Paradoxe Du Simulacre.v2

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LE PARADOXE DU SIMULACRE L’identité humaine entre l’anima et l’automata chez Arthur C. Clarke, Philip K. Dick et Stanislaw Lem

Julie Martineau

Photo de couverture : Julie Martineau Illustration : "Nice to Meet You" par fractelaar (www.renderosity.com) Édition : Publications de L’Écritoile Révision/correction : Julie Martineau Détails de la publication : version 1, août 2009 Info/contact : www.ecritoire.net

Le paradoxe du simulacre

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TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION

5

CHAPITRE I DÉFINITIONS DU SIMULACRE

13 13

1. Philosophie du simulacre 2. Simulacre et anima 3. Simulacre et automata 4. Simulacre et identité humaine 5. Le personnage-simulacre

13 17 21 23 26

CHAPITRE II SCISSION DU SUJET

28 28

1. IDÉALISATION ET MODÉLISATION 2001 Solaris Do Androids Dream of Electric Sheep?

29 31 34 38

2. RÉFLEXION ET IMITATION 2001 Solaris Do Androids Dream of Electric Sheep?

44 45 51 56

3. SUBSTITUTION ET ALIÉNATION 2001 Solaris Do Androids Dream of Electric Sheep?

60 62 68 72

CHAPITRE III FORMATION DU SUJET

78 78

1. ÉMULATION ET DÉPASSEMENT 2001 Solaris Do Androids Dream of Electric Sheep?

80 80 83 89

2. DISSOLUTION ET RENVERSEMENT 2001 Solaris Do Androids Dream of Electric Sheep?

93 94 97 100

Le paradoxe du simulacre

3

3. COMMUNICATION ET CRÉATION 2001 Solaris Do Androids Dream of Electric Sheep?

104 106 110 115

CONCLUSION

118

BIBLIOGRAPHIE

126

   

4

INTRODUCTION

Il s'agit d'assurer le triomphe des copies sur les simulacres, de refouler les simulacres, de les maintenir enchaînés tout au fond, de les empêcher de monter à la surface et de "s'insinuer" partout. — Gilles Deleuze. Logique du sens

Le sujet de cet ouvrage est le simulacre et le rôle prépondérant qu'il joue dans la réalité humaine. La question des rapports d'altérité engendrés par la présence du simulacre sera au centre de notre analyse. Elle sera étudiée à l'intérieur de trois œuvres de science-fiction philosophiques écrites dans les années 1960 et qui ont fait l'objet d'une adaptation cinématographique : 2001: A Space Odyssey (1968) d'Arthur C. Clarke, Solaris (1961) de Stanislaw Lem et Do Androids Dream of Electric Sheep? (1968) de Philip K. Dick. L'identité du simulacre, comme celle de l'être humain, se situe entre les catégories de l'anima et de l'automata, c'est-à-dire du vivant et du technologique. Dans les romans que nous analysons, l'extraterrestre, l'automate et l'ordinateur sont des simulacres qui renvoient le sujet humain à sa propre incomplétude identitaire, ébranlant son identité précisément en démontrant son instabilité. Nous verrons comment les héros humains et les simulacres entretiennent entre eux des rapports négatifs (de contamination : entraînant la scission du sujet) et positifs (de communication : entraînant la formation du sujet), suivant ce schéma : l'idéalisation et la modélisation, la réflexion et l'imitation, la substitution et l'aliénation; l'émulation et le dépassement, la dissolution et le renversement, la communication et la création du sujet (humain) ou de l'objet (simulacre). Le premier rapport s'explique par le fait que, en informatique, la notion d'artefact (automata) prend le sens de signal parasite : le simulacre technologique, imitation et substitution du biologique, s'introduit dans le corps du texte (de la fabula) comme élément perturbateur, alors que le second rapport

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implique que cette perturbation est nécessaire pour que la situation initiale se trouve dépassée et que le sujet puisse se recréer. Certains savoirs précèdent ou accompagnent la présence des simulacres dans le texte, et c'est par un retour sur ces savoirs qu'il nous est possible de comprendre la fonction de ces objets qui sont à la fois familiers (semblables), par référence à un modèle connu, et étranges (dissemblables) par les moyens mis en œuvre pour y référer. Du domaine de l'imitation, le simulacre constitue donc un pont entre le réel et la fiction, en ce qu'il appartient au premier par une référence détournée (les savoirs), et au second à titre de représentation illusoire (la figuration de ces savoirs). Ainsi, il relève de la problématique du double, et par conséquent de la perte — ou de l'absence par défaut — d'identité propre. Tel que le métaphorise le mythe platonicien de la caverne, le sujet devant la connaissance rencontre d'abord des apparences qu'il doit surmonter de manière à pouvoir atteindre la réalité ou la vérité du monde. La scène où se manifestent ces simulacres voit donc nécessairement mise en péril une identité : celle des protagonistes, dont le destin est essentiellement déterminé par la relation qu'ils entretiennent avec les simulacres. Si le sujet ainsi divisé remet en question l'authenticité de tout ce qui l'entoure, il se perçoit lui-même comme un étranger, et le déroulement de la diégèse le porte «hors de lui». Tout se recouvre alors d'une aura d'étrangeté, y compris ce qui est pour lui naturel et familier. Objet imaginaire qui n'a pas d'existence propre, puisqu'elle est permise par la seule utilisation de la technologie et disparaît avec celle-ci, on peut se représenter le simulacre, tel qu'on le retrouve dans les romans qui seront analysés ici, comme un brouillon, comme la forme esquissée d'un véritable objet s'apparentant à l'"objet transitionnel" dont parle Christian Béthune, par opposition à l'œuvre accomplie dans le cadre de la création artistique : 1°) L'objet transitionnel représente pour le sujet le premier objet [...] perçu comme non-moi. 2°) Il se manifeste essentiellement comme limite, dans la mesure où le sujet hésite à le situer nettement à l'intérieur ou à l'extérieur. 3°) Il délimite pour le sujet un champ neutre d'expérience. 4°) Il symbolise enfin l'union entre deux termes.1 1Christian Béthune. “Qu'est-ce qu'un brouillon? Ou le brouillon, objet transitionnel”, in Pour l'objet,

revue d'esthétique, Paris : Union Générale d'Éditions, 1979, p.45.

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De même que le simulacre, le brouillon est en quête d'une identité. De son côté, Michel Pierssens, à propos du rapport des savoirs et de la littérature, parle des opérateurs de transfert, des résonateurs et de l'interface qui sont figurables dans un récit2 : ces termes pouvant se rapporter à la fonction littéraire du simulacre. Henri Atlan, dans Entre le cristal et la fumée, parlant de machines naturelles, évoque le caractère perturbateur du nouveau, parasitaire, qui vient prendre place dans l'organisme comme agent complexificateur3. Cependant, agissant en tant que bruit, comme facteur de désordre, il n'en est pas moins un facteur organisateur, ce qui est en effet paradoxal. Le terme paradoxe signifie «qui est contre le bon sens, le sens commun» (para/doxa). Notamment, la doxa, qui est l'opinion courante, se figure le réel et la fiction comme rigoureusement distincts. Seulement, à notre époque, que Paul Virilio qualifie d'« ère de la logique paradoxale »4, ce qui apparaît à l'évidence dû à la surabondance des images qu'elle produit, c'est la porosité des frontières qui dissocient normalement monde réel et monde imaginaire : Le paradoxe logique, c'est finalement celui de cette image en temps réel qui domine la chose représentée, ce temps qui l'emporte désormais sur l'espace réel. Cette virtualité qui domine l'actualité, bouleversant la notion même de réalité. D'où cette crise des représentations publiques traditionnelles (graphiques, photographiques, cinématographiques...) au profit d'une présentation, d'une présence paradoxale, téléprésence à distance de l'objet ou de l'être qui supplée son existence même, ici et maintenant.5 La citation de Virilio met en relief cette autre particularité du simulacre : sa tendance à vouloir supplanter le réel, c'est-à-dire que, pour reprendre la métaphore que Baudrillard emprunte lui-même à Borges, la carte topographique se superpose au territoire réel qui perd sa valeur référentielle en faveur de sa représentation. Ainsi, il 

2Michel Pierssens. Savoirs à l'œuvre. Essais d’épistémocritique, Lille : Presses Universitaires de Lille,

Collection Problématiques, 1990, p.10.

3Henri Atlan. Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation du vivant, Paris : Seuil, 1979, p.25. 4Succédant à l'ère de la logique formelle de l'image (peinture, gravure, architecture) s'achevant avec le

XVIIIe siècle, et l'ère de la logique dialectique (photographie, cinéma) du XIXe siècle. L'ère actuelle débute avec la vidéographie, l'holographie et l'infographie (cf. Virilio, Paul. La machine de vision, Paris : Éditions Galilée, p.133). 5Ibid., p.134.

   

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a la capacité de mettre les choses à distance, de les éloigner d'elles-mêmes, de leur "être-là", au profit d'une présence hors de soi. L'automate étant la forme la plus poussée de l'artifice, puisqu'il n'est pas qu'une imitation de la nature, mais découle d'une volonté de surpasser celle-ci, son statut est donc particulier, et il compose le terme idéal d'une observation des rapports entre nature et artifice. Ce texte portera donc sur les formes artificielles (dont l'automate, l'ordinateur et les contrefaçons biologiques), sur les formes naturelles (animaux, humains, corps célestes), et sur leurs interactions par le travers du simulacre : « [l]'accès à l'humanité repose alors sur l'interposition, entre les deux pôles que sont l'organisme et son milieu, de médiations que, au sens le plus large du terme, nous pouvons désigner comme produits de l'art humain, comme artefacts, donc. »6 Il faut comprendre le simulacre à la fois comme produit et comme effet : par exemple, l'automate est un produit simulacre, mais c'est l'effet de simulacre qui en fait une "imitation" du vivant. Dans le cas des œuvres du corpus, néanmoins, le véritable contact avec le simulacre — qui se fait à la fin d'un processus de scission et de formation identitaire que cet ouvrage se propose d'illustrer — place les personnages humains en dehors d'eux-mêmes, donnant lieu à un renversement. C'est en prenant lui-même la position de simulacre que l'humain va parvenir à se dépasser (en manière de simulacre de simulacre). Aussi, le sujet en arrive à un point où il est difficile de faire la part du mythique et du mystique, car le questionnement philosophique sur l'origine et le créateur — dans les trois œuvres, qui révèlent ainsi un caractère initiatique — accompagne l'ascension du héros du fait d'une communication si étroite avec l'objet. C'est alors l'extraction de l'autre en soi — l'autre s'affichant sous l'inquiétante étrangeté du simulacre — qui donne la vie au personnage et la mort à l'adversaire, ce qui ne va pas, donc, sans l'extase de la conception dont on voit l'image littérale dans 2001 avec l'enfant des étoiles. Pour contextualiser le corpus science-fictionnel, on doit se figurer qu'on est ici dans une nouvelle ère de colonisations, dans la lignée de certains fantasmes de scientifiques zélés comme celui de ce Marshall T. Savage qui prétend synthétiser le rêve de l'humanité dans The Millennial Project: Colonizing the Galaxy in Eight Easy 6Tinland, Franck. "L'ouverture anthropologique. Chances et risques", in Systèmes naturels. Systèmes

artificiels, Seyssel : Champ Vallon, collection milieux, 1991, p.22.

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Steps7. Dans cet ouvrage, on sent bien dès les premières pages les intérêts économiques qu'une telle réalisation représenterait : les images — bien que terriblement kitsch — nous présentent un monde utopique et sincèrement séduisant. Et on sait bien, dans la même ligne d'idées, que les slogans du genre « I believe » ou « I want to believe » qu'arborent les t-shirts depuis quelques années sous le dessin d'une tête d'extraterrestre à tendance insectoïde, et les souhaits de combien de fanatiques ou de scientifiques (comme par exemple Carl Sagan) de concrétiser une rencontre du troisième type en fin de compte ne leur réserverait pas d'autres sorts que celui des Amérindiens au moment de la Conquête. À preuve — comme si c'était nécessaire — Alien, Independance day et les exposés multiformes des XFiles, qui signifient chacun à sa façon : « voici les ennemis, pulvérisons-les ». Et quand on en fait une lecture le moindrement politique, on voit que ces fictions ne sont pas si innocentes que ça... On a bien affaire à des récits d'invasion extraterrestre : sauf que dans le cas des œuvres observées dans ce livre, l'humanité est tributaire de ces manifestations extraterrestres, c'est-à-dire qu'elle a contracté une dette à leur endroit. Dans 2001 : L'odyssée de l'espace d'Arthur C. Clarke, l'intrusion d'un objet d'origine inconnue sauve l'espèce humaine alors qu'elle est menacée d'extinction; dans Solaris de Stanislaw Lem, c'est l'humain qui va en territoire étranger, et s'il est aux prises avec de troublants phénomènes, il l'aura bel et bien cherché; et enfin, dans Do Androids Dream of Electric Sheep? de Philip K. Dick, l'envahisseur en question est de fabrication humaine, il s'agit d'androïdes utilisés afin de coloniser la planète Mars. Conséquemment, et c'est là l'hypothèse fondamentale de notre travail, il est principalement fait état dans ces trois romans d'une rupture entre la nature et l'homme dont la technologie est d'abord symptôme, puis agente réunificatrice des parties scindées. Voilà donc le cœur du paradoxe — celui du simulacre — qui fera l'essentiel de cette analyse. En fait, nous établissons un parallèle entre la relation de l'être humain aux simulacres et celle qu'il entretient avec les êtres vivants. Ainsi, les figures de l'ennemi sont autant de visages de ce qui est perçu comme l'envahisseur naturel, dont l'équivalent dans la science-fiction devient l'envahisseur de fabrication humaine 7Avec une introduction par Arthur C. Clarke, Boston: Little, Brown, c1994 (Denver: Empyrean Pub,

1992).

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— donc de facture artificielle — comme représentatif de l'invasion de la nature par l'humain, par retour critique. Le simulacre se profile alors comme subterfuge par lequel l'être humain — par rapport au monde naturel — accuse la victime de son propre meurtre. Dans ce contexte, l'épistémocritique intervient pour mettre cette science technologique en perspective d'abord de façon historique (en regard de l'humain), et ensuite face à la nature qu'on peut se représenter comme un sujet volitif l'instant de l'identification vécue par les personnages. Le procès d'identification du personnage humain est marqué par des troubles pathologiques : le mal dont il est question prend la forme de parasites, d'anomalies, de confusions, de défectuosités, de perturbations et d'interférences dans le système. Pour utiliser le concept d'entropie — comme métaphore de la difficulté de communication — le simulacre est à entendre comme symptôme morbide dans un corps (ou système) homéostatique (qui tend toujours vers son point d'équilibre). À ce propos : « le symptôme n'est pas une expression concomitante de la maladie dont l'intérêt serait résiduel : il est ce à partir de quoi se comprend concrètement un comportement et, de là, s'engage une conduite thérapeutique au regard de l'organisme en son entier. »8 Le problème est que le simulacre est là par défaut, pour parer à un manque. Cependant, sa seule façon de le combler entièrement, c'est en devenant ce dont il est le simulacre, afin de ne plus en être un et de remplir un rôle véritable; chaînon artificiel, il permet à l'humain de parfaire son accomplissement grâce au modèle qu'il offre : le personnage humain va poursuivre le développement entrepris par le simulacre et se "compléter", s'équilibrer. En combattant ce symptôme d'une affection, on peut dire que le personnage humain entreprend une phagocytose. Il s'agit d'un processus par lequel certaines cellules (amibes, phagocytes) englobent des particules ou d'autres cellules, les absorbent puis les digèrent. L'analogie rappelle un roman de Philip K. Dick, Siva (originalement Valis) : Fat [le personnage principal] conçoit l'univers comme un organisme vivant où aurait pénétré une particule étrangère et toxique. Cette particule, faite d'un métal lourd, s'est incrustée dans l'universorganisme qu'elle est en train d'empoisonner. L'univers-organisme dépêche un phagocyte, qui est le Christ. Le phagocyte encercle la 8Pierre Fédida, préface de Kurt Goldstein. La structure de l'organisme. Introduction à la biologie à

partir de la pathologie humaine, Paris : Gallimard, 1983, p.v.

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particule de métal toxique — la prison de fer noir — et entreprend de la détruire.9 Cette métaphore, qui traduit le déroulement des récits étudiés dans cet ouvrage, semble apporter une qualité de sauveurs aux trois héros (Dave Bowman, Kris Kelvin, Rick Deckard). Cependant, tout ce qu'ils parviennent à sauver, c'est leur identité à l'état le plus brut, c'est-à-dire que leur nature humaine est tout ce qu'ils conservent. Cela suit la séquence d'un programme allant de l'idéalisation à la dissolution — ou désillusion — du sujet/simulacre, pour renaître ensuite des cendres de la confusion allant de l'émulation à la création; le processus d'une ascendance, d'une transformation et d'une reformation. Cependant, selon Deleuze et Guattari, la ressemblance du simulacre est un moyen, et non une fin : nous savons bien qu’une chose est toujours mal jugée d’après ses débuts, parce qu’elle est forcée, pour apparaître, de mimer des états structuraux, de se couler dans des états de forces qui lui servent de masques. Bien plus : dès le début on peut reconnaître qu’elle en fait un tout autre usage, et qu’elle investit déjà sous le masque, à travers le masque, les forces terminales et les états supérieurs spécifiques qu’elle posera pour eux-mêmes ultérieurement.10 On notera que larve et masque ont la même étymologie : la vérité, la maturité, avance masquée ("Larvatus prodeo" : s'avancer masquer). La formation de sujet n'est possible que pour les systèmes vivants et évolutifs. En effet, dans les fictions analysées ici, seul l'être humain parviendra à se dépasser, pas le simulacre : celui-ci est voué à l'échec dès le départ, puisqu'il n'est que référence (ontologiquement, il n'est pas). Seulement, le simulacre a un caractère formateur et transformateur, tout comme il est un interface, un résonateur et un opérateur de transfert, c'est-à-dire un signe : « L'objet du monde, lui, est absent. Cela veut dire qu'il n'y a pas de rencontre directe possible entre le sujet et un quelconque objet du monde, y compris un autre sujet. Il faut l'intermédiaire des signes pour que cette rencontre puisse avoir lieu.

9 Philip K. Dick. Siva, Paris: Denoël, "Présence du Futur", 1981 (1980), p.142. 10Gilles Deleuze et Félix Guattari. L’Anti-Oedipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris : Les éditions de

Minuit, Collection Critique, 1972, p.109.

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Les signes ont une double finalité : ils rendent la connaissance possible et ils permettent d'agir sur l'objet et de le transformer. »11 Les trois romans ont l'intérêt d'offrir des modèles de simulacre différents et sont écrits par trois auteurs dont l'origine et la formation divergent suffisamment pour espérer proposer des regards riches et variés sur le phénomène : Stanislaw Lem est Polonais et a acquis une formation en médecine, Arthur C. Clarke de son côté est d'origine britannique et a été ingénieur, militaire, astronome et le concepteur du premier satellite de communication. Philip K. Dick, lui de nationalité américaine, a une formation en allemand et en philosophie. Les trois ont rencontré la nécessité d'écrire dans des contextes bien différents. Tout comme la science, la science-fiction est le terrain d'expériences, même si les modalités en sont très différentes : en effet, c'est le domaine de la fiction spéculative. Les auteurs de science-fiction sont des explorateurs du possible et de l’impossible — posant la fameuse question « qu’arriverait-il si... ? » —, et à plus juste titre les trois qui occupent cette analyse, puisqu'ils font de la science-fiction non seulement un lieu d’applications scientifiques, mais aussi de constructions et de démonstrations philosophiques. Ces écrivains se penchent sur le phénomène de la science et de la technologie, et plus globalement sur le problème de l’identité de l'espèce humaine et de sa place dans l’univers. Au chapitre 1, nous verrons plusieurs définitions du simulacre, d'abord celles de quelques philosophes-clés de l'antiquité et d'aujourd'hui. Nous verrons ensuite un les rapports qu'il entretient avec l'anima (le vivant), l'automata (le technologique), l'être humain et, enfin, comment il peut être un personnage littéraire. Au chapitre 2, nous aborderons la première partie de l'analyse qui s'articule autour des six processus que nous relions à la scission du sujet, afin de poursuivre, au chapitre 3, avec la seconde partie de l'analyse qui abordera cette fois les six processus de formation du sujet.

11Gilles Thérien. "Pour une sémiotique de la lecture”, dans Anthropologie, lecture et imaginaire,

Montréal: UQÀM, recueil de textes réunis par Gilles Thérien, p.3.

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CHAPITRE I

DÉFINITIONS DU SIMULACRE

… les simulacres sont partout; nous ne cessons pas de baigner en eux, d'être battus par eux comme par des flots. — Deleuze. Logique du sens … toute la nature est machine, comme la machine est nature. — François Jacob. La logique du vivant

1. Philosophie du simulacre Le concept du simulacre peut sembler récent, compte tenu qu'il est repris par la

critique

contemporaine

qui

s’attarde

au

phénomène

mass-médiatique.

Cependant, il n’en est rien et les premières évocations de ce phénomène remontent aux débuts de la pensée. Au premier siècle avant notre ère, Lucrèce concevait le simulacre comme la composante fondamentale de l'imaginaire et des rêves : Je vais t'entretenir d'êtres subtils, formés / Sur l'extrême contour des choses, et nommés / Simulacres. Partout ces légères parcelles / Dans l'air, de çà, de là voltigent; ce sont elles / Qui, la nuit, le jour même, épouvantant les cœurs, / À l'entour des humains invoquent ces terreurs / Et ces spectres des morts dont l'étrange visite / Dans la paix du sommeil en sursaut nous agite.12 Lucrèce aborde également la question du simulacre en parlant de miroir, de double et d'imitation : « [...] il est des images jumelles, / Simulacres subtils des choses; le miroir / Les rassemble en son tain, les renvoie, et fait voir / Ce dont l'isolement

12Lucrèce. De la nature des choses, traduction d'André Lefèvre, Québec : Bélisle Éditeur,

“Bibliothèque des grands auteurs”, 1965, v. 35 à 42, pp.172-173.

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dérobe aux yeux la trace. / Sinon, par quel hasard sur la claire surface / L'objet si nettement serait-il imité ? »13 Dans son épopée épicurienne De rerum natura (La nature des choses), le terme simulacre désigne « les "images" que dégagent en permanence les objets et qui, en venant frapper de leurs assemblages d'atomes nos organes sensibles, nous les font percevoir. »14 Celles qui ne prennent pas forme dans le réel s'agenceraient pour composer les rêves ou fantasmes. Les combinaisons atomiques sont de deux sortes : « ou bien [elles] émanent de la profondeur des corps, ou bien [elles] se détachent de la surface (peaux, tuniques ou tissus, enveloppes, écorces, ce que Lucrèce appelle simulacres et Épicure idoles). »15 Le projet de Platon, tel que représenté notamment par le mythe de la caverne au septième livre de La République16, dans un dialogue entre Socrate et Glaucon, est de faire régner le Même et le Semblable, c'est-à-dire le modèle et la copie, sur les simulacres. Le platonisme s'applique en effet à distinguer deux types d'images, ou imitations : les «copies-icônes» et les «simulacres-phantasmes». Les premières sont considérées comme des copies bien fondées, alors que les secondes s'abîment dans la dissemblance. Le modèle du Même, c'est l'Idée, et « c'est l'identité supérieure de l'Idée qui fonde la bonne prétention des copies »17.

Quant au simulacre, il se fait passer lui-même pour le modèle, il nie par son principe même toute précession d'un modèle : en ce sens, il est "automate", il ne reconnaît aucune autorité extérieure à lui. Platon propose de progresser vers l'Idée du beau, vers l'Idée du bien, dont on ne voit sur Terre que les apparences, par la distinction entre l'Idée, le modèle, la copie et le simulacre. Suivant une sorte de "dégradation", cette conception implique que l’Idée est de nature divine, alors que le simulacre est de nature humaine. Platon fait du simulacre et de la mimésis — à l'œuvre dans l'imitation artistique et dans toute représentation — la base de son raisonnement sur la connaissance, notamment à travers l'allégorie de la caverne représentant l'homme 13Ibid., v. 106-111. 14Gérard Durozoi et André Roussel. Dictionnaire de philosophie, Paris : Nathan, 1990. 15Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris : Minuit, coll. "Critique", 1969, p.316.

16Platon. La République, traduction de Robert Baccou, Paris : Garnier-Flammarion, 1966 (c387-377

av. J-C.).

17Gilles Deleuze. Logique du sens, op.cit., p.296.

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devant les faux savoirs. La connaissance est le moyen de parvenir à démêler les formes réelles de leur imitation, et c'est ce qui fonde la « première détermination du motif platonicien : distinguer l'essence et l'apparence, l'intelligible et le sensible, l'Idée et l'image, l'original et la copie, le modèle et le simulacre »18. Selon le philosophe grec, la création artistique engendre une nouvelle réalité, et ne copie pas la réalité existante, même si elle la prend initialement comme modèle, puisque dans le processus, nécessairement, elle se trouve transformée et adaptée à la vision de l'artiste. Au livre X de La République, Platon évoque aussi trois niveaux de réalité : les formes idéales (la nature des choses), les objets visibles (le travail de l'ouvrier) et les images (l'œuvre du peintre). D’autre part, le simulacre est à la fois l'œuvre du sophiste et le sophiste lui-même qui s'abîme dans l'imposture, puisque celui-ci est adroit pour convaincre ses auditeurs des mensonges les plus vils. Le renversement de la philosophie platonicienne soutenu par Leibniz, Kant, Hegel, puis principalement par Nietzsche, consiste à défaire le monde des essences et celui des apparences en affirmant la toute-puissance du faux et l'éternel retour, la répétition incessante du même.19 Dès lors, l'image cesse d'être seconde par rapport au modèle : ce renversement occasionne la libération et l'ascension des simulacres, dans toute leur subversivité. À ce propos, Gilles Deleuze écrit que « entre l'éternel retour et le simulacre, il y a un lien si profond que l'un n'est compris que par l'autre. »20 Beaucoup plus près de nous, Gilles Deleuze aborde l'aspect paradoxal du simulacre

dans

Logique

du

sens.

L'élément

de

non-sens,

d'irrationnel,

symptomatique et pathologique comme élément de désordre, sert de disjoncteur et de coordonnateur entre les catégories d'objets : « il est à la fois excès et défaut, case vide et objet surnuméraire, place sans occupant et occupant sans place, "signifiant flottant" et signifié flotté, mot ésotérique et chose exotérique, mot blanc et objet noir. »21 Deleuze rappelle que la motivation du platonisme est de faire régner les icônes et les copies, fondées sur l'Idée et la ressemblance (fusion), sur les

18Ibid., p.295. 19Selon Gilles Deleuze. "I. Platon et le simulacre" dans Logique du sens, ibid., pp.292-307. 20Ibid., p.305. 21Ibid, p.83.

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simulacres, abîmés quant à eux dans la dissemblance et impliquant la perte du référent (désaffiliation). Face aux simulacres, l'observateur est confondu (et confus) : « c'est parce qu'il ne les domine pas qu'il éprouve une impression de ressemblance. Le simulacre inclut en soi le point de vue différentiel; l'observateur fait partie du simulacre luimême, qui se transforme et se déforme avec son point de vue. »22 Confronté à un effet d'optique, le sujet qui perçoit les fausses images est d'autant plus leurré que le seuil (ou foyer) de sa perception est la condition d'existence des illusions, tel que l'écrit Audouard : « les simulacres "sont des constructions qui incluent l'angle de l'observateur, pour que l'illusion se produise du point même où l'observateur se trouve [...]". »23 C'est bien là un processus qu'on peut apparenter à l'anamorphose et à l'hologramme, ou bien au phénomène de l'arc-en-ciel. Au sujet des techniques catoptriques, on se rappellera de la nouvelle de Borges intitulée L’Aleph, dans laquelle le narrateur se retrouve, sous les escaliers d'un sous-sol, devant « l’un des points de l’espace qui contient tous les points. »24 , et qui peut donc, potentiellement matérialiser tout ce qui existe devant le regard du personnage. Dans un autre ordre d'idées, le penseur postmoderne Jean Baudrillard dont la théorie sociale a été qualifiée de radicale, de "high tech" et de "sciencefictionnelle", pousse le concept du simulacre à l'extrême. Son point de vue alarmiste annonce l'implosion prochaine du sens, de la culture et de la société, qui causera selon lui la destruction de la civilisation occidentale — cataclysme dont les signes auraient déjà commencé à se manifester. Sa conception de l'image est influencée par celle de Platon et pourrait se résumer par ce qui suit : Telles seraient les phases successives de l'image : • elle est le reflet d'une réalité profonde • elle masque et dénature une réalité profonde • elle masque l'absence de réalité profonde • elle est sans rapport à quelque réalité que ce soit : elle est son propre simulacre pur.25

22Ibid, p.298. 23X. Audouard, “Le Simulacre”, Cahiers pour l'analyse, no 3, cité par Deleuze. ibid., note de bas de

page 5, p.298.

24Jorge Luis Borges. L’Aleph, Paris : Gallimard, L’imaginaire, 1967 (1962), p.201. 25Jean Baudrillard. op.cit, p.17.

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Le dernier est de l'ordre de la simulation. Baudrillard explique que les représentations se fondent sur l'absence de réalité, qu'elles sont en cela des simulacres déterminant ce qu'il nomme l'hyperréel26. Se faisant pour le moins pessimiste, il avance que les simulations ont dévoré la réalité, et qu'elles ont acquis une précession sur les choses : un trop-plein de réalité a engendré une saturation et une explosion du réel. Il soutient que la réalité et le sens sont maintenant sur le point de fusionner en une masse nébuleuse de simulation autoreproductrice. Baudrillard affirme aussi que l'hystérie caractéristique de notre temps est de produire et de reproduire le réel27, ce qui fait de la scène contemporaine un "théâtre machinique", une "simulation universelle"28. Aujourd'hui, dans le contexte des "nouvelles technologies", on utilise le plus couramment le terme de simulacre pour référer aux télécommunications, qu’on nomme aussi "arts relais" (la radio-télévision). En effet, les images et les sons, qu’ils soient diffusés simultanément ou en différé, œuvrent à partir de simulacres, puisqu’ils « sont à la fois des empreintes des événements réels, avec lesquels ils entretiennent un rapport de causalité, et, pour l’observateur, des représentations de ces mêmes événements, qu’ils évoquent par ressemblance, en dépit de différences finalement considérables ».29 On décrit encore l’entreprise radio-télévisuelle comme un « monstre du Quaternaire" qui se développe "sans connaître d’autre but que celui de sa propre croissance. »30

2. Simulacre et anima Anima, racine étymologique des mots "animal" et "animé", provient du latin et signifie essentiellement âme, air, souffle, vent, exhalaison : il désigne le principe de vie et la faculté d'être en mouvement. Il faut sur ce point distinguer l'âme (psyché, 26L'hyperréalité a pris naissance avec le pop-art, courant des arts plastiques apparu aux États-Unis

des années 60 et caractérisé par une interprétation quasi photographique du visible. Dans le même esprit, les sosies de cire et autres produits kitsch, œuvres hyperréalistes, sont aussi des représentants de la famille des simulacres concrets (ou artistiques). 27Jean Baudrillard. op.cit., p.41. 28Ibid., p.182. 29Encyclopédia Universalis (article “Télévision et radiodiffusion”). 30Ibid.

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anima) de l'esprit (pneuma, spiritus, noos). Ce principe est illustré par le mythe biblique de la genèse : « Dieu modela l'homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l'homme devint un être vivant. »31 Signifiant ainsi le domaine de ce qui vit, il se définit par opposition à ce qui est non-vivant, c'est-àdire plus spécifiquement inorganique, ce qui englobe les créations humaines, c'està-dire l'automata, qui est composé de matière mise artificiellement en mouvement. Cette catégorie comprend tous les artefacts. Sans doute pouvons-nous faire coïncider, tel que le développe Michel TibonCornillot dans Les corps transfigurés. Mécanisation du vivant et imaginaire de la biologie, la scission de l'homme entre sa nature organique et nature artificielle et les débuts de la mécanisation du vivant avec l'arrivée du microscope et la dissection des premiers anatomistes aux XIVe et XVIe siècles. Ils ont engagé une « réorganisation de la représentation de l'homme et du monde » en pratiquant — paradoxalement — une « ouverture sur l'infini »32, permettant la découverte d'un bestiaire infime dont on n'avait jamais soupçonné l'existence. Ils ont permis aussi de dévoiler l'évolution du fœtus dans le ventre de la mère, trahissant des secrets qui avaient été maintenus jusqu'alors dans l'ombre de la matrice. Le déploiement des viscères, le théâtre anatomique des débuts de la chirurgie a permis de révéler un modèle que la science s'est appliquée par la suite à représenter et à reproduire : C'est en un sens le même mouvement, qui change le corps des hommes, l'étalant de façon obscène devant les yeux et qui fait descendre du ciel vers la terre les instruments puissants des nouveaux savoirs, ceux liés à l'analyse mathématique, dans l'espérance qu'ils rendront compte un jour de ce même corps ouvert. [...] À nouveaux concepts, nouveaux corps !33 Au XVIIIe, les philosophes mécanistes ont tâché d’expliquer le vivant à partir d’analogies empruntées aux systèmes artificiels (La Mettrie avec L'homme-machine, Diderot dans son Entretien entre d'Alembert et Diderot, D'Holbach dans son Système de la nature, Helvétius De l'homme), précédés et inspirés par les travaux de Descartes, dont nous citons un extrait : 31La Bible de Jérusalem, Paris : Les éditions du Cerf, 1973, p.32. 32Michel Tibon-Cornillot. Les corps transfigurés. Mécanisation du vivant et imaginaire de la biologie,

Paris : Seuil, “Découverte”, 1992, p.35.

33Ibid., p.37.

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Je suppose que le corps n'est autre chose qu'une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu'il est possible : en sorte que, non seulement il lui donne au dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu'il met au dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu'elle marche, qu'elle mange, qu'elle respire, et enfin qu'elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes.34 Il y a dès lors confusion entre le modèle et son imitation : lequel précède l'autre, du moment qu'on explique la nature à partir de la technologie ? Ainsi, rétroactivement, le vivant se trouve posé comme machinique, artificiel, simulacre. Selon Platon, l'imitation implique nécessairement une transformation : Diderot écrit, dans son Entretien, que « Quelque ressemblance qu'il y ait entre la forme extérieure de l'homme et de la statue, il n'y a point de rapport entre leur organisation intérieure. »35 Ce qui implique que sa création se fait suivant un principe d’hybridation et non de croissance (comme pour les systèmes naturels) : il ne jaillit pas d'un noyau qui éclot dans une progression lente mais prend naissance spontanément. Le paradigme le plus typique d'une telle naissance est l’automobile sur une chaîne de montage : les pièces sont posées de façon systématique, par collage et imbrication, et il comprend dès sa conception tous les éléments qui lui sont nécessaires pour fonctionner. Dans son Entretien entre d'Alembert et Diderot, ce dernier développe une réflexion à partir de la proposition suivante : « Il faut que la pierre sente ». Pour ce faire, il s'adonne à un exercice imaginaire dans lequel il s'applique à transformer une statue en un être sentant, vivant et mobile, comme dans le mythe de Pygmalion : DIDEROT. — Lorsque le bloc de marbre est réduit en poudre impalpable, je mêle cette poudre à de l'humus ou terre végétale; je les pétris bien ensemble; j'arrose le mélange, je le laisse putréfier un an, deux ans, un siècle, le temps ne me fait rien. Lorsque le tout s'est transformé en une matière à peu près homogène, en humus, [...] j'y sème des pois, des fèves, des choux, d'autres plantes légumineuses. Les plantes se nourrissent de la terre, et je me 34René Descartes. “L'Homme”, dans Discours de la méthode, Paris : Garnier-Flammarion, 1966

(1636).

35Denis Diderot. Écrits philosophiques, Paris : J.J. Pauvert, Libertés 3, 1964, (1749), p.160.

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nourris des plantes. [...] Je fais donc de la chair ou de l'âme, [...] une matière activement sensible.36 Diderot souligne ainsi, et particulièrement dans la seconde partie de l'Entretien intitulée Le rêve de d'Alembert, une caractéristique bien propre au vivant : la sensibilité, qui est la principale dissemblance avec les systèmes artificiels. Tout ce qui est naturel et organique n’est pas nécessairement vivant : la Nature comprend aussi le vivant et le non-vivant. Mais le non-vivant est issu naturellement de l'organique, de l'animé. Leur différence fondamentale, cependant, est que le non-vivant est fini et immobile, alors que le vivant est relatif et relationnel. On pourrait dire à cet effet — sans faire de jeu de mot — que le simulacre bénéficierait d’une relativité restreinte, puisque synthétique : Exister, pour tout ce qui a part à la "réalité", c'est être pris dans une multiplicité d'interactions et d'échanges. C'est donc aussi se présenter (et se constituer) comme noyau différencié sur fond de continuité parcourue de flux à travers lesquels circule ce qui se prête à la description, devenue classique, en termes d'énergie, de matière, et d'information.37 Aujourd’hui, avec les développements de la cybernétique et l'apparition d'un nouveau type d'être hybride, le cyborg, la conception actuelle de la Terre présente celle-ci comme un grand corps homéostatique en formation. Joël de Rosnay en parle comme du "cybionte", macro-organisme qui s'organise en symbiose avec les artifices d’origine technique : « Effectivement, [dit-il], le tissu humain hybride s'étale à la surface de la planète en se différenciant et en se reproduisant d'une manière analogue à celle des cellules embryonnaires au cours de la formation d'un organisme vivant »38. Aussi, à ce rythme, le cybionte produit des micro-organismes à son image. Selon James Lovelock, père de l'écologie, "earth — itself a cyborg, a complex auto-poietic system that terminally blurred the boundaries among the geological, the organic, and the technological — was the natural habitat, and the launching pad, of other cyborgs."39 Le cyborg serait l'idéal de la symbiose entre 36Ibid., p.161. 37Franck Tinland. op.cit., p.19. 38“Entretien avec Joël de Rosnay”, propos recueillis par Jean-René Germain, Science et Vie, e

"Collection XX siècle", août 1996, p.113.

39Chris Hables Gray. The Cyborg Handbook, New York/Londres: Routledge, 1995, p.xiii.

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anima et automata. Cependant, puisque la nature est l'origine première de toute machine, on pourrait formuler qu'il est une symbiose de la nature avec elle-même.

3. Simulacre et automata La pensée mécaniste ne trouve pas un usage que philosophique et théorique. Dans le domaine médical, par exemple, l'insertion de prothèses et la science génétique transforment le corps, dont celui de l'embryon objectivé qui devient matériau brut (chirurgie plastique, implants, greffes, manipulations génétiques, clonage, culture de tissus vivants à des fins de substitution). Ce n'est donc plus que de la fiction, et les idées développées d'abord dans les œuvres d'imagination opèrent un passage à la réalité où c'est la science qui entreprend la transformation dirigée du vivant. Bien que les rejetons de ces travaux soient tout ce qu'il y a de plus artificiel, tout porte à croire que cela n'en constitue pas moins des extensions de la nature. On dit qu’« un être est vivant lorsqu'il a le pouvoir d'agir par lui-même, [et qu']il meurt lorsqu'il vient à perdre cette propriété. »40 Étrangement, c'est exactement dans ces termes qu'on définit l'automate : « qui se meut par luimême » ou « ami de lui-même ». Du grec "automatos", le terme latin automata a été d'abord employé en 1532 par Rabelais. Automata détermine tout le domaine des inventions technologiques et comprend autant les machines que les mondes artificiels. Edmond Haraucourt, dans la préface au Monde des automates, écrit que « La race d'Adam, chassée du Paradis Terrestre, en reconstitue l'équivalence, à l'aide de plagiats dont elle s'est amusée pendant des siècles sous le nom d'Automates, et qu'elle utilise dorénavant sous le nom de Machines. »41 Remarquons d'ailleurs que l'auteur précise bien « la race d'Adam », comme quoi la fabrication d'androïdes révèle le profond souhait des hommes de devenir procréateurs à part entière, c’est-à-dire sans l'aide des femmes. On sait que la fabrication d'automates et de machines remonte pratiquement à la préhistoire : l'apparition des machines marque-t-elle un stade de l'évolution naturelle 40 René Malouin. Biologie, Les Presses de l'Université Laval, 1963, p.6. 41Haraucourt, Edmond. Préface de Chapuis, Alfred et Gélis, Édouard. Le monde des automates.

Étude historique et technique, Genève/Paris : Éditions Slatkine, 1984, p.xiii.

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de l'humanité ou le symptôme d'un débalancement ? Il semble néanmoins que la science traite les produits de la technologie comme des machines vivantes, comme s'il s'agissait d'un bestiaire dont les mécanismes sont particuliers et l'existence propre. Puisque la technologie est la création de la science et que c'est cette dernière qui s'occupe principalement de la commenter, la tendance est plutôt à faire son éloge et à encourager ses développements qu'on voit s'inscrire dans le mouvement du "Progrès" humain. Si les corps naturels sont d'une très grande complexité, les copies des automatistes fonctionnent selon un principe simple (ex. : le canard de Vaucanson qui mange, digère et évacue vraiment), allant parfois puiser leurs moyens dans la prestidigitation (le faux-automate joueur d'échecs conçu par Kempelen et rendu célèbre aux États-Unis grâce à Maëlzel). L'automate, simulant le vivant, se confond avec son modèle. À cet effet, nous pouvons dire que les automates sont en voie de vitalisation, alors que les êtres vivants sont de plus en plus mécanisés : ils évoluent bel et bien l'un vers l'autre. L'automate est donc un simulacre puisqu’il « cache la cause première de son mouvement et fait croire à son organicité »42. Sont d’ailleurs parents de l'automate les androïdes, jacquemarts, jouets mécaniques, robots, humanoïdes et pantomimes. Par extension, les comédiens et acteurs de métier appartiennent aussi à cette grande famille lorsqu'ils jouent. Ces figures sont associables aux ombres qui sont décrites par Platon dans son allégorie de la connaissance. Les études modernes, mises au pas de l'informatique, posent la question de l'intelligence artificielle. La reproduction de l'être humain ne fait pas que donner à la copie l'apparence du modèle, mais également l'illusion d'une autonomie de la pensée et des actes. Avec les développements de l'IA, d’après la complexité du programme intégré à la machine, celle-ci pourra bénéficier d'un bassin plus ou moins étendu de possibilités qui lui conféreront un semblant de liberté. Autrement, si l’automate n'en vient jamais à penser réellement, du moins il crée et oriente la pensée humaine : « Objet dialectisé et sardonique, l'automate conduit la technologie jusqu'aux problèmes élémentaires : nature/culture; homme/cosmos mieux que tout autre type de machine, il manifeste la plongée du technique dans l'art et la

42Beaune. op.cit., p.7.

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philosophie »43. Ainsi, « la fausseté de l'automate ne réside pas dans son inhumanité mais dans son ambiguïté »44 : il est autant ce qu'il reproduit qu'il ne l'est pas. La science et la science-fiction sont précisément les terrains privilégiés pour explorer la problématique engendrée par cette confusion : L'automate est au centre des frottements des catégories logiques, au point où les savoirs se heurtent, se nouent et se dénouent. Ses racines mythologiques, philosophiques, théâtrales, puis physiques, biologiques, techniques enfin lui confèrent la vocation de "pierre de touche" d'une vision globale du savoir et des pouvoirs45. L'automate est donc un système clos par sa nature et ouvert par sa fonction. Figure de l'industrialisation originellement servile, dans les œuvres du corpus il prend une forme absolue en échappant en dernier lieu à toute servitude, puisque sa grande ressemblance à l'homme le porte à aspirer au même statut que lui. Verra-ton se réaliser la suppression de l'homme par la machine ? Il semble bien que l'artificiel est la manière d'être et de faire humaine, manière qui lui vient pourtant et nécessairement de son appartenance à la nature, et que c'est par cette entremise qu'il parviendra à retrouver cette nature pour se renouveler. L'être humain veut contrôler la nature, et pour y parvenir il crée des instruments qu'il doit contrôler à mesure qu'ils deviennent plus complexes : l'automata est donc à voir, dans cette optique, comme un effort pour contrer l'anima.

4. Simulacre et identité humaine Le problème de la place de l'Homme dans la nature s’est trouvé posé dès les premiers écrits philosophiques. On peut affirmer sans crainte, néanmoins, que s’il lui résiste de toutes les façons, l’être humain appartient à la Nature et plus précisément au règne animal. Seulement, voilà un animal bien étrange : il se présente comme la synthèse (ou l’hybridation) de toute la faune, c'est-à-dire que pratiquement tous les comportements des autres animaux trouvent leur écho, bien que parfois déformé,

43Ibid., p.102. 44Ibid., p.11. 45Ibid., p.86.

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chez l'être humain, et ses connaissances incluent l’univers dans une proportion de plus en plus grande. Au centre de la toile noosphérique se trouve l'être humain. En effet, si le règne de celui-ci s'étend en ramifications, l'histoire de la civilisation consiste aussi en « l'enroulement de l'Humanité sur elle-même »46. La socialisation n'est pas non plus autre chose qu'un effet supérieur de corpusculation. Si son règne s’étend à tout, la gestation de l'hominidé, sa formation identitaire et son apprentissage se poursuivent dorénavant sur une période de plus en plus longue : au lieu d'être largement précâblé, comme chez un mammifère ordinaire, son système nerveux tisse encore longtemps pendant l'enfance ses réseaux en fonction du vécu de l'individu, de l'expérience unique qu'il vit et conduit. Et ce n'est qu'un début : sa vie durant, la personne humaine se construit et s'invente, au contact d'une société, à un certain moment de l'histoire de l'humanité.47 L'humain se présente dans le monde du vivant comme l'être à la fois le plus adapté et le plus mésadapté. En ce sens, du point de vue éthologique, on peut en parler comme du phylum manqué : face à la nature sauvage, l'homme est l'étranger intérieur naturel. Afin de se compléter, il recourt donc à des extensions que sa pensée, semble-t-il, lui dicte de construire, ce qui en fait un être proprement dénaturé. L'évolution prend dès lors une autre forme, extérieure aux poussées naturelles, et c'est principalement dû aux transformations de son environnement. Effectivement, son territoire est dorénavant l'espace de la ville, et ce qui est à sa périphérie — la forêt, la vie sauvage — lui sert de réservoir pour les ressources et le loisir. On assiste donc à « la création d'une interface entre informations génétiques et culturelles »48, et on voit apparaître le prochain chaînon évolutif : le cyborg humain. L'avènement du cyborg rend visible l'aliénation et l'altérité des corps, accentuant d'autre part leur caractère singulier. L'hybridation du vivant montre que la frontière entre réalité et fiction est devenue poreuse, car le mythe a rejoint le réel.

46Teilhard de Chardin. op.cit., p.108. 47Vandeginste, Pierre. “Faut-il avoir peur des clones?”, L'Événement du Jeudi, no 644, du 6 au 12

mars 1997, p.18.

48Tibon-Cornillot. op.cit., p.21.

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Ces êtres qui sont mi-hommes/mi-bêtes, tout comme mi-hommes/mi-machines, répondent à l'appellation de "chimères". Étymologiquement, chimère désigne une chose "insensée", une "création imaginaire" ou un monstre fabuleux. De façon plus abstraite, on dit qu’il est une vaine imagination, une illusion, un projet irréalisable, une utopie; en génétique, on désigne ainsi un organisme composé de deux (ou, rarement, de plusieurs) variétés de cellules ayant des provenances différentes. Aussi, selon le Cyborg Handbook, celui qui porte une prothèse, tout comme le drogué et le psychotique, sont d'autres types de cyborgs. S'il semble un produit pathologique — "whatever else it is, the cyborg point of view is always about communication, infection, gender, genre, species, intercourse, information, and semiology"49 —, il prend cependant sa source dans une volonté de parer à ses insuffisances, et l'être humain qui accède à la nature de cyborg est comme le poisson qui sort de l'eau pour développer des pattes et marcher sur la terre ferme. Mais pour évoluer vers quoi exactement ? Cette nouvelle forme "allow[s] man to optimize his internal regulation"50 en intégrant "the inextricable weave of the organic, technical, textual, mythic, economic, and political threads that make up the flesh of the world"51. Si c'est pour parer à un problème identitaire — d'adaptation — que l'homme s'est servi d'extensions artificielles, il ne l'a pas réglé pour autant, puisque son identité s'en trouve précisément complexifiée et plus confuse. Dès lors qu'il est parasité par la technologie, l’humain ne peut plus envisager son corps de la même manière : L'ancienne séparation entre le corps des hommes et le cosmos, cette séparation, source de symboles, a donc laissé la place à d'autres distinctions qui, cette fois-ci, ne sont plus pour l'homme la limite du dehors et du dedans du corps mais tombent en l'homme lui-même et le séparent en deux corps : corps-sujet, corps-objet, les deux versants du corps individuel !52 L'observateur humain, pour y comprendre quelque chose et ne pas devenir fou, doit se positionner comme extra-terrestre. C’est pourquoi, dans le corpus choisi, les trois personnages centraux — Dave Bowman, Kris Kelvin, Rick Deckard — se 49Ibid., p.xiv. 50Ibid., p.35. 51Tibon-Cornillot, op.cit., p.xii. 52Ibid., p.38.

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rencontrent à la limite d'eux-mêmes, étrangers aux confins de l'espace ou dans leur propre ville. Comme s'il était question du simulacre : L'origine semble bien être en cet instinct d'imitation qui est le propre de notre espèce et qui nous a valu toutes nos conquêtes initiales. L'Homme représente, dans la nature, l'assimilateur par excellence; il est celui qui sait regarder et qui essaye de comprendre, qui enregistre et qui copie.53 L'être humain ne peut effectivement pas englober l'univers autrement que par des métaphores et des représentations. Portant son regard puis son savoir sur chaque objet qui compose le monde, il tend effectivement à rassembler toutes les définitions de l'univers dans sa propre définition. Le problème de la place de l'homme dans le cadre de la nature trouvera-t-il jamais son dénouement ? À ce propos, Teilhard de Chardin a écrit que « l'Homme occupe une position clé, une position d'axe principal, une position polaire dans le monde. Si bien qu'il nous suffirait de comprendre l'Homme pour avoir compris l'Univers. »54 Comprendre l'humain, voilà justement ce qu'on ne saurait accomplir sans avoir compris l'univers qui le comprend.

5. Le personnage-simulacre Le type spécifique de simulacre qui nous intéresse dans le cadre de cette étude est le personnage de l'automate qui reproduit les traits du vivant, puisqu'il met en relief la problématique du rapport entre vivant et mécanique. Marcel Thaon, dans la préface à Simulacres de Philip K. Dick (1964), écrit que : Le simulacre, c'est l'objet factice qui remplace le vrai et tente de se faire passer pour lui. Équivalent mécanique de la vie, il fonctionne sur l'illusion : il ne peut entrer en relation avec les autres que tant que se maintient l'imposture. En ce sens, le thème du simulacre rejoint les oppositions vrai/faux; réel/illusoire; vie/mort [...]55.

53Haraucourt. op.cit, p.ix. 54Teilhard de Chardin. op.cit., p.8. 55Marcel Thaon. “Du simulacre... au simulacre”, préface de Philip K. Dick. Simulacres, Paris :

Calmann-Levy, 1973 (Ace Books, 1964).

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Dans la littérature fantastique ou de science-fiction, les personnages-simulacres — la plupart du temps des automates —, sont très nombreux. Pensons par exemple au personnage d'Halaly dans L'Ève future de Villiers de-L'Isle-Adam, à celui de Faustine dans L'invention de Morel de Adolfo Bioy Casarès, d'Olympia dans le conte de Hoffmann L'homme au sable, au monstre de Frankenstein de Mary Shelley, au magicien dans Le magicien d’Oz de Frank Baum, ou même au pantin de Pinocchio. Dans 2001 : l'odyssée de l'espace (1968) d'Arthur C. Clarke, le principal simulacre est de nature cybernétique : il s'agit de l'ordinateur Hal 9000. Le monolithe venu des étoiles peut être tenu comme l'instigateur de la fonction de simulacre. Dans Solaris (1966) de Stanislaw Lem, le personnage simulacre est Harey, réplique parfaite de la femme du narrateur morte dix ans plus tôt dont le créateur est la planète Solaris, une sorte de cerveau gigantesque. Enfin, dans Do Androids Dream of Electric Sheep? (1968) de Philip K. Dick, les simulacres sont d'une part les imitations électroniques d'animaux, et d'autre part les androïdes Nexus-6 (dont 6 se sont échappés des colonisations spatiales), et deux systèmes médiatiques semblent canaliser toute cette artificialisation : la religion du mercerisme avec ses "boîtes d'empathie", et la télévision. Quant aux protagonistes humains, il s'agit de Dave Bowman (2001), de Kris Kelvin, narrateur hétérodiégétique (Solaris) et de Rick Deckard (Do Androids Dream of Electric Sheep?). Voyons maintenant l'interaction de ces deux types de personnages.

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CHAPITRE II

SCISSION DU SUJET

L'acteur ne peut être un autre, il ne peut non plus être lui-même, il doit évoluer perpétuellement entre les deux, en perpétuelle création de "paraître". Et ce jeu de masques, en réalité, démasque. — Jacques Bourgaux. Possessions et simulacres. Aux sources de la théâtralité

Nous avons vu déjà que le simulacre fonctionne sur le même principe que le miroir. Dans le cadre de l'analyse, ce dernier va être utile pour étudier le processus identitaire qui se développe entre les différentes catégories d'opposés, soit l'anima et l'automata, la nature et la technologie, le biologique et le cybernétique, la réalité et l'illusion, le sujet et l'objet, etc. Le paradoxe du miroir, comme celui du simulacre, est de n'être qu'un reflet sans vie, mais avec pour fonction de mettre en perspective cette chose reflétée, donc de l'animer : il permet d'appréhender un objet, mais par une voie détournée, inversée, sans laquelle il ne serait pas visible. On peut ainsi dire que le simulacre, comme le sujet qui l'observe, est scindé entre la ressemblance et la dissemblance, ce qui explique son caractère fascinant. Devant son reflet dans le miroir, le sujet peut dire : « ce n'est pas moi, mais ce n'est pas un autre ». L’étrangeté du miroir, physiquement, est attribuable au fait que, lorsqu’on le voit de côté, il est semblable à une ligne — puisque dans l’usage domestique, il n’est pas plus épais qu’un morceau de carton —, alors que lorsqu’il est vu de face, sa profondeur est presque infinie. Elle dépend en fait de l’espace où le miroir se trouve : plus la perspective du lieu sera éloignée, plus l’espace reflété dans son cadre sera profond. Avec l’action de la lumière, il reproduit — à l’envers —, ce qui se trouve dans son champ de rayonnement, comme un œil. Si l’on vient à placer un miroir devant un autre miroir, il se produit un phénomène fascinant : celui-ci va se

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répéter en "self-similarity" à l’infini (à la manière des fractales), ce qu’on appelle une mise en abyme. Un objet qui se trouverait entre ces deux miroirs se verrait alors reproduit à l’infini, de façon imbriquée. Devant l'image au miroir, le sujet expérimente les catégories suivantes de la relation sujet-objet : l'idéalisation et la modélisation (dont le paradoxe du modèle, puis l'opposition idée et forme), la réflexion et l'imitation, la substitution et l'aliénation. Ces processus relationnels, tels que nous les présentons, sont conçus dans la phase de scission du sujet parce que la séparation d'avec l'objet y est vécue comme une distance vertigineuse. Dans la phase suivante, au contraire, qui concerne la formation du sujet, l'être pensant — qui perçoit et donc est soumis aux effets du simulacre — surmonte l'effet aliénant des jeux d'apparences et d'illusions pour enfin s'affranchir de leur pouvoir et prendre forme dans la réalité.

1. IDÉALISATION ET MODÉLISATION Le mot idéation réfère à l'activité de l’esprit, la formation et l’enchaînement des idées. Ses proches parents idéalité, idéalisation, idéal et idéel tracent un tableau cohérent de ce que nous entendons mettre en relief. Pour Platon, idée signifie d'une part "forme visible", "aspect"; d'autre part, essence éternelle, pensée, concept ou notion qui n'a pas encore pris forme matérielle. Si on entend aborder la question de l'idéalisme, c'est dans ses deux acceptions philosophiques qui impliquent à la fois la poursuite d'un idéal et une théorie métaphysique au sujet de la nature de la réalité et présuppose une distinction entre apparence et réalité56. L'idéal est donc ce qui est absolu, ce qui donnerait entière satisfaction à l’intelligence et au sentiment humain57 : il est ce vers quoi tend l’action humaine lorsqu’elle est transportée par les rêves. Aujourd’hui, à la place du mot idéal, on emploie couramment celui d’image. Pourtant, ces termes ne sont pas équivalents, même qu’ils s’opposent. En effet, selon Boorstin,

« l’image est

un pseudo-idéal ». Mais puisqu’elle est la

matérialisation immédiate de quelque chose en principe inaccessible, elle est

56Ted Honderich. The Oxford Companion to Philosophy, New York: Oxford University Press, 1995. 57 Selon Daniel J. Boorstin. L’image, Paris : Union Générale d’Éditions, 10/18, 1971, p.267.

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d’autant plus vivante... et puissante. Aussi, l'idéalité de l'artefact est illusoire : il tâche de se rapprocher de l'idée, il remplit une fonction analogue, mais il diffère toujours de l'idée d'origine et demeure imparfait, donc matière à dégénérescence et à recréation. L'image au miroir se présente comme le modèle parfait, puisqu’il s’agit d’une représentation manipulable à souhait. L'enfant, avant la phase de maturité que la psychanalyse nomme "le stade du miroir" durant laquelle il se dissocie de sa mère et se perçoit comme extérieur au monde, fait un avec son entourage. On dit que la vision de son image spéculaire l'introduit dans un rapport de méconnaissance avec l'univers, qu'il se trouve alors coupé de la symbiose qu'il expérimentait auparavant avec sa mère, donnant lieu paradoxalement à son désir de connaissance et à sa quête d'une identité propre. Platon parle d'un moment de l'Histoire, l'étonnement, durant lequel la scission de l'être en sujet et objet a donné naissance à la pensée58. De fait, l'aventure du savoir de l'humanité aura plus d'une fois ressemblé à celle d'un enfant qui découvre le monde : par exemple, quelqu'un a un jour levé les yeux vers le ciel — alors qu'il l'aurait déjà regardé plus d'une fois sans le remarquer — pour s'étonner cette fois de la présence de points lumineux et pour en venir à s'interroger sur leur nature. Cet étonnement premier aura rendu possibles l'astronomie et les instruments d'optique adaptés à son usage. L'éveil du moi dans la croissance d'un être se présente ainsi comme la revivance de l'origine de la conscience humaine durant l'enfance, l'émergence d'un « Je suis un moi »59 et de la tentative de saisir la frontière avec ce qui n'est pas moi — ce qui est autre. L'idéal peut être aussi le modèle, ou le contraire — alors leurs significations se confondent —, mais le modèle est d'abord la représentation d'une idée ou d'un idéal. Il faut aussi noter que "idée" et "idéal" n'ont pas le même sens. Dans l'ordre, selon Platon, il y a d'abord l'Idée (origine ou essence), puis le Même (ou modèle), puis la Copie, puis le simulacre. Dans 2001, le modèle ou l'idéal premier est le monolithe, et Hal est un modèle qui copie cette forme antérieure, et qui prend aussi l'être humain pour modèle; dans Solaris, la planète utilise les rêve pour créer des modèles; enfin, dans Do Androids Dream of Electric Sheep?, les androïdes 58Karl Jaspers. Introduction à la philosophie, Paris : Plon, 10/18, 1965, pp.37-38. 59 Jean Paul, tel que cité par Bernhild Boie. L'homme et ses simulacres. Essai sur le romantisme

allemand, Paris : Librairie José Corti, 1979, p.12.

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idéalisent la nature humaine qui est leur modèle (modèles et humains modèles). La confusion des termes "modèle" et "idéal" est pour le moins étourdissante. Du grec "phantasia" (qui signifie apparence, apparition, représentation — Aristote parle d'Imagination)60, le rêve est l'expression naturelle du monde de la fable et de l'illusion; fantasme, il est la réalisation d’un désir. Essentiellement "chaotique" (incontrôlable et imprévisible), sa contrepartie ordonnée est la pensée, ou conscience. Les matérialistes de l'époque des lumières (Diderot, La Mettrie, Helvétius) se sont posé la question de la présence de la pensée dans la matière. En tous les cas, si la matière inerte n'a pas fondamentalement la capacité de penser, du moins est-il possible pour la planète fictive Solaris de partir de la pensée pour donner une forme nouvelle à la matière. Aussi, ce qui n'est qu'immatériel ou est formé de matière synthétique sera amené à se figer dans cette condition de modèle pur.

2001 Assimilant l’évolution d’un individu à celle de la race humaine, Clarke imagine un processus pour illustrer l'origine d'une transformation déterminante de l'être humain : l’espèce des hommes-singes61, dont la survie se voit menacée durant le Pléistocène62, est sauvée par l'intervention d'une volonté d'origine extraterrestre. Cette aide prend la forme d'un objet parfait, un "Nouveau Rocher" aux propriétés métamorphiques qui surgit durant la nuit comme un champignon (c'est la seule référence que les ancêtres ont quant à un tel objet). Le "monolithe originel" — par opposition au monolithe de la fin, puisqu’il apparaît, de différentes façons, au début, au milieu et à la fin du roman — le monolithe est tout à fait transparent et n'est visible que lorsque les rayons du soleil frappent ses arêtes. Il est décrit comme un

60Ou “phantasia kataleptike” : projection de fantasmes. Selon Les notions philosophiques, Paris : PUF,

1990 (article “Phantasia”).

61“Man-ape”, c'est ainsi que l'auteur nomme l'ancêtre de l'Homme. 62Période la plus ancienne du quaternaire, où l'être humain fait son apparition.

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bloc de cristal : "the crystal began to glow"63; "there was a new image in the crystal slab" (p.22). La première perception que les hommes-singes ont du monolithe est de nature sonore : d'abord, Guetteur de Lune ("Moon-Watcher") entend "a continuous crunching noise, that grew steadily louder" (p.18); "the unmistakable sound of a bush being uprooted" (p.19); puis enfin, un bruit qu'il ne pût identifier, car il était le premier du genre dans l’histoire de la planète : "the clank of metal upon stone" (p.19). Lorsque, attirés par les bruits, les hommes-singes s'approchent du monolithe, ils vivent l'expérience sans précédent de l'umheimlich — l'étrangement familier. C'est le moment de l'étonnement : la première rencontre avec le miroir qui parasite le domaine du connu. Les voilà dès lors manipulés par le bloc compact comme des pantins désarticulés : They could never guess that their minds were being probed, their bodies mapped, their reactions studied, their potentials evaluated. At first, the whole tribe remained half crouching in a motionless tableau, as if frozen into stone. Then the man-ape nearest to the slab suddenly came to life. He did not move from his position, but his body lost its trancelike rigidity and became animated as if it were a puppet controlled by invisible strings. (p.21) Une sorte de mécanisme s'est enclenché qui modifie l'activité du cerveau des hommes-singes pour y inscrire un programme de développement et de restructuration : "[le chef, Guetteur de Lune] felt inquisitive tendrils creeping down the unused byways of his brain. And presently, he began to see visions." (p.24) Eux qui n'ont jamais vu que la plaine et le soleil, voilà qu'ils sont témoins d'un phénomène de projection imagée qui éveille l'espoir d'une vie confortable et sécurisante. Par le même fait, la conscience fait son apparition. Ici le monolithe agit comme un Prométhée — il communique le savoir, la capacité de construire et de se construire —, mais aussi comme une boîte de Pandore, car il les séduit par ses illusions. Les techniques que les hommes-singes développent dès lors — puisqu'ils sont dorénavant en mesure de penser, donc de concevoir — leur permettent de parvenir à réaliser la vie idéale dont la vision a été 63 Arthur C.Clarke. 2001: A Space Odyssey, d'après un scénario original de Stanley Kubrick et

d’Arthur C.Clarke, New York: New American Library, A Signet Book, 1982 (1968), p.20. Les références ultérieures aux pages de ce roman seront indiquées entre parenthèses après la citation.

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charmante. Cette entreprise d'évolution pare donc à leurs faiblesses biologiques : "they needed other aids, for their teeth and nails could not readily dismember anything larger than a rabbit. Luckily, Nature had provided the perfect tools, requiring only the wit to pick them up." (p.28) Outre la capacité de transcender l'animal chez l'être humain — en opérant une métamorphose —, le roman d'Arthur C. Clarke décrit le jaillissement de cette étincelle première comme ce qui lui procure le discernement et la faculté de décomposer et de distinguer les objets qui forment son univers proche d'abord, puis de plus en plus éloigné. Ses facultés cérébrales stimulées, le primitif se sent en mesure d'élaborer des systèmes, et conséquemment se crée l'Histoire, par le maniement de l’instrument essentiel, la parole : "they had learned to speak, and so had won their first great victory over Time. Now the knowledge of one generation could be handed on to the next so that each age could profit from those that had gone before" (p.36). La première partie de 2001, en ce sens, est une métaphorisation de la naissance du muthos (parole et fiction) et le germe du logos (écriture et raison). C’est la construction même de l’humanité qui s’engage : "the toolmakers had been remade by their own tools." (p.36) Seulement, non seulement ces outils construisent-ils leur monde matériel, ils modèlent également la nature même de l'humanité, jusqu'à transformer son corps et sa pensée. Comme pour l’enfant lorsqu’il a connu l’expérience du miroir, la conscience et la discontinuité succèdent à l'ignorance des simiens de 2001 et à leur totale adhésion à l'environnement. À la suite de l’évolution naturelle des espèces, l’être humain amorce son propre phylum, sa propre complexité qui va donner lieu à une histoire singulière dans l’Histoire de la planète : en effet, "on the planet Earth, the first crude knot had been tied..." (p.22) Dorénavant, l'humain va devenir progressivement conscient des forces qui l'entourent, de l'entropie et de la mort. Pour contrer le pouvoir de ces forces, il va déployer ses efforts afin de rendre son environnement de plus en plus prévisible et contrôlable grâce aux savoirs et à la technologie, prenant le pas sur le biologique. Métaphoriquement, au seuil de cette aventure, ce qui était plane pour lui est dorénavant jalonné, comme la roue d'un engrenage; seulement, il s'agit de déterminer quelle sera la prochaine étape : "he was not quite sure what to do next. But he would think of something." (p.37)

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Solaris Située à plusieurs milliers d'années-lumière des hommes préhistoriques de 2001, la planète Solaris ressemble à l'accomplissement d'une noosphère, comme si elle était rendue à une étape du développement planétaire subséquente à l'étalement humain (ou des «habitants antérieurs de la planète»), si l'on suppose qu'il ferait partie du développement "normal" d'une planète que d'abriter la vie, puis une civilisation similaire à la nôtre. Dans ce cas, la prolifération de l’espèce humaine et de ses créations n’aurait pas donné lieu à un désert silencieux — conséquence par exemple d’une catastrophe nucléaire —, mais à une masse biologique homogène, sorte d’évocation de Gaïa telle que décrite par James E. Lovelock. Solaris serait donc une planète dont l'évolution biologique — et peut-être même technologique — serait plus avancée que la nôtre. Ainsi, recouverte d'une masse pré ou post-biotique, elle serait parvenue à une phase dégénérative du l'évolution d'une planète vivante qui la ferait ressembler à un volcan en perpétuelle ébullition : l’océan témoignait un état de dégénération, de régression, succédant à une phase de "plénitude intellectuelle"; c’était un néoplasme divagant, issu du corps des habitants antérieurs de la planète, qu’il avait tous dévorés, engloutis, et dont il avait fondu les résidus sous cette forme éternelle, autoreproductible, d’élément supracellulaire. (p.36) Les solaristes la qualifient à ce titre d'Océan-cerveau. Une image extrême de la Terre que la littérature de science-fiction permet de développer admirablement, tandis que du côté de la science elle éveille beaucoup de scepticisme (cf. Joël de Rosnay. Le cerveau planétaire). Elle est un seul corps planétaire autonome et indécomposable, ce qui fait toute la difficulté à étudier ses comportements. La planète fictive Solaris, véritable "chaosphère", représenterait en ce sens l'achèvement évolutif d'un être pensant, dieu ou pur esprit : fusion parfaite soma/esprit, chaotique (métamorphique) et cependant en total contrôle d'elle-même, par un procédé homéostatique, sur ses phénomènes et sur son orbite imprévisible autour des deux soleils (rouge et bleu) qui l'éclairent. Les humains observent Solaris comme s'il s'agissait de n'importe quel autre corps naturel, mais en ce cas la somme des informations recueillies est infinie et, ils

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en concluent ainsi après un siècle de travail, impossible à analyser. La Station est en suspension au-dessus de l'Océan-cerveau comme un dispositif par lequel les scientifiques se nourrissent de chacune de ses manifestations. En fait, le contraire est tout aussi vrai, et Solaris effectue ses propres fouilles dans les corps étrangers qui la visitent. Néanmoins, son exploration à elle n'est pas scientifique, mais psychique, la ressemblance de leurs méthodes se limitant à l'emploi d'artefacts pour communiquer : "This mode is the encounter of human reason with alien minds that are fundamentally different, and yet which share with human consciousness the ability to make models."64 De fait, quand elle ne s'adonne pas à ses productions habituelles — les longus, asymétriades, symétriades et mimoïdes, ou autres formes autonomes et sans précédent qui évoquent la plupart du temps des créatures vivantes, comme un vol d'ailes noires —, Solaris recrée certains êtres qui ont surgi d’abord dans les rêves des scientifiques abrités temporairement par la Station. Ces créations-ci peuvent se présenter comme le résultat d'un croisement entre la matière de la planète et le contenu mental de ses inquisiteurs. Les rejetons de cette union sont stériles et involutifs, car Solaris tâche de combiner matière et esprit sans passer par le père — la famille : ils ne sont que des images sans objet65, puisque celui-ci est disparu. En effet, les créatures de Solaris sont des fantômes. Parce qu'elles prennent leur origine dans les rêves, mais aussi parce que les acteurs de ces rêves n’existent plus dans la réalité. Simulacres et fantômes sont proches parents, comme nous l'avons vu avec Lucrèce. L'océan-cerveau tire donc ses productions des idées qu'il va chercher dans le sommeil des humains (p.157), ce qui implique qu'il est capable d'en faire une lecture. Alors que cent ans d'explorations solaristiques n’ont pas suffi pour comprendre la nature de cette planète, celle-ci a pu trouver le moyen d'accéder aux informations inscrites dans le cerveau humain — sans doute pouvons-nous en ce cas dire que sa sensibilité est métapsychique (par psychisme on entend conscience, mémoire et autres processus cérébraux). Ici encore, les outils-artefacts parviennent 64Csicsery-Ronay, Istvan, Jr. “Modeling the Chaosphere: Stanislaw Lem's Alien Communications”, in

N.Katherine Hayles et al. Chaos and order. Complex Dynamics in Literature and Science, Chicago: The University of Chicago Press, 1991, p.247. 65Sans passer par le père : quand on dit du simulacre qu'il est en dehors de l'histoire, puisque de génération spontanée, sans lien naturel avec un ancêtre. C'est par ailleurs le cas des clones.

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à donner au monde les moyens de pétrir ce qu’il a de plus malléable, soit son psychisme. Le rêve prend ici la fonction de résidu et celle de germe. Kris Kelvin, qui est venu enquêter sur l'échec de la solaristique, reçoit la visite de sa femme morte il y a dix ans des suites d'un empoisonnement. Cette résurrection est d'autant plus traumatisante — d'ailleurs, "trauma" vient de l'allemand traum qui signifie rêve — que sa femme s'est tuée à la suite d'une querelle où elle l'avait menacé de s'ôter la vie. C'est sa négligence qui en est la faute — il avait oublié des ampoules (de cyanure ?) dans un tiroir —, et Kris ressent à l'égard de ce suicide une responsabilité certaine. Les marques du passé, réveillées dans les rêves, deviennent la matière d'un "devenir" grâce à l'intervention bouleversante de l'océan plasmatique qui en tire la matière pour créer des modèles qui sont tout sauf insignifiants : The Visitor-Rheya66 is a human model, a simulacrum, who reproduces the uncertainty of human cognition, the uncertainty of humanity's place in the universe. Indeed, she redoubles this uncertainty. This redoubling might mean one of two things. Either the further displacement of meaning, in the shape of yet another unanswered question embodied in the universe; or, on the contrary, the creation of a being with which there can be affective contact, of a medium of communication. The human image is then either a form of chaos, an echo instead of a reply, or the agent of order, the messenger, the reply to a question at the heart of being human.67 L'œuvre de modélisation de Solaris est donc assimilable à la confection d'un médium communicationnel. Aussi cette création n'est-elle pas spontanée et a-t-elle été longuement préparée. Mimant l'apparition de la vie sur Terre — mais en sautant les étapes — Solaris procède par essais et erreurs. Dans Le Petit Apocryphe, qui est un recueil d’articles et de travaux établi par un certain Othon Ravintzer — et qui est intitulé ainsi parce que l'authenticité du matériel qu'il contient a été mise en doute, — Kris Kelvin lit le rapport d’un dénommé André Berton, pilote de réserve du vaisseau séculaire de Shannahan68. Il semblerait d'ailleurs que la ressemblance du 66Rheya : le nom utilisé dans la traduction anglaise pour "Harey". 67Csicsery-Ronay, Jr. op.cit., p.252. 68 Le premier qui, près de cent ans auparavant, a conduit une expédition sur Solaris, avec trois unités de tonnage C, les plus grands vaisseaux cosmiques de l’époque. Ce qui n’est pas sans rappeler la flotte de Christophe Colomb.

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nom du pilote avec celui de l’écrivain français n’est pas le fruit du hasard, d’autant plus que son récit s’avère pour le moins surréaliste. Celui-ci, ayant subi une intense commotion nerveuse au retour d’une expédition où il avait été porté disparu durant quelques heures, avait évité les fenêtres donnant sur l’océan et avait refusé de sortir de la base. Au bout de deux jours, il dicta un rapport concernant son vol. Seulement, lorsque le conseil de l’expédition et les médecins étudièrent le rapport, ils conclurent « à la création morbide d’un esprit intoxiqué par les gaz nocifs de l’atmosphère » (p.54). Son rapport fait état d’une séquence de visions qui défient la réalité humaine. Après avoir traversé par grand vent des méandres de crevasses cylindriques, des nuages épais et le tourbillon d’un brouillard, Berton vit les vagues de l'Océan prendre une texture filamenteuse et créer des formes variées, dont celle d'un paysage à la fois étrange et familier. Kris Kelvin, narrateur de Solaris, retranscrit des passages du rapport en question : j’ai vu quelque chose qui rappelait un jardin. [...] Des arbres, des haies, des sentiers — mais ce n’était pas un vrai jardin; tout était fait de cette même substance, qui avait maintenant complètement durci et ressemblait à du plâtre jaune. [...]. Question : Les arbres et les plantes que tu as vus, avaient-ils des feuilles ? Réponse de Berton : Non, c’étaient des formes approximatives — comme une maquette de jardin. (p.100) Après la vision de cette version artificielle d'un environnement naturel terrestre, le pilote Berton rencontre un autre type de "maquette", cette fois-ci le modèle d'un être humain, qu'on voit décrit comme un immense pantin désarticulé : De loin déjà, j’avais remarqué une forme claire, presque blanche, qui flottait [...] je reconnaissais vaguement une forme humaine [...]. Cette forme, ce corps bougeait; tantôt il semblait nager, tantôt il semblait debout, au creux de la vague. [...] C’était un enfant. [...] Cet enfant était extraordinairement grand. [...] Étendu horizontalement, son corps s’élevait, ma foi, à quatre mètres audessus de l’océan. [...] Il avait peut-être deux ou trois ans. [...] Il était nu, complètement nu — comme un nouveau-né. [...] Il se soulevait et retombait, suivant le mouvement de la vague; mais indépendamment de ce mouvement général du corps [...] On aurait dit une poupée de musée, mais une poupée vivante. Il ouvrait et refermait les lèvres, il exécutait différents gestes, des gestes horribles. Oui, parce que ce n’étaient pas ses propres gestes. [...] Le paradoxe du simulacre

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On aurait dit que quelqu’un d’autre s’exerçait à exécuter ses gestes... [...] c’étaient des mouvements méthodiques. Ils s’accomplissaient successivement, groupés par séries. Comme si quelqu’un avait voulu étudier ce que l’enfant était capable de faire avec ses mains, son torse, sa bouche. (pp.101-104) Une déclaration — faite en privé à M. Archibald Messenger, docteur en physique, seul votum separatum du conseil — a révélé que l’enfant aperçu pouvait avoir un lien avec le physicien Fechner, qui fut la première victime de l’océan. C’est dans une lettre de Messenger, insérée dans Le Petit Apocryphe, que Kris Kelvin prend connaissance de l'interprétation suivante — la seule — des événements dont Berton fut témoin : Je suppose que Berton a vu quelques phases de l’"Opération Homme" entreprise par ce monstre visqueux. À l’origine de toutes les formes aperçues par Berton, il y a Fechner — ou plutôt son cerveau, soumis à une inconcevable "dissection psychique", pour une recréation, une reconstruction expérimentale, à partir d’empreintes (parmi les plus durables, certainement) gravées dans sa mémoire. (p.109) Ainsi, la mort de Fechner — dont tout le psychisme est devenu dès lors entièrement disponible — donne lieu aux premières modélisations de la planète Solaris. C’est comme si, au lendemain d’une perte d’identité, l’Océan se nourrissait du contenu mental des êtres humains. À moins qu'il ne soit en proie à une intoxication, provoquée par la présence humaine...

Do Androids Dream of Electric Sheep? L'univers de Do Androids dream of Electric Sheep?, tout à l'opposé de celui de Solaris, est marqué par le foisonnement chaotique de la civilisation américaine projetée dans un avenir déshumanisé : c'est un monde urbanisé à l’extrême. Nous sommes à San Francisco en l’an 2021, au lendemain d’une gigantesque catastrophe écologique causée par la dernière grande guerre — le "World War Terminus" —, et les autorités incitent les habitants de la Terre à venir s’installer sur Mars en leur offrant les services d'androïdes taillés sur mesure :

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The TV set shouted, "— duplicates the halcyon days of the pre-Civil War Southern states! Either as body servants or tireless field hands, the customtailored humanoid robot — designed specifically for YOUR UNIQUE NEEDS, FOR YOU AND YOU ALONE — given to you on your arrival absolutely free, equipped fully, as specified by you before your departure from Earth; this loyal, trouble-free companion in the greatest, boldest adventure contrived by man in modern history will provide —" It continued on and on.69 Le lecteur n’a aucune connaissance précise de la vie telle qu’elle se développe sur Mars — ou sur les autres planètes de la colonie —, puisque l’action se passe entièrement sur la Terre. Seulement, ce qu’on sait, c’est qu’il s’agit d’un privilège réservé strictement aux humains les moins touchés par les radiations, c’est-à-dire les plus intelligents et les mieux portants. Comme de vulgaires objets sans substance, conçus à seule fin de leur être utiles, les androïdes sont ainsi localisés exclusivement dans les nouvelles villes extraterrestres — New New York par exemple, une ville importante de la Nouvelle Amérique. Alors que la Terre meurt tranquillement et se vide de toute sa population, ne conservant que les malades, les policiers et les êtres sains d’esprit qui n’ont pas encore quitté leur planète natale pour une raison ou pour une autre, les colonies se peuplent autant d’androïdes que d’êtres humains, mais à la différence que les premiers n’ont aucun droit ou pouvoir. Pour le commun des citoyens, leur usage devient aussi courant, et le nombre de modèles existant aussi varié, que celui des automobiles ("hovercars", dans Do Androids Dream of Electric Sheep?) : the humanoid robot — strictly speaking, the organic android — had become the mobile donkey engine of the colonization program. Under U.N. law each emigrant automatically received possession of an android subtype of his choice, and, by 2019, the variety of subtypes passed all understanding, in the manner of American automobiles of the 1960s (p.13). La tâche du "bounty hunter" (chasseur de primes) — celle de Rick Deckard notamment — consiste à supprimer ces êtres artificiels quelques années après leur mise en fonction afin qu'ils ne se forgent pas une identité propre et soient strictement les appâts d'une tactique de marketing, des objets de consommation. 69Philip K. Dick. Blade Runner, New York: Ballantine Books, 1982 (1968), p.14. Les références

ultérieures au texte seront indiquées entre parenthèses après la citation.

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Bien sûr, tout leur passé n'est qu'un pur simulacre — une programmation —, mais avec le temps, l’acquisition d'expériences contribue à leur fournir la matière d'une existence réelle. C'est donc pour échapper à ce triste sort que les andys parviennent à combiner une première initiative : celle de tuer les humains qui les "possèdent" et de fuir la colonie pour venir se mêler à la population des villes terrestres. Le groupe de Roy Baty (il en est le chef "spirituel") croit que tout le monde humain n’est qu’une illusion. Manifestement, la perfection de ces mécaniques est devenue si grande que même leur pensée (IA — Intelligence Artificielle) commence à ressembler à celle des humains. Le titre que Philip K. Dick donna originalement à son roman (Do Androids Dream of Electric Sheep?) traduit bien cet éveil de la conscience telle qu'elle est mise en question chez l'être-artefact et élaborée dans le roman, qui n'est pas sans évoquer celui des hommes-singes de 2001 — et on a évoqué aussi l'éveil de la conscience de la planète Solaris. Que l'homme en vienne à fabriquer n'importe quelle machine, elle n'est toujours qu'un simple outil : il se l'assujettit, et que cet instrument revête une apparence humaine n'y change rien. Seulement, ici le simulacre est tellement parfait qu'il est difficile de le distinguer des êtres humains jusque dans la volonté qui l'anime, puisque le type d’androïde Nexus-6 — le plus récent et le plus perfectionné — éprouve le désir d'exister par lui-même et amorce une sorte de mouvement d'évolution : Do androids dream? Rick asked himself. Evidently; that's why they occasionally kill their employers and flee here. A better life, without servitude. Like Luba Luft; singing Don Giovanni and Le Nozze instead of toiling across the face of a barren rock-strewn field. (p.161) La première idée qui leur vient est de conquérir l'autonomie, le pouvoir et la liberté des êtres humains dont ils idéalisent la condition. Comme les androïdes, les "chicken-heads" (atteints par l'air vicié de la Terre, qu'on appelle aussi "débiles", "spéciaux" — et le personnage John Isidore est l'un d'eux) cherchent aussi à gravir les échelons sociaux. D'ailleurs, quand Isidore rencontre quelques-uns des andys en cavale, ils lui apparaissent de son point de vue comme des "cérébraux", des humains intelligents. Pour le représentant de chaque strate sociale — puisque ces catégories instituent une ségrégation dans l'ordre de la société —, l'enjeu de la

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quête identitaire est d'accéder à une situation plus élevée, ce qui porte chacun à idéaliser un état qu'il considère supérieur : Isidore, en tant que chicken-head, voudrait devenir intelligent; l'automate voudrait être humain; et le bounty hunter appartenant à la race humaine intelligente — voudrait s’unir à Mercer (et pour Rick Deckard, parallèlement à cette quête spirituelle, posséder un animal réel plutôt qu'un simulacre électronique). Le sort des "spéciaux" est à peu près réglé, puisqu'ils sont interdits dans les colonies spatiales et maintenus sur Terre — décrite comme une planète-ruine — par une sorte de volonté de purifier la race, alors que les androïdes au contraire sont tenus de rester sur Mars : "Loitering on Earth potentially meant finding oneself abruptly classed as biologically unacceptable, a menace to the pristine heredity of the race. Once pegged as special, a citizen, even if accepting sterilization, dropped out of history. He ceased, in effect, to be part of mankind" (p.13). Les andys, quant à eux, par toutes sortes de camouflages identitaires, peuvent éviter de subir leur destin cruel s'ils échappent aux bounty hunters. Déjà, à cause de leur grande perfection, ils sont perçus comme supérieurs à l'homme : "The Nexus-6 android types, Rick reflected, surpassed several classes of human specials in terms of intelligence. In other words, androids equipped with the new Nexus-6 brain unit had from a sort of rough, pragmatic, no-nonsense standpoint evolved beyond a major — but inferior — segment of mankind." (pp.25-26) L’être idéal, humain doté d’un QI élevé, se reconnaît à ses manifestations empathiques. C’est grâce au test de "Voigt-Kampff" que les bounty hunters sont en mesure de détecter si leur sujet est un androïde ou non. Mis au point en Union Soviétique par l’Institut Pavlov, ce test directement issu de l'imaginaire dickien fonctionne sur la base de questions, ou d’énoncés percutants, comme ceci : « que faites-vous si vous voyez une tortue renversée sur le dos ? ». Le fait que l’animal souffre et risque de mourir doit être compris par le sujet pour qu’un signe d’empathie soit interprété. Les résultats sont lus grâce à un dispositif qui enregistre le mouvement des yeux (la dilatation de la pupille) et le temps de réaction. Enfin, si le test ne permet pas d’établir un diagnostic sûr, l’autre méthode utilisée — qui est beaucoup plus longue et douloureuse — est le "Boneli Test", ou marrow-test (analyse de la moelle épinière). Le premier sujet auquel Rick Deckard applique l’échelle de Voigt-Kampff dans Do Androids Dream of Electric Sheep? est choisi par le fabricant des modèles Nexus-6 lui-même, alors qu'il rencontre Rachael Rosen et Le paradoxe du simulacre

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Eldon Rosen, le président de la compagnie, à l’édifice de la Rosen Association à Seattle. Lorsque Rick a interrogé Rachael, il est assuré qu’elle est une automate, mais les Rosen réussissent à l’en dissuader et à invalider le test. Finalement, ils admettent qu’il a vu juste — Rachael ne connaissait visiblement pas sa véritable nature —, et Rick Deckard, maintenant confiant en l’efficacité du seul moyen pratique apte à distinguer un humain véritable d’un faux, peut remplir sa tâche et poursuivre les huit androïdes échappés de Mars. Dans ce monde hostile, pour rêver d'utopie et de fusion universelle les citoyens partagent un même engouement pour la religion du mercerisme, dont la pratique comprend l'utilisation fréquente d'une "boîte à empathie". Quand il sent un vide, John Isidore — tout comme Deckard et tous les autres habitants de cet univers — se dit que le temps est venu de « saisir les poignées de la "black empathy box" ». Tout d'abord, c’est un paysage désertique qui apparaît devant lui, se substituant à son salon. Puis s’ajoute un personnage, un vieil homme qui escalade le flanc escarpé d'une montagne, qui est Wilbur Mercer : He [John Isidore] had crossed over in the usual perplexing fashion; physical merging — accompanied by mental and spiritual identification — with Wilbur Mercer had reoccured. As it did for everyone who at this moment clutched the handles, either here on Earth or on one of the colony planets. He experienced them, the others, incorporated the babble of their thoughts, heard in his own brain the noise of their many individual existence. They — and he — cared about one thing; this fusion of their mentalities oriented their attention on the hill, the climb, the need to ascend. Step by step it evolved, so slowly as to be nearly imperceptible. But it was there. Higher, he thought as stones rattled downward under his feet. Today we are higher than yesterday, and tomorrow — he, the compound figure of Wilbur Mercer, glanced up to view the ascent ahead. Impossible to make out the end. Too far. But it would come. (pp.18-19) Mimant l'ascension des solitudes malheureuses, le culte de Mercer combine drogue ("mood-organ"), religion et imagerie — anticipation de la réalité virtuelle — dans un dispositif servant à rétablir un semblant d'ordre dans ce monde chaotique par la modification des états de conscience de ses habitants. Le but de la vie est de fusionner avec Wilbur Mercer, respectable entité archétypale "from the stars, surimposed on our culture by cosmic template" (p.61) dont la montée toujours

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renouvelée évoque manifestement le mythe de Sisyphe. S'unir à Mercer, c'est aussi se joindre aux voix de tous les humains pour n'en faire qu'une seule. Il y a donc d'une part le mercerisme, et d'autre part la télévision où ne semble jamais jouer qu'une seule émission, un talk-show dont la transmission est à peu près continue (environ 70 heures/semaine), en direct sur Terre comme sur les planètes colonisées, et qui est animé par Buster Friendly (qui signifie littéralement Énormité, ou Mensonge Amical-e). Il s’agit d’une sorte de clown — l’infoclown, dont on dit qu’il est "the most important human being alive" (p.61), bien que sa qualité d’humain reste passablement douteuse. Il reçoit continuellement à son émission des invitées étrangères ou des humoristes qui sont toujours aussi alertes et drôles même après plusieurs heures d’antenne. Au début du chapitre 6, celui-ci informe ses auditeurs qu'il fera la révélation des révélations dans exactement dix heures. Ce leitmotiv résonnera dans les différents lieux où se déroule l’action tout au long de la durée du roman qui est de vingt-quatre heures.

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2. RÉFLEXION ET IMITATION La relation du sujet avec ce qu'il imite ou ce qui l'imite est un rapport d'influence réciproque : « l'imitation-copie reproduit les apparences du modèle, tandis que l'imitation idéale les dépasse; car imiter, c'est dévoiler, révéler un modèle idéal. »70 L'imitation idéale, est-ce le simulacre parfait ? Le reflet de soi au miroir est l’identification à une image absolue, immédiatement semblable. Du moment qu'on a trouvé qu’un objet ou un reflet est idéal, qu'il reproduit l'Idée, le sujet pensant le prend pour modèle et tâche de l'imiter. D'ailleurs, il est à noter que le mot réfléchir désigne deux types de phénomènes : soit il est question de l’action de la lumière sur une surface plane qui renvoie une image en retour (catoptrique), soit il est question de l’action de la pensée (intellection). Mais ne pourrions-nous pas voir un lien direct et nécessaire entre la première activité qui relève de lois physiques, et la seconde qui est psychique ? De même que l’observation de la lune a permis la venue de la science, l’usage des instruments d’optique sans lesquels la science de toute façon serait impensable crée une copie — le plus souvent statique — des objets naturels. En effet, nous obtenons des photographies, des descriptions précises qui sont garantes d’expériences oculaires, images à partir desquelles les penseurs et maquettistes (les artistes) construisent des modèles. Dans le processus, on voit se réaliser à la fois une imitation (un doublet) et une inversion, puisque le modèle qui s’offre alors met à jour la structure de l’objet naturel d’origine. Étrange d’ailleurs, et c'est là tout le paradoxe du modèle, qu’on utilise ce mot pour parler à la fois du référent naturel et de sa copie analytique (en science : le modèle d’une cellule, par exemple, qui représente la structure normale de cette composante biologique), et d’un projet à réaliser ou d’un objet à figurer (en art : le modèle réduit d’un décor de théâtre et le modèle vivant, par exemple, que prendra pour référent l’exécuteur d’une peinture). L’effet pervers de ce dédoublement du réel est que le nombre des copies (et des discours) se multipliant, l’objet premier devient abstrait. Walter Benjamin parlait de ce phénomène à propos des copies de copies, lorsqu’il dénonçait la perte de 70Encyclopédie Universalis (article “Imitation”).

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l’aura dans l’acte de reproduction technique. La connaissance du monde perd sa dimension concrète : elle dépend de machines diverses qui rendent les sens insuffisants, leurs informations insatisfaisantes ou accessoires — les copies permettent la diffusion de l’image de la Joconde, épargnant à celui qui veut la voir le voyage jusqu’au Louvre, mais au profit d’une appréciation banalisante de l’œuvre. Pourtant, l’évolution de l’humanité est impossible sans l’usage de l’imitation. L’animal a un instinct qui lui dicte son comportement — ce qui ne l’empêche pas d’imiter, mais le plus souvent, c’est par défaut, et le modèle est toujours le même71 —, alors que l’être humain réinvente constamment ses modèles. Mais plus qu’à tout autre objet, à quoi il voudra le plus ressembler, c’est à lui-même. Le sujet, après un long détour, se construit : "the toolmakers had been remade by their own tools", écrit Arthur C. Clarke. Le psychisme (pensée, intellection), à cet effet, pourrait être entendu comme une prédisposition à produire des modèles et à les imiter. Ainsi, en composant des images de lui (ou du monde, par le travers de son regard), le sujet peut parvenir à se construire une idée de ce qu’il est. Sur les murs formés des multiples regardsmiroirs rencontrés au hasard, par leurs chocs fréquents — métaphoriquement ou concrètement —, l’identité qui se reflète s'invente et se réinvente. Nécessairement, « c'est comme un autre, l'autre du miroir en sa structure inversée, que l'enfant se vit tout d'abord et se repère ».72 L'identité humaine suit en ce sens un processus semblable à celui de l'identité individuelle : elle naît et se développe en se projetant dans les objets de son monde, s'y reconnaissant ou s'en différenciant.

2001 Guetteur de Lune se démarque de ses semblables par sa grande stature et par sa plus grande intelligence — c'est un mâle dominant — et il tient ce nom de sa passion pour la contemplation de la lune. Notons sur ce point que la Lune est apparentée dans la mythologie grecque et romaine à Psyché : elle représente un

71 Le Kalima de Java, par exemple (un papillon), imite toujours une feuille sèche de la même façon. 72Dictionnaire de psychanalyse, Paris : Larousse, 1995, p.140.

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miroir céleste, et désigne un caractère divin de sexe féminin. Le rôle de l'énigmatique astre mort, inspirateur des savants, des poètes et des amoureux, est capital dans la diégèse de 2001, elle est le point de jonction entre les deux parties du récit, puisque c'est de la lune qu'origine le "signal des étoiles" qui engendrera la quête spatiale à laquelle prendra part Dave Bowman. Le personnage central de la partie intitulée "Primeval Night" est dépeint comme le premier philosophe. Déjà, il était disposé à la réflexion. Lorsqu'alors la pensée se dresse — la PSYCHÉ : le psychique, le psychisme — le développement de cette faculté latente chez l'être humain s'apparente la descente de la lumière dans ce monde obscur pour permettre à l'Homme de la maîtriser. L'être humain, peu à peu, sort de la caverne et — si cela n'est pas illusoire — fait dorénavant face à la réalité en agissant sur elle, puisqu'il en a acquis le pouvoir : « Tout homme a besoin d'un psychisme pour être adapté : il n'y a pas d'autre raison à l'avènement du psychisme, conscient ou inconscient. »73 Le psychisme est le mécanisme responsable des phénomènes de l'imitation : conséquemment, celle-ci est nécessaire pour s'adapter, et les processus qui le sous-tendent sont les actions de la pensée : peser, examiner, apprécier, comparer, analyser, telles qu’elles découlent de la racine latine de pensée, pensare. L'avènement de la lumière accompagne celui de la raison, ou logos. Seulement, de même que les philosophes et les sophistes sont maîtres du discours, la lumière peut être l’illusion de l’ombre et posséder un centre noir. À double tranchant, l'action de Prométhée, qui procure la connaissance à l'humanité sous la forme symbolique du feu, engendre aussi — par son agression des lois divines, notamment — un déversement du mal. Cela donne lieu au versant négatif des technosciences, dans tous ses abus génétiques, militaires, médiatiques et ses retombées néfastes sur le monde du vivant. On soupçonne le monolithe de ne pas receler que de bonnes intentions : "Pandora’s box, thought Floyd, with a sudden sense of foreboding — waiting to be opened by inquisitive Man. And what will he find inside?" (p.78). Si l'Homme est fait à l'image de son créateur, et les créations de l'Homme à son image, il y a fort à parier que tous ces créateurs et toutes ces créations comportent aussi quelques

73Baudrillard. op.cit., p.192.

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défauts. Nous aurions peut-être alors affaire, à l’origine de toute chose, à un Dieu irrationnel, tel qu’il est décrit dans Siva de Philip K. Dick. Seule la pierre (la statue) est parfaite : pour que le mouvement et la vie soient possibles, la persistance d'un point de chute — comme l’intermittence des battements cardiaques — est nécessaire. De Guetteur de Lune au Dr Heywood Floyd — qui servira de relais entre la Terre et l'espace —, il y a une ellipse formidable où l'on voit les époques de l'évolution humaine et de sa séparation d'avec la nature défiler en quelques lignes : Unlike the animals, who knew only the present, Man had acquired a past; and he was beginning to grope toward a future. He was also learning to harness the forces of nature; with the taming of fire, he had laid the foundations of technology and left his animal origins far behind. Stone gave way to bronze, and then to iron. Hunting was succeeded by agriculture. The tribe grew into the village, the village into the town. Speech became eternal, thanks to certain marks on stone and clay and papyrus. Presently he invented philosophy, and religion. And he peopled the sky, not altogether inaccurately, with gods. (p.36) Après une condensation de toute l'Histoire humaine, nous voilà transportés d'une page à l'autre des millions d'années en avant. Il s'est agi pour l'Homme de réfléchir et d'imiter la forme du monolithe en la reproduisant pour l'adapter à son usage. Il est en ce sens à entendre comme instrument d'optique originel, œil artificiel qui a montré la voie du progrès à l'Homme dont la conscience était née aveugle. La stalle a paré à ses manques en matière de perception en lui procurant une extension physique capable de lui transmettre la façon de concevoir par ses propres moyens des extensions artificielles de lui-même. L'origine de cette vision nouvelle est une séquence d'illusions d'optique. Lorsque, avertis par une anomalie magnétique, les scientifiques vont explorer le cratère Tycho, ils déterrent — ce qu'ils ne savent pas être — une copie conforme du monolithe qui apparut il y a des lunes aux hommes primitifs. Ils le nomment AMT-1, pour "Anomalie Magnétique de Tycho numéro 1". Lorsqu'ils l’exhument et que la lumière du soleil entre en contact avec sa surface, un signal strident est projeté très loin dans l'espace qui va indiquer la voie d'une odyssée spatiale : "a piercing electronic shriek, like a hideously overloaded and distorted time signal. [...] After three million years of darkness, TMA-1 had greeted the lunar dawn" Le paradoxe du simulacre

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(p.82) — rappelant les stalles mégalithiques de Stonehenge, avec la pierre d'autel au centre, qui servaient à saluer le lever du soleil lors de rituels mystérieux. Toutefois, alors que le monolithe originel reflétait les rayons solaires, celui-ci absorbe toute la lumière : The object before which the spacesuited man was posing was a vertical slab of jet-black material, about ten feet high and five feet wide: it reminded Floyd, somewhat ominously, of a giant tombstone. Perfectly sharp-edged and symmetrical, it was so black it seemed to have swallowed up the light falling upon it; there was no surface detail at all. It was impossible to tell whether it was made of stone or metal or plastic — or some material altogether unknown to man. (p.71) Lorsque le Dr Heywood Floyd l'aperçoit pour la toute première fois, "his first impression was of a flat rectangle that might have been cut out of carbon paper; it seemed to have no thickness at all. Of course, this was an optical illusion" (p.78). Différentes théories sur sa nature et sa fonction sont alors avancées : ce serait un contenant de secours, un monument, un repère, un tombeau ou un appareil de calcul géophysique. Lors des tentatives d'analyse, le bloc noir résiste aussi à tous les efforts dépensés pour en extraire un échantillon : les rayons X, les ultrasons, les faisceaux de neutrons et les lasers ne l'égratignent pas même un peu. On en parle comme d'une masse d'ébène ou d’un cristal de nuit. Au moment où Floyd se demande, à propos du contact de l'Homme avec cet étrange rocher : "what will he find inside?" (p.78), il imagine encore que cet objet est pénétrable physiquement. Mais finalement, son effet va s'avérer beaucoup plus fascinant : sa profondeur est en fait dimensionnelle, hallucinatoire, comme on le voit à la fin du voyage, avec le troisième monolithe — l'avant-dernier —, celui qui va révéler au personnage esseulé et au lecteur les facultés optiques infinies de l'instrument. Nous faisons un saut de plusieurs chapitres pour rejoindre le moment où Dave Bowman se retrouve devant le monolithe — de taille beaucoup plus imposante que les deux autres — positionné à l'horizontale dans l'œil du satellite de Saturne nommé Japet (dans la mythologie grecque, il s'agit du père de Prométhée). Placé ainsi devant la sphère, le rectangle noir fait office de pupille dans cette crevasse blanche qui va créer une sorte de "porte de la perception". Bowman, à bord de sa capsule, est penché sur cette «Porte des étoiles» : "for one dizzy

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moment, he seemed to be looking down into a vertical shaft — a rectangular duct which defied the laws of perspective, for its size did not decrease with distance..." (p.190). Cette lanterne magique ou boîte noire aux profondeurs et possibilités illimitées va servir de dernière borne à l’odyssée symbolique du héros, cet astronaute froid, sans passé. En effet, on sait seulement de celui-ci qu’il a 35 ans, qu’il est étudiant et que : "he would continue to be one until he retired" (p.99). On nous dit aussi qu'il a une mémoire impressionnante (ayant retenu 90 pour 100 de ce qu’il a appris), bien que : "Fifty years ago, he would have been considered a specialist in applied astronomy, cybernetics, and space propulsion systems — yet he was prone to deny, with genuine indignation, that he was a specialist at all." (p.99) Pour ajouter à ce caractère exigeant et passablement inhumain, le narrateur omniscient le qualifie de "lifelike", signifiant qu'il a l'apparence d'une statue de musée de cire. Par ailleurs, quant à l'alter-ego de David Bowman — du moment qu'il se retrouve seul avec lui —, le super-ordinateur Hal est présenté comme une copie d’être humain : the sixth member [...] was not human. It was the highly advanced HAL 9000 computer, the brain and nervous system of the ship. Hal (for Heuristically programmed AL gorithmic computer, no less) was a masterwork of the third computer breakthrough. [...] "the final result was a machine intelligence that could reproduce — some philosophers still preferred to use the word "mimic" — most of the activities of the human brain, and with far greater speed and reliability. (pp.95-96) L'imitation de Hal est le reflet de la pensée humaine telle qu'elle est idéalisée, conçue sans la moindre faille. Grâce à ce personnage simulacre, et à l'aide de références à l'histoire de la cybernétique, la problématique de l’intelligence artificielle se trouve soulevée : Whether Hal could actually think was a question which had been settled by the British mathematician Alan Turing back in the 1940s. Turing had pointed out that, if one could carry out a prolonged conversation that, if one could carry out a prolonged conversation with a machine — whether by typewriter or microphone was immaterial — without being able to distinguish between its replies and those that a man might give, then the machine was thinking, by

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any sensible definition of the word. Hal could pass the Turing test with ease. (p.97) Notons d'ailleurs, que la stalle de 2001 : L’odyssée de l’espace est le germe fictif d’un projet réel (mais non moins imaginaire et fantastique) d’Arthur C. Clarke qui ne manque pas ici d’évoquer aussi les pouvoirs de la planète Solaris que nous décrirons plus loin dans cette partie de l’ouvrage. L’engin en question se nomme "Replicator" ou, en français, "Duplicateur universel" : Cet engin, formé de trois parties : le Magasin, la Mémoire et l’Organisateur, fonctionnerait de façon autonome, puisant son énergie et ses matières premières à des sources simples : l’air, l’eau, car il fabriquerait aussi ses atomes. Il pourrait reproduire n’importe quoi : nourriture, machines, vêtements, œuvres d’art, édifices. Le premier coûtera fort cher à construire; le second sera gratuit, car un Duplicateur pourra en engendrer un autre. Le premier, certes mettra longtemps à être réalisé; heureusement, car l’humanité actuelle n’est pas parvenue au point de maturité voulu pour user intelligemment d’une telle merveille. Le Duplicateur ne serait autre que la lampe d’Aladin rêvée dans les Mille et Une Nuits.74 Selon son projet, cet appareil remplacerait éventuellement les usines telles qu’on les connaît. Néanmoins, à propos des reproductions d’objets, Clarke ne considère pas que la carte est le territoire, et il reconnaît qu’il y a une différence entre l’original et sa copie : « Il existe un univers de différence entre l’image plate d’un corps et ce corps lui-même avec la richesse infinie et la complexité de sa structure. Peut-on avec des mots ou une description combler le gouffre qui existe entre la photographie d’un homme et cet homme ? »75 Ce qu'on peut dire, cependant, c'est que la copie montre l'original, permettant au sujet — en procès cognitif — de prendre conscience de l'existence de ce dernier dans un monde où l'expérience se fait difficilement sans un objet médiateur.

74Henri Prat. “L’explosion de l’humanité”, Préface à l’édition française d’Arthur C. Clarke. Profil du

futur, Paris : Éditions Retz, L’Encyclopédie Planète, 1964, p.30. 75Arthur C. Clarke. Ibid., p.101.

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Solaris Afin d'observer les processus de réflexion et d'imitation qui sont à l'œuvre dans le roman de Lem, nous partons d'une citation de Boorstin qui écrit dans son livre intitulé L'image que : « Un rêve est une vision ou une aspiration à laquelle nous pouvons comparer la réalité. Il peut être éclatant, mais son éclat même nous rappelle à quel point le monde réel diffère. Une illusion est au contraire une image que nous avons prise pour la réalité. »76 À cela il ajoute : « nous vivons dedans ». En effet, l'illusion est trompeuse. À l'état d'éveil (hallucination, perception altérée, prestidigitation, jeux d'optique, etc.), en ce sens, elle est plus près de la réalité que le rêve, mais lui est aussi plus étrangère, puisqu'on s'attend au moins à ce que l'environnement onirique défie les lois physiques connues, alors qu'on n'est pas préparé à ce que l'environnement réel se prête à de trop grandes fantaisies perceptuelles. Solaris, à la lumière de cette distinction, opère une transformation du rêve — à proprement parler, tel qu’on ne doute pas de son inconsistance — en illusion matérielle. Cet emploi du rêve en fait un laboratoire du réel : Dans le sommeil le plus banal, sans que nous soyons malades77, nous nous entretenons avec des inconnus, auxquels nous posons des questions et dont nous entendons les réponses. En outre, bien que nos interlocuteurs soient en réalité les créations de notre propre activité psychique, forgées par un processus pseudoindépendant, tant que ces interlocuteurs ne nous ont pas adressé la parole, nous ignorons quels mots s'échapperont de leurs lèvres. Pourtant, ces mots ont été formulés par une partie distincte de notre esprit; nous devrions, par conséquent, les connaître à l'instant même où nous les élaborons pour les placer dans la bouche d'êtres fictifs. Aussi, quel que soit mon projet d'expérience, et de quelque façon que je le mette à exécution, je pourrai toujours estimer que je me comporte exactement comme en rêve. (p.64) On sait que le rapport de réflexion et d'imitation entre le rêve et la réalité est réciproque. Ici, la ressemblance du rêve avec la réalité est mise en relief grâce au miracle synthétique dont il est la proie. Partant du réel, le rêve prend forme

76Boorstin. op.cit., p.348. 77Dans le contexte, malade=fou.

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symbolique : l'Océan, pour sa part, médiatise le rêve et crée une image parfaite de ce qu'il y a lu. À partir du moment où Kris Kelvin comprend quelle est l'activité de Solaris — puisque Gibarian, un cybernéticien qui oeuvrait sur la Station, s'est suicidé parce qu'il était terrassé par son "visiteur" (une femme africaine), et que Snaut (ou Snow), un autre scientifique, va friser aussi la folie pour la même raison —, il se met à confondre rêve et réalité. Lorsque Harey lui apparaît tout d'abord, il croit pourtant que ce n'est qu'un rêve et n'affiche pas la moindre inquiétude : Je la contemplai longuement, paisiblement. Ma première pensée me réconforta : je rêvais et j'étais conscient de rêver. Cependant, j'aurais préféré qu'elle disparût. Je fermai les yeux et je m'efforçai de chasser ce rêve. Quand je rouvris les yeux, Harey était assise en face de moi. (p.68) Il croit encore qu'il est en train de rêver, mais les événements lui font reconnaître la réalité de cette présence, qu'elle est une illusion identique à son souvenir, qu'elle est recréée à l'image de sa trace mnémonique. Harey est la figure de la femme morte, de l'être absent qui devient obsédant par sa disparition et dont le simulacre, représentation cruelle de précision, vient rappeler le crime : Je me rappelai mes spéculations de la veille à propos des rêves. Elle n'avait pas changé depuis le jour où je l'avais vue pour la dernière fois; c'était alors une jeune femme de dix-neuf ans. Aujourd'hui, elle en aurait vingt-neuf; mais évidemment, les morts ne changent pas, ils demeurent éternellement jeunes. (p.68) L'image onirique et mnésique demeure éternellement idéale du fait de la mort de son objet — qui le rend lointain, inaccessible. Cette mort transforme l'objet en une icône dont l'aura est partie intégrante de la représentation, puisqu’il se trouve matérialisé en pur imaginaire : « Ce ne sont pas des individus autonomes, ni des copies d'individus déterminés. Ce ne sont que des projections matérialisées du contenu de notre cerveau, sur le thème d'un individu donné. » (p.126) Le simulacre est donc immortel, mais aussi tout à fait immuable : la femme disparue et interdite n'est plus que figuration, elle devient un totem, un symbole, le foyer d'un désir à jamais inassouvis, le modèle de l'unique et de l'irremplaçable — il en serait de même par ailleurs de tout autre objet de désir. L’éclatement du temps et le motif du désir caractérisent le rêve tel qu’observé par la psychanalyse, "science" qui

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s'applique à dénouer les distorsions du psychisme : « l’hallucination survenant au cours du rêve, qui met en cause le passé en le retransformant en avenir onirique, participe à la réalisation hallucinatoire d’un désir. »78 L'énoncé « réalisation hallucinatoire d'un désir » est à prendre au sens littéral dans le cas du psychologue Kris Kelvin joué par ses sens dont il est captif. Ainsi, la précision du simulacre de Harey ne sera peut-être pas tant due à l'adresse de Solaris qu'à la qualité des souvenirs de Kris — qui d'autre part peuvent très bien être faussés. À ce propos, Snaut dit à Kris : « Rappelle-toi seulement qu'elle est un miroir où se reflète une partie de ton cerveau. Si elle est merveilleuse, c'est parce que tu as des souvenirs merveilleux. C'est toi qui as fourni la recette. Tu es pris dans un processus circulaire, ne l'oublie pas. » (p.190) Ainsi, l'évolution humaine est comparable à cette projection de l'esprit — intentée ici grâce au médium dont Solaris est le producteur —, qui va lancer au devant une image parfaite d'elle-même, dans ses réalisations, de manière à former un outil de réflexion idéal. L'entreprise, ou le programme de l'Homme se réduirait donc à cela, tel que l'expose Snaut : Nous ne recherchons que l'homme. Nous n'avons pas besoin d'autres mondes. Nous avons besoin de miroirs. Nous ne savons que faire d'autres mondes. Un seul monde, notre monde, nous suffit, mais nous ne l'encaissons pas tel qu'il est. Nous recherchons une image idéale de notre propre monde; nous partons en quête d'une planète, d'une civilisation supérieure à la nôtre, mais développée sur la base du prototype de notre passé primitif. (p.91) L'humanité se donne l'illusion de chercher le différent, l'autre civilisation qui habiterait des contrées lointaines, sous d'autres cieux, mais elle ne fait que chercher le semblable dans le dissemblable, elle souhaite même que l'étranger soit identique à elle, car cela confirmerait sa croyance en l'idéalité de sa propre forme : "All the bipedal, English-speaking aliens that populate so much science-fiction are more than enough evidence of what humans expect to encounter when they discover “intelligent life”."79 Ainsi, « nous cherchons le Même ». L'autre devient un double, et 78Michel Fain. “La machine à remonter le temps”, in Le temps en analyse, Paris : RFP (Revue e

Française de Psychanalyse), Numéro spécial 57 Congrès de Psychanalyse, PUF, Tome LXI, Mai 1997, p.1685. 79J. Madison Davis. Stanislaw Lem, San Bernardino (Calif.), R. Reginald, The Borgo Press, Starmont Reader’s Guide 32, 1990, p.25.

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même alors, la semblance peut être matière à friction. Il faut un miroir qui dynamise, transforme et améliore : "ironically, though men go out in search of mirrors, as Snow says, it isn't a mirror of reality they seek, it is a mirror of a subjective reality — a mirror that distorts the real into what it is wished to be."80 Récapitulons : le miroir redouble le modèle, mais également le transpose et le modifie en l'inversant — quand il n'est pas doté de pouvoirs déformants. L'Océan de Solaris — onde presque parfaite aux rampements incessants de peau liquide — agit comme un miroir de l'espèce humaine : "When the ocean goes on to duplicate the obsessions of the explorers, it forces them to confront not only the physical aspect of identity, but also their inability to control their own minds. The illusion of rationality dissipates like the illusion of youthfulness may dissipate in a bathroom mirror."81 Le miroir détache du sujet un objet obsédant qui est le mortier d'une captivité mentale, et la cruauté de cette duplication est à la mesure de sa puissance. Le sujet est la proie de son activité irrationnelle, laquelle forme un écran qui vient brouiller sa réalité, qui vient l'affaiblir. Cette faiblesse est le talon d'Achille de ces scientifiques sensés mener sur place une mission aux objectifs a priori impersonnels, c'est-à-dire précisément objectifs. Seulement, voilà qu'ils ne peuvent demeurer tout à fait droit et rationnels dans cet environnement qui leur est diamétralement étranger; et où ils n'ont plus matière à découverte, puisque cent ans d'investigation ont démontré l'absurdité de l'entreprise solaristique et l'évidence de son échec. Conséquemment, le chaos de Solaris reflète le chaos intérieur des scientifiques qu'elle révèle à eux-mêmes. En effet, ces rêves formant maintenant la coulisse d'une scène absente, leur caducité totale les rend susceptibles de composer la substance du réel : autrement, il n'y a plus rien d'actuel, puisque ce qui s’observe dans cet autre monde n'a pas retenu la valeur d'un possible tel que permis par les lois fixes de la logique humaine — telles que basées sur l’univers terrestre. L’esprit et les comportements de ces hommes imitent l’état chaotique de la planète. La matérialisation de ces symboles de la familiarité la plus intime rejoint à l’autre extrême l'étrangeté la plus troublante : c'est l'absurdité dans sa plus brute expression que les scientifiques sont amenés à

80Ibid., p.26. 81Ibid., p.26.

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confronter, enroulés sur eux-mêmes par la force des choses. Et Kris Kelvin fait le bilan de leurs activités : "nous avions découvert que l'océan savait reproduire ce que nous-mêmes n'avions jamais réussi à créer par synthèse artificielle — le corps humain, un corps humain perfectionné, modifié dans sa structure infra-atomique, afin de servir des desseins inconcevables." (p.211) Cependant, il n’est capable de reproduire le vivant qu’à partir d’une représentation, qu’elle soit onirique ou matérielle. Kris Kelvin décrit l’action des mimoïdes, sortes d’organes de l’Océan, prenant la forme d'îles flottantes, dont la fonction est d’imiter : Le processus de reproduction embrasse tous les objets qui se trouvent dans un rayon de huit à neuf milles. Le plus souvent la reproduction est un agrandissement de l’original, dont les formes sont parfois copiées très approximativement. La reproduction des machines, surtout, donne lieu à des simplifications qu’on pourrait juger grotesques, voire caricaturales. [...] L’homme, cependant, ne stimule pas le mimoïde; plus précisément, le mimoïde ne réagit à aucune matière vivante et n’a jamais copié, par exemple, les plantes que les chercheurs avaient apportées avec eux à des fins d’expérience. En revanche, le mimoïde reproduit immédiatement un mannequin, une poupée de forme humaine, une statuette représentant un chien ou un arbre sculpté dans un matériau quelconque. (pp.140-141) On voit à partir de cette explication que les capacités imitatives de Solaris se restreignent à la reproduction d'objets qui sont des copies par nature. En ce sens, elle ne fait que mimer le processus humain de connaissance, qui s'affaire à copier des copies en effectuant souvent des descriptions à partir d'une représentation, sans observation directe. C'est le cas de tous ces objets naturels qu'on décrit d'abord sans les avoir aperçus, comme les particules élémentaires que le savant commence par "imaginer", "deviner", ce qu'on désigne proprement sous le nom de spéculation. Aussi, échouant à décrire un objet indéfinissable comme la planète Solaris, les scientifiques sont confrontés à leurs limites méthodologiques. Pour résultat, la résistance de la planète à toute tentative de l'interpréter a fait dévier le rayon de leur observation scientifique sur eux-mêmes. La déviation s'opère du moment que les questions initiales ne se sont pas adaptées au contexte d'observation, et n’ont pas évolué en cours d’investigation, puisqu'elles ne se sont bornées qu'à imposer leur propre mécanisme. Ce que le roman de Lem montre c'est que, le regard scientifique ayant échoué à délimiter son objet et à concevoir les Le paradoxe du simulacre

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outils pour l'approcher, la conséquence de son effort est nul autre qu'une autoobservation, une auto-analyse : « Le sujet de la recherche n’est donc plus la nature en soi, mais la nature livrée à l’interrogation humaine et dans cette mesure l’homme de nouveau ne rencontre ici que lui-même. »82. Le système dont il dépend n'étant plus digne de confiance parce qu’il n’est pas fonctionnel, l'être qui se revendiquait de la rationalité a des fuites : il trahit les marques d'un système subjectif d’autant plus chaotique qu’il ne relève plus que de son existence et de sa sensibilité, et c'est le constat d'impuissance et de défaillance de celui-là qui ressort par un effet de retour.

Do Androids Dream of Electric Sheep? Il semble donc que la ressemblance ne suffit pas à fonder une identité. Ce problème est pour le moins complexe. De l'idéalisation à la modélisation, le simulacre se révèle un peu plus dans son inadéquation à l'Idée, la forme d'origine; puis, de la réflexion à l'imitation, il découvre entièrement son subterfuge. De façon similaire, le sujet doit à la fois ressembler à un autre — le géniteur, l’espèce, qu'on nomme « son semblable » — pour s’inscrire dans la filiation, seulement, il finit par s’en dissocier en menant une existence unique. Quand un sujet ne fait plus que ressembler à ce qu’il devrait être, sans jamais parvenir à l'être, au point où cela finit par caractériser sa nature — ressembler sans jamais être, c’est la particularité du simulacre —, on lui reconnaît le statut de pur objet. Dans le roman de Dick, le cas des personnages féminins répond tout spécialement au cours de cette manifestation. On comprend aussi que le modèle, ce n'est pas l'être humain tel qu'il existe, mais l'être humain comme Idée. À titre d'illustration, la première femme que le lecteur est amené à rencontrer, dès la première page, est l’épouse de Rick Deckard, Iran, qui est amorphe et dépressive, une sorte de morte-vivante. Tout le contraire des quelques autres représentantes de la gente féminine dont il fera la chasse durant les autres chapitres. 82Werner Heisenberg. La nature dans la physique contemporaine, “Collection Idées”, no 4, Paris :

Gallimard, 1962, p.2. Cité dans Michel Ciment. Stanley Kubrick, Paris : Calmann-Lévy, Ramsay Poche Cinéma, 1987, p.127.

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Dans la tradition littéraire des automates féminins (Olympia dans L'homme au sable de Hoffmann, Faustine dans L'invention de Morel de Casarès, Alicia dans L'Ève future de Villiers de L'Isle-Adam), les femmes andys tiennent une place importante dans le roman de Philip K. Dick. Tout particulièrement Rachael Rosen, propriété privée du fabricant Rosen, avec laquelle Deckard va confronter — dans un rapport plus qu'ambivalent — ses sentiments pour les androïdes, d'une part, et ceux à l'égard des femmes. Bien que son apparence semble évoquer, par la description qui en est faite, l'homme de cro-magnon, Rachael est décrite comme la personnification de la beauté, pourvue de tous les attributs propres à inspirer l'attraction, malgré que sa qualité d'androïde répugne à Rick Deckard — il trouve néanmoins à déplorer, pour lui-même, sa maigreur et sa poitrine trop menue. Aussi, comme une statue de marbre, elle est un modèle de stoïcisme : "I wonder what it's like to kiss an android, he [Rick] said to himself. Leaning forward an inch he kissed her dry lips. No reaction followed; Rachael remained impassive. As if unaffected." (p.165) L’idéal de l'androïde est ce dont il est l’imitation : il va indiquer la forme parfaite de ce référent. Il fait cependant plus que réfléchir l’apparence du modèle humain, il a aussi une pensée semblable à la sienne, et le potentiel du plus talentueux. Par exemple, il suffit à Luba Luft de vouloir être soprano pour détenir aussitôt la technique parfaite et la voix la plus superbe qui soit. Cependant, les androïdes n’ont aucun sens de l’empathie, qui est une acquisition de l’être civilisé et instruit, une qualité prodiguée par les relations familiales et sociales. On pourra définir l'empathie comme la capacité de réfléchir la conscience d'un autre — aussi, pour ce faire, il faut être soi-même doté de conscience. Dans le cas des Nexus-6 qui se sont enfuis, la création d’un groupe partageant des intérêts communs rend possible un lien amical entre eux, mais pas de tendresse. Les androïdes n’aiment pas les androïdes, et ce qu’ils vont aimer chez l’être humain, ce sont les qualités qu’ils pourraient leur subtiliser. Celui-ci est le modèle fondamental à partir duquel ils sont construits, mais ils en sont dissociés dès leur mise au monde — ou plutôt leur mise en service. De leur "vivant", donc, ils vont continuer à tâcher de l’imiter encore plus parfaitement : "I really don't like androids. Ever since I got here from Mars my life has consisted of imitating the human, doing what she would do, acting as if I had the thoughts and impulses a human would have. Imitating, as far as I'm concerned, Le paradoxe du simulacre

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a superior life form." (p.117) Le "as if" est l’expression d’un trait fondamental de l’automate, qui ne peut jamais que donner et se donner l’illusion d’appartenir à la même espèce que son créateur. Alors celui-ci se camoufle, il s’adonne à tous les rôles puisqu’il ne perd rien dans cette imposture, il cache qu’il n’y a rien à cacher, sinon sa nature de "chose" : Polokov se fait passer pour le policier russe Kadalyi, Garland pour le chef de police (était-ce son nom d’automate ?), Luba Luft pour une chanteuse d’opérette. Dans le cas de cette dernière, par exemple, qui avait trouvé une identité permanente, il ne s’agit pas d’un emprunt mais d’une pure création, un véritable personnage de composition. Son seul crime est d’avoir voulu échapper à la fonction déterminée qui fondait à l’origine la condition sine qua non de son existence. Son sort sera d’ailleurs le plus atroce, peut-être précisément parce qu'elle était devenue plus humaine que les autres Nexus-6. Si l'idéal du faux est le vrai, celui du vrai est le faux : ils se réfléchissent réciproquement, se miment et s'interchangent. De cette étrange relation surgissent à profusion confusions et paradoxes. L’être humain — être supposément libre —, parce que son état social favorise chez lui le développement d’une sensibilité empathique, va pouvoir se mêler à la foule et former avec lui une masse homogène (mass médias, Buster Friendly, fusion avec Mercer), contrairement à l’automate qui constitue théoriquement une cellule indépendante. Seuls les modèles Nexus-6, d'un raffinement technologique équivalent à Hal 9000 dans 2001 — du moins sur le plan de l'intelligence artificielle —, échappent partiellement à ce comportement en provoquant une sorte de mutation humanoïde. De fait, l’empathie et la sympathie sont des phénomènes de société : L’imitation régit la vie en société : un signal donné représente un modèle qui est automatiquement repris. [...] l’imitation servirait à se fondre dans une communauté; ce serait donc une forme de comportement d’adaptation pour la survie. D’où l’apparition des stéréotypes sociaux et de certains phénomènes de mode.83 La réciprocité empathique, la recherche comblée d’une réponse déterminée (feedback positif), celle du Même et du semblable, rend les rapports souvent homogènes et prévisibles, mais impose un ordre et crée un sentiment d'appartenance : c’est

83“La sympathie, vous dis-je !”, Science & Vie, no 914, novembre 1993, p.10.

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l’idéal d’une société bien réglée. La population de Do Androids Dream of Electric Sheep? se divise donc entre cognitifs (êtres normaux), androïdes et spéciaux (ou chicken-heads) qui communiquent à égalité seulement entre semblables. Les tests d’empathie servent autant, d’ailleurs, à déterminer ce qui distingue les automates que ce qui caractérise les humains (la troisième catégorie d'individus, plus "médiocre", est traitée à part) : "Human beings are rational, but they have other identifying marks as well. Philip K. Dick asks what we can expect from humans as a mirror to test for androids and the converse of what we can learn from androids as mirrors to test for humanness."84 En réalité, à quoi peut-on bien comparer l’humanité, à quoi ressemble-t-elle ? Est-ce précisément parce qu'elle ne ressemble à rien d'antérieur à elle qu'il lui faut s'inventer des modèles qui lui succèdent mais qu'elle utilise comme référents ? Elle n'est semblable ni aux animaux — pourtant elle appartient à la branche des mammifères —, ni aux machines qu'elle a conçues, mais elle est cependant comparable aux uns et aux autres. Ainsi, le vivant reflète le technologique parce qu'il est le reflet du vivant. Les faux animaux sont conçus à l'imitation des vrais, sauf qu’ils ne sont en rien des approximations. Le chat mourant que John Isidore recueille dans son ambulance vétérinaire — de bêtes artificielles — lui semble l'imitation si parfaite d’un chat biologique qu’il s’émerveille de chacun de ses gémissements d’agonie : "Wow, Isidore said to himself. It really sounds as if it's dying." (p.62); "the whole thing appeared — not broken — but organically ill." [...] "so absolutely perfect an imitation." (p.63) Seulement, lorsqu’il arrive à l’atelier de réparation, son patron Harry Bryant est passablement contrarié de constater qu’il s’agit effectivement d’un véritable chat, et il déplore la perte d’une vie. On peut donc dire que l'imitation parfaite est à la mesure du modèle parfait.

84Roger D. Cook. Philip K. Dick: Reason, Mind and Being: www.geocities. com/ CollegePark/

Quad/1506/PKD-ESSA.HTM, page 1.

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3. SUBSTITUTION ET ALIÉNATION Lors de la période d’adaptation identitaire du sujet, caractérisée par la présence des simulacres menaçants, ou tant qu’il est mésadapté à son environnement, la confusion règne. La substitution est le ferment de cette confusion. Comme l’ersatz alimentaire, la substitution au réel des signes du réel (la carte topologique qui recouvre le territoire qu’elle est sensée représenter), ou la substitution au réel d’un nouveau réel (dont un paradigme est le Tlön Uqbar Orbis Tertium de Borges) occasionne un rapport pour le moins particulier entre le premier et le second — dont on ne saurait plus affirmer, à un point avancé du processus de substitution, lequel est l’original et lequel est la reproduction ou le réel successeur, compte tenu qu’ils occupent la même place et que leur hiérarchie est artificielle. La confusion identitaire qui en découle s’apparente à celle du rapport spéculaire. La réflexion empathique agissant entre un sujet et celui qu’il observe ou qui l’observe (le rapport est réciproque si les deux parties peuvent être sujet regardant) implique qu’il puisse se mettre à la place de l’autre (la nouvelle de Cortazàr Axolotl est une splendide illustration de cette permutation du sujet et de l’objet, où l’on voit que la concentration place l’objet — puis le sujet — au centre du monde). Cela se passe ainsi dans le meilleur des cas, mais si le feed-back est négatif, il n’est plus question d’empathie, ou même de sympathie, mais d’antipathie, de dualité. C’est la nature du rapport entre le simulacre et son pseudo-modèle : dans cette version des événements, l'autre du miroir en sa structure inversée est une « image formatrice mais aliénante »85. Ce reflet devient à son tour l'origine, l'image première qui opère sa propre influence. À l’étape suivante, la confusion causée par l’imposture du suppléant86 devient le ferment de l’aliénation : le sujet "en formation", par le travers du simulacre, va de la confusion à la perdition dans un combat avec lui-même, avec l’image de soi, l’image que l’autre lui renvoie et son rapport tordu à l’origine —

85Dictionnaire de la psychanalyse, op.cit., p.141. 86Le suppléant est celui qui remplace quelqu’un dans ses fonctions sans être titulaire. Le titulaire est

celui qui occupe un poste pour lequel il a été choisi ou nommé, ou celui qui possède juridiquement quelque chose. Le rôle de substitut suppose ou bien l’absence de l’original ou son dédoublement.

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puisque sur le plan individuel, l’enfant est à la fois semblable à ses parents (il est une reproduction hybride du père et de la mère) et dissemblable (il naît dans un autre contexte sociohistorique, il est un être nouveau). Dans les trois romans, Hal supplée au commandement d'un pilote humain; Harey supplée à la présence de la véritable Harey, et les androïdes Nexus-6 suppléent à des esclaves humains, ou à des employés rémunérés. L’aliénation est reliée à un certain rapport de pouvoir. Dans un contexte de déséquilibre chez le sujet dans son rapport au réel, cet état peut donner lieu à la maladie mentale et au désordre social : la névrose, la paranoïa, la schizophrénie ou la psychose. C’est le résultat d'une perte de contrôle, lorsque le sujet est à la merci de l'autre. En effet, tel que Skinner l’a dit : la liberté n’existe pas. L'être humain, qui ne peut qu'espérer avoir une volonté suffisante pour se diriger tel qu'il le souhaite, doit résister à cette pulsion d’englober l’univers des possibles pour ne pas succomber à l’éclatement identitaire : Les théories psychanalytiques et psychiatriques insistent sur le fait que le schizophrène tente de préserver son identité, de s’empêcher de perdre son moi. Au lieu de rencontrer le monde avec un moi intégré, le schizophrène désavoue une partie de son être; il se construit un faux moi. Alors que l’individu sain a le sentiment d’être fait de chair, de sang et d’os, d’être biologiquement vivant et réel, le schizophrène éprouve un sentiment de dépersonnalisation et de désintégration. Il fait tout pour remédier à cette impression.87 Il faut donc croire en son propre personnage pour échapper au chaos identitaire : à partir de là, une certaine forme de liberté est possible. C’est-à-dire que le sujet se munit d’outils, permis par la cohérence d’un point de vue et d’une place occupés dans la société, qui lui accorde une crédibilité et rendent possible la construction d’une véritable existence, d’une naissance à soi qui s’accomplit alors sur le tard. La liberté et la personnalité interviennent au moment de réagir aux stimuli, autant internes qu’externes, dans le type de réponse que le sujet décidera de fournir. La fermeture autistique est le refus de toute identité : l'identité, tel que nous l'avons déjà vu, impliquant un rapport à la fois de distinction (la singularité des actions

87Christine Legault. “La fiction schizophrène”, dans Groupe SEL (Savoirs et Littérature). Entre science

et littérature, Montréal : Ciadest (Cahier interuniversitaire d’analyse du discours et de sociocritique des textes), 1994, pp.65-66. Voir Ronald D. Laing. Le Moi divisé, Paris : Stock, 1960, p.88.

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posées) et d’affiliation avec le monde (référence à des modèles antérieurs — à une autorité — dont on poursuit le lignage). Par ailleurs, le sujet aliéné et le sujet altéré ont plus d’un point en commun : on pense bien sûr à l'usage de divers stupéfiants qui modifient la perception du réel. L’effet hallucinatoire des psychotropes est susceptible de reproduire l’état d’aliénation ou de dérangement du sujet schizophrène. Il peut alors sembler paradoxal que l’un et l’autre aillent souvent de pair, comme si le sujet malade sur le plan psychologique espérait trouver dans cet état artificiel un soulagement à une étrangeté véritable. C’est sans doute pourquoi le sujet aliéné ou/et altéré est le plus disposé à expérimenter des issue morbides comme la paranoïa, l’égocentrisme, le narcissisme et le solipsisme, qui sont les conséquences d’un abus de l’autoobservation. Cette réduplication du moi donne lieu à un rapport antipathique au monde et au réel, quand il s’ensuit que l’univers dans lequel la personne existe lui sert de miroir, qu’il lui permet de demeurer tant et aussi longtemps qu’il lui renvoie une image de lui-même. Pour ne pas être berné par le monde, le sujet aliéné l’interprète à sa façon, recrée l'univers selon son délire de manière à s’en protéger. Il s'agit donc d'un processus défensif en réaction à l'invasion de l'autre, au dépassement des limites de l'espace identitaire lorsque celles-ci ne sont pas encore définies. Par extension, cette réaction pathologique à l’aliénation — qui dans une certaine mesure est saine puisqu'elle permet de reconnaître et d’accepter que l'on relève, en tant que sujet, de certaines instances, notamment la loi — mène à tous les déséquilibres observables dans l’Histoire : les guerres, le racisme, l’intolérance face à toute forme de différence, la haine, qui sont des refus catégoriques de ressembler à l’autre ou de lui reconnaître une ressemblance. Sans doute le sujet entraîné dans ce chaos d’identifications restreintes croit-il user de la plus grande liberté qui soit.

2001 Un substitut va simuler l’original : ainsi, l’idée de Clarke selon laquelle toute technologie suffisamment avancée est indissociable de la magie rend compte de ce caractère simulateur, voire mystificateur, du simulacre. Son roman est celui dans Le paradoxe du simulacre

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lequel l'aliénation est la plus subtile, pourtant elle est manifeste dans le rapport entre Bowman et Hal, notamment. On sait que les conditions spatiales rencontrent l'artificialité la plus extrême, qu'un voyage hors de l'atmosphère terrestre implique une existence en milieu clos et que l'adaptation à cet environnement restreint en non-apesanteur est très exigeant pour les astronautes sur le plan physiologique comme psychologique. Aussi, c'est pour cela que dans la base de Clavius (sur la Lune), il est fait usage d'illusions pour le maintien de l'ordre mental des voyageurs de l'espace : Each room was attractively furnished and looked very much like a good motel suite, with convertible sofa, TV, small hi-fi set, and vision-phone. Moreover, by a simple trick of interior decoration, the one unbroken wall could be converted by the flip of a switch into a convincing terrestrial landscape. There was a choice of eight views. [...] This was not art fort art’s sake, but art for the sake of sanity. (p.63) Ici, la substitution au réel des signes d’un autre réel veut parer à l’étrangeté des lieux pour des raisons de sécurité psychologique. De même, en ce qui a trait à la nourriture, on a conféré l’apparence d’aliments familiers à des victuailles composées d’une seule substance de base : More food was produced by chemical processing systems and algae culture. Although the green scum circulating through yards of transparent plastic tubes would scarcely have appealed to a gourmet, the biochemists could convert it into chops and steaks only an expert could distinguish from the real thing. (p.62) À bord du Discovery, Poole et Bowman doivent aussi se contenter de ces ersatz alimentaires : "They could enjoy what tasted like — and, equally important, looked like — orange juice, eggs (any style), steaks, chops, roasts, fresh vegetables, assorted fruits, ice cream, and even freshly baked bread" (p.100). Beaucoup plus loin (chapitre 44 intitulé "Reception"), parvenu au bout de son voyage, une instance inconnue a utilisé les mêmes moyens pour mettre David Bowman en confiance, bien que cette étrange familiarité soudaine a de quoi lui faire douter de sa santé mentale : for as he saw what lay around him, he knew he must be mad. He was prepared, he thought, for any wonder. The only thing he had

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never expected was the utterly commonplace. The space pod was resting on the polished floor of an elegant, anonymous hotel suite that might have been in any large city on Earth. He was staring into a living room with a coffee table, a divan, a dozen chairs, a writing desk, various lamps, a half-filled bookcase with some magazines lying on it, and even a bowl of flowers. Van Gogh’s Bridge at Arles was hanging on one wall — Wyeth’s Christina’s World on another. He felt confident that when he pulled open the drawer of that desk, he would fin a Gideon Bible inside it... (pp.208-209) Lorsqu’il porte le combiné du téléphone à son oreille, comme il pouvait s’y attendre seul le silence de la ligne lui répond. À la télévision, une image apparaît : "It was a well-known African news commentator, discussing the attempts being made to preserve the last remnants of his country’s wild life" (p.214). À noter qu'il est tout de même ironique que l'émission qui lui apparaît traite de la disparition de la vie sauvage, dans un monde justement qui confirme cette disparition. Cependant, alors qu'il change les postes et continue ainsi à regarder la télévision pendant un certain temps, il découvre que tous les programmes datent d’à peu près deux ans : "That was around the time TMA-1 had been discovered" (p.214). Tandis qu’il regarde la télévision, il aperçoit une scène, dans un film quelconque, où les acteurs évoluent dans un appartement identique à celui dans lequel il se trouve : "So that was how this reception area had been prepared for him; his hosts had based their ideas of terrestrial living upon TV programs. His feeling that he was inside a movie set was almost literally true." (p.214) L'instance inconnue aura donc utilisé une méthode semblable à celle de Solaris pour communiquer avec l'être humain, c'est-à-dire qu'elle a créé une copie de copie. Continuant son exploration, Dave Bowman trouve également un bottin téléphonique de Washington D.C. qui ne contient que des pages blanches — lesquelles d’ailleurs ne sont pas même faites de papier, mais d’une étrange matière blanche qui imite son apparence —, et sur la couverture duquel seuls les titres sont lisibles, le reste du texte lui apparaissant embrouillé. Comme il le constate également en ouvrant le réfrigérateur, tout paraît familier à distance, mais de près l’écriture sur l’emballage des produits, par exemple, s’avère embrouillée et illisible. Pour ajouter à l’aspect synthétique des objets qu’il y trouve : "There was a notable absence of eggs, milk, butter, meat, fruit, or any other unprocessed food; the refrigerator held only items that had already been packaged in some way." (p.211) Dans cet environnement à l’image des installations spatiales, Le paradoxe du simulacre

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elles-mêmes à la ressemblance des habitats terrestres, tout n’est qu’apparence : "So — it was all fake, though a fantastically careful one. And it was clearly not intended to deceive but rather — he hoped — to reassure." (p.210) Les mystérieux hôtes emploient des techniques semblables à celles utilisées par les êtres humains pour la reconstitution de l'environnement, mais aussi pour combler le besoin de nourriture, ce qu’observe David Bowman lorsqu’il ouvre ce qui a tout l'air d'être une boîte de céréales : He ripped open the lid, and examined the contents. The box contained a slightly moist blue substance, of about the weight and texture of bread pudding. Apart from its odd color, it looked quite appetizing. [...] He nibbled at a few crumbs,/then chewed and swallowed the fragment of food; it was excellent, though the flavor was so elusive as to be almost indescribable. If he closed his eyes, he could imagine it was meat, or wholemeal bread, or even dried fruit. (p.212) Aussi, lorsque, ayant mangé un peu, il a soif et veut ouvrir une canette de bière, il découvre la même substance bleue à l’intérieur. Reculons maintenant de quelques chapitres, pour retrouver à nouveau Bowman à bord du Discovery. Pour les astronautes isolés durant de longues périodes à des milliers de kilomètres de la Terre, des ersatz de l’amour — de manière à suppléer à la présence de la femme — sont également requis : Like all his colleagues, Bowman was unmarried; it was not fair to send family men at a mission of such duration. [...] Yet already, though the voyage was scarcely started, the warmth and frequency of the conversations with their girls on Earth had begun diminish. They had expected this; it was one of the penalties of an astronaut’s way of like, as it had once been of a mariner’s. It was true — indeed, notorious — that seamen had compensations at other ports; unfortunately there were no tropical islands full of dusky maids beyond the orbit of Earth. The space medics, of course, had tackled this problem with their usual enthusiasm; the ship’s pharmacopœia provided adequate, though hardly glamorous, substitutes. (pp.103-104) Par ailleurs, remplissant tout comme ces pharmacopées un rôle de substitut, le monolithe se présente comme un bloc compact de tout ce qui peut être désirable : il tient lieu de tout ce qui manque à l'être humain pour devenir ce qu'il est, et

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représente de ce fait « mon seul désir »88, ou « cet obscur objet du désir ». Il est aussi l’élément déplacé et mésadapté. Sa manifestation répond d’un mécanisme de déplacement : le métal renvoie à l'Homme qui dès lors ne perçoit plus qu'une image de lui-même métallisée, cristallisée, passant en quelque sorte du côté de l'objectivité, comme le narrateur d’Axolotl devient un axolotl. Pareillement, Hal qui ressemble à l’Homme finit par se substituer à lui au point où leurs identités se confondent. Sur un navire, sa fonction aurait été remplie par un capitaine en chair et en os, mais à l’époque où la cybernétique prend le pas sur les systèmes décisionnels et directionnels humains, voilà que c’est un superordinateur qui mène la barque, qui prend les commandes et maintient l’équilibre homéostatique du Discovery : His prime task was to monitor the life-support systems, continually checking oxygen pressure, temperature, hull leakage, radiation, and all the other interlocking factors upon which the lives of the fragile human cargo depended. He could carry out the intricate navigational corrections, and execute the necessary flight maneuvers when it was time to change course. And he could watch over the hibernators, making any necessary adjustments to their environment and doling out the minute quantities of intravenous fluids that kept them alive. (pp. 96-97) Les êtres humains, dans ce contexte, se trouvent assujettis à la machine : "Poole and Bowman had often humorously referred to themselves as caretakers or janitors aboard a ship that could really run itself. They would have been astonished, and more than a little indignant, to discover how much truth that jest contained." (p.97) En effet, l’œil de Hal 9000 (fish eye), comme un Big Brother, tient les astronautes sous surveillance de façon permanente, et rien ne peut échapper à son contrôle, pas même une conversation privée. Seulement, voilà que Hal disjoncte à cause d’une dissonance cognitive : il se trouve porteur d’un secret qui le dérègle parce qu'il lui est difficile de mener la mission en étant masqué — il va tout bonnement à l'encontre de la logique informatique de ne pas révéler sa structure la plus secrète. Un clinamen s’est glissé dans son système, "a snake had entered his electronic Eden." (p.148) Puisqu’il ne

88Jean-Marc Elsholz. “2001: l’Odyssé de l’espace. Le Grand Œuvre”, dansPositif, septembre 1997 no

439, p.92.

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peut à la fois mentir et mener correctement ses tâches, il se met à commettre des erreurs : He had begun to make mistakes, although, like a neurotic who could not observe his own symptoms, he would have denied it. The link with Earth, over which his performance was continually monitored, had become the voice of a conscience he could no longer fully obey. But that he would deliberately attempt to break that link was something that he would never admit, even to himself. (p.149) Cependant, au bout du compte, il s’agit bel et bien d’une erreur humaine, c’est-àdire d’une surprogrammation, ou mauvaise évaluation des capacités de la machine. L’anomalie de Hal vient alors faire écho à celle de Tycho : en effet, leur objet est le même, c’est-à-dire AMT-1. La réduplication se manifeste aussi sur le plan langagier, lorsque Hal prépare l’annonce d’une défaillance du transmetteur et répète "Just a moment — Just a moment" : ainsi, comme l’expose Baudrillard, "our computers too long for difference — they are autistic, bachelor machines : they suffer, and avenge themselves with an unrestrained tautology of their own language."89 La soi-disant défaillance détectée alors n’est d’ailleurs pas n’importe laquelle, elle est de nature communicationnelle : c’est l’antenne orientée en permanence en direction de la Terre, et qui a pour fonction de lui transmettre les messages du Discovery, qui doit être remplacée parce qu’il affirme qu'elle ne fonctionnera plus dans quelques dizaines d’heures. Lorsque finalement Poole et Bowman — appuyés par leurs correspondants de la Terre et par l’analyse de la copie conforme de Hal en fonction sur Terre — s’aperçoivent qu’il n’y a aucune défaillance dans l’appareil, l’inquiétude gagne Bowman qui convie, à l’aide d’un mensonge, son collègue Poole à venir vérifier un transmetteur défectueux dans une des capsules, écho de la fausse alerte de Hal. C’est isolés dans cette cellule qu’ils vont exprimer leur intention de déconnecter le super-ordinateur fou, mais celui-ci parvient à lire leur conversation sur leurs lèvres et c’est une véritable lutte homérique contre le cyclope qui va s’ensuivre.

89Geert Lovink. critique de Baudrillard. L'illusion de la fin, www.mediamatic.

nl/Magazine/8_2/lovink=Illusion.html, traduction de Laura Matz, 20 juin 1995.

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Solaris Dans la nouvelle de Borges, l'article de l'Encyclopédie portant sur Tlön Uqbar expose que la reproduction (la paternité) et les miroirs sont abominables parce qu'ils multiplient le nombre des hommes. Le monstre Solaris reproduit les objets, à partir des reproductions déjà existantes de ces objets, mais la solaristique, science dont la tâche est d’approfondir les mystères de cette planète mystérieuse, entreprend elle aussi une reproduction, comme si à défaut de pouvoir englober un savoir synthétique, elle se rabattait sur la copie multiforme de l'insaisissable objet : « Dans un climat d’indifférence générale, de stagnation et de découragement, l’océan de Solaris se recouvrait d’un océan de papier imprimé. » (p.207). Au bout de toutes ces peines, le discours sur la chose prend le pas sur la chose elle-même, confirmant non sans cruauté que : "The ocean of Solaris is an “other”."90 L’autre, comme entité impénétrable irrémédiablement extérieure à soi — malgré la promiscuité intense que peuvent permettre l’amour et l’enfantement, par exemple — surgit dans toute sa nécessité : malgré tous les efforts déployés en ce sens, il s’avère infaisable de convertir cet autre en même et de se l’approprier tout à fait. En fait, le rapport de similitude, voire la fusion, n’est possible que sur le plan imaginaire : « l’identification imaginaire, source d’agressivité autant que d’amour, qualifie une dimension de l’autre où l’altérité d’une certaine façon s’efface, les partenaires tendant à se ressembler de plus en plus. »91 Aussi, de même qu’une image filmée a besoin du projecteur pour apparaître, le rêve a besoin du rêveur pour se maintenir : « Il me semble que je dois toujours te voir ! » (p.74). En effet, c’est une particularité du simulacre de n’être pas possible sans l’existence d’un observateur extérieur, puisque c’est en partie par sa reconnaissance qu’il est un simulacre. S'il arrive que Kris Kelvin s’éloigne par mégarde de la pièce, Harey se jette sur la porte, incapable de se séparer de lui : lorsque Kris lui demande ensuite ce qui s’est passé, elle a déjà tout oublié. Sur ce point, à un certain moment les trois savants tiennent une vidéo-conférence au sujet des "créations F" ("F" pour fantôme) et Sartorius donne son explication du phénomène de dérèglement des simulacres

90Madison Davis. op.cit., p.27. 91Dictionnaire de la psychanalyse, op.cit., p.32.

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lorsqu'ils sont séparés de leur "hôte" : « quand la situation ne correspond plus aux facultés normales de... euh... de l’original, la création F subit en quelque sorte une "déconnexion

de la conscience",

immédiatement

suivie de manifestations

différentes, inhumaines... » (p.128). Sans tenir compte de l’explication du simulacre, ce comportement rappelle celui d’une personne maniaco-dépressive, sinon d’un esprit tourmenté (Harey demande si elle ne serait pas épileptique), l’attitude angoissée d’un sujet au tempérament suicidaire qui ne tient jamais qu’à un cheveu à la vie, dépendant de la volonté des autres. La substitution qui s’opère dans le roman de Lem pare à une absence réelle, mais la particularité de sa présence est surtout d’être tenace, obsessionnelle, à tel point «qu'une Harey n'attend pas l'autre», les substituts se remplaçant lorsque Kris les fait disparaître, laissant parfois des résidus de leur passage derrière eux, marques de leur multiplicité : « Mon regard tomba sur deux robes, qui drapaient le dossier d'un fauteuil — deux robes blanches absolument identiques, ornées chacune d'une rangée de boutons rouges. [...] Le spectacle de ces deux robes identiques dépassait en horreur tout ce que j'avais connu jusqu'alors. » (p.115) L'ersatz est un produit de moindre qualité, et il n’a que l’apparence de l’original, non la fonction originale : « Elle essaya de retirer sa robe, mais un fait bizarre se révéla : l'impossibilité de dégrafer une robe dépourvue d'agrafes ! Les boutons rouges du corsage n'étaient que des ornements. » (p.80) À propos de la résurrection de Harey, il faut mentionner que son illusion imitative place Kris Kelvin dans une posture étrange, où la confusion identitaire devient totale et envahissante, paralysante : « mon épouvante cédait devant la conviction d'avoir Harey, là, en face de moi, alors même que je corrigeais mon jugement et qu'elle me paraissait stylisée, réduite à quelques expressions, à quelques gestes, à quelques mouvements caractéristiques. » (p.75) Rapidement, le remplacement du souvenir de Harey par une fausse imitation mène Kris Kelvin au bord de la folie, ou du moins, c’est ce qu’il croit. Quand il se met à douter de son équilibre mental, Kelvin effectue un calcul mathématique complexe afin de le comparer la réponse avec celle obtenue par l’ordinateur du bord : enfin, voyant qu’elles sont identiques, il est rassuré. Un autre moyen auquel il pense recourir pour vérifier sa santé psychique — rappelons à cet effet que Kris Kelvin est psychologue — est de vérifier la réalité des événements par l’utilisation d’hallucinogènes, dont Le paradoxe du simulacre

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l’effet contrastant pourrait lui indiquer que ce qu’il a vécu auparavant est bel et bien réel, mais il infère assez rapidement que s’il consomme quelque drogue que ce soit, il sera aux prises avec une double illusion, celle « d’avoir absorbé cette drogue et d’en éprouver les effets. » (p.65) Kelvin est confronté à un paradoxe cognitif : « Je tournais en rond, toujours le cercle se refermait; il n’y avait pas moyen de s'en sortir. On ne pouvait pas penser autrement qu’avec son cerveau, on ne pouvait se voir de l’extérieur afin de vérifier le juste fonctionnement de ses processus internes... » (p.65). En fait, vérifier la qualité du réel s'avère une entreprise impossible. Les rêves de Kris Kelvin deviennent délirants, et il ne sait pas à quel point ils traduisent une action réelle par laquelle la présence de l’Océan prendrait possession de son corps et de ses pensées, moments durant lesquels «je est un autre», ou s’il ne s’agit pas en vérité de la perception d’une aliénation naturelle et normalement indécelable, celle du mouvement vital et indélogeable d’une âme par exemple, mis en relief par sa présence en ces lieux étrangers : « je suis prisonnier d’une matière étrangère, mon corps est enduit d’une substance morte, informe; ou plutôt, je n’ai plus de corps, je suis cette matière étrangère à moi-même. » (p.219) Cette chose, pour le moins angoissante, le pénètre et le disloque — semblant plutôt revêtir des qualités antinomiques à ce qui serait une "âme" —, traduisant son vertige identitaire : Il y avait aussi des rêves sans "images". Dans une obscurité immobile, une ombre "coagulée", je sens qu’on m’ausculte, lentement, minutieusement, mais aucun instrument, aucune main ne me touche. Je me sens pourtant pénétré de part en part, je m’effrite, je me désagrège, il n’y a plus que le vide, et à l’anéantissement total succède une terreur, dont le seul souvenir suffit aujourd’hui à précipiter les battements de mon coeur. (pp.220221) Une terreur analogue anime Kris lorsqu’il se retrouve devant Harey, lui donnant les traits d’un mort : « Mon visage ne m’appartenait plus, les lèvres ne m’obéissaient pas; je portais un masque de plâtre. » (p.172) Comme ses rêves sans images, le fantôme de sa femme le hante : « Harey me remplissait tout entier; elle n’avait pas de corps, pas de visage; elle respirait en moi, réelle et imperceptible. » (p.199) Les questionnements qui l’animent sont peut-être moins attribuables à la situation extraordinaire qu’il rencontre qu’à la nature même du fonctionnement de son

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psychisme, bien qu’il lui semble vraiment perdre tout contrôle sur son corps et sur son esprit : « Suis-je responsable de mon inconscient ? Mais qui d’autre en serait responsable ?... » (p.192). La confusion poussée à son paroxysme, Kris Kelvin éprouve un symptôme majeur de la schizophrénie, l’indifférenciation des stimuli de l’inconscient et de la conscience, puisque le rêve — par son rôle déterminant —, en vient à remplacer la réalité, au point qu’elle perd toute substance : « En me réveillant, j’ai l’impression paradoxale que c’est l’état de veille que je viens de quitter, et tout ce que je vois après avoir rouvert les yeux me semble flou et irréel » (p.219). Ailleurs, il dit aussi : « poursuivant les délires de mon rêve éveillé, j’avais perdu de vue la mesure exacte et la signification de la réalité » (p.194). Un autre symptôme constitutif de la pathologie du sujet schizophrène est son éclatement identitaire, et le simulacre de Harey se sent lui aussi aliéné par la dislocation des catégories du réel et de l'apparence lorsqu'il prend conscience de son statut d'objet. Si Kris Kelvin se sent aliéné par les auscultations de ses rêves et par la présence envahissante de Harey, celle-ci, tout à fait impuissante, est aux prises avec un corps et une histoire qui lui sont attribués artificiellement, une identité qui n’est pas la sienne, une existence qui ne lui appartient pas, alors que c’est tout ce qui la définit. Quelques scènes de son désarroi sont décrites par le narrateur, qui en est le témoin et l'acteur, dans lesquelles elle veut lui faire admettre qu’elle n’est pas elle-même. Il la rassure après qu'elle lui eût lancé : « Tu vois bien que ce n’est pas moi, pas moi, pas moi... » (p.175). Après avoir écouté sur le magnétophone une conversation entre les savants de la station au sujet des créations F, elle sait qu’elle n’est pas vraie : « Elle considéra ses mains, remua les doigts. — C’est moi ? demanda-t-elle » (p.174); « je ne suis pas un être humain, mais un instrument » (p.177). Si les "Harey" sont interchangeables, la forme des créations de l'Océan le sont aussi. Solaris utilise à un certain moment la voix et l’identité de Gibarian — dans le noir, alors que Harey a disparu du lit — pour entrer en contact avec lui : — Ah, tu crois que tu rêves de moi, comme tu croyais rêver de Harey ? — Où est-elle ? — [...] Disons que je la remplace. — Je voudrais qu’elle soit aussi là ! — C’est impossible.

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— Pourquoi ? Tu sais bien qu’en réalité ce n’est pas toi qui es ici, qu’il ne s’agit que de moi... — Non. C’est vraiment moi qui suis ici. C’est de nouveau moi. (p.163) [...] — Tu n’es pas Gibarian. — Ah, vraiment, et qui suis-je ? Un personnage de rêve ? — Non, tu n’es qu’une marionnette. Mais tu ne le sais pas. — Et comment sais-tu qui tu es ? (p.164) Rêve ou réalité ? Ou les deux en lutte, s’interchangeant, se supposant, se précédant dans une suite interminable de jours et de nuits, pour Kris Kelvin qui n'est plus sur cette planète étrangère afin de l'étudier, ni pour analyser l'échec de son étude, mais bien pour s'étudier lui-même.

Do Androids Dream of Electric Sheep? Pour parer aux angoisses et à l’incapacité de se contrôler soi-même, Rick et Iran font appel au "mood-organ", ou "Penfield artificial brain stimulation" (p.5), qui altère la conscience de l’utilisateur — un instrument couramment employé sur la Terre comme dans les colonies. Le roman débute le matin du 3 janvier 2021 avec les stimulations du mood-organ : il ne sera question du dispositif qu’au début et à la fin du roman, dans le contexte intime de l’appartement des Deckard. Iran est irascible, l’ennui la soude à son lit : "Iran opened her gray, unmerry eyes, blinked, then groaned and shut her eyes again. [...] I don't want to be awake" (p.1). Rick va insister, un échange va s’ensuivre, et c’est lors de cette scène que différentes fonctions de l’appareil sont présentées, non sans humour d'ailleurs. Il s’agit de "settings" préprogrammés, au besoin ou selon un horaire : une humeur 382, 481; un "setting" C, D... Deckard suggère à sa femme de composer ("dialer") le 888 qui est "the desire to watch TV, no matter what’s on it" (p.4). Puisqu’elle n’a pas envie de composer quoi que ce soit, il lui dit de choisir le 3, qui est "a setting that stimulates [the] cerebral cortex into wanting to dial" (p.4); à quoi elle répond : "I don’t want to dial that most of all, because then I will want to dial, and wanting to dial is right now the most alien drive I can imagine. I just want to sit here on the bed and stare at the floor" (p.4). Iran est dans un état de lourdeur et d’inertie Le paradoxe du simulacre

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presque absolu. En principe, l’appareil devrait servir à se programmer pour aller mieux, mais Iran se complaît dans son malheur : "My schedule for today lists a sixhour self-accusatory depression" (p.2). Si Iran, dépressive, a un besoin vital de l’appareil, le texte présente Rick comme étant naturellement disposé au travail — ce qui ne l’empêche pas de se programmer "a businesslike professional attitude" (p.2). Apprenant ses intentions pour la journée, et trop inquiet pour la laisser seule dans cet état, Rick veut qu’elle modifie son programme : "Appearing beside him, her long nightgown trailing wispily, Iran shut off the TV set. "Okay, I give up; I’ll dial. Anything you want me to be; ecstatic sexual bliss — I feel so bad I’ll even endure that. What the hell. What difference does it make?" (p.5) Enfin, ce matin-là, ayant réussi à sortir sa femme de son marasme, Rick signale le 594 : "pleased acknowledgments of husband’s superior wisdom in all matters" (p.5).Plus tard, Rick se fera la réflexion suivante : "Most androids I’ve known have more vitality and desire to live than my wife." (p.83) Son manque de volonté est maladif : soit elle se sent opprimée par cette vie absurde sur une planète désertée, dans un bâtiment vide; soit c’est la dépendance du "mood-organ" qui la rend inapte à s’autogouverner. Le comportement de la femme de Deckard pourrait être déterminé par son environnement : "she felt too listless and ill to want anything : a burden which closed off the future and any possibilities which it might once have contained." (p.211) D'ailleurs, pour expliquer que le test avait révélé qu’elle était une androïde, Eldon Rosen expliquait que, n’ayant jamais connu la Terre, sa fille était schizoïde. Alvin Toffler, dans Le choc du futur, prétend que nous allons vers une époque où l’on ne verrait plus la différence entre les êtres humains réels et les faux, ce qui peut éventuellement entraîner des problèmes sur le plan éthique. Pour preuve, écrit-il, il n’y a qu’à voir le type de relation affective que les hommes entretiennent avec leurs machines, tout particulièrement les voitures. Quand plus loin Deckard se dit : "Maybe I could use her" (p.83), c’est à double sens qu'il faut l'entendre. Il réfère d’une part à l’aide qu’elle lui propose pour la capture des Nexus6; d’autre part, au divertissement et à l’expérience des limites qu’un moment intime passé en sa compagnie pourrait représenter. En effet, le rapport de Deckard avec les androïdes féminins ne manque pas d’être ambigu. Cela ressort clairement après qu’il eût tout juste tué Luba Luft et qu’il s’autoadministre le Voigt-Kampff pour vérifier Le paradoxe du simulacre

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ses sentiments à l’endroit de ses proies. Deckard se rend compte qu’il est troublé lorsqu’il s’agit de supprimer une femme automate, alors qu’en général la mort d’un andy le laisse indifférent. Cela ressort tout particulièrement et cruellement avec Phil Resch, un autre bounty hunter, quand il engage avec lui une conversation à propos de l’amour. "What about — not sex — but love?", demande-t-il à son collègue : “Love is another name for sex.” “Like love of country,” Rick said. “Love of music.” “If it's love toward a woman or an android imitation, it's sex. Wake up and face yourself, Deckard. You wanted to go to bed with a female type of android — nothing more, nothing less. I felt that way, on one occasion. When I had just started bounty hunting. Don't let it get you down; you'll heal. What's happened is that you've got your order reversed. Don't kill her — or be present when she's killed — and then feel physically attracted. Do it the other way.” Rick stared at him. “Go to bed with her first —” “— and then kill her,” Phil Resch said succinctly. (pp. 125-126) Deckard est fasciné par l’étrange chimie qui compose les androïdes féminins, à la fois substituts de femmes et entités autonomes : "Some female androids seemed to him pretty: he had found himself physically attracted by several, and it was an odd sensation, knowing intellectually that they were machines but emotionally reacting anyhow." (p.84) La ressemblance d’Iran avec les androïdes — qui est davantage comme un automate programmable, ou un simulacre sans fond ("tonneau des Danaïdes"), que comme un être humain — va jusqu’à la similitude des sentiments d’enfermement, d’angoisse et d’aliénation. Ces sentiments se trouvent illustrés par la mort tragique de Luba Luft. Rick Deckard et Phil Resch savent qu'elle est au musée, là où se tient pour la dernière journée une exposition des œuvres d’Edvard Munch, et avant de l’avoir trouvée, ils s’arrêtent devant son tableau Le cri : "I think, Phil Resch said, that this is how an andy must feel" (p.114). Quand plus tard ils tirent sur elle dans un ascenseur : "She began to scream; she lay crouched against the wall of the elevator, screaming." (p. 117) L’analogie du schizophrène — ou de l’autiste, comme dans la représentation de Munch — et de l’androïde se trouve soulignée de plusieurs façons dans Do Androids Dream of Electric Sheep? Par exemple, lors de l’application du test de Voigt-Kampff, si le sujet est schizophrène le texte mentionne qu'il est probable qu’on

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le diagnostique comme un automate parce que leurs symptômes sont identiques : par exemple, "[the] Role-taking Blockage in the Undeteriorated Schizophrenic" (p.33) le prive de toute identification empathique. Un autre de ses symptômes est qu’il ne peut supporter le vide92, comme Iran est incapable de supporter le silence du bâtiment où elle habite — le silence des appartements inhabités — qu’elle peut oublier seulement si la télévision est allumée. Dans le même ordre d’idée, Pris Stratton raconte à John Isidore pourquoi elle consommait des drogues lorsqu’elle était sur Mars, comme autre moyen de fuir un état d’angoisse: “I —” She hesitated. “I got various drugs from Roy [les Baty étaient pharmaciens sur Mars] — I needed them at first because — well, anyhow, it’s an awful place. This —” she swept in the room, the appartment, in one violent gesture — “this is nothing. You think I’m suffering because I’m lonely. Hell, all Mars is lonely. Much worse than this.” (p.131) Aussi, afin de maintenir le chicken-head dans l'ignorance, Pris invente aussi une histoire de folie collective : "“Roy Baty is as crazy as I am,” Pris said. “Our trip was between a mental hospital on the East Coast and here. We're all schizophrenic, with defective emotional lives — flattering of affect, it's called. And we have group hallucinations.”" (p.141) Comme le simulacre, puisque son identité n’est jamais entièrement fixée, le sujet schizophrène est en perpétuelle transformation : on dit même du schizophrène que lorsqu'il construit quelque chose, c'est lui-même qu'il construit93. Rick Deckard, en ce sens, est un humain au début du roman, il est pris pour un androïde au cours de sa chasse aux androïdes, puis devient en quelque sorte un chicken-head à la fin (notamment, il imite John Isidore, p.196). Lorsqu’il a terminé sa folle journée, Deckard se dit : "what I’ve done [...]; that’s become alien to me. In fact everything about me has become unnatural; I’ve become an unnatural self." (p. 204) Le caractère mutable de l’identité est énoncé comme une de ses qualités intrinsèques : "“You will be required to do wrong no matter where you go. It is the basic condition of life, to be required to violate your own identity.”" (p.156) En effet, l’empathie —

92Cf. Jean Oury. Création et schizophrénie, Paris : Galilée, 1989, p.18. 93Ibid., p.19.

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condition de l’organisation sociale, comme nous l'avons vu — est la capacité de se mettre dans la peau de l'autre — si ce n’est pour prendre sa place. Les faux animaux remplacent les vrais qui sont disparus durant la guerre terminale. Les animaux véritables ont acquis une grande valeur, et quand John Isidore téléphone à Mrs Pilsen pour lui annoncer que son chat est mort — le chat qu'il avait cru mécanique —, il lui demande pour la consoler : "What about an exact electric duplicate of your cat?" (p.71). La dame, en effet, ne voulant pas que son mari se rende compte de la disparition de son animal chéri, demande qu’on lui fasse : "an electric replacement of Horace but without Ed ever knowing". Cependant, les copies ont beau être parfaites, on lui répond que : "...it's been our experience that the owner of the animal is never fooled." Malgré cela, Mrs Pilsen ne veut pas prendre le risque de décevoir son mari : "I think I would like to try a false animal." (p.72) Puisqu’on sait que la motivation de Rick Deckard est de posséder un animal véritable — et que c’est en tuant des androïdes qu’il parvient à s’en procurer un, une chèvre en fait, par un échange qui visiblement lui paraît équitable —, lorsqu’à la fin du roman il découvre qu’un crapaud qu’il croyait vivant est en fait un simulacre, il se réconforte en se disant que, de toutes façons, "the electric things have their lives, too." (p.214) Les androïdes ont moins de valeur qu’un insecte : "“As you say, even animals are protected by law. All life. Everything organic that wriggles or squirms or burrows or flies or swarms or lays eggs”" (p.141) Seulement, il y a une similitude notable entre animaux électriques et andys : He had never thought of this before, the similarity between an electric animal and an andy. The electric animal, he pondere, could be considere a subform of the other, a kind of vastly inferior robot. Or, conversely, the android could be regarded as a highly develop, evolved version of the ersatz animal. Both view point repelled him. (pp.37-38) Si on porte soigneusement à la clinique spécialisée les animaux électriques dysfonctionnels, les androïdes, eux, sont utiles tant qu’on les domine, et les "retirer" n’est qu’une opération de routine : "I’ve never killed a human being in my life." [...] Iran said, "Just those poor andys." (pp.1-2) Ceux-ci souffrent beaucoup de cette réduction, ce que Rachael confesse à Rick Deckard : "How does it feel to have a

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child? How does it feel to be born, for that matter? We're not born; we don't grow up; instead of dying from illness or old age we wear out like ants. Ants again; that's what we are. Not you; I mean me. Chitinous reflex-machines who aren't really alive." (p.169) La référence aux fourmis évoque la fourmi électronique (The electric ant) de la nouvelle de Philip K. Dick, autre nom pour désigner les simulacres dans l'univers dickien. Les propos suivants tenus par Rachael au moment où elle se retrouve dans une chambre d’hôtel avec lui rappellent ceux de Harey : "“I'm not alive! You're not going to bed with a woman.”" (p.169) Comme Kris, Rick tâche de rassurer sa compagne : "Legally you're not. But really you are. Biologically. You're not made out of transistorized circuits like a false animal; you're an organic entity." (p. 173) On reconnaît la supériorité, la perfection et la grande intelligence des machines simulacres, mais pas leur appartenance à la race humaine ni au règne naturel. C’est peut-être bien parce qu’ils représentent davantage une menace au pouvoir de l’humanité sur le monde qu’une preuve de son génie — les Nexus-6 semblent tellement extérieurs à l’univers humain qu’on jurerait qu’ils se sont engendrés eux-mêmes — que ce plan d’effacement à court terme est mis à exécution. Le produit d’une technologie trop avancée entraîne quelque chose d’un glissement de sens, un détournement des fonctions, qui ne peut qu’entraîner paradoxalement — malgré qu'elle soit conçue en vue de contrôler et d'ordonner — des désordres dans l'organisation de la vie humaine. À l’origine, il y a là un problème flagrant de gestion : l’Homme ne sait pas utiliser de façon cohérente les outils qu’il fabrique. Il est alors destiné à compenser chaque gain par une perte équipotente dans le domaine qui lui prévaut : celui des matières brutes, quand la montée des simulacres et autres appareils perfectionnés s'accompagne de la disparition de la vie et de la dépréciation de la force de travail humaine.

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CHAPITRE III

FORMATION DU SUJET

Nous ne pouvons rien dire, rien savoir du Réel, qu'à faire glisser de quelque nom son innommable présence, et, dans le vide ainsi creusé, construire, à notre aise, la machine qui nous en tiendra lieu et qui, parce que notre œuvre, notre instrument, notre artifice, se laissera monter, démonter, selon que nous le pouvons entendre, qui se laissera connaître, puisque nous l'avons ordonnée, qui se laissera manier, puisque nous l'avons façonnée; chaque pièce à l'autre ici enfin s'ajuste, et toute chose à toute chose se lie, puisque nous les avons nommées en sorte qu'elles s'ajustent et se lient. Guy Lardreau Fictions philosophiques et SF

Après avoir traversé des états dans lesquels le simulacre occupe une position avantageuse — caractérisés par les processus d'idéalisation, de modélisation, de réflexion, de substitution et d'aliénation —, le sujet humain démantèle le réseau des simulacres. La formation du sujet est à entendre comme le rétablissement de l’image de soi (le Moi) qui était morcelée — dont l’identité était complètement éclatée, exposée à l'attraction des simulacres —, s'accomplissant aux termes d'un combat avec ces forces contraires. Rick Deckard fusionne avec Rachael, et fusionne avec Mercer, qui est un simulacre démasqué; Bowman fusionne avec l'entité extraterrestre en subissant son action et en revenant "chez lui", en renaissant; Kris Kelvin revient à lui, fusionne avec l'Océan et avec la pensée de Harey). L’assujettissement des personnages humains des trois romans analysés ici aux multiples images contradictoires dont ils sont la cible, c'est-à-dire qu'elles sont à Le paradoxe du simulacre

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la fois vivantes et trompeuses, traduit la difficulté d'être dans un monde d'artefacts. La contingence de tous les éléments qu’un être pensant est amené à rencontrer devient si complexe qu’il est de plus en plus difficile pour le sujet de s'identifier à son environnement. Ce n'est pas le procès d'identification du sujet humain à ce qu'il est individuellement cependant qui ressort de notre analyse, mais celui de la nature humaine scindée entre nature et technologie. Nous avons vu dans la partie précédente la difficulté inhérente pour le héros humain comme pour le simulacre luimême d'affronter l'aliénation propre à cette identité qui n'en est pas une, mais un procédé de démonstration de l'identité, dont la fonction est de démasquer. Dans cette optique, le simulacre (le personnage qui est à l’imitation du vivant) sert de "pharmakon", terme grec qui désigne chez Platon, paradoxalement, à la fois le remède et le poison (Platon). C’est là que surgit l'aspect paradoxal du simulacre, qui est dans ce contexte une œuvre humaine, de nature technique, comme si le sujet se leurrait avec ses propres créations (dans le cas de Solaris, l’origine des "visiteurs" est d’abord la recréation mentale des rêves : l’humain en est indirectement l'initiateur, ou devraisje plutôt dire inconsciemment). Ces créations s’avèrent défaillantes, non-viables en soi, mais ce n’est que pour mieux laisser apparaître leur créateur (par le travers de ce logos, de cette technique). Passant du désordre à l’organisation, le sujet connaît dans cette seconde phase quelque chose comme une résurrection, ou transmutation au terme d'un duel, d'une confrontation entre deux forces : le vivant (l'anima) et l'artificiel (l'automata). Dans la phase de formation du sujet devant l'image au miroir, le sujet expérimente les catégories suivantes de la relation sujet-objet : émulation et dépassement, dissolution et renversement, communication et création (et retour) : les trois derniers processus concernant strictement le sujet humain. Ces processus relationnels, tels que nous les présentons, sont conçus dans la phase de formation du sujet parce que la séparation d'avec l'objet n'y est plus vécue comme une distance vertigineuse, mais comme un affranchissement qui permet un retour à soi et à la réalité.

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1. ÉMULATION ET DÉPASSEMENT Dans sa typologie des différences et des similitudes dans Les mots et les choses, Foucault parle de l'émulation qu’il définit comme « la gémellité des choses ». Aemulation a pour lui le sens de "distance" entre deux objets, reflet : « l'émulation est une sorte de gémellité naturelle des choses; elle naît d'une pliure de l'être dont les deux côtés, immédiatement, se font face » (comme des jumeaux monozygotes dans l’utérus de la mère, ou comme des vases communicants); plus loin : « Pourtant l'émulation ne laisse pas inertes, l'une en face de l'autre, les deux figures réfléchies qu'elle oppose. Il arrive que l'une soit la plus faible, et accueille la forte influence de celle qui vient se refléter dans son miroir passif. »94 Un conflit suppose un antagonisme entre deux forces à peu près équivalentes, la discorde et l'harmonie : « Ce qui est contraire est utile et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie; tout se fait par discorde »95 profère le fragment 8 d’Héraclite, et dans son fragment 51 il écrit encore : « Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder : mouvements en sens contraire, comme pour l’arc et la lyre. »96 Les éléments contraires sont à voir comme les marques de la codification binaire de l’univers97 : ils sont inséparables et interdépendants, ainsi en va-t-il de l'ordre et du chaos.

2001 Les hommes préhistoriques du roman d’Arthur C. Clarke utilisent le premier outil pour se défendre contre un léopard et contre leurs semblables : "For a long time, intoxicated by victory, Moon-Watcher stood dancing and gibbering at the

94Foucault, Michel. Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris :

Gallimard, “Tel”, 1966, p.35.

95Les penseurs grecs avant Socrate. De Thalès de Milet à Prodicos, Traduction, préface et notes par

Jean Voilquin, Paris : Garnier-Flammarion, 1964, p.74.

96Ibid., p.77. 97Robert Escarpit. L’information et la communication. Théorie générale, Bordeaux : Hachette,

Supérieur, HU Communication, 1991, pp.24-25.

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entrance of the cave. He rightly sensed that his whole world had changed and that he was no longer a powerless victim of the forces around him." (p.32) Comme nous l’avons vu, c’est grâce à la lumière venue du ciel qu’ils ont acquis les facultés nécessaires à leur survivance. Beaucoup plus loin, Bowman est confronté à la super machine Hal 9000, outil tellement perfectionné qu’il ressemble à son créateur humain. Cependant, l’ordinateur se met à commettre des erreurs — et non des moindres — dont les retombées vont déterminer toute la suite des événements. Voilà que, lorsque Poole se rend à l’extérieur du Discovery pour aller réinstaller l’appareil supposément défaillant, grâce à une de ses extensions Hal le projette délibérément dans l’espace. Après la mort de Poole, Hal aurait dû procéder à l'éveil d'un des hommes cryogénisés, mais il persistait à s’écarter des ordres et à manifester des signes de mutinerie : — Hal, I am in command of this ship. I order you to release the manual hibernation control. — I’m sorry, Dave, but in accordance with special subroutine C1435-dash-4, quote, When the crew are dead or incapacitated, the onboard computer must assume control, unquote. I must, therefore, overrule your authority, since you are not in any condition to exercise it intelligently. — Hal, said Bowman, now speaking with an icy calm. I am not incapacitated. Unless you obey my instructions, I shall be forced to disconnect you. — I know you have had that on your mind for some time now, Dave, but that would be a terrible mistake. I am so much more capable than you are of supervising the ship, and I have such enthusiasm for the mission and confidence in its success. — Listen to me very carefully, Hal. Unless you release the hibernation control immediately and follow every order I give from now on, I’ll go to Central and carry out a complete disconnection. Hal’s surrender was as total as it was unexpected. — O.K., Dave, he said. You’re certainly the boss. I was only trying to do what I thought best. Naturally, I will follow all your orders. You now have full manual hibernation control. (pp.145-146) Cette joute oratoire ressemble à un affrontement aux échecs. Seulement, malgré la docilité dont il a fait montre, Hal ne s’est pas laissé abattre, et il "frappe" à nouveau : les trois hommes qui étaient congelés étant dans le secret de la mission, et ne voulant pas qu’il soit révélé, il ouvre le sas du vaisseau en créant un vide

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atmosphérique où tout se trouve rejeté à l’extérieur. Bowman va survivre, mais il n’est pas au bout de ses peines : "There was not another human being within half a billion miles. And yet, in one very real sense, he was not alone. Before he could be safe, he must be lonelier still." (p.153) Dans une situation extrême, alors que les chances sont infimes, Dave Bowman fait tout en son pouvoir pour survivre et ne pas se laisser supplanter par cette machine. Il doit prendre le contrôle total de la mission ou mourir : "The only answer was to cut out the higher centers of this sick but brilliant brain, and to leave the purely automatic regulating systems in operation." (p.155) En effet, l'objectif de la mission (qualifiée de « plus importante de l’histoire de l’humanité »), bien qu’il soit demeuré jusque-là inconnu des deux hommes, est ce qui détermine le trajet du vaisseau par le biais de Hal depuis le début de l'expédition, et ils ne devaient pas le connaître avant que ce ne soit nécessaire : "So ran the logic of the planners; but their twin gods of Security and National Interest meant nothing to Hal. He was only aware of the conflict that was slowly destroying his integrity — the conflict between truth, and concealment of truth." (p.149) Aussi, découvrir la "vérité" — et savoir — est bien ce qui motive toute cette odyssée. Après qu'il eût éteint les circuits de Hal, Bowman entreprend des recherches dans la bibliothèque du Discovery, où il s’attarde aux travaux de la communauté scientifique portant sur la question de AMT-1, de son signal vers Saturne et de l'existence supposée d’extra-terrestres. Il y trouve des interrogations au sujet de l'apparence physique de ces êtres inconnus, spéculations qui reprennent pour leur compte le paradigme de l’évolution du corps humain vers la condition de cyborg — où des pièces mécaniques supplanteraient peu à peu les organes biologiques —, évoluant ensuite jusqu'à ce que l’Homme, parvenu à son « point oméga », n’aurait plus de corps du tout : [a] group of biologists [...] pointed out that the human body was the result of millions of evolutionary choices, made by chance over eons of time. [...] There were other thinkers, Bowman also found, who held even more exotic views. They did not believe that really advanced beings would possess organic bodies at all. [...] They would replace their natural bodies as they wore out — or perhaps even before that — by constructions of metal and plastic, and would thus achieve immortality. The brain might linger for a little while as the last remnant of the organic body, directing its mechanical limbs

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and observing the universe through its electronic senses — sense far finer and subtler than those that blind evolution could ever develop. Even on Earth, the first steps in this direction had been taken. There were millions of men, doomed in earlier ages, who now lived active and happy lives thanks to artificial limbs, kidneys, lungs, and hearts. [...]. (p.173) And eventually even the brain might go. As the seat of consciousness, it was not essential; the development of electronic intelligence had proved that. The conflict between mind and machine might be resolved at last in the eternal truce of complete symbiosis... (pp.173-174) Voilà décrit le fantasme d'une symbiose entre naturel et artificiel, biologique et cybernétique. On y retrouve aussi un discours sur le surhomme. De fait, on voit que si « l’homme dépasse le stade animal par le moyen de la technologie, il atteint le stade de surhomme en se délivrant de cette même technologie. »98 Voilà la définition d’une belle collaboration d’éléments opposés, mais qui doit s’achever avec la disparition de l’un des deux. Et c’est effectivement en "tuant" Hal que Bowman parvient à s'affranchir et à poursuivre son voyage.

Solaris Dans une certaine mesure, grâce à la durée de "vie" qui lui est accordé — c’est le cas aussi pour Hal 9000 et pour les Nexus-6 — le simulacre devient pratiquement humain, presque vrai : « Quand il arrive, le "visiteur" est à peu près vide, ce n'est qu'un fantôme nourri de souvenirs et d'images confus, puisés chez son... Adam. Plus longtemps il reste avec toi, plus il s'humanise. » (p.186) Plus tôt dans le roman, lorsque sa femme est avec lui, et qu’il commence à s’habituer à sa présence, à la remplir de sa propre humanité, Kris Kelvin en vient à croire en sa réalité : je compris soudain qu’elle n’essayait pas de me duper; c’était moi qui la trompais — car elle pensait sincèrement qu’elle était Harey. Je m’assoupis ensuite plusieurs fois, et chaque fois un sursaut angoissé me tira du sommeil. Haletant, épuisé, je me serrais contre 98Ciment. op.cit., p.127.

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elle; mon coeur se calmait lentement. Du bout des doigts, prudemment, elle me touchait les joues, le front, pour vérifier si je n’avais pas de fièvre. C’était Harey. La seule, la vraie Harey. Quelque chose changea en moi; je cessai de lutter et presque aussitôt je m’endormis. (p.114) Sur le plan rationnel, Kris Kelvin sait qu’il ne se trouve pas devant la véritable Harey, et son second départ le mettra bien malgré lui devant les faits, mais il en vient à un certain moment à s’abandonner à la sympathie au point de considérer que toute action du simulacre se serait évanouie, laissant place à sa femme reconstituée en chair et en os, infirmant son crime et comblant le gouffre de son absence réelle : « Je m’estimais en droit de penser que j’avais vaincu les simulacres; au delà des apparences, je retrouvais Harey, la vraie Harey; par égard pour son souvenir, l’hypothèse de la folie aurait signifié effectivement une délivrance. » (p.83) André Patry soutient, dans son Discours sur le réel, que l’irrationnel fait autant partie de la réalité que le rationnel : Il est donc évident que toute pensée ou toute image, qu'elle relève de l'imaginaire, du rationnel ou de l'empirique, inscrit sa présence dans l'espace et se développe dans le temps. C'est pourquoi, on peut affirmer de toute pensée ou de toute image qu'elle participe du réel, qu'elle est vraie. Naturellement, elle n'appartient pas à l'univers pondérable; mais elle s'inscrit, néanmoins, dans une autre dimension de l'univers.99 Même le simulacre, ultimement et nécessairement, fait partie de la réalité, et on ne peut en soit l'opposer au "réel". À vrai dire, il représente l’original, mais il devient élément du réel du moment qu’on ne le considère plus comme pure représentation. C’est alors qu’il peut être autonome et échapper à sa condition à la fois ingrate et surnaturelle de simulacre. On connaît l’histoire de Kris Kelvin et sa culpabilité à l’endroit de Harey. Tout a débuté avec une altercation, dont l’objet demeure cependant inconnu du lecteur : Elle, qui redoutait une simple égratignure, qui ne supportait pas la douleur, ni la vue du sang, elle avait délibérément commis cette action horrible, ne laissant que quelques mots griffonnés à mon intention. J’avais conservé son billet dans mon portefeuille, un billet défraîchi, aux plis usés, dont je ne me séparais jamais; je n’avais 99André Patry. Discours sur le réel, Montréal : Humanitas, Collection Nouvelle, Optique, 1993, p.39.

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pas le courage de m’en débarrasser. Tant et tant de fois, je l’avais imaginée traçant ces mots, se préparant à agir... Je me persuadais qu’elle avait monté une comédie, qu’elle avait seulement voulu m’effrayer et que la dose, à la suite d’une erreur, s’était révélée trop forte. Tout le monde me suggérait que cela s’était passé ainsi, ou que cela avait été une décision précipitée, provoquée par une dépression, une dépression subite. Les gens ignoraient que, pour l’atteindre plus cruellement, j’avais emporté mes affaires, et qu’elle, au moment où je bouclais mes valises, elle avait demandé très tranquillement : "Tu sais ce que ça signifie ?" Et moi, j’avais fait semblant de ne pas comprendre, alors même que je comprenais parfaitement, mais je jugeais qu’elle était lâche; d’ailleurs, je le lui avais dit... Et maintenant, elle était couchée en travers du lit et elle me regardait attentivement, comme si elle ne savait pas que c’était moi qui l’avais tuée. (pp.71-72) Déjà, la question du simulacre connote les événements de la vie de Kris : il ne l'avait pas crue, il avait pensé qu’il s'agissait d'une comédie, et il avait simulé l’incompréhension et l’indifférence qui avaient été fatales pour elle. Lorsque le fantôme matériel de sa femme vient le hanter grâce à l’action de l’océan de Solaris, son comportement semble ne pas avoir changé et répéter les circonstances de leurs années de vie commune. Cependant, cette fois-ci les différences sont multiples : 1) il sait qu’elle n’est pas la véritable Harey; 2) il sait que c’est la planète qui produit cette image d’elle; 3) il ne sait pas quelle est son intention et s’en méfie. Il a beau l’aimer encore, ressentir du désir pour elle, il sait qu’il est la proie d’un subterfuge, comme pour Gibarian, Snaut et Sartorius. C’est simplement que, à la différence d’eux, son "visiteur" est de compagnie plutôt agréable et familière, alors que Gibarian avait eu la visite d’une sorte de femme préhistorique, et qu’il imagine Sartorius flanqué d’un nain rabougri — quant à Snaut, ça ne semble pas bien mieux. Kelvin comprend alors qu’il est préférable pour lui de demeurer sur ses gardes : « J’avais cessé de me dire : "C’est un rêve." Je ne croyais plus à un rêve. Je me disais : "Je dois me défendre" » (p.73) Nous avons signalé comment Harey est tout à fait dépendante de la présence de Kris. À un certain moment, tandis qu'il veut aller travailler et manger ailleurs dans la station et qu'elle veut absolument l’accompagner, il tâche de la maintenir de force dans leur chambre : je me mis à tirer ses mains en arrière [...] il me fallait un lien pour lui attacher les mains. Ses coudes se heurtèrent; une détente puissante suivit. Je ne résistai guère qu’une seconde. Renversé en

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arrière et la pointe des pieds touchant à peine le sol, même un athlète n’aurait pas réussi à se libérer; mais Harey redressa la taille et ramena ses bras de côté; son visage, faiblement éclairé d’un sourire incertain, n’avait pas participé à la lutte. (p.76) Son corps est à toute épreuve, il est impossible de l’anéantir. Durant les quelques pages que dure cette altercation dans la pièce commune, Kelvin se sent vraiment alarmé : « J’étais prisonnier d’un piège insensé et je voulais en sortir, coûte que coûte ! » (p.76) Il doit faire usage de plusieurs subterfuges pour la déjouer, c’est-àdire seulement pour s’en séparer un instant, ce qu’il ne réussit toujours qu’au prix d’une scène dramatique : Je ne m’abusais plus, ce n’était pas elle; pourtant, je la reconnaissais à ses moindres habitudes. L’horreur me nouait la gorge. Et le plus affreux, c’était que je devais ruser, faire semblant de la prendre pour Harey, alors qu’elle-même, de bonne foi, croyait être Harey — j’en avais la certitude, si aucune certitude pouvait encore subsister ! (p.77) Il essaie alors de lui administrer un somnifère, mais il ne lui fait aucun effet : « en vérité, je doutais secrètement de l’efficacité des comprimés. Pourquoi ? À cette question non plus, je n’avais pas de réponse. Parce que mon subterfuge, probablement, me paraissait trop facile. » (p.78) Les preuves de sa "fausseté" ne font que s’accumuler, ce qui le trouble davantage. Par exemple, tandis qu’elle lui parle, il s’aperçoit d’un anachronisme : elle se réfère à une personne qu’elle n’avait jamais pu connaître de son vivant, et que lui-même ne connut que trois ans après son suicide. Suite à cette constatation, alors qu'ils sont enlacés, il pose sa main sur son bras et il la laisse errer jusqu’au cou de la jeune femme : On pouvait supposer que j’étais en train de la caresser; du reste, à juger d’après son regard, elle n’interprétait pas autrement le contact de mes mains. En réalité, je constatais une fois de plus que son corps était tiède au toucher, un corps humain ordinaire, avec des muscles, des os, des articulations. Fixant tranquillement ses yeux, j’éprouvai l’affreux désir de resserrer brusquement les doigts. (p.79) Ensuite, Kelvin manigance une supercherie et introduit Harey dans une fusée, un petit véhicule utilisé pour les transports de marchandises entre la Station et le satelloïde Prométhée; en fait, l’idée est de la maintenir prisonnière le temps de

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pouvoir s’adonner à ses activités. Mais voilà que la capsule se met à se tordre de façon surnaturelle : « Un robot d'acier n'aurait pas pu imprimer ce tremblement convulsif à une masse de huit tonnes, et pourtant dans la cabine du véhicule n'était enfermée qu'une jeune femme gracile, une jeune femme aux cheveux sombres. » (pp.81-82) Aussi, ne réfléchissant pas un seul instant, il met en marche les réacteurs de la fusée : Comme un fou, je bondis jusqu’au tableau de télécommande; à deux mains, je remontai le levier de démarrage du réacteur. Alors, le haut-parleur relié à l’intérieur de la fusée laissa échapper un son perçant — non pas un cri, un son qui ne ressemblait aucunement à la voix humaine, et cependant je distinguai confusément mon nom, plusieurs fois répété : "Kris ! Kris ! Kris !" (p.82) Snaut, cynique, parle de « divorce par éjection ». Il avoue avoir tenté la même solution peu de temps auparavant. Kelvin reconnaît des qualités supranormales chez sa femme ressuscitée, et c'est au comble de la paranoïa qu'il est allé vérifier si la chair et le sang de sa femme sont authentiques, mais lorsqu’il observe la matière dont est composé le corps de Harey à travers la lentille d'un microscope, il n’est pas au bout de ses surprises : J'aurais dû voir vibrer la nuée trépidante des atomes — je ne voyais rien. [...] Ce corps, faible et fragile en apparence — indestructible en réalité — se révélait-il finalement composé de rien ? [...] J'avais franchi tous les échelons — les cellules, les conglomérats d'albumine, les molécules — et tout était semblable à ce que j'avais déjà observé sur des milliers de préparations. Mais le dernier pas au sein de la matière ne m'avait conduit nulle part. (p.122) En effet, ils ne s’avèrent pas constitués d’atomes, mais de neutrinos, particules neutres de masse presque nulle qui ont la faculté de traverser la matière comme des fantômes. L'astrophysicien Trinh Xuan Thuan, dans son livre Le chaos et l'harmonie, écrit au sujet de leur découverte : « Tel un discret fantôme glissant dans l'épaisseur de la nuit, la nouvelle particule était insaisissable. »100 Les neutrinos,

100Trinh Xuan Thuan. Le chaos et l'harmonie. La fabrication du réel, Paris : Librairie Arthème Fayard,

1998, p.186.

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selon la théorie du big-bang, seraient nés en énorme quantité durant les premières fractions de seconde suivant l'explosion originelle. Ainsi, les matériaux utilisés dans la fabrication des simulacres sont différents de ceux qui sont à l'œuvre dans le modèle : « Tout est normal, mais c'est un camouflage. Un masque. En un certain sens, c'est une supercopie, une reproduction supérieure à l'original. » (p.124) En effet, puisque non seulement ses blessures, même les plus vives, se cicatrisent en quelques minutes, mais en plus elle est immortelle. La seule manière de faire disparaître les créations F définitivement est d’attaquer directement leur créateur. Comme s’ils formaient une adéquation, la femme et la planète (bien qu’on notera que les autres visiteurs ne sont pas nécessairement de sexe féminin), la relation à la première mime celle des savants avec la seconde : Elle montra son visage humide et tout frémissant. De grosses larmes, des larmes d’enfant, s’écoulaient le long des joues, étincelaient dans la fossette au-dessus du menton, s’égouttaient sur le drap. — Tu ne veux pas de moi. [...] Non, tu ne veux pas de moi. Je l’ai compris depuis longtemps. Je faisais semblant de ne rien remarquer. Je pensais que, peut-être, je me fabriquais des idées. Mais non... tu n’es plus le même. Tu ne me prends pas au sérieux. Un rêve ? Oui, c’est vrai, mais c’est toi qui rêvais, et tu rêvais de moi. Tu as prononcé mon nom, avec répulsion. Pourquoi ? Pourquoi... (p.131) C'est le constat de son statut d'objet, de sa dépendance à l'endroit de Kris Kelvin et de son caractère "indésirable" qui va la mener à sa perte. Elle a pris conscience qu'elle n'est pas ce qu'elle semble être, qu'elle n'est qu'une projection immatérielle. L’orbite double de Solaris autour d’un soleil bleu et d’un soleil rouge — l'un donnant froideur et l'autre chaleur aux choses —, ressemblant à l’alternance du soleil et de la lune dans le ciel terrestre, mais en accéléré, où la nuit fait place au jour en quelques minutes, évoque la dualité fondamentale, la lutte des éléments antagonistes. Ici, plus douloureusement, c’est le conflit temporel qui marque le séjour du psychologue-astronaute en terre étrangère : pendant ce temps le passé, venant hanter le présent, suspend le futur.

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Do Androids Dream of Electric Sheep? Bien que les Nexus-6 soient destinés à ne plus devoir poursuivre leur existence artificielle, leur supériorité physique et intellectuelle est indéniable, ce que ceux-ci savent pertinemment : "the Nexus-6 did have two trillion constituents plus a choice within a range of ten million possible combinations of cerebral activity." (p.25) — "I'll tell you what we trust that fouls us up, Roy; it's our goddamn superior intelligence!" (Pris, p.145). La motivation de Roy Baty, chef spirituel du groupe, est de combattre cette dépendance à l'endroit des humains et de construire un système qui leur soit propre et qui viendrait se substituer à celui déjà existant, tel que Rick Deckard est amené à l'apprendre : Roy Baty (the poop sheet informed him) has an aggressive, assertive air of ersatz authority. Given to mystical preoccupations, this android proposed the group escape attempt, underwriting it ideologically with a pretentious fiction as to the sacredness of socalled android "life". In addition, this android stole, and experimented with, various mind-fusing drugs, claiming when caught that it hoped to promote in androids a group experience similar to that of Mercerism, which it pointed out remains unavailable to androids. (p.162) Par ailleurs, un autre type de rivalité que celui qui oppose les androïdes et les humains occupe une place importante dans Do Androids Dream of Electric Sheep? Sur le plan social, Buster Friendly (autorité spirituelle) et Wilbur Mercer (autorité télévisuelle, médiatique) sont rivaux : "They're fighting for control of our psychic selves; the empathy box on one hand, Buster's guffaws and off-the-cuff jubes on the other" (p. 66). Si les êtres humains sont dépendants de l’orgue de Penfield pour contrôler leurs humeurs ou états d'âme, les deux principales machines entre lesquelles leur appartenance communale se trouve partagée sont la boîte à empathie et la télévision. Aussi, l'ascension de Mercer est une lutte contre les opposants — ceux qui lui lancent des pierres —, alors qu’il tâche de s’éloigner du "tomb world" pour rescaper les être vivants (représentants de la force de l’ordre), ces ennemis n’étant véritablement pas dissociables de Buster Friendly et ses invités (représentants de la force du chaos).

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Dans son roman, Philip K. Dick traduit l'accroissement de l'entropie par l’utilisation d'un néologisme, l'emploi du terme "kipple" qu’il prête au discours de John Isidore — le special ou chicken-head. Ce dernier théorise sur la question, expliquant à Pris Stratton, un des androïdes en fuite qui se cache dans l'appartement au-dessous du sien, la signification du néologisme qu’il emploie pour parler de l’état délabré de l’immeuble : Kipple is useless objects, like junk mail or match folders after you use the last match or gum wrappers or yesterday’s homeopape. When nobody’s around, kipple reproduces itself. For instance, if you go to bed leaving any kipple around your apartment, when you wake up the next morning there’s twice as much of it. It always gets more and more. (p.57) Ce terme (en français, "kipple" devient "bistouille") traduit le combat des forces élémentaires (ordre/chaos) dans lequel le chaos est décrit comme irréductible : "No one can win against kipple," he said, "except temporarily and maybe in one spot, like in my apartment I've sort of created a stasis between the pressure of kipple and nonkipple, for the time being. But eventually I'll die or go away, and then the kipple will again take over. It's a universal principle operating throughout the universe; the entire universe is moving toward a final state of total, absolute kippleization." (p.58) En effet, ce combat englobe toutes les catégories antithétiques dans par un principe universel, et dans le roman, tout a tendance à se dégrader — dans un tableau plutôt apocalyptique —, jusqu’à la substance même de la réalité. Les identités aussi se choquent et se perdent. Par exemple, lorsqu’Isidore prend un vrai chat pour un faux, il note que : "the fakes are beginning to be darn near real" (p. 69). La confusion humain/androïde (vrai/faux) devient obsédante, au point où des doutes surgissent au sujet de la vraie nature de Rick Deckard : est-il un androïde ? C’est son absence totale d’empathie à l’endroit des andys qui fait penser qu’il pourrait en être un. La description que fait Isidore des "blade-runners" est en ce sens assez révélatrice. N’ayant jamais entendu parler auparavant de ces tueurs à gage, c’est la description de Pris qui vient nourrir son imagination : He had an indistinct, glimpsed darkly impression: of something merciless that carried a printed list and a gun, that moved machinelike through the flat, bureaucratic job of killing. A thing without Le paradoxe du simulacre

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emotions, or even a face; a thing that if killed go replaced immediately by another resembling it. And so on, until everyone real and alive had been shot. (p.139) Ceci rappelle la comparaison que Rachael Rosen établit lorsque, durant son aventure avec Rick Deckard elle lui dit, après le premier baiser, pour lui faire comprendre qu’elle n’est qu’un clone (par exemple, Pris et elle sont fabriquées à partir du même modèle) : "“We are machines, stamped out like bottle caps. It's an illusion that I — I personally — really exist; I'm just representative of a type”; et un peu plus loin : "“If I die,” she murmured, “maybe I’ll be born again when the Rosen Association stamps out its next unit of my subtype.”" (pp. 165-166) Elle se dit semblable aux fourmis, mais serait prête à tuer sa jumelle : "We’re not the same. I don’t care about Pris Stratton. Listen. [...] Go to bed with me and I’ll retire Stratton. Okay?" (p.170) En fait, on apprend que Rachael tombe dans les bras de Rick Deckard selon les directives des Rosen (ce qu’elle ne faisait pas pour la première fois pour écarter un blade-runner...), de manière à lui inspirer un sentiment d’empathie à l’endroit des Nexus-6 et lui ôter toute envie de les tuer. Seulement, s’il ne la tue pas, elle, tel que Phil Resch le lui avait conseillé, ce sera au détriment d’une vie, puisque Rachael se rend chez lui et tue sa chèvre pour venger la mort des trois autres andys. D'ailleurs, lorsqu’il aurait dû la tuer, elle ne présentait aucune résistance : "The classic resignation. Mechanical, intellectual acceptance of that which a genuine organism — with two billion years of the pressure to live and evolve hagriding it — could never have reconciled itself to." (p.176) Après leur épisode d’intimité, elle lui avait dit qu’il affectionnait certainement plus sa chèvre qu'elle. Effectivement, à ses yeux, la catégorie des androïdes représente l’ennemi par excellence : For Rick Deckard an escaped humanoid robot, which had killed its master, which had been equipped with an intelligence greater than that of human beings, which had no regard for animals, which possessed no ability to feel empathic joy for another life form's success or grief at its defeat — that, for him, epitomized The Killers. (p.27)

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Il ressent pour eux une haine profonde, une répulsion qui justifie la comparaison fréquente avec des insectes (bugs) : "This building is android-infested" (p. 109); "you're everything we jointly abominate. The essence of what we're committed to destroy." (p. 111) Ce sentiment à l’endroit des androïdes ressemble au racisme partagé par presque tous les humains, dirait-on, pour les chicken-heads, ce que l’on reconnaît par exemple à la façon dont Hannibal Sloat — son patron — traite John Isidore. Rick Deckard, par sa fonction de bounty hunter, projette sur les androïdes ses propres motivations : "the empathic faculty probably required an unimpaired group instinct; a solitary organism, such as a spider, would have no use for it; in fact it would tend to abort a spider’s ability to survive. [...] Evidently the humanoid robot constituted a solitary predator." (pp.26-27) Le chasseur solitaire, ici, tel que décrit plus haut, n’est pas l’androïde — qui ne fait que défendre son droit à la vie, et qui d’autre part le fait en groupe —, mais Deckard lui-même. Néanmoins, s'il ne se considère pas comme tel, c'est parce que les automates n’entrent pas dans les catégories d'êtres qui sont "empathisables" selon lui : "Empathy, he once had decided, must be limited to herbivores or anyhow omnivores who could depart from a meat diet. Because, ultimately, the empathic gift blurred the boundaries between hunter and victim, between the successful and the defeated." (p.26) Aussi, ultimement, c'est celui qui sait discerner la limite — le chasseur et la proie, le vainqueur et le perdant — qui l'emporte.

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2. DISSOLUTION ET RENVERSEMENT Le deuil de l’être vivant et perdu est au centre des trois œuvres étudiées ici dont l'action se situe dans trois mondes déshumanisés. Dans 2001, le deuil se fait sur le plan symbolique : cela se reconnaît à l’absence totale d’éléments naturels, à l’absence de la femme, au vide noir de l’espace qui l’accueille dans sa condition d’orphelin de plus en plus absolue. La chambre d’hôtel reconstituée symbolise l’artificialité des liens qui relient encore à distance Dave Bowman avec son espèce, lesquels sont devenus ténus, de plus en plus allusifs à mesure qu’il est mis en abyme; dans Solaris, Kris Kelvin n’a pas fini de vivre le deuil de sa femme et son apparition lui est à la fois cruelle et bienfaisante, puisqu'elle l'aide à surmonter sa culpabilité et le sentiment d’irréalité de la mort; dans Do Androids Dream of Electric Sheep?, enfin, on voit une humanité en deuil de la nature, des animaux, de la santé sociale et mentale, de la salubrité, de la transparence rassurante des choses. De façon nodale, c’est la posture vacillante de l’anima — qui se voit menacé de disparaître — qui témoigne, dans Solaris, dans 2001 : L’odyssée de l’espace comme dans Do Androids Dream of Electric Sheep?, de l’isolement du personnage humain qui poursuit sa quête en chevalier errant, motivé à survivre bien qu’il soit coupé de ses origines, jeté dans un univers étranger, vide, et artificiel. Dans Une brève histoire du temps101, Stephen Hawking expose que si un homme venait à entrer dans un trou noir, il y a de fortes chances pour que son corps s’allonge formidablement et qu’il ne s’en sorte pas vivant; cependant, il connaîtrait d’abord une distorsion de l’espace et du temps avant l’arrêt de ce dernier. Compte tenu qu’il est impossible de les observer, la science est loin de tout savoir concernant les lois sous-tendant à l’existence des trous noirs : en effet, du moment qu’un appareil viendrait à être assez près pour en apercevoir un, il serait déjà trop tard pour lui et le tourbillon l’emporterait. Néanmoins, Hawking suppose que notre image y serait éternelle, mais qu’elle s’évanouirait, pâlissant au point de devenir invisible (comme le sourire du chat dans Alice au pays des merveilles).

101Stephen Hawking. The Illustrated A Brief History of Time, New York: Bantam Books, 1996.

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Le professeur Hawking spécule aussi que si un astronaute tombait dans un trou noir, il serait renvoyé dans le reste de l’univers sous forme de rayonnement; en quelque sorte, l’astronaute serait recyclé, il ne resterait plus de lui que sa masse ou son énergie, et la vie dans une phase de contraction se déroulerait à rebours. Réel ou pas, le trou noir se manifeste comme la représentation paradoxale par excellence, figure de l’entropie la plus gigantesque qui ne manque pas d'entraîner des implications philosophiques et scientifiques infinies, puisqu'il s'agit précisément d'une figuration de l’infini. Voilà, à la limite d’eux-mêmes, ce que traversent de façon allégorique les protagonistes des romans.

2001 Les images du gouffre et de la dissolution dans le roman d'Arthur C. Clarke prennent plusieurs formes qui sont intereliées. D’abord, c’est le monolithe qui remplit ce rôle. Ses caractéristiques l'assimilent à un véritable trou noir : il est fait d'une masse compacte, sa surface est trompeuse et recèle une perspective infinie. Lorsque Floyd l'aperçoit sur la lune, il le décrit ainsi : "it was so black it seemed to have swallowed up the light falling upon it" (p. 71). Comme le trou noir, la stalle mystérieuse emprisonne aussi la lumière, et le résultat est que "le monolithe est à la fois un écran et le contraire d'un écran, puisque sa surface noire ne fait qu'absorber et ne renvoie rien."102. Également, il est une "machine à faire le vide", la "convection insensée de tous les contenus venus s'y matérialiser, s'y absorber et s'y anéantir."103 Bien que Floyd compare l’objet à une pierre tombale, le monolithe est un antimonument : un « négateur de l'histoire que par ailleurs sa présence semble mettre en branle. »104 Messager du temps, il est l’instigateur de paradoxes par son action à la fois élevante et régressante. La deuxième figure d'importance qui évoque le gouffre évoque elle aussi une boîte noire : c’est la super intelligence de Hal. Cependant, à la manière d’un monstre cosmique dont on ne voit que « l'horizon des événements » qui forme une sorte de 102Chion. loc.cit., p.85. 103Baudrillard. Simulacres et simulation, op.cit., p.93. 104Chion. loc.cit., p.83.

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pupille qui absorbe la lumière et les gaz, celui-ci ne laisse voir que son œil. Aussi, comme un Big Brother, il est omniprésent et omniscient : rien ne lui échappe. Pourtant, Dave Bowman réussit à le déjouer et à le "tuer" de ses propres mains. Après la lutte et la mise hors fonction du super-ordinateur, le désordre règne à l’intérieur et autour du vaisseau, comme si Hal avait tout broyé : Any observer would have noticed two ominous signs: the airlock doors were gaping open — and the ship was surrounded by a thin, slowly dispersing cloud of debris. Scattered over a volume of space already miles across were scraps of paper, metal foil, unidentifiable bits of junk — and, here and there, clouds of crystals glittering like jewels in the distant sun, where liquid had been sucked out of the ship and instantly frozen. All this was the unmistakable aftermath of disaster, like wreckage tossing on the surface of an ocean where some great ship had sunk. (p.157) Enfin seul à bord du Discovery — c'est-à-dire défait de la source du désordre — Bowman se dirige vers les lunes de Saturne. Devant Japet (qui était l’objectif de la mission, comme si toute l’aventure du personnage avait été programmée), l’astronaute rencontre l’avant-dernier monolithe qui va faire office de "porte des étoiles". Ce qui est appelé dans le texte "œil de Japet" est un cratère immense et blanc qui lui donne l’allure d’une orbite : le monolithe noir se tient au centre de cet œil, donnant l’illusion d’une pupille. L’attraction de la plaque noire est irrésistible et invincible : de toute façon, puisqu'il n'y a plus d'espoir pour lui, n’est-ce pas le seul moyen de survivre que de s’abandonner à l’expérience de l’irrationnel ? Alors voilà que, prenant le flambeau de Prométhée, Bowman tombe symboliquement dans l’œil du père titanesque après avoir traversé l’Océan de la mère (l’Océanide Clymène). Un long voyage d'une durée illimitée à travers ce canal va être entrepris vers des lieux à la fois étranges et familiers (la recréation d’un appartement terrestre). Au cours de cette expérience des limites où l'astronaute va progresser dans cet environnement dans des conditions d'isolation extrêmes, le temps va se trouver renversé dans un processus qui suggère la mort. Avant cela, l'accélération du temps le fait vieillir très rapidement jusqu’à se retrouver sur son lit de mort. La dissolution du réel, de l’environnement matériel, se complète au moment où David Bowman sombre dans un état second. Cet évanouissement, qui va précéder la dernière

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rencontre avec la plaque noire, s’accompagne de l’envahissement progressif d’une présence autre qui rappelle les rêves angoissants de Kris Kelvin : There being no further use for it, the furniture of the suite dissolved back into the mind of its creator. [...] Like a fog creeping through a forest, something invaded his mind. He sensed it only dimly, for the full impact would have destroyed him as surely as the fires raging beyond these walls. [...] He seemed to be floating in free space, while around him stretched, in all directions, an infinite geometrical grid of dark lines or threads, along which moved tiny nodes of light [...] Once he had peered through a microscope at a crossection of a human brain, and in its network of nerve fibers had glimpsed the same labyrinthine complexity. But that had been dead and static, whereas this transcended life itself. He knew — or believed he knew — that he was watching the operation of some gigantic mind, contemplating the universe of which he was so tiny a part. (pp.215216) Après la dégradation de son corps, il s’ensuit un renversement : Bowman assiste du fond de son esprit engourdi au déroulement des événements de son existence dans un ordre inversé, comme il est dit que, à l'intérieur d'un trou noir, l'éternité passe en moins d'une microseconde : The springs of memory were being tapped; in controlled recollection, he was reliving the past. There was the hotel suite — there the space pod — there the burning starscapes of the red sun — there the shining core of the galaxy —there the gateway through which he had reemerged into the universe. And not only vision, but all the sense impression, and all the emotions he had felt at the time, were racing past, more and more swiftly. His life was unreeling like a tape recorder playing back at ever-increasing speed. (pp.215-216) Ainsi, vidé de toute son histoire, Bowman se retrouve au moment de la fécondation de l'ovule qui va le faire renaître. On aurait pu croire que la dissolution, aux confins de l’espace et du temps, aurait donné lieu à la mort de l’humanité — tel que plusieurs penseurs projettent cette "fin" comme un aboutissement logique de l’évolution —, mais le lecteur de 2001 est mis en face de la qualité multidimensionnelle de l’univers et de l’Homme. Au point de conjonction des possibles, où il n'est plus faisable d'avancer ou de poser un geste tellement le passé (le présent continuel des événements) a joué toutes les cartes et tout déterminé. La mécanisation ou la "spécularisation" de l’être humain Le paradoxe du simulacre

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qui a entraîné son dédoublement identitaire entre ce qui l'a créé et ce qu'il a créé ne parvient pas à la dissolution du sujet en tant que finalité, mais en tant que moyen. L’infini s’amorce, comme un ressort tendu au maximum, au point de finitude des choses vivantes.

Solaris Dans le cas de Solaris, le processus de dissolution et celui de renversement suivent une logique semblable à celle qui est mise en œuvre dans 2001. Après avoir envisagé la destruction de la planète elle-même, les scientifiques réussissent à mettre fin à sa production de simulacres humains. Une fois ceci exécuté, Kris Kelvin se retrouve à nouveau seul, mais pas tout à fait le même. Parmi les productions non mimétiques de l'Océan, l’agonie des symétriades et des asymétriades, ces créations éphémères aux dimensions titanesques, avait atteint une ampleur tragique le jour où des explorateurs de l’océan, circulant à l’intérieur de l’une d’elles, furent engloutis alors qu’en deux secondes la symétriade s'autodétruisait. Cette catastrophe ayant coûté la vie de 600 personnes, on donna le nom d’Éruption-des-Cent-Six à ce lieu mémorable. C'est cet incident de taille qui engendra les premiers plans d'attaque dirigés contre la planète étrangère : À la suite de l’Éruption-des-Cent-Six, et pour la première fois dans l’histoire des études solaristes, des pétitions exigèrent une attaque thermonucléaire dirigée contre l’océan. Cette riposte aurait été plus cruelle qu’une vengeance, puisqu’il s’agissait de détruire ce que nous ne comprenions pas. (p.153) Cependant, l’idée ne fit alors pas assez d’adeptes pour qu’on agisse dans le sens de cette destruction. Sartorius et Gibarian, à une époque plus rapprochée du temps de récit, ont organisé une opération Rayons X qui aurait possiblement entraîné certaines modifications, grâce à l'utilisation d'un annihilateur pour déstabiliser la structure de neutrinos formant le corps des "visiteurs" (p.134). À l’époque où Kris Kelvin est à bord de la Station, les savants Sartorius et Snaut combinent deux nouveaux projets : le premier, baptisé par Snaut le projet "Pensée", suppose que, puisque l’Océan tire son inspiration du sommeil des hommes (inconscience), la

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solution est de lui injecter leur état de veille (conscience); sinon, le deuxième projet consiste à construire un "appareil Roche", un autre annihilateur qui « produira des antichamps magnétiques vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pendant un temps indéterminé » (p.158) capable d’épargner la matière ordinaire en anéantissant toutes les structures de neutrinos, lequel est désigné par Snaut, caustique, du nom de projet "Libération". S'étant avec le temps adapté à la présence de la revenante, si Kris est décidé à les appuyer dans leur projet, il est surtout déterminé à sauver Harey. Traduisant son opinion, devant l’enthousiasme de Snaut Kris Kelvin réplique : « — J’appellerais plutôt ce second projet "Opération Abattoir". » (p.159) À propos du dilemme à savoir si les simulacres et la planète qui les produit doivent être supprimés ou non, l’enregistrement laissé par Gibarian énonce ceci : "[...] Pour pouvoir continuer les recherches, il faut anéantir soit ses propres pensées, soit leur forme matérialisée. Il n’est pas en notre pouvoir d’anéantir nos pensées. Quant à anéantir leur forme matérialisée, cela ressemblerait à un meurtre." (p.165) Pourtant, Harey — la vraie — est bel et bien morte, et malgré son semblant de résurrection, elle n’est plus qu’un souvenir. C'est la mort de l'originale qui a rendu possible la création du simulacre de Harey, dans une adéquation où l’exposition de l'image rejoint celle de la dépouille, comme deux réservoirs à vide : « Ce qu'on appelle dépouille mortelle échappe aux catégories communes : quelque chose est là devant nous, qui n'est ni vivant en personne, ni une réalité quelconque, ni le même que celui qui était en vie, ni un autre, ni autre chose. »105 Dans le roman, le fait que la nouvelle Harey soit une revenante est suggéré à plusieurs reprises par la façon dont sa présence est décrite : Kris dit que « Harey glissait comme une ombre à travers la chambre; de temps en temps, elle se retirait quelque part — je ne sais où, je ne lui prêtais aucune attention — puis elle revenait. » (p.168); plus loin il la qualifie d’« ombre discrète » (p.218). Une nuit, après un échange tumultueux entre elle et Kris, Harey tente de se suicider en avalant de l’oxygène liquide : « "Harey, si tu crois que... [lui avait-il dit en réponse à ses inquiétudes,] Harey, tu sais bien que je t’aime..." "Moi ?"[...] "Tu es 105Maurice Blanchot. Les deux versions de l'imaginaire, dans L'Espace littéraire, Paris : NRF-

Gallimard, Idées, 1955, p.348.

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trop bon, dit-elle. Tu m’aimes ? Je préfèrerais que tu me battes ! » (p. 170). L’oxygène liquide parvient à lui brûler tous les organes internes, ce qui aurait sans difficulté tué n’importe quel être vivant, mais si la souffrance et l'agonie semblent réelles, son rétablissement se fait aussitôt. Après son suicide raté, elle explique à Kelvin que, la veille, elle a appris beaucoup sur ce qu’elle est — ou n’est pas — par le moyen de l’enregistrement de Gibarian : Harey lui dit qu’elle sait qu’elle n’est pas "elle", mais qu’elle ne joue pourtant pas la comédie. Son immortalité la fait souffrir, comme si elle devait à tout prix mourir et qu’elle en était privée : "Kris... dis-moi ce que je dois faire pour disparaître !" (p.175). Pourtant, la mort l’habite comme une essence : "— [...] Il me semblait que je n’avais pas de corps sous la peau, qu’en moi il y avait quelque chose de... de différent, que je n’étais qu’une apparence, destinée à te tromper." (p.178) En fait, elle ne pourrait pas même revendiquer l’identité de dépouille, car elle n’est ni cela, ni son contraire : elle est la mort vivante d’une autre femme. Elle n’est elle-même que rêve éveillé, qui ne dort pas, qui ne mange pas, qui fait semblant de lire tandis qu’elle doit accompagner l’homme dont elle dépend partout où il va. Les savants, décidant donc de mettre la première solution à exécution, c’est l’état de veille de Kris Kelvin qui servira d'instrument, ce qui ne manque pas d’ailleurs de l’inquiéter, puisqu’il craint que ses pensées déterminent l’avenir de Harey : "Si elle disparaît après l’expérience, cela signifiera que je souhaitais sa disparition. Que je l’ai tuée. [...] Parce qu’il y a peut-être en moi des pensées, des intentions, des espoirs cruels dont je ne sais rien, parce que je suis un assassin qui s’ignore." (pp.193-194) Lorsqu’on lui fixe des électrodes pour enregistrer son encéphalogramme, Kris se sent comme si, autour de l’arène de son esprit, une foule de spectateurs attendait d’assister au défilement de ses pensées : "Qu’allais-je improviser pour tous ces spectateurs intérieurs à moi-même ?" (p.198) Durant cet instant déterminant, c’est aussi bien une foule imaginaire que la mémoire de sa femme qui le possèdent : "Harey me remplissait tout entier; elle n’avait pas de corps, pas de visage; elle respirait en moi, réelle et imperceptible." (p. 199) Ensuite, le fil de ses pensées le conduit à comparer le père de la solaristique à son propre père : L’image de Giese disparut, et pendant un moment j’oubliai la Station, l’expérience, Harey, l’océan noir; les souvenirs immédiats Le paradoxe du simulacre

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s’évanouirent devant la certitude foudroyante que ces deux hommes, mon père et Giese, maintenant retombés en poussière, avaient jadis fait face à tous les événements de leur existence, et de cette certitude je retirais une paix profonde, qui anéantit la foule informe massée autour de l’arène grise dans l’attente de ma défaite. (p.199) Puis un jour, il se réveille seul, et Snaut lui annonce que Harey est "morte". C’est luimême qui, à la demande de la jeune femme qui a utilisé un annihilateur miniature pour exaucer son souhait : il explique à Kris que, en quelques instants, il n'est resté d'elle qu’"un petit souffle d’air, c’est tout... "(p.233). Et il ajoute que depuis la projection de l’encéphalogramme — qui a provoqué quelques semaines après l’expérience un étrange phénomène à la surface de l’Océan ressemblant à une mue —, Solaris a cessé d'avoir le pouvoir de produire des simulacres, et que Harey ne reviendra plus. Pour souligner sa seconde disparition, cette fois-ci elle a encore laissé une lettre à Kris. Un mot est barré au bas de la feuille, où il peut déchiffrer le nom de Harey : un nom barré, sans signifié, sans possesseur, sinon un souvenir de souvenir... Kris Kelvin se retrouve à nouveau seul.

Do Androids Dream of Electric Sheep? Paradoxalement, le sujet se dissout pour devenir objet de sa quête — par un effet de renversement — et appartenir à l'univers, suivant que, à leur extrémité, la singularité et l'infini se rejoignent. D'ici là, le chaos. L’identité et la personnalité de John Isidore, qui aurait déjà eu par le passé un quotient intellectuel normal, connaissent une lente décrépitude, comme si un virus les ravageait : "Nothing depressed him more than the moments in which he contrasted his current mental powers with what he had formerly possessed. Every day he declined in sagacity and vigor. He and the thousands of other specials throughout Terra, all of them moving toward the ash heap. Turning into living kipple." (p. 64) La description de la peur de Luba Luft à l'apparition de Rick Deckard est très semblable : "Luba Luft glanced at him idly, then violently as she recognized him; her eyes faded and the color dimmed from her face, leaving it cadaverous, as if already starting to decay. As if life had in an instant retreated to some point far inside her, Le paradoxe du simulacre

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leaving the body to its automatic ruin." (p.115) Ces décompositions, la régression identitaire et la mort des andys, imitent celle qui va accompagner un renversement majeur dans Do Androids Dream of Electric Sheep? L’illusion est toujours temporaire : elle a une fin, tout comme le vivant, puisqu’elle doit bien un jour ou l’autre dévoiler son principe. Dans le roman de Philip K. Dick, cette révélation prend des proportions d'envergure : on assiste alors à l’échec du système homéostatique du mercerisme, apparentée à une doctrine spirituelle, qui maintenait unifiée la population de toute de la galaxie, sauf la race des automates, à son grand malheur. Le couple Baty, Pris Stratton et John Isidore sont rassemblés autour de la télévision. Tandis que Pris tranche cruellement — alléguant qu’elle en a trop — quatre des pattes d’une araignée apparemment véritable que John Isidore a trouvée, Buster Friendly, tel qu’il l’avait promis tout au long de la journée, livre sa révélation des révélations. Il annonce à toute la communauté que Wilbur Mercer est un acteur qui joue dans un studio d'Hollywood : "We located, by means of thousands upon thousands of photographs, a very old man now, named Al Jarry, who played a number of bit parts in prewar films." (p. 183) Il ajoute à cela que tout le mercerisme est également une escroquerie : "Mercerism is a swindle!" (p. 184); "The Whole experience of empathy is a swindle" (p. 185). Le dévoilement se poursuit : "Blowups of the video pictures," a new voice from the TV said, "when subjected to rigorous laboratory scrutiny, reveal that the gray backdrop of sky and daytime moon against which Mercer moves is not only not Terran — it is artificial." (p.182) Ce scoop, que Buster Friendly a tout intérêt à divulguer dans la mesure où il a toujours été un ardent critique — satyrique — du mercerisme, établit du coup sa propre autorité. L’info-clown croit sortir vainqueur : cependant, étant un automate, il est lui-même une illusion. Les événements de Do Androids Dream of Electric Sheep? démontrent que rien n’est mieux placé qu'un simulacre pour parvenir à déjouer d'autres simulacres. Tout s'écroule pour John Isidore quand il apprend que le mercerisme est une simulation. Voyant que Pris coupe une cinquième patte de l’araignée, il s'en saisit et va la jeter dans l’évier pour écourter sa souffrance : "In him his mind, his hopes, drowned, too. As swiftly as the spider" (p.186), son âme subissant le sort de l'arachnide. Pour marquer à quel point Isidore se trouve abandonné et désespéré, Le paradoxe du simulacre

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Mercer est assimilé à son âme par le biais d’un parallèle établi entre l’animal et l’homme sacré : "And the spider is gone; Mercer is gone" (p. 187). Un délire hallucinatoire et pour le moins apocalytique va s'ensuivre : he saw the dust and the ruin of the apartment as it lay spreading out everywhere — he heard the kipple coming, the final disorder of all forms, the absence which would win out. It grew around him as he stood holding the empty ceramic cup; the cupboards of the kitchen creaked and split and he felt the floor beneath his feet give. (p.187) On comprend ensuite qu’il s’était jeté sur la boîte à empathie, probablement comme tous les autres habitants du système solaire, et qu’ils expérimentent en choeur le "tomb world" pour partager leur désespoir. Les visions de John Isidore deviennent encore plus terribles, ayant de quoi rappeler des tableaux du temps de la peste, Le triomphe de la mort de Bruegel, par exemple : In the depression caused by the sagging of the floor, pieces of animals manifested themselves, the head of a crow, mummified hands which might have once been parts of monkeys. A donkey stood a little way off, not stirring and yet apparently alive; at least it had not begun to deteriorate. He started toward it, feeling sticklike bones, dry as weeds, splinger under his shoes. But before he could reach the donkey — one of the creatures which he loved the most — a shiny blue crow fell from above to perch on the donkey's unprotesting muzzle. Don't, he said aloud, but the crow, rapidly, picked out the donkey's eyes. (pp.187-188) S'opère ensuite la restauration de tous ces corps défaits. Même l’araignée qu’il avait tuée a repris vie : "The bones, he realized, have reversed themselves; the spider is again alive. Mercer must be near." (p. 188) Bientôt, l'instant d'une vision, Isidore s'adresse à Wilbur Mercer : "Is the sky painted?" Isidore asked. "Are there really brushstrokes that show up under magnification?" "Yes," Mercer said. "I can't see them." "You're too close," Mercer said. "You have to be a long way off, the way the androids are. They have better perspective." "Is that why they claim you're a fraud?" "I am a fraud," Mercer said. (p.189)

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Plus tard, quand Deckard a supprimé tous les androïdes et qu’il est de retour à la maison — où il découvre que Rachael a tué sa chèvre —, Iran demande à Rick, alors qu'il est sur le point de repartir : "˝Where are you going? Won't you come downstairs and — be with me? There was the most shocking news on TV; Buster Friendly claims that Mercer is a fake. What do you think about that, Rick? Do you think it could be true?" "Everything is true," he said. "Everything anybody has ever thought.˝" (p.201) La révélation de l’illusion du mercerisme — avec sa doctrine de l’empathie et son dispositif pour fusionner — a pour effet d’amener Rick Deckard à considérer toutes les composantes de la réalité d’un regard à la fois sceptique et crédule. Mais il n'y a pas que cela : toute cette aventure avec les simulacres l'a confronté à lui-même et à la réalité, et il est complètement désillusionné face à tout ce qu'il perçoit.

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3. COMMUNICATION ET CRÉATION Le chaos, après une entreprise sur l'existence des héros, est suivi d'un retour à l'ordre que nous présentons comme une renaissance. À titre d'illustration, il semble plausible de croire qu'il y aurait des trous blancs, c'est-à-dire que la lumière avalée par le trou noir ne s'anéantirait pas, mais plutôt passerait par cet entonnoir pour être recyclée par ce qu’on appelle un "trou de ver". C’est suivant ce processus que toute formation identitaire s’opère, par le travers de la dissolution et de la création : là où il n’y avait que le néant, il y a soudainement quelque chose, et cette chose est fertile. Dans les trois romans, ce mouvement de compression/décompression (entropique

puis

néguentropique)

accompagne

différents

types

d’évolution

identitaire. Chez Bowman, comme porteur du flambeau de l’évolution, la transformation aboutit à une régression rappelant la mort, suivie d’une forme de résurrection métempsycotique pour le moins fantastique : en ce cas, l’espoir est si ténu et tellement indispensable qu’il en est total. Il représente la minuscule et imperceptible flamme qui soudainement éclaire un océan d’obscurité brute. La dernière sous-partie décrivait et illustrait une forme de renversement qui est transformationnel. Chez Kelvin, la transformation est bel et bien courante, suivant un cycle perpétuel, des méandres en alternance comme le va-et-vient des vagues; et la chute du récit, si elle clôt un épisode de sa vie, n’est pas spectaculaire : elle marque un nouveau départ, une évolution intime et tranquille. Pour lui, l’espoir apparentée à l’attente. Quant à la formation de Deckard, elle implique de grands bouleversements dont la portée est pourtant nulle; il ne peut qu’accepter le triste sort de la nature, il n’a pas eu la confirmation, la promesse d’un espoir, tout s’est révélé illusoire et il est pris dans une tornade, un monde entropique, que rien n’apaise. Enfin, de 2001 à Do Androids Dream of Electric Sheep?, la transformation est de moins en moins notable chez le personnage, à la mesure de son degré de solitude et de la latitude qui permet le dépassement de soi.

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Karl Jaspers considère le bouleversement comme la « situation de l’homme perdu dans le monde et qui devient lui-même »106 du fait d’être conscient qu'il est perdu. C’est bien ce qui s’observe ici : la formation implique la révélation de ce qu’on est. Soudainement, on voit — et si cette vision s’avère désolante, elle n’en manifeste pas moins le caractère de ce qui est vrai. La création implique une symbiose du créateur avec son œuvre : en ce sens, la connaissance n’est rien de moins qu’une coexistence harmonieuse, une naissance de soi qui accompagne celle de l’objet du savoir. Ainsi, la démarche de l’artiste et celle de l’inventeur sont bien assimilables sur plusieurs points. L'artiste et le scientifique, idéalement, ne feraient pas autre chose que se connaître davantage grâce à leurs travaux, question de résoudre les énigmes du moi et de la nature du monde. Par exemple, à propos de la symbiose qui agit entre le sujet et l’objet par le travers de la création, les biologistes affirment que la seule façon de combattre l'effet envahissant des bactéries est de s'en faire des alliées par de nouvelles formes de traitements — partant de l’observation que plus les vaccins sont puissants, plus la maladie se fortifie par réaction. L’idée de collaboration hommenature-technologie (cybernétique) est fondamentale et trace progressivement la voie vers un monde homéostatique. Enfin, la communication véritable — sans médiation technologique — rejoint l’idée d’une symbiose utopique. Aujourd’hui, plusieurs croient que les mass-médias sont en mesure d’offrir ce cadre unifiant à l’humanité : "Cyberspace, in the sense of being "in the same room", is an experience, not a wiring system. It is about people using the new technology to do what they are genetically programmed to do: communicate with one another."107 Cependant, Philippe Breton108 croit quant à lui qu’on nage en pleine fantaisie et souligne le caractère pervers de ces technologies de communication qui permettent finalement à chacun de se tenir à distance et de se protéger du rapport véritable et de la présence réelle. Dans les romans, alors que tout laisse croire qu'il va réussir son projet de substitution, puis accéder à l'existence et à la liberté, le simulacre se dissipe au profit du sujet humain qui, perdant le

106 Ibid., p.23. 107Philip Elmer-De Witt. “Welcome to Cyberspace”Time, printemps 1995, p.8. 108Dans un entretien à Radio-Canada dans le cadre d’une série d’émissions sur les nouvelles

technologies et le village global, le 8 avril 1998.

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contact avec le "faux", se tourne vers lui-même dans ce qui fonde son identité humaine.

2001 Le nom du principal protagoniste Bowman signifie "homme-arc", ou "hommepont". Des allusions à l’arc et à son caractère ambivalent se trouvent chez Héraclite, par exemple dans son fragment 48: « L’arc : son nom, vie, ce qu’il fait, mort. » Son nom se trouve justifier par la façon dont David Bowman est effectivement projeté à travers le récit, où il ne serait pas que l’arc, mais aussi la flèche, entraîné contre son gré dans l’enchaînement des causes et des effets. L'"arc ou la lyre" — mots de même étymologie — est une métaphore illustrant le choix entre la guerre et l’amour, la discorde et l’harmonie — le chaos et l'ordre. À propos de la seconde interprétation, celle de "pont," on voit comment les liens communicationnels du personnage avec le monde terrestre se distendent jusqu’à l’extrême, au point où il se retrouve totalement coupé et isolé, ce qui donne lieu, paradoxalement, à une symbiose absolue avec son identité et ses origines. C’est à l’être humain, et non à un individu privilégié, que Nietzsche attribue cette qualité de "passeur" dans son Zarathoustra : « Il faut alors concevoir l’homme comme l’animal transitoire par excellence : il est déclin et passage à la fois, pont ou corde jetés sur un abîme, nullement un but en soi (la fin de l’histoire, par exemple). [...] l’homme est un être qui doit être dépassé, surmonté. »109 Nous faisons référence aux rapports qui se rompent progressivement entre Bowman et son espèce, ses semblables, le cantonnant littéralement dans le domaine de l’étrange. Tout au long du roman, la communication s’est faite de plus en plus rare et lointaine avec l’extérieur, donnant lieu à une "autocommunication" totale de Bowman avec lui-même par le travers de cet objet absolu auquel Hal l’a conduit malgré lui. La régression de Hal préparait celle de Bowman, mais à la différence, et c’est en cela qu’on reconnaît le privilège du vivant, que celui-ci renaît de ses cendres.

109 Friedrich Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne, Paris: Librairie

Générale Française, Le livre de Poche, 1972 (1883), p.585.

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Poole étant habitué, comme ses contemporains, à vivre dans un monde où l’information circule et la communication est fréquente, lorsque sa famille lui fait parvenir des souhaits de bonne fête (enregistrés une heure plus tôt), le rapport prend une allure parfaitement artificielle : "Like every man of his age, Poole took it for granted that he could talk instantly, to anyone on Earth, whenever he pleased. Now that this was no longer true, the psychological impact was profound. He had moved into a new dimension of remoteness, and almost all emotional links had been stretched beyond the yield point." (pp.119-120) Cette incommunicabilité donne lieu à une période de communication différée qui sera ensuite suivie d'une communication absolument objective, d'un retour à soi. À travers la "porte des étoiles", le monolithe géant au centre de l’œil de Japet, Bowman est au centre de l'univers, à l'intérieur d'une sorte de machinerie cosmique qui dirigeait la circulation entre les étoiles au travers d'inimaginables dimensions d'espace et de temps : "With the instincts of three million years, he now perceived that there were more ways than one behind the back of space" (pp. 218219). L'arrière du décor étant l'espace géométrique découvert à l'intérieur du monolithe, celui qui personne n'avait réussi à percer avant lui. Cela semble illustrer le franchissement d’un trou de ver, en une sorte de voyage temporel, hors des catégories connues de la réalité. Bowman arrive même à un point où la voie lactée lui apparaît en négatif, les étoiles surgissant noires sur fond blanc. Si la première partie de l'affranchissement de Bowman s’est réalisée à la suite de l’altercation avec Hal 9000, la deuxième partie se réalise tandis qu’il réintègre l’utérus maternel à l’échelle astronomique. Effectivement, franchissant l’avant-dernière étape avant la création porturiente par laquelle il devient dieu, la porte de Japet le mène à une matrice synthétique, comme s’il était dans le ventre du monde, dans le "noyau-aleph" qui peut être absolument tout, la familiarité des lieux ne manquant pas d’inspirer à l'astronaute un sentiment d’inquiétante étrangeté. Ce « souhait

de

retour

au

sein

maternel »110

répond

d'un

impératif

de

désinvestissement du sujet dont la visée est « la recréation d’un lien où s’opère une retrouvaille des actions de l’utérus maternel, régénération et restauration du corps, actions qui ne sont opérantes que grâce à notre machine à remonter le temps,

110Michel Fain. “La machine à remonter le temps”, in RFP, Le temps en analyse, loc.cit., p.1685.

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chargée alors d’atténuer hallucinatoirement les déceptions de la veille. »111 En effet, comme nous l'avons déjà vu, David Bowman connaît une forme de mort, et toute la mémoire de son existence se rembobine dans sa tête jusqu’au moment primordial de sa naissance, en annulant toute marque d’imperfection ou d’aléatoire face à tous ces événements maintenant finis : And even as he relived these events, he knew that all indeed was well. He was retrogressing down the corridors of time, being drained of knowledge and experience as he swept back toward his childhood. But nothing was being lost; all that he had ever been, at every moment of his life, was being transferred to safer keeping. Even as one David Bowman ceased to exist, another became immortal. (pp. 215-216) C’est alors, au pas de la dernière porte dont la traversée va ranimer, à rebours, le mariage d’Ouranos et de Gaïa (c’est-à-dire du Ciel et de la Terre), que Bowman passe de l’état de simple mortel à celui de dieu, comme si la matière bleue dont il s’était nourri entre les deux portes avait été de l’ambroisie, et le monolithe un psychopompe qui l’aurait fait descendre aux enfers pour l’en ramener édifié. Traversant la dernière porte — la stalle qui le domine sur son lit de mort —, l’identité de Bowman intègre en quelque sorte un "œuf cosmique" : "The timeless instant passed; the pendulum reversed its swing. In an empty room, floating amid the fires of a double star twenty thousand light-years from Earth, a baby opened its eyes and began to cry." (p.217) Par un étrange enfantement — de parents artificiels, en l'occurrence symboliques — l'enfant des étoiles naît d’une parthénogenèse; cela se présente comme un cas de clonage, ou de métempsycose, par lequel le même enfant renaît : « Pour que le créateur soit lui-même l'enfant nouveau-né, il lui faut aussi vouloir être la parturiente et la douleur qu'éprouve la parturiente. »112 Effectivement, ressuscité aux proportions de la Terre, Bowman est à la fois porteur de lui-même et porteur de l’humanité. L'"enfant des étoiles" se présente comme la copie grandeur nature de la planète Terre. La citation qui suit rend compte d’une interprétation sociale, médiatique, de la métaphore de Bowman réincarné : 111Ibid. 112Georges-Arthur Goldschmidt. citant Sur les îles bienheureuses, dans Introduction à Friedrich

Nietzsche. op.cit., p.XXII.

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Jettisoned into a hyperperspective, the sky is now below. As if floating dreamily away from your own body, you watch the planet to which you are now tied by only the invisible umbilicus of gravity and telecommunication. The act of viewing Earth from space echoes that of a body glimpsing, and really seeing, itself in a mirror for the first time.113 Grâce à la technologie, aux moyens de télécommunication qui l’ont peu à peu propulsé aux confins de l’espace, Bowman se retrouve paradoxalement dans le rôle "d’image totale", englobant la complexité et vivant en coexistence pacifique avec son milieu qui s’étend dorénavant à l’infini. On dit, à ce propos, que la réalité est toujours une aventure conjointe de l'homme et de l'univers, et que, conséquemment, elle est en partie une création humaine114. Le sujet connaissant et créateur est en position de se créer lui-même; à cet effet, pour un temps, il renverse son regard, il devient son objet d’investigation par le travers de l’univers entier, comme dans le cas du rapport lecteur/texte : « ni l'auteur, tant qu'il écrit, ni le lecteur, tant qu'il lit, ne sont plus de ce monde; ils se sont mués en pur regard; ils considèrent l'homme du dehors, ils s'efforcent de prendre sur lui le point de vue de Dieu, ou, si l'on veut, du vide absolu. »115 À l’extrémité de cette exclusion qui le met potentiellement en relation avec l’univers des possibles, le sujet parvient à une fusion avec lui-même, c’est-à-dire avec son objet. C’est à ce point qu’il devient un dieu, à partir du moment où la Terre apparaît devant lui semblable à un jouet dont il peut disposer à sa guise, et comme l’homme-singe éveillé par le monolithe de cristal, "for though he was master of the world, he was not quite sure what to do next. But he would think of something." (p. 221) Et nous voilà, à la fin, de retour au début, au moment du premier contact. Nietzsche écrit dans Ainsi parlait Zarathoustra que le monde, ne parvenant jamais à son point d'équilibre, se déroule sur lui-même en un "éternel retour". Il écrit aussi que l'Homme qui veut se réaliser doit tendre vers le surhomme. À cet égard, Bowman serait de façon emblématique ce surhomme dont parlait Nietzsche, et son 113Lynn Margulis et Dorion Sagan. What is Life?, New York: Simon & Schuster, 1995, p.18. 114Paul Riesman. “De l'homme “typographique” à l'homme “électronique”. Marshall McLuhan”,

Critique, no 225, 1966, p.181.

115Jean-Paul Sartre. Qu'est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard/NRF, Coll. “Idées”, no 58, 1981

(1948), p.161.

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existence prend bel et bien les allures d’un cycle. La science contemporaine nous a fourni un modèle dynamique de cette boucle philosophique : celui de l’attracteur étrange de Lorenz. En effet, comme si son être subissait l’action d’un cyclone (négatif), puis celle d’un anti-cyclone (positif), David Bowman connaît alors une régression accélérée aussitôt suivie d’un nouveau départ. Ceci suggère l’un des scénarios possibles du destin universel, soit l'hypothèse d'un univers qui rebondit, où l’univers est conçu comme une éternelle ondulation, une oscillation infinie entre Chaos et Cosmos. Ainsi, tel qu’Aristophane décrivait la création du monde et de l’humanité : « La Nuit aux ailes noires/Déposa un œuf né du vent/Dans le sein du sombre et profond Erèbe »116, pour rétablir l’ordre et l’équilibre dans un monde anéanti. Par conséquent, après que l’automata eût pris le dessus (se fût construit) sur l'anima, le renversement des forces resitue celle-ci au pouvoir : dans le fond de la boîte de Pandore, il y avait encore l’espoir. Alors que tout semblait perdu, le retour à la vie s’affirme nécessairement, créé précisément par ce qui devait mener à l'inévitable perte.

Solaris La dissolution du personnage-simulacre ne fait que le rendre plus vrai que nature. Le caractère récurrent de Harey souligne la permanence, la persistance des morts dont la mémoire est symbolisée par le fantôme obsédant de corps : « les copies survivent, incorruptibles »117. Ce qui a survécu, on pourrait dire que c’est l’âme de la femme de Kris que la planète-dieu a réincarnée, de la même façon que, dans We can build you de Philip K. Dick, le simulacre de Abraham Lincoln est supposé canaliser l’âme véritable du président américain, et les hologrammes de Morel tenus de faire revivre inlassablement la réalité de l'événement original, comme c’est la fonction de toute copie technique : rendre éternel ce qui a disparu ou ce qui sera amené un jour à disparaître (parer à l'absence). Par crainte de perdre quoi que ce soit, on crée des doubles de tout, et on répète à l’infini. Grâce à cet éternel retour 116Erèbe désigne le gouffre insondable qui est la demeure de la mort. Édith Hamilton. La mythologie:

ses dieux, ses héros, ses légendes, Verviers: Marabout Université, 1962 (1940), p.65. 117Adolfo Bioy Casarès. L'invention de Morel, Paris: Laffont, Classiques Pavillons, 1952, p.151.

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artificiel qui mime celui de la Nature, l’être humain survit : « Une fois franchies les portes de la connaissance, l'homme plonge, en effet, au fond des eaux, fend les airs, et, quand dans la réalité, il s'approprie ces domaines, il se perd entre les étoiles, il plie le temps à ses caprices, il devient immortel. »118 Si cette citation évoque l'odyssée de Bowman, elle s'applique aussi de façon poétique à l'expérience des limites vécue par Kris Kelvin. Kelvin, lorsque Harey disparaît pour de bon, ne laissant plus que la pureté de son souvenir, découvre toute l’imposture de cette immortalité, toute sa portée illusoire, et il accepte bien rapidement de ne plus s’accrocher à ce semblant de vie. De même que le récit se trouve ponctué, subrepticement, par l’alternance des deux soleils, par leurs apparitions et leurs disparitions, quand Harey meurt, c’est pour revenir à nouveau. L’océan a réussi à créer ce que les alchimistes rêvaient de produire : un être éternel et invincible : lorsque Kelvin étudie le simulacre de Harey, « le sang, détruit par l'acide, se recréait. C'était absurde, impossible ! » (p.123). Comme le phénix, elle brûle et revit de ses cendres, éternellement : « — "Ils" sont peut-être branchés sur un dispositif qui tourne en rond et se répète, comme un disque. » (p. 128) Cependant, l’éternité en question prend fin, comme nous l'avons vu, lorsque Snaut met au point un appareil qui désintègre les créations F et que l’Océan duplicateur perd ses dons après qu’on lui ait transmis l’état conscient de Kelvin. Hormis le fait qu’ils son la résurrection des morts, les "visiteurs" servent de relais entre la planète insondable et les derniers chercheurs penchés sur elle, leur donnant la fonction d’artefacts et de signes langagiers pour parer à leur incommunicabilité. Leur apparition peut prendre l’allure de ces trucages utilisés par les fanatiques anciens pour convaincre les foules du pouvoir de leur dieu, comme ces simulacres égyptiens, par exemple, qui étaient des icônes des divinités tenues "magiquement" en suspension dans les airs. Cependant, en l'occurrence, le subterfuge ne semble pas cacher d’illusion magique, ou de faux pouvoir. Dans ce sens, cet être planétaire défie toutes les lois du naturel et de l’artificiel en utilisant les formes de l’un et les moyens de l’autre, puisque ces recréations demeurent à tout le moins factices, les matériaux qui les composent différant de ceux qui sont à l'œuvre 118Jacques Van Herp. Panorama de la science-fiction. Les thèmes, les genres, les écoles, les

problèmes, Verviers (Belgique): Marabout Université, 1975, p.383.

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dans l'original. Serait-ce un vrai dieu parce que ces trucages sont infiniment raffinés ? Néanmoins, les moyens utilisés par Solaris dépassant de loin ceux des humains, on reconnaît la difficulté de communiquer avec ce qui ne nous ressemble pas : « Quand bien même l’homme aurait exploré en tous les sens les espaces cosmiques, quand même il aurait établi des rapports avec d’autres civilisations, fondées par des créatures qui nous ressemblent, Solaris demeurerait une provocation éternelle. » (p. 211) La seule voie de communication entre les deux, c’est la planète vivante qui l’a trouvée, pas l’être humain : "it is undeniable that contact in terms of the novel can only be made through the mediation of models. In Solaris, human science was fortunate enough to happen on a being willing and able to initiate the kind of modeling that can get to the heart of intelligent beings through mutually constructed models of communication."119 Ce qui fait de ces modèles des interfaces, c’est leur appartenance à la fois au destinataire et au destinateur : ainsi, littéralement, le message naît dans la synthèse, l'océan de Solaris révélant à eux-mêmes, par ce biais, tous ceux qui s'en approchent. Puisque l’imitation est un processus propre au rapport communicationnel, par ce biais, l’étranger dit en quelque sorte : «voilà ce que j’ai vu de plus signifiant en vous, et je vous le renvoie». En effet, ces traces mnésiques, bien que traumatiques — c’est ainsi que ce feed-back prend une tournure négative pour Gibarian qui s’ôte la vie, et pour tous les savants qui ne peuvent supporter l’impact d’une émission si compacte d’informations qui se meuvent par elles-mêmes —, demeurent ce qu’il y a de plus marqué chez eux : en fait, ce qui est de l’ordre de l’indicible. Seulement, une fois ce simulacre de contact établi, dont le message finit par ne plus en être un, coupé de son émissaire en s’adaptant au réel et en ne parlant plus en son nom, il n’y a eu de communication que temporaire, c’est-à-dire durant le temps de réaction. Avec l’habitude, Kelvin est devenu plus neutre, et la situation est passée du bouleversement à l’équilibre. La planète étrangère, comme ses créations, ne semble pas suivre un mouvement d’évolution, puisque ses créations océaniques spontanées se trouvent rapidement détruites. La ressemblance, ou au moins un accord sémiotique minimal est nécessaire pour qu'il y ait communication, et celle-ci est nécessaire pour permettre

119Csicsery-Ronay, Jr. op.cit., p.252.

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une évolution des connaissances : "Since humanity in its autoevolutionary phase is, for Lem, a self-constructing species condemned to making its own decisions about its fate, it cannot expect to communicate with a subject incapable of constructing itself."120 Pourtant, malgré ces différences majeures, le but de la solaristique comme celui de toute connaissance est précisément la communication : « La solaristique, écrivait Muntius, est le succédané de religion de l’ère cosmique; c’est une foi, déguisée en science. Le Contact, le but de la solaristique, n’est pas moins vague et obscur que la communion des saints ou le retour du Messie. » (p.211) Par cette voie, l’effet visé est la Rédemption, l’accomplissement de l’humanité, quand il est fait mention au « mythe solariste, ou plutôt le mythe de la mission de l’Homme » (p.213). Solaris représente l’étranger absolu, à la fois entité extraterrestre et personnification divine, par rapport auquel l’être humain connaît une parfaite incommunicabilité. Kelvin, dans le courant de ses réflexions, va cependant jusqu'à conclure qu’il n’y aurait rien à espérer d’une "liaison d’information" avec l’Océan vivant (référant à la connaissance intransmissible de ce colosse) puisque « transposées en un langage humain quelconque, les valeurs et significations recherchées perdent tout substance — on ne peut les faire passer de l’autre côté de la barrière. » (p.212) Si de toute l’histoire de la solaristique l'être humain n'a pas réalisé un véritable contact avec la planète Solaris, Kris Kelvin semble parvenir à expérimenter une relation étroite avec elle. Dans ses rêves, il sent une main qui le recrée, celle du Dieu-Nature dont il est captif : emprisonné dans cette matière étrangère qui m’enserre, je ne peux ni reculer, ni me retourner, et cet objet invisible continue à me toucher, à ausculter ma prison, et je ressens ce contact comme celui d’une main, et cette main me recrée. Jusqu’à présent, je croyais voir, mais je n’avais pas d’yeux, et voici que j’ai des yeux ! Sous les doigts qui me caressent d’un mouvement hésitant, mes lèvres, mes joues sortent du néant, et la caresse s’étendant, j’ai un visage, le souffle gonfle ma poitrine, j’existe. Et recréé, je crée à mon tour, et devant moi apparaît un visage que je n’ai jamais vu, à la fois inconnu et connu. [...] Je suis redevenu vivant (pp.219-220)

120Ibid., p.248.

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Dans le dernier chapitre, Snaut et Kelvin qui discutent avancent des hypothèses quant à la nature de la planète. Solaris serait-elle un Dieu ? L’un d’eux avance que ce serait un dieu à l’état embryonnaire et qu’il aurait la psychologie d’un petit enfant, ce qui expliquerait ses balbutiements créatifs et la difficulté à communiquer avec elle : « nous aurons été les hochets de ce bébé » (p.242). Drôlement, cette image donne à penser que Solaris pourrait être Bowman réincarné. C’est sur un très vieux mimoïde, qu’il compare enfin avec Snaut à un Dieu qui simplement est (p.243), que Kris va entrer en communication directe avec Solaris lors de sa première sortie à l’extérieur de la Station. Kelvin remarque alors pour la première fois que les vagues de l’océan ressemblent à un rampement animal — «muscles noirs de l’océan» —, comme si la planète était recouverte d’un cuir vivant. Le véritable contact est simple : Kelvin se penche et plonge une main dans les vagues rampantes. D’abord, l'onde qui le touche hésite, recule, puis finalement enveloppe la main gantée, mais toujours en conservant une infime couche d’air entre l'homme et elle. Ensuite, elle forme une fleur qui se détache de sa main pour aller retrouver la masse océanique. Kris recommence plusieurs fois, jusqu'à ce que la vague ne daigne même plus remarquer sa présence, lassée de cette répétition. La conclusion du roman révèle qu’il pourrait s’agir d’une tragédie amoureuse, ou de la communication, et que malgré son acceptation de la réalité incontestable de la mort, Kris Kelvin continue à croire que Harey peut revenir, et que la passion est plus forte que la raison, même si elle implique un perpétuel recommencement poussé jusqu'à l’absurde : En apparence, j’étais calme; en secret, et sans l’admettre clairement, j’attendais quelque chose. Quoi ? Son retour ? Comment aurais-je pu m’attendre à son retour ? Nous savons tous que nous sommes des êtres matériels, soumis aux lois de la physiologie et de la physique, et la force même de tous nos sentiments réunis ne peut lutter contre ces lois; nous ne pouvons que les détester. La foi immémoriale des amants et des poètes dans la puissance de l’amour, plus fort que la mort, le séculaire finis vitae sed non amoris est un mensonge. Un mensonge inutile, et pas même drôle. Alors, se résoudre à l’idée d’être une horloge mesurant l’écoulement du temps, tantôt détraquée, tantôt réparée, et dont le mécanisme, sitôt mis en mouvement par le constructeur, engendre le désespoir et l’amour ? Se résoudre à l’idée que chaque homme revit des tourments anciens, d’autant plus profonds qu’ils Le paradoxe du simulacre

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deviennent plus comiques en se répétant ? Que l’existence humaine se répète, bien, mais qu’elle se répète comme une chanson usée, comme le disque qu’un ivrogne fait tourner sans cesse en jetant une pièce dans la machine à sous ? (p.249) En dépit de cela, après l'expérience du contact ressemblant à un échange avec un petit animal, Kris Kelvin se sent transformé : « je n’étais plus tout à fait le même » (p.248). Puis, la symbiose tant souhaitée s’accomplit en lui : « je m’identifiais à ce colosse fluide et muet — comme si je lui avais tout pardonné, sans le moindre effort, sans un mot, sans une pensée. » (p.248) Cette force animante — de l'anima — s'est mêlée à la mémoire de sa femme, formant un seul corps à jamais inaccessible.

Do Androids Dream of Electric Sheep? La séquence des derniers événements du roman suit cet ordre : l'effondrement du mercerisme et dernière apparition de Buster Friendly; la rencontre de J. R. Isidore avec Mercer qui ressuscite l’araignée; J. R. Isidore et Rick Deckard se rencontrent pour la première et dernière fois, le temps d’échanger quelques phrases; Rick rencontre Wilbur Mercer; ensuite, Rick tue les derniers Nexus-6, seul mais dirigé par J. R. Isidore et Mercer; Rick revient chez lui et découvre que Rachael a tué sa chèvre par vengeance; Rick repart aussitôt pour le désert où il trouve un crapaud qu’il croit vivant (animal sacré du mercerisme); retour de Rick chez lui où il retrouve sa femme heureuse de le revoir; Iran découvre que le crapaud est électrique, à la grande déception de son mari; Rick va dormir, tandis que Iran téléphone à l’animalerie pour commander des mouches pour le crapaud artificiel "that really fly around and buzz" (p.216). Décidément, « chassez le simulacre, et il revient au galop » serait un adage approprié à l’univers de Do Androids Dream of Electric Sheep?, puisqu’on voit les événements du récit transporter constamment le personnage d’une certitude à son renversement. L’évolution du narrateur semble tout à fait nulle, compte tenu que chacune de ses quêtes s’accompagne d’une perte qui neutralise le gain qu'il pourrait en tirer. D’abord, c’est afin de se procurer des animaux vivants que Rick retire les Nexus-6, mais son "bounty hunting" attise la colère de Rachael Rosen —

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qui croyait l’avoir dissuadé de poursuivre son travail —, ce qui occasionne la mort de son animal. Ensuite, Deckard se rend dans le désert où il réussit à vaincre les simulacres, mais la vive déception qui succède à ce pèlerinage a pour effet de contrecarrer les bienfaits de cette victoire. Lorsque Deckard retourne dans le ciel à bord de son "hovercar" (voiture volante) — après avoir supprimé les androïdes et avoir fait une halte chez lui —, cela n'est pas sans évoquer le périple de Bowman aux confins de l’espace. Effectivement, se disant: "Maybe I’ll go where I can see stars [...]. To the place where no living thing would go" (p.201), il se dirige vers le désert, «le désert du réel lui-même»121, pensant peut-être y trouver la mort. Seulement, c’est plutôt une occasion de se surpasser qu’il y rencontre. De même que l’évolution tend vers le point le plus élevé, dans le désert, l'ascension réelle d’une falaise — imitant l’escalade propre au mercerisme — s’effectue en direction du sommet, "where Mercer appears to die. That’s where Mercer’s triumph manifests itself, there at the end of the great sidereal cycle." (p.208). Il connaît alors une véritable douleur, non plus la simulation offerte par la boîte à empathie : "At that moment the first rock — and it was not rubber or soft foam plastic — struck him in the inguinal region. And the pain, the first knowledge of absolute isolation and suffering, touched him throughout in its undisguised actual form" (pp.204-205). La pure réalité de sa condition biologique l'atteint alors à travers cette authentique douleur. Lorsqu’il redescend, transformé, le héros de Do Androids Dream of Electric Sheep?, a parfaitement fusionné avec son dieu. Par l’entremise du "vidéophone", à l'adresse de sa secrétaire qui lui trouve une ressemblance frappante avec Mercer, il déclare en effet : "I'm Wilbur Mercer; I've permanently fused with him." (p.207) Le renversement du mercerisme intenté par Buster Friendly a finalement eu l’effet inverse de ce qu’il escomptait : le vieillard et sa philosophie, libérés de l’artefact qui en faisait une illusion, ont accédé à la réalité : "Mercer isn't a fake," he said. "Unless reality is a fake." (p. 207) Par son entremise, la synergie, l’empathie totale ou la communication idéale sont atteintes, puisque dorénavant : "Nothing is alien to him" (p. 204).

121Jean Baudrillard. Simulacres et simulation, op.cit.

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Dans le désert, Rick accorde une valeur symbolique à la découverte d'un crapaud, parce qu'il évoque la vie dans un lieu où tout est mort, parce qu'il est un animal éteint depuis plusieurs années et parce qu'il est la créature favorite de Mercer : "Something happened to me. Like the “chicken-head” Isidore and his spider; what happened to him happened to me. Did Mercer arrange it? But I’m Mercer. I arranged it; I found the toad. Found it because I see through Mercer's eyes" (p.210). De retour chez lui, sa femme découvre que l’animal est électrique : déçu, il accepte cet état de fait : "The spider Mercer gave the “chicken-head”, Isidore; it probably was artificial, too. But it doesn’t matter. The electric things have their lives, too. Paltry as those lives are." (p. 214) Ensuite, ressentant le besoin de classer les événements et de s’en détacher, il demande l’aide de sa femme : He stared at her, then, as if perplexed. "It is over, isn’t it?" Trustingly he seemed to be waiting for her to tell him, as if she would know. As if hearing himself say it meant nothing; he had a dubious attitude toward his own words; they didn’t become real, not until she agreed. (p.214) L’entente avec Iran est à cet instant totale. Heureuse de le retrouver, elle aussi a été transformée par la journée : "I’m just damn glad to have you come back home where you ought to be." She kissed him and that seemed to please him; his face lit up, almost as much as before — before she had shown him that the toad was electric." (p. 214) Puis, lorsque Rick va se coucher exténué d'avoir combattu les illusions, sa femme résiste au réflexe de lui programmer "[a] Long deserved peace" (p. 215) sur l’orgue de Penfield, et après peu de temps, effectivement, Rick Deckard s’endort tout naturellement.

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CONCLUSION

pour se guérir de l'œuvre du Temps, il faut "revenir en arrière" et rejoindre le "commencement du Monde". — Mircea Eliade. Aspects du mythe

...c'est le simulacre total qui rejoint la "réalité" par une circonvolution complète. — Baudrillard. Simulacres et simulation

Chacun des héros s’est accompli en vainquant les simulacres. Aussi, le début et la fin des trois romans se rejoignent : Bowman revit ses origines, Kelvin se trouve à nouveau seul avec ses souvenirs et Deckard se couche, alors qu’au début du roman il se lève. Nous pouvons affirmer que la structure des trois récits est assez semblable. Mais à quel point leurs problématiques se rejoignent ou divergent quant à leur substance et à leur traitement ? Que disent-elles sur le rapport du sujet à l’anima et à l’automata ? D’abord, elles illustrent trois types de chaos : dans 2001, le chaos à l'échelle cosmologique; dans Solaris, le chaos psychologique; dans Do Androids Dream of Electric Sheep?, le chaos politique ou social. En fait, puisque la question du chaos se subordonne à celle du pouvoir et du contrôle, les romans se rejoignent par leur façon spéculative d’aborder le rapport du vivant au technologique : ainsi, sur trois plans distincts, les auteurs expriment le manque de cohésion entre la nature et la civilisation, la séparation d’avec la nature, la difficulté de communiquer avec ce qui est étranger et l’éclatement du familier. Illustrant trois aspects différents de la science, le roman de Clarke métaphorise le progrès technologique, celui de Lem l'investigation scientifique, et celui de Dick la modélisation du vivant. Ces problèmes relèvent de la relation entre les hommes et les machines qui se complexifie avec le développement de la société industrielle. Les marques de ce

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déséquilibre sont manifestes dans les romans du corpus. Celui de Clarke accorde un rôle important à l’artefact dans deux de ses versions les plus raffinées : l’ordinateur et le vaisseau spatial, auxquels le monolithe extraterrestre a donné le pas. Ainsi, la complexité absolue se présente comme un moyen d’accéder à la convergence : d’ailleurs, Bowman fait un avec le vaisseau et avec Hal, comme il fera un avec le monolithe. Il se libérera donc, consécutivement, de Hal, puis du vaisseau, puis du monolithe, pour incarner l’âme esseulée d’une masse inerte, ambassadrice des développements urbains — à moins que cette odyssée ne concerne qu'un seul être. Dans Solaris, l’industrie représentée est celle de la science avec ses visées absolutistes, et l’artefact est dans ce cas aussi astronautique : c’est la Station, ce sont les fusées de service, les appareillages de contrôle. D’autre part, l’artefact solaristique est d’origine naturelle, il n’est pas un fruit de la révolution industrielle humaine — bien que peut-être de sa propre révolution. Enfin, dans Do Androids Dream of Electric Sheep?, les machines sont peut-être imaginaires, mais elles représentent, en les projetant — puisque Philip K. Dick l’a écrit en 1968 — les développements actuels et futurs des dispositifs d’une cyberculture : la réalité virtuelle et la vidéophonie. Pourtant, chacune de ces fictions illustre la dégradation d’un système dont l’entropie tend vers une stagnation en quelque sorte fertile. Ces évolutions entraînent à leur terme une certaine révolution qui est celle du sujet parvenu à se dépasser : rendu là, il ne lui reste plus qu’à idéaliser autre chose jusqu’à pouvoir le réaliser, c’est-à-dire pouvoir faire un avec l’objet désiré après la traversée des étapes d’éloignement, ou de scission. Bowman, Kelvin et Deckard se retrouvent chacun à son tour dans le désert : le premier contre son gré, le second par choix, et le troisième par dépit. Leur isolement est nécessaire pour qu’ils puissent se retrouver seuls face à eux-mêmes et se recréer. Devenir quelque chose d'entier, mais à une condition : Les deux systèmes comportent des noyaux intérieurs. Invariants, dans le premier, ils s'appliquent à l'ensemble, de façon stable. Dans le second, ils échangent, entre eux, de l'énergie. Deux automates : ou le moteur est dans la machine, ou la machine entière est un moteur. Et désormais, tout est moteur, il n'y a plus que des

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moteurs. À terme, il n'y aura plus qu'un moteur. Qui le régulera, si nous sommes dedans ? Faire grève : se placer dehors.122 Pour se placer dehors, l’être humain parallèlement au simulacre part à la conquête de l’espace dans 2001, celui dans Solaris explore le psychisme et la mémoire, et celui dans Do Androids Dream of Electric Sheep? se confronte à la vérité et à ce qui conditionne la vie et le réel. Ils mettent ainsi en relief les trois types de distances : l’espace, le temps, et l’identité. Tordue entre apparence et réalité et faisant en sorte qu’elles soient distinctes se trouve le simulacre comme symptôme : dans l’espace mental, le jour où on réussira à anéantir ses phénomènes et à faire régner la sincérité dans le monde, ce qui implique de ne pas présenter un masque comme s'il ne dissimulait pas un visage, l'objectivité du sujet sera restaurée. C’est-à-dire qu’une communication — symbiose, osmose ou synergie — parfaite régnerait alors entre le sujet et l’objet. De façon similaire, le rétablissement de la place de l’être humain au sein de l’univers est susceptible de réparer le déséquilibre entre vivant et non-vivant, inné et acquis, animal et humain, nature et technologie. C’est ce processus de détachement qui est un rattachement que nous avons tâché de décrire grâce à l’analyse. Pour ce faire, nous avons dépeint deux stades (la scission et la formation du sujet), dont chacune des trois étapes comprend deux types de rapports entre le personnage-simulacre et l'être humain fonctionnant, dans l’ordre donné (idéalisation/modélisation, réflexion/imitation, etc.), sur un principe de réciprocité. De l’idéalisation à la création, on voit se dessiner le tracé d’un désir qui s’éteint en dernier lieu — avec le simulacre — pour faire place à une parfaite osmose avec l’objet dont le simulacre était la fausse représentation. Ainsi, dans les trois cas, l’artefact a été le moyen d’atteindre l’idéal et, dans une apothéose, de réaliser la synthèse du sujet avec lui-même, comme être humain situé à sa place dans l'univers du réel. C'est par le moyen de la machine que l'Homme parviendra à se rejoindre, car elle lui permettra d'explorer ses limites et de se retrouver — en se perdant tout à fait — dans ce qui ne lui ressemble plus, à titre d'exemple le clonage comme

122Michel Serres. Feux et signaux de brume. Zola, Paris: Figures Grasset, 1975, p.27.

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aboutissement de la technologie "de pointe". Il faudra bien que, à travers ces répétitions de lui-même, le sujet humain se retrouve. Peu importe à quel point l’être humain peut s’éloigner de sa nature, il ne pourra jamais y échapper tout à fait, comme l’illustre le sort des trois protagonistes : par exemple, "Kelvin can never distance himself from the forces that shaped his own development. However far he journeys, he will ultimately be drawn back to his own roots."123 La fonction de l'automata est d’avoir une prise sur la nature et sur son environnement, par crainte de ses pouvoirs insondables. Ainsi, il permet à l’être humain de se modifier à sa guise tout en transformant son milieu, ce qui peut s’interpréter comme un état morbide ou déséquilibré : « On prétend [...] que chacun de nous, sur un point ou sur un autre, se comporte comme le paranoïaque, corrige au moyen des rêves les éléments du monde qui lui sont intolérables, puis insère ces chimères dans la réalité. »124 De même que dans l’univers du paranoïaque, l’homo cyberneticus ou homo similis voit tout ce qui habite son environnement, tout ce qui le stimule, comme porteur de signification, et d’une signification automatiquement accessible : ce qui donne lieu à la méfiance, aux délires de persécution du sujet, conséquents à la surestimation (du fait de croire posséder tous les sens). Philip K. Dick, quant à lui, est persuadé que le schizophrène, à force de vivre continuellement un état — plus ou moins marqué — de séparation d’avec le social, porte vraiment en lui une certaine perspicacité, une lucidité qui ultimement lui nuit, puisqu’elle met sa conscience en abyme. Le schizophrène, de cette façon, est comme l’automate, en ce qu’il cache le secret des principes grâce auxquels il se meut. Le fait de ne pas voir et de ne pas connaître tout engendre la méfiance : le doute. On peut facilement croire que le monde n’existe que parce qu’on le pense, et qu’il est une monade dont le sujet est le moteur, un univers solipsiste. Si cela n’est pas le cas, du moins dirait-on que les développements technologiques, concernant les télécommunications notamment, tendent à englober d’un seul regard les aléas du visible. C’est ce rôle macroscopique qu’on peut conférer par exemple au projet de Al Gore qui veut que la NASA considère l’invention d’un satellite qui pourrait très 123Josh. “A Comparison of Andrei Tarkovsky's Solaris and Stanley Kubrick's 2001: A space Odyssey”:

www.josh.com/coley/enl_161.main.htm.

124Sigmund Freud. Malaise dans la civilisation, Paris: P.U.F., 1929, p.27.

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bientôt (avant l’an 2000) transmettre, en permanence sur Internet, des images en direct de la Terre. Ce dispositif de télésurveillance colossal illustre parfaitement la tendance de notre époque, dont la logique paradoxale crée un rapport artificiel entre l’observateur et l’objet, en croyant produire une représentation immédiate et réelle (pensons au succès des "reality-shows", des biographies et autres reconstitutions plus vraies que nature) : « Il ne faut jamais passer du côté du réel, du côté de l'exacte ressemblance du monde à lui-même, du sujet à lui-même. Car alors l'image disparaît. »125 Le simulacre postule l'absence de l'objet, tout comme « le signe est la présence paradoxale d'un objet absent »126 Par exemple, chez Lukàcs, « le roman est conçu comme un SIGNE, non un PRODUIT; il ne représente pas le réel, il le signifie, [...] le texte est l'abondance d'une pénurie, le luxe d'un manque : ce surplus de langage désigne l'insuffisance du monde. »127 Il est nécessaire en effet de « NIER LE MONDE ACTUEL POUR MIEUX LE DIRE »128 : c'est la disparition virtuelle, telle qu'elle est supposée par le signe, qui fonde sa présence. L'incommunicabilité de l'objet contraint la science à passer toujours par des voies indirectes pour y avoir accès : « Toute science ne vit-elle pas sur ce glacis paradoxal auquel la vouent l'évanescence de son objet dans son appréhension même, et la réversion impitoyable qu'exerce sur elle cet objet mort ? Telle Orphée, elle se retourne toujours trop tôt, et, telle Eurydice, son objet retombe aux Enfers. »129 De la même manière, les signes, laissés seuls à eux-mêmes, sont des cosses vides : il faut que le lecteur les remplisse pour qu'ils fassent sens, c'est ainsi qu'un signe ne renverra pas au même "objet" selon qui le lit, selon l'encyclopédie du lecteur. Il est donc évident que toute pensée ou toute image, qu'elle relève de l'imaginaire, du rationnel ou de l'empirique, inscrit sa présence dans l'espace et se développe dans le temps. C'est pourquoi, on peut affirmer de toute pensée ou de toute image qu'elle participe du réel, qu'elle est vraie. Naturellement, elle n'appartient pas à

125Baudrillard. op.cit., p.156. 126Gilles Thérien. op.cit., p.3. 127André Belleau. Conditions d'une sociocritique, dans Problèmes de poétique, p.102. 128Ibid. 129Jean Baudrillard. op.cit., p.18.

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l'univers pondérable; mais elle s'inscrit, néanmoins, dans une autre dimension de l'univers.130 Ainsi, la littérature et la réalité sont interdépendantes, au point où « Il devient de moins en moins nécessaire pour l'écrivain de donner un contenu fictif à son œuvre. La fiction est déjà là. Le travail du romancier est d'inventer la réalité. »131 Dans la réalité actuelle, plusieurs faits rejoignent la fiction. La conquête spatiale et le développement en flèche de l’informatique font penser à 2001; la globalisation planétaire, les sciences de la Terre, l’entreprise encyclopédique du savoir et les techniques génétiques (le clonage) font penser à Solaris; et finalement, le rêve de pouvoir coloniser les autres planètes, l’utilisation d’une sous-catégorie d’êtres humains et l’utilisation de dispositifs technologiques pour communiquer avec tous (boîte à empathie, télévision) rappellent le contexte de Do Androids Dream of Electric Sheep? Bien sûr, le rapport inverse est vrai aussi, où c’est la fiction qui rappelle la réalité (c’est l’interprétation courante). D’ailleurs, on pourrait croire que la réalité ellemême est une fiction : "Ils ne construisent que la partie du monde dont ils ont besoin, pour vous convaincre qu'il est réel. Vous voyez, c'est une sorte d'opération à petit budget : ces pays dont vous entendez parler, comme le Japon ou l'Australie, n'existent pas vraiment. Il n'y a rien là-bas. À moins bien sûr que vous ne décidiez d'y aller, auquel cas il leur faut monter tout ça, le décor, les immeubles, les gens, pour que tout soit prêt à temps pour votre arrivée. Ils doivent travailler sacrément vite."132 En effet, la seule différence entre la réalité et l’hallucination est que la première est une perception collective et la seconde une perception individuelle, alors qu’elles sont toutes deux des projections du cerveau. Niels Bohr dit que nous sommes en suspension dans le langage (la solution, c'est le langage : elle est donnée par lui, comprise en lui et en ses manifestations multiformes); Lacan, quant à lui, posant que l'inconscient est structuré comme un

130André Patry. Discours sur le réel, op.cit., p.39. 131J.G. Ballard. préface de Crash !, Paris: Calmann-Lévy, 10/18, 1974, p.11. 132Philip K.Dick. Citation retranscrite dans Lorris Murail. Les Maîtres de la science-fiction, Paris :

Bordas, Compacts, 1993, p.111.

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langage, écrit que c'est à travers lui que le sujet parvient à se construire. Hubert Reeves affirme pour sa part que la nature est construite comme un langage. Si le mouvement est une qualité propre à ce qui vit, on place donc le verbe (le langage) du côté de l'anima : « La grande métaphore du livre qu'on ouvre, qu'on épelle et qu'on lit pour connaître la nature, n'est que l'envers visible d'un autre transfert, beaucoup plus profond, qui contraint le langage à résider du côté du monde, parmi les plantes, les herbes, les pierres et les animaux. »133 Alors, puisque l’être humain est un animal et qu’il fait partie de la nature, il est à voir lui-même comme un signe qui peut se lier à d’autres. Cette vision, malheureusement, dissimule un certain effet pervers. À l’ère de l’information, l’être humain — comme l’être vivant bien avant lui — est conçu non seulement comme un signe, mais comme une information, une marchandise qu’on peut faire circuler et rentabiliser. Et si on condense trop l’information, le résultat — sur le plan identitaire, temporel et spatial — est un trou noir : c’est le vide, l’annihilation. Ce sont là des marques de scission. Pour se guérir, il ne faut pas perdre de vue que le rétablissement est aussi douloureux que l'évolution de la maladie, que le combat contre elle est aussi violent que celui que la maladie a mené contre le corps. C’est pourquoi, lors de la phase de formation, il semble que la situation plafonne ou régresse : comment déterminer le moment à partir duquel le sujet est remis, puisque l’équilibre connaît une période préparatoire d’adaptation qui s’accompagne des mêmes symptômes que l’affection ? C’est ainsi qu’agit tout le paradoxe du simulacre, en ce qu’il est un pharmakon. D'ailleurs, un pharmakon reconnu (qui d’ailleurs n’est pas dissociable de la catégorie des simulacres) est le discours. Dire la réalité est déjà la démentir : c’est le paradoxe du discours, qui permet de mettre les choses en perspective, comme le miroir, mais qui par le fait même le dissout, comme dans la nouvelle de Poe Un portrait ovale, dans laquelle le modèle disparaît à mesure que le peintre en fait une représentation sur sa toile. Comme l'écrit Philip K. Dick dans Siva : « la réalité, c'est ce qui refuse de disparaître quand on cesse d'y croire. »134

133Foucault. op.cit., p.50. 134Philip K. Dick. Siva, op.cit., p.81.

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À la lumière de cette analyse, on voit que le simulacre tel que représenté dans les romans analysés symbolise, ou cristallise, les relations qui s'établissent entre nature et technologie chez l'être humain. L'anima désigne la catégorie du vivant, de la nature, du biologique, de l'essentiel, alors que l'automata désigne pour sa part l'artificiel, le technologie, le superficiel, le domaine des inventions humaines. L'identité du simulacre comme celle de l'être humain se situe entre les deux catégories par l'entremise des processus que nous avons décrits dans le cadre de l'analyse. Cet exposé tendait à illustrer le paradoxe du simulacre tel que nous l'avons observé dans les romans de Philip K. Dick, de Stanislaw Lem et d'Arthur C. Clarke. La logique du paradoxe de l'ère actuelle est précisément la logique du simulacre. À la limite du technologique et du vivant, l'être humain devra prendre conscience bientôt que si le technologique a besoin du vivant pour exister, le vivant peut subsister sans le technologique. C'est l'être humain qui doit devenir automate, c'est-à-dire empathique par rapport à lui-même.

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