologien assume-til, d’une manière toute particulière, une forme de responsabilité historique, et même eschatologique, au sein du genre humain? Est-ce que l’échec partiel du concile révèle le caractère utopique et idéaliste de cette conception de la théologie? L’apport de cet article ne consistera pas dans l’élucidation de la théologie de l’histoire de Bonaventure (mise au jour par Joseph Ratzinger), ni dans l’exposition de l’action du cardinal franciscain au concile de Lyon (contribution bien repérée par les historiens), mais dans la jonction de ces deux thèmes. Dans un premier temps, j’exposerai l’enseignement de Bonaventure sur la nature « reconductrice » et réconciliatrice de la théologie, en montrant comment sa théologie est devenue essentiellement eschatologique. Dans un deuxième temps, il s’agira d’évaluer dans quelle mesure Bonaventure a pu mettre en œuvre cette vocation réconciliatrice de la théologie lors du concile de Lyon en 1274.

La théologie réconciliatrice dans l'œuvre de Bonaventure La théologie comme sagesse parfaite Comme tout commentateur des Sentences de Pierre Lombard, Bonaventure a dû se prononcer sur la nature de la théologie - la théologie comme science, qui naît au tournant du XIIe et du XIIIe siècle4. C’est dans le Prologue du premier livre que l’on répond traditionnellement à cette question, et Bonaventure se plie bien sûr à l’exercice. Il commence par reconnaître que la théologie est effectivement une science, qui consiste à « scruter les profondeurs » de la Révélation, avec l’aide de l’Esprit saint. Il est donc

4. Sur l’évolution de la théologie à cette période, voir M.-D. Chenu, La théologie comme science au xiif siècle, Paris, Vrin, 1969, ainsi que P. Capelle-Dumont (dir.), Philosophie et Théologie. Anthologie, tome II : O. Boulnois (dir.), Philosophie et théologie au Moyen Âge, (Philosophie et théologie), Paris, Cerf, 2009.

157

Laure Solignac

clair qu’il s’agit d’une science « spéculative »5. Telle est aussi la position adoptée par Thomas d’Aquin6. Mais le Frère mineur ne s’en tient pas là et prête à la théologie une envergure plus large : il considère qu’elle s’étend « jusqu’à l’affect » (c’est-à-dire jusqu’aux puissances désirantes et affectives de l’âme) et même jusqu’à l’œuvre elle-même, c’est-à-dire jusqu’à l’action. Par conséquent, elle n’est pas seulement spéculative, mais également pratique : elle embrasse les dimensions intellectuelles, affectives et pratiques, et c’est pour cette raison, explique Bonaventure, qu’elle est nommée « sagesse » : « la sagesse dit en même temps connaissance et affection ». Cette connaissance et cette affection doivent amener celui qui les possède à « devenir bon »7, jusqu’à l’œuvre bonne. Par conséquent, bien que la théologie soit sans aucun doute une science spéculative, qui s’étend jusqu’à ses dimensions affectives et pratiques, Bonaventure ajoute qu’elle est « principalement toutefois pour que nous devenions bons ». Autrement dit, il s’agit d’une science spéculative dont le but est principalement pratique. Mais si la théologie est principalement orientée vers la sanctification et la fructification, si sa dimension pratique 5. Commentaire des Sentences, Prologue, question 3 (éd. Quaracchi I, p. 13) : « Pour comprendre ce qui a été dit, il faut noter que notre intellect est perfectible par la science. Il est donné en effet de considérer celui-ci sous un triple aspect: en lui-même, ou bien selon qu’il est étendu jusqu’à l’affect, ou bien selon qu’il est étendu jusqu’à l’œuvre. Selon ce triple statut il possède un triple habitus directif. En effet, si nous considérons l’intellect en soi, il est ainsi proprement spéculatif et perfectionné par un habitus qui est une grâce de contemplation qui est dite science spéculative. Mais si nous le considérons pour autant qu’il est destiné à être étendu jusqu’à l’œuvre, alors il est ainsi perfectionné par un habitus qui est pour que nous devenions bons; et celui-ci est la science pratique ou morale. Si au contraire il est considéré de façon intermédiaire, selon qu’il est destiné à être étendu jusqu’à l’affection, il est ainsi perfectionné par un habitus intermédiaire entre le pur spéculatif et le pur pratique et qui embrasse l’un et l’autre. Et cet habitus est dit sagesse, qui dit en même temps connaissance et affection. [...] D’où vient que ce livre est grâce de contemplation [i.e. science spéculative] et pour que nous devenions bons, principalement toutefois pour que nous devenions bons. » 6. Scriptum super primum librum Sententiarum, Prologue, a. 3, édité dans A. Oliva, Les débuts de renseignement de Thomas d*Aquin et sa conception de la sacra doctrina, (Bibliothèque thomiste), Paris, Vrin, 2006, p. 320-321. 7. Formule que l’on rencontre d’ailleurs chez Aristote, dans le livre I de UÈthique à Nicomaque: il ne s’agit pas seulement de savoir ce qu’est le bien, mais de devenir bon.

158

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

l’aiguillonne, nous n’en sommes pourtant pas encore à la déclaration du Docteur séraphique dans PHexaëmeron, sur la théologie qui a pour objet spécifique la réconciliation universelle. À vrai dire, pendant sa période universitaire (jusqu’au début de l’année 1257), il ne semble pas que le Docteur séraphique ait prêté à la théologie une mission explicitement historique et eschatologique. Dans le Brevibquium!, par exemple, et en particulier dans le Prologue consacré aux Écritures et à la théologie, Bonaventure redit que le « but de cette doctrine est de nous rendre bons et de nous sauver »8. Or, « ceci ne peut se faire par la pure consi‫־־‬ dération, mais bien plutôt par l’inclination de la volonté »9. Et c’est pour cette raison que l’Écriture ne prend pas la forme de raisonnements démonstratifs et de définitions, explique-t-il, mais celle d’une histoire, plus propre à émouvoir notre affectivité. Nous retrouvons donc tout à fait la thèse du Commentaire. Puis, dans la prima pars, où Bonaventure en vient à préciser la mission de la théologie, on peut lire ceci : « la théologie est donc, et elle seule, la science parfaite, puisqu’elle commence au commencement, qui est le premier principe, et parvient jusqu’au terme, la récompense éternelle. (...) Elle commence à la cause suprême, en tant que principe de tout ce qui a une cause - là où se termine précisément la connaissance philosophique - elle passe par la cause suprême qui est aussi remède des péchés, et retourne à la cause suprême en tant que celle-ci est la récompense des mérites et la fin des désirs. Dans cet acte de connaissance se trouvent la parfaite saveur, la vie, et le salut des âmes. C’est à s’y appliquer que doit donc s’enflammer le désir de tous les chrétiens »10.

8. Breviloquium Prologue, 5, 2 (éd. Quaracchi V, p. 206). 9. Ibid. 10. Breviloquium I, 1, 3 (éd. Quaracchi V, p. 210); traduction française p. 7779‫־‬.

159

Laure Solignac

Là encore, la théologie est présentée comme la science parfaite, c’est-à-dire complète, puisqu’elle « commence au commencement » et qu’elle parvient jusqu’au terme. En outre, elle n’est pas seulement connaissance: elle apporte saveur, vie et salut. Il y a simplement une précision qui évoque déjà le thème de la concorde : Bonaventure précise en effet que la théologie, qui aborde une multiplicité de questions, ne constitue bien qu’une seule science, dont le sujet est tour à tour Dieu (« de qui viennent tous les êtres »11), le Christ (« par lequel tous passent »), l’œuvre rédemptrice (« vers laquelle tous tendent »)‫ י‬le donné de la foi (l’Écriture et son intelligence dans la théologie), et il joint à cette liste un sujet particulier, à savoir « l’unique lien de la charité qui enserre et unit tous les êtres, célestes ou terrestres ». Cela nous renvoie déjà à une forme de concorde, bien qu’aucune précision temporelle ne soit mentionnée ici. La théologie de Bonaventure comme théologie de l’histoire est encore en germe. Le basculement eschatologique Peut-être Bonaventure a-t-il été amené à reconsidérer la nature de la théologie en un sens plus nettement historique et eschatologique à la faveur des événements auxquels il a été mêlé, comme ministre général. Mais il convient d’abord de souligner brièvement un élément déjà présent dans sa théologie trinitaire et qui a pu favoriser cet infléchissement. Il est bien possible que sa théologie trinitaire assez proche des Pères grecs12 lui ait fourni un motif en ce sens : dans la théologie bonaventurienne, l’Esprit saint n’est pas seulement l’amour et l’unité du Père et du Fils (comme chez Augustin, par exemple), il en est également « l’achèvement », le telos, non pas au sens où il serait plus parfait que le Père et le Fils, évidemment, mais plutôt au 11. Ibid. 12. En particulier de Basile, d’Athanase et d’Irénée. Sur ce point, voir Luc Mathieu, La Trinité créatrice ¿¿,après saint Bonaventure¡ Paris, Éditions franciscaines, 1992, p. 178.

160

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

sens où il « achève » la vie trinitaire, où il en est l’accomplissement et le fruit ultime. C’est pourquoi l’Esprit saint est la Personne à laquelle sont particulièrement appropriés la sanctification et le perfectionnement de toute chose, ainsi que l’harmonisation de toute diversité. L’idée d’une réconciliation finale universelle recueille donc deux éléments particulièrement appropriés à l’Esprit saint: l’unité comme accomplissement et comme telos, comme fin. Cela signifie donc que la mission de l’Esprit saint est particulièrement liée non seulement à la sanctification de chacun, mais plus généralement à l’histoire de l’Église, qu’il mène à son développement et à son terme, et au travail du théologien; cette tâche est ce que Bonaventure résume d’un mot: «l’onction», qu’il considère comme la tâche prioritaire des frères mineurs13. Mais venons-en à la cause prochaine de l’infléchissement eschatologique de la théologie bonaventurienne. La carrière universitaire de Bonaventure a été interrompue par son élecdon au rang de ministre général de l’Ordre des Frères mineurs, en 1257 : il est ainsi devenu responsable d’un Ordre comptant environ trente mille religieux, au bord de l’implosion, puisque chacun interprétait la Règle à sa façon, les uns voulant « normaliser » l’ordre franciscain en lui donnant une tournure traditionnelle14, tandis que d’autres, appelés ensuite les Spirituels, considéraient que l’Ordre avait reçu une mission prophétique dans l’Église, qu’il devait rendre à sa pureté et à sa pauvreté originelles. Il s’agissait véritablement d’une querelle sur la place de

13. Voir Hexaëmeron, XXII, 2122‫( ־‬éd. Quaracchi V, 440-441) trad. M. Ozilou modifiée p. 477478‫־‬: «Les Chérubins correspondent à cet ordre auquel appartiennent les Prêcheurs et les Mineurs. Les uns tendent principalement à la spéculation d’où ils reçurent leur nom, et ensuite à l’onction, les autres tendent principalement à l’onction et ensuite à la spéculation. Et puisse cet amour ou cette onction ne pas s’éloigner des Chérubins. [...] Le troisième ordre est celui qui vaque à Dieu par la surélévation, c’est-à-dire extatiquement ou excessivement. [...] Quel est cet ordre? C’est l’ordre séraphique, auquel François paraissait appartenir. » 14. Sur ce point, voir la conclusion d’André Vauchez à l’ouvrage IIpapato duecentesco e gli ordini mendicanti. Atti del XXV Convegno intemazionale Assisi, 13-14 febbraio 1998, Spoleto, Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 1998, p. 351.

161

Laure Solignac

l’Ordre dans l’histoire de l’Église et sur la fin de l’histoire ellemême, puisque les Spirituels s’appuyaient sur une théologie de l’histoire bien particulière, attribuée à tort ou à raison à Joachim de Flore, selon laquelle des hommes nouveaux, des prêcheurs contemplatifs, devaient se lever dans l’Église, mettre fin à l’âge du Fils, faire entrer les chrétiens dans l’âge de l’Esprit saint, où seraient abolies, ou en tout cas reléguées au second plan, les institutions religieuses. L’histoire humaine devait ainsi être conduite à son ultime phase. Bonaventure avait donc pour principale mission, en tant que septième ministre général de l’Ordre depuis François d’Assise, de sauvegarder l’unité de l’Ordre et de se situer par rapport à ces deux visions opposées de celui-ci, ce qui impliquait de sa part l’expression d’une conception lisible de l’histoire humaine et de la vie du monde à venir. Le tournant eschatologique de la théologie de Bonaventure est probablement né de ce contexte difficile15. De fait, à partir de son élection, et sans rien renier de ce qu’il avait établi auparavant, le Frère mineur s’est attaché à manifester la nature « historique », et plus seulement spéculative et pratique, de la théologie. Il a ainsi constitué une théologie de l’histoire qui n’est pas une « branche » parmi d’autres de la théologie comme science (comme on trouve une théologie dogmatique et une théologie sacramentaire), mais bien plutôt une réorientation de sa nature. En somme, il s’agit de présenter une théologie de l’histoire, d’inspiration augustinienne, qui intègre la nouveauté franciscaine, mais sans tomber dans les travers du joachimisme. La théologie de l’histoire rapportée par Augustin dans la Cité de Dieu consistait à peu près en ceci: l’histoire du monde

15. Joseph Ratzinger souligne en ce sens l’importance de la querelle sur la pauvreté et de la polémique qui a opposé Bonaventure et Guillaume de Saint-Amour (La Théologie de Thistoire, op. cit., p. 127-132) ; il relève en particulier dans les Questions disputées sur la perfection évangélique « des traces claires d’une interprétation joachimite et eschatologique de l’ordre de François », notamment dans la q. 2, a. 2 (éd. Quaracchi V, p. 136).

162

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

comprend sept âges16 et nous sommes entrés, avec l’incarnation et la passion du Christ, dans le sixième âge; le septième âge « court » avec le sixième, ce qui signifie qu’aucun septième âge de paix n’est à attendre; la cohabitation du sixième âge et du septième manifeste le fait que la cité de Dieu et la cité du diable sont entremêlées jusqu’à la fin de l’histoire. Le retour du Christ marque la fin de l’histoire des hommes sur la Terre et le début du huitième jour, jour sans fin de la vie éternelle pour les élus17. La théorie joachimite, si tant est que l’on puisse la ramener à un ensemble de thèses parfaitement cohérent, était bien différente18. Joachim de Flore, cistercien (1135-1202), jouissait au début du XIIIe siècle d’une bonne réputation, malgré la critique qu’il avait formulée à l’encontre de la théologie trinitaire de Pierre Lombard, et qu’avait condamnée, tout en ménageant la mémoire de son auteur, le Concile du Latran IV en 121519. Sa théologie de l’histoire n’a éveillé de méfiance que lorsque sa Concorde de V'Ancien et du Nouveau Testament (Liber concordiae novi ac veteris Testamenti) a été « présentée » par le franciscain Gérard de Borgo San Donnino dans son Introduction à l’Évangile étemel, mis en circulation en 1254. Dans la Concorde, Joachim proposait d’abord une correspondance très minutieuse de l’Ancien et du

16. Augustin en donne lui-même partiellement le plan à la fin du livre XVI: le livre XV correspond au premier âge, le livre XVI aux deuxième et troisième âges. Il importe surtout à l’évêque d’Hippone de montrer l’impossibilité d’un septième âge terrestre correspondant par exemple au règne de mille ans, comme il l’explique au livre XX de La Cité de Dieu. 17. Sur la théologie de l’histoire de saint Augustin, voir Joseph Ratzinger, La théologie de Fhistoire de saint Bonaventure, Paris, PUF, 1988, p 1721‫־‬. 18. Je m’en tiendrai ici à quelques remarques sommaires. Pour approfondir cette question, voir Henri de Lubac, La Postérité spirituelle de Joachim de Flore. Tome I: de Joachim à Schelling, Paris, Lethielleux, 1978, ainsi qu’Orlando Todisco, La liberté creativa. La modernité del pensare francescano, Padova, Edizioni Messagero di Sant’Antonio, 2010, p. 1366‫־‬. Il n’existe pas d’édition critique du Liber concordiae. Il faut donc s’en tenir à la première édition imprimée de Simon de Luere: Liber concordiae novi ac veteris testamenti, Venise, 1519. 19. Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, § 803 (édité par P. Hünermann et J. Hoffmann, Cerf, 1997, p. 294).

163

Laure Solignac

Nouveau Testament, mis en miroir. Il partait du principe admis par tous que l’Ancien Testament est la figure du Nouveau, et appliquait cette possibilité de voir l’avenir dans la figure du présent ou du passé à la suite de l’histoire humaine - ce qui revenait, comme l’a rappelé Henri de Lubac20, à traiter le Nouveau Testament lui-même comme la figure d’un âge encore à venir. De ces principes découle une théologie de l’histoire qui distingue trois âges : l’âge du Père, qui correspond à l’Ancien Testament, l’âge du Fils, qui correspond au Nouveau Testament et à l’Église, et l’âge du Saint-Esprit, qui semble donc être un âge post-ecclésial. Même si Joachim prend bien soin de dire que le Père et le Fils continuent de régner dans l’âge de l’Esprit, il s’agit d’une révolution, car le Nouveau Testament est en quelque sorte dépassé par un âge ultérieur, ce qui n’a jamais été pensé dans les schémas précédents21. Le Christ ne peut plus apparaître comme le commencement de la fin, la « plénitude des temps » ne peut que changer de signification. Autre conséquence: l’indépendance accordée à l’Esprit saint dans cette vision de l’histoire relativise defacto l’importance de l’Église instituée, au profit d’une génération d’hommes à la fois contemplatifs et prêcheurs. Joachim prophétise l’avènement de nouveaux ordres dans l’Église, qui la feront passer à l’âge de l’Esprit saint et de la parfaite intelligence des Écritures, intelligence qu’il qualifie de « spirituelle ». Il est clair qu’une telle théorie ne pouvait pas laisser de marbre les jeunes ordres mendiants, et les frères mineurs en particulier. Comme le dit à juste titre Marianne Schlosser, « Bonaventure n’aurait pas été un vrai franciscain, brûlant pour le renouveau de la vie religieuse, s’il n’avait pas vu la prédiction de son propre Ordre dans l’annonce de ces "hommes spirituels'qui uniraient la prédication et la contemplation »22. La prophétie était

20. La Postérité, op. cit., p. 44 sq. 21. Sur ce point, voir Joseph Ratzinger, La Théologie de l'histoire, op. cit., p. 121124‫־‬. 22. Saint Bonaventure, la joie d'approcher Dieu, trad. J. Gréai, Paris, Cerf/Éditions franciscaines, 2006, p. 70.

164

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

troublante. Pour autant, il existait évidemment plusieurs degrés d’adhésion possibles aux thèses de Joachim de Flore, et dans ce domaine, certains franciscains sont allés plus loin que d’autres. Ainsi, Gerardo de Borgo San Donnino, dans son Introductorius, se servait de la théologie de l’histoire de Joachim dans un but à la fois politique et ecclésial, pour dénoncer la corruption des uns et des autres et présenter l’Ordre des frères mineurs comme la solution idéale aux problèmes de l’Église. Gerardo s’aventurait à prophétiser le début de l’âge de l’Esprit pour 1260... Les réactions ne se firent pas attendre, et elles furent d’autant plus virulentes que le ministre général de l’Ordre, Jean de Parme, semblait proche du cercle des joachimites. Jean de Parme dut quitter sa charge de ministre général, et désigna lui-même son successeur: Bonaventure de Bagnoregio. La tâche de ce dernier était claire: pour garantir l’avenir de l’Ordre, il était urgent de le laver de tout soupçon et de le purifier des scories joachimites interprétées par Gerardo. Ce dernier refusant de revenir sur ses positions, le nouveau ministre général prit en 1258 une décision jugée sévère à son encontre par une partie de l’Ordre : la réclusion à vie dans un monastère. Dans ces conditions, il est tentant de considérer que l’augustinien Bonaventure n’avait qu’à s’appuyer sur la théologie de l’histoire de l’évêque d’Hippone pour mettre soigneusement l’Ordre à l’abri de la colère générale et des invectives ; inversant la charge, Guillaume de Saint-Amour avait écrit un pamphlet intitulé Bref traité sur les périls des temps nouveaux, où il assimilait les ordres mendiants à la corruption des derniers temps annoncée par l’Apocalypse. La solution semblait toute trouvée: Bonaventure devait reprendre la théorie augustinienne des sept âges afin de ramener ses confrères franciscains à l’orthodoxie et à des positions moins irritantes. C’est d’ailleurs ce que croyait pouvoir dire Étienne Gilson23. Or le Docteur séraphique, tout en 23. É. Gilson, La Philosophie de saint Bonaventure, 3e édition, Paris, Vrin, 1953, p. 23 : « En fait, nous ne pouvons douter que saint Bonaventure n’ait été résolument

165

Laure Solignac

conservant pieusement la théologie de l’histoire d’Augustin, lui a adjoint un complément - ou un contrepoids ‫ ־־־‬qui en a infléchi la signification. Pour reprendre les mots choisis de Joseph Ratzinger, disons que la solution traditionnelle du schéma des sept âges, avec le septième parallèle au sixième, n’est qu’« une moitié de la théologie de l’histoire de Bonaventure »24. Le centre de l’histoire et la fin de l’histoire Il revient à Joseph Ratzinger d’avoir mis en évidence ce fait capital que dans la théologie de l’histoire de Bonaventure, le Christ n’est plus à la fin des temps, mais au centre des temps ; et que cette nouvelle conception du temps s’enracine, non seulement chez Augustin, mais aussi et surtout dans la théologie de l’histoire de Joachim de Flore. Avant de développer cette nouveauté, il convient d’exposer les modifications que Bonaventure apporte au schéma augustinien des six et sept âges: dans YHexaëmeron, après avoir exposé les différentes schémas qui ont eu cours jusqu’à son époque (les trois temps, les cinq temps, les sept temps25), Bonaventure introduit un schéma que Ratzinger appelle « le double septénaire »26 : l’histoire a pour structure l’Ancien et le Nouveau Testament, dont le Christ est le pivot. Sept âges caractérisent

hostile aux doctrines de Joachim, et rien n’interdit de supposer qu’il ait exprimé son indignation de la façon la plus vive au cours du procès [de Jean de Parme] [...] Plus tard, lorsqu’il reprendra à son tour les problèmes de philosophie de l’histoire posés par l’abbé de Flore, il les résoudra dans un sens tout différent et en revenant aux périodes historiques distinguées par saint Augustin; l’ère des révélations lui semble close, il n’admet pas d’évangile nouveau, l’humanité est déjà entrée dans la dernière période de son histoire, et s’il admet qu’un nouvel ordre religieux doive se constituer, ce n’est pas d’un ordre religieux en tant que corps organisé qu’il nous parle, mais d’un ordre idéal d’âmes parfaites à quelque ordre religieux qu’elles puissent d’ailleurs appartenir. » 24. La Théologie de Vhistoire, op. cit., p. 19. 25. Hexaëmeron, XV, 12-28 (éd. Quaracchi V, p. 400402‫)־‬. 26. La Théologie de Vhistoire, op. cit., p. 20.

166

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

l’Ancien Testament, et sept âges correspondants caractérisent le Nouveau Testament, dans lequel notre temps est englobé. Nous faisons partie de cette histoire sainte ; aucun âge nouveau n’est à attendre après le Nouveau Testament - il s’agit d’une différence importante avec Joachim. Au lieu d’un schéma linéaire à six temps, Bonaventure expose donc un double schéma à sept temps, et les deux parties se répondent, la première annonçant la deuxième. Ainsi, le Docteur séraphique met au centre de sa conception de l’histoire la distinction entre Ancienne et Nouvelle Alliance, et l’application de cette division à l’histoire vient directement de Joachim. Il est vrai que Bonaventure était préparé à recevoir cette idée par l’importance qu’il accordait à la place du Christ comme centre et comme milieu dans sa théologie27. Ainsi, au beau milieu du Breviloquiumy alors qu’il explique la notion de « plénitude du temps », comme moment propice au premier avènement du Christ, Bonaventure écrit : « L’avènement du Christ eut lieu au temps de la loi de la grâce, il révéla la miséricorde promise et inaugura le sixième âge, ce qui signifie la plénitude, car la loi de grâce accomplit la loi de l’Écriture, la venue de la promesse l’accomplit. Le sixième âge, en raison de la perfection du sexénaire signifie la plénitude. On dit donc que l’avènement du Fils de Dieu est la plénitude des temps, non parce qu’il clôt le temps, mais parce qu’il accomplit les mystères du temps. Le Christ ne devait pas venir au début du temps, c’eût été trop tôt. Il ne devait pas non plus différer jusqu’à la fin ultime, car c’eût été trop tard. Il convenait en effet que le Sauveur introduise le temps du remède entre celui de la maladie et celui du jugement.

27. Sur ce point, voir Charlotte Solignac, « Centrum et medium chez Bonaventure: le christocentrisme des Collationes in Hexaëmeron à la lumière de l’exégèse et de l’homilétique bonaventuriennes », Études franciscaines, 10, 2017, fase. 1, p. 93116‫־‬.

167

Laure Solignac

Il convenait au médiateur de précéder certains de ses membres et d’en suivre d’autres. Il convenait que le guide parfait se manifeste au moment favorable de la course vers le prix. »28 Le début du texte nous est familier avec la conjugaison du schéma des trois âges (nature, loi écrite, grâce) et du schéma des sept âges. Mais la précision apportée par Bonaventure, sur la juste interprétation de la plénitude des temps, relativise déjà l’idée que le Christ soit le début de la fin et ouvre la voie à un nouveau schéma qui permet de placer réellement le Christ au centre de l’histoire. Le Christ passe insensiblement de la fin des temps au milieu des temps ‫ ־־‬ce qui modifie également la représentation de la fin des temps. On dit habituellement que Joachim de Flore relativise la place du Christ dans l’histoire, à cause de l’idée d’un troisième âge, qui introduit un deuxième axe dans le cours des temps (le premier est l’avènement du Christ, et le second est l’avènement des hommes spirituels, mus par l’Esprit saint). Mais dans ce jugement, il faut faire la part de l’effet de perspective : nous faisons comme si les contemporains de Joachim considéraient comme nous que le Christ est au centre de l’histoire, et que Joachim est venu relativiser cette place centrale. Or c’est plutôt l’inverse qui s’est produit, comme l’explique très bien Joseph Ratzinger: « Chez Joachim apparaît en pleine lumière une idée qui s’annonce chez Rupert [de Deutz] [...]: le parallélisme des Testaments. [...] l’Ancien et le Nouveau Testament apparaissent comme deux moitiés pareillement construites du temps historique, le Christ apparaissant par là comme le tournant des temps. Il est le centre, le pivot de l’histoire, à partir duquel le cours du monde recommence pour ainsi dire sur un plan plus élevé. [...] 28. Breviloquium, IV, 4, 5 (éd. Quaracchi V, p. 245).

168

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

L’idée de considérer le Christ comme l’axe des temps, est presque aussi étrangère à Rupert qu’elle l’avait été pour le premier millénaire chrétien tout entier. [...] L’idée de considérer le Christ comme l’axe du cours du monde ne surgit vraiment [...] que chez Joachim, où elle est encore à vrai dire dissimulée par le fait que l’histoire du monde n’a pas un, mais deux axes, et ne se compose pas de deux, mais de trois vastes périodes. L’élimination de la dernière idée se produisit cependant forcément avec la victoire de la dogmatique orthodoxe: il resta l’autre idée; et Joachim devint ainsi, dans l’Église elle-même, le précurseur d’une nouvelle conception de l’histoire qui nous paraît aujourd’hui si évidemment être la conception simplement chrétienne, qu’il nous est difficile de croire qu’il a pu en être autrement. C’est donc ici que se situe la vraie signification de Joachim, devant laquelle sa singulière histoire postérieure dans le joachimisme franciscain doit s’effacer, malgré son importance incontestée. »29 La postérité de Joachim de Flore ne se réduit donc pas à l’annonce d’un âge de l’Esprit, avec toutes ses sécularisations possibles, c’est aussi et peut-être d’abord la centralité historique du Christ. On voit en tout cas combien la thèse d’un Bonaventure anti-joachimite est mise à mal par cette explication lumineuse et par l’existence du schéma du double septénaire. Examinons maintenant l’une des conséquences les plus significatives de cette espèce de révolution copernicienne, qui a profondément modifié notre représentation de l’histoire: la substitution du schéma double au schéma simple d’Augustin est qu’une nouvelle possibilité d’interprétation du septième âge est libérée. En effet, dans le schéma augustinien, le septième âge était considéré comme un âge parallèle au sixième et il n’y avait aucune place dans l’histoire humaine pour autre chose que 29. La Théologie de Thistoire, op. cit.9 p. 121*122.

169

Laure Solignac

l’histoire tourmentée des hommes, qui résulte de l’opposition de la cité terrestre à la cité de Dieu, du corps du diable au corps du Christ, non seulement au sein de toute société humaine, mais aussi en chacun. Dans le schéma de Bonaventure, partiellement inspiré de Joachim, il n’y a plus de raison de considérer que le septième âge s’avance avec le sixième: de même que l’Ancien Testament contient sept périodes, la dernière étant celle de la paix d’Auguste, il y a des raisons sérieuses de penser qu’il en va de même pour l’ère du Nouveau Testament. Il y a donc place pour un septième âge intra-historique, qui doit être un âge de paix, annoncé par François d’Assise30. Ce dernier apparaît dans le grand schéma général proposé par Bonaventure dans la seizième conférence de YHexaëmeron : « Les temps des figures sont au nombre de sept: le temps de la création de la nature, celui de la purification de la faute, celui de l’élection du peuple, celui de l’institution de la Loi, celui de la gloire royale, celui de la parole prophétique et celui du repos intermédiaire. Semblablement, il y a sept temps dans le Nouveau Testament: le temps de la communication de la grâce, celui du baptême dans le sang, celui de la norme catholique, celui de la loi de justice, celui de l’exaltation de la chaire pontificale, celui de la manifestation de la doctrine et celui de la paix définitive. »31 Bonaventure énumère ici les sept périodes qui couvrent l’Ancien Testament, figure des temps nouveaux inaugurés par le Christ. En vertu de la concorde entre les deux testaments, « il y a sept temps dans le Nouveau Testament », chaque temps correspondant à la figure qui l’annonçait. Au « repos intermédiaire »

30. Sur l’importance de François dans la réflexion eschatologique de Bonaventure, voir Joseph Ratzinger, La Théologie de l’histoire, op. cit., p. 34-43 et p. 92-93. 31. Hexaëmeron XVI, 12-13 (éd. Quaracchi V, p. 405). Traduction française de M. Ozilou, p. 358-359.

170

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

de la paix d’Auguste, qui a précédé le premier avènement du Christ, correspond ainsi « la paix définitive » qui annonce son second avènement. S’agit-il d’une nouvelle version du millénarisme tant combattu par Augustin? Non, puisque le millénarisme est la doctrine selon laquelle le retour du Christ inaugure une période de mille ans, pendant laquelle l’humanité connaîtra la paix, le diable étant enchaîné dans l’abîme. Mais dans le schéma bonaventurien, il n’y a rien de tel : le second avènement du Christ marque bien la fin de l’histoire humaine ici-bas. Le septième âge auquel songe Bonaventure n’est pas un moment de l’histoire humaine où le Christ doit régner sur la terre avec les fidèles ; il n’est pas ouvert par la seconde venue du Christ, puisqu’il la précède. Il s’agit simplement d’une période de paix, dans la continuité du reste de l’histoire, dans laquelle doivent se réaliser les prophéties du salut d’Ezéchiel et d’Isaïe, ainsi que la conversion du peuple juif. « Ce temps [de la vocation des juifs] n’est pas encore arrivé, parce qu’alors serait accompli ce passage du Livre d’Isaïe : « On ne lèvera plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à faire la guerre » [Is 2,4], mais cela n’est pas encore accompli, puisque jusqu’à maintenant demeurent les discussions et les hérésies. C’est pourquoi les juifs, espérant son accomplissement, croient que le Christ n’est pas encore venu. »32 Ce passage du livre d’Isaïe est généralement interprété comme une prophétie qui renvoie à un au-delà de l’histoire, à la béatitude que goûtera l’humanité rachetée et sanctifiée auprès de Dieu lorsque le jugement dernier sera passé. Mais Bonaventure, avec le nouveau schéma dont il dispose, en propose une interprétation intra-historique, qu’il corrobore à l’aide des textes (de saint Paul notamment) qui annoncent l’événement 32. Hexaëmeron XV, 24 (éd. Quaracchi V, p. 401), op. cit.y p. 348-349.

171

Laure Sougnac

de la conversion du peuple juif avant l’événement du retour du Christ en gloire. Le Docteur séraphique rejoint par-là l’exégèse hébraïque des prophètes et justifie l’espérance messianique du peuple juif: si les juifs espèrent encore la venue du messie, c’est non seulement parce qu’ils n’ont pas su lire les signes qui accompagnaient la première paix, celle qui annonçait la naissance de Jésus, mais aussi et surtout parce qu’ils ont gardé vivante en eux l’espérance d’une paix promise à cette terre avant la venue du messie, paix qui n’est pas encore d’actualité. Ils sont donc fondés à attendre encore; s’ils ont manqué la première, ils ne pourront pas manquer la seconde. Bonaventure ne va guère plus loin dans l’évocation de cette paix à venir; il garde et observe toute la prudence qui convient en ce domaine. A la fin de la seizième conférence, on peut simplement lire ceci : « Au septième temps, [celui du repos intermédiaire], nous savons que ces trois choses ont eu lieu : la reconstruction du temple, la restauration de la cité et le don de la paix. Pareillement, dans le septième temps à venir, aura lieu la réparation du culte divin et la reconstruction de la cité. Alors sera accomplie la prophétie d’Ezéchiel, quand la cité descendra du ciel, non certes « celle qui est d’en haut », mais celle qui est d’en bas, c’est-à-dire l’Église militante, quand elle sera conforme à l’Église triomphante, autant qu’il est possible en cette vie. Alors ce sera l’édification de la cité et la restauration [de toutes choses], comme au commencement. Et alors ce sera la paix. Mais combien de temps durera cette paix. Dieu le sait. »33 Le parallélisme entre les deux Testaments est limpide, l’un est la figure de l’autre et offre donc le fil conducteur de son intelligibilité. La paix est ici signifiée par la proximité de l’Église 33. Hexaëmeron XVI, 30 (éd. Quaracchi V, p. 408), op. cit., p. 372373‫־‬.

172

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

militante avec l’Église triomphante - autant qu’il est possible en cette vie, précise Bonaventure. De même, le Docteur séraphique reste très réservé sur la durée de cet âge de paix: il avoue qu’il n’en sait rien. Enfin, la mention de la comparaison avec le commencement est intéressante : le septième âge apparaît comme la rénovation enfin accomplie de toutes choses et correspond en ce sens précis à la création du monde, mais aussi aux premiers temps de l’Église, aux temps apostoliques. La rédemption du Christ est pleinement manifeste34. Dire que le théologien a pour objet la concorde et la réconciliation universelle, c’est donc non seulement indiquer un objet d’étude (la réparation du genre humain et ses modes de diffusion) en insistant sur sa dimension pratique, mais aussi sur la fonction eschatologique de la théologie; le théologien scrute les Écritures et y découvre le rythme de l’histoire humaine, centrée sur le Christ et en attente de son retour. Autrement dit, « la manifestation de la doctrine » est une excellente chose, mais elle doit conduire à une paix et à une unité plus grande, « autant qu’il est possible en cette vie ». On comprend mieux, alors, la signification profonde de cette définition de la théologie donnée dans la première conférence : « Le septième centre, celui de la concorde, est pacifique par la réconciliation universelle. Ce centre relève de la considération du théologien qui considère comment le monde, fait par Dieu [cf. métaphysique, considération de l’essence], est reconduit à Dieu. En effet, bien que le théologien traite des œuvres de la création, il traite principaiement des œuvres de la réconciliation. Le Christ fut ce centre dans l’éternelle béatification. Le théologien traite en effet du salut de l’âme, à savoir: comment commencé dans la foi, il se développe dans les vertus et s’achève 34. En guise de résumé des biens propres aux derniers tempSj Joseph Ratzinger propose deux mots: la paix et la révélation (La Théologie de lfhistoire» op. cit.y p. 63).

173

Laure Solignac

dans les dons glorieux. C’est pourquoi il est écrit dans l’Apocalypse : « Jamais plus ils ne souffriront de la faim ni de la soif, ni le soleil ne les accablera, ni aucune chaleur, puisque l’Agneau, qui est au milieu du trône, les guidera et les conduira aux sources des eaux de la vie » (Ap 7,16-17). L’Agneau au milieu des eaux est le Fils de Dieu, le Fils, dis-je, qui est la personne médiane [dans la Trinité], d’où provient toute béatitude. En effet, Jean vit « un fleuve, au milieu de la place, jaillissant du trône de Dieu et de l’Agneau » (Ap 22,1-2). L’Agneau de Dieu, en effet, nous guidera afin que, voyant le corps, l’âme et la Divinité, nous trouvions un pâturage soit en entrant, soit en sortant. Le centre médiateur béatifiant rayonne en ce lieu sur le corps et sur l’âme. Il est dit dans le Psaume : « Un fleuve impétueux réjouit la cité de Dieu » (Ps 45, 5), c’est-à-dire l’Esprit saint « jaillissant du trône de Dieu et de l’Agneau » (Ap 22, 1). »35 Anagogie et eschatologie se répondent, et l’on perçoit sans peine ce qui, fondamentalement, sépare Bonaventure et Joachim: anagogie et eschatologie s’enracinent dans le Christ et en lui seul36, comme l’Esprit saint procède, non seulement du Père, mais aussi du Fils. En ramenant l’âge de l’Esprit saint, et toute l’histoire à venir, dans le giron du Nouveau Testament, Bonaventure rappelle que toute paix et toute joie ne sont pas tant à venir qu’à puiser dans Celui qui est le centre de toutes choses. Autrement dit, la concorde qui caractérise le septième âge n’est que le résultat inespéré de la concorde de chacun avec le Christ.

35. Hexaëmeron I, 3738‫( ־‬éd. Quaracchi V, p. 122123‫)־‬. 36. Joseph Ratzinger a bien souligné que c’est essentiellement son christocentrisme qui distingue Bonaventure de Joachim de Flore (La Théologie de l’histoire, op. cit., p. 135).

174

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

Bonaventure au concile de Lyon Voilà donc à quel point de sa réflexion sur la théologie et sur l’histoire Bonaventure se trouvait en mai 1273. Dans ce contexte, on peut imaginer dans quel état d’esprit se trouvait le Docteur séraphique lorsqu’il fut choisi comme cardinal et appelé auprès du pape pour la préparation du Concile œcuménique de Lyon. Comme théologien aussi spirituellement proche des Grecs, comme franciscain et comme théoricien d’une telle théologie de l’histoire, comme fidèle aspirant à l’unité non seulement des chrétiens mais de la création dans son ensemble, Bonaventure a dû vivre sa participation à l’organisation de ce Concile comme un événement considérable, ouvrant peut-être la voie à une ère nouvelle, et dans lequel il a jeté, vraisemblablement, ses dernières forces. Et de fait, malgré ses limites, ce fut un concile hors norme. But du Concile Revenons d’abord brièvement sur les circonstances et les objectifs de ce Concile37 : depuis le schisme de 1054, les relations entre les chrétiens de langue grecque et les chrétiens de langue latine allaient de mal en pis, d’autant plus que la quatrième croisade, au début du XIIIe siècle, fut pour les Latins l’occasion d’envahir Byzance. Le pape avait fermement condamné cette prise de pouvoir, mais avait finalement laissé faire. Cette cohabitation forcée, en Terre sainte et à Constantinople, contraignit pourtant chacun à un dialogue, difficile, chaotique, et on ne perdait pas de vue que l’imité des chrétiens était non pas un idéal au

37. Toute cette partie doit beaucoup à l’ouvrage fondamental 1274, année charnière. Mutations et continuités, Paris, Éditions du C.N.R.S., 1977, dont la deuxième partie est consacrée au deuxième concile de Lyon (p. 289-584). La troisième partie n’est pas moins importante, puisqu’elle est consacrée à Thomas d’Aquin et à Bonaventure.

V5

Laure Solignac

mauvais sens du terme, mais une exigence évangélique38. En 12615 l’empereur Michel Paléologue avait repris sa ville aux mains des Latins, mais sa position politique fragile l’avait rapidement contraint à chercher des appuis du côté du pape, qui, de son côté, voyait l’influence latine faiblir en Orient face aine Turcs et aux Mongols. C’est dans cet esprit de dialogue contraint que le deuxième Concile de Lyon fut convoqué. Trois dossiers étaient au programme: premièrement, la réforme ecclésiastique, toujours à reprendre, et à laquelle Bonaventure a participé directement (ce qui lui permit de défendre une nouvelle fois les ordres mendiants, menacés d’interdiction) ; deuxièmement, la réunion des Églises grecque et latine; troisièmement, l’organisation d’une nouvelle croisade, qui n’aura finalement jamais lieu. Le pape Grégoire X, élu en mars 1272, avait annoncé sa volonté d’organiser ce concile quelques jours après son élection, et le choix de Lyon était fait dès avril 1273, notamment parce qu’il s’agissait d’une ville offrant toute sorte de commodités: facilités d’accès, ressources suffisantes pour l’hébergement, histoire prestigieuse, sécurité et indépendance à l’égard des souverains, etc39. Cela permit l’organisation d’un énorme concile : les historiens estiment que les Lyonnais ont dû accueillir un millier de participants, venus pour la plupart des contrées latines, mais aussi du monde grec, et on invita même une délégation mongole, qui n’arriva toutefois que vers la fin du Concile, au début du mois de juillet. Cela manifeste l’ampleur que le pape voulait donner à ce Concile, qui se déroula donc du début du mois de mai 1274 (la première session eut lieu le 7 mai) jusqu’à la mi-juillet (la dernière session eut lieu les 16 et 17 juillet, juste après la mort de Bonaventure).

38. Jn 17, 22 : « Que tous soient un ». 39. Voir également les réflexions de Jacques Le Goff sur les motifs symboliques de ce choix, dans son article « Le concile et la prise de conscience de l’espace de la chrétienté », dans 1274, année charnière, op. du, en particulier p. 486489‫־‬.

176

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

Rôle de Bonaventure Quel fut le rôle de Bonaventure dans cette histoire? Il fut au moins double, comme le souligne Jacques-Guy Bougerai : avant le concile, et pendant le concile lui-même40. D’abord, le Frère mineur, créé cardinal par Grégoire X l’année précédente, en 1273, fut immédiatement appelé auprès du pape pour le conseiller dans l’organisation générale du Concile. Pourquoi Bonaventure plutôt qu’un autre? Rappelons les deux raisons invoquées jusqu’à présent : d’abord, il avait probablement contribué à faire élire Grégoire X au siège pontifical. En outre, Grégoire X avait été l’étudiant de Bonaventure et connaissait ses qualités humaines et intellectuelles. Mais il convient d’ajouter maintenant trois autres considérations : premièrement, le Docteur séraphique avait été à la tête d’un Ordre possédant une dimension universelle, très présent en particulier en Orient; les frères mendiants en général, et les frères mineurs en particulier, étaient des interlocuteurs très importants sur la question de l’union avec les Grecs et sur celle de la croisade ; leur position était déjà prépondérante en Terre sainte, et ils étaient impliqués depuis plusieurs années dans les discussions avec Michel Paléologue; ainsi, Bonaventure avait choisi, en 1272, les membres de la nouvelle ambassade que souhaitait envoyer Grégoire X auprès de l’empereur byzantin. Deuxièmement, il y avait un intérêt traditionnel très fort, de la part des théologiens franciscains, pour le negotium graecorum, et donc pour la théologie de langue grecque41. C’est ainsi que l’école des frères mineurs de

40. Voir « Le rôle de saint Bonaventure au concile de Lyon », dans 1274, année charnière, op. cit., p. 425431‫־‬. 41. Sur le negotium graecorum au Concile de Lyon, voir « Le rôle de saint Bonaventure au concile de Lyon », p. 426427‫־‬. Il faut noter que Joachim de Flore manifestait lui aussi un intérêt (eschatologique) pour l’union avec les Grecs, mais dans des termes intransigeants et sans entrer dans les détails des discussions théologiques, contrairement aux franciscains. Sur le rapport entre Joachim et les Grecs, voir Henri de Lubac, La Postérité spirituelle, op. cit., p. 3338‫־‬.

177

Laure Solignac

Paris, par le biais d’Alexandre de Halés, le maître de Bonaventure, s’était fait une spécialité de la question du filioque, et plus largement de la conception grecque des hypostases ; cela est très visible dans le Commentaire des Sentences de Bonaventure42, qui est très au fait de toutes ces questions, mais aussi dans YHexaëmeron, où le Docteur séraphique fait cette déclaration significative: « C’est pourquoi il est nécessaire que l’Esprit saint procède des deux autres personnes. C’est ce que disent tous les sages de la Grèce, la controverse n’est qu’affaire de vocabulaire »43. Enfin, troisièmement, peut-être Grégoire X discernait-il aussi en Bonaventure quelqu’un qui, par-delà toutes les considérations politiques, avait une vraie vision de l’histoire de l’Église, et cela lui était d’autant plus précieux qu’il voulait dégager autant que possible la question de l’unité de toute considération politique (il renonçait donc par avance à tout rétablissement éventuel de l’Empire latin d’Orient, et refusait son soutien à la politique du roi de Naples, Charles d’Anjou). Peut-on parler pour autant d’œcuménisme, en ce qui concerne l’attitude de Grégoire X et celle de Bonaventure? Ce serait bien excessif, comme l’a bien montré Giuseppe Alberigo44. Bonaventure a ainsi été amené à collaborer avec deux autres universitaires, Pierre de Tarentaise, dominicain, alors archevêque de Lyon, et Étienne de Bourbon, au premier plan de la préparation du Concile. La présence de ces grandes figures de frères mendiants auprès du pape ne fut pas pour rien dans la dimension universelle du Concile, puisque c’est par le biais de leurs relations que furent invitées les délégations grecques et mongoles. En particulier, Bonaventure fut chargé de l’épluchage de la cinquantaine de rapports préliminaires demandés par le pape. Seule une petite dizaine nous est parvenue, venant pour la plupart des frères mendiants. La grande majorité de ces 42.1Sent.y d. Il, q. 1 (éd. Quaracchi I, 209). 43. Hexaëmeron VIII, 12 (éd. Quaracchi V, p. 371). 44. G. Alberigo, « L’œcuménisme au Moyen Âge », dans 1274, op. cit., p. 319339‫־‬.

178

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

rapports concernait justement, semble-t-il, les problèmes orientaux. Il en va ainsi du rapport préliminaire de Jérôme d’Ascoli, le successeur de Bonaventure à la tête de l’Ordre des Frères mineurs. Jérôme connaissait le grec, et il était partisan d’une union immédiate avec les chrétiens de langue grecque, même si par ailleurs son rapport manque de rigueur et contient des erreurs sur les Grecs. Humbert de Romans, dominicain de la première heure, ancien ministre général, a lui aussi écrit un rapport très intéressant où il relie les trois sujets du concile : croisade, unité des chrétiens et réforme de la curie et du clergé. Un peu à la manière de Bonaventure, Humbert s’inspirait d’une conception historique de la mission de l’Église, sans verser dans le joachimisme pour autant. Bonaventure présidait la commission qui devait dépouiller tous ces rapports et élaborer des constitutions à présenter aux Pères conciliaires. Il effectua ce travail avec Eudes Rigaud, son ancien maître, archevêque de Rouen, et avec Paul de Segni, qui était alors évêque de Tripoli. On sait en outre que pendant toute cette période (puisque Bonaventure est arrivé à Lyon durant l’automne, afin de commencer ce travail de dépouillement et de rédaction des constitutions), le Docteur séraphique a beaucoup prêché, devant la Curie, devant le peuple, au couvent des Frères mineurs45. Puis il y eut le concile lui-même, à partir du 7 mai 1274, ouvert par une cérémonie dans la primatiale Saint-Jean, en présence de nombreuses personnalités. Bonaventure dut participer à de nombreuses discussions, à toutes les cérémonies, à toutes les sessions, et lorsque les Pères conciliaires se reposaient pendant les intersessions, lui se remettait au travail avec sa cornmission pour continuer à rédiger des constitutions (une douzaine, par exemple, lors de la grand intersession du 18 mai au 45. J.-G. Bougerol, « Le rôle de saint Bonaventure au Concile de Lyon », dans 1274, op. cit., p. 432-433.

179

Laure Solignac

4 juin). Le Docteur séraphique prêcha à l’occasion de l’arrivée de la lettre de Jérôme d’Ascoli, pendant une intersession, sur le thème : « Réjouis-toi Jérusalem, place-toi sur la hauteur et tourne ton regard vers l’Orient. Vois tes enfants, rassemblés du soleil couchant jusqu’au Levant par la parole du Saint » (Baruch 5, 5). Mais l’événement le plus marquant du Concile, pour Bonaventure, fut sans doute l’arrivée de la délégation grecque le 23 juin, dans des circonstances très difficiles, puisqu’une partie de la délégation avait fait naufrage (d’où le retard avec lequel ils sont arrivés...). Des négociations avec l’Empereur byzantin étaient en cours depuis des années, et elles étaient menées par des frères mineurs : Jérôme d’Ascoli, dont il a déjà été question, et Jean Parastron, né à Constantinople, connaissant parfaitement le terrain et le contexte grec. Jérôme et Jean eurent donc la tâche délicate de faire les présentations et d’introduire la délégation, avec un autre frère mendiant, le dominicain Guillaume de Moerbeke, le grand traducteur d’Aristote et d’Averroès. Parmi ceux qui avaient échappé au naufrage, il y avait par chance le porte-parole de l’empereur, Michel Paléologue. Manquaient en revanche les théologiens et le patriarche lui-même, opposés à toute négociation avec les Latins. Le jour de la fête des saints Pierre et Paul eut lieu la célébration de l’union : ce jour-là, l’évangile fut proclamé en latin et en grec, puis Bonaventure prêcha, mais nous n’avons malheureusement pas le texte du sermon. Après son homélie, le Docteur séraphique eut la joie d’entendre Grecs et Latins chanter le Credo ensemble; la cérémonie prévoyait que soit dite à trois reprises la formule du filioque : « il procède du Père et du Fils (qui a Pâtre Füioque procedit) ». Et ce n’est pas tout : le 6 juillet, en présence cette fois de la délégation mongole, le porte-parole de l’empereur Michel prononça, après un discours du pape, la profession de foi de l’empereur. Et Bonaventure, pendant ce temps, continuait de plus belle la rédaction des constitutions. Il s’éteint après une maladie assez brève dans la nuit du 14 au 15 juillet, et fut enterré dès le lendemain. C’est Pierre de Tarentaise qui prononça

180

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

l’oraison funèbre sur le thème : « Je pleure à ton sujet, mon frère Jonathan ». Les 16 et 17 juillet étaient approuvées les quinze dernières constitutions qu’il avait rédigées avec sa commission. Fruit Les historiens s’accordent pour dire que le concile de Lyon, malgré son ampleur, n’a pas produit les effets escomptés. La croisade projetée n’eut finalement pas lieu (faut-il le regretter?) et la réforme de la curie, du clergé et des fidèles rencontra beaucoup de résistances - en particulier, les tensions entre mendiants et clergé local persistaient, même si Bonaventure, une fois de plus, avait défendu les ordres mendiants avec brio. Quant à l’union avec les Grecs, elle fut de très courte durée. Le clergé grec de Constantinople opposa une résistance farouche au rapprochement entre Michel Paléologue et le Pape, les successeurs de Grégoire X soutinrent la politique méditerranéenne de Charles d’Anjou, et il faut bien dire que Grégoire X avait privilégié un modèle de réconciliation qui supposait une reddition complète des Grecs aux Latins, sur le plan juridique notamment, même si une grande liberté était reconnue aux Grecs pour les rites et la liturgie. Il est difficile de connaître précisément la position de Bonaventure sur ce point46. Humbert de Romans, de 46. Dans les années 1254-1255, à l’époque de la rédaction des Quaestiones dispútame de perfectione evangélica, Bonaventure écrivait ce qui suit (q. IV, art. 3, resp. (éd. Quaracchi V, p. 193-194)) : « [...] bien que, dans notre diversité, nous soyons astreints de façon diverse et par de multiples liens à la soumission de l’obéissance, [...] et cela selon la diversité des grades, des offices et des pouvoirs, toutefois, toute cette variété doit être reconduite à l’un suprême et premier, dans lequel réside principiellement la principauté du tout universel, et donc non seulement à Dieu lui-même et au Christ, médiateur de Dieu et de l’homme, mais aussi à son Vicaire, et cela non par institution humaine, mais par l’institution divine par laquelle le Christ a institué Pierre prince des Apôtres [...]. Cet acte du Christ est d’une très grande pertinence, parce que le requéraient l’ordre de la justice universelle, l’unité de l’Église et leur stabilité. Le requiert en effet l’ordre de la justice universelle, à savoir la justice naturelle, la justice civile et la justice céleste ou spirituelle. La justice naturelle, par laquelle sont ordonnés les éléments du monde et toute la machine de l’univers, requiert que, parmi les corps qui ont un lieu, il y ait un

181

Laure Solignac

ce point de vue, avait sans doute une position plus sage que Grégoire X lorsqu’il conseillait une union non pas immédiate, mais par apprivoisement mutuel, par des efforts de compréhension mutuelle qui impliquait des traductions de textes patristiques, notamment, afin de mieux se comprendre. On ne peut donc pas parler, encore une fois, d’œcuménisme au sens moderne du terme, c’est-à-dire avec une véritable collégialité.

seul premier corps locans, que parmi les mobiles il y ait un seul premier mobile, que parmi toutes les lumières il y ait un seul principe irradiant, que parmi tous les moteurs il y ait un seul premier moteur et qu’universellement « dans n’importe quel genre il y ait un seul premier, par lequel soient mesurées toutes les choses qui sont contenues dans ce genre» [Averroès, commentant Métaphysique IX, 1]. En outre, la justice naturelle dans le microcosme requiert qu’il y ait un seul membre principal dont tous les autres reçoivent l’influence selon la vérité, tel le cœur, et selon l’évidence, telle la tête; qu’il y ait en outre une seule puissance qui soit le principe de toutes les puissances de l’âme et qui régisse tout l’homme, à savoir le libre arbitre. - En outre la justice civile requiert qu’il y ait un seul juge principal duquel provienne la décision finale des causes; qu’il y ait en outre un seul chef et dirigeant qui porte le droit, de crainte qu’en raison de la division de la tête ne se produise le schisme et la division du corps de la république, et qu’en raison de l’égalité de juges en désaccord, s’il n’y a aucun juge suprême, la querelle ne prenne jamais fin. - En outre, l’ordre céleste implique que tous les esprits soient disposés de façon suprêmement ordonnée sous l’obéissance de l’unique suprême Esprit dont ils contemplent la présence. Puisque cette hiérarchie inférieure et cet ordre naturel consonnent avec l’ordre moral et l’ordre céleste, étant donné qu’ils perfectionnent la nature, ornent les comportements et émanent de la Jérusalem d’en-haut, il faut que cette hiérarchie et cet ordre soient reconduits selon la raison d’obéissance à l’unique premier et suprême. En effet, de même qu’il n’y a pas d’ordre de priorité et de postériorité si ce n’est par reconduction au premier, de même il n’y a pas d’ordre complet selon l’inférieur et le supérieur si ce n’est par reconduction au suprême. C’est pourquoi l’ordre très parfait se trouve là où il y a une parfaite reconduction au suprême qui est absolument suprême, à savoir Dieu ; et c’est le cas dans la Jérusalem d’en-haut où se trouve la plénitude de la justice. - Mais là où il y a une reconduction au suprême dans le genre de l’homme, à savoir le Vicaire du Christ, le souverain Pontife, il y a l’ordre parfait, en tant qu’il s’accorde avec la perfection de l’Église présente, et qui est formé à l’instar de la Jérusalem d’en-haut. [...] Ainsi donc il doit y en avoir un seul à qui soit reconduite la soumission universelle, et ce parce que, comme il a été montré, l’ordre de la justice universelle l’exigeait. » À titre de principe intermédiaire, le pape apparaît donc comme un relais essentiel de l’unité du monde ; on voit Bonaventure affirmer sa conviction selon laquelle cette reconduction doit passer par une juridiction unique, fût-elle généreuse à l’égard de la diversité des cultures. En ce sens, Bonaventure conçoit le pouvoir pontifical comme un pouvoir spirituel, certes, mais aussi « supra-temporel », selon l’expression d’Henri de Lubac : le pape est le monarque des monarques. Voir La Postérité spirituelle, op. cit., p. 63.

182

Saint Bonaventure au Concile de Lyon

Cependant il faut tout de même saluer l’ampleur de l’événement et la détermination avec laquelle Grégoire X a négocié avec Michel Paléologue, et Bonaventure n’y est sans doute pas étranger. L’une des preuves en est que lors du concile de Florence, en 1439, entièrement consacré à la question de l’unité des Églises, c’est à la théologie du Docteur séraphique que l’on eut recours pour régler certains litiges avec les Églises byzantines et orientales au sens large47 : d’Alexandrie à l’Arménie, en passant par la Syrie. Des documents furent signés avec les représentants de trois patriarches d’Orient, avec le patriarche d’Alexandrie, avec le catholicos arménien, puis avec les coptes : on revint sur les questions du Füioque, du monophysisme, du monothélisme, etc. On abolit les « rebaptêmes ». Les frères mineurs furent spécialement chargés de la bonne application de ce concile sur le terrain. Beaucoup d’incertitudes demeuraient, mais la communion retrouvée avec les Églises maronites et arméniennes n’est pas de peu d’importance. Rétrospectivement, elle fait en tout cas apparaître le deuxième Concile de Lyon comme une étape marquante de la réconciliation des chrétiens. Pour conclure, il faut souligner que pour Bonaventure, l’unité des chrétiens et la réconciliation universelle à partir du Christ se sont peu à peu révélées non pas comme l’une des tâches de la théologie, mais comme son cœur et son sens. De ce fait, comme Grégoire X, le Docteur séraphique semble avoir eu une conception spirituelle, eschatologique et mystique de la question de l’unité, qui lui a permis de dépasser ses dimensions strictement culturelles et politiques, évidemment importantes, mais secondaires. C’est ainsi que se sont rejointes, dans son expérience de ministre général et à la fin de sa vie, trois dimensions fondamentales de la théologie, à savoir la théologie

47. Sur le concile de Florence, voir M.-H. Congourdeau, « Les relations entre les Églises d’Orient et d’Occident », dans Histoire du christianisme, op. cit., tome VI, p. 845 sq.

183

Laure Solignac

comme sagesse, la théologie de l’histoire et la théologie mystique. Cette convergence et cette unification de la théologie semblent prendre leur source dans l’expérience mystique de la concorde avec le Christ; n’est-ce pas là que chaque génération est invitée à son tour à poursuivre l’œuvre de l’unité, à laquelle Bonaventure a participé en son temps et de tout son être? Sur cette concorde fontale avec le Christ, dont découle toute réconciliation et toute « concorde » entre les deux Testaments, cornment ne pas citer, pour finir, cet extrait de la Vitis mystical·*¡ où Bonaventure s’adresse au Christ : « Moi qui ai trouvé le cœur du Seigneur, mon roi, mon frère et mon ami, le cœur du très miséricordieux Jésus, ne prierai-je donc pas? Ah certes, je prierai; car son Cœur est aussi le mien, dirai-je avec audace, si, ou mieux, parce que le Christ est ma tête. Comment en effet ce qui est à ma tête ne serait-il pas à moi? De même que les yeux de ma tête corporelle sont vraiment les miens, ainsi le cœur de ma tête spirituelle est le mien. Il est donc bien à moi et voici que je n’ai qu’un cœur avec Jésus. Quoi d’étonnant à cela, puisque « la foule des croyants n’avait qu’un seul cœur » (Ac 4, 32) ? » Laure Solignac Faculté de philosophie, Institut catholique de Paris

48. Vitis mystica, III, 2 (éd. Quaracchi VIII, p. 163-164).

184

License and Permissible Use Notice

These materials are provided to you by the American Theological Library Association (ATLA) in accordance with the terms of ATLA's agreements with the copyright holder or authorized distributor of the materials, as applicable. In some cases, ATLA may be the copyright holder of these materials. You may download, print, and share these materials for your individual use as may be permitted by the applicable agreements among the copyright holder, distributors, licensors, licensees, and users of these materials (including, for example, any agreements entered into by the institution or other organization from which you obtained these materials) and in accordance with the fair use principles of United States and international copyright and other applicable laws. You may not, for example, copy or email these materials to multiple web sites or publicly post, distribute for commercial purposes, modify, or create derivative works of these materials without the copyright holder's express prior written permission. Please contact the copyright holder if you would like to request permission to use these materials, or any part of these materials, in any manner or for any use not permitted by the agreements described above or the fair use provisions of United States and international copyright and other applicable laws. For information regarding the identity of the copyright holder, refer to the copyright information in these materials, if available, or contact ATLA at [email protected]. Except as otherwise specified, Copyright © 2016 American Theological Library Association.

Related Documents


More Documents from "alejo perez"

June 2020 1
Problemas 2.pdf
June 2020 1