Odyssee En Mer Egee

  • November 2019
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Reportage Odyssée en mer Egée LE MONDE | 07.09.07 | 14h27 • Mis à jour le 07.09.07 | 20h59 http://geoconfluences.ens-lsh.fr/doc/etpays/Medit/MeditDoc2.htm Une vision plus « politisée » : http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/europeetrangers http://blog.mondediplo.net/2006-11-27-L-Europe-et-ses-frontieres-paradoxales La dernière fois qu'on les avait vus, Ibrahima, Soufiane, Youba et Aboubacar (les prénoms ont été modifiés) croupissaient dans les bas-fonds d'Istanbul. Entassés à dix dans une cave moisie du quartier pauvre de Tarlabasi, en rade sur la route de l'Europe et le moral en berne, ils guettaient une porte de sortie. Quelques mois plus tard, on les retrouve à Athènes, dans un trois-pièces coquet, de l'autre côté de la frontière orientale de l'Union européenne. Les poches délestées de quelques centaines d'euros distribuées aux passeurs et le coeur plus léger. "Kaboul est derrière nous, jubile Soufiane. Kaboul, c'est comme ça qu'on appelait notre coin à Istanbul." Dans leur "coin", sous la menace d'une arrestation, terrorisés par les mafias kurdes du quartier, ils essayaient de mettre quelques "jetons" de côté pour payer leur traversée. Youba, un gaillard d'Abidjan taillé comme une armoire à glace, a sué sang et eau sur un chantier d'Istanbul. "J'ai passé trois mois à décharger des camions de sacs de ciment, de 8 heures à 20 heures. Chaque jour, il y avait six camions de 400 sacs, raconte-t-il. Je ne pensais qu'à mon argent. La nuit, je rêvais des sacs de ciment." Grâce à ces sacs, il est à Athènes, une étape de plus dans un périple entamé en 1998 et entrecoupé de retours forcés à la case départ. Le but de son voyage, c'est l'Espagne. "Mes trois frères sont passés là-bas et ils ont des papiers", grimace-t-il. Chaque année, la frontière gréco-turque, hérissée de rancoeurs historiques et de mines antipersonnel, est franchie par des dizaines de milliers de migrants. Le désespoir du monde passe par là. Les voyageurs viennent d'Asie, du Moyen-Orient, du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne. Quelque 100 000 clandestins sont entrés en 2006, selon Athènes. Ce qui fait de la Grèce l'une des portes d'entrée principales de l'UE. En première ligne, les chapelets d'îles de la mer Egée, à quelques kilomètres des côtes turques. Dans toute la région balnéaire d'Izmir, sur la côte ouest de la Turquie, au milieu des touristes, les passeurs embarquent chaque jour par dizaines les candidats à l'exil. Le business est devenu une industrie lucrative. Mi-juillet, dans la petite ville d'Urla, la gendarmerie turque a intercepté 411 migrants afghans et pakistanais agglutinés dans des camions. Ils allaient être embarqués pour l'île grecque de Chios. De ce coup de filet, le commissaire de la ville n'a rien vu. "Allez voir le gouverneur." Ce dernier, Cahit Kiraç, estime que "pour Izmir, ce n'est pas le problème principal". Le 17 août, pourtant, la mer charrie encore des corps à Urla. Une embarcation chargée d'une cinquantaine d'Afghans s'est retournée. Onze d'entre eux n'ont pu être sauvés de la noyade. Le 23 août, un Africain a atteint Chios à la nage, seul survivant d'une équipe de 15 personnes. Côté grec, on accuse systématiquement Ankara de faire le minimum syndical en matière de lutte contre l'immigration clandestine. Aboubacar le Dakarois se souvient du moindre détail de sa traversée épique, six mois plus tôt. "C'était comme dans un film. A Izmir, on nous a mis dans une fourgonnette. Il y avait une voiture en éclaireur, mais nous ne risquions rien : notre passeur, c'était le fils du commissaire de police

du village d'où nous sommes partis." La nuit tombée, on les pousse sur une barque en bois "pour six ou huit personnes". "Nous étions vingt-deux. Un Afghan tenait la barre. Pour lui, c'était l'occasion de passer gratuitement." Après deux heures de navigation à l'aveuglette, à errer entre deux eaux, le moteur se noie, les Afghans et les Irakiens récitent leurs prières. Les Sénégalais, familiers de l'océan, essaient de trafiquer le moteur. "Mon copain Mamadou vient d'une famille de pêcheurs. Au bout d'une heure, il a redémarré l'engin, un miracle." Revenus de la mort, ils accostent finalement sur l'île de Samos, où ils se rendent, hébétés, à la police du port. "Nous avions coupé les étiquettes de nos vêtements, jeté les cartes SIM de nos téléphones... J'étais devenu somalien", sourit Aboubacar. La mort rôde sur les eaux turquoise de la mer Egée. Ibrahima aussi est arrivé par Samos il y a deux mois. "On a perdu deux Somaliens en route", se souvient-il. Soufiane, lui, s'est retrouvé à Mykonos, beaucoup plus à l'ouest. "Les passeurs nous ont mis sur un Zodiac, sans boussole, et nous ont montré la direction : tout droit." Depuis peu, le moindre îlot est pris d'assaut. A la miaoût, 160 clandestins ont posé le pied à Symi, un confetti de 2 500 habitants. Sur le port de Chios, le chef des gardes-côtes est désemparé : "Nous avons déjà autant d'arrivées en 2007 que pour 2006." Près de 10 000 personnes pourraient être entrées en Grèce par les îles d'ici à la fin de l'année. Par la fenêtre de son bureau, on aperçoit les barques de pêcheurs et les canots pneumatiques qui s'entassent sur un coin du port. Quatre Afghans sont arrivés en ramant sur un canoë gonflable pour enfants. "Ils prennent de plus en plus de risques, constate le commandant Haris Bournias. Hier, nous avons intercepté 52 personnes. Elles avaient coulé volontairement leur bateau pour être secourues." Sur la jetée, circulent nombre d'histoires de barques repoussées à la hussarde par les hommes en uniforme. L'an dernier, des clandestins repêchés côté turc au milieu de cadavres ont raconté avoir été rejetés à la mer par les gardes-côtes. "L'ombudsman grec (médiateur de la République) a mené une enquête, sans résultat, rapporte Natassa Strahini, avocate à Chios. Mais la consigne est de ne laisser entrer personne. Nous pensons que les gardes-côtes éperonnent les embarcations. Pour les arrêter dans les eaux internationales, ils tirent. Chaque nuit, c'est comme une guerre à l'abri des regards." Régulièrement épinglée par les ONG et les instances européennes, la Grèce n'est pas un pays d'accueil, mais de passage. Athènes détient le record mondial du pays le moins hospitalier : moins de 1 % des dossiers d'asile politique sont approuvés. Ibrahima s'est vite fait une idée : "La Grèce, c'est pas l'Europe." Janis, un colosse barbu qui travaille comme infirmier à l'hôpital de l'île de Chios recueille les naufragés en mauvais état : "Certains ont été frappés, giflés, ou la police leur a mis des sacs sur la tête", décrit d'un ton quasi clinique ce militant de gauche. Les morts sans identité sont ensevelis sous une croix anonyme, dans le coin d'un petit cimetière catholique, sans fleurs ni couronnes. "L'autre jour, un jeune Irakien de 17 ans s'est noyé. Son père a appelé de Bagdad. Il a fallu lui annoncer la mort de son fils par téléphone, enrage-t-il. Heureusement, il n'y a pas trop de racisme dans ces îles parce que nous sommes tous des réfugiés." La plupart des autochtones sont des descendants des Grecs originaires des villes côtières de Turquie, venus dans le cadre des échanges de populations entre les deux pays en 1922 : "Nos parents ont émigré en Australie, au Canada... Nous comprenons", compatit Niki Rythianou, une bénévole de la Croix-Rouge qui a pris sous son aile un jeune Iranien débarqué en 2003. Près de trois mille ans après Ulysse, les réfugiés afghans, irakiens ou africains guidés par les sirènes de l'Europe écrivent une Odyssée des temps modernes : Chios, île de voyageurs, est

aussi la patrie supposée d'Homère. Du promontoire où, selon la légende, le poète venait s'asseoir, on fait face aux côtes turques d'où partent les barques chargées d'espoir. A deux criques du rocher d'Homère, se dresse aujourd'hui le camp de rétention. Une dizaine de baraques en tôle, posées à flanc de montagne en surplomb d'un monastère, sur un terrain prêté par l'Eglise. Malgré une surpopulation chronique, le camp de Chios, climatisé et bien entrenu, est l'un des plus décents des îles de l'Egée. En revanche, celui de Samos, une ancienne usine de tabac, viole les normes internationales, selon les rapports alarmants d'Amnesty International ou du Conseil de l'Europe. "Un camp tout neuf attend depuis six mois, mais il n'y a pas assez de gardiens", soupire l'avocate Natassa Strahini. A Leros, un ancien hôpital psychiatrique a longtemps fait office de centre de rétention. La Grèce bricole, mais manque de moyens pour jouer les miradors de l'UE. "Où se trouve la politique européenne de l'immigration ?, s'est exclamé le ministre grec de l'ordre public, Viron Polydoras, en avril. Je crie à l'intention de l'Europe : "Je demande de l'aide !"" Chaque année, 80 000 clandestins sont reconduits, selon le ministre, mais la plupart reviendront. La Grèce compterait aujourd'hui près de 1,5 million d'immigrés sur une population totale de 11 millions. Le pays craque. Tous se retrouvent à Athènes. La main-d'oeuvre bon marché a permis à la ville de se faire faire un lifting à moindre coût. Les chantiers des Jeux olympiques ont fourni du travail à tous les clandestins de passage. Mais, aujourd'hui, la concurrence est rude. A deux pas de l'Acropole, des dizaines de Sénégalais vendent à la sauvette des faux Vuitton - "achetés en gros chez les Chinois", précise Aboubacar. Les Ivoiriens préfèrent la construction ou la manutention. Soufiane décharge les cartons chez Zara deux jours par semaine. Le temps de se retaper, et ils reprendront la route, direction l'Italie, la France ou les pays scandinaves. Serrés dans leur petit salon, les Africains d'Athènes trouvent quelques vertus à l'aventure. "La Turquie, la Grèce... Nous traversons des lieux historiques que nous n'aurions jamais pu voir", dit Dramane, qui veut aller visiter l'Acropole avant de partir. Youba, lui, n'a pas envie de traîner en route. "J'ai dépensé 10 000 euros pour arriver ici. Je ne suis pas là pour faire du tourisme." Guillaume Perrier Article paru dans l'édition du 08.09.07 Retournez en haut de la page

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