Tournez, manèges
Une histoire presque vraie écrite en collaboration par
La Rôtisserie des Poètes
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Tournez, manèges
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Tournez, manèges
Tournez manèges Écriture interactive lancée par Florence Noël sur son site web “ La Rôtisserie des Poètes” Avec, par ordre alphabétique : Lise Genz Florence Noël Stéphane Méliande Christiane de Rémond
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Tournez, manèges
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Tournez, manèges
L' 'idée
Le 26 mars 2009, Florence Noël lance un nouveau jeu sur son site La Rôtisserie des Poètes1 Christiane, Florence, Mahatma et Lise écrivent ensemble depuis un mois environ. Ils ont ensemble participé à deux challenges d'écriture, sur des thèmes , ou sujets, imposés. Il s'agissait d'écrire chacun un texte plus ou moins long, sans contrainte de longueur. Le jeu se corse avec le troisième thème, dont voici les grandes lignes : •Un premier texte sera écrit par la meneuse de jeu, Florence. Petit texte très bref, instantané de vie qui doit faire maximum trois paragraphes. •L'auteur suivant écrit un nouveau texte, sur un autre personnage, mêmes contraintes mais en plus, il doit avoir croisé le personnage précédent, voire plusieurs des personnages précédents. Ce jeu pourrait aussi s'appeler : faisons un scénario à la Lelouch ou à la Magnolia
1 http://aubergederagueneau.blog4ever.com/blog/.html
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Tournez, manèges
Introduction 6
Tournez, manèges
Tournez Manèges, a été écrit en trois semaines par quatre auteurs dont certains ne se sont jamais rencontrés et qui n'ont en commun que d'écrire sur la toile, plus spécifiquement sur le site d'écriture de Florence Noël. Le texte que nous présentons est encore brut de décoffrage, n'est pas encore passé par les corrections, et n'a pas eu de liens : c'est à dire que chaque partie du texte a été tout simplement rajoutée à la partie précédente sans qu'il soit nécessaire de raccorder les textes les uns aux autres : chaque auteur faisant le lien de lui même au début de son texte avec le texte précédent. Le nom de chaque auteur apparaît à la suite de son texte, par un renvoi numéroté en bas de page.
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Tournez, manèges
1 Il a un cœur dessiné sur les lèvres...
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Tournez, manèges Il a un cœur dessiné sur les lèvres. Bambin pas grand, juste le mètre, tu sais… Une houppette qui signe le front, jaune presque. Ses gestes sont très lents la plupart du temps. D’autres fois, il s’agite, mais pour lui seul, ou contre tout le monde, si tu préfères. Il oscille d’avant en arrière. Ou… d’arrière en avant… Je n’ai jamais fait attention s’il commençait par reculer ou par se pencher. J’ai l’intuition que c’est important pourtant, que ça changerait beaucoup de choses de le savoir. Il est dans la classe d’Anneline. La première fois, elle est revenue survoltée, tu l’aurais vue. Joues fuchsia, le reste pâle. « Il a un cœur dessiné sur les lèvres » Elle le clamait à qui voulait l’entendre. Pour peu, on aurait cru que c’était elle, tu sais… qui avait un problème. Bref, elle a tant fait, nous a tant dit, a tant répété et répété… que j’y suis allé pour voir, le soir, à la sortie des classes. A l’heure pile, parce que ses parents ne le laissent jamais à la garderie… pas assez d’encadrement pour lui, tu penses. Et je l’ai aperçu, c’était vrai, enfin d’un certain point de vue, oui, ce gamin avait un cœur dessiné sur ses lèvres. Vu qu’il ne cause pas, ou peu, ou seulement pour gueuler avant une de ses crises, ça m’a fait bizarre ce cœur. Il avait du prendre un feutre bleu, du bleu des volets grecques qui contraste avec l’immaculé des murs au carré et des terrasses cascadant jusqu’à la mer. Des volets faits pour ouvrir mais aussi fermer sur la mer, car c’est le même bleu. Celui du ciel, avec les remuements des profondeurs en plus. Exactement cela. Sur son visage si blanc, cela lui donnait un air d’Auguste, même parenté de tristesse. Sa mère l’attendait. Elle n’a rien dit, l’a accueilli avec cette joie muette, les bras ouverts et l’a hissé contre son épaule. Elle n’a pas sorti un 9
Tournez, manèges mouchoir de sa poche qu’elle aurait humecté de sa salive pour lui frotter les lèvres, comme faisaient nos mères en laissant une trace de gène à la place. Au contraire, elle lui a caressé la joue, avec cette fierté neuve. Depuis, Anneline s’est dessinée une fleur sur les lèvres. Bien sûr, comme elle ne fait rien à moitié, elle a utilisé un indélébile vert. Il faudra plusieurs jours pour que ça parte. Quand je lui ai demandé pourquoi elle avait fait cela, elle m’a regardé avec une grande patience, elle a soupiré bruyamment, en haussant ses pupilles jusque sous ses sourcils. « Mais tu sais bien, hein ! » qu’elle m’a dit. Je n’ai pas osé dire, que non, je n’en savais rien. Peut-être qu’elle a raison au fond. Nous connaissons des choses qui riment avec le cœur, nous les prononçons peu, très peu souvent, à cause d’une autre rime… noire celle-là, la peur. Mais ses lèvres a elle n’ont pas besoin de dire. Et quand elle s’approche de lui, maintenant, il ne crie plus, il ne s’agite plus, il relève la tête, un peu, et il la regarde bouche dans la bouche. 2
2 D'autres dessins … Ce matin là, en arrivant à l’école, Gabrielle avait bien vu Anneline 2 Florence Noël
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Tournez, manèges seule sous le préau, et lorsqu’elle s’était dirigée vers elle, Aurélien et Joachim l’avaient appelée. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, mais elle les distinguait toujours. Peut-être ce petit sourire dans l’œil qu’avait Joachim, alors qu’Aurélien restait impassible. Joachim a ouvert son cartable et a donné à Gabrielle un petit objet enveloppé dans un papier journal. Elle l’a glissé dans sa poche et s’est tournée vers le préau.. Anneline avait disparu. En classe, l’institutrice, Madame Carine, distribuait aux enfants des feuilles de diverses formes, où ils devaient inscrire leurs noms, puis laisser voguer leur imagination, écrire un petit texte, colorier, plier, puis l’échanger avec un autre enfant. Gabrielle avait écrit : « Aujourd'hui, j’ai vu danser la lumière dans le jardin, et elle me souriait ». Elle s’est retournée pour donner sa feuille à Joachim mais il n’était plus à sa place. Alors elle a échangé son message avec Anneline. A côté d’elle, lui, qui ne parlait pas, avait griffonné des signes incompréhensibles, et se balançait doucement sur sa chaise. A la sortie de l’école, chacun est reparti avec le dessin ou le petit texte d’un autre enfant dans son cartable. Gabrielle a ouvert le papillon de papier d’Anneline. Dessus, il y avait une fleur vert fluo. Et ces mots : « Aujourd’hui, j’ai vu danser la lumière dans ses yeux ». Et dans le papier journal de Joachim, il y avait ce caillou bleu tigré qui brillait au soleil chaque fois qu’il le sortait de sa poche.
3 Christiane de Rémond
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Tournez, manèges * C'est Flo qui m'en a parlé la première, de ce cœur, de cette fleur, de ces dessins. Comme pour me prévenir, me mettre en garde. Mais tu crois que j'ai compris ? Plus étourdie que moi, y'a des fois, je me battrais ! Ainsi, lundi soir, lorsque Noémie est rentrée de l'école avec une double croche dessinée en orange sanguine, commençant sous le nez, traversant la bouche de haut en bas, et s'arrêtant au milieu du menton, j'ai commencé de râler, tu me connais. Et puis j'ai repensé à ce qu'avait dit Flo, le coup d'œil d'Anneline, sa réflexion. J'ai choisi de me taire. J'ai pensé que Flo ne savait pas plus que moi. Parce que le monde de l'enfance est trop loin de nous, et c'est aussi bien : nous, les mères, avec nos gros sabots et notre savon et l'hygiène et est-ce que tu as bien brossé tes dents, Camille ?, nous passons à coté de tant de choses. On ne peut pas être partout, comme dit ma grand mère. Oui, mais nous passons à coté de l'essentiel,
et
c'est
bien
dommage.
Je crois que c'est à cause de cet essentiel que j'ai décidé d'aller attendre Noémie à l'école, le lendemain. J'ai retrouvé Flo ; les filles ont semblé amusées de nous voir là toutes deux : nous nous partageons la corvée sortie de classe, une semaine chacune et ce n'était pas ma semaine. J'étais là parce que je voulais voir le dessin moi aussi, elles l'ont compris tout de suite. On ne leur en remontre pas, aux deux chouettes. Je l'ai vu, le cœur au bord des lèvres ; je l'ai trouvé palpitant. On ne sait jamais, avec un cœur. Certains sont d'or, doublés de velours. D'autres semblent fragiles et pourtant ils supporteront tous les coups. D'autres sont invisibles. et ce 12
Tournez, manèges sont les pires. Le petit garçon - comment elle m'a dit qu'il s'appelle déjà, Florence ? Bambin, Bambi ? je n'ai pas retenu.. - bref, l'enfant au cœur s'avançait doucement vers sa maman et nous nous sommes tournées du coté opposé, un demi tour vers la gauche dans un mouvement d'ensemble presque parfait, sans bavure, hop ; et regarde comme les marronniers ont grandi depuis l'an dernier, a dit Florence, on ne voit plus le clocher ". " Pareil avec l'olivier d'Isa, j'ai répondu ; tiens, si on lui téléphonait ? Si nous organisions un gouter samedi ? Ou dimanche ? " Toujours la tête obstinément tournée de l'autre coté, nous ne pouvions pas voir ce qui se passait à trois mètres derrière nous, dans la cohue de la sortie d'école. Je crois que j'ai espéré qu'elle disparaîtrait pendant que nous discutions. Les filles sont parties en courant l'une poursuivant l'autre avec des cris d'oiseaux, et nous nous sommes retournées d'instinct pour voir où elles s'envolaient ainsi : elles s'étaient arrêtées devant la maman de l'enfant au dessin, et nous avons entendu clairement la question : " Madame, est ce qu'il pourrait venir gouter avec nous, samedi .. ou peutêtre ce sera dimanche.. ? " On ne pouvait plus reculer, elles sont comme ça, les filles, elles décident pour nous, elles mènent tout dans nos vies. Je le jure, nous n'avons pas soupiré, nous nous sommes avancées, nous avons souri les sourires d'usage, dit les mots adéquats, prononcé les formules apprises au cours de nos enfants, au long des gouters, invitations et connaissances. Elle semblait gênée, mais pas trop. Timide sans doute. Le petit garçon pesait sur son épaule, il ne bronchait pas.4
4 Lise Genz
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Tournez, manèges
3 Aliénor
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Tournez, manèges Au début, Aliénor s'est dit qu'elle allait entrer dans l'école le plus discrètement possible. Elle finirait forcément par trouver une salle avec une orange posée sur une table, une bouteille d'eau, peut-être une plaque de chocolat. Ensuite, elle reprendrait la route, direction l'océan. Des bouts de souvenirs lui remontaient si fort qu'elle a failli tourner les talons et chercher ailleurs. Un endroit semblable. La mélodie de volière des cris d'enfants, en train de se préparer à rentrer en classe après la pause. La main de maman qui entoure la sienne. Maman. La seconde d'après, c'était le contraire : elle a eu envie de sauter le portail comme une jument saute un obstacle. Elle n'a fait ni l'un ni l'autre. Un des enfants, un garçon avec une drôle de houppette de Tintin est venu vers elle au lieu de rentrer dans l'école. Il tenait un feutre à la main, comme un chevalier tient une épée. Aliénor a eu l'impression bizarre qu'il la reconnaissait. Elle lui a dit "bonjour". En guise de réponse, il a passé ses mains à travers la grille et il a dessiné sur le visage d'Aliénor. Elle n'a rien dit, d'abord pétrifiée, puis elle a laissé couler ses larmes, au rythme du trait du crayon. Deux filles sont venues les rejoindre. Elles ont vu qu'Aliénor pleurait et ont compris qu'elle aurait du mal à redire "bonjour", alors elles l'ont prise par la main et l'ont assise au milieu de la cour. - Je m'appelle Annelinne et ma copine, c'est Hoa... vous... tu... La petite fille hésitait. Trop vieille pour être une élève, trop jeune pour être une maîtresse ou une maman. Comment s'adresser à elle ? 15
Tournez, manèges Annelinne s'est tournée vers Hoa. Hoa a haussé les épaules et ouvert les mains. Elle venait d'un peuple qui s'adaptait vite et qui voyait tout aussi vite ce qui n'allait pas chez quelqu'un. Hoa a demandé à Aliénor : - Tu as faim ? Tu as soif ? Aliénor a hoché deux fois la tête. Les deux filles n'ont pas pu s'empêcher de sourire en la regardant. Pendant tout ce temps là, même quand ils marchaient vers la cour, le garçon à la houppette n'avait pas cessé une seconde de dessiner sur le visage d'Aliénor. Partant de la bouche, le dessin du garçon à la houppette couvrait le visage de l'adolescente d'une spirale élégante. Annelinne a dit : - Tu as une galaxie qui sort de ta bouche. Pendant qu'Annelinne courait pour aller chercher la maîtresse et de quoi manger et boire pour Aliénor, Hoa est restée avec elle. Ses pleurs s'étaient un peu calmés et elle restait tranquillement assise. Sans doute parce qu'à sa naissance, sa mère n'avait que seize ans, Hoa a demandé : - Tu viens chercher ta fille ? Elle est en quelle classe ? Aliénor a souri largement à Hoa et a répondu. - Non. Je viens chercher ma mère. Mais pas ici. Mais ici aussi quand même. Tu comprends ? Hoa a honnêtement répondu : - Non. Et elle a souri encore plus largement. Aliénor aimait bien la façon de faire de la petite asiatique. Elle arrivait à envelopper son petit "non" dans des grands "oui". Le petit garçon à la houppette a enfin lâché son feutre et ses yeux 16
Tournez, manèges ont répondu à Aliénor : "oui, j'ai compris. Ça et même tout le reste". Aliénor a cligné des yeux, juste le temps de prendre le regard du garçon et de le mettre dans le sien. Quand elle a rouvert les yeux, il n'était plus là, mais il s'était passé quelque chose de mystérieux. Malgré la route, malgré la journée dans le camion et la nuit d'avant dans la forêt, grâce au garçon, elle se sentait maintenant aussi reposée que si elle avait dormi une longue nuit dans un bon lit. 5
4 Jeux de miroirs 5 Stéphane Meliande
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Tournez, manèges Il ne faudra pas oublier de prendre le tas de cartons de boîtes à pizza. Et les confettis. Surtout bien vérifier que les plumes sont dans son sac, ainsi que les perles en bois. Carine fouille dans son cabas en tapisserie, le bras enfoncé jusqu’à l’aisselle. Son inspection terminée, elle le zippe et glisse la double courroie en cuir sur son épaule. Avant de partir, elle s’arrête à la coiffeuse. Le sac est imposant, mais il ne gauchit pas son allure gracieuse. Au contraire, cela fait ressortir son port de tête. Sa chevelure vaporeuse lui donne un air romantique qu’elle cultive tout en gardant cet air détaché. Pour l’autorité naturelle. Elle s’attarde à encore ajuster sa robe, ses tuniques en batik qu’elle superpose. Elle hésite, puis ouvre le tiroir sous le miroir ovale et prend deux bracelets fantaisie : l’un roux, l’autre vert lierre. « Des couleurs fanées » murmure-t-elle dans une tendresse des lèvres. Puis elle quitte son domicile. A pied. L’école n’est qu’à cinq cent mètres. Farid avait laissé pour elle une théière de menthe. Voluptueuse, déjà sucrée, fort. Il avait du partir aux aurores. Alors il voulait qu’elle garde un goût vif de lui sur ses lèvres. Dans la rue, Carine passe le bout de sa langue sur son palais. Elle se sent aérienne. Ce sera une belle journée : bricolage de masques pour le Carnaval, récrés ensoleillées avec un zeste de vent piquant, présentation à la classe du petit frère d’Aurélien et Joachim dont la maman vient d’accoucher – comment s’appellent-il encore ? Tobias ?- et de retour pour quinze heures trente. Farid sera là. Il terminera tôt. Ils prendront un long goûter. Parfois il ramène des cornes de gazelles qu’il achète à la boulangerie marocaine. Elle passe devant le café de la jeunesse, un endroit à la saleté 18
Tournez, manèges incrustée, où les pissotières sont bétonnées à même la façade et où en guise de jeunesse, on n’y voit depuis longtemps que des vieux pochards traîner leur sociabilité éthylique à toute heure du jour. Encastré dans la façade, il y a là un miroir au tain écorché de bronze, mat de savon séché. Carine passe, sent son mouvement qui s’y reflète, sent un autre mouvement qui la suit. Surprise, elle fait volte face, certaine de découvrir un passant ou un chat en promenade. Personne. Carine recule, sans se regarder. Repasse dans ses pas, plus attentive cette fois. Même ombre mouvante à sa suite. Elle stoppe, tire un mouchoir en tissu de sa poche – jamais de ces machins en papier qui se déchirent dès le premier usage – frotte le bas du miroir, puis remonte jusqu’à la hauteur de son visage. Elle se regarde enfin. Son visage est plus lisse, ses cheveux sont coupés courts, elle porte l’imperméable vert anis de ses vingt ans. Derrière son épaule, un jeune homme la fixe, yeux de tristesse et de rancune. C’est alors qu’elle distingue sur sa joue une ecchymose mauvâtre. Elle a un sursaut, ferme les yeux. Quand elle les rouvre, son reflet est revenu, indemne. Une voix à sa droite l’interpelle : Ben ma petite dame, faut pas être maniaque comme ça, j’allais le rincer mon miroir. Et c’est sûr, quand vous repasserez ce soir, il vous dira que c’est vous la plus belle ! Carine ne répond pas au patron, s’encourt, franchit les derniers mètres avant la cour d’école. Sur sa joue une lancinance subsiste. Hoa se précipite dans ses bras, affectueuse comme jamais, et y claque un gros bisou en guise de bonjour. 6
6 Florence Noël
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Tournez, manèges *** Cela faisait maintenant au moins cinq ans que Bastien n’était pas revenu dans ce village. Il se souvenait des moindres tournants, des bosquets, de la ferme du chat qui rit, de ces ciels ombrés et de cette lumière si particulière. Carine lui avait envoyé un faire- part pour une pendaison de crémaillère, elle voulait retrouver ses anciens amis et lui faire connaître sa famille. Il se souvenait d’elle, de ses gestes précis, de ses yeux attentifs, et de cette rêverie soudaine qui la traversait souvent. Il s’est arrêté au carrefour, le chemin indiqué sur le carton d’invitation ne correspondait pas à l’itinéraire prévu. Devant l’échoppe d’une fleuriste, il a demandé à une petite fille où se trouvait la maison de Carine et Hoa, rue des Pas Renversés. « Ah, je connais, dit-elle, je m’appelle Noémie, et Hoa est dans ma classe. Je vais te faire un dessin pour te montrer par où aller . Je ne peux pas aller avec toi, maman ne serait pas contente, et puis j’attends mes amies Anneline et Gabrielle. Tu sais, Carine, elle est venue acheter des fleurs ce matin. On a fait un bouquet qui ressemblait à des oiseaux, pourvu qu’il ne se soient pas envolés ! » Bastien a sorti de sa poche une perle de pacotille, rose, et la lui a donnée. Il était tard déjà, il craignait de ne pas arriver à temps, et puis, allait-elle le reconnaître ? Sur le siège arrière, un cadeau mal emballé glissait de droite à gauche dans les virages. Soudain, il se sentit ridicule, 20
Tournez, manèges mais qu’allait-il faire là ?7
5 L'accident Tout ceci ne serait pas arrivé si l'homme à la barbe ne s'était pas 7 Christiane de Rémond
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Tournez, manèges mis à courir en direction d'Aliénor. Elle repartait bien tranquille, après le gouter partagé avec Gabrielle et Hoa, elle se sentait bien, reposée et légère, quand, tout à coup il y a eu cet homme. Il courait vers elle, c'était un peu fort : il cou-rait ! il ne s'approchait pas tranquillement, ce n'était pas un promeneur, pas un passant ordinaire. Non, il la suivait en courant. Elle s'est mise à courir aussi, et tout en courant elle cherchait des yeux une porte, un jardin ouvert, un endroit dans lequel elle pourrait s'engouffrer, se cacher, se sauver. Mais rien, que le fleuve à sa droite et les talus fermés sur les propriétés de plaisance, à sa gauche. Elle entendait les pas de l'homme derrière elle. Il se rapprochait, elle a vu la barge qui flottait sur le fleuve , à quelques mètres en contrebas du quai. Elle n'a pas hésité une seconde, c'était ça ou dieu seul savait quoi, comme aurait dit Diane. Elle a pris son élan et Bastien, interloqué, l'a vie s'envoler vers le fleuve. Il s'est arrêté net. Il y a eu le bruit d'un choc mou, suivi d'un long cri : " Ma jaaaaaaaaambe !" Farid était penché sur Alénor, qui pâlissait à vue d'œil, affalée sur le pont parmi les cordages : - Tu serais tombée un mètre plus à droite et tu t'empalais sur le piquet de commande, dit-il. Qu'est ce qui s'est passé ? Tu as glissé, ou quoi ? Aliénor a fait un petit signe vague, une ombre s'avançait, elle a reconnu l'homme a la barbe, il semblait inquiet. Elle a fermé les yeux. - C'est votre faute, aussi Elle parlait doucement, avec le sentiment de manquer d'air. - Elle a une belle fracture, je crois, dit Farid. Vous ne devriez pas faire la course avec votre fille sur ce chemin de halage. C'est dangereux 22
Tournez, manèges Bastien a secoué la tête plusieurs fois,. Puis - Il faut l'amener à l'hôpital, il lui faut des soins, n'attendons plus. Pouvez vous m'aider à la porter jusqu'à ma voiture ? je l'ai garée là bas.. - Écoutez, la mienne est juste là, nous gagnerons du temps, a dit Farid Et je connais le chemin le plus direct pour aller au CHU. On y va Voilà comment Aliénor, ce soir là s'est retrouvé avec un plâtre tout neuf dans un lit d'hôpital.. Bastien, lui est reparti vers son hôtel. Il n'a pas eu le courage d'aller plus loin. Il lui fallait du repos, un bon sommeil, de l'eau claire, du silence, et la nuit propice aux fantasmagories. Les longues heures du soir lui permettraient peut-être de comprendre par quelle magie il s'était vu subitement repartir dix sept ans en arrière, à la sortie des classes, dans ce lycée de banlieue, courant derrière le seul amour de sa vie, ses cheveux roux, ses jambes de gazelle, et ses yeux verts. `Il savait bien qu'il faisait un erreur en revenant dans ce pays. Et maintenant, il était responsable d'une jeune fille blessée, presque une enfant. A l'hôpital, il avait dit qu'il était son père, il l'avait enregistrée sous le nom de Jane, la blessée était sous tranquillisants et n'avait pas réagi. Elle pourrait sortir demain matin, la cassure était nette, il n'y aurait pas de complications, seulement quelques semaines passées à claudiquer - Des vacances, avait dit le docteur, et tu as de la chance, il va faire beau. “ N'importe quoi “, avait pensé Bastien. " Quelques semaines de convalescence ! mais qu'est ce que je vais bien pouvoir faire, c'est bien ma veine !” 23
Tournez, manèges
Farid parlait à Carine, lui racontait l'envol de la jeune fille, son atterrissage sur le pont de bois de sa barge, l'hôpital, et le comportement, bizarre du père. - J'irai, demain. Je ne sais pas pourquoi, je sens qu'il y a quelque chose.. Il ne faut pas la laisser seule Anneline se dressât subitement sur son lit, hurlante : " Non, cria-telle " Puis retomba dans ses oreillers, pantelante.. " ma jaaaaaaaambe ..." Florence eut toutes les peines du monde à la rassurer, à éloigner le mauvais rêve. Les deux jumeaux s'endormirent emmêles l'un dans l'autre comme ils le faisaient depuis le commencement de leur vie malgré toutes les manœuvres et astuces de leurs parents. Qui, de guerre lasse, avaient décidé ce soir-là qu'ils démissionnaient et ne s'opposeraient plus jamais à leurs aînés : ils avaient déjà assez à faire avec Tobias. Élisabeth sentit les petits pieds froids de Noémie sur son ventre et poussa un grognement tout en attirant sa fille vers elle. " Maman, souffla Noémie, j'ai entendu passer une étoile, elle filait vers la grande ourse.. " Il y eut encore un chuchotement, deux bisous rapides et voltigeurs qui atterrirent sur les cheveux
et sous l'oreille de l'enfant. Gaspard se
retourna et faillit tomber du lit, et ils se rendormirent tous les trois, agrippés les uns aux autres dans le grand lit d la chambre orangée. 8 8 Lise Genz
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Tournez, manèges
6 Les fleurs de Fang Yin Autrefois Fang Yin avait travaillé dans un atelier de confection de vêtements. C’était un endroit enfoui sous terre, au pied d’un immeuble 25
Tournez, manèges désaffecté. L’aération y était défectueuse et elle se souvenait de l’odeur surie de sueur des ouvriers saturant la pièce d’heure en heure. Le boucan était constant tellement les machines à coudre crépitaient. Elle passait ainsi presque dix heures d’affilée, concentrée sur des pièces identiques à assembler. Elle ne pouvait aller aux toilettes que sur la pause de midi qui ne durait qu’un quart d’heure. Parfois, quand elle avait fini plus tôt, c’était à elle qu’incombait de coudre l’étiquette « Made in China »… Pourtant, elle vivait en Europe, elle y travaillait, clandestinement, comme tous ses compagnons d’infortune. Encore deux ans, dix mois et quelques jours pour rembourser son passage. Pour gagner sa vraie liberté avec Hoa. Enceinte à quinze ans d’un beau père oppresseur, elle avait fui par une filière en vendant tout ce qu’elle possédait. Sa mère aussi avait mis en gage ses derniers bijoux pour l’aider à disparaître au loin. Fang Yin s’en était sortie. Miraculeusement, malgré la descente de police. Ils avaient débarqué, une dizaine d’agents, bardés de combinaisons bleues et d’armes. Les ouvriers avaient tous eu très peur et malgré les airs de sauveurs des policiers, aucun n’avait pu vraiment se réjouir de sa nouvelle liberté. Elle était encore mineure. Son enfant était né sur le sol, sur cette terre, ici. On ne pouvait pas la renvoyer chez elle dans ces conditions. C’était la seule à rester parmi tous ceux qui furent surpris ce jour-là. Fang Yin travaille maintenant comme femme de ménage. Elle a un salaire. Elle est fière même si c’est un boulot de gagne petit, elle se sent digne. Puis, les gens sont gentils et ils la trouvent très méticuleuse. Mais elle aimerait pouvoir lire, comme autrefois quand elle était en Chine et 26
Tournez, manèges qu’elle dévorait livre sur livre de la bibliothèque itinérante. Alors, le soir, quand Carine revient, Fang Yin descend de l’appartement qu’elle lui loue au deuxième étage et vient frapper à sa porte. Elles discutent de leurs journées. Avec des branchages et des fleurs de saison, Fang Yin compose des bouquets raffinés pour décorer la maison de Carine. Carine évoque les enfants, leurs mots du jour, les petits chagrins, les progrès. Puis elle ouvre un livre et lettre après lettre, elle aide Fang Yin à décrypter l’histoire. Bientôt, elle pourra la raconter à Hoa. Elle lui fera la surprise. Elle saura lire avant elle, elle s’en est fait la promesse le jour où l’inspecteur de police lui a demandé de relire sa déposition et qu’elle n’a su faire qu’une croix au bas du papier. Ce jour-là, elle a cru mourir de honte et de désespoir. 9 * * * Dans le jardin, Dorothée regardait pensivement le camélia. Cette année, ses fleurs rose foncé n’attireraient pas l’admiration des voisins, ce qui était à l’origine d’une petite conversation en fin d’après-midi, pardessus les haies. Les bourgeons brûlés par un récent gel tombaient sur la pelouse au moindre toucher. Sa floraison qui réjouissait tant Dorothée au printemps avait tristement avorté. Il faut dire que l’intervention hâtive d’un sécateur impénitent en étêtant ses branches n’avait pas arrangé les choses. Le jardinier se faisait vieux, ou bien sa vue baissait. Elle pourrait en parler à Fang-Yin, qui avait un talent de fée en botanique. Les doigts verts, comme on dit. Derrière le haut mur du jardin, elle avait vu l’autre jour le petit 9 Florence Noël
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Tournez, manèges garçon solitaire danser doucement en fermant les yeux, sur l’herbe encore humide. Sa maman l’avait appelé : « Le petit déjeuner est prêt » ! et il avait couru, heureux. Dorothée croyait humer l’odeur de chocolat chaud et de pain grillé. Lorsqu’on sonna à la porte, elle sursauta. Bien rares étaient les visiteurs. Le facteur n’apportait plus de lettres, ou c’était une erreur. Dans l’immeuble voisin où habitaient Carine et Farid, elle ne connaissait presque personne. Beaucoup de jeunes couples étaient venus s’installer et les anciens s’en allaient peu à peu. Mais elle ne se sentait pas encore prête à quitter cette maison où la vie palpitait avec ses souvenirs. Elle se dirigea vers la porte d’entrée, mais son pas était lent et lorsqu’elle l’ouvrit, elle aperçut la silhouette d’un homme barbu, à la démarche alerte, qui s’éloignait au tournant.10 * * * Dorothée tremble sur ses jambes. Bastien doit le sentir parce qu'il se retourne spontanément et revient vers elle pour la soutenir. - Les visites, c'est une chose, mais là, c'est pas pareil, pas vrai ? - Tu peux le dire... Elle étreint son frère. Sa barbe est presque toute grise et sa peau très blanche, sûrement à cause des longues années en prison. Mais il a toujours ses épaules carrées et son grand front. C'est lui qu'elle touche en premier, déjà quand elle était petite fille 10 Christiane de Rémond
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Tournez, manèges elle adorait sentir le front de Bastien se plisser sous sa paume. Elle disait que c'était comme l'océan. Et puis comme on disait toujours que son frère était un peu simple, elle aimait bien son front compliqué, ça faisait un peu mentir les moqueries. Bien sûr, elle est allée le voir chaque semaine au parloir, elle n'a manqué les visites que trois fois. La première, vers la fin de la deuxième année parce leur père était mort. La deuxième au début de la neuvième année parce qu'elle avait eu l'appendicite. La troisième au milieu de la treizième année parce que leur mère avait disparu. Elle n'était pas morte, elle était partie en laissant un mot "je retourne dans la forêt primitive, vivre au milieu de la vie. Et aussi vivre libre pour Bastien. Faire l'équilibre". La vieille Barbara dévissait pas mal du carafon dans les derniers temps, mais quand Dorothée lui avait raconté ça, il avait eu le geste d'enlever son chapeau pour saluer. Personne n'en avait plus jamais entendu parler depuis. - Et qu'est ce que je te sers ? Tu choisis, tu es libre, maintenant. - Tu as de la bière rousse ? Lui et ses rousses, il n'a donc pas changé, se dit Dorothée. Elle a prévu le coup d'avance. - J'ai. Bien sûr. Bastien s'assied à la table avec la nappe à oiseaux. - T'as pas peur qu'ils s'envolent ? Dorothée hausse les épaules. - Sont pas fous. Fait bon ici. 29
Tournez, manèges - Tout à l'heure, j'ai cru que j'avais revu Jane. Elle se lève d'un bond et Bastien croit que les oiseaux vont s'éparpiller. - Ah, non, ça ne va pas recommencer ! Puis son frère lui prend les deux mains dans une seule des siennes. - Ce n'était pas elle, bien sûr... mais mêmes cheveux, mêmes yeux, même façon de marcher tip-tip-tip, même âge, tout pareil. J'ai cru que c'était Jane. Dorothée demande anxieusement. - Et qu'est-ce que tu as fait ? - Ben, je lui ai couru après et euh... elle est tombée, mais elle ne va pas garder son plâtre très longtemps ! Dorothée retombe bruyamment sur sa chaise. Même les pétales des fleurs de son jardin semblent résonner à ses oreilles comme des sonnettes d'alarme. C'est tout lui, c'est du Bastien tout craché. Déclencheur de catastrophes, mais avec une telle innocence, une telle bonne volonté. Et si la jeune fille avait été avec un petit ami, il l'aurait peut-être tué, comme l'autre. Pas exprès... juste pour le secouer. Parce qu'il la battait et Bastien ne supportait pas de voir Jane se flétrir à vue d'œil avec son visage de tabassée qui fait semblant d'avoir juste mal dormi. Alors il avait serré le kiki au petit copain. Il avait juste mal calculé le temps pour desserrer après, oh juste dix secondes de trop. Le pire, c'est que Jane lui avait dit qu'elle ne lui parlerait plus jamais et elle avait même témoigné contre lui au procès. Qu'elle préfère les coups de ce petit salaud à ses caresses à lui... tout le reste, il s'en foutait, mais ça, ça lui avait vraiment haché le cœur. 30
Tournez, manèges Bastien se dandine un peu puis prend l'air extasié. - En fait, tout à l'heure, à l'hôpital, la jeune, j'ai fait croire qu'elle était ma fille et j'ai dit qu'elle s'appelle Jane. C'était joli comme idée, non ? C'est un peu comme si on se retrouvait, non ? Non ? Dorothée se retient à grand-peine de lever les bras au ciel et secoue la tête. - Tu sais, frérot, je suis rudement contente que tu sois enfin sorti, mais va pas falloir que tu fasses de vague, tu comprends ? Y en a qui t'attendent au tournant... - Ben je vais travailler à la manutention, dans un atelier d'assemblage de chais pas quoi, puis ça va me faire un peu de sous et comme ça je vais pouvoir te payer pour ta peine... Les fleurs d'alarme du jardin se mettent à carillonner plus fort que jamais aux oreilles de Dorothée. - Ma peine de quoi ? - Ben, comme tu vas héberger Aliénor, enfin la jeune fille, le temps qu'elle tienne mieux sur ses pattes. - Et pourquoi je ferais ça ?? - Ben, j'ai dit qu'elle était ma fille, alors je suis responsable et on est sa seule famille, tu es comme qui dirait sa tante... Dorothée pose sa main sur son propre front, puis sur celui de Bastien. - Frérot, c'est pour de faux que tu as dit ça, tu te souviens ? Elle n'est pas ta fille en vrai. Le front de Bastien se creuse si fort que Dorothée a l'impression que sa main toute entière va tomber dans les plis. 31
Tournez, manèges - Elle est partie de chez elle. Elle veut rejoindre sa mère, qui habite à La Rochelle. Faut la comprendre. Faut l'aider. Dorothée réfléchit à toute vitesse et conclut qu'il vaut mieux que ce soit elle qui aide cette jeune fille que lui. Sinon, surtout si elle ressemble vraiment à Jane, elle court à la catastrophe. Pour la forme, elle proteste. - Et Roger, qu'est-ce qu'il va dire ? Il se crève déjà du matin au soir avec son camion, et il va devoir supporter cette fille. - Trois quatre-jours, pas plus. Et je suis déjà allé le voir, aux transports Fillonneau, pendant qu'il chargeait son bahut. Il est d'accord. Il la reconduira même lui même vers la Rochelle. Puis tu verras, elle est sympa, Aliénor. Quand elle ouvre la bouche, ou même quand elle te regarde, tu te sens bien. Comme avec Jane. Dorothée secoue la tête. - On est dingues, tous des dingues. Et elle est où, ta sirène ? Bastien bat des mains. - Dans le square, plus loin dans la rue. Elle attendait que tu dise oui. Je vais crier pour l'appeler si tu veux ! Dorothée n'a pas le temps de dire "non" ou de faire un geste que Bastien met toute son énorme force dans sa voix pour appeler "Aliénoooooor". Et, sur son banc, Aliénor en a les larmes aux yeux d'être appelée aussi fort. Elle comprend maintenant pourquoi l'homme lui courait après. Il est tout simplement incapable de faire quelque chose modérément. Et,
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Tournez, manèges elle ne sait pas pourquoi, ça la bouleverse de fond en comble.11 *** Il repousse d'un geste lent la houppette qui retombe obstinément sur son nez et regarde sur la table la boite de feutres non-toxiques tous neufs qu'Aliénor lui a donné avant de partir vers le fleuve. Elle lui a dit qu'elle reviendrait mais il a senti une réticence, comme lorsque le soleil se voile et que l'ombre devient plus mauve que les iris. Il a baissé les yeux et sous ses paupières il a vu le saut vers l'eau ; il n'a pas compris. Avec le crayon bleu, il dessine une fleur sur le dos de sa main gauche. Carine se demande ce qui va se passer. Il n'a jamais dessiné sur ses mains, toujours sur son visage ou le visage des autres enfants. Elle l'observe en silence, sans le questionner. Si elle pose la moindre question, il la regardera d'un air triste, et si elle insiste il pleurera ; il faut, de lui, prendre ce qu'il donne, sans demander plus. Il est l'enfant de la liberté doux et sauvage comme le loup. 12
7 Le Coffre Un jour Roger a trouvé un trésor dans son champ. C’était il y a bien 11 Stéphane Méliande 12 Lise Genz
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Tournez, manèges dix ans. Il s’en rappelle aujourd’hui parce qu’il fait beau, avec cette qualité de soleil particulière aux entre saisons. Comme ce jour-là, précisément. Il avait été étonné au-delà de ce que pouvait laisser imaginer son caractère toujours égal et sa stature solide et forte. Père de famille avant l’âge, en gros, il avait toujours été le roc, la base, le socle. Donc, ce fameux jour du trésor, il labourait son champ avec un des tracteurs de la coopérative. L’ennui avec ces machines, vu qu’elles ne vous appartiennent pas, c’est qu’on est stressé tout le temps lorsqu’on les utilise. Bon, ce champ, il l’avait quand même labouré trois fois l’an, depuis quinze ans, rapport à sa fertilité exceptionnelle. C’était une terre tant et tant retournée qu’y buter contre quelque chose semblait inimaginable… Et pourtant… Voila que sur les neuf heures, en abordant le virage à front de route, Robert entendit un formidable bong, mat, dur, terrifiant. Il avait stoppé net la machine. Paniqué autant pour les dégâts possibles que pour ce qu’il allait trouver. C’est qu’il n’était pas si rare de faire remonter un obus de la dernière guerre et parfois même de la précédente. Il sauta de son tracteur, bottes à pieds joints sur les mottes meubles et légèrement humides. L’odeur, d’abord, l’avait pris à plein nez. Une odeur de fraîcheur végétale qui rend son grave et son grumeleux, son balsame et sa saignée de suc. Il avait fait le tour, prudemment, pour examiner l’objet sous les socs… Un coffre. De la taille d’une malle de voyage. Comme dans les histoires de pirates ou de bandits de grands chemins. La machine n’avait rien, bien sûr. Le coffre datait d’il y a quelques décennies et son habillage de cuir était tout pelé. On voyait le 34
Tournez, manèges bois par-dessous. Continuer la manœuvre avec la machine et le coffre ressortirait dans le sillon creusé. Mais Roger hésitait. Cette manière forte risquait de faire éclater le fragile vestige et puis… ce n’était pas de jeu…. Comme il aurait dit enfant. Lorsque Dorothée le vit revenir, ce soir-là, il était tard. Roger arborait un sourire glorieux et cette étincelle d’enfance que Dorothée n’avait vu que dans les yeux de ses propres fils. Sur le siège passager de son tracteur, il y avait une malle, énorme. Roger passa le souper à entrecouper ses mastications de son récit de trouvaille. Il lui avait fallu la moitié de la journée pour déterrer le gros coffre, à l’aide de pelles et de piquets. Et ce n’est qu’après qu’il avait pu terminer son labour et rendre la machine à la coopérative, à dix kilomètres et refaire le trajet inverse avec son tracteur. Dorothée le regardait d’un air inquiet. N’osant poser la question légitime : qu’y avait-il donc dans ce coffre qui vaille tant de peine ? Roger n’avait pas encore eu le temps de l’ouvrir. Il remit cela au lendemain. Mais au lever, il reçut un coup de téléphone d’Yvon, leur deuxième fils. Sa femme s’était tuée en voiture, la veille, sur le coup des 9 heures du matin. Elle était en retard au travail et avait dépassé un tracteur dans la grande côte de La Malherbe. Une voiture avait surgit de l’autre versant. Pas le temps de se rabattre. Alors, Roger a vendu les champs et abandonné le travail d'agriculteur.¨Plus le cœur à ça. Il a acheté un camion et il fait les transport pour la coopérative. Depuis, le coffre gît sous deux mètres de vieilleries, dans le fin fond 35
Tournez, manèges de son étable. Il ne l’a jamais ouvert. Mais la qualité du soleil, aujourd’hui et cette odeur spéciale de végétaux exhumés… Dans l’œil de Roger, une lueur luit. D’enfance, exactement. D’enfance.. 13 *** Il regarde la petite jeune fille, presque une enfant, qui dort paisiblement sur la balancelle, à quelques pas de lui. Dorothée a mis une couverture légère sur Aliénor, elle a glissé un coussin sous sa tête. Roger s'émerveille de voir sa femme retrouver, pour
l'enfant, ses gestes
maternels. Un peu plus loin, les jonquilles se fanent, le cerisier est en fleurs, tout autour de lui parle de renouveau. Et ce parfum un peu acre, terre et végétaux mêlés, qui l'accueille chaque fois qu'il entre dans l'étable désaffectée. Il a eu de la peine lorsque le dernier cheval est parti. Il lui semble qu'il a sectionné un membre important de son existence. S'il n'y avait pas la crise, si l'économie permettait à nouveau de regarder l'avenir avec moins de crainte, il rachèterait une jument, comme La Rousse, à qui il avait donné un nom de vache parce qu'elle le regardait d'un œil bovin, languissant et fidèle. Il ne l'avouera jamais, mais les bêtes lui manquent. Il ne le dit pas, mais ses champs lui manquent aussi. C'est sur un coup de tête, ou sur un coup de cœur, qu'il a vendu ses près , ses champs. Encore heureux que le 13 Florence Noël
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Tournez, manèges regard soudain durci de Dorothée lui ait, d'un clignement de paupière, interdit de vendre aussi les vergers, le grand jardin et le pré -aux-enfants. Il sent qu'il se fait vieux, lourd. Son second fils leur a amené avant hier une jeune femme calme et posée, aussi blonde que la disparue était brune. Roger se prend à espérer : le pré-aux-enfants pourrait revivre un jour. Il faudrait mettre des poneys dans l'étable. Commencer de réparer la petite carriole, tous les enfants adorent se promener en charrette. Roger se voit déjà sur La Rousse, guidant une pleine carriole d'enfants rieurs. Dorothée a vu son mari disparaître à l'angle de la maison, en direction de l'étable. Elle vient d'enfourner deux larges quiches, elle époussette d'un geste machinal les traces de farine, range les bols, fait place nette : sa cuisine est toujours claire et propre, c'est son royaume. En passant devant la fenêtre, elle voit Aliénor dormant dans la balancelle, sous la couverture brune. Roger n'a pas reparu. 14 *** Voici trois jours qu’Aliénor partage la vie de Dorothée et de Roger. Bientôt, il partira vers La Rochelle et la déposera chez des amis, où il loge lors de ses déplacements dans cette ville. Bastien est passé la veille. Ils finissaient le repas. Il s’est assis à ses côtés, a sorti une photo de son portefeuille usé, et l’a déposée devant elle. Aliénor n’a pu s’empêcher de s’exclamer, stupéfaite : la jeune fille de la 14 Lise Genz
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Tournez, manèges photo lui ressemblait étonnement. Derrière, il était inscrit « Jane, La Rochelle, été … » mais la date était illisible, effacée par des larmes peutêtre Depuis son arrivée, Aliénor avait surpris Roger se dirigeant vers la grange, et en ressortir avec un air circonspect et dubitatif. Il était à la fois joyeux et réfléchi. Elle a demandé à Dorothée s’il dissimulait quelque chose, et Dorothée lui a raconté l’histoire du coffre découvert dans les labours. Aliénor était intriguée mais pas convaincue, elle aurait voulu rester pour en savoir plus, mais ce voyage à La Rochelle lui importait tellement ! Et là-bas, les amis de Roger, Ambroise et Geneviève, l’attendaient. Dans la bibliothèque de Roger, Aliénor trouvait de nombreux livres qui l’aidaient à patienter en attendant le départ. Elle avait une prédilection pour les récits historiques et espérait trouver une explication à l’existence de cette manne et connaître son contenu . Elle n’avait pas osé encore en parler à Roger. Elle craignait de le heurter, elle savait combien un secret était précieux ! Mais que pouvait contenir ce coffre ?15 *** Aliénor se demande comment elle doit marcher vers Roger. Pour ses dix ans, sa grand-mère lui avait appris en traçant une longue ligne à la craie sur l'allée du jardin qui s'était mise à ressembler à une route. - Tu la suis, bien droite sans être raide, et surtout tu ne balances pas tes bras comme un singe. 15 Christiane de Rémond
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Tournez, manèges Elle s'était exécutée sans difficulté. Juste après le bout de la ligne, il y avait un hérisson. Aliénor le fixait, elle aimait bien avoir un but. Elle se disait "il faut que j'imagine que toutes mes taches de rousseur doivent rester en place, aucune ne doit avoir l'air de bouger ou de se mettre à la place d'une autre. Comme les piquants du hérisson. Ils ne changent pas de place. Mamie sera contente". Et Diane avait été satisfaite. En regardant Aliénor, on aurait dit qu'elle venait juste de manger un pot de miel délicieux. Le lendemain, en allant à l'école, elle avait vu un hérisson écrasé sur la route. Elle avait décidé que ce n'était pas le même. Et le soir, quand Élodie était venue dormir chez elle, elles s'étaient toutes deux exercées à marcher le plus mal possible. Avec Roger, ce n'est pas pareil qu'avec Diane. Le vieux fait partie des bourrus gentils, un genre de Capitaine Haddock rangé des navires, qu'on ne s'amuserait pas à chatouiller avec une plume. Avec lui, il vaut mieux éviter la démarche mannequin et la voix flûtée. Alors, elle marche vers lui en se composant une démarche qu'elle imagine paysanne, l'air d'avoir semé quelque chose, ou de porter quelque chose. Elle se dit qu'elle pourrait cracher par terre pour faire genre. Cette histoire de coffre la hante, elle ne sait pas trop pourquoi. Depuis qu'elle en a entendu parler, un désir physique de ce coffre la travaille par en-dessous, par dedans. Elle en palpite, c'est pire que si elle était folle amoureuse. Elle a essayé de se raisonner, de se répéter qu'elle n'est qu'une ado fugueuse, qu'elle veut retrouver sa mère, qu'elle a atterri 39
Tournez, manèges là par hasard, qu'elle ferait mieux de partager son temps entre la balancelle et la bibliothèque. Puis partir et oublier. Les gens et les lieux de passage, c'est fait pour passer, non ? Mais ses pieds ont décidé pour elle, son corps l'a emporté vers le garage de Roger. Elle sait qu'elle ne partira pas avant que ce coffre ait été ouvert. S'il reste fermé, elle pourrait en mourir. - Bonjour. - On s'est déjà vus tout à l'heure, mais bonjour quand même. Roger est penché sur une boîte qu'elle ne distingue pas. Aliénor décide que c'est un signe. Il ne le sait pas mais il est penché sur son coffre. Il ne le sait pas mais il crève d'envie de l'ouvrir, de faire plaisir à Aliénor. Elle voudrait dire un million de choses. Elle racle le sol avec son pied comme un cheval le ferait avec son sabot et dit simplement. - Je me plais bien ici. - Tant mieux. Roger déplie sa grande carcasse. Il contemple l'adolescente rousse, sans lâcher son marteau. - Pourquoi tu veux à tout prix avoir l'air ? Quand tu es arrivée, tu avais l'air de sortir d'une école de maintien et là, tu veux avoir l'air d'être née ici... Aliénor se plie imperceptiblement, comme si elle venait de recevoir un léger coup dans le ventre. Le marteau de Roger s'est balancé pendant qu'il parlait, comme s'il clouait ses phrases. Elle hausse les épaules. - Les airs qu'on prend, c'est fait pour protéger. 40
Tournez, manèges - Tu devrais essayer d'avoir l'air de toi. Enfin, moi ce que j'en dis... hein... Les yeux d'Aliénor lui piquent. Elle se souvient d'un jeu qu'elles avaient fait, avec Élodie. Elles avaient appelé ça "enlever les couches". Il fallait dire la vérité, à des niveaux de plus en plus profonds. Ça doit être un peu ça "avoir l'air de soi". Seulement, au bout du jeu, elles s'étaient retrouvées par terre, moitié à se battre, moitié à se consoler. Elles s'étaient dit qu'il fallait vraiment être des meilleures amies plus unies que les doigts de la main pour enlever toutes les couches sans se tuer à la fin. Puis Élodie avait dit cette phrase incroyable "Ta maman, elle a peut-être fait ce jeu avec sa meilleure amie à elle... et elle n'a pas su s'arrêter." Aliénor n'avait plus dit un mot à Élodie pendant toute la soirée. Elle n'était pas fâchée après son amie, mais la phrase d'Élodie prenait trop de place pour faire autre chose. Elle est sur le point de sortir son portable et de l'allumer pour appeler Élodie qui lui manque d'un coup très fort. Mais une phrase la rattrape, va plus vite que sa main et sort de sa bouche malgré elle. - Je peux voir le coffre ? Aliénor rougit plus que si elle avait dit "putain" ou "chier", plus que si elle avait demandé à voir des sexes emmêlés et ouverts. Pourtant elle n'a même pas demandé à ouvrir le coffre, c'était trop, ça allait trop loin, trop impudique. Juste le voir. Roger la contemple. Il s'y attendait. Quand Aliénor est arrivé, il a pensé, instinctivement "voilà la clé du coffre qui se ramène". Puis il a haussé les épaules et a vaqué à ses tâches en se traitant de vieux fou, de paysan qui a trop pris de soleil, de camionneur qui a trop respiré 41
Tournez, manèges d'essence. Mais il savait pertinemment que cette drôle de fille était du genre à ouvrir les coffres rien qu'en respirant. - Viens, la lampe-torche. Aliénor n'a pas bien compris. D'un coup, elle a envie de rester ici pour toujours, de participer à toutes les tâches, de tirer des chevaux à elle toute seule, de rentrer des montagnes de foin, d'embrasser les arbres, d'avoir vécu ici toujours, toujours. Elle demande : - Vous voulez que je prenne une lampe-torche pour éclairer ? Elle est où ? Roger secoue la tête. - Non. La lampe-torche, c'est toi. 16
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Poursuivre le soleil des yeux, c’est un jeu amusant mais impossible. C’est ce qui attire Théo. Il ne le fait pas –pas bien Théo, pas bien- mais il 16 Stéphane Méliande
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Tournez, manèges imagine qu’il a suivit toute sa course, de l’aube jusqu’au crépuscule. Et avant de s’endormir, il se remémore ses premiers rayons inaugurant son lever, puis sa lente courbe tracée dans le ciel, les nuages qui l’ont occulté, et enfin son atterrissage et sa disparition. Et il s’endort ainsi. Si jamais on le frustre de ce moment – par exemple si son père l’oblige à cesser de rouler de droite à gauche dans le lit tout en fixant le plafonnier et en psalmodiant tous les prénoms qu’il connaît – alors la marée noire monte dans sa gorge. Ces mots-là sont difficiles à prononcer : « gorge » (c’est plein d’air et de salive, difficile, difficile), « marée noire » (c’est long, puis combiner deux mots, sans qu’un gouffre craque la parole au milieu, c’est dangereux…) C’est pourquoi il na jamais pu expliquer à maman que le soir, en chantant tous les prénoms blottit sous le plafonnier, c’est au soleil qu’il pense. Pour l’avaler avant la nuit et pour survivre à la marée noire. Le soir, son papa trempe son peigne dans l’eau chaude et lui coiffe les cheveux. Il aplatit sa mèche qui remonte en épi sur son front. Mais dès que cela sèche, la mèche rebique à nouveau. Son père le sait, mais il a besoin de faire ce geste, tous les soirs. Et Théo ne lui reproche pas, car ça lui fait du bien de sentir que son père aussi, doit être rassuré par l’ordre que le ventre impose aux choses. Hier soir, pourtant, Aliénor, sa nouvelle voisine, lui a fait faire plein d’expériences nouvelles. Mais chacun de ses gestes, il l’a vu, sont inspiré d’un rituel très ancien. C’est ainsi. Il ne faut pas avoir peur. Elle est le phare contre les marées noires. Théo le sait car elle a prononcé très doucement son nom secret : lampe torche. Et depuis, il termine sa litanie de prénoms avec celui-là. Il le murmure si faiblement 43
Tournez, manèges que personne ne l’entend, mais ça le protège encore davantage contre la marée noire. Peut-être que ça le gardera toujours de ses griffes qui vous noient ? Peut-être alors qu’il n’aura pas besoin de savoir expliquer à maman quoi que ce soit, car ce sera parti pour toujours. Théo espère, sa litanie se calme à la troisième tentative et il s’endort. Roger allait partir pour la Rochelle dans trois jours. Il a averti Aliénor, qui s’est sentie désemparée. Tout à coup, elle ne pouvait plus ouvrir un livre, sortir dans le jardin et héler par-dessus le mur Théo qui l’attendait. Et pourtant sa mère, elle voulait la retrouver ! Mais ici, elle commençait à se sentir en confiance, acceptée, elle vivait des moments de paix, simples comme les herbes du potager. Dorothée l’a bien senti, ce bouleversement d’Aliénor. Alors elle a parlé à Roger : « Et si on l’ouvrait ce coffre ? un peu comme un don qui lui serait fait, comme pour lui dire qu’elle fait partie des nôtres, qu’elle peut revenir quand elle veut…» Roger s’est retourné toute la nuit dans son lit. Ce coffre, il avait envie de l’ouvrir, mais aussi de le garder secret. Après ce serait comme une fleur que l’on cueille et qui se fane, un livre qui se termine mais trop tôt, il y aurait tant de pages encore à découvrir. Mais oui, bien sûr, il y avait Aliénor, et il pressentait qu’elle était la clef d’un univers inconnu. Le lendemain, il en a parlé au père de Théo, avec qui il conversait souvent. Dans son regard, il y avait une telle acuité et aussi une générosité qui l’impressionnaient. C’était un homme d’une grande écoute On 44
Tournez, manèges n’appelle pas son fils Théo pour rien. Cet homme là était différent. Après, il est rentré chez lui et a dit à Dorothée et Aliénor : « Demain, nous allons ouvrir le coffre ». Puis sans un mot de plus, il a quitté la pièce. 17
9 D'hier, d'avant-hier et d'ailleurs
17 Florence Noël
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Tournez, manèges 31 mars 1977, La Rochefoucauld, Charente. Malgré son grand âge, Sœur Marie-Gabrielle se lève vivement pour saluer l'homme qui vient d'entrer. Son visage reste dans l'ombre. Elle se dit
qu'il
doit
en
être
de
même,
vu
de
son
côté
à
lui.
Deux silhouettes se dévisagent sans se distinguer, comme deux bonshommes de chaque côté d'une feuille de dessin d'enfant. Ni l'un ni l'autre
n'ont
besoin
d'en
voir
plus
pour
se
reconnaître.
Sœur Marie-Gabrielle tente de se composer une attitude, puis y renonce rapidement. Son cœur est comme fou. Il le sait très bien, puisqu'il est lui aussi au bord de l'évanouissement. Elle le détaille. Après tout, en trente-deux ans, il n'a pas plus changé qu'elle.
L'homme fait le geste d'enlever son chapeau pour la
saluer, puis il s'aperçoit qu'il l'avait déjà enlevé. Il dit, très gravement : - Ma sœur... Elle est bouleversée d'entendre ce mot prononcé avec tant de respect dans la bouche de ce vieux communiste. Ça, c'est nouveau. Cette gravité. Lui qui était si léger, qui avait toujours l'air de tenir un accordéon d'une main et un verre de l'autre. Peut-être qu'il a prié à sa façon, pendant toutes ces années. Ou peut-être tout simplement que c'est la première fois de sa vie qu'il dit "ma sœur". Il lui avait demandé une fois au maquis Foch, s'il était possible de prier sans Dieu. Elle était encore dans le monde à l'époque et elle l'avait assuré que non. Maintenant, avec les couches de foi accumulées, avec ses levers avant l'aube, elle n'en est plus si sûre. Elle secoue la tête pour chasser la vague de nostalgie et demande. 46
Tournez, manèges - Tu t'es converti ? - Jamais de la vie ! C'est tout juste s'il ne crache pas par terre. La vieille religieuse préfère ça, qu'il soit resté tel quel. Elle ne sait pas pourquoi mais elle sent que Dieu aussi, préfère ça. - Alors, appelle moi comme avant. Toi, tu peux. Toi, tu dois... - Bonjour, Aurore Fontanille. Bonjour Crépuscule. Sous l'émotion, Sœur Marie-Gabrielle se lève. Elle a besoin de faire les cent pas. Elle a besoin de bouger son vieux corps. Si elle reste immobile, elle va tomber en pièces. Se faire appeler par son vrai nom, puis par son surnom de résistante pour la première fois depuis très longtemps, ça vous défait une attitude en quelques secondes. - C'est mieux. Bonjour Max Bronstein. Bonjour Galipette. Excuse-moi, je dois avoir l'air bête, les visites sont très rares. Et la tienne est... enfin, ce n'est pas n'importe quelle visite. C'est la divine providence qui t'amène... - Ou la volonté des peuples. - Mais qui leur insuffle cette volonté, je te le demande, qui ? Ils rient de plus belle tous les deux. Ils recommencent leur jeu exactement
pareil,
comme
s'ils
étaient
toujours
en
42.
Max lève la main pour signifier qu'il va dire quelque chose sans blaguer. Sœur Marie-Gabrielle est saisie. C'est exactement le même geste qu'il avait à l'époque. Et en plus, elle remarque que ses mains n'ont pas vieilli du tout. - Je reviens de Jaffa... Pendant un instant, sœur Marie-Gabrielle pense que c'est un nom 47
Tournez, manèges de code de l'époque des maquis. Puis elle se souvient des oranges de Jaffa. Enfin, dans un troisième temps, elle se souvient du pays où elles poussent. - Tu es allé ...là-bas ? Tu es allé voir qui ? Cette fois, elle s'assied lourdement. Des visages défilent à toutes vitesse devant ses yeux. Très nombreux. Leur pays et leur maquis se trouvait juste à cheval sur la ligne de démarcation. Ça défilait. Qui ? - Marinette Frondeau. Enfin, disons plutôt Sarah Epelbaum. Il a prononcé le nom avec l'accent tonique yiddish, sans doute exprès. Sœur Marie-Gabrielle la revoit tout de suite. Et elle entend "L'accordéoniste" dans sa tête. Sarah était une jeune fille parisienne qui faisait tout comme Édith Piaf, elle voulait lui ressembler, s'habiller comme elle, parler comme elle, chanter comme elle, boire comme elle. Comme elle avait des connaissances en couture, elle était allé au culot voir son idole, et comme Piaf protégeait tous les juifs qu'elle pouvait, elle l'avait bombardée sa "seconde styliste", lui avait fait faire des faux papiers au nom de Marinette Frondeau et l'avait faite filer dès que possible vers la ligne de démarcation. Sarah était restée deux mois en Charente. Elle chantait tout le temps. Elle était venue en portant un petit coffre en cuir, qu'elle avait été obligée de laisser sur place, parce que son passage de la ligne avait été fortement précipité par une dénonciation. - Quel âge a Sarah, maintenant ? - Cinquante-sept ans. Elle a vécu quelques années aux États-Unis, où elle a revu sa chère Piaf en 47 pendant sa tournée, puis l'année d'après, dès que l'état d'Israël a été créé, elle est partie là-bas. Elle a cinq enfants et 48
Tournez, manèges déjà autant de petit enfants. Elle m'a demandé de tes nouvelles. Je n'ai pas trop quoi su lui dire... - Tu ne lui as pas dit que j'étais avec Dieu ? - Si. - Alors, tu lui as tout dit. - Elle m'a aussi demandé quelque chose... Sœur Marie-Gabrielle hoche la tête. Aurore aussi. Crépuscule aussi. La trinité de ses identités murmure d'une seule bouche : - C'est à propos du coffre, bien sûr. - Bien sûr. - Que veut-elle qu'on en fasse ? Aurore n'avait jamais demandé à Sarah ce qu'il y avait dedans. Elle ne voulait pas, parce qu'on volait déjà tout aux siens. Ce coffre, c'était son territoire. Sa terre promise qu'elle transportait. Elle ne l'avait même jamais ouvert depuis. Il était simplement là, dans sa cellule. Elle aimait beaucoup sa compagnie. Max lui répond. Sarah souhaite qu'on l'enterre. Mais surtout qu'on ne le détruise pas. D'après ce que j'ai compris, ce qu'il y a dans ce coffre pourrait valoir des millions de francs. - Des millions ? Piaf, un soir de cuite, avait jeté plein de choses. Elle disait que ça ne valait rien, que c'était bon à mettre à la poubelle. Alors, bien sûr, Sarah avait méticuleusement tout ramassé et tout mis dans ce coffre. Je ne sais pas exactement ce que c'est. Elle avait voulu tout rendre à Piaf le lendemain, 49
Tournez, manèges mais Piaf lui avait rétorqué que tout ce qu'elle avait pu trouver était désormais à Sarah. Alors, Sarah avait embarqué le coffre dans sa fuite. - Pourquoi elle veut qu'on l'enterre maintenant ? - Parce qu'elle dit qu'il est encore trop tôt pour l'ouvrir. Que quelqu'un le trouvera un jour. Que Piaf se mérite. C'est toujours son idole, tu sais... Je crois qu'elle veut être morte le jour où quelqu'un trouvera le coffre. Deux vieilles silhouettes alertes. Deux chats qui sautent de fourré en fourré comme dans le temps. Une des silhouettes porte une pelle. Sœur Marie Gabrielle se répète avec délices, comme pendant les nuits clandestines d'antan, la phrase "le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit". L'autre porte un coffre. Il imagine une grande distribution au peuple des millions que son contenu vaut. Leurs yeux brillent. Ils ont à nouveau l'impression de vivre intensément. - Là. Dans le champ des Filloneau. Ils ne savent même pas lequel des deux a parlé. D'ailleurs, ce n'était pas la peine de parler, c'était juste pour le plaisir de se dire quelque chose sous la lune. Pendant un long moment, Max avait été le rival de Dieu dans le cœur d'Aurore. Sœur Marie-Gabrielle prie toujours très intensément pour lui, chaque jour, avec un élan intact. Elle se frotte les mains. - Voilà. C'est eux qui trouveront un jour le coffre de Piaf, le coffre de Sarah... Max hoche la tête. - Peut-être le jeune Roger, le fils Fillonneau. Qui sait ? 50
Tournez, manèges Puis, il prend le bras de son ancienne compagne d'armes. - Viens, Aurore, parlons un peu du camarade Jésus et de la guerre qu'il a faite avec nous, puisqu'il était déjà toujours à tes côtés. Et moi, je te parlerai de Frère Vladimir Illitch, un bon soldat, lui aussi 18 ***
10 Luigi Combien de pelures de bouleau j’enroulerai encore autour de mes doigts ? Je ne compte pas… Je me fais des gants d’argent, des gants nature, et je dépouille l’arbre de son corset. Je l’entends respirer, mais pas lorsque je plaque mon oreille sur son corps. Seulement lorsque je me tiens 18 Mahatma
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Tournez, manèges face à lui, les pieds dans la mousse, mes bras tendus, alléluia. Alors mes poumons bruissent de son feuillage et j’attends l’aubade des oiseaux du ciel. Sur la route toute belle, le soleil fait des glissades, ça ruisselle de printemps. Au niveau du sol, tout est trouble de brume ascendante, le bitume reflète des points d’eau d’un autre désert, d’autres mirages. Je lui tourne le dos, mais j’entends les femmes et les enfants qui marchent jusqu’à l’école, ceux qui traînent, ceux qui houspillent, ceux qui galopent, ceux qui chantent. Ils ne savent pas que je grandis depuis toujours à côté d’eux. Dans ce buisson, une flamme ourle les premières feuilles, elle ne brûle rien, mais elle me parle. Tous les jours, je viens la voir et elle revient sans cesse. Après je suis un arbre : je m’applique à croître sans me laisser happer par la route toute belle, la route jolie et son défilé d’hommes en hâte. Devant moi, dans l’horizon tranché par le buisson, des champs se chevauchent en collinettes, déroulent leurs sillons. Ça fait des signes que je sais lire dans le langage du feu que le buisson m’enseigne. Parfois, je ferme les yeux, Ca chante, je les rouvre et trois heures ont passé, les enfants parcourent la route dans l’autre sens, vite pour rejoindre leur maison qui dégagent déjà les fumets des déjeuners. J’ai leur âge, je suis leur bol, leur soupe, leur rire. Puis j’ai l’âge des oiseaux et ensuite celui de la terre. Parfois, j’essaye d’avoir celui du ciel et je tombe au sol de joie, j’irrigue les herbes de mes larmes. Au sol tout pousse, fin lichens aux 52
Tournez, manèges tonalités vives, trèfles, mousses, orties, pissenlits parcourus de sèves blanches. L’odeur est si forte que la tête me tourne. Il y a quelques hiers, je regardais cette femme et cet homme creuser la terre. Une nuit sans lune, étoilée pourtant. J’ai senti leurs odeurs, leur musc, leurs haleines croisées. Ils n’avaient pas vingt ans, quoi qu’en disaient leurs corps. Ils vivaient si fort depuis si longtemps. J’ai eu envie de leur montrer leur arbre frère. Mais le feu se taisait en moi. Il n’était pas temps encore. Et voici aujourd’hui, ils sont vivants ailleurs, trente ans passent et, moi, l'ermite italien, le pauvre Luigi, le rebouteux, l’indien, je suis toujours aussi jeune. Ils me disent fous au village – l’innocent- et ils ont tant raison. Ma folie d’amour pour eux, pour cette terre qui nous fomente, pour ce ciel qui nous augmente. Ma folie est si forte, je vois tout et je sais tout. Je connais le dedans des cœurs, les inclinaisons des âmes, les mystères des coffres. Le prêtre en secret vient me voir, nous parlons de Ca. Les femmes volages en secret me réveillent, je leur parle des oiseaux, jusqu’à l’aube. L’enfant différent vient aussi cœur aux lèvres et j’ai aperçu une jeune fille au nom lumineux. Elle viendra, je le sais. Il y aura un thé pour elle dans ma cabane, nous parlerons de la mer. Tout le monde cherche la mer, elle aussi. Et je lui parlerai de ce qu’il faut voir au-delà des apparences, je lui parlerai de ce que le coffre contient de plus que ce qu’elle y trouvera. Cette nuit, je sais qu’elle ira vers son secret tout doucement, en fraude, pour être la première à savoir, pour être l’élue d’une chasse d’amour, pour s’ouvrir aux trésors. Elle ne trouvera rien d’abord. Et personne au matin ne la croira. Il faudra lors qu’elle vienne me 53
Tournez, manèges voir. Pour être élucidée. Elle viendra. 19 *** Dans l'étable, Aliénor est transformée en statue heureusement pas de sel, Les jours bibliques sont loin. Elle se souvient soudain de la sœur de sa grand mère. Ou bien c'était sa tante ? Aliénor n'a rencontré que trois fois Sœur marie-Gabrielle. La dernière fois, c'était dans une maison de retraite, dans le midi de la France, elle devait avoir trois ou quatre ans. Elle est rentrée dans la chambre avec Diane qui la tenait par la main. Elle revoie nettement la minuscule chambrette, comme une cellule, du blanc partout. Immaculée, c'est le mot qui lui est venu aux lèvres, elle venait de l'apprendre au cathé, sans savoir exactement ce que cela voulait dire. Immaculée. Sans qu'elle se sente le droit de le prononcer. La vieille dame couchée dans le lit a murmuré quelque chose, Diane s'est penchée vers elle, Aliénor se souvient de l'avoir vu sourire . Elle se souvient aussi que sa grand mère l'a attirée vers elle, a caressé ses cheveux . Elle a dit " Oui, la lampe allumée, à ne pas mettre sous le boisseau. Oui : la lampe torche. Je m'en occupe, tu sais " Elle garde en elle le regard lumineux de la vieille dame, et de son sourire.. Aliénor se demande pourquoi se souvenir arrive en trombe sur elle à cet instant présent, dans cette étable, auprès de ce grand monsieur qu'elle ne connait pas, somme toute - et prise de panique soudain, elle fait un pas en arrière. Elle voudrait appeler Diane, partir. Elle trébuche. Roger 19 Florence Noël
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Tournez, manèges se retourne, lui voit des yeux hagards, un tremblement au coin des lèvres. - Tu as peur ? Elle se secoue : non, pas peur. Quelque chose est là, entre eux. Il y a ce coffre. Il faut l'ouvrir. mais pas maintenant.. - Je crois Sa voix tremble, elle respire un bon coup, profondément, redresse les épaules, raffermie toute son attitude. Roger pense que cette petite a du cran. - Je crois que le coffre .. - Oui ? Il est impatient, lui aussi. - Je crois que nous, que vous ... - Quoi ? - ... devriez l'ouvrir ailleurs. - Explique-toi - Vous l'avez fait voir à Dorothée ? - Oui, elle l'a vu, un soir. J'avais besoin de savoir ce qu'elle en pensait. - Et ? - Rien. Dorothée est très silencieuse. Elle m'a regardé, elle a hoché la tête. Le soir, elle m'a demandé s'il était légal de garder un trésor. -Et c'est légal ? - Oui, je me suis renseigné : il me faudra faire une déclaration à la mairie. J'attends de savoir ce que contient le coffre. 20 20) http://www.cgb.fr/monnaies/tresors/loi.html : Code civil, art. 716 : La propriété d'un trésor appartient à celui qui le trouve dans son propre fonds : si le trésor est trouvé dans le fonds d'autrui, il appartient 55
Tournez, manèges - Mais tu ne l'as pas trouvé hier, ce coffre ? Aliénor est revenue au tutoiement, et Roger recommence à respirer. Il s'aperçoit alors qu'il vient de passer une heure dans la crainte ; sans arriver à définir de quoi il a eu si peur. - Je l'ai trouvé ... non, bon, c'est vrai, je ne l'ai pas trouvé hier. Mais ce sera un petit mensonge.. Aliénor pense très vite qu'il n'y a pas de petits mensonges, mais qu'il y a des mensonges de circonstances, et que celui-ci passera parfaitement, si .. si .. Oui, il faudrait, il faudrait .. - .. pour que ce soit tout a fait crédible, il faudrait qu'il y ait des témoins .. Elle a prononcé la fin de sa pensée, à voix haute, et l'homme se retourne, saisi - Tu as raison ! Elle sourit d'un large sourire et redevient l'enfant qu'elle était encore l'an dernier. Elle tend la main vers lui : - Viens, dis-elle, revenons à la maison.. On va en parler avec Dorothée, elle saura ce qu'il faut faire. Ils sortent de l'étable, l'une clopinant et l'autre portant précautionneusement, dans le creux de ses deux bras réunis en embrasse, la vieille boite de cuir sur laquelle la terre adhère encore par endroits. Il est dix huit heures quinze à la montre bracelet de Roger. * Au trente-huitième étage de cet immeuble de verre et d'acier, en plein cœur de Manhattan, Gunther Henry Grevey, GHG Music Millénium, pour moitié à celui qui l'a découvert et pour l'autre moitié au propriétaire du fonds. 56
Tournez, manèges jette un coup d'œil-de-chat à la pendule de son bureau. Il est midi. Il repousse les papiers qui sont devant lui et s'accorde une minute de réflexion amère : au train où vont les choses, avec l'économie qui va de travers, si un miracle ne s'est pas produit dans le mois qui vient, la célèbre GHG survivra-t-elle ? Depuis un an, Gunther H. Grevey a envoyé ses plus fins limiers aux quatre soins du monde, dans l'espoir de dénicher l'artiste, le chanteur, la pianiste, le compositeur, la parolière.. " Quelqu'un, n'importe qui, a-t-il même crié un jour en plein meeting - et ce n'était pas si loin, juste avant Noël - n'importe qui capable de soulever les foules.. Quelqu'un, que nous lancerions... " Il est retombé dans son fauteuil éditorial, épuisé, au bord des larmes. Les secrétaires, sidérées, l'ont vu arpenter son bureau dans une sorte de mouvement fébrile et perpétuel qui menaçait de ne s'arrêter qu'avec les dernières ressources humaines de la machine. Heureusement, la machine GHG était trop bien huilée pour gripper sous l'effet d'un énervement. Le lendemain matin, Gunther H. Grewley s'était repris, avait recomposé son visage, celui qu'il présentait aux médias depuis presque un demi-siècle, l'homme aux tempes argentées et aux yeux clairs, qui avançait dans la vie avec son fameux sourire en coin, celui que tous les artistes amateurs rêvaient de rencontrer au moins une fois dans leur vie. Celui qui avait fait la fortune de tant de musiciens, à commencer par la sienne propre. Il avait annoncé à ses sous-directeurs réunis en hâte qu'une nouvelle ère allait commencer immédiatement : il s'agissait de cibler une clientèle jusque là délaissée, les nouveaux riches, les retraités, ces gens qui vivaient plus que confortablement dans les 57
Tournez, manèges villages dorés sur tranche des états du sud et de Californie. On leur présenterait des remaniements des chansons qui les avaient fait vibrer lorsqu'ils avaient vingt ans. C'était très simple, il suffisait d'y penser.. " D'avoir le génie d'y penser" avait dit McGillys, ce cauteleux. Gunther avait daigné sourire. C'est ainsi que GHG avait inondé le marché avec les chansons anciennes, de Presley aux Platters en passant par les Beattles, et autres Pink Floyd ... Les plus jeunes en date, c'étaient John Denver et Joan Baez. On n'allait pas au delà. Or, depuis trois mois, Gunther voyait le puits se tarir. Son idée avait fait école. La compétition était rude : les maisons de disques qui avaient des contrats avec les grands chanteurs pop des années '50 à 80' ne lâcheraient pas l'os à la légère : ils refusaient de partager leurs droits avec la GHG. Il lui fallait trouver du nouveau. Et vite. Mais où ?21 11 Ouvrir le coffre
Dorothée préparait un gâteau aux poires et à la vanille, elle avait allumé le four, avait calculé le temps nécessaire. Puis Aliénor est entrée, avec Roger, portant le coffre avec effort...il n'était pas si grand tout de 21 Lise Genz
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Tournez, manèges même! Ils l'ont déposé près du meuble de la cuisine, et se sont assis à la table où le potage aux poivrons et concombres (un délice, je vous le recommande) fumait dans les assiettes. Dorothée était préoccupée, ce coffre, là, présent, que contenait-il vraiment? Elle est sortie plusieurs fois, réfléchissant, parlant presque seule, tout tournait dans sa tête, son frère, les voisins, Théo, Bastien qu'on n'avait plus vu depuis plusieurs jours. Et il y avait chaque nuit ce rêve lancinant, mêlé d'arbres, de fleurs, de terre, de nuages trop bas,avec Aliénor qui s'en allait, quittait cette maison peut-être pour toujours. Et cette musique, toujours cette musique, cet air de bandonéon, répétitif, impossible à décrocher de sa mémoire. Et ces deux silhouettes dans le champ, d'où venaient-elles? Il y eut une explosion. Elle n'avait pas allumé le four à gaz correctement. Les assiettes ont volé en l'air, Aliénor s'est sauvée en hurlant, Roger s'est tourné vers elle, couchée sur le sol et gémissant. Près du meuble de la cuisine, en flammes,le coffre résistait. Il jeta rapidement une couverture dessus et se précipita sur le téléphone pour appeler les secours.22 * Luigi a vu un halo se former au dessus de la maison de Roger et presque en même temps il a senti un odeur verte et acajou, les cheveux de la jeune fille, ses yeux. L’odeur arrivait en pleine force vers lui, contre lui. Il a eu a peine le temps de penser qu’il allait arriver quelque chose, un malheur, une catastrophe. Auprès de lui , Rami a grondé sourdement, 22 Christiane de Rémond
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Tournez, manèges trois fois ; un grondement d‘alerte. Luigi a rassemblé en hâte les herbes de vie, le tissus usé et doux aux plaies sanglantes, la lotion qu’il garde dans la bouteille aux reflets bleus. Il fallait se hâter. Il a couru aussi vite qu’il pouvait à travers champs, vers cette lueur inquiétante qui se précisait entre les branches. Rami continuait de gronder auprès de lui, un grognement sourd entrecoupé de petits aboiements plaintifs. Sur la pelouse, au milieu de ce qui était l’aire à céréales dans les temps anciens- - et Luigi aurait pu raconter comment les paillettes blondes du blé voltigeaient drues dans le vent , aux soirs d’été, lorsqu’il venait faire danser la jeunesse avec son violon - Dorothée était allongée sur la balancelle, mains noircies, cheveux étrangement dressés, mais figure intacte. Roger se lamentait et Aliénor, son premier effroi surmonté, découpait adroitement les vêtements autour des brûlures de Dorothée. - J’ai amené tout ce qu’il faut, dit Luigi doucement Dorothée trouva la force de sourire - Oui, j’ai pensée à toi, Roger a déjà téléphoné au docteur. Comment as-tu su? Ils se regardaient et continuaient de se sourire du bout des cils. Luigi demanda à Aliénor de lui prêter un morceau de sa jupe et il commença de nettoyer les brulures de la blessée. Une voiture de police hurla dans la vallée, suivie par le long hululement du camion des pompiers. Les dégâts ne seraient pas trop graves : Roger avait finalement éteint le feu avant qu’il dévore la maison. La cuisine serait à refaire. On voyait les phares des voitures en long serpentin sur la route : les voisins avaient été alertés. Il fallait faire vite et disparaître avant l’arrivée de tout le 60
Tournez, manèges monde. Si seulement Roger reprenait ses esprits et proposait d’aider.. Ce fut Aliénor qui comprit la première : - Montrez-moi ce qu’il faut faire, dit-elle, et partez vite. - Merci. je reviendrai Il lui donnait le flacon bleu, la boite aux pommades, la gaze. - Tu nettoie avec ça, puis tu mets la pommade et enfin tu recouvres avec la gaze. Elle sera sur pieds demain. Mais il faut faire attention, renouveler le pansement. Puis, tourné vers Dorothée qui arborait toujours son sourire tendre - et Roger se souvenait de ce temps , des dizaines d‘années en arrière, bien avant la naissance des jumeaux, bien avant leur mariages, ce sourire comme une aurore sur le visage de Dorothée. - Tu as de la chance , dit Luigi en posant sa main sur le bras de Roger. Ce ne sera pas grave, il lui restera des cicatrices sur les poignets. Il partait déjà, devenait ombre dans le sombre des arbres. Il dit encore - Je reviendrai demain.23
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Alinéor et l'Indien
Aliénor a voulu se lever de sa chaise, mais s'aperçoit qu'elle est déjà debout. Elle ne souvient même pas d'avoir fait le geste de se lever. Elle 23 Lise Genz
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Tournez, manèges écoute les grenouilles, dehors. Elle aime bien, ça lui rappelle chez elle. Elle ne regrette pas d'être partie, mais un petit repère, un petit lien, ça fait quand même du bien. Elle se dit que la grenouille de chez Roger et Dorothée est à tous les coups une lointaine parente, peut-être même la mère d'une des grenouilles de chez elle. Elle a la même voix, les mêmes cheveux roux. Elle a demandé à Dorothée si elle pouvait ouvrir la connection internet et rester une heure à l'ordi. Elle a tapé "coffre" et "trésor" sur Google et elle est tombée sur un genre de texte collectif sur un forum, avec une histoire qui ressemble étrangement à la sienne. Mais les auteurs ne l'ont pas finie. Ils n'arrivent pas à ouvrir leur coffre, pourtant ils en ont visiblement très envie. Aliénor repense à Mamie Diane et elle se dit que c'est ça, être adulte : toujours se retenir. Un genre de constipation des gestes et des paroles. Elle a failli écrire sur le forum, elle a même composé tout un message qui commençait par "J'ai une idée pour vous sortir de là" mais finalement, elle se dit qu'elle ne peut pas être à la fois l'histoire et l'auteur, sinon, sinon, l'univers va se plier, ou se déplier, en tout cas, va faire quelque chose d'incroyable, c'est sûr. Et elle a besoin que l'univers reste comme il est, jusqu'à ce qu'elle atteigne La Rochelle. Elle repense au vieux type qui la regardait si intensément tout à l'heure, l'espèce de sorcier avec sa plume posée sur l'oreille qui a barré le feu sur Roger. Elle parierait qu'il a tout compris d'elle rien qu'en croisant ses yeux. Elle a même répliqué avec les siens, elle avait envie qu'il lui dise quoi faire, qui être. Qu'il tire sur ses fils et la fasse bouger dans la bonne direction. 62
Tournez, manèges "Non. C'est à toi de le faire". Les yeux de l'Indien étaient gentils mais sans réplique. Maintenant, elle se sent coupée en deux moitiés ; une partie d'elle voudrait offrir l'ouverture du coffre à Théo demain matin. Elle voudrait le prendre par la main et l'emmener devant le coffre, puis le regarder l'ouvrir. Oh, son visage à ce moment là ! Elle voudrait lui faire le même cadeau qu'il lui a fait, lui dessiner des perles ou des libellules sur ses joues. Elle prendrait des tas de photos avec son cœur, après, elle en aurait pour toute la vie pour les regarder. Mais il y a l'autre partie d'elle. Élodie, qui est versée ce genre de choses, lui a parlé de Lilith, d'Hécate, bref de toutes ces femmes mythologiques qui ne marchent pas sur les lignes tracées à la craie. Qui veulent, qui prennent, qui dévorent. "Est-ce que quelque chose va m'exploser à la figure. Aliénor a maintenant la sensation de porter un de leurs masques rouge et noir, d'avoir des griffes, des plumes noires, des grosses pattes prêtes à faire voler toute tête qui voudrait l'arrêter. Corps en feu, non, quelque chose d'encore plus nu. Qui vient peut-être de la mère de la mère de la mère de sa mère. Peut-être de sa toute première mère, celle d'avant les habits, d'avant le langage. Pendant qu'elle comptait et remontait les mères, elle a descendu l'escalier et elle se trouve devant la porte. Encore une absence. Ou un trop de présence. Elle tire très doucement la porte et sort. La grenouille s'est tue. Mais elle trop absorbée dans ses pensées pour que le silence lui révèle le "mais chuttt !" étouffée de Dorothée et Roger qui se donnent des coups de coude. Aliénor ne s'est même pas rendue compte qu'ils n'ont pas mis le verrou ce soir. 63
Tournez, manèges Qu'ils ont résisté eux aussi à une envie très puissante, celle de la prendre comme un paquet, avec un amour rude et infini et de la poser devant le coffre, de l'asseoir en faisant claquer ses fesses sur le sol et de la laisser toute seule avec autant qu'elle voudrait. Mais elle ouvre son chemin seule, écartant les masses d'air, décoiffant les couches et les plis d'odeur d'herbe et de terre, ouvrant la mer rouge des mères. La chose suivante dont elle a conscience, c'est qu'elle est presse son nez contre du cuir, dans l'établi. "Elo, toi qui connait le paranormal et tout, ça existe, des gens qui font des sauts de temps ? Genre, comme des grenouilles, mais au lieu de sauter de nénuphar en nénuphar, c'est de minute en minute". "Trop pas, ça existe. Mais à force d'être délireuse, peut-être que tu as inventé quelque chose de complètement nouveau dans l'univers ?". Elle entend lointainement une chanson bizarre dans sa tête, enfin plutôt des bouts qui vont, qui viennent. Quelqu'un chante pour elle. Depuis très loin. "Qu'est-ce que tu fabriques Aliénorrr ? /Qu'est ce que tu crois, qu' le coffre y morrrd ? Ouvrre-moi ça, ouvrrre ta vie/Et va en causer à Luigi". "Je vous connais sans vous connaître, vous, j'ai déjà entendu votre voix, ah ouiiii, vous avez joué dans un film !". " Non, non, tu confonds avec la Cotillard, moi c'est ma vie que j'ai joué, mam'zelle. Non mais Marcel, t'entends ça, un film, qu'elle dit ! Allez je t'aime bien quand même. C'est moi qui a fait chanter la grenouille, pour que tu décides enfin à sortir. Alors, tu l'ouvres ou on attend le dégel ?" "Mais laisse-la respirer un peu..."
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Tournez, manèges Aliénor trouve quelque part dans son esprit l'image vague d'un homme torse nu avec des gants de boxe qui enlace tendrement une toute petite femme en robe noire avec des ailes blanches un peu trop grandes, une femme très connue dans le temps, qui s'appelle, qui s'appelle... Elle avait presque le nom, mais la grenouille a croassé par dessus. Clac. Ça fait un petit clac doux, comme. Comme rien. Il n'y a rien dans le coffre. Un joli rien, agréable, intime, avec une bonne odeur, mais qui n'est rien. Elle a l'impression que chacune de ses cellules part dans une direction différentes. "C'est ça, "ouvre ta vie", ce n'est rien ? Il n'y a rien ? Ma vie, c'est rien ?" Aliénor brûle. Puis elle se fane. Puis elle gèle. Elle sent le tour de ses yeux se crisper et palpiter. Elle a la sensation de tomber sans bouger. Puis, au moment où elle
croit
qu'elle
va
disparaître
complètement,
elle
reverdit.
Maintenant qu'elle a passé les quatre saisons en une minute, elle se sent mieux. Surtout que par terre, à côté du coffre, elle vient d'apercevoir une plume. Une longue et belle plume comme celles que les indiens portent. "Ça, c'est une plume à rendez-vous". Finalement, elle se sent très bien. "L'important, c'était de l'ouvrir. J'ai ouvert le coffre ! J'ai ouvert ma vie. Rendez-vous demain avec Luigi, ma grande". Et cette fois, la voix qui parle dans sa tête, c'est la sienne.
24 Mahatma – Steph. Méliande
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Tournez, manèges
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