Félix ARVERS (1806-1850) A mon ami *** Tu sais l'amour et son ivresse Tu sais l'amour et ses combats ; Tu sais une voix qui t'adresse Ces mots d'ineffable tendresse Qui ne se disent que tout bas. Sur un beau sein, ta bouche errante Enfin a pu se reposer, Et sur une lèvre mourante Sentir la douceur enivrante Que recèle un premier baiser... Maître de ces biens qu'on envie Ton cœur est pur, tes jours sont pleins ! Esclave à tes vœux asservie, La fortune embellit ta vie Tu sais qu'on t'aime, et tu te plains ! Et tu te plains ! et t'exagères Ces vagues ennuis d'un moment, Ces chagrins, ces douleurs légères, Et ces peines si passagères Qu'on ne peut souffrir qu'en aimant ! Et tu pleures ! et tu regrettes Cet épanchement amoureux ! Pourquoi ces maux que tu t'apprêtes ? Garde ces plaintes indiscrètes Et ces pleurs pour les malheureux ! Pour moi, de qui l'âme flétrie N'a jamais reçu de serment, Comme un exilé sans patrie, Pour moi, qu'une voix attendrie N'a jamais nommé doucement, Personne qui daigne m'entendre, A mon sort qui saigne s'unir, Et m'interroge d'un air tendre, Pourquoi je me suis fait attendre Un jour tout entier sans venir. Personne qui me recommande De ne rester que peu d'instants Hors du logis ; qui me gourmande Lorsque je rentre et me demande
Où je suis allé si longtemps. Jamais d'haleine caressante Qui, la nuit, vienne m'embaumer ; Personne dont la main pressante Cherche la mienne, et dont je sente Sur mon cœur les bras se fermer ! Une fois pourtant – quatre années Auraient-elles donc effacé Ce que ces heures fortunées D'illusions environnées Au fond de mon âme ont laissé ? Oh ! c'est qu'elle était si jolie ! Soit qu'elle ouvrit ses yeux si grands, Soit que sa paupière affaiblie Comme un voile qui se déplie Éteignit ses regards mourants ! - J'osai concevoir l'espérance Que les destins moins ennemis, Prenant pitié de ma souffrance, Viendraient me donner l'assurance D'un bonheur qu'ils auraient permis : L'heure que j'avais attendue, Le bonheur que j'avais rêvé A fui de mon âme éperdue, Comme une note suspendue, Comme un sourire inachevé ! Elle ne s'est point souvenue Du monde qui ne la vit pas ; Rien n'a signalé sa venue, Elle est passée, humble, inconnue, Sans laisser trace de ses pas. Depuis lors, triste et monotone, Chaque jour commence et finit : Rien ne m'émeut, rien ne m'étonne, Comme un dernier rayon d'automne J'aperçois mon front qui jaunit. Et loin de tous, quand le mystère De l'avenir s'est refermé, Je fuis, exilé volontaire ! - Il n'est qu'un bonheur sur la terre, Celui d'aimer et d'être aimé.
Odilon-Jean PÉRIER (1901-1928)(Recueil : Le promeneur) Mon amie La pluie fait une ville Difficile à aimer Point du jour Point du soir Et pointe du plaisir. Des goûts et des couleurs Plus vives que jamais... Ainsi la pluie me parle Au coeur Ô patrie légère Ô maison de fil Mes amis, mes frères Vous connaissent-ils ? Ils parlent d'amour Je n'en ai que faire Je chante à mon tour Et je vis d'eau claire.
Victor HUGO (1802-1885)(Recueil : Les feuilles d'automne) Amis, un dernier mot ! Toi, vertu, pleure si je meurs ! ANDRÉ CHÉNIER. Amis, un dernier mot ! - et je ferme à jamais Ce livre, à ma pensée étranger désormais. Je n'écouterai pas ce qu'en dira la foule. Car, qu'importe à la source où son onde s'écoule ? Et que m'importe, à moi, sur l'avenir penché, Où va ce vent d'automne au souffle desséché Qui passe, en emportant sur son aile inquiète Et les feuilles de l'arbre et les vers du poète ? Oui, je suis jeune encore, et quoique sur mon front, Où tant de passions et d'oeuvres germeront, Une ride de plus chaque jour soit tracée, Comme un sillon qu'y fait le soc de ma pensée, Dans le cour incertain du temps qui m'est donné, L'été n'a pas encor trente fois rayonné. Je suis fils de ce siècle ! Une erreur, chaque année, S'en va de mon esprit, d'elle-même étonnée, Et, détrompé de tout, mon culte n'est resté
Qu'à vous, sainte patrie et sainte liberté ! Je hais l'oppression d'une haine profonde. Aussi, lorsque j'entends, dans quelque coin du monde, Sous un ciel inclément, sous un roi meurtrier, Un peuple qu'on égorge appeler et crier ; Quand, par les rois chrétiens aux bourreaux turcs livrée, La Grèce, notre mère, agonise éventrée ; Quand l'Irlande saignante expire sur sa croix ; Quand Teutonie aux fers se débat sous dix rois ; Quand Lisbonne, jadis belle et toujours en fête, Pend au gibet, les pieds de Miguel sur sa tête ; Lorsqu'Albani gouverne au pays de Caton ; Que Naples mange et dort ; lorsqu'avec son bâton, Sceptre honteux et lourd que la peur divinise, L'Autriche casse l'aile au lion de Venise ; Quand Modène étranglé râle sous l'archiduc ; Quand Dresde lutte et pleure au lit d'un roi caduc ; Quand Madrid se rendort d'un sommeil léthargique ; Quand Vienne tient Milan ; quand le lion belgique, Courbé comme le boeuf qui creuse un vil sillon, N'a plus même de dents pour mordre son bâillon ; Quand un Cosaque affreux, que la rage transporte, Viole Varsovie échevelée et morte, Et, souillant son linceul, chaste et sacré lambeau, Se vautre sur la vierge étendue au tombeau ; Alors, oh ! je maudis, dans leur cour, dans leur antre, Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu'au ventre Je sens que le poète est leur juge ! je sens Que la muse indignée, avec ses poings puissants, Peut, comme au pilori, les lier sur leur trône Et leur faire un carcan de leur lâche couronne, Et renvoyer ces rois, qu'on aurait pu bénir, Marqués au front d'un vers que lira l'avenir ! Oh ! la muse se doit aux peuples sans défense. J'oublie alors l'amour, la famille, l'enfance, Et les molles chansons, et le loisir serein, Et j'ajoute à ma lyre une corde d'airain !