I OUVERTURE AU DROIT INTERNATIONAL ET INTÉGRATION COMMUNAUTAIRE : L’APPORT DES JURISPRUDENCES CONSTITUTIONNELLES
L’IDENTITÉ CONSTITUTIONNELLE COMME LIMITE À L’OUVERTURE AU DROIT INTERNATIONAL ET EUROPÉEN EN ALLEMAGNE ET EN FRANCE
Laurent DECHÂTRE
L’ouverture au droit international et au droit de l’UE est affirmée dans les constitutions française et allemande et a été confirmée par diverses décisions des juges constitutionnels des deux États. Le Conseil constitutionnel français rappelle l’ouverture au droit international posée par les alinéas 14 et 15 du préambule de la Constitution de 1946 auquel renvoie le préambule de la Constitution française de 1958 (C), et les dispositions du titre XV C sur la participation à l’UE1. Dans le cas allemand, l’article 24 de la Loi fondamentale (LF) autorise des transferts de droits de souveraineté à des organisations internationales et l’article 23 LF sert de base juridique spécifique dans le cadre de l’intégration européenne depuis la révision constitutionnelle de 1992. La Cour constitutionnelle allemande déduit de ces dispositions un rejet de la vision bodinienne de la souveraineté, considérant qu’il découle de la Loi fondamentale une « liberté liée et soumise au droit international »2. Dans un jugement Görgülü du 14 octobre 20043, elle a affirmé que la Convention européenne des Droits de l’Homme ainsi que la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme devaient être utilisées pour interpréter les droits fondamentaux contenus dans la Loi fondamentale ; elle conclut que « cette signification constitutionnelle d´un traité de droit international public dont le but est une protection régionale des droits de l´homme est l´expression de l´ouverture de la Loi
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Voy. par ex., respectivement considérants 5 et 7 de la Décision n° 2007-560 DC du 20 déc. 2007 sur la conformité à la Constitution du Traité de Lisbonne. 2 Voy. par ex., BVerfGE 123, 267 (2ème sénat, 30 juin 2009, Lisbonne), pt 223. Pour la version française, voy. [http://www.bundesverfassungsgericht.de]. 3 BVerfGE 111, 307 Görgülü.
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fondamentale au droit international public »4. Elle rappelle enfin dans plusieurs de ses décisions ce que l’on traduit imparfaitement par principe d’« ouverture au droit européen » (Europarechtsfreundlichkeit)5. Dans les deux systèmes, une limite existe toutefois à cette ouverture. L’article 79 al. 3 LF interdit ainsi expressément toute révision de la Constitution visant un certain nombre d’éléments considérés comme constituant l’identité constitutionnelle allemande6. La Cour constitutionnelle fédérale s’est rapidement reconnue compétente pour contrôler les lois constitutionnelles par rapport à cette disposition, et pourrait bloquer une révision constitutionnelle indispensable pour permettre la ratification d’un traité dès lors qu’elle lui apparaîtrait contraire à l’un des principes intangibles de l’article 79 al. 3 LF. Dans le cas français, le concept de « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » a été dégagé par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 20067, comme limite à l’obligation constitutionnelle de transposition des directives qu’elle avait fait découler de l’article 88-1 C. Ce dernier se serait fondé sur la « formulation, de l’arrêt de la Cour constitutionnelle italienne n° 232 du 13 avril 1989, Société FRAGD »8. Pourtant l’expression est proche de celle employée à l’article I-5 I du projet de Traité constitutionnel et reprise à l’article 4 II du Traité sur l’UE dans sa version issue du Traité de Lisbonne, « identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles »9. Le dégagement de la notion inclut toutefois sa propre limitation puisque le Conseil constitutionnel précise que l’atteinte à l’un des éléments de l’identité constitutionnelle constitue un motif d’inconstitutionnalité « sauf si le constituant y a consenti »10. Les conséquences juridiques de la constatation de violation d’un élément de l’identité constitutionnelle sont très différentes en France et en Allemagne. En effet, alors que la Cour constitutionnelle se pose en gardienne de ces principes face au pouvoir de révision de la Constitution, le Conseil constitutionnel ne se reconnaît pas compétent pour contrôler les lois 4 BVerfGE 111, 307 Görgülü, pts 31-32. Les traductions des affaires citées sont, sauf précision, personnelles. 5 Voy. par ex., BVerfGE 123, 267, pt 225. 6 Art. 79 al. 3 LF : « Toute modification de la présente Loi fondamentale qui toucherait à l’organisation de la Fédération en Länder, au principe du concours des Länder à la législation ou aux principes énoncés aux articles 1 et 20, est interdite ». 7 Décision n° 2006-540 DC, Rec., p. 88 ; JORF du 3 août 2006, p. 11541. 8 En ce sens : dans le cadre des commentaires de jurisprudence, l’exposé de la décision n° 2006-543 DC du 30 nov. 2006, Loi relative au secteur de l’énergie, dans les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 25, 2008, p. 98 ; O. DUTHEILLET DE LAMOTHE, « Le contrôle de conventionalité », intervention lors de la visite à la Cour constitutionnelle italienne le 9 mai 2008, p. 4, [http://www.conseil-constitutionnel.fr]. 9 Décision n° 2006-540 DC, cons. 19. 10 Ibid.
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constitutionnelles et les lois référendaires quel que soit leur objet, ceci entraînant une différence quant à la nature de la limite à l’ouverture au droit international et européen (I). L’image de l’obstacle potentiellement constitué par l’identité constitutionnelle ne peut toutefois être complète qu’après avoir pris connaissance de l’interprétation qu’en donne les juges constitutionnels (II). I. LA DIFFÉRENCE DE PORTÉE DE LA LIMITE À L’OUVERTURE AU DROIT INTERNATIONAL ET EUROPÉEN Alors que la Cour constitutionnelle s’est très rapidement reconnue compétente pour contrôler les lois constitutionnelles au regard de l’article 79 al. 3 LF (B), le Conseil constitutionnel a interprété de manière très restrictive sa compétence pour contrôler la constitutionnalité des lois (C). Mais, afin de comprendre cette divergence d’interprétation, il convient de remettre au préalable cette jurisprudence dans le contexte des vives discussions doctrinales concernant l’existence de limites matérielles au pouvoir de révision de la constitution (A). A. – L’identité constitutionnelle : limite matérielle au pouvoir de révision de la constitution ? Le pouvoir constituant originaire s’oppose au pouvoir de révision de la constitution qui, comme tout pouvoir institué par la constitution, n’existe que dans les limites de l’habilitation qui découle de la constitution11. Un débat doctrinal a eu lieu en Allemagne sous la République de Weimar sur la possibilité de limites à la révision de la constitution ; il a notamment opposé Carl Schmitt et Georg Anschütz. Carl Schmitt distinguait les lois constitutionnelles de la constitution entendue comme l’ensemble des éléments essentiels du système constitutionnel établi. Pour lui, « l’acte constituant (Verfassungsgebung) en tant que tel ne contient pas telles ou telles normations particulières, mais détermine par une décision unique la globalité de l’unité politique du point de vue de sa forme particulière d’existence »12. Il considère que ce n’est pas la difficulté de sa révision qui 11 On présente généralement Roger Bonnard comme l’auteur ayant formalisé en France la distinction entre pouvoir constituant originaire et pouvoir constituant institué (R. BONNARD, Les actes constitutionnels de 1940, Paris, LGDJ, 1942, p. 36) et Georges Vedel comme ayant imposé le terme de « pouvoir constituant dérivé ». 12 C. SCHMITT, Théorie de la Constitution (Verfassungslehre), préface de O. BEAUD, coll. « Léviathan », Paris, PUF, 1993, p. 152.
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donne un caractère spécial au contenu de la constitution, que « c’est au contraire à cause de son importance fondamentale qu’il devait obtenir la garantie de la durée » ; et Carl Schmitt de dénoncer plus particulièrement la pratique des lois constitutionnelles visant à protéger leur contenu du changement de majorité13. Cette particularité justifie la protection spécifique dont elle fait l’objet, seul le souverain, c’est-à-dire le pouvoir constituant originaire, pouvant modifier son contenu. Ainsi, même dans le cas du Parlement britannique, souvent présenté comme souverain, « ce n’est pas n’importe quelle majorité parlementaire qui pourrait justifier de telles révisions fondamentales, mais seulement la volonté directe et consciente de tout le peuple anglais »14. À l’opposé, Georg Anschütz défend l’absence de limitation du pouvoir de révision. L’article 76 de la Constitution de Weimar (WRV) prévoyait une procédure spécifique pour la révision constitutionnelle, mais Georg Anschütz refusait de distinguer lois et lois constitutionnelles, estimant que les deux étaient l’expression du pouvoir législatif15, que « la constitution n’est pas au-dessus du législatif, mais à sa disposition »16. Pour lui, il n’existait pas de critère objectif permettant de distinguer les éléments ne pouvant faire l’objet de révision, si bien que c’est finalement le juriste qui les déterminera selon « ses préférences politiques et ses préjugés ». Aussi privilégiait-il « l’illimitation formelle » et le libre choix du législateur en ce qu’il traduit la volonté démocratique, admettant même le principe de la légalité d’une loi ordinaire modifiant la Constitution par une voie dérogatoire par rapport à l’article 76 WRV17. Le débat de principe a été tranché en Allemagne par la combinaison de l’existence de l’article 79 al. 3 LF et du pouvoir que s’est reconnu la Cour de Karlsruhe de contrôler la constitutionnalité des lois constitutionnelles ; la question porte désormais sur la délimitation du pouvoir de la Cour constitutionnelle. Il est généralement avancé que contre un positivisme caricatural, les rédacteurs de la Loi fondamentale ont puisé dans la doctrine de Smend Heller, mais aussi repris le principe d’une limitation matérielle du pouvoir de révision de la doctrine de Schmitt. Le pouvoir constituant dérivé étant habilité par la Constitution, on peut estimer logique qu’il s’impose à lui d’agir dans les limites de cette habilitation. Pourtant, si le caractère contraignant des limites formelles de
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Ibid. p. 148. Ibid. p. 157. G. ANCHÜTZ, Die Verfassung des deutschen Reichs vom 11 August 1919, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchegesellschaft, 14ème éd., 1933, rééd. 1960, p. 401. 16 A. SIMARD, « L’échec de la constitution de Weimar et les origines de la ‘démocratie militante’ en RFA », Jus Politicum, juill. 2008, n° 1, p. 11 citant G. ANCHÜTZ, ibid. 17 Ibid., pp. 13-14. 14 15
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révision de la Constitution18 ne fait généralement pas l’objet de remise en cause par la doctrine en France, l’existence de limites matérielles fait l’objet de débats. Une première partie de la doctrine, très minoritaire, rejette toute limite, même formelle, au pouvoir de révision de la Constitution, simple « barrière de papier »19. Deux autres parties de la doctrine peuvent ensuite être rapprochées, celle ne considérant que l’existence de limites formelles, et celle admettant des limites matérielles mais en leur ôtant toute portée juridique. Ainsi, par exemple, s’il reconnaît la possibilité de poser des limites matérielles au pouvoir de révision, Jean Gicquel leur ôte toute portée, affirmant qu’« en théorie, l’objet de la révision n’est pas libre », mais qu’en pratique c’est une question « plus politique que juridique »20. Selon cette perspective, on « peut tout faire, mais pas n’importe comment »21, les limites formelles faisant l’objet d’une protection plus efficace22 que les limites matérielles. Mais pour ces dernières, la protection se révèle limitée puisqu’il est avancé par les tenants de cette partie de la doctrine qu’il est possible de réviser les clauses de limite au pouvoir de révision et qu’il faudra simplement respecter la forme pour y procéder23. Enfin, une dernière partie de la doctrine considère qu’il faudrait respecter des limites matérielles inscrites dans la Constitution. Pierre Pactet et Ferdinand MélinSoucramanien défendent la valeur juridique des interdictions de révision, indiquant qu’il est « souhaitable […] que les constituants fassent le partage entre les quelques questions qui leur paraissent essentielles et qui ne peuvent être remises en cause sans coup de force et les autres »24. Ils critiquent notamment la révision en deux temps, estimant que par ce biais « l’esprit du texte est trahi »25, mais reconnaissent que si elles sont violées, il n’existe quasiment aucune possibilité de sanction, les constitutions ne prévoyant le 18 Interdiction de réviser la Constitution selon l’article 89 al. 4 C si « atteinte à l’intégrité du territoire », selon l’article 7 en cas de vacance de la présidence, et selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel en cas d’application de l’article 16 (Cons. 19 de la décision n° 92-321 DC du 2 sept. 1992, Maastricht II). 19 G. LIET-VEAUX, Droit constitutionnel, Paris, éd. Rousseau, 1949, p. 163 ; F. LUCHAIRE, « L’Union européenne et la Constitution », RDP, 1992, p. 1591. 20 J. GICQUEL, J.-E. GICQUEL, Droit constitutionnel et institutions politiques, 22ème éd., Paris, Montchrestien, 2008, pp. 187-188. 21 R. BADINTER, « Le Conseil constitutionnel et le pouvoir constituant », in Mélanges Jacques Robert : Libertés, Paris, Montchrestien, 1998, p. 220. 22 L. FAVOREU, P. GAÏA, R. GHEVONTIAN, J.-L. MESTRE, G. SCOFFONI, O. PFERSMANN, A. ROUX, Droit constitutionnel, 2ème éd., Paris, Dalloz, 1999, p. 789. 23 M. TROPER, F. HAMON, Droit constitutionnel, 31ème éd., Paris, LGDJ, 2009, p. 35. 24 F. MELIN-SOUCRAMANIEN, P. PACTET, Droit constitutionnel, 25ème éd., Paris, Armand Collin, 2006, p. 549. 25 Voy. dans le même sens : « un détournement de procédure » pour L. FAVOREU, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », Pouvoirs, 1993, n° 67, p. 76, et « théoriquement douteuse » pour F. MELIN-SOUCRAMANIEN, P. PACTET, Droit constitutionnel, 26ème éd., Paris, Armand Colin, 2007, p. 72.
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plus souvent pas de recours contre les lois constitutionnelles. Dans le cas de l’existence d’un contrôleur, l’argument de la révision de la révision ne tient pas, le projet de révision de la Constitution concernant la clause de révision pouvant être déclaré inconstitutionnel. Ainsi, l’article 79 al. 3 LF bénéficie de la même intangibilité à peine d’être vain. Les limitations posées au pouvoir de révision de la Constitution dans la doctrine de Carl Schmitt et appliquées notamment par les Cours constitutionnelles allemande, autrichienne et italienne, vont alors être fréquemment qualifiées de supraconstitutionnelles par une grande partie de la doctrine française26, ce qui permet de justifier leur rejet dans la perspective positiviste. La confusion a pu être alimentée par certains auteurs qui défendent l’existence de limites matérielles ; Chawki Gadde par exemple parle de « valeur supraconstitutionnelle » quand il les vise27, alors même qu’il estime qu’une manière de « dépasser ces limites matérielles est de mettre fin à la constitution en vigueur »28. On peut certes concéder à Francis Hamon et Michel Troper qu’un tel contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles peinerait à s’imposer en France alors que la limitation du pouvoir du Parlement par le contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires fait déjà l’objet de contestations29 ; il n’en demeure toutefois pas moins qu’il est ici fait référence à des dispositions de la Constitution, et non à des principes supraconstitutionnels30. La lecture proposée par la majorité de la doctrine française conduit à une constitution précaire, alors que, comme le souligne Carl Schmitt, « quand une constitution prévoit la possibilité de révisions constitutionnelles, elle ne veut pas, par là, fournir une méthode légale à 26 M. TROPER, F. HAMON, op. cit. note 23, p. 36 et 504 ; K. GÖZLER, Le pouvoir de révision constitutionnelle, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997, p. 105 (Thèse accessible en ligne [http://www.anayasa.gen.tr/these.htm]). 27 C. GADDES, « Pouvoir constituant et limites matérielles au pouvoir de révision de la constitution », in Le pouvoir constituant aujourd’hui, Cinquièmes journées tuniso-françaises de droit constitutionnel, Tunis, 16-17 novembre 2006, p. 17 [http://www.atdc.org]. 28 Ibid, p. 12. 29 M. TROPER, F. HAMON, op. cit. note 23, p. 36 et 504. 30 Voy. O. JOUANJAN, « La forme républicaine du Gouvernement, norme supraconstitutionnelle ? », in B. MATHIEU, M. VERPEAUX (dir.), La République en droit français, Actes du colloque de Dijon, 10 et 11 déc. 1992, Paris, Economica, 1996, p. 285 ; D. BLANC, « La justiciabilité des limites au pouvoir constituant sous la Ve République », in 50ème anniversaire de la Constitution de 1958, VIIe Congrès français de droit constitutionnel, p. 5, [http://www.droitconstitutionnel.org]. On doit distinguer le contrôle qui serait effectué par rapport à des principes supraconstitutionnels de celui qui se baserait sur des dispositions constitutionnelles traduisant les principes constitutionnels essentiels : voy. supra concernant la jurisprudence de Karlsruhe. Olivier Beaud indique ainsi que « la doctrine de la limitation matérielle de la révision n’a pas du tout besoin d’invoquer une ‘supraconstitutionnalité’ au sens d’un ‘droit naturel constitutionnel’ », qu’« il lui suffit de s’appuyer sur le texte constitutionnel pour en déduire un principe de légitimité inhérent à toute constitution » (O. BEAUD, La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, p. 349).
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1’abolition de sa propre légalité, et encore moins, le moyen légitime de destruction de sa propre légitimité »31. La possibilité de l’existence et de l’efficacité de telles limites ne peut pourtant être niée, comme l’illustre l’exemple allemand. Les rédacteurs de la Loi fondamentale ont en effet expressément conféré aux principes énumérés à l’article 79 al. 3 LF une protection particulière, les soustrayant au pouvoir de révision, et la Cour constitutionnelle allemande a eu l’occasion de préciser que cette limite s’étendait à l’article 79 al. 3 LF lui-même. B. – L’identité constitutionnelle allemande : une barrière quasi infranchissable ? 1. La reconnaissance constitutionnelles
d’un
pouvoir
de
contrôle
des
lois
Dès une décision du 23 octobre 1951, la Cour constitutionnelle affirme que le statut de disposition constitutionnelle ne suffit pas seul à exclure la possibilité de sa nullité. En effet, « il y a des principes constitutionnels qui sont à ce point élémentaires et sont tellement l’expression d’un droit préexistant à la Constitution qu’ils lient le législateur constitutionnel luimême et que les autres dispositions constitutionnelles auxquelles ce rang n’est pas attribué peuvent être nulles du fait de leur violation »32. Mais c’est dans une décision Gleichberechtigung du 18 décembre 1953 qu’elle va se prononcer expressément sur le principe du contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles dans le cadre d’une saisine préjudicielle conformément à l’article 100 al. 1 LF33. La Cour rappelle tout d’abord sa jurisprudence concernant l’impossibilité de dégager un sens précis de l’article 100 al. 1 LF34 à partir des interprétations littérale et historique pour en déduire une absence d’interdiction de contrôle des lois constitutionnelles35. Elle va ensuite justifier son habilitation à opérer un tel contrôle36 en recourant à une lecture systémique et téléologique des dispositions de la Loi fondamentale. Elle 31 Legalität und Legitimität, 3ème éd., Berlin, Duncker und Humblot, 1932, réed. 1980, p. 61. Cité par Olivier Beaud qui partage ce point de vue (O. BEAUD, État et souveraineté : éléments pour une théorie de l’État, Lille, A.N.R.T., 1989, p. 404). Aussi en ce sens D. BLANC, ibid., p. 6, [http://www.droitconstitutionnel.org]. 32 BVerfGE 1, 14 (2ème sénat, 23 oct. 1951, Südweststaat), pt 77. Karlsruhe cite la position de la Cour constitutionnelle de Bavière qu’elle fait sienne. 33 BVerfGE 3, 225 (décision du 1er Sénat du 18 déc. 1953, Gleichberechtigung), p. 231. 34 Procédure de contrôle de constitutionnalité des lois sur renvoi préjudiciel. 35 BVerfGE 3, 225, p. 230, pt 17. envoyant à BVerfGE 1, 184 (1er sénat, 20 mars 1952), pt 44 (elle concluait par l’interprétation téléologique et systémique que seules les lois au sens formel, par opposition aux règlements, pouvaient faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité). 36 Voy. BVerfGE 3, 225 (Gleichberechtigung), pp. 230-231.
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considère ainsi les missions qui lui ont été confiées, la nécessité d’assurer l’effectivité des limites posées à la Loi fondamentale et la terminologie employée qui ne distinguait pas les modifications de la Constitution du pouvoir de législation. L’article 79 LF se place en effet dans un VII intitulé « la législation de la fédération » et le terme « loi » y est employé pour viser la modification de la Loi fondamentale. Afin de s’attribuer un monopole dans l’invalidation de lois constitutionnelles, elle souligne le risque d’une atteinte plus importante au pouvoir constituant dérivé si d’autres juridictions disposaient d’une telle compétence. En dehors du cadre de l’article 100 LF, elle peut procéder à un contrôle abstrait de constitutionnalité des lois sur la base de l’article 93 al. 1 2ème phrase LF, et être saisie de la conformité d’une loi par toute personne s’estimant lésée dans ses droits fondamentaux issus de la Loi fondamentale par le biais de l’article 93 al. 1 4a LF, et donc procéder par extension dans ces deux cas à un contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles. La Cour proposera une interprétation de la portée de l’article 79 al. 3 LF dans une décision Abhörurteil du 15 décembre 197037. Elle estime qu’il interdit simplement la remise en cause des fondements des principes auxquels il renvoie mais autorise au-delà des adaptations pour des raisons appropriées afin de tenir compte de situations particulières38. Selon cette perspective, l’article 79 al. 3 LF doit être interprété « comme une disposition d’exception qui ne doit pas conduire à ce que le législateur soit empêché de modifier par des lois constitutionnelles des éléments même essentiels des principes constitutionnels »39. La Cour l’explique en soulignant que « l’article 79 al. 3 LF a pour but d’empêcher qu’une modification de la constitution légale au plan formel puisse supprimer les fondements de l’ordre juridique constitutionnel en vigueur, notamment qu’une évolution légale vers un régime totalitaire puisse avoir lieu »40. Bien que l’origine de cet article puisse être trouvée dans la possibilité d’évolution légale de la République de Weimar au régime nazi, le contenu de cette disposition va audelà ; ainsi la protection de la structure fédérale de l’Allemagne n’est pas un élément indispensable à la prévention de la mise en place d’un régime totalitaire quand bien même elle peut être considérée en pratique comme une garantie supplémentaire41. Michael Sachs estime par ailleurs que les expressions employées dans cette décision, interdiction « d’un abandon de principe (prinzipielle Preisgabe) » et simple nécessité qu’« il soit tenu 37
BVerfGE 30, 1 (2ème sénat, 15 déc. 1970, Abhörurteil). BVerfGE 30, 1, p. 24. 39 Ibid., p. 25. 40 Ibid., p. 24. 41 En ce sens M. SACHS, « Artikel 79 GG », in M. SACHS, Grundgesetz : Kommentar, 5ème éd., Munich, Beck, 2009, p. 1586. 38
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compte en général » de ces principes42, peuvent induire en erreur sur la portée de l’intangibilité des principes visés et renvoie à des présentations dans d’autres affaires où les exigences d’atteintes sont exprimées d’une façon moins restrictive43, à l’instar de la décision Bodenreform du 23 avril 199144. Dans cette décision, la Cour indique que « l’article 79 al. 3 LF exige seulement que les principes qui y sont inscrits ne soient pas touchés » (nicht berührt werden)45. Prenant une perspective globale de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, Michael Sachs considère que le terme « toucher » (berühren) doit se comprendre comme synonyme de « modification essentielle », les travaux préparatoires de la Loi fondamentale avaient employé les expressions « supprimer », « modifier de façon essentielle »…46 Toutefois, même dans ses décisions présentant une formulation plus souple de l’article 79 al. 3 LF, la Cour constitutionnelle a toujours réaffirmé la nécessité d’une interprétation stricte en tant que disposition d’exception, et la possibilité de modifications. Ainsi dans la décision Bodenreform, elle souligne que l’article 79 al. 3 LF « n’empêche pas le pouvoir de révision de la Constitution de modifier la marque jus positiviste (positivrechtliche Ausprägung) de ces principes pour des raisons appropriées »47. 2. La reconnaissance ambiguë d’un pouvoir de contrôle au regard de principes supraconstitutionnels La Cour constitutionnelle ne s’arrête toutefois pas à un contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles sur la base de l’article 79 al. 3 42
BVerfGE 30, 1, p. 24, pt 99. M. SACHS, « Artikel 79 GG », op. cit. note 41, p. 1586. 44 BVerfGE 84, 90 (1er sénat, 23 avr. 1991, Bodenreform). 45 Ibid., p. 121, pt 131. 46 M. SACHS, « Artikel 79 GG », op. cit. note 41, p. 1586. Dans le même sens d’une interprétation rejetant la présentation restrictive de la décision Abhörurteil : H. MÖLLER, Die verfassungsgebende Gewalt des Volkes und die Schranken der Verfassungsrevision, Berlin, 2004, p. 153 et 158 (Thèse accessible via [http://www.dissertation.de]) ; G. DÜRIG, « Zur Bedeutung und Tragweite des Article 79 Abs. III des Grundgesetzes (ein Plädoyer) », in Festgabe für Theodor Maunz, Beck, Munich, 1971, p. 47 ; H. DREIER, « Artikel 79 GG », in H. DREIER, Grundgesetz, Kommentar, Band III, Tübingen, 2000, pt 13 ; C. VISMANN, « Kommentierung zu Article 79 GG », in E. DENNINGER (Hrsg.), Kommentar zum Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland, Reihe Alternativkommentare, 3. Aufl., Neuwied, 2002, pt 42 ; B.-O. BRYDE, « Kommentierung zu Article 79 GG », in I. VON MÜNCH, P. KUNIG (Hrsg.), Grundgesetz Kommentar, Band 3, 4ème éd., Munich, 2003, pt 28 ; K. STERN, Das Staatsrecht der Bundesrepublik Deutschland, Band III, 2, Munich, Halbband, 1994, p. 1106. 47 BVerfGE 84, 90, p. 121, pt 131. Voy. aussi : BVerfGE 94, 49 (2ème sénat, 14 mai 1996, loi sur l’asile (Sichere Drittstaaten)), pt 209, où la Cour affirme par renvoi à sa décision Bodenreform que des modifications de ces principes sont possibles ; BVerfGE 109, 279 (1er sénat, 3 mars 2004, Großer Lauschangriff), p. 310, pt 109-11, où la Cour répète aussi ce qu’elle dit dans Bodenreform, notamment que l’article 79 al. 3 comme disposition d’exception doit être interprétée strictement (pt 111). 43
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LF. Dans l’affaire Gleichberechtigung de 1953, elle avait notamment été saisie par le tribunal supérieur de Francfort d’une question préjudicielle concernant la conformité de l’article 117 al. 1 LF à l’article 1 al. 3 LF48 en combinaison avec l’article 79 al. 3 LF49. Or, l’article 117 LF n’était pas issu d’une révision constitutionnelle et la restriction posée par l’article 79 al. 3 LF ne lui était donc pas opposable. La Cour précisa à cet égard qu’il n’existait aucune hiérarchie entre les dispositions comprises dans la Loi fondamentale, soulignant bien que le fait d’être soustraite à la procédure de révision par le biais de l’article 79 al. 3 LF ne donnait pas aux dispositions concernées une valeur supérieure50. La Cour se reconnut alors un pouvoir de contrôle de l’ensemble des dispositions constitutionnelles au regard du droit suprapositif (übergesetzlich) par une lecture combinée des missions qui lui ont été attribuées par le constituant à l’aune de l’esprit de la Loi fondamentale. Elle posa ainsi des limites au pouvoir constituant originaire lui-même, arguant de la période nazie pour souligner les limites du droit positif. L’article 79 al. 3 LF traduirait de tels principes suprapositifs mais cette incorporation dans le droit positif « ne leur f[erait] pas perdre leur caractère particulier »51. Même si elle reconnut que le risque d’une atteinte à ce droit suprapositif est quasiment nul dans une démocratie libérale, elle estima que « dans des cas extrêmes, la possibilité devrait être donnée de juger supérieur le principe de la justice matérielle à celui de sécurité juridique », quand « la contradiction de la loi positive à la justice atteint un niveau si insupportable que la loi en tant que ‘droit illégal’ (unrichtiges Recht) doit céder devant la justice »52. Elle admit qu’une partie de la doctrine lui refuse toute habilitation constitutionnelle pour opérer un tel contrôle, en ce qu’il constituerait un accaparement du pouvoir constituant, mais rétorqua qu’en exerçant ce contrôle, elle ne se plaçait pas au-dessus de la volonté des constituants, mais respectait au contraire cette dernière53. Le raisonnement implicite de la Cour est que le pouvoir constituant originaire ne pouvait avoir sciemment violé les principes qu’il avait décidé d’inscrire 48 Art. 1 al. 3 LF : « Les droits fondamentaux énoncés ci-après lient les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire à titre de droit directement applicable ». 49 Ayant à statuer dans le cadre d’une procédure de divorce, le tribunal estimait qu’il était contraire aux principes supérieurs de sécurité juridique et de séparation des pouvoirs en tant qu’il prévoyait que des pans entiers du droit de la famille étaient abrogés avant l’adoption d’une loi d’adaptation à la Loi fondamentale (art. 117 al. 1 LF se lisait comme suit : « toute règle contraire à l’article 3, al. 2 reste en vigueur jusqu’à ce qu’elle ait été mise en conformité avec cette disposition de la Loi fondamentale, mais pas au-delà du 31 mars 1953 »). 50 BVerfGE 3, 225 (1er Sénat, 18 déc. 1953, Gleichberechtigung), p. 231, pt 20. 51 Ibid., p. 232, pt 21 : « La validité absolue du principe selon lequel le pouvoir constituant originaire peut tout ordonner selon sa volonté signifierait un retour à l’état d’esprit d’un positivisme dépourvu de valeur, tel qu’il a été dépassé dans science juridique et la pratique depuis longtemps ». 52 Ibid., pp. 232-233, pt 21. 53 Ibid., pp. 234-235, pt 26.
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comme intangibles dans la Loi fondamentale ; ainsi, si une disposition se révélait contraire auxdits principes, il ne pouvait s’agir que d’une erreur que le pouvoir constituant originaire aurait voulu voir corrigée. Certainement consciente du caractère critiquable de l’interprétation proposée, elle ajoute pour en minimiser la portée que ce contrôle des normes constitutionnelles originaires est très limité et que « le contrôle est dans sa fonction défensive quelque chose d’essentiellement distinct de la fonction de poser le droit du législateur »54. Elle réaffirme ce pouvoir de contrôle par la suite, notamment dans une décision Bodenreform du 23 avril 1991 dans le cadre d’un recours contre les expropriations en RDA, estimant que le pouvoir constituant originaire et dérivé est soumis à ces obligations de justice55. Dans sa décision Lisbonne de 2009 toutefois, la Cour semble moins catégorique et se contente d’indiquer que la question dépasse l’objet du recours, sans rappeler sa jurisprudence56. On notera par ailleurs pour relativiser la portée de cette jurisprudence sur la soumission du pouvoir constituant originaire au droit suprapositif que dans l’arrêt Bodenreform comme dans une décision Ausbürgerung du 14 février 196857, elle ne fait que traduire l’essence de l’ordre juridique allemand qui ne reconnaît pas la légalité d’un ordre juridique antérieur qui n’était pas fondé sur de tels principes. Dans l’affaire Ausbürgerung, la Cour avait été saisie d’un recours constitutionnel individuel à l’encontre d’un jugement du tribunal d’instance de Wiesbaden du 8 mai 1968, qui avait refusé la remise d’un titre d’héritage au demandeur en ce que le droit allemand de l’héritage n’était pas applicable, le décédé ayant perdu la nationalité allemande en conséquence du 11ème règlement sur la citoyenneté du 25 novembre 1941. Le requérant reprochait une lecture erronée de l’article 116 al. 2 LF58 prévoyant la récupération de la nationalité pour les personnes qui en avaient été déchues entre 1933 et 1945. La Cour indique qu’avec le 11ème règlement, « la contradiction de la justice […] a atteint un niveau tellement insupportable qu’il doit être considéré comme nul ab initio », peu importe que ce droit ait été appliqué et suivi, et que les 54
Ibid., pp. 235-236, pt 27. BVerfGE 84, 90 (1er Sénat, 23 avr. 1991), p. 121, pt 131. 56 BVerfGE 123, 267, pt 217 : « la question de savoir si, en raison de l’universalité des valeurs de dignité, de liberté et d’égalité, cette restriction s’applique même à l’encontre du pouvoir constituant, c’est-à-dire également au cas où le Peuple allemand se donnerait, en pleine liberté de décision mais en continuité avec le régime constitutionnel établi par la Loi fondamentale, une nouvelle constitution […] peut demeurer sans réponse ici ». 57 BVerfGE 23, 98 (2ème sénat, 14 fév. 1968, Ausbürgerung). 58 Art. 116 LF : « Les anciens nationaux allemands déchus de leur nationalité entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945 pour des raisons politiques, raciales ou religieuses ainsi que leurs descendants doivent être réintégrés à leur demande dans la nationalité allemande. Ils sont considérés comme n’ayant pas été déchus de leur nationalité s’ils ont fixé leur domicile en Allemagne après le 8 mai 1945 et s’ils n’ont pas exprimé une volonté contraire ». 55
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destinataires se soient déclarés d’accord59. Elle poursuit que « l’interdiction d’arbitraire appartenant à ces principes [au fondement même du droit] a aujourd’hui trouvé son expression juridique positive dans l’article 3 al. 1 et pour une part également dans l’article 3 al. 3 LF »60. Dans l’affaire Bodenreform, des recours constitutionnels individuels avaient été introduits par des personnes ayant fait l’objet d’une expropriation par les autorités de la RDA ; la Cour était confrontée à l’ordre juridique d’un autre État et à son intégration au sein de l’ordre juridique allemand61. Le Traité d’union entre la RDA et la RFA du 31 août 1990 prévoyait dans son article 41 que ces expropriations ne pouvaient être annulées, et la modification constitutionnelle qui a suivi a intégré ce principe dans un article 143 LF. Même si ces expropriations peuvent être considérées comme arbitraires, elles ont été exercées sur un territoire qui n’était pas sous la responsabilité du pouvoir étatique de la République fédérale soumis à la Loi fondamentale conformément au principe de territorialité62. Elle va donc tout d’abord considérer l’ordre juridique international et constater qu’il n’existe pas de principes juridiques supraétatiques qui s’opposent à une expropriation sans indemnisation63. Elle poursuit toutefois par une étude de la conformité de ces expropriations sans indemnisation au regard de l’article 79 al. 3 LF, estimant que « le législateur peut se voir obligé par la Loi fondamentale après la prise en charge du pouvoir étatique d’un système politique reposant sur une autre représentation de l’ordre juridique, de compenser les mesures antérieures de ce dernier qui se révèlent inacceptables à l’aune de l’État de droit »64. Elle conclut à sa constitutionnalité en soulignant que c’était une condition essentielle de la réunification, la RDA mettant notamment en avant le risque pour la paix sociale sur son territoire dans le cas contraire65. 3. La relativisation de la limitation de l’ouverture au droit international et européen : l’autolimitation du juge constitutionnel Même en présence d’un article les énumérant, les limites effectives au pouvoir de révision constitutionnel dépendent de l’interprétation donnée par le juge constitutionnel. Aussi, bien que le contrôle constitutionnalité exercé en Allemagne soit souvent décrit comme le « couronnement de l’État de
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BVerfGE 23, 98, p. 106. Ibid., pp. 106-107. BVerfGE 84, 90 (1er sénat, 23 avr. 1991, Bodenreform). 62 Ibid., p. 122 et 124. 63 Ibid., p. 124. 64 Ibid., p. 126. 65 Ibid., p. 127. 60 61
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droit »66 et que l’on puisse estimer que Karlsruhe propose un bon équilibre entre respect de l’État de droit et jeu démocratique par son « autolimitation »67, le reproche de gouvernement des juges peut toujours surgir68. La Cour constitutionnelle opère une interprétation stricte des dispositions intangibles et a jusqu’alors toujours réussi à « sauver » les lois constitutionnelles d’une déclaration d’inconstitutionnalité en posant un cadre d’interprétation conforme strict à celles qui étaient plus problématiques. Dans le cas d’une constatation d’incompatibilité avec l’article 79 al. 3 LF, le recours au pouvoir constituant originaire serait nécessaire69. Il est à cet égard à noter que la Cour semble, dans sa décision Lisbonne, valider l’interprétation doctrinale en vertu de laquelle l’article 146 LF est l’expression du pouvoir constituant originaire70. Elle affirme ainsi plus particulièrement concernant l’UE, qu’« à côté des conditions matérielles énumérées à l’article 23 alinéa 1 phrase 1 LF [qui renvoie aux dispositions intangibles de l’article 79 al. 3], l’article 146 LF trace l’ultime limite jusqu’à laquelle la République fédérale d’Allemagne peut participer à l’intégration européenne » et que « seul le pouvoir constituant a le droit d’abandonner l’État créé par la Loi fondamentale », « le pouvoir constitué ne dispos[ant] pas de ce droit »71. La Cour constitutionnelle manie l’alternance de menace de principe et de souplesse dans l’application concrète, manifestation de son autolimitation. Dans sa décision Görgülü, elle indique qu’il n’est « pas contraire à l’objectif d’ouverture à l’égard du droit international public qu’exceptionnellement le législateur ne respecte pas le droit international conventionnel, dès lors qu’il s’agit là de la seule manière permettant d’éviter une atteinte à des principes fondamentaux de la Constitution »72. Après avoir renoncé au contrôle de constitutionnalité du droit communautaire au regard des droits fondamentaux allemands tant que le niveau de protection assuré par l’UE serait équivalent à celui procuré par la Loi fondamentale, la Cour 66
Voy. par ex., le discours de Gerda Hasselfeldt, vice-présidente du Bundestag, en l’honneur du remplacement à la présidence de la cour constitutionnelle de Jürgen Papier par Andreas Voßkuhle, 14 mai 2010, [http://www.bundestag.de]. 67 Discours de Gerda Hasselfeldt, ibid. 68 Voy. infra par rapport à la décision Lisbonne. 69 « [S]ous l’angle du principe de démocratie, une violation de l’identité constitutionnelle protégée par l’article 79 alinéa 3 GG est en même temps une atteinte au pouvoir constituant du peuple », BVerfGE 123, 267, pt 218. 70 « L’article 146 LF confirme le droit pré-constitutionnel de se donner une constitution qui met en place et lie le pouvoir constitué », ibid., pt 179. 71 Ibid., pt 178. Elle le répète au point 228 en visant la perspective de l’entrée dans un État fédéral européen en indiquant qu’« en raison du transfert irrévocable de souveraineté à un nouveau sujet de légitimité qu’un tel pas impliquerait, ce dernier est réservé à un acte de volonté exprimé directement par le Peuple allemand ». 72 BVerfGE 111, 307, pt 35 ; réaffirmé dans BVerfGE 123, 267 (Lisbonne), pt 340.
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constitutionnelle allemande a indiqué qu’elle pourrait opérer deux types de contrôle: le contrôle du respect des principes d’attribution des compétences et de subsidiarité et le contrôle du respect de l’identité constitutionnelle dans le cas où « une protection juridique au niveau de l’UE ne peut être obtenue »73. Dans sa décision Honeywell du 6 juillet 201074, la Cour fait toutefois une interprétation souple, acceptant en creux le principe d’un renvoi préjudiciel à la Cour de Justice de l’UE pour lui permettre de se prononcer sur le caractère ultra vires d’un acte européen de droit dérivé et lui laissant une très large marge d’appréciation, confinant la perspective d’une sanction à des cas très théoriques. La question de la transposition de cette jurisprudence au contrôle d’identité du droit européen dérivé demeure ouverte, de même que la question de son interprétation lors de la prochaine révision des traités européens75. Au soutien d’une transposition de la flexibilité interprétative, on indiquera que la Cour constitutionnelle cherche, dans sa décision Lisbonne, à justifier l’exercice du « contrôle d’identité » au regard du principe de coopération loyale. Elle affirme que le « contrôle d’identité » ne vise qu’à assurer l’effectivité de l’article 4 § 2 TUE76 et que « les garanties apportées à l’identité constitutionnelle nationale par le droit constitutionnel et par le droit communautaire […] vont main dans la main »77. À l’opposé de son homologue allemand, le juge constitutionnel français permet beaucoup de dérogations à la limite constituée par l’identité constitutionnelle puisqu’il se déclare incompétent concernant le contrôle de la constitutionnalité aussi bien des lois référendaires que des lois constitutionnelles. C. – La portée limitée du contrôle de l’identité constitutionnelle de la France 1. Le refus de contrôler les lois référendaires Dans sa décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962 sur la loi référendaire portant élection du président de la République au suffrage 73
BVerfGE 123, 267, pt 240. Décision du 2ème sénat, BvR 2661/06. Voy. infra concernant l’interprétation des éléments de l’identité constitutionnelle dans la décision Lisbonne. 76 On rappellera que cette disposition issue de la modification du Traité de Lisbonne précise désormais expressément le respect des « structures fondamentales politiques et constitutionnelles », là où l’ancien article 6 § 3 UE visait sans détailler « l’identité nationale », mais surtout que cette disposition ressort désormais du champ de compétence de la CJUE, permettant un renvoi préjudiciel concernant son interprétation. 77 BVerfGE 123, 267, pt 240. 74 75
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universel direct, le Conseil constitutionnel s’est considéré incompétent pour contrôler la constitutionnalité des lois référendaires. Cette position a été confirmée par sa décision n° 92-313 DC du 23 septembre 1992 sur la loi référendaire de ratification du traité de Maastricht. Michel Troper et Francis Hamon indiquent toutefois que cette jurisprudence est susceptible d’être modifiée en se fondant sur une décision rendue dans le cadre de la campagne du référendum de 200578. Un contrôle préalable au scrutin est possible en vertu de l’article 60 C visant la régularité des opérations du référendum. Dans ce cadre, un recours est opéré à l’encontre du décret de convocation du référendum, les requérants arguant de son inconstitutionnalité en raison de la contrariété du projet de Traité constitutionnel, et par voie de conséquence de la loi d’approbation référendaire, à la Charte de l’environnement intégrée à la Constitution le 1er mars 2005. Comme le remarquent Francis Hamon et Michel Troper, dans sa décision du 24 mars 2005 Hauchemaille et Méyet79, le Conseil constitutionnel ne rejette pas le recours en se fondant sur la possibilité de recours parallèle par renvoi à l’article 54 C, ou, comme dans le cadre de sa décision sur la loi de ratification du Traité de Maastricht80, sur l’atteinte à « l’équilibre des pouvoirs établi par la constitution » ; ainsi il pourrait être déduit la possibilité d’un contrôle indirect des lois référendaires par le biais de ses actes préparatoires81. Un tel renversement de la jurisprudence n’a pas encore eu lieu et il convient donc de revenir à l’argumentation du Conseil constitutionnel. Ce dernier dispose du pouvoir de contrôler les lois avant leur promulgation, sans qu’aucune distinction par rapport à un type de loi soit précisé (art. 61 al. 2 C). Pourtant il va estimer qu’un référendum étant l’expression de la souveraineté nationale, il ne peut opérer un contrôle d’une loi adoptée par référendum. Au soutien de cette interprétation, il argue de la référence à la possibilité de demander une nouvelle lecture au Parlement en cas de déclaration d’inconstitutionnalité dans l’article 23 de la loi organique sur le Conseil constitutionnel établie par l’ordonnance du 7 novembre 1958, ainsi que de l’absence de renvoi dans l’article 11 C à un pouvoir de contrôle du Conseil constitutionnel82. Si le refus de contrôler les lois constitutionnelles peut se justifier par une interprétation stricte du terme « loi » visé à l’article 61 al. 2 C comme visant les seules lois ordinaires, par déduction de la référence aux lois organiques à l’alinéa précédent, l’argumentation du Conseil au regard des lois référendaires est très critiquable. En prenant la 78
M. TROPER, F. HAMON, op. cit. note 23, p. 511 (note 34) et 593. Cons. 5, JORF du 31 mars 2005, p. 5834. 80 Décision n° 92-313 DC du 23 sept. 1992. 81 M. TROPER, F. HAMON, op. cit. note 23, p. 593. 82 Décision n° 92-313 DC du 23 sept. 1992, Maastricht II, cons. 4. 79
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seule logique formelle, aucune disposition n’exclut le contrôle des lois référendaires ; les fondements avancés par le Conseil ne sont pas convaincants. L’article 23 de la loi organique n’est en effet qu’une disposition isolée et un renvoi par l’article 11 au pouvoir de contrôle du Conseil constitutionnel n’est pas nécessaire dès lors que l’article 61 al. 2 C ne précise pas les types de lois. Selon une stricte logique formelle, l’habilitation de l’article 61 al. 2 C est suffisante, et aucune autre disposition de la Constitution n’interdisant expressément un contrôle des lois référendaires, le contrôle aurait dû être admis. La version de l’article 61 al. 1 C pourrait certes être avancée à l’encontre de cette interprétation en ce qu’elle vise les « propositions de lois » de l’article 11 C, c’est-à-dire le cas de « l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales ». Mais, outre que l’article 61 al. 1 C ne vise que le cas où le Conseil « doit » être saisi, par opposition au cas où le Conseil « peut » être saisi, il précise que l’obligation est antérieure à l’adoption de la loi par référendum, là où l’article 61 al. 2 C vise un contrôle après l’adoption du texte de loi et avant sa promulgation. Par ailleurs, l’utilisation de l’article 11 C pour modifier la Constitution est généralement admise dans la doctrine constitutionnelle et par la classe politique. Michel Troper écrivait en 1972 que « la Constitution, en s’abstenant d’organiser un contrôle du recours à l’article 11, institue, au profit du président de la République, un monopole de l’interprétation »83. François Mitterrand rejoint quant à lui la qualification de coutume constitutionnelle proposée par Georges Vedel84, l’auteur du Coup d’État permanent opérant un changement de position tout aussi spectaculaire que Maurice Duverger85, bien que cette qualification ait été critiquée dès son utilisation en raison de l’absence d’adhésion générale86. On peut alors se demander quel serait l’intérêt de distinguer entre le référendum de l’article 11 et celui de l’article 89 si aucune différence n’était faite quant à l’encadrement de l’action du peuple. La plus grande complexité de la procédure de l’article 89 C vise à tenir compte de la supériorité de la norme 83 M. TROPER, « La Constitution et ses représentations sous la Ve République », Pouvoirs, n° 4, 1978, p. 72. 84 François Mitterrand indique en 1988 que « l’usage établi et approuvé par le peuple peut désormais être considéré comme l’une des voies de la révision, concurremment avec l’article 89 » (F. MITTERRAND, « Sur les institutions », Entretien avec Olivier Duhamel, Pouvoirs, n° 45, avril 1988, p. 138). Qualification proposée par Georges Vedel (Le Monde, 22 déc. 1968). 85 Comme le relève Kemal Gözler, Maurice Duverger passe de la critique de l’usage de l’article 11 C (Le Monde, 17 oct. 1962 ; et concernant le référendum 1969 : « La carte forcée », Le Monde, 22-23 déc. 1968) à la reconnaissance que « l’article 11 et l’article 89 sont désormais placés sur le même pied » (M. DUVERGER, Le système politique français, 20ème éd., Paris, PUF, 1990, p. 385) (cité par K. GÖZLER, Le pouvoir de révision constitutionnelle, p. 159, note 97). 86 M. PRELOT, Le Monde, 15 mars 1969.
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à adopter, et l’on sait que l’article 11 C a été utilisé pour passer outre le blocage du Sénat. Le problème ne réside pas tant dans la violation de la procédure prévue par la Constitution étant donné qu’un référendum a été utilisé, que dans le refus de contrôler les lois référendaires, conduisant à ce qu’une modification par ce biais de la Constitution qui violerait également la substance constitutionnelle ne ferait pas non plus l’objet d’un contrôle. On rejoint la position d’Olivier Beaud relativement à la critique de ce qu’il nomme la thèse « ultra-démocratique », se focalisant sur le critère organique, adoption par le peuple ou le parlement, et niant toute hiérarchie des normes87. Selon cette thèse, le peuple peut toujours tout, sans se préoccuper de l’objet de sa décision88. Si les lois référendaires étaient une expression directe de la souveraineté nationale comme l’a affirmé le Conseil constitutionnel, elles ne devraient pouvoir être abrogées ou modifiées que par une autre loi référendaire, ce qui n’est pas le cas en pratique89. Le recours au pouvoir constituant originaire doit être exceptionnel, alors que le recours au peuple sous d’autres formes peut être très fréquent mais doit alors s’inscrire dans le cadre de l’habilitation constitutionnelle. Il ne s’agit pas d’empêcher le peuple de modifier sa constitution, mais simplement de lui permettre de se prononcer en connaissance de cause : doit-il s’exprimer sur une simple loi, une loi constitutionnelle, voire une nouvelle constitution au sens matériel dans le cas d’une modification des éléments de l’identité constitutionnelle ? Dans cette perspective, l’intervention obligatoire préalable d’un organe de contrôle permettant au peuple de voter de façon éclairée se justifierait. Un contrôle a posteriori conserve l’intérêt de souligner une inconstitutionnalité, mais on concède qu’il est politiquement plus difficile à expliquer à la population90. Cela ne fait que renforcer les arguments en faveur d’un contrôle préalable, à l’instar de l’Italie91. François Mitterrand écrivait le 7 avril 1988 dans une Lettre à tous les français qu’il souhaitait donner la possibilité au peuple de « trancher par référendum les problèmes majeurs qui naissent de l’évolution de notre société », mais 87 O. BEAUD, État et souveraineté, op. cit. note 31, p. 398. Dans le même sens, Didier Blanc écrit que « l’argument de l’absence de différentiation en fonction du type d’adoption est pertinent, celui de la nature de l’organe est artificiel » car « en tant que pouvoir institué, le contrôle du pouvoir de révision ne pose aucun problème théorique » (D. BLANC, op. cit. note 30, p. 9). 88 Comme exemple de cette thèse, Olivier Beaud rapporte qu’en 1852 Edouard Laboulaye avait proposé de faire un appel direct au peuple pour contourner la procédure de révision constitutionnelle qui était trop complexe pour être mise en œuvre en pratique. Il justifiait cette violation de la Constitution en arguant que le peuple était doté « d’un droit antérieur et supérieur à la Constitution (...), en vertu de cette souveraineté qui domine toutes les lois politiques et leur sert à toutes de base et d’appui » (O. BEAUD, ibid., p. 398) ; E. LABOULAYE, Questions constitutionnelles, Paris, Charpentier, 1872, p. 201. 89 O. BEAUD, ibid., p. 415. 90 M. TROPER, F. HAMON, op. cit. note 23, p. 595. 91 Ibid, p. 595.
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« sous la garantie que le Conseil constitutionnel émette un avis public sur la question référendaire à la Constitution et aux Lois fondamentales de la République »92. C’est dans cette perspective que s’inscrivait la proposition du rapport Vedel de 1993 visant à une soumission systématique du projet de texte à soumettre au référendum au Conseil constitutionnel pour vérifier sa conformité à la Constitution93. Dans le même sens, des parlementaires avaient proposé, dans le cadre des discussions sur l’extension des questions pouvant faire l’objet d’un référendum sur la base de l’article 11 C en 1995, que le Conseil constitutionnel se prononce obligatoirement sur tout projet de loi référendaire avant que le peuple l’ait adopté. On s’étonnera de la motivation du gouvernement qui, pour rejeter cette proposition, avait avancé que cela « reviendrait à modifier substantiellement l’équilibre des institutions et des pouvoirs » et conduirait « à transférer au Conseil constitutionnel la compétence, reconnue au Président de la République et à lui seul, d’être le garant fondamental de la Constitution »94. 2. Le rejet du contrôle des lois constitutionnelles Comme le rappelait Louis Favoreu, un doute avait saisi la doctrine sur la possibilité de contrôler la constitutionnalité des lois constitutionnelles, le Conseil constitutionnel ayant « procédé à un contrôle de la loi constitutionnelle n° 92-554 du 25 juin 1992 à travers l’examen de la conformité du traité de Maastricht aux nouvelles dispositions constitutionnelles dans la décision Maastricht II »95. La décision du 26 mars 2003 a officiellement96 levé toute ambiguïté. Le Conseil y énonce qu’il « ne tient ni de l’article 61, ni de l’article 89, ni d’aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle »97, et conclut pour cette raison au rejet du recours contre la loi constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République. Une interprétation extensive à l’instar de Karlsruhe aurait pu justifier un tel contrôle, mais il est notamment rétorqué que le terme « loi » n’est pas employé à l’article 89 C98, 92
Cité par M. TROPER, F. HAMON, ibid., p. 595. G. VEDEL, M.-F. BECHTEL, Rapport du comité consultatif pour la révision de la Constitution, JORF du 16 fév. 1993, pp. 2249-2250. 94 JO, AN, 12 juill. 1995, p. 917, cité par M. TROPER, F. HAMON, op. cit. note 23, p. 595. 95 L. FAVOREU, « L’injusticiabilité des lois constitutionnelles », RFDA, n° 4, 2003, p. 793. 96 Les explications apportées par des membres du Conseil constitutionnel de l’époque, notamment Robert Badinter, avaient été considérées comme permettant de lever tout doute ; en ce sens L. FAVOREU, ibid., p. 793 ; J.-E. SCHOETTL, « Le Conseil constitutionnel peut-il contrôler une loi constitutionnelle ? », Petites Affiches, 8 avr. 2003, p. 20. 97 Cons. 2 de la décision n° 2003-469 DC du 26 mars 2003. 98 En ce sens J.-E. SCHOETTL, op. cit. note 96, p. 19. Soulignant la précision de la Constitution de 1958 par rapport à celle de la IIIème République, il estime qu’« il est difficile de ne pas en déduire que, lorsque la Constitution parle de « loi » (sans autre précision), il ne peut s’agir de 93
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contrairement à l’article 79 LF. Un tel contrôle équivaudrait selon Jean-Éric Schoettl à « refuser à la représentation nationale la possibilité de surmonter les déconvenues que lui inflige la jurisprudence du Conseil par ce ‘lit de justice’ »99. L’auteur donne l’exemple de la révision de 1993 sur le droit d’asile qui a renversé partiellement la décision du Conseil n° 93-325 DC du 13 août 1993. En l’espèce, une modification du droit d’asile prévoyait que l’admission au séjour d’un demandeur d’asile pouvait être refusée par application de la Convention de Dublin du 15 juin 1990 relative à la détermination de l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée auprès d’un État membre des Communautés européennes ; en cas de rejet de la demande par l’État responsable, le demandeur d’asile ne pouvait saisir l’Office français de protection des réfugiés et apatrides. Le Conseil constitutionnel avait considéré que le 4ème alinéa du préambule de 1946 posant le droit d’asile ne permettait pas une telle restriction et qu’il y avait violation des principes des droits de la défense et du droit au recours100. La loi constitutionnelle n° 93-1256 du 25 novembre 1993 est venue introduire un article 53-1 C prévoyant que « la République peut conclure avec les États européens qui sont liés par des engagements identiques aux siens en matière d’asile et de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales, des accords déterminant leurs compétences respectives pour l’examen des demandes d’asile qui leur sont présentées ». L’exemple ne serait toutefois valable qu’en admettant que ce droit fait partie des éléments intangibles de la Constitution, ce dont on peut douter. En outre, dans le cas d’un contrôle des lois constitutionnelles, le Conseil serait conduit à s’autolimiter, à l’instar de ce que l’on constate dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande, dans l’interprétation des limites formées par l’identité constitutionnelle. Cela permet également de répondre à une autre remarque de Jean-Éric Schoettl selon laquelle « la soupape de sécurité du référendum » n’en est en pratique pas une en raison de la lourdeur de sa mise en œuvre101. En effet, l’autolimitation du juge constitutionnel, nécessaire à la légitimation de son pouvoir de contrôle, conduit à ne rendre le recours au pouvoir constituant originaire qu’exceptionnel, ce qui justifie donc une telle lourdeur procédurale. Il ne s’agirait ainsi pas pour le Conseil de bloquer toute évolution, mais d’obliger à recourir à une procédure permettant au pouvoir constituant originaire de s’exprimer, c’est-à-dire soit par un référendum, soit par le renouvellement révisions constitutionnelles ». On notera que l’auteur était secrétaire général du Conseil constitutionnel au moment de la décision n° 2003-469 DC du 26 mars 2003. 99 G. VEDEL, « Schengen et Maastricht », RFDA, n° 2, 1992, p. 173. 100 Décision du Conseil n° 93-325 DC du 13 août 1993, considérant 86 lu en combinaison avec le considérant 83, JO du 18 août 1993, p. 11722. 101 J.-E. SCHOETTL, op. cit. note 96, p. 20.
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des assemblées afin de procéder au vote. Comme le note Louis Favoreu, « le juge constitutionnel aurait ainsi continué à jouer son rôle d’aiguilleur en donnant le dernier mot au peuple »102. Si la révision se poursuit malgré tout, le peuple la verra telle qu’elle est, c’est-à-dire comme une violation de son pouvoir constituant originaire103. Jean-Éric Schoettl estime que « se reconnaître compétent, sans habilitation explicite du constituant, […] pourrait être interprété comme un véritable coup d’État du juge constitutionnel » et que le Conseil constitutionnel serait alors accusé « à juste titre de ‘gouvernement des juges’ »104. Pourtant, comme on l’a indiqué, le problème qui se pose en réalité est celui de l’autolimitation que s’impose le juge. Dans le cas d’une loi ordinaire, cette autolimitation est comprise de façon plus souple qu’elle ne doit l’être dans le cas d’une loi constitutionnelle en raison de la possibilité beaucoup plus restreinte de surmonter cette décision. Cette règle est suivie par le juge constitutionnel dans son interprétation des éléments visés à l’article 79 al. 3 LF et elle doit être respectée dans la recherche des principes relevant de l’identité constitutionnelle française II. LE PÉRIMÈTRE DE LA LIMITE À L’OUVERTURE DE L’ORDRE JURIDIQUE NATIONAL L’expression n’est employée par aucune des deux constitutions mais a été dégagée par les juges constitutionnels des deux États. Si la terminologie est proche, le contenu de l’identité constitutionnelle connaît, en Allemagne, des contours à peu près déterminés grâce à l’article 79 al. 3 LF, même si une interprétation est toujours nécessaire (A), alors que le contenu de l’identité constitutionnelle française fait l’objet de vives discussions (B). A. – La conception de l’identité allemande 1. L’interprétation générale de l’identité constitutionnelle allemande Carl Schmitt dégageait de la Constitution de Weimar la décision politique fondamentale du peuple en faveur de la démocratie, la République, la structure fédérale, l’État de droit105. L’article 79 al. 3 LF reprend ces 102
L. FAVOREU, « L’injusticiabilité des lois constitutionnelles », op. cit. note 95, p. 794. Olivier Beaud écrit à cet égard : « si le droit est impuissant à lutter contre le fait, au moins doit-il être capable de discerner celui qui lutte contre lui et de le priver ainsi de retourner l’arme du droit contre le droit même » (O. BEAUD, État et souveraineté, op. cit. note 31, p. 481). 104 J.-E. SCHOETTL, op. cit. note 96, p. 20. 105 C. SCHMITT, Théorie de la Constitution, op. cit. note 12, p. 154. 103
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éléments par un renvoi à l’article 20 LF106, y ajoute le principe de dignité et le respect global des droits fondamentaux, par un renvoi à l’article 1 LF, ainsi que le caractère « social », et précise qu’il ne peut être porté atteinte à « l’organisation de la Fédération en Länder » ainsi qu’« au principe du concours des Länder à la législation », éléments qui relèvent en pratique du respect de la nature fédérale de l’État allemand. La définition de l’État appliquée majoritairement dans la doctrine constitutionnaliste allemande se fonde sur la définition donnée par Georg Jellinek – une puissance publique s’exerçant sur un peuple et un territoire –, mais la souveraineté « envahit » de plus en plus le concept d’État en Allemagne107. Son expression par le biais de l’exercice du pouvoir constituant originaire est fondatrice de l’identité constitutionnelle et doit, à cet égard, bénéficier de la même protection. L’argument de l’atteinte à la souveraineté avait été avancé à l’encontre de l’acceptation par le gouvernement du stationnement de missiles Pershing américains dans le cadre d’un recours introduit par le groupe les Verts au Bundestag. Selon le requérant, cette décision revenait à transférer des éléments de souveraineté (Hoheitsgewalt) à un État étranger, ce qui dépassait non seulement le cadre de ce que l’article 24 LF permettait, mais constituait encore une violation de l’article 79 al. 3 LF108. La Cour rejeta toutefois ce moyen pour des raisons formelles. Le requérant agissait dans le cadre de la procédure de litige entre organes en tant que partie du Bundestag. Or, le paragraphe 64 I de la loi précisant les compétences et la procédure devant la Cour constitutionnelle visait la violation des droits du Bundestag et ne permettait donc pas d’invoquer la violation de l’article 79 al. 3 LF constituée par « l’abandon d’éléments essentiels de la souveraineté nationale »109. La Cour recevra le moyen de l’atteinte à la souveraineté quelques années plus tard dans le cadre distinct du recours constitutionnel individuel à l’encontre de la loi d’approbation du Traité de Maastricht110. On relèvera qu’elle énumère dans sa décision Lisbonne les domaines de compétence indispensables pour conserver la qualité d’État111, alors qu’elle 106 BVerfGE 30, 1 (2ème Sénat, 15 déc. 1970, Abhörurteil), p. 24 : la Cour précise que l’article 20 vise à la fois plus et moins que le respect de l’État de droit puisqu’il ne vise que certains des principes spécifiques qui y sont rattachables, et en vise également d’autres qui ne le sont pas. 107 En ce sens Michael Sachs, cours de droit constitutionnel allemand dispensé à la faculté de droit de l’Universté de Cologne, juillet 2005. 108 BVerfGE 68, 1 (2ème sénat, 18 déc. 1984, Nato-Nachrüstung ou Atomwaffenstationierung), pt 9. 109 Ibid., pt 101. Par contre, considérant que rien n’exclut que le Bundestag ait vu ses droits violés par l’accord gouvernemental, elle juge recevable le moyen tiré de la violation de l’article 79 al. 1 LF lu en combinaison avec l’article 24 al. 1 LF ainsi que de l’article 59 al. 2 1ère phrase LF lu en combinaison avec l’article 20 al. 3 LF (ibid., pt 99) ; il conclut toutefois au caractère infondé de l’argument. 110 BVerfGE 89, 155. 111 BVerfGE 123, 267, pt 249.
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s’était contentée dans sa décision Maastricht d’évoquer ce cœur de compétence sans en préciser le contenu. Il lui a été reproché une rigidification inutile des limites à l’intégration européenne112. 2. L’interprétation de la nature juridique de l’UE face aux exigences de l’identité constitutionnelle Le concept de Staatenverbund, développé par Karlsruhe pour désigner l’UE, semblait être un intermédiaire entre les modèles classiques de confédération et d’État fédéral. L’existence d’un contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles et de limites claires à la révision de la constitution peut expliquer que la Cour constitutionnelle allemande se soit penchée sur la nature juridique de l’UE, là où le Conseil constitutionnel, laissant le dernier mot au pouvoir constituant, n’y aurait aucun intérêt. Cela pourrait expliquer qu’il se contente de donner une qualification juridique à l’UE qui a été jugée n’être qu’une simple « expression élégante et creuse »113, là où la Cour constitutionnelle allemande opère une « véritable leçon de droit constitutionnel »114. On doit toutefois relever le statocentrisme dont elle fait preuve. Ainsi, si l’on considère le principe de démocratie, elle énonce certes la nécessité d’adaptation au contexte de l’UE du sens qui lui est donné au niveau national, et notamment le principe d’égalité entre États115. Mais elle pose dans la suite de l’arrêt un cadre tellement strict qu’il a été considéré comme un frein à toute poursuite ultérieure de l’intégration. Elle estime en effet que le système européen actuel comprend deux faiblesses ne lui permettant pas de répondre aux canons de la démocratie nécessaire à une intégration plus poussée. Elle considère tout d’abord que le Parlement européen ne respecte pas le principe de l’égal droit de vote de tous les citoyens européens. La Cour situe ainsi le principe démocratique au-dessus du principe fédéral, ce qui, en dépit d’un certain décalage inhérent aux différences de taille des entités fédérées, peut être admissible dans un État fédéral à la base duquel se trouve un seul peuple souverain et dont le caractère fédéral n’apparaît qu’au stade de l’organisation. Seulement, l’UE 112 En ce sens, A. LEVADE, « Analyse de la décision de la Cour Constitutionnelle Fédérale Allemande du 30 Juin 2009 relative au Traité de Lisbonne », in Les conséquences du jugement de la cour constitutionnelle fédérale allemande sur le processus d’unification européenne, Paris, Konrad Adenauer Stiftung Publikation, deutsch-französischer Dialog, Heft Nr.1, 2009, p. 48. 113 Le Conseil parle en effet d’un « ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international », formule ressemblant fortement à celle employée par la CJCE dans l’arrêt Costa c/ Enel (15 juill. 1964, aff. 6/64, Rec. p 1141), là où la Cour se penche sur les concepts utilisés classiquement par la doctrine. 114 M.F. BECHTEL, « L’arrêt du 30 juin 2009 de la cour constitutionnelle et l’Europe : une révolution juridique ? » [http://www.fondation-res-publica.org]. 115 BVerfGE 123, 267, pt 227.
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repose sur plusieurs légitimités, la défense des intérêts particuliers ne devant pas être inférieure à celle de l’intérêt démocratique global, si bien qu’un raisonnement tel que celui de la décision Lisbonne, donnant primauté à la légitimité démocratique, est inadapté. Le second problème provient de ce que l’UE ne connaît pas un système majoritaire alors que selon la Cour, « la décision de la direction de la majorité des électeurs doit se retrouver au Parlement et dans le gouvernement » et une direction politique doit être donnée par les élections et une alternative, exister116. Elle transpose ainsi le modèle démocratique du régime parlementaire allemand, connaissant une majorité et une opposition clairement identifiables117, faisant fi de l’existence de régimes consociatifs, comme la Suisse, dans lesquels la participation des principaux partis au gouvernement n’empêche pas l’existence d’une opposition en fonction des textes discutés. Si l’on peut comprendre que le recours au pouvoir constituant originaire soit nécessaire pour modifier des éléments qui sont visés à l’article 79 al. 3 LF, l’interprétation donnée par la Cour de la démocratie au sein de l’UE traduit une vision très étriquée de ce principe. Si la Cour constitutionnelle venait à conclure à sa violation par l’UE, elle ne respecterait pas les lignes qu’elle s’est posées, à savoir donner une interprétation stricte de ce qui constitue une exception aux domaines susceptibles de révision constitutionnelle. La pratique a toutefois montré jusqu’alors que les menaces avaient pour but de faire pression sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE et non d’être exécutées, comme l’ont montré, dans le cadre du contrôle ultra vires, la décision Honeywell déjà évoquée ainsi que la seconde décision Solange118 en matière de protection des droits fondamentaux. À l’inverse de son important statut en droit allemand, le concept d’identité constitutionnelle a été qualifié dans le cas français d’« outil à la fois malléable et symbolique »119, et même d’« assez théorique »120 par un membre du Conseil constitutionnel. La détermination de son contenu reste toutefois pertinente. La jurisprudence du Conseil en matière de contrôle de 116
Décision Lisbonne, pt 215. Développement not. pts 212 à 215. Dans sa décision Solange II (BVerfGE 73, 339 [2ème sénat, 22 oct. 1986]), la Cour constitutionnelle renverse la perspective de la mise en garde qu’elle avait formulée dans sa décision de Solange I (BVerfGE 37, 271 [2ème sénat, 29 mai 1974]). Elle affirme que tant qu’une protection équivalente à celle de la Loi fondamentale sera assurée au niveau européen, elle ne procèdera pas à un contrôle des actes européens de droit dérivé. 119 P. BLACHER, G. PROTIERE, « Le Conseil constitutionnel, gardien de la Constitution face aux directives communautaires », RFDC, n° 70, 2007, p. 135 ; cité par S. JOSSO, « Le Caractère social de la République, principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ? », in 50ème anniversaire de la Constitution de 1958, VIIe Congrès français de droit constitutionnel, 2008, p. 4, [http://www.droitconstitutionnel.org]. 120 O. DUTHEILLET DE LAMOTHE, op. cit. note 8, p. 4. L’auteur était membre du Conseil constitutionnel de 2001 à 2010. 117 118
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constitutionnalité des lois constitutionnelles et des lois référendaires peut en effet évoluer, étendant le champ du contrôle d’identité au-delà des lois de transposition des directives. B. – Le contenu potentiel de l’identité constitutionnelle française Le dégagement du concept de « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » n’emporte pas, en l’état de la jurisprudence, de limitation du pouvoir de révision de la Constitution. Néanmoins, les réflexions de la doctrine française menées sur le contenu des limites matérielles dudit pouvoir de révision peuvent aider à dégager le contenu de cette identité constitutionnelle. Parmi les auteurs reconnaissant une valeur juridique aux limites matérielles, une majorité rejette tout dégagement de limites matérielles implicites à partir de l’interprétation téléologique de la Constitution, comme pouvaient y inviter Maurice Hauriou et Carl Schmitt. Ainsi, s’ils reconnaissent une « importance capitale » à l’article 89 al. 4 C « puisqu’elle concerne le fondement même du régime », et estiment qu’elle devrait « faire l’objet d’une exception au refus de contrôler » du Conseil constitutionnel, Pierre Pactet et Ferdinand Mélin-Soucramanien estiment « normal que les esprits évoluent », et que la Constitution en tienne compte. Ils justifient dans ce cadre les limitations de la souveraineté constitués par les articles UE, ou les discriminations électorales constituées par les accords de Nouméa en raison de la vocation à l’indépendance de la Nouvelle Calédonie121. La vision de Carl Schmitt et Maurice Hauriou propose une interprétation très cohérente de la Constitution, et ils auraient certainement critiqué ces pratiques tout comme ils dénonçaient l’inclusion de certaines lois constitutionnelles dans le seul but de donner une protection renforcée à leur contenu, sans égard à l’absence de réelle portée constitutionnelle de leur contenu. Pour autant, on peut estimer qu’ils n’auraient pas constaté d’atteinte à la substance constitutionnelle, et réfuté ainsi l’argument d’une cristallisation constitutionnelle consécutive à un dégagement téléologique et systémique de l’identité constitutionnelle. Par ailleurs, il ne peut être déduit de l’absence de limitation expresse en dehors de l’article 89 al. 4 C que le pouvoir de révision peut remettre en cause les éléments constitutionnels fondamentaux ; le problème se déplace donc vers la détermination de ces éléments. On peut tout d’abord proposer de déduire de la « forme républicaine » visée à l’article 89 al. 4 C les éléments inclus dans la tradition républicaine. Il est sinon possible d’estimer que l’essence de la Constitution de 1958 dépasse la seule limite matérielle comprise à l’article 89 C et 121
F. MELIN-SOUCRAMANIEN, P. PACTET, op. cit. note 24, p. 551.
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proposer une lecture téléologique des dispositions de la Constitution, en étudiant notamment le préambule et les premiers articles de la Constitution. Dans le premier cas, deux options sont possibles : une interprétation se basant uniquement sur la première phrase de l’article 1 al. 1er C en vertu de laquelle « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale », phrase par le biais de laquelle, comme le souligne Selma Josso, « les constituants ont, de fait, mis en exergue ce qui fonde la France et son régime politique »122 ; ou une interprétation extensive qui conduit au même résultat que la lecture téléologique tout en conservant le fondement formel de l’article 89 al. 4 C. Quelle que soit l’interprétation choisie, le juge constitutionnel devra respecter une autolimitation nécessaire à sa légitimation. Cette recherche devra se faire en gardant à l’esprit les conséquences de la qualité de limite au pouvoir de révision, et donc être stricte sans être restrictive en se fondant sur une interprétation systémique et téléologique. En outre, les éléments dégagés devront également se voir appliquer le principe de l’interprétation stricte. Même relativement à ce fondement textuel qu’est l’article 89 al. 4 C, la doctrine est partagée sur la portée de la notion de République. Au sens large, l’expression comprend le principe démocratique et quelques aspects de l’État de droit car, comme le relève Didier Maus, même si, en 1884, c’était seulement contre la Monarchie que la loi consacrant la « forme républicaine »123 a été votée, la « logique contemporaine » conduit à cette interprétation124. Dans un sens strict, on la définit en simple opposition à la monarchie, sous-entendu l’absence de caractère héréditaire du pouvoir125. 122
S. JOSSO, op. cit. note 119, p. 6. Art. 2 de la loi du 14 août 1884 portant révision partielle des lois constitutionnelles de 1875 : « Le paragraphe 3 de l’article 8 de la même loi du 25 février 1875 est complété ainsi qu’il suit : ‘La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision [...]’ ». 124 Il considère que « la ‘forme républicaine’ contiendrait des principes comme le suffrage universel, le régime représentatif, la séparation des pouvoirs » (D. MAUS, « Sur ‘la forme républicaine du gouvernement’. Commentaire sous la décision n° 92-312 DC du 2 septembre 1992 », RFDC, n° 11, 1992, p. 412). Dans le même sens, Louis Favoreu a écrit qu’elle « constitue l’héritage républicain et [...] inclut toute une série de valeurs fondamentales inscrites dans l’article 2 de la Constitution et dans les ‘principes fondamentaux reconnus par les lois République’ », ce qui est selon lui « est en harmonie avec le texte constitutionnel de 1958 » (L. FAVOREU, « Commentaire sous la décision n° 92-312 DC du 2 septembre 1992, Maastricht II », RFDC, n° 11, 1992, p. 738). Déjà, Maurice Hauriou considérait que « le gouvernement républicain exige que les gouvernants élus ne le soient pas à vie, mais seulement pour un temps », que la République « devient une forme d’État où la souveraineté nationale est plus pleinement réalisée que dans les autres, parce que la mainmise du suffrage majoritaire sur les pouvoirs de gouvernement est plus complète […] et tend à s’identifier avec celle-ci, ainsi qu’avec la démocratie » (M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929, réimpression par les Éditions du CNRS, 1965, p. 343). 125 Georges Vedel estimait que « politiquement et sentimentalement le mot de République vise bien autre chose que cette définition négative, mais juridiquement l’interdiction de changer la forme 123
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On notera toutefois qu’il a pu exister des systèmes de monarchie élective, à l’instar du Saint Empire romain germanique, la définition de la République se révélant alors bien creuse. Quelle différence en effet entre un pouvoir présidentiel à vie et un monarque élu ? L’interprétation stricte est notamment proposée par Jean-Éric Schoettl pour démontrer le peu d’effet qu’aurait eu une reconnaissance par le Conseil constitutionnel d’un pouvoir de contrôle des lois constitutionnelles au regard de l’article 89 al. 4 C dans le cadre du recours à l’encontre de la loi constitutionnelle sur la décentralisation de 2003 ayant donné lieu à la décision n° 2003-469 DC du 26 mars 2003126. Kemal Gözler souligne également la nécessité d’interprétation stricte en tant qu’exception au pouvoir de révision constitutionnelle, et distingue l’article 89 al. 4 C des limitations matérielles prévues dans les constitutions allemandes et turques127. Concernant ce dernier argument, la formulation des dispositions évoquées est ambiguë puisque dans les deux cas une définition des caractéristiques de la République en cause est proposée incluant notamment la démocratie128. L’auteur aurait ainsi plutôt dû souligner qu’à la différence de ces articles, l’article 1 C n’énonce pas une définition de la République française mais seulement de la France. Concernant le premier argument, il faut respecter un équilibre entre le respect d’une large marge de manœuvre du législateur constitutionnel et la nécessaire préservation des fondements de l’ordre constitutionnel. L’inclusion de la souveraineté dans l’article 89 al. 4 C semble assez largement admise, même parmi les partisans de l’interprétation stricte de l’expression « forme républicaine ». Ainsi, s’il rejette l’argument de l’existence au sein de toute constitution d’une clause implicite interdisant son abrogation par voie de loi constitutionnelle129, Kemal Gözler reconnaît républicaine du Gouvernement […] met seulement l’obstacle au rétablissement d’une monarchie ou d’un empire héréditaire ». Et d’ajouter que « tant qu’un Chef d’État héréditaire n’est pas institué, on est en République » (G. VEDEL, Droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1949, p. 278). 126 J.-E. SCHOETTL, op. cit. note 96, p. 22. Voy. la critique de Louis Favoreu sur la démonstration proposée (L. FAVOREU, « L’injusticiabilité des lois constitutionnelles », op. cit. note 95, pp. 794-795). Les requérants avançaient en l’espèce une atteinte à l’indivisibilité de la République, par une interprétation extensive de la notion de « forme républicaine » visée à l’article 89 al. 4 C. 127 K. GÖZLER, op. cit. note 26, p. 140. 128 Art. 20 LF : « La République fédérale d’Allemagne est un État fédéral démocratique et social ». L’article 4 de la Constitution turque qui inclut les éléments intangibles renvoie à l’article 1 qui pose la république comme forme d’État et l’article 2, intitulé « les caractéristiques de la République », qui énonce que « la République de Turquie est un État de droit démocratique, laïque et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et s’appuyant sur les principes fondamentaux exprimés dans le préambule ». 129 K. GÖZLER, op. cit. note 26, p. 145. Kemal Gözler renvoie à un argument développé par Olivier Beaud (O. BEAUD, « La souveraineté de l’État, le pouvoir constituant et le Traité de
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que la « République est d’abord logiquement un État avant d’être l’État républicain »130. La question est dès lors de savoir ce qui relève de l’atteinte à la souveraineté. On pourrait prendre comme référence la qualification de conditions essentielles de la souveraineté nationale pour déterminer quel est le transfert de compétences acceptable à des organisations internationales ou à l’Union européenne. Ainsi, la peine de mort par exemple ne fait pas partie « des conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale », si bien qu’un engagement international de ne pas la rétablir pouvait être pris, en l’occurrence le protocole n° 6 additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et des libertés fondamentales131. De même, dans sa décision n° 98-408 DC du 22 janvier 1999 sur la constitutionnalité du Traité portant statut de la Cour pénale internationale, si le Conseil constitutionnel considère incompatible avec la Constitution l’application de la Convention aux parlementaires, membres du gouvernement et au Chef de l’État132, il considère qu’aucun élément de la Convention ne porte atteinte « aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale »133. Dans ses décisions Maastricht I, sur le Traité constitutionnel, et sur le Traité de Lisbonne, le Conseil constitutionnel dégage au contraire un certain nombre d’éléments portant atteinte aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté ». On soulignera toutefois que la moindre portée d’une telle constatation peut lui permettre de proposer une interprétation beaucoup plus large de ces éléments que son homologue allemand, et on peut aisément estimer que dans le cas de la reconnaissance de limites au pouvoir de révision de la Constitution ses décisions auraient été très différentes sur ces points. Au-delà, les tenants de l’interprétation de l’expression « forme républicaine », qui rejettent l’inclusion des éléments de tradition républicaine tels que le caractère démocratique, indivisible134, n’admettent pas la mise en parallèle de l’article 1 al. 1er C in limine avec l’article 20 LF qui propose une formulation proche. Pourtant, on peut estimer qu’outre le principe démocratique, le caractère indivisible de la République fait tout Maastricht : remarques sur la méconnaissance de la limitation de la révision constitutionnelle », RFDA, 1993, p. 1051). 130 K.GÖZLER, ibid., pp. 145-146. Kemal Gözler cite un autre argument d’Olivier Beaud (Ibid., p.1062). 131 Décision n° 85-188 DC du 22 mai 1985, Protocole additionnel n° 6 à la Convention européenne des droits de l’homme. 132 Cons. 15 à 17. Cela entraînera le vote d’une loi constitutionnelle introduisant l’article 53-2 dans la Constitution, qui se contente de prévoir que la France reconnaît la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par la Convention, participant à la tendance au patchwork constitutionnel dénoncé comme portant atteinte à la cohérence la Constitution. 133 Cons. 38. 134 En ce sens K.GÖZLER, op. cit. note 26, p. 144 et supra.
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autant partie de cette essence constitutionnelle que la nature fédérale de l’Allemagne. Si le processus de décentralisation limite une vision trop rigide de ce principe135, il demeure en effet que son fondement en a été respecté jusqu’à présent par le législateur constitutionnel, comme l’illustre l’absence de modifications constitutionnelles pour lever la constatation d’atteinte à ce principe opérée par le Conseil constitutionnel dans deux cas de figure. Dans la décision Statut de la Corse tout d’abord (9 mai 1991), le Conseil déclare contraire à l’indivisibilité de la République et à l’égalité devant la loi de tous les citoyens l’affirmation de l’existence d’un « peuple corse »136. Dans le cas de la Charte des langues régionales et minoritaires ensuite, il indique dans sa décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999 que porte atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français les dispositions conférant « des droits spécifiques à des ‘groupes’ de locuteurs de langues régionales ou minoritaires »137. On trouve dans ce dernier cas de figure un exemple de l’identité constitutionnelle comme limite à l’ouverture au droit international, même si l’expression n’est pas employée dans la décision. L’absence de révision constitutionnelle à cet égard, en dépit de la possibilité laissée par l’absence de contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles, pourrait être une manifestation d’une autolimitation du législateur constitutionnel face à un élément de l’identité constitutionnelle française. Plusieurs arguments sont par ailleurs à apporter au soutien de l’inclusion de la laïcité dans cette identité constitutionnelle, au-delà de son inclusion dans l’article 1 C. Le respect du principe de laïcité a fait tout d’abord l’objet d’une étude particulière dans la décision n°2004-505 DC du 19 novembre 2004 sur la constitutionnalité du Traité établissant une Constitution pour l’Europe138, et il semble que la supposition de Selma Josso soit juste, à savoir que l’étude de la conformité de l’article II-10 du Traité constitutionnel au principe de laïcité « ait été soulevé[e] d’office par le Conseil constitutionnel […] afin de donner un écho juridique aux polémiques soulevées lors de la rédaction de la Constitution »139. La laïcité 135 Par sa décision n° 82-138 DC du 25 février 1982, Loi portant statut particulier de la région de Corse (cons. 9), le Conseil estime la possibilité de créer un statut particulier conforme au principe d’indivisibilité de la République. Et si, dans sa décision n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002, Loi relative à la Corse (cons. 20-21), le Conseil déclare que la « possibilité de procéder à des expérimentations » viole l’article 3 de la Constitution en vertu duquel « la souveraineté nationale appartient au peuple » et « aucune section du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice », cette décision a été surmontée par la création générale d’une possibilité d’expérimentation par le biais de la loi constitutionnelle sur la décentralisation de 2003. 136 Décision n° 91-290 DC, Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse (considérants 13-14), JO du 14 mai 1991, p. 6350. 137 Cons. 10, JO du 18 juin 1999, p. 8964. 138 Cons. 18, JO du 24 nov. 2004, p. 19885. 139 S. JOSSO, op. cit. note 120, p. 15.
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est ensuite donnée comme exemple de principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France dans les cahiers du Conseil constitutionnel140, ce qui, même s’il ne s’agit pas d’une position officielle de l’institution, est au moins un indice important. Enfin, le caractère social de la République, qui trouve notamment une traduction dans le préambule de 1946, peut être également considéré comme faisant partie de cette identité constitutionnelle141. Mais si l’on regarde l’interprétation faite par la Cour constitutionnelle allemande du principe d’« État social », elle semble avoir une faible portée. Dépassant le cadre d’étude des principes visés à l’article 1 C, le Conseil d’État inclut la protection des droits fondamentaux dans son arrêt Arcelor de 2007. Il accepte en effet d’étudier les moyens tirés de l’atteinte au principe d’égalité et à la liberté d’entreprendre, tout en précisant qu’il n’opèrerait de contrôle que si aucune protection n’était assurée au niveau de l’UE142, selon une perspective comparable à la jurisprudence Solange II de Karlsruhe. Si l’on considère le cas de l’Allemagne, la Loi fondamentale exige certes un recours au pouvoir constituant originaire pour permettre l’application d’une règle de droit international ou européen qui contredirait un de ses principes intangibles, et le juge constitutionnel s’est reconnu compétent pour en assurer le respect à l’encontre des lois constitutionnelles, mais l’interprétation souple qui en a été effectuée jusqu’à présent par Karlsruhe a toujours permis d’éviter une déclaration d’inconstitutionnalité. Inversement, en dépit de sa liberté totale en l’état de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le législateur constitutionnel français a fait preuve d’autolimitation quand des éléments essentiels de l’ordre constitutionnel français étaient touchés. Ainsi, l’opposition entre une identité constitutionnelle allemande, présentée comme verrou absolu aux possibilités d’engagement international et européen, et un droit constitutionnel français entièrement malléable mérite d’être relativisée à l’aune de la pratique.
140 Voy. l’exposé de la décision n° 2008-564 DC du 19 juin 2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés dans les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 25, 2008, p. 98. 141 C’est l’objet de l’article de S.JOSSO, op. cit. note 119, plus particulièrement p. 18 et s. 142 Décision Lisbonne, pt 240, dans laquelle elle fait aussi référence à BVerfGE 89, 155 Maastricht (p. 188) et Conseil d’État, Ass., 8 fév. 2007, Sté Arcelor Atlantique et Lorraine et autres (arrêt n° 287110).
LA JURISPRUDENCE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL FRANÇAIS ET DU TRIBUNAL CONSTITUTIONNEL FÉDÉRAL ALLEMAND SUR L’ÉVOLUTION DES TRAITÉS EUROPÉENS UN CONTE D’AIGUILLEURS ET DE GARDIENS DU PONT
Mattias WENDEL
La crise actuelle des finances publiques révèle que l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne n’était pas la fin, mais juste une étape dans un long processus d’adaptation indispensable du droit européen aux enjeux du XXIème siècle. Mais la réforme des traités ne constitue qu’une partie de l’ensemble des profondes transformations constitutionnelles en Europe. Celles-ci relèvent non seulement de l’évolution du droit primaire de l’Union européenne, mais aussi des changements fondamentaux du droit constitutionnel de ses États membres. Les développements sur ces deux niveaux – national et européen – sont étroitement interdépendants, constituant, l’un pour l’autre, à la fois la condition et la conséquence. Un nombre considérable de la totalité des « clauses d’intégration » – c’est-à-dire des normes de base assurant la perméabilité1 du droit constitutionnel étatique au droit européen2 – ont été réformées ou créées de nouveau dans les années récentes3. Non seulement les pays de l’Europe 1
Pour la notion de « perméabilité » dans le sens juridique, voy. M. WENDEL, Permeabilität im europäischen Verfassungsrecht, Tübingen, Mohr Siebeck, 2011, p. 5 et s. 2 Comme l’article 23 de la Loi Fondamentale allemande ou les articles 88-1 et s. de la Constitution française. 3 Pour une analyse systématique et comparative des clauses d’intégration et leur évolution transnationale, voy. M. WENDEL, op. cit. note 1, chap. 4-11. Pour un aperçu Voy. C. GREWE, « Constitutions nationales et droit de l’Union européenne », Rép. Communautaire, Dalloz et C. GRABENWARTER, « National Constitutional Law Relating to the European Union » in
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Centrale et de l’Est, ayant accédé à l’Union en 2004 et 2007, ont européanisé leurs constitutions en insérant de telles clauses4, mais aussi, par ailleurs, plusieurs vieux États membres comme la France et l’Allemagne ont récemment adapté leurs systèmes constitutionnels en vue de la réforme des traités5. Cette évolution au niveau textuel a été accompagnée – parfois conditionnée – par une série de décisions de principes du côté des cours constitutionnelles (ou suprêmes) qui se sont prononcées sur des questions clés du constitutionnalisme européen. Rappelons-nous la déclaration du Tribunal constitutionnel espagnol sur le Traité constitutionnel en 20046, la décision du Tribunal constitutionnel polonais sur le traité d'adhésion en 20057, les décisions relatives aux quotas de sucre rendues par des cours constitutionnelles en Hongrie, en Estonie et en République tchèque entre 2004 et 20068, ainsi que les jugements sur le mandat d’arrêt européen en Pologne, en Allemagne, à Chypre et en République tchèque entre 2005 et A. VON BOGDANDY, J. BAST (dir.), Principles of European Constitutional Law, 2nde éd., Oxford, Hart, 2009, p. 83 et s. 4 Cf. A.-E. KELLERMANN et al. (dir.), EU-Enlargement - The Constitutional Impact at EU and National Level, La Haye, T.M.C. Asser Press, 2001 ; A.-E. KELLERMANN et al. (dir.), The Impact of EU Accession on the Legal Orders of New Member States and (Pre-) Candidate Countries, La Haye, T.M.C. Asser Press, 2006 ; A. ALBI, EU Enlargement and the Constitutions of Central and Eastern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, pp. 67-121 ; A. ALBI, « ‘Europe’ Articles in the Constitutions of Central and Eastern European Countries », Common Market Law Review, vol. 42, 2005, p. 399 et s. 5 Ce processus d’adaptation continue actuellement dans plusieurs États membres, voy. récemment la réforme du droit constitutionnel finnois (cf. J. SALMINEN, « Manifestations of the European Union Membership in the Constitution of Finland », Europarättslig Tidskrift, 2010, p. 509 et s.), du droit constitutionnel autrichien de juillet 2010 (JO autrichien I No 57/2010) et du droit constitutionnel suédois, entrée en vigueur le 1er janvier 2011 (loi No 2009/10:80 introduisant une nouvelle clause générale sur la participation de la Suède dans l’UE ainsi que réformant la clause d’intégration déjà existante). Voy. aussi le plaidoyer du Conseil d’État espagnol (Consejo de Estado) pour une nouvelle clause d’intégration, déjà exprimé dans son opinion n° E 1/2005 du 16 fév. 2006, http://www.consejo-estado.es. 6 Tribunal constitutionnel espagnol, déclaration du 13 déc. 2004, 1/2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, avec la distinction entre les catégories de primauté (primacía) et de suprématie (supremacía). Voy. F. CASTILLO DE LA TORRE, Common Market Law Review, vol. 42, 2005, p. 1169 et s. ; C.B. SCHUTTE , European Constitutional Law Review, vol. 1, 2005, p. 281 et s. 7 Tribunal constitutionnel polonais, jugement du 11 mai 2005, K 18/04, Traité d’adhésion. Pour un sommaire en anglais http://www.trybunal.gov.pl. Pour des annotations Voy. M. BAINCZYK, U. ERNST, Europäischer Rat, 2006, p. 247 et s. ; A. ŁAZOWSKI, European Constitutional Law Review, vol. 3, 2007, p. 148 et s. ; S. BIERNAT, « Offene Staatlichkeit », in A. VON BOGDANDY, P.-M. HUBER (dir.), Ius Publicum Europaeum, vol. 2, C.F. MÜLLER, Heidelberg, 2008, § 21 Polen, para. 45. 8 Pour une analyse comparative Voy. A. ALBI, « Ironies in Human Rights Protection in the EU: Pre-accession Conditionality and Post-accession Conundrums », ELJ, vol. 15, 2009, p. 46, p. 52 et s. ; A. ALBI, « Supremacy of EC Law in the New Member States », European Constitutional Law Review, vol. 3, 2007, p. 25, p. 48 et s. ; W. SADURSKI, « “Solange, chapter 3”: Constitutional Courts in Central Europe – Democracy – European Union », ELJ, vol. 14, 2008, p. 1, p. 6 et s.
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20069. En France, le Conseil constitutionnel a rendu non seulement une décision sur le Traité constitutionnel en 200410, mais a déclenché en même temps une nouvelle génération de décisions relatives à la transposition des directives11, suivi (plus ou moins) par le Conseil d'État dans ses « grands » arrêts Arcelor en 200712 et Mme P. en 200913. Parmi la multitude de décisions nationales récentes relatives à l’Union européenne figure une série de jurisprudences sans précédent. La jurisprudence dite « Lisbonne » comprend une douzaine de décisions et opinions relatives à la constitutionnalité de la ratification du Traité de Lisbonne par les États membres respectifs et s’étend sur une période de quatre ans entre les années 2007 et 201114. Cette série transnationale de jurisprudences est unique dans l’histoire du constitutionnalisme européen non seulement de par son aspect quantitatif mais aussi et avant tout par sa qualité, particulièrement en ce qui concerne le dialogue horizontal entre les hautes juridictions nationales. La première décision sur le Traité de Lisbonne a été rendue le 20 décembre 2007 par le Conseil constitutionnel français15, suivie par la 9 Voy. J. KOMAREK, « European constitutionalism and the European Arrest Warrant – in Search of the Limits of ‘Contrapunctual Principles’ », Common Market Law Review, vol. 44, 2007, p. 9, p. 16 et s. ; Z. KÜHN, « The European Arrest Warrant, Third Pillar Law and National Constitutional Resistance/Acceptance », Croatian Yearbook of European Law and Policy, vol. 3, 2007, p. 99 et s. 10 Décision n° 2004-505 DC du 19 nov. 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe. Pour des commentaires, voy. G. CARCASSONNE, European Constitutional Law Review, vol. 1, 2005, p. 293 et s. ; F. CHALTIEL, Revue du Marché Commun et de l’Union, n° 484, 2005, p. 5 et s. ; X. MAGNON, RFDC, vol. 62, 2005, p. 329 et s. ; J. ROUX, RDP, 2005, p. 59 et s. 11 Décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l'économie numérique. Voy. les commentaires de J. DUTHEIL DE LA ROCHÈRE, Common Market Law Review, vol. 42, 2005, p. 859 et s. ; J.-H. REESTMAN, European Constitutional Law Review, vol. 1, 2005, p. 302 et s. ; F.C. MAYER, Europäischer Rat, 2004, p. 925 et s. (également relatif à la décision sur le Traité constitutionnel). Ensuite, Décision n° 2006-540 DC du 27 juill. 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information. Voy. F. CHALTIEL, RFDC, 2006, p. 837 et s. ; C. CHARPY, European Constitutional Law Review, vol. 3, 2007, p. 436, p. 445 et s. 12 CE, Ass., n° 287110, Société Arcelor, arrêt du 8 fév. 2007, para. 11. Voy. les commentaires de P. CASSIA, RTDE, 2007, p. 406 et s. ; F. CHALTIEL, Revue du Marché Commun et de l’Union, 2007, p. 335 et s. ; X. MAGNON, RFDA, 2007, p. 578 ; A. LEVADE, RFDA, 2007, p. 564 et s., spéc. p. 577 ; C. CHARPY, European Constitutional Law Review, vol. 3, 2007, p. 436 et s., spéc. p. 440 et p. 452 et s. ; F. C. MAYER, E. LENSKI, M. WENDEL, Europarecht, 2008, p. 63 et s. 13 CE, Ass., n° 298348, Mme P., arrêt du 30 oct. 2009, para. 9 ; Voy. C. CHARPY, European Constitutional Law Review, vol. 6, 2010, p. 123 et s. ; C. D. CLASSEN, Europarecht, 2010, p. 557 et s. 14 Pour une analyse comparative Voy. M. WENDEL, « Lisbon Before the Courts: Comparative Perspectives », European Constitutional Law Review, vol. 7, 2011, p. 96 et s. ; J.-H. REESTMAN, « The Franco-German Constitutional Divide », European Constitutional Law Review, vol. 5, 2009, p. 374 et s. ; A. WEBER, « Die Europäische Union unter Richtervorbehalt », Juristenzeitung, vol. 65, 2010, p. 157 et s. 15 Décision n° 2007-560 DC du 20 déc. 2007, Traité de Lisbonne.
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première décision de la Cour constitutionnelle autrichienne du 30 septembre 200816, le premier jugement de la Cour constitutionnelle tchèque du 26 novembre 200817, le jugement de la Cour constitutionnelle lettone du 7 avril 200918, le jugement du Tribunal constitutionnel fédéral allemand (Bundesverfassungsgericht) du 30 juin 200919, le deuxième jugement de la Cour constitutionnelle tchèque du 3 novembre 200920, la deuxième décision de la Cour constitutionnelle autrichienne du 12 juin 201021, le jugement de la Cour constitutionnelle hongroise du 12 juillet 201022 et la décision du Tribunal constitutionnel polonais du 24 novembre 201023. La décision la plus récente a été rendue par la Cour suprême danoise le 11 janvier 201124. En dehors des décisions juridiques au sens strict du mot, il y a eu des rapports et avis consultatifs, tels que l’avis du Conseil d’État néerlandais du 12 septembre 2007 sur le mandat de la conférence intergouvernementale25,
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Cour constitutionnelle autrichienne, décision SV 2/08-3 et al. du 30 sept. 2008, Traité de Lisbonne I. 17 Cour constitutionnelle tchèque, décision Pl ÚS 19/08 du 26 nov. 2008, Traité de Lisbonne I. Pour un commentaire Voy. P. BRIZA, European Constitutional Law Review, vol. 5, 2009, p. 143 et s. (une traduction anglaise est disponible sur http://angl.concourt.cz/). 18 Cour constitutionnelle lettonne, décision n° 2008-35-01 du 7 avr. 2009, Traité de Lisbonne (une traduction anglaise est disponible sur http://www.satv.tiesa.gov.lv/). 19 Cour constitutionnelle fédérale allemande, décision 2 BvE 2/08 et al. du 30 juin 2009, Traité de Lisbonne (une traduction française est disponible sur http://www.bundesverfassungsgericht.de/). Pour la multitude des commentaires, voy. les 9 pages (sic !) de la bibliographie du « Sonderheft » Europarecht, 2010, pp. 325-333. Pour des commentaires plutôt critiques, voy. D. THYM, Common Market Law Review, vol. 46, 2009, p. 1795 et s. ; R. BIEBER, European Constitutional Law Review, vol. 5, 2009, p. 391 et s. ; C. SCHÖNBERGER, German Law Journal, vol. 10, 2009, p. 1201 et s. ; D. HALBERSTAM, C. MÖLLERS, German Law Journal, vol. 10, 2009, p. 1241 et s. ; C. D. CLASSEN, Juristenzeitung, vol. 64, 2009, p. 881 et s. ; M. JESTAEDT DER STAAT, vol. 48, 2009, p. 496 et s. ; U. EVERLING, Europäischer Rat, 2010, p. 91 et s. ; J. SCHWARZE, Europäischer Rat, 2010, p. 108 et s. ; C. TOMUSCHAT, ZaöRV, vol. 70, 2010, p. 251 et s. ; T. EIJSBOUTS, European Constitutional Law Review, vol. 6, 2010, p. 199 et s. Pour des commentaires plutôt affirmatifs, voy. F. SCHORKOPF, German Law Journal, vol. 10, 2009, p. 1219 et s. ; D. GRIMM, European Constitutional Law Review, vol. 5, 2009, p. 353 et s. ; K. F. GÄRDITZ, C. HILLGRUBER, Juristenzeitung, vol. 64, 2009, p. 872 et s. 20 Cour constitutionnelle tchèque, décision Pl ÚS 29/09 du 3 nov. 2009, Traité de Lisbonne II. Pour une traduction anglaise, voy. J. KOMAREK, European Constitutional Law Review, vol. 6, 2009, p. 345 et s. Voy. I. LEY, Juristenzeitung, vol. 65, 2010, p. 165 et s. 21 Cour constitutionnelle autrichienne, décision SV 1/10-9 du 12 juin 2010, Traité de Lisbonne II. 22 Cour constitutionnelle hongroise, décision n° 143/2010 du 12 juill. 2010, Traité de Lisbonne. 23 Tribunal constitutionnel polonais, décision K 32/09 du 24 nov. 2010, Traité de Lisbonne. 24 Cour suprême danoise, décision du 11 janvier 2011, Traité de Lisbonne (un communiqué de presse en anglais est disponible sur http://www.loc.gov/). Voy. J.-H. DANIELSEN, « One of Many National Constraints on European Integration: Section 20 of the Danish Constitution », European Public Law, vol. 16, 2010, p. 181, spéc. p. 190. 25 Conseil d’État néerlandais, avis n° W02.07.0254/II/E du 12 sept. 2007 (une traduction anglaise est disponible sur http://www.raadvanstate.nl/). Voy. J. ZILLER, « The Law and Politics of
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l’avis du ministère de la Justice danois du 4 décembre 200726 et le rapport de la Chambre des Lords en Grande-Bretagne du 13 mars 200827. Bien que tous ces avis et décisions aient préalablement autorisé ou postérieurement confirmé la ratification du Traité de Lisbonne, ils révèlent – vus à la lumière des décisions successives28 – des différences considérables. Tel est particulièrement le cas pour la décision du Conseil constitutionnel français et celle du Tribunal constitutionnel fédéral allemand qui sont l’objet principal, mais pas exclusif, de notre analyse comparative. Il faut bien noter qu’une approche comparative entraîne des problèmes spécifiques de méthode dans le présent contexte. Ceux-ci relèvent non seulement des différences dans le style des décisions29, mais avant tout du caractère ambigu de certains jugements en question. Prenant la décision allemande comme exemple, il est évident qu’elle ne représente pas une ligne cohérente d’arguments, mais apparaît plutôt comme un mélange de ou bien un compromis entre certaines voix dissonantes au sein du Deuxième Sénat du Tribunal constitutionnel fédéral30. L’opinion dissidente du juge Landau dans la décision Honeywell démontre clairement que la portée exacte de ce compromis est contestée y compris entre les juges jusqu’à aujourd’hui31. Cette ambiguïté est la raison pour laquelle la multitude d’obiter dicta de caractère général qui se trouvent spécifiquement dans la décision allemande et qui représentent des idées diverses (parfois contraires) sur la nature et la finalité de l’Union européenne ne sera pas au centre de notre analyse. Nous nous concentrerons plutôt sur les passages qui se sont matérialisés concrètement par un résultat juridique : d’une part, la question procédurale de l’accès au juge (I) et d’autre part, le coté substantiel, c’est-à-dire les critères ou limites de fond pour l’évolution future des traités européens (II). En suivant cette approche, notre comparaison des décisions Lisbonne en
the Ratification of the Lisbon Treaty », in S. GRILLER, J. ZILLER (dir.), The Lisbon Treaty, Vienne, Springer, 2008, p. 309, spéc. p. 319 et s. 26 Ministère de la Justice danois, avis du 4 déc. 2007. Par la suite, le 11 décembre 2007, le gouvernement danois a décidé de soumettre la ratification au régime général du § 19 de la Constitution et non pas au régime du § 20 qui règle spécifiquement le transfert des compétences aux entités supranationales. 27 House of Lords, « The Treaty of Lisbon: an impact assessment », rapport du 13 mai 2008, disponible sur http://www.publications.parliament.uk/. 28 Particulièrement Tribunal constitutionnel fédéral allemand, décision 2 BvR 2661/06 du 6 juill. 2010 Honeywell (publiée le 26 août 2010) et décision 2 BvR 987/10 et al. du 7 sept. 2011, Euro. 29 Tel est particulièrement le cas en ce qui concerne le volume et l’exhaustivité des décisions. Contrairement à son équivalent français qui comprend 34 considérants, la décision allemande comprend une totalité de 421 paragraphes. 30 Pour la multitude de perspectives Voy. F. C. MAYER, « Rashomon à Karlsruhe », RTDE, 2010, p. 77 et s. 31 Para. 102 de l’opinion dissidente à la décision Honeywell, préc. note 28.
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France et en Allemagne se révèlera comme un conte d’aiguilleurs et de gardiens du pont. I. ASPECTS PROCÉDURAUX : L’ACCÈS AU JUGE En ce qui concerne la question de l’accès au juge, il faut distinguer deux situations procédurales : le contrôle de constitutionnalité de caractère objectif – a priori ou a posteriori – d’une part (A), et le contrôle de constitutionnalité de caractère subjectif d’autre part (B). A. – Contrôle de constitutionnalité de caractère « objectif » Alors qu’en France et dans la République tchèque le Traité de Lisbonne a été soumis à un contrôle de constitutionnalité préventif, c’est-à-dire un contrôle a priori (1), en Hongrie et en Pologne les juridictions constitutionnelles ont effectué un contrôle a posteriori (2). 1. Contrôle a priori Le Conseil constitutionnel français a été saisi par le président de la République le 13 décembre 2007, en application de l’article 54 de la Constitution française, de la question de savoir si l’autorisation de ratifier le Traité de Lisbonne devait être précédée d’une révision de la Constitution. Ayant déjà rendu une décision sur la constitutionnalité du Traité établissant une Constitution pour l’Europe32, le Conseil constitutionnel était la seule (quasi-)juridiction constitutionnelle en Europe à avoir rendu une décision de fond33 sur les deux projets de réforme. Étant donné que les deux traités sont quasiment identiques quant à leur substance et qu’ils diffèrent avant tout par des aspects de terminologie et d’utilisation des symboles étatiques34, il n’est pas étonnant que les deux décisions du Conseil constitutionnel soient largement congruentes. Dans sa deuxième décision, le Conseil pouvait donc régulièrement se référer à sa décision sur le Traité constitutionnel par laquelle il avait décidé que l’autorisation de ratifier le traité nécessitait une révision préalable de la Constitution française. La raison pour exiger une telle révision n’était, d’après le Conseil, ni le nouveau caractère obligatoire de la Charte des droits fondamentaux, ni le 32
Préc. note 10. La Cour constitutionnelle autrichienne a rejeté les recours comme irrecevables. Un aspect souligné particulièrement par le Conseil d’État dans son avis consultatif sur le mandat de la CIG, préc. note 25, pt 3.4. Cf. J. ZILLER, op. cit. note 25, p. 322. 33 34
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principe de primauté, tel qu’énoncé par l’article I-6 du Traité constitutionnel. À cet égard, la décision du Conseil était dans la droite ligne de plusieurs décisions ou avis sur le Traité constitutionnel35. Néanmoins, le Conseil constitutionnel a exigé une révision préalable de la Constitution pour plusieurs autres raisons : tout d’abord, le transfert de compétences intervenant dans des matières nouvelles ; deuxièmement, les modalités nouvelles d’exercice de compétences déjà attribuées à l’Union36 ; troisièmement, l’introduction de la clause passerelle générale (aujourd’hui l’art. 48 al. 7 TUE) ainsi que les clauses passerelles spécifiques ; finalement, les nouveaux pouvoirs des parlements nationaux en vertu du droit de l’Union37. Par conséquent, chacune des décisions du Conseil constitutionnel a été suivie par une intervention du Congrès qui a adopté deux lois constitutionnelles38. Celles-ci ont introduit respectivement une clause d’habilitation dans la Constitution qui autorisait la France à participer à l’UE dans les conditions prévues par le traité en question39. En dehors de l’habilitation à ratifier le traité pertinent, les révisions constitutionnelles visaient à la mise en œuvre interne des nouveaux droits conférés au parlement français par le droit de l’Union40. Comme la plupart des nouvelles dispositions constitutionnelles au niveau national dépendaient donc de l’entrée en vigueur de la réforme au niveau européen, elles ont été adoptées 35 Not. la déclaration du Tribunal constitutionnel espagnol, préc. note 6, pts II-4 et II-6. Pour la position du Conseil d’État belge Voy. F. DELPÉRÉE, « Le Conseil d’État de Belgique et le traité établissant une Constitution pour l’Europe », RFDA, vol. 21, 2005, p. 242 et s. ; pour la position du Conseil législatif suédois (lagrådet), cf. J. NERGELIUS, « Sweden’s Possible Ratification of the EU Constitution: A Case-study of ‘Wait and See’ », in A. ALBI, J. ZILLER (dir.), The European Constitution and National Constitutions, La Haye, Kluwer, 2007, p. 183, spéc. p. 187. 36 Not. l’introduction de la méthode communautaire. 37 Décision sur le Traité constitutionnel, préc. note 10, para. 27 et s. et décision sur le Traité de Lisbonne, préc. note 15, para. 18 et s. Dans sa décision Lisbonne, le Conseil a demandé – en dehors de ce qu’il avait déjà statué dans sa décision sur le Traité constitutionnel – une révision de la Constitution aussi à l’égard de l’article 81.3 TFUE et le mécanisme de contrôle du principe de subsidiarité en vertu de l’article 7.3 du Protocole n° 2 (paras. 30-32 de la décision Lisbonne). 38 Lois constitutionnelles n° 2005-204 du 1er mars 2005 et n° 2008-103 du 4 fév. 2008. En dehors de cela, les dispositions de la Constitution française relatives à l’UE on été amendées par la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juill. 2008. 39 Les deux clauses d’habilitation étaient prévues respectivement dans un deuxième paragraphe de l’article 88-1 qui disposait que la France « peut participer à l’Union européenne dans les conditions prévues par » le Traité constitutionnel (loi constitutionnelle n° 2005-204) ou, plus tard, le Traité de Lisbonne (loi constitutionnelle n° 2008-103). Avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne ce deuxième paragraphe a été automatiquement abrogé. L’article 88-1 dans sa rédaction actuelle dispose : « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ». 40 Art. 88-4, 88-6 et 88-7 de la Constitution. D’après l’article 88-6 alinéa 3 – similaire à la règle de l’article 23 alinéa 1a de la Loi Fondamentale allemande – le recours pour violation du principe de subsidiarité est un droit de la minorité parlementaire.
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sous la condition de l’entrée en vigueur du traité. Après le résultat négatif des référendums sur le Traité constitutionnel en France et aux Pays-Bas, une grande partie des nouvelles dispositions constitutionnelles relatives à ce traité ne sont jamais entrées en vigueur, tandis que les dispositions du Traité de Lisbonne ne sont entrées en vigueur que le 1er décembre 2009. La procédure de révision de la Constitution française est donc un exemple classique de l’interaction et de l’interdépendance mutuelle du droit constitutionnel national et du droit supranational dans le sens d’une « constitution composée »41. Comme en France, le Traité de Lisbonne a été soumis à un contrôle préventif en République tchèque dont la Constitution prévoit à son article 87 une procédure similaire à celle de l’article 54 de la Constitution française. Contrairement à son homologue français, la Cour constitutionnelle tchèque a, dans ses deux décisions, déclaré le Traité de Lisbonne conforme à la Constitution tchèque42. Dans le cas de la République tchèque une révision constitutionnelle n’était donc pas une conditio sine qua non pour la ratification du traité. Force est de constater que la différence entre les deux approches n’est pas aussi nette qu’elle le semble à première vue. Cela relève du fait que le mécanisme de transfert des compétences en vertu de l’article 10a de la Constitution tchèque demande la même majorité qualifiée au sein du parlement qu’une révision constitutionnelle43. Dans les deux pays, la ratification a donc nécessité une majorité qualifiée au sein du pouvoir législatif (constitutionnel). L’avantage d’un tel contrôle préventif réside dans le fait que – en cas de conflit entre la constitution et l’engagement international – le pouvoir de révision consiste à adapter la constitution aux exigences ou spécificités du traité en question avant que celui-ci n’ait été ratifié. Dans ces cas de figure, le pouvoir judiciaire intervient donc avant que l’État soit lié juridiquement au niveau international. 2. Contrôle a posteriori La situation est plus délicate si le processus de ratification est déjà achevé et si la cour constitutionnelle est dès lors confrontée à la demande 41 Voy. not. I. PERNICE, F.C. MAYER, « De la constitution composée », RTDE, 2000, p. 623 et s. Particulièrement dans le contexte de du Traité de Lisbonne, cf. I. PERNICE, « The Treaty of Lisbon: Multilevel Constitutionalism in Action », Columbia Journal of Eeuropean Law, vol. 15, 2009, p. 349 et s. 42 Pour une analyse en détail, voy. J. ZEMANEK, « The Two Lisbon Judgments of the Czech Constitutional Court », in I. PERNICE, J.-M. BENEYTO PEREZ (dir.), Europe’s Constitutional Challenges in the Light of the Recent Case Law of National Constitutional Courts, Baden-Baden, Nomos, 2011, p. 45 et s. 43 Art. 39 al. 4 de la Constitution tchèque. Néanmoins, le transfert des compétences en vertu de l’article 10a ne mène pas à une révision textuelle de la constitution.
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d’un contrôle a posteriori. Les problèmes qui se posent dans un tel cas de figure sont bien illustrés par les décisions Lisbonne en Hongrie et en Pologne. En Hongrie, la ratification a été achevée sans que la Cour constitutionnelle n’ait effectué de contrôle préventif de constitutionnalité. Bien qu’une telle procédure soit expressément prévue dans la constitution44, aucun des requérants potentiels – ni le Parlement, ni le président ou le Gouvernement – n’a introduit une action devant la Cour. Cependant, une personne agissant à titre privé a introduit une action (actio popularis) devant la Cour constitutionnelle hongroise contre la loi interne de promulgation du Traité de Lisbonne45. Alors que la Cour constitutionnelle a déclaré l’action recevable, elle a rejeté l’affaire au fond46. Dans ses motifs elle traite expressément de la question d’une intervention après la ratification, en indiquant que même si le traité en question était déclaré inconstitutionnel, le respect des engagements juridiques découlant du droit de l’Union ne serait pas menacé. Dans la situation (hypothétique) d’incompatibilité, il reviendrait, d’après la Cour, plutôt au législateur de trouver une solution dans laquelle les obligations découlant du droit de l’Union seraient observées sans violation de la Constitution hongroise47. Mais la Cour n’a pas été d’avis qu’elle était confrontée à un tel scénario et a jugé le Traité de Lisbonne – et par conséquent aussi la loi interne de promulgation – conforme à la Constitution. Néanmoins, dans un obiter dictum la Cour a fait un appel exprès aux acteurs politiques en soulignant qu’il serait « souhaitable » que le mécanisme de contrôle a priori soit utilisé en présence d’une réforme majeure comme celle déclenchée par le Traité de Lisbonne48. En Pologne, un groupe de députés et de sénateurs a demandé un contrôle de constitutionnalité a posteriori du traité49. Dans son arrêt du 24 novembre 2010, le Tribunal constitutionnel polonais a déclaré le Traité de Lisbonne conforme à la Constitution polonaise50. Prenant en considération que la ratification polonaise avait été autorisée par une
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Voy. l’ancien article 36.1 de la loi sur la Cour constitutionnelle. Loi n° CLXVIII de 2007. 46 Cour constitutionnelle hongroise, préc. note 22. La décision a été accompagné par deux « opinions séparées » (soutenant le résultat général, mais différentes quant aux motifs) et une opinion dissidente. 47 Ibid., pt IV.2. 48 Ibid., pt IV.2.2. 49 Art. 188 n° 1 de la Constitution polonaise. 50 Tribunal constitutionnel polonais, préc. note 23. Pour des particularités procédurales – notamment la protestation d’un député pendant l’audience principale – cf. M. WENDEL, op. cit. note 14, p. 107. 45
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majorité parlementaire qualifiée51 et effectuée par le président – qui a, d’après le Tribunal, lui-même une obligation de s’assurer que les stipulations constitutionnelles ont été respectées –, le Tribunal a décidé que le Traité de Lisbonne a bénéficié d’une présomption de conformité constitutionnelle qui ne pouvait pas être renversée dans le cas d’espèce. Comme son homologue hongrois, le Tribunal constitutionnel polonais était donc confronté à un contrôle a posteriori d’un engagement international déjà ratifié et a trouvé une réponse spécifique avec l’argument de présomption de conformité. B. – Contrôle de constitutionnalité de caractère « subjectif » Alors qu’en France, en République tchèque, en Hongrie et en Pologne les juridictions constitutionnelles ont effectué des contrôles « objectifs » de constitutionnalité – ex ante ou ex post – les cours constitutionnelles en Autriche, en Lettonie et en Allemagne étaient confrontées à des plaintes individuelles (ou « recours constitutionnels ») dans le cadre desquelles les requérants devaient démontrer (prima facie) que la ratification du traité les lésait dans un ou plusieurs de leurs droits subjectifs. En Allemagne, le contrôle de constitutionnalité de la loi d’approbation du Traité de Lisbonne et de la législation d’accompagnement était principalement basé52 sur plusieurs recours constitutionnels en vertu de l’article 93 alinéa 1 n° 4a de la Loi fondamentale. Déjà en 2005, Karlsruhe avait été confrontée à deux recours dirigés contre la loi d’approbation du Traité constitutionnel53. Mais après le résultat négatif des référendums en France et aux Pays-Bas et la période successive de réflexion, le Tribunal a informellement décidé de ne plus décider pour le moment. La raison donnée était que les juges ne voulaient pas « contribuer activement » à la discussion sur l’avenir constitutionnel de l’Europe54. Cependant, se pose la question de savoir si la « décision de ne pas décider » n’était pas tout autant une contribution politique, étant donné le fait que, à l’époque, il n’était pas du tout évident que le processus de réforme allait se poursuivre. Quoi qu’il en soit, contrairement au Conseil constitutionnel français, le Tribunal
51 L’art. 90 al. 2 de la constitution prévoit une procédure même plus exigeante que celle qui s’applique dans le cas d’une révision constitutionnelle (art. 235 al. 4). 52 La requête présentée par le groupe parlementaire du parti « La Gauche » (Die Linke) dans le cadre d’une procédure de règlements des litiges entre organes de la Fédération a été déclarée nettement irrecevable par le Tribunal constitutionnel fédéral. 53 N° 2 BvR 839/05 et n° 2 BvE 2/05. 54 Cet argument a été présenté aux parties dans une lettre du juge rapporteur Broß.
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constitutionnel fédéral allemand a seulement rendu une décision sur le Traité de Lisbonne. Comme dans la décision sur le Traité de Maastricht de 199355, l’argument clé pour la recevabilité des recours constitutionnels était une violation alléguée du droit de vote56 des requérants. D’après le Tribunal constitutionnel fédéral, le droit de vote a (dogmatiquement) une valeur équivalente à un droit fondamental et établit (substantiellement) « un droit à l’autodétermination démocratique, à une participation libre et égale à la puissance étatique exercée en Allemagne, ainsi qu’au respect du principe de démocratie, y compris le respect du pouvoir constituant du peuple. L’examen d’une éventuelle atteinte au droit de vote englobe en l’espèce aussi celui d’atteintes aux principes qui, d’après l’article 79 alinéa 3 LF, sont inhérents à l’identité constitutionnelle allemande »57. En invoquant le droit de vote, un citoyen allemand a donc, selon le Tribunal, le droit de contester une violation des principes démocratiques par la voie d’un recours constitutionnel58. En se fondant sur l’article 38 alinéa 1, les particuliers peuvent désormais demander au Tribunal de contrôler si un transfert de compétence à l’UE porte atteinte aux principes protégés par la disposition dite « clause d’éternité » (art. 79 al. 3), pour autant qu’ils démontrent plausiblement un « lien nécessaire » de ces principes protégés avec le principe de démocratie. La violation potentielle du droit de vote des requérants était donc la raison principale pour déclarer les recours recevables, non seulement dans la mesure où les requérants avaient allégué une atteinte au principe de démocratie en tant que tel, mais aussi dans la mesure où les requérants avaient contesté « une violation du principe de l’État social »59. De plus, le Tribunal constitutionnel fédéral a rattaché l’article 38 al. 1 à un certain concept pré-constitutionnel (sic) du pouvoir constituant du peuple allemand. Selon Karlsruhe, un requérant peut également invoquer l’article 38 al. 1 en vue de contester une « perte de la qualité d’État de la République fédérale d’Allemagne »60. D’après cette logique, seul le pouvoir constituant
55 Cour constitutionnelle fédérale allemande, décision 2 BvR 2134 et al. du 12 oct. 1993, Traité de Maastricht, BVerfGE 89, p. 155, spéc. p. 171 et s. 56 Art. 38 al. 1 de la Loi fondamentale. 57 Para. 208 de la décision Lisbonne, préc. note 19. 58 Ibid., para. 210. 59 Ibid., para. 168 et 181 et s. Désormais, le Tribunal a déclaré irrecevable le recours dans la mesure où celui-ci était fondé sur une violation du principe de l’État de droit et du principe de la séparation des pouvoirs, car les requérants, selon le Tribunal, n’avaient pas établi un tel lien (para. 183). 60 Ibid., para. 178.
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du « peuple allemand »61 dispose du pouvoir d’abandonner la Loi fondamentale, et avec celle-ci l’État souverain allemand. Par contre, le pouvoir constitué ne dispose pas d’un tel droit62. Autrement dit, il y a un domaine exclusivement réservé au pouvoir constituant (verfassungsgebende Gewalt) qui est inacessible au pouvoir constitué (verfasste Gewalt). Ce domaine relève, d’après le Tribunal, d’un droit « pré-constitutionnel de se donner une constitution » qui ne serait pas prescrit, mais serait plutôt (déclarativement) reflété dans l’article 146 de la Loi fondamentale allemande63. Autrement dit, cette norme reflète un droit (naturel ?) de participer à la création d’un nouveau système constitutionnel. La fracture logique réside dans le fait que, d’après le Tribunal, en se fondant sur une violation de l’article 38 alinéa 1 – c’est-à-dire sur la violation du droit subjectif de participer démocratiquement au système déjà constitué – le citoyen serait habilité à contester (devant le Tribunal !) une atteinte à son pouvoir pré-constitutionnel reflété dans l’article 14664. En bref, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand a placé le droit de vote au centre de son raisonnement relatif à l’accès au juge et a ainsi permis à plusieurs requérants, agissant à titre privé, d’attaquer la loi d’approbation du Traité de Lisbonne ainsi que les lois qui l’accompagnent. Quant au résultat, le Tribunal a déclaré la loi d’approbation conforme à la Constitution65. Toutefois, il a déclaré la législation d’accompagnement inconstitutionnelle dans la mesure où cette législation ne suffisait pas aux 61 Pour une critique de ce concept, T. EIJSBOUTS, « Wir sind das Volk: Notes About the Notion of ‘The People’ as Occasioned by the Lissabon-Urteil », European Constitutinal Law Review, vol. 6, 2010, p. 199 et s. 62 Para. 179 de la décision Lisbonne, préc. note 19. 63 Ibid., paras. 179 et 228. Pour une critique de cette idée de pré-constitutionnalité, voy. not. M. JESTAEDT, « Warum in die Ferne schweifen, wenn der Maßstab liegt so nah? », Der Staat, vol. 48, 2009, p. 496, p. 501 et p. 512. Un problème analogue à celui de pré-constitutionnalité se pose pour la conception de supra-constitutionnalité. Selon E. DUBOUT, « Les règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France : une supra-constitutionnalité ? », RFDC, 2010, p. 451, spéc. p. 463, qui soulève la question de supra-constitutionnalité dans le contexte du débat sur l’identité nationale et selon qui « le seul moyen de résoudre la contradiction intrinsèque au concept de supra-constitutionnalité est de considérer qu’il désigne à la fois ce qui se trouve hors de la Constitution et dans la Constitution, comme point de passage entre la morale et le droit qui se confortent ainsi mutuellement ». 64 Dans le même sens, D. HALBERSTAM, C. MÖLLERS, « The German Constitutional Court says ‘Ja zu Deutschland!’ », German Law Journal, vol. 10, 2009, p. 1241, spéc. p. 1256. D’après le Tribunal (para. 180) le « fait que l’article 146 LF ne contienne pas de droit fondamental individuel au sens de l’article 93 alinéa 1 n° 4a LF et dont la violation pourrait être contestée de manière autonome dans le cadre d’un recours constitutionnel ne fait pas obstacle à la possibilité de critiquer dans le cadre d’un procès constitutionnel un éventuel ‘abandon de la qualité d’État’ de l’Allemagne […]. En effet, la faculté d’alléguer une violation de l’article 146 LF combinée à l’un des droits fondamentaux ou droits équivalents à des droits fondamentaux visés à l’article 93 alinéa 1 n° 4a LF – ici l’article 38 alinéa 1 phrase 1 LF – n’est pas écartée ». 65 Para. 274 et s. de la décision Lisbonne, préc. note 19.
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demandes du Tribunal relatives à la « responsabilité d’intégration » du parlement national66. L’aspect spécifique de ce résultat, unique en Europe, est que le Tribunal n’a permis la ratification que sous la condition de l’entrée en vigueur d’une nouvelle législation d’accompagnement mettant en œuvre les revendications du Bundesverfassungsgericht67. Le législateur allemand a transposé cette exigence en adoptant un nouvel ensemble de lois, comportant notamment la loi sur la « responsabilité de l’intégration »68. L’interprétation large de l’article 38 alinéa 1 dans le cadre d’un recours individuel avait déjà été vivement critiquée dans le contexte de la décision sur le Traité de Maastricht. Elle permet pratiquement à tout citoyen ayant le droit de vote d’introduire un contrôle de constitutionnalité quasiment objectif, bien que le droit d’introduire une telle procédure soit limité par l’article 93 alinéa 1 n° 2 de la Loi fondamentale69. Tout en sachant qu’une partie considérable de la littérature s’oppose, avec de bonnes raisons, à cette interprétation de l’article 38 alinéa 1 jusqu’à aujourd’hui, le Tribunal l’a expressément reprise dans sa décision du 7 septembre 2011 sur les mesures d’aide financière pour la Grèce et le Fonds européen de stabilité financière70. La particularité (peu convaincante) d’une interprétation tellement large du droit de vote explique aussi pourquoi le droit du citoyen d’introduire un contrôle de constitutionnalité quasiment objectif des engagements internationaux basé sur une violation alléguée du droit de vote n’est pas la règle dans une perspective comparative. Même l’existence d’une longue tradition de juridiction constitutionnelle71 ne constitue pas du tout une 66
Ibid., para. 406 et s. Voy. 4. b) du dispositif de la décision Lisbonne, préc. note 19 : « Avant l’entrée en vigueur des dispositions légales, exigées de par la Constitution, aménageant les droits de participation du Bundestag et du Bundesrat, les instruments de ratification par la République fédérale d’Allemagne du Traité de Lisbonne […] ne peuvent être déposés », http://www.bundesverfassungsgericht.de. 68 Cette loi relève de l’article 1 de la loi fédérale du 22 septembre 2009, JO 2009 I n° 60, p. 3022 et s. Voy. aussi les nouvelles lois du même jour relatives à la coopération entre le gouvernement fédéral et le Bundestag (JO 2009 I n° 60, p. 3026 et s.) et à la coopération entre le gouvernement fédéral et les Länder (JO 2009 I n° 60, p. 3031 et s.). Pour des commentaires, voy. M. NETTESHEIM, « Die Integrationsverantwortung – Vorgaben des BVerfG und gesetzgeberische Umsetzung », Neue Juristische Wochenschrift, vol. 63, 2010, p. 177 et s. et A. VON ARNAULD, U. HUFELD (dir.), Systematischer Kommentar zu den LissabonBegleitgesetzen, Munich, C.H. Beck, 2011. Les recours dirigés contre cette nouvelle législation ont été déclarés irrecevables immédiatement, Cour constitutionnelle fédérale allemande, décision 2 BvR 2136/09 du 22 sept. 2009, Législation d’accompagnement. 69 Voy. déjà C. TOMUSCHAT, « Die Europäische Union unter der Aufsicht des Bundesverfassungsgerichts », EuGRZ, 1993, p. 489 ; K.-M. MEESSEN, « Maastricht nach Karlsruhe », Neue Juristiche Wochenschrift, 1994, p. 549, spéc. p. 550. 70 Cour constitutionnelle fédérale allemande, décision 2 BvR 987/10 et al. du 7 sept. 2011, Fonds européen de stabilité financière, para. 101. 71 Pour un aperçu des juridictions « constitutionnelles » dans l’UE, voy. F. C. MAYER, « Multilevel Constitutional Jurisdiction », in A. VON BOGDANDY, J. BAST (dir.), Principles of European Constitutional Law, Oxford, Hart, 2nde éd., 2009, p. 399, spéc. p. 400. 67
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garantie qu’un citoyen, agissant à titre privé, puisse attaquer le transfert des compétences à l’Union européenne par le biais d’un recours individuel. Cela est bien illustré par la jurisprudence de la Cour constitutionnelle autrichienne qui a poursuivi une approche extrêmement restrictive. Déjà en 2005, la Cour avait déclaré irrecevables les recours dirigés contre le Traité constitutionnel72. Par décision du 30 septembre 2008, elle a également rejeté comme irrecevables les deux recours individuels (Individualanträge) dirigés contre la ratification du Traité de Lisbonne en décidant que ni l’acte de ratification, ni l’acte parlementaire d’approbation ne pouvaient faire l’objet d’un tel recours. Par ailleurs, le traité lui-même ne pouvait pas, selon la Cour, être soumis à l’examen tant qu’il n’était pas en vigueur et pas publié au Journal officiel autrichien73. Ainsi, un particulier n’avait aucun moyen juridique de contester, d’une manière préventive, la ratification du Traité de Lisbonne en Autriche. Par une décision du 12 juin 2010, la Cour constitutionnelle autrichienne a également rejeté le recours individuel qui avait été déposé après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne. Cette fois le requérant était un groupe de députés qui n’avait pas obtenu la majorité parlementaire nécessaire pour introduire un contrôle obligatoire de constitutionnalité auprès de la Cour. Selon le droit constitutionnel autrichien, un recours individuel n’est déclaré recevable que si le requérant démontre prima facie être directement lésé dans le cadre d’un « droit personnel ». Les requérants ont allégué que leur droit constitutionnel de participer à un référendum national avait été violé74 et que l’attribution des compétences à l’UE limitait le pouvoir du parlement d’une manière incompatible avec les articles 24 (pouvoir législatif du Parlement) et 26 alinéa 1 (droit de vote) de la Constitution fédérale. Étant donné ces parallèles entre les situations procédurales en Allemagne et en Autriche, il est intéressant d’observer que la Cour constitutionnelle autrichienne a déclaré les requêtes irrecevables d’une manière globale75. En Lettonie, la Cour constitutionnelle a trouvé une voie médiane entre la solution d’irrecevabilité totale (comme en Autriche) et l’exercice d’un contrôle de constitutionnalité exhaustif (comme en Allemagne). Les requérants ont invoqué l’article 101 de la Constitution lettone selon lequel chaque citoyen letton a le droit de participer aux travaux de l’État et du
72 Cour constitutionnelle autrichienne, décision G 62/05-4 du 18 juin 2005, Traité établissant une Constitution pour l’Europe. 73 Pt II.2 de la décision Lisbonne I, préc. note 16. 74 Dans le cas de l’Autriche, il n’y avait pas de référendum national, ni en vue du Traité établissant une Constitution pour l’Europe, ni en vue du Traité de Lisbonne. 75 Pt II.3 de la décision Lisbonne II, préc. note 21.
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gouvernement local et d’occuper un poste dans la fonction publique76. Les requérants, agissant à titre privé dans le cadre d’un recours individuel, alléguaient une atteinte injustifiée à ce droit parce que la ratification du Traité de Lisbonne n’avait pas – comme en Autriche – été soumise à un référendum national. Dans son arrêt du 7 avril 2009, la Cour a déclaré l’affaire recevable sur la base d’une violation alléguée de l’article 101 qui, selon la Cour, protège aussi le droit individuel de participer à un référendum dans la mesure où ce dernier est exigé par le droit, notamment le droit constitutionnel. Par conséquent, la Cour a limité son contrôle de constitutionnalité à la question de savoir si le Traité de Lisbonne avait été ratifié en conformité avec les procédures prévues dans la Constitution. Selon la Cour, ces procédures ont été respectées car il n’y avait pas d’obligation constitutionnelle de soumettre la ratification à un référendum77. Pour résumer, contrairement à la situation en France, en République tchèque, en Hongrie et en Pologne, les cours constitutionnelles en Allemagne, en Autriche et en Lettonie ont statué sur des recours individuels introduits par des particuliers à titre privé. Malgré les similarités des règles procédurales (surtout dans le cas de l’Allemagne et l’Autriche) et le fait que les trois cours sont toutes des juridictions au sens classique, les décisions diffèrent considérablement quant à la question de recevabilité. Alors que la Cour constitutionnelle lettone – en admettant la recevabilité mais en limitant en même temps son examen à des aspects spécifiques – a pris une voie médiane, les décisions allemandes et autrichiennes sont véritablement aux antipodes dans la mesure où la Cour constitutionnelle autrichienne rejette globalement les recours comme irrecevables là où son équivalent allemand exerce de facto un contrôle de constitutionnalité objectif. Prenant en considération que les dispositions constitutionnelles en cause dans les deux pays sont très similaires, on peut se demander si les résultats opposés peuvent être expliqués par différentes (auto-)conceptions quant au rôle d’une juridiction constitutionnelle dans l’État. La jurisprudence Lisbonne, semble-t-il, indique qu’il y a un clivage considérable entre une juridiction comme la Cour constitutionnelle autrichienne s’inscrivant dans la tradition de Hans Kelsen, d’une part, et, d’autre part, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand qui devient de plus 76 Dans la traduction anglaise, http://www.saeima.lv/ : « Every citizen of Latvia has the right, as provided for by law, to participate in the work of the State and of local government, and to hold a position in the civil service. [...] ». 77 Deux dispositions constitutionnelles étaient en cause : Premièrement, l’article 68 alinéa 4 selon lequel des « changements substantiels » à l’égard de l’Union européenne sont soumis à un référendum si un tel référendum est demandé par (au moins) la moitié des membres du Parlement (le dernier mot sur l’organisation d’un référendum dans ce cas de figure revient donc au parlement) ; deuxièmement, l’article 77, qui exige un référendum pour la révision de certains articles de principe, comme l’article 2 sur la souveraineté.
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en plus une voix forte dans l’arène politique et dont les juges s’expriment régulièrement sur des questions, d’autre part. Ne nous y trompons pas : la décision du Conseil constitutionnel français (statuant sur la nécessité d’une révision préalable) et l’obiter dictum de la Cour constitutionnelle hongroise illustrent bien l’efficacité et la praticabilité d’un contrôle objectif et préventif. Mais la question cruciale n’est pas celle de la praticabilité, mais celle de la légitimité. Dans le cas dans lequel les conditions formelles d’un contrôle objectif de constitutionnalité ne sont pas remplies, une cour constitutionnelle est-elle légitime pour exercer un tel contrôle par voie d’une interprétation large des stipulations procédurales et substantielles (comme l’art. 38 de la LF), ou s’agit-il plutôt d’une « auto-autorisation »78 illégitime ? II. ASPECTS SUBSTANTIELS : LES CONDITIONS ET LIMITES POUR L’ÉVOLUTION DES TRAITÉS Étant donné que toutes les décisions Lisbonne ont préalablement autorisé ou postérieurement confirmé la ratification du Traité de Lisbonne, la question cruciale est celle de leur impact juridique sur le futur développement du droit européen et des politiques de l’Union. L’analyse des décisions démontre qu’un facteur décisif à cet égard consiste dans les différentes conceptions de légitimation démocratique de l’Union. Ces conceptions de nature théorique entraînent des conséquences très concrètes dans la mesure où les cours établissent certaines conditions (positives) concernant le processus de légitimation du pouvoir public de l’Union (A). L’autre facteur majeur consiste dans la formulation des limites constitutionnelles (négatives) au futur développement des traités (B). Les décisions Lisbonne révèlent des différences considérables s’agissant de ces deux aspects. A. – Conditions relatives à la légitimation démocratique de l’Union européenne Les conséquences émanant des différentes conceptions de la légitimation démocratique deviennent particulièrement apparentes dans la mesure où les cours constitutionnelles demandent (ou pas) une décision 78 Pour de tels actes d’auto-autorisation, voy. dans une perspective historique D. HERRMANN, « Akte der Selbstautorisierung als Grundstock institutioneller Macht von Verfassungsgerichten », in H. VORLÄNDER (dir.), Die Deutungsmacht der Verfassungsgerichtsbarkeit, VS-Verlag, Wiesbaden, 2006, p. 141, p. 157 et s.
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constitutive du parlement national sur l’évolution du droit de l’Union, notamment si une telle évolution s’effectue en application des dispositions supranationales dites « dynamiques ». Cette expression est utilisée par le Tribunal constitutionnel fédéral allemand79 en tant que terme générique englobant cinq catégories de stipulations du droit de l’Union qui autorisent une évolution du droit européen en dehors de la procédure de révision ordinaire. Sont en ce sens des dispositions dynamiques, premièrement, la procédure de révision simplifiée80, deuxièmement, les clauses passerelles81, troisièmement, la clause de flexibilité (devenu l’art. 352 TFUE)82, quatrièmement, les mécanismes dit du « frein d’urgence »83, et enfin, les dispositions spécifiques en vertu desquelles le Conseil, après avoir reçu l’approbation du Parlement européen, peut adopter des décisions à l’unanimité dans des domaines sensibles, comme le droit pénal84. Il est important de noter que seules les première et deuxième catégories visent une révision simplifiée (et donc dynamique) du droit primaire, c’est-à-dire des traités. Par contre, les catégories trois à cinq concernent la procédure législative au niveau européen, c’est-à-dire la création du droit secondaire. Le fait de les classer en tant que sous-catégories d’une évolution dynamique des traités (sic) n’est donc pas probant d’un point de vue dogmatique. Le Tribunal constitutionnel fédéral allemand est la seule juridiction en Europe qui exige une autorisation constitutive du parlement national dans les cinq cas85, soit par une loi, soit par une simple résolution parlementaire86. La particularité de l’approche allemande se caractérise non seulement par une conception purement étatique de la démocratie (1), mais aussi par un rôle extrêmement fort du Tribunal constitutionnel dans le processus politique (2). En dehors des aspects de démocratie représentative, la ratification du Traité de Lisbonne a également soulevé la question de savoir si la ratification doit être précédée par un référendum national (3).
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Cette expression est utilisée par le Tribunal constitutionnel fédéral allemand dans sa décision Lisbonne, préc. note 19, para. 239 et 411. 80 Art. 48 al. 6 TUE (norme générale) ainsi que les art. 42 al. 2 § 1 TUE et 25 al. 2 ; 218 al. 8 § 2 ; 223 al. 1 § 2 ; 262 ; 311 al. 3 TFUE (normes spécifiques). 81 Art. 48 al. 7 TUE (norme générale) ainsi que les art. 31 al. 3 TUE et 81 al. 3 § 3 ; 153 al. 2 § 4 ; 192 al. 2 § 2 ; 312 al. 2 § 2 ; 333 al. 1 ; 333 al. 2 TFUE. L’art. 48 al. 7 pourrait être appliqué, par exemple, dans les cas des art. 82 al. 2 § 2 lit. d ; 83 al. 1 § 3 ; 86 al. 4 et 308 al. 3 TFUE. 82 L’art. 352 TFUE (l’ancien art. 308 TCE). 83 Art. 48 al. 2, 82 al. 3 et 83 al. 3 TFUE, d’après lesquels un État membre peut demander que le Conseil européen soit saisi, ce qui mène à une suspension de la procédure législative ordinaire. 84 Voy. l’art. 83 al. 1 § 3 TFUE. 85 Paras 412-419 de la décision Lisbonne, préc. note 20. 86 Pour la différence entre ces deux modes, voy. I. PERNICE, « Motor or Brake for European Policies? Germany’s new role in the EU after the Lisbon-Judgment of its Federal Constitutional Court », in I.PERNICE, J.-M. BENEYTO PÉREZ (dir.), op. cit. note 42, p. 355, spéc. p. 377 et s.
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1. Démocratie étatique c/ démocratie multi-niveaux En ce qui concerne la première catégorie de stipulations dynamiques – c’est-à-dire la procédure de révision simplifiée prévue par l’article 48 alinéa 6 TUE –, le Tribunal allemand a adopté une approche similaire à celle du Conseil constitutionnel français. Celui-ci avait statué dans ses décisions sur le Traité constitutionnel et le Traité de Lisbonne, que la procédure de ratification exigée par l’article 48 alinéa 6 TUE nécessite, en France, autorisation par une loi parlementaire en vertu de l’article 53 de la Constitution française87. Exigeant une autorisation du parlement pour la ratification d’une révision simplifiée, le Tribunal allemand pouvait donc se référer explicitement à son voisin français88. Mais c’est le seul parallèle entre les deux décisions en ce qui concerne la nécessité d’une autorisation parlementaire. Quant à l’application des clauses passerelles, le Conseil constitutionnel français n’exige pas d’intervention préalable du Parlement. Au contraire, l’introduction de telles clauses dans le droit de l’Union était, comme nous l’avons vu, l’une parmi plusieurs raisons pour lesquelles le Conseil constitutionnel a demandé une révision constitutionnelle. Avec l’introduction d’une norme d’habilitation dans la Constitution autorisant la France à participer à l’Union selon les règles prévues dans le Traité de Lisbonne89, le Congrès français a légitimé la future application des clauses passerelles de manière globale, sans qu’une autorisation parlementaire ne soit nécessaire à chaque fois qu’une clause passerelle est appliquée. Par conséquent, le représentant français au Conseil de l’Union a, d’après le droit constitutionnel français, le droit de voter pour une telle application sans y avoir été autorisé préalablement par l’Assemblée nationale. Les différences relatives à la nécessité d’une autorisation préalable du parlement impliquent aussi des conséquences importantes pour le contrôle judiciaire. En France, il n’y aura pas de loi ou de résolution parlementaire qui pourrait faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité. En revanche, en Allemagne, chaque application d’une clause passerelle nécessite la participation du parlement, participation qui pourrait faire elle-même l’objet d’un recours devant le Tribunal constitutionnel. La responsabilité d’intégration du parlement entraîne donc en même temps un pouvoir de contrôle du Tribunal constitutionnel fédéral allemand90. Selon le Tribunal, le concept d’intervention constitutive du parlement s’applique à toutes les 87 Para. 36 de la décision Traité établissant une Constitution pour l’Europe, préc. note 10 ainsi que para. 26 de la décision Lisbonne, préc. note 15. 88 Para. 312 de la décision Lisbonne, préc. note 19, avec une référence au para. 26 de la décision Lisbonne du Conseil constitutionnel, préc. note 15. 89 L’ancien article 88-1 al. 2 de la Constitution française. 90 Para. 236 de la décision Lisbonne, préc. note 19.
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catégories de « stipulations conventionnelles dynamiques », c’est-à-dire aussi à certains cas du processus législatif au niveau européen, comme la clause de flexibilité prévue à l’article 352 TFUE. Pour le Conseil constitutionnel français, l’article 352 TFUE – dont le prédécesseur était déjà prévu depuis 1957 par le Traité instituant la Communauté économique européenne à son article 235 – ne soulevait pas de question constitutionnelle. La particularité de l’approche allemande, qui est de demander une autorisation préalable du Bundestag chaque fois qu’un projet de législation européenne est basé sur cet article, devient encore plus évidente si elle est comparée aux décisions tchèque, lettonne, hongroise et polonaise. Comme le Conseil constitutionnel français, les cours constitutionnels dans ces pays n’ont pas soumis la ratification du Traité de Lisbonne à la condition de l’adoption d’une législation d’accompagnement garantissant une autorisation du parlement national dans les cas mentionnés ci-dessus. Au lieu de cela, elles ont souligné que les nouveaux droits des parlements nationaux de s’opposer, sous certaines conditions, aux projets de législation européenne constituent une sauvegarde procédurale suffisante. La Cour constitutionnelle lettonne, par exemple, a statué que le Traité de Lisbonne « would introduce additional democratic guarantees, namely, national Parliaments would have the right to object if the EU, based on Article 352 of the TFEU, will draft new legal acts. [...] Accordingly, the Constitutional Court concludes that Latvia will have the rights and the ability to block changes in the decision-making procedure that are undesirable for Latvia and the Saeima [le parlement letton] will have the possibility to express its opinion before changes come into force ». La Cour constitutionnelle tchèque s’appuie spécifiquement sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne afin de souligner que l’article 352 TFUE ne constitue pas une « norme d’habilitation en blanc » sur la base de laquelle on pourrait étendre les compétences de l’Union91. En outre, elle souligne le rôle déterminant du Parlement européen, dont le consentement est devenu non seulement obligatoire pour l’application de l’article 352 alinéa 1 TFUE, mais aussi pour l’application de l’article 48 alinéa 7 n° 4 du TUE. C’est précisément dans ce contexte que la Cour constitutionnelle tchèque souligne, dans sa première décision sur le Traité de Lisbonne, le caractère composé ou multi-niveaux de la légitimation démocratique de l’autorité publique européenne92. Dans la 91
Para. 151 et s. de la décision Lisbonne I, préc. note 17. Ibid., para. 173 : « The Treaty of Lisbon transfers powers to bodies that have their own regularly reviewed legitimacy, arising from general elections in the individual member states. Moreover, the Treaty of Lisbon permits several ways of involving domestic parliaments (the possibility for a parliament, or one of its chambers, to directly express its lack of consent, is one of the forms of participation by domestic parliaments) », ital. aj. 92
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deuxième décision Lisbonne, les juges tchèques mettent l’accent encore plus clairement sur cet aspect en se référant à l’avocat général Poiares Maduro qui avait souligné le caractère composé du principe de démocratie représentative quelques mois plus tôt93. Ce qui est particulièrement intéressant dans notre contexte est le fait que la Cour constitutionnelle tchèque s’oppose expressément à certains arguments clés de son homologue allemand : « Insofar as [Article 10.1] of the TEU provides that ‘The functioning of the Union shall be founded on representative democracy’, that does not mean that only processes at the European level should ensure fulfilment of that principle. That article is directed at processes both on the European and the domestic level, not only at the European Parliament, as stated by the German Constitutional Court in point 280 of its decision [...]. In other words, the democratic process on the Union and domestic levels mutually supplement and are dependent on each other. [...] For similar reasons, one cannot see conflict of Article 14.2 of the TEU, which governs the number of members of the European Parliament, with the principle of equality [...]. As pointed out above, the European Parliament is not the exclusive source of democratic legitimacy for decisions adopted on the level of the European Union. That is derived from a combination of structures existing both on the domestic and on the European level, and one cannot insist on a requirement of absolute equality among voters in the individual Member States »94. La Cour constitutionnelle tchèque exprime donc un certain degré de confiance dans la structure composée du processus de légitimation démocratique dans l’UE et, en particulier, dans la capacité du Parlement européen à assurer (en coopération avec d’autres institutions aux différents niveaux) un degré de légitimité démocratique suffisant, bien que ce parlement représente les citoyens d’une façon « dégressivement proportionnelle ». Dans ce contexte, la Cour tchèque souligne aussi le concept de souveraineté partagée95. En revanche, le Bundesverfassungsgericht juge qu’un degré suffisant de légitimité démocratique de l’autorité publique européenne ne peut – pour le moment – dériver que du « Peuple allemand en tant que citoyens de l’État allemand » (Staatsvolk). En particulier le Parlement européen ne pourrait pas, en raison de sa structure de représentation « dégressivement proportionnelle », assurer un tel degré de légitimité. En conséquence, le Tribunal constitutionnel fédéral se croit tenu, comme nous l’avons vu, de soumettre l’application des clauses passerelles et les autres dispositions 93 Para. 138 de la décision Lisbonne II, préc. note 20 avec référence aux conclusions de l’avocat général Poiares Maduro du 26 mars 2009, C-411/06, Commission c/ Parlement et Conseil. 94 Ibid., para. 137 et s., ital. aj. 95 Ibid., para. 147 et para. 104 de la décision Lisbonne I, préc. note 17.
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dynamiques à la condition d’un consentement préalable du Bundestag. Les mécanismes de légitimation démocratique au sein de l’Union européenne ont, selon le Tribunal, au mieux un caractère complémentaire, mais pas de qualité constitutive : « Lorsque le peuple n’est pas appelé à décider directement, seul ce qui peut être endossé par le Parlement peut être considéré comme démocratiquement légitimé […]. Dans la mesure où les États membres organisent le droit conventionnel de manière telle que, tout en maintenant en vigueur le principe d’attribution, une modification de ce droit puisse être réalisée sans procédure de ratification par les organes de l’Union, seuls ou de manière décisive, – bien que l’unanimité reste requise – une responsabilité particulière pèse, outre sur le gouvernement fédéral, sur les organes législatifs dans le cadre de la participation. En Allemagne, cette responsabilité doit satisfaire aux exigences requises par l’article 23 alinéa 1 GG (responsabilité d’intégration) et le cas échéant, elle peut être engagée dans le cadre d’un recours devant [le Tribunal constitutionnel]. […] Même après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, il manque à l’Union européenne, examinée par rapport aux exigences d’un État constitutionnel, un organe politique de décision constitué sur le fondement d’une élection au suffrage égal par tous les citoyens de l’Union et revêtu de la capacité de représentation unitaire de la volonté du peuple. […] Le Parlement européen n’est pas, même après la nouvelle rédaction de l’article 14 alinéa 2 TUE Lisbonne et contrairement à la prétention que la teneur de l’article 10 alinéa 1 TUE Lisbonne pourrait induire, l’organe de représentation d’un peuple européen souverain. Cela se reflète dans le fait que le Parlement est organisé sur le modèle d’une représentation des peuples, représentés par leurs contingents nationaux respectifs de députés, et non sur celui d’une représentation des citoyens de l’Union entendus comme formant une unité indifférenciée selon le principe du poids égal des voix des électeurs. […] Le déficit subsistant – par rapport aux exigences démocratiques dans un État – de la puissance publique européenne ne peut être compensé, ni, par conséquent, justifié par d’autres dispositions du Traité de Lisbonne. […] La reconnaissance institutionnelle par le Traité de Lisbonne des Parlements des États membres ne permet pas de compenser le déficit affectant la chaîne directe de légitimation de la puissance publique européenne par l’élection des députés au Parlement européen. La position des Parlements nationaux est sérieusement réduite par la réduction du nombre de décisions qui requièrent l’unanimité, ainsi que par le transfert de la coopération policière et judiciaire en matière pénale dans le domaine du supranational. La compensation que le traité prévoit par un renforcement procédural du principe de subsidiarité transforme – ce point a été unanimement souligné lors de l’audience publique – des droits politiques
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d’autodétermination actuels en possibilités de prise d’influence procédurales et en droits de participation susceptibles d’être imposés juridiquement »96. L’argument principal, la pierre angulaire, dans l’approche du Bundesverfassungsgericht n’est donc ni la souveraineté ni l’identité constitutionnelle en tant que telles, mais le principe de démocratie. Il est non seulement l’argument clé pour le Tribunal afin de déclarer l’affaire recevable sur la base d’une violation alléguée du droit de vote, mais aussi la raison d’être du principe de la souveraineté étatique tel que développé dans la décision Lisbonne97. Mais avant tout, le principe de démocratie est placé au cœur de l’identité constitutionnelle allemande, car le droit des citoyens de participer d’une manière libre et égale à la puissance publique est, selon le Tribunal constitutionnel fédéral, « ancré dans la dignité humaine (art. 1 alinéa 1 GG) » et fait donc partie des principes fondamentaux dont la clause d’éternité interdit toute modification98. Cette conception jurisprudentielle de la démocratie est existentiellement liée à la (pré-) existence de l’État classique et reste sourde aux formes constitutives de légitimation démocratique dans un contexte supra- ou extraétatique. Particulièrement étonnante est la manière dont le Bundesverfassungsgericht « disqualifie » le Parlement européen au sein duquel il n’y aurait « qu’une représentation indirecte des rapports entre les forces politiques dans les États membres »99 et dont l’élection ne serait pas suffisamment basée sur le principe de l’égalité électorale. Par conséquent, le PE ne pourrait pas devenir la source de légitimité principale pour l’élection d’un véritable (futur) gouvernement européen100. 96
Paras 236, 280, 289 et 293 de la décision Lisbonne, préc. note 19, ital. aj. Ibid., para. 248 : « La préservation de la souveraineté dans son acception ouverte à l’intégration et au droit international public voulue par la Loi fondamentale, préservation exigée par le principe de démocratie dans le cadre du système constitutionnel en vigueur, ne signifie pas en elle-même qu’un nombre déterminable à l’avance ou que certains types de droits de souveraineté doivent demeurer auprès de l’État », ital. aj. 98 Ibid., para. 211. 99 Ibid., para. 286. Voy. aussi para. 284 : « À cet égard et en raison du contingentement des sièges selon les États membres, le Parlement européen demeure sur le fond un organe de représentation des peuples des États membres. Le principe de proportionnalité dégressive que l’article 14 alinéa 2 sous-alinéa 1 phrase 3 TUE Lisbonne impose en ce qui concerne la composition du Parlement européen se situe à mi-chemin entre le principe de droit international public d’égalité entre les États d’une part, et le principe de l’égalité des suffrages dans le cadre d’un État d’autre part ». 100 Ibid., para. 297 : « Déjà sur la base du droit actuellement en vigueur la Commission s’est glissée dans le rôle d’un gouvernement européen, fonction qu’elle partage avec le Conseil et le Conseil européen. Il n’est pas possible de discerner comment ce processus d’autonomisation politique pourrait être poussé encore plus loin sans rattachement à des élections par le peuple conformes au principe d’égalité, élections qui gagneraient leur efficacité du fait qu’elles incluent la possibilité d’un changement de majorité. Si, comme le souhaitent certaines propositions pour l’avenir de l’Union européenne, ce décalage du centre de gravité de l’action politique au profit de la Commission se poursuivait et que l’élection du président de la Commission avait lieu, en droit 97
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Cette différenciation catégorielle entre un « véritable » parlement d’une part et le Parlement européen d’autre part caractérise aussi la décision du 9 novembre 2011 dans laquelle le Tribunal a déclaré inconstitutionnelle la clause de seuil minimal de 5 % de représentativité prévue par la loi (interne) sur l’élection du Parlement européen. Alors qu’un tel seuil – qui empiète sur l’égalité des électeurs et des chances des partis politiques – serait justifié dans le contexte d’une élection nationale dans la mesure où il empêche une fragmentation du parlement et garantit l’efficacité du travail parlementaire, il ne serait pas justifié dans le contexte de l’élection au Parlement européen en 2009101. Étant donné la conception étatique de la démocratie développée par le Tribunal constitutionnel fédéral, celui-ci confronte les Allemands à un choix binaire étonnant : soit l’Allemagne peut continuer à appartenir à une association d’États souverains « pleinement démocratique » (sic) dans lesquels les « peuples » restent les seuls sujets de légitimation démocratique ; soit les Allemands peuvent – par voie de référendum en vertu de l’article 146 de la Loi fondamentale – participer à la création d’un État fédéral européen, ce qui exigerait un changement du « sujet de la légitimation démocratique »102 et mènerait à la « caducité » de la Loi fondamentale103. Mais aussi longtemps que les Allemands ne veulent pas remplacer leur constitution (et il serait surprenant qu’ils le veuillent), l’application de toutes formes de dispositions dynamiques dans les traités doit être préalablement légitimée par le Bundestag et rester ainsi sous le contrôle du Tribunal.
comme en fait, par le seul Parlement européen (cf. l’article 17 alinéa 7 TUE), alors l’élection des députés serait en même temps – plus que cela est le cas en vertu des règles déjà en vigueur actuellement – une décision relative à un gouvernement européen. Pour la situation juridique d’après le Traité de Lisbonne cette considération confirme que sans un lien démocratique la rattachant aux États membres, l’action de l’Union européenne est dépourvue d’une base de légitimité suffisante ». 101 Cour constitutionnelle fédérale allemande, décision 2 BvR 987/10 et al. du 9 nov. 2011, avec deux opinions dissidentes (dont celle du juge rapporteur !). Les raisons pour cette différenciation sont, selon la majorité des juges, d’une part l’existence (de facto) d’une stabilité parlementaire suffisante qui relèverait de la force intégrative des groupes politiques du Parlement européen et, d’autre part, qu’au sein du Parlement européen, il n’y aurait pas une nécessité comparable (à celle au niveau national) de majorités parlementaires capables de soutenir, dans une manière durable et prévisible, un gouvernement. 102 Le Tribunal demande que les « exigences démocratiques devraient être respectées à un degré correspondant totalement à la légitimité d’une entité de pouvoir organisée sous la forme d’un État » (ibid.), para. 263. Néanmoins, la norme de référence pour une telle demande reste obscure, étant donné que la Loi fondamentale serait, dans un tel cas, sans vigueur et que le droit de participer à la création d’une nouvelle constitution est actuellement, selon le Tribunal, seulement reflété dans l’article 146 de la Loi fondamentale. 103 Ibid., paras 179, 229, 263, 298 et 334. Voy. D. HALBERSTAM, C. MÖLLERS, op. cit. note 64, p. 1255.
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2. Pouvoir judiciaire c/ pouvoir législatif Cependant, on pourrait répliquer aux critiques de la décision du Tribunal que l’Allemagne n’est pas le seul État membre de l’UE dans lequel il y a une obligation juridique pour que le parlement prenne une décision sur l’application des stipulations dites dynamiques. De telles obligations se trouvent, par exemple, dans la section 6 du European Union Amendment Act britannique de 2008104 (auquel se réfère le Tribunal constitutionnel fédéral allemand)105 et, depuis 2009, dans une législation tchèque106. Le nouvel article 23i de la Constitution fédérale autrichienne, révisée en 2010, exige même une majorité qualifiée dans les deux chambres du parlement pour que le représentant autrichien au sein du Conseil puisse voter en faveur de l’application de certaines stipulations dynamiques. Alors, beaucoup de bruit pour rien ? Pas du tout. Même si de telles obligations existent dans plusieurs États membres, il reste la question de savoir qui a pris la décision de les introduire. La réponse à cette question révèle la deuxième particularité de l’approche allemande. Alors qu’en Allemagne, c’est un tribunal qui a forcé le législateur à introduire des règles de responsabilité d’intégration du parlement (définies précisément par le Tribunal), dans tous les autres pays une telle décision a été prise librement par le législateur (constitutionnel). En particulier, la Cour constitutionnelle tchèque a souligné qu’il reste au pouvoir législatif à prendre une telle décision : « However, in this regard we cannot help but see that there are as yet no related provisions in the legal order of the Czech Republic that would allow implementation of the decision making procedures set forth in paragraphs six and seven of Art. 48 on the domestic level. The absence of these procedures, in and of itself, does not affect the question of whether the Treaty of Lisbon is constitutional, but because the Treaty of Lisbon presumes the intervention of domestic parliaments, the government, as the sponsor of the Treaty of Lisbon (...) should reflect that in a timely manner and adequately, by proposing relevant procedures on the domestic level, and should ensure that the Treaty is compatible and interconnected with the constitutional order of the Czech Republic, not only in view of the participation of the parliament, but also in view of the possibility of preliminary review of an amendment of the Treaties by the Constitutional Court »107. 104 British European Union (Amendment) Act du 19 juin 2008 (disponible sur http://www.statutelaw.gov.uk/). 105 Para. 320 de la décision Lisbonne, préc. note 19. 106 Loi n° 162/2009. 107 Para. 165 de la décision Lisbonne I, préc. note 17, confirmé par la décision Lisbonne II, préc. note 20, para. 134.
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En d’autres termes, la perspective comparative révèle que les juges constitutionnels allemands se méfient non seulement du processus politique au niveau européen, mais aussi du processus politique au niveau interne. 3. La ratification sur la base d’un référendum ? En dehors des aspects de démocratie représentative, la ratification du Traité de Lisbonne a soulevé la question des éléments de démocratie directe. Parmi les 27 États membres de l’Union, seule l’Irlande a choisi la voie référendaire pour créer la base juridique de la ratification du Traité de Lisbonne108. En France, la question de savoir si la Constitution exige un référendum ne se posait pas en tant que telle, parce que la décision de soumettre certains projets de loi à un référendum est, en vertu de l’article 11 de la Constitution française, un pouvoir discrétionnaire du président de la République. Contrairement à son prédécesseur, qui a soumis l’approbation de la ratification du Traité constitutionnel à un vote populaire, Nicolas Sarkozy s’est prononcé contre un tel référendum dans le cas du Traité de Lisbonne. Comme nous l’avons déjà vu, la Cour constitutionnelle lettone a décidé qu’il n’y avait pas d’obligation constitutionnelle de soumettre la ratification du Traité de Lisbonne à un référendum. La Cour constitutionnelle autrichienne a déclaré irrecevables des requêtes individuelles, répétant sa jurisprudence constante selon laquelle une personne a seulement un droit de participer à un référendum organisé, mais pas le droit d’exiger l’organisation d’un tel référendum. En Allemagne, le Tribunal constitutionnel fédéral a déclaré, pour la première fois, qu’une participation (hypothétique) de l’Allemagne à un État fédéral européen exigerait une nouvelle constitution par voie de référendum. Autrement dit, si un projet de transfert des compétences dépassait les limites de la constitution actuelle, seul un référendum pourrait légitimer un tel développement de l’intégration européenne. Cet aspect soulève la question des limites constitutionnelles, telles qu’interprétées par les cours. B. – Limites et réserves : deux sortes d’identités constitutionnelles Certaines juridictions constitutionnelles influencent l’évolution future du constitutionnalisme européen en postulant des limites substantielles à l’intégration européenne (1), limites protégées par des réserves de contrôle 108
Plus détaillé sur ce point M. WENDEL, op. cit. note 1, p. 246 et s.
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juridictionnel (2). Nous touchons ici aux conséquences des conceptions (jurisprudentielles) de souveraineté et de l’identité nationale. 1. Limites substantielles Il est important de distinguer deux catégories de limites à cet égard. D’une part, il y a des seuils de constitutionnalité au-delà desquels existe la nécessité d’une révision de la constitution (limites constitutionnelles « surmontables ») ; d’autre part, il y a des lignes rouges marquant le noyau inaliénable d’un ordre constitutionnel qui, dans certains pays, ne peut même pas faire l’objet d’une révision constitutionnelle (limites constitutionnelles « insurmontables » dans le système constitutionnel actuel)109. La jurisprudence du Conseil constitutionnel français se range dans la première catégorie. Selon une jurisprudence bien établie, l’autorisation de ratifier des engagements internationaux appelle une révision constitutionnelle lorsque ceux-ci « contiennent une clause contraire à la Constitution, remettent en cause les droits et libertés constitutionnellement garantis ou portent atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale »110. Statuant que le Traité de Lisbonne et le Traité constitutionnel portaient atteinte à ces conditions essentielles, le Conseil constitutionnel a démontré, encore une fois, que le troisième critère est le plus important dans la pratique jurisprudentielle établie depuis la fameuse décision sur le Traité de Maastricht111. Bien que l’article 89 alinéa 5 de la Constitution française puisse être, au regard de son libellé, interprété comme établissant des limites « supraconstitutionnelles »112, le Conseil constitutionnel n’a pas interprété cette clause d’une manière qui entraîne des limites constitutionnelles à l’intégration européenne. Ainsi, l’article 89 al. 5 C ne figure pas parmi les normes de référence, ni dans la décision sur le Traité constitutionnel, ni dans celle sur le Traité de Lisbonne. De plus, le Conseil a exprimé clairement qu’il n’est pas autorisé à examiner des révisions constitutionnelles113. Le rôle du Conseil 109
C. GREWE, op. cit. note 3, para. 156 et s. ; C. GREWE, J. RIDEAU, « L’identité constitutionnelle des États membres de l’Union européenne : flash back sur le coming-out d’un concept ambigu », in J.-C. PIRIS et al. (dir.), Chemins d’Europe : Mélanges en l’honneur de Jean Paul Jacqué, Paris, Dalloz, 2010, pt II.B. 110 Para. 9 de la décision Lisbonne, préc. note 15 et para. 7 de la décision Traité établissant une constitution pour l’Europe, préc. note 10. 111 Décision n° 92-308 DC du 9 avr. 1992, Maastricht I. 112 Pour ce débat Voy. E. DUBOUT, op. cit. note 63, p. 458 avec d’autres références. 113 Décision n° 2003-469 DC du 26 mars 2003, Révision constitutionnelle relative à l'organisation décentralisée de la République, para. 2 : « […] que le Conseil constitutionnel ne tient ni de l’article 61, ni de l’article 89, ni d’aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle […] ». La prudence ou réticence du Conseil constitutionnel à cet égard est aussi bien illustrée par sa deuxième décision sur le Traité de Maastricht du 2 sept. 1992, n° 92-312, Maastricht II, para. 19 : « Considérant que sous réserve, d’une part, des limites touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée
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constitutionnel avait donc été classiquement décrit comme celui d’un « aiguilleur »114 qui détermine le chemin procédural en indiquant si la ratification nécessite une révision préalable de la constitution ou pas. L’exemple le plus explicite pour la deuxième catégorie de limites constitutionnelles – c’est-à-dire les limites insurmontables – est donné par la décision du Bundesverfassungsgericht. Comme il a déjà été souligné, le fil rouge de cette décision consiste dans une conception spécifique du principe de démocratie qui est, dans son contenu essentiel, protégé par l’article 79 alinéa 3 de la Loi fondamentale. Les limites insurmontables commencent là où ce contenu essentiel serait touché. Dans sa décision, le Tribunal a identifié cinq domaines dans lesquels une future attribution de compétences à l’Union européenne porterait un risque élevé de violation de ce noyau dur : « Les domaines particulièrement sensibles pour la capacité d’autodétermination démocratique d’un État constitutionnel sont depuis toujours [sic] les décisions relatives au droit pénal matériel et formel (1), la disposition du monopole de la force – force de police à l’intérieur, force armée vers l’extérieur – (2), les décisions fondamentales fiscales relatives aux recettes et aux dépenses publiques – notamment celles motivées par des considérations de politique sociale – (3), la réglementation des conditions de vie par l’État social (4), ainsi que les décisions particulièrement importantes du point de vue culturel, par exemple relatives au droit de la famille, au système scolaire et de l’éducation nationale, ou encore au traitement de communautés religieuses (5) »115. Ce catalogue abstrait est par la suite concrétisé par le Tribunal116. D’une façon remarquablement apodictique – vivement critiquée117 –, le Tribunal trace des lignes rouges marquant les domaines protégés contre une supranationalisation sous le régime de la Loi fondamentale. Nous apprenons, par exemple, que « si la fixation de la nature et du montant des ou poursuivie, qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d’autre part, du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l’article 89 en vertu desquelles « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision », le pouvoir constituant est souverain ; qu'il lui est loisible d’abroger, de modifier ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu’il estime appropriée ; qu’ainsi rien ne s’oppose à ce qu’il introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu’elles visent, dérogent à une règle ou à un principe de valeur constitutionnelle ; que cette dérogation peut être aussi bien expresse qu’implicite », ital. aj. Voy. sur ce point J. ZILLER, « Sovereignty in France: Getting Rid of the Mal de Bodin », in N. WALKER (dir.), Sovereignty in Transition, Oxford, Hart, 2003, p. 261, spéc. p. 271. 114 L. FAVOREU, La politique saisie par le droit, Paris, Economica, 1988, p. 30. 115 Para. 252 de la décision Lisbonne, préc. note 19, ital. aj. 116 Ibid., paras 253-260. 117 Voy., parmi d’autres, C. SCHÖNBERGER, « Lisbon in Karlsruhe: Maastricht’s Epigones At Sea », German Law Journal, vol. 10, 2009, p. 1201, spéc. p. 1208 qui parle même d’une usurpation de pouvoir.
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impositions touchant les citoyens était transférée de manière considérable au niveau supranational, il y aurait un transfert des droits du Bundestag en matière budgétaire, transfert qui violerait dans leur substance le principe de démocratie et le droit de vote aux élections du Bundestag allemand »118. Dans sa décision du 7 septembre 2011 sur les mesures d’aide financière pour la Grèce et le Fonds européen de stabilité financière le Tribunal constitutionnel fédéral a confirmé cette approche. Selon le Tribunal, la responsabilité budgétaire du Bundestag ne doit pas être transférée à d’autres acteurs d’une manière indéterminée119. En plus, Karlsruhe a concrétisé le degré de protection du droit budgétaire national par la clause d’éternité. Selon le Tribunal, c’est une condition essentielle pour garantir la « liberté de manœuvre politique dans le sens du cœur de l’identité constitutionnelle » que le législateur budgétaire prenne ses décisions sans y être déterminé par des entités externes, y inclus des organes de l’Union ou d’autres États membres120. Autrement dit, le législateur budgétaire doit rester, d’une manière permanente, le « maître de ses décisions »121. Sur la base de la Loi fondamentale, il serait donc interdit au Bundestag d’approuver un système d’automatisme relatif aux garanties ou aux paiements qui ne serait pas soumis au contrôle consécutif du parlement. De plus, le législateur budgétaire est obligé, selon le Tribunal, de décider constitutivement sur chaque tranche de garantie ou de paiement dont le volume atteint une « importance structurelle » pour le droit budgétaire122. Dans une perspective comparative, ce n’est pas un phénomène singulier qu’une cour constitutionnelle déduise des limites constitutionnelles à l’intégration européenne d’une clause d’éternité. Mais l’approche du Bundesverfassungsgericht est exceptionnelle en ce qui concerne la manière dont le Tribunal se réfère à l’article 79 alinéa 3 LF. Aucune cour constitutionnelle européenne n’a concrétisé une clause d’éternité de manière aussi détaillée, en se basant apparemment sur une sorte de théorie des fonctions essentielles de l’État (Staatsaufgabenlehre)123. Comme nous l’avons vu, le Conseil constitutionnel français, prenant le rôle d’un aiguilleur, a poursuivi une approche extrêmement attentive à l’égard de l’article 89 alinéa 5 de la Constitution française. Une interprétation restrictive à l’égard des clauses d’éternité peut être observée également quant à l’article 139 de la Constitution italienne124, l’article 110 de la 118
Para. 259 de la décision Lisbonne, préc. note 19. Paras 125-129 de la décision Fonds européen de stabilité financière, préc. note 70. 120 Ibid., para. 127. 121 Ibid., para. 127. 122 Ibid., para. 128. 123 Voy. D. HALBERSTAM, C. MÖLLERS, op. cit. note 64, p. 1249 et s. 124 M. CARTABIA, « The Legacy of Sovereignty in Italian Constitutional Debate », in N. WALKER (dir.), op. cit. note 113, p. 305, spéc. p. 316. 119
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Constitution grecque125, l’article 288 de la Constitution portugaise126, les articles 152 alinéa 1 et 152 alinéa 2 de la Constitution roumaine127, et l’article 182 de la Constitution chypriote128. Mais la particularité de l’approche allemande quant à la clause d’éternité – qui avait été rédigée principalement en vue de prévenir une nouvelle dictature en Allemagne – a été démontrée par la deuxième décision Lisbonne de la Cour constitutionnelle tchèque. Les juges tchèques ont expressément rejeté la demande des requérants de nommer un catalogue abstrait des domaines de compétences protégés par l’article 9 alinéa 2 lu ensemble avec l’article 1 alinéa 1 de la Constitution tchèque : « [T]he petitioners ask the Constitutional Court to set ‘substantive limits to the transfer of powers’, and [...] attempt to formulate these themselves, evidently inspired by the decision of the German Constitutional Court dated 30 June 2009 [...] which provides such a catalogue in point 252 [...]. However, the Constitutional Court does not consider it possible, in view of the position that it holds in the constitutional system of the Czech Republic, to create such a catalogue of non-transferrable powers and authoritatively determine ‘substantive limits to the transfer of powers’, as the petitioners request. It points out that it already stated [reference to Lisbon I] that ‘These limits should be left primarily to the legislature to specify, because this is a priori a political question, which provides the legislature wide discretion’ [reference to Lisbon I, para 109]. Responsibility for these political decisions cannot be transferred to the Constitutional Court; it can review them only at the point when they have actually been made on the political level. For the same reasons, the Constitutional Court does not feel authorised to formulate in advance, in an abstract context, what is the precise content of Article 1.1 of the Constitution, as requested by the petitioners, supported by the president, who welcomes the attempt ‘in a final list to define the elements of the “material core” of the constitutional order, or more precisely, of a sovereign democratic state governed by the rule of law [...]. [...] This does not involve arbitrariness, but, on the contrary, restraint and judicial minimalism, which is perceived as a means of limiting the judicial power in favour of political processes, and which outweighs the 125 J. ILIOPOULOS-STRANGAS, « Offene Staatlichkeit », in A. VON BOGDANDY, P.-M. HUBER (dir.), op. cit. note 7, § 16 Griechenland, para. 43 et s. 126 M. POIARES MADURO, « EU Law and National Constitutions: Portugal », manuscrit pour le BIICL (dir.), FIDE XX Congress London, Londres, BIICL, vol. 1, 2002, p. 13 et s. 127 Voy. DUCULESCU, A. RUXANDRA, « Romania », in A.-E. KELLERMANN et al. (dir.), The Impact of EU Accession on the Legal Orders of New Member States and (Pre-)Candidate Countries, La Haye, T.M.C. Asser Press, 2006, p. 113, spéc. p. 118 et s. 128 Voy. N. EMILIOU, « Cyprus », in A.-E. KELLERMANN et al. (dir.), ibid., p. 303, spéc. p. 304 et s.
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requirement of absolute legal certainty [...]. The attempt to define the term ‘sovereign, unitary and democratic state governed by the rule of law, founded on respect for the rights and freedoms of the man and of citizens’ once and for all (as the petitioners, supported by the president, request) would, in contrast, be seen as an expression of judicial activism, which is, incidentally, consistently criticized by certain other political figures »129. Le raisonnement de la Cour constitutionnelle tchèque dépasse le seul aspect des limites constitutionnelles à l’intégration européenne et aborde, de manière plus générale, la relation entre le droit et la politique. Autrement dit, le tribunal tchèque soulève la question du choix institutionnel, c’est-à-dire la question de savoir s’il revient à la Cour de (ré-)écrire la Constitution par des moyens d’interprétation ou plutôt de déléguer ce pouvoir au législateur130. La réponse donnée est clairement en faveur du processus politique. Les juges tchèques ainsi que les membres du Conseil constitutionnel français renvoient la balle dans l’arène politique131. En revanche, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand – bien qu’il se soit limité à la sanction des violations évidentes et ait respecté la marge d’appréciation du législateur en ce qui concerne les mécanismes d’aides à la zone Euro132 – se déclare compétent pour déterminer les limites à l’intégration européenne, limites insurmontables sous le régime de la Loi fondamentale. Alors que le Conseil constitutionnel et la Cour constitutionnelle tchèque trouvent une solution sur la base du système constitutionnel en vigueur, le Bundesverfassungsgericht dépasse l’ordre constitutionnel en vigueur (par lequel il est constitué) en se référant à un droit pré-constitutionnel de se donner une constitution comme seule possibilité de surmonter des limites à l’intégration européenne imposées par la clause d’éternité133. 2. Les réticences au contrôle juridictionnel En dehors de l’identification des limites constitutionnelles à l’évolution future des traités, certaines cours constitutionnelles ont formulé des réserves au contrôle dans leurs décisions Lisbonne. La première réserve intéressante à cet égard est la réserve ultra vires, c’est-à-dire l’exigence pour une haute juridiction nationale de contrôler si un 129
Paras 110-113 de la décision Lisbonne II, préc. note 20, ital. aj. Voy. J. KOMAREK, op. cit. note 9, spéc. p. 38 dans le contexte du mandat d’arrêt européen. 131 Cela ne veut pas dire que la Cour constitutionnelle tchèque déléguerait la décision au législateur dans tous les cas. Mais, selon la Cour, l’« interference by the Constitutional Court should come into consideration as ultima ratio » seulement, voy. décision Lisbonne I, préc. note 17, para. 109. 132 Para. 130 de la décision Fonds européen de stabilité financière, préc. note 70. 133 Para. 179 de la décision Lisbonne, préc. note 19. 130
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acte du droit européen a été adopté en dehors des compétences attribuées à l’Union (acte ultra vires). Cette sorte de réserve est un exemple classique de la « migration »134 transfrontalière des arguments et mécanismes juridiques en Europe135. Développé par le Tribunal constitutionnel fédéral allemand136, la réserve ultra vires a été reprise successivement par la Cour suprême danoise137, le Tribunal constitutionnel polonais138 et la Cour constitutionnelle tchèque139. Les deux derniers se réfèrent même explicitement à Karlsruhe. La décision la plus récente et plus sophistiquée a été rendue, de nouveau, par le Bundesverfassungsgericht dans sa décision Honeywell140. L’analyse comparative révèle une convergence principale des hautes juridictions qui partagent l’avis que l’exercice de cette réserve doit être soumis à des conditions extrêmement restrictives. La situation est plus hétérogène par rapport à la réserve sur l’identité nationale. Les problèmes commencent avec la notion d’identité141. Alors que le concept d’acte ultra vires peut être défini d’une manière relativement claire142, la notion d’identité reste obscure. Mais malgré (ou en raison de ?) cette nébulosité conceptuelle, la notion d’identité a le potentiel de devenir un véritable « terme universel »143 du droit constitutionnel européen. Au niveau national, elle est utilisée par plusieurs juridictions suprêmes en tant que synonyme de certains principes fondamentaux constitutionnels. Bien que cet aspect ne soit guère révolutionnaire en tant que tel144, le concept d’identité constitutionnelle s’est récemment avéré être un mécanisme d’interconnexion 134 S. CHOUDHRY, « Migration as a new metaphor in comparative constitutional law », in S. CHOUDHRY (dir.), The Migration of Constitutional Ideas, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 1 et s. 135 Voy. F.C. MAYER, Kompetenzüberschreitung und Letztentscheidung, Munich, C.H. Beck, 2000 avec une analyse comparative de l’Union des Quinze. 136 Cour constitutionnelle fédérale allemande, décision 2 BvR 687/85 du 8 avr. 1987, Kloppenburg, paras 43-44 et décision Maastricht, préc. note 55, para. 106. 137 Cour suprême danoise, décision n° I 361/1997 du 6 avr. 1998, Carlsen v. Rasmussen. 138 Paras 10.3 et 4.5 de la décision Traité d’adhésion, préc. note 7. 139 Paras 120, 139 et 216 de la décision Lisbonne I, préc. note 17 ; para. 150 de la décision Lisbonne II, préc. note 20. 140 Préc. note 28. 141 F.C. MAYER, op. cit. note 135, p. 24 et s. 142 Voy. J.-H. REESTMAN, op. cit. note 14, p. 374 et s. ; A. VON BOGDANDY, « Europäische und nationale Identität: Integration durch Verfassungsrecht? », Veroffentlichungen der Vereinigung der Deutschen Staatsrechtslehrer, vol. 62, 2003, p. 156, spéc. p. 164 ; A. VON BOGDANDY, S. SCHILL, « Overcoming absolute primacy: Respect for national identity under the Lisbon Treaty », Common Market Law Review, vol. 48, 2011, p. 1417, spéc. p. 1428 et s. 143 Pour le concept de « universal terms », voy. M. POIARES MADURO, « Contrapunctual Law », in N. WALKER (dir.), op. cit. note 114, p. 501, spéc. p. 527. 144 Pour l’utilisation de l’expression « identité constitutionnelle », voy. déjà Cour constitutionnelle fédérale allemande, décision BvL 52/71 du 29 mai 1974, Solange I, BVerfGE 37, p. 271, spéc. p. 279 et décision 2 BvR 197/83 du 22 oct. 1986, Solange II, BVerfGE 73, p. 339, spéc. p. 375 avec référence à la jurisprudence italienne (en particulier Cour constitutionnelle italienne, décision n° 183/73 du 18 déc. 1973, Frontini).
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dans le système de constitution composée en Europe145. Certains de ces tribunaux ne se réfèrent plus exclusivement au droit constitutionnel national, mais aussi à la « clause d’identité » au niveau européen (art. 4 al. 2 TUE) afin de justifier la protection desdits principes. La première décision intéressante à cet égard est la déclaration du Tribunal constitutionnel espagnol sur le Traité constitutionnel. Pour le Tribunal, la clause d’identité (prévue dans l’art. I-5 du Traité constitutionnel) était une raison majeure de supposer qu’un acte européen qui violerait les principes fondamentaux de la Constitution espagnole constituerait en même temps une infraction au droit européen et pourrait, pour cela, être déjà sanctionné au niveau européen146. Autrement dit, le Tribunal considère que la clause d’identité du droit européen agit comme l’un parmi plusieurs « freins internes » du droit européen qui garantissent que le Tribunal ne sera jamais en position d’être obligé de déclarer un acte du droit européen inapplicable en Espagne, parce qu’une telle violation aurait déjà été sanctionnée au niveau européen147. C’est pourquoi la réserve de contrôle juridictionnel est une réserve hypothétique pour le Tribunal constitutionnel espagnol. La clause d’identité est également soulignée par le Conseil constitutionnel français dans sa décision sur le Traité constitutionnel. Le Conseil déduit d’une lecture combinée de la clause envisagée sur la primauté (prévue à l’époque à l’art. I-6 du Traité constitutionnel) et de la clause d’identité que le principe de primauté du droit européen serait, d’une part, reconnu, mais aussi, d’autre part, potentiellement limité. Selon le Conseil, « il ressort de l’ensemble des stipulations de ce traité, et notamment du rapprochement de ses articles I-5 et I-6, qu’il ne modifie ni la nature de l’Union européenne, ni la portée du principe de primauté du droit de l’Union telle qu’elle résulte, ainsi que l’a jugé le Conseil constitutionnel par ses décisions susvisées, de l’article 88-1 de la Constitution ; que, dès lors, l’article I-6 du traité soumis à l’examen du Conseil n’implique pas de révision de la Constitution »148. Parmi la jurisprudence à laquelle se réfère le Conseil, il y a une décision selon laquelle l’obligation juridique de transposer une directive découle non seulement du droit européen mais résulte aussi d’une exigence constitutionnelle (déduit de l’art. 88-1 de la Constitution française) à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu’en raison d’une « disposition
145
Voy. A. VON BOGDANDY, S. SCHILL, op. cit. note 142, p. 1420. Pt II-3 de la déclaration Traité constitutionnel, préc. note 6. Voy. F. CASTILLO DE LA TORRE, Common Market Law Review, vol. 42, 2005, p. 1169, spéc. p. 1195. 147 F. CASTILLO DE LA TORRE, ibid., p. 1193 et p. 1201. 148 Para. 13 de la décision Traité constitutionnel, préc. note 10. 146
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expresse contraire » de la Constitution149. Cette constitutionnalisation de l’obligation de transposition permet au Conseil de faire prévaloir la mise en œuvre du droit de l’Union en France par le biais du droit constitutionnel, mais en même temps de limiter cette obligation par d’autres principes constitutionnels. Dans une décision de 2006, le Conseil constitutionnel a spécifié ces limites potentielles en les rattachant à la notion d’identité constitutionnelle de la France. Selon le Conseil, « […] la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti »150. Même si ce qui fait partie de l’identité constitutionnelle de la France n’est pas clair – on pourrait supposer que ce concept ne couvre que des principes spécifiques à l’ordre constitutionnel français, tels que le principe de laïcité151 –, il est certain que l’identité constitutionnelle au sens de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne constitue pas une limite inaliénable à l’intégration européenne. C’est la différence la plus importante entre l’approche du Conseil constitutionnel français et celle du Bundesverfassungsgericht152. Alors qu’en Allemagne, le Tribunal constitutionnel fédéral protège l’identité constitutionnelle d’une manière absolue (aussi longtemps que la Loi fondamentale n’est pas abrogée par voie de référendum), en France, le concept d’identité reste ouvert à des révisions constitutionnelles dans le cadre du système constitutionnel actuel153. Si le Conseil constitutionnel français venait à juger que la transposition d’une directive porte atteinte à l’identité constitutionnelle de la France, la Constitution pourrait être révisée. En Allemagne, au contraire, la notion d’identité constitutionnelle est liée à l’article 79 alinéa 3 de la Loi 149 Para. 7 de la décision Loi pour la confiance dans l'économie numérique, préc. note 11 et para. 4 de la décision n° 2004-498 DC du 29 juill. 2004, Loi relative à la bioéthique. Voy. F. CHALTIEL, « Constitution française, constitution européenne, vers l’osmose des ordres juridiques ? », Revue du Marché Commun et de l’Union, n° 488, 2005, p. 280 et s. ; F.C. MAYER, « Europarecht als französisches Verfassungsrecht », Europäischer Rat, 2004, p. 925 et s. 150 Para. 19 de la décision Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, préc. note 11. Voy. F. CHALTIEL, « Nouvelle précision sur les rapports entre le droit constitutionnel et le droit communautaire », RFDC, 2006, p. 837 et s. ; C. CHARPY, « The Status of (Secondary) Law in the French Internal Order : the Recent Case-Law of the Conseil constitutionnel and the Conseil d’État », European Constitutional Law Review, 2007, p. 436, spéc. p. 445 et s. 151 Dans ce sens les conclusions de l’ancien Rapporteur public au Conseil d’État dans l’affaire Arcelor, M. GUYOMAR, RTDE, 2007, p. 378, spéc. p. 385. Pour une autre conception qui décrit l’identité constitutionnelle comme « un ensemble de valeurs protégées dans des normes d’une importance essentielle pour le système juridique auquel elles appartiennent et que seul le pouvoir constituant originaire agissant comme tel peut altérer », E. DUBOUT, op. cit. note 63, 482. 152 Pour d’autres différences voy. l’excellente analyse de J.-H. REESTMAN, op. cit. note 14, p. 384 et s., particulièrement pp. 388-390. 153 Pour un concept d’identité constitutionnelle de la France, voy. E. DUBOUT, op. cit. note 63, pp. 480-482.
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fondamentale qui protège le noyau substantiel de la constitution même contre une révision. Sur cette base, le Bundesverfassungsgericht se déclare compétent pour examiner si un acte du droit de l’Union viole l’identité constitutionnelle et devrait, par conséquent, être inapplicable en Allemagne. Le Tribunal adopte donc le rôle d’un « gardien du pont ». Il veille à ce que le droit européen qui entre dans l’ordre juridique national sur un « pont » établi par la loi d’approbation – basée elle-même sur le fondement de la clause d’intégration, article 23 alinéa 1 – soit conforme aux exigences de l’identité constitutionnelle154. Ce gardien « vérifie que le noyau dur intangible de l’identité constitutionnelle de la Loi fondamentale selon l’article 23 alinéa 1 phrase 3 LF combiné à l’article 79 alinéa 3 LF n’est pas atteint […]. L’exercice de cette compétence de contrôle tirée de la Loi fondamentale respecte le principe de l’ouverture de la Loi fondamentale à l’égard du droit européen et pour cette raison, elle n’est pas contraire au principe de coopération loyale (art. 4 al. 3 TUE). Dans le cadre de l’avancement d’une intégration de plus en plus approfondie, il serait impossible d’assurer autrement le respect des structures fondamentales politiques et constitutionnelles des États membres souverains, respect garanti par l’article 4 alinéa 2 phrase 1 TUE Lisbonne. Ainsi, les garanties de l’identité constitutionnelle dans l’espace juridique européen par la Constitution d’une part, et par le droit de l’Union d’autre part, se rejoignent-elles [Hand-in-Hand]. Le contrôle du respect de l’identité constitutionnelle permet de vérifier si les principes des articles 1 et 20 LF, déclarés intangibles par l’article 79 alinéa 3 LF, ont été violés par une action des organes européens. Ceci permet d’assurer que la primauté d’application du droit de l’Union ne s’applique qu’en vertu et dans les limites de l’habilitation constitutionnelle persistante »155. L’image du Hand-in-Hand (main dans la main) est trompeuse. Elle fait allusion au principe de loyauté mutuelle, ce qui ferait sens d’un point de vue systématique parce que la nouvelle clause d’identité a été placée à côté de l’article 4 alinéa 3 TUE. Cependant, compte tenu des conséquences juridiques de l’approche du Bundesverfassungsgericht, la métaphore du « bras de fer » (reiβen und ziehen) serait plus adéquate. Le tribunal allemand interprète la clause d’identité comme une empreinte de la souveraineté étatique. En d’autres termes, l’article 4 alinéa 2 TUE est vu comme une 154
L’image du gardien du pont a été inventée par P. KIRCHHOF, « Deutsches Verfassungsrecht und Europäisches Gemeinschaftsrecht », in P. KIRCHHOF, C.-D. EHLERMANN (dir.), Europarecht, Beiheft 1/1991, 11, 15 ; P. KIRCHHOF, « Der deutsche Staat im Prozeß der europäischen Integration », in J. ISENSEE, P. KIRCHHOF (dir.), Handbuch des Staatsrechts, Bd. VII, 1993, § 183 para. 65 et P. KIRCHHOF, « Der europäische Staatenverbund », in A. VON BOGDANDY, J. BAST (dir.), Europäisches Verfassungsrecht, 2ème éd., Heidelberg, Springer, 2009, p. 1009, spéc. p. 1017. 155 Para. 240 de la décision Lisbonne, préc. note 19, ital. et remarque aj.
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confirmation déclarative du pouvoir revendiqué par le Tribunal d’exercer, sous certaines conditions, un contrôle unilatéral sur l’inapplicabilité du droit européen en Allemagne. Même si le Tribunal constitutionnel fédéral souligne que l’exercice de ce pouvoir de contrôle doit respecter « le principe de l’ouverture de la Loi fondamentale à l’égard du droit européen »156 et semble indiquer, dans la décision Honeywell, que les conditions restrictives applicables pour la réserve ultra vires pourraient également s’appliquer pour le contrôle de l’identité157, l’interprétation du Bundesverfassungsgericht de l’article 4 alinéa 2 TUE n’est pas convaincante. Tout dépend de la substance concrète du concept de l’identité constitutionnelle nationale. Est-il possible maintenant qu’un requérant contourne la jurisprudence Solange en affirmant que le noyau essentiel d’un droit fondamental – faisant partie de l’identité constitutionnelle de l’Allemagne – a été violé ? Si c’était le cas, la référence à la clause d’identité pourrait ouvrir la boîte de Pandore158. Mais même si le Tribunal ne procédait pas à une réouverture de la saga Solange159, son approche resterait, encore une fois, aveugle à la structure composée du constitutionnalisme européen. Si on suppose que la clause d’identité vise – en tant que mécanisme du droit européen – la protection des spécificités ou de certains principes fondamentaux des constitutions nationales, il s’ensuit que ce n’est pas au droit européen mais au droit national de définir la notion (juridique) d’identité constitutionnelle. En se référant aux structures fondamentales constitutionnelles des États membres, l’article 4 alinéa 2 TUE est conceptuellement ouvert à des approches et interprétations variables, y compris celles des tribunaux nationaux160. Néanmoins, il est important de distinguer entre le contenu matériel du concept d’identité nationale, d’une part, et la question de sa pertinence normative, d’autre part. S’il est vrai que l’article 4 alinéa 2 TUE constitue une réponse auto-limitative du droit européen aux revendications des juridictions nationales d’exempter certains principes constitutionnels de la primauté du droit européen161, la conséquence logique de la séparation 156
Ibid. Para. 59 de la décision Honeywell, préc. note 28. 158 F.C. MAYER, « Rashomon in Karlsruhe – A Reflection on Democracy and Identity in the European Union », Jean Monnet Working Paper 5/10, p. 39. 159 Dans ce sens D. THYM, « In the Name of Sovereign Statehood », Common Market Law Review, vol. 46, 2009, p. 1795, spéc. p. 1807. 160 M. WENDEL, op. cit. note 1, p. 573 et s. ; L. BESSELINK, « National and Constitutional Identity before and after Lisbon », Utrecht Law Review, 2010, p. 36, spéc. p. 44 et s. 161 Voy. F.C. MAYER, « Verfassungsgerichtsbarkeit », in A. VON BOGDANDY, J. BAST (dir.), op. cit. note 155, p. 559, spéc. p. 588. Dans le même sens, I. PERNICE, « Der Schutz nationaler Identität in der Europäischen Union », Archiv des öffentlichen Rechts, vol. 136, 2011, p. 185 et s. ; A. VON BOGDANDY, S. SCHILL, op. cit. note 143, p. 1417 et s. ; C. GREWE, J. RIDEAU, op. cit. note 109 ; L. BESSELINK, ibid., p. 44 et s. 157
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formelle des ordres juridiques nationaux et supranational est qu’il reste au droit européen à déterminer jusqu’à quel point le principe de primauté pourrait être relativisé par l’obligation européenne de respecter l’identité nationale. Autrement dit, la portée normative de l’« argument d’identité » est déterminée par le droit européen et donc par la Cour de justice. Alors que les autorités compétentes au niveau national décident, de manière autonome, ce qui fait partie ou non de l’identité constitutionnelle nationale, la Cour de justice décide si et dans quelle mesure l’obligation de respecter l’identité prévaut, dans le cas d’espèce, sur des principes contradictoires du droit communautaire. À cet égard, il est important de noter que l’article 4 alinéa 2 TUE contient, d’après son libellé, une obligation de « respect » et non pas une règle de priorité générale pour la protection de l’identité nationale. Les délibérations de la Convention confirment que la clause d’identité n’est pas construite comme une clause permettant des dérogations unilatérales au droit européen, dérogations sur lesquelles la Cour ne serait pas compétente pour statuer162. La fonction de la clause de l’identité en tant qu’une « première ligne de défense » au sein du droit de l’Union est également présumée par le Tribunal constitutionnel espagnol dans sa déclaration sur le Traité constitutionnel, dans la mesure où le Tribunal suppose qu’une violation des principes fondamentaux de la Constitution espagnole ne saurait se produire puisqu’une telle violation constituerait simultanément une infraction du droit européen sanctionnée par la Cour de justice163. Pour résumer, l’article 4 alinéa 2 doit être interprété comme une clause d’intégration au sein du droit de l’Union assurant la perméabilité de l’ordre juridique européen au droit constitutionnel national, mais ne constitue pas une clause qui autoriserait des dérogations unilatérales au droit de l’Union164. Ainsi, la protection de l’identité nationale constitutionnelle, en vertu du droit de l’Union, n’est pas seulement une mission réservée aux juridictions nationales : elle est plutôt partagée entre les autorités supranationales et nationales.
162 Rapport de travail du Groupe de travail V, CONV 375/1/02 REV 1, p. 11 : « À ce dernier égard, il a été indiqué que cette disposition ne constituait pas une clause dérogatoire. Les États membres demeurent tenus de respecter les dispositions des traités. [...] S’il devait être attribué à la Cour de justice une compétence à l’égard d’un tel article dans un futur ‘traité fondamental de portée constitutionnelle’, ce serait peut-être celle d’être l’interprète en dernier ressort de cette disposition au cas où les institutions politiques outrepasseraient leur marge raisonnable d’appréciation ». Voy. aussi les conclusions de l’avocat général M. Poiares Maduro du 28 octobre 2008 dans l’affaire C-213/07, Michaniki, para. 32. 163 F. CASTILLO DE LA TORRE, op. cit. note 147, p. 1201. 164 M. WENDEL, supra note 1, p. 572 et s. ; voy. A. VON BOGDANDY, S. SCHILL, op. cit. note 142, p. 1431 : « gateway that opens EU law vis-à-vis domestic constitutional law ».
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Dans le système de constitution composée, c’est la procédure de renvoi préjudiciel qui assure, avant tout, le dialogue nécessaire entre la Cour de justice et les juridictions nationales à cet égard. Étant donné ce caractère multi-niveaux de la protection de l’identité constitutionnelle, se pose notamment la question de savoir si la Cour de justice a accompli sa mission jusqu’à aujourd’hui. Cela supposerait au moins que la Cour de justice applique la clause de l’identité en tant que disposition justiciable165. Après que la Cour ait déjà effectué une protection de l’identité nationale sans expressément utiliser la notion d’identité166, les avocats généraux ont régulièrement soulevé la question de l’identité constitutionnelle devant la Cour de justice dans les années récentes167. Bien qu’il y ait eu plusieurs occasions avant, la Cour de justice s’est référée pour la première fois à la clause de l’identité dans son arrêt Sayn-Wittgenstein du 22 décembre 2010, rattachant l’argument d’identité à la justification d’une entrave à la libre circulation des personnes par l’ordre public168. La Cour a donc, finalement, repris la balle. CONCLUSION Pour conclure, les décisions Lisbonne du Tribunal allemand et du Conseil constitutionnel français révèlent des différences importantes non seulement en termes de procédure, mais avant tout en termes de substance. L’analyse comparative démontre que le Bundesverfassungsgericht est la seule juridiction constitutionnelle en Europe qui, se fondant sur une conception de la démocratie essentiellement étatique, exige un consentement préalable constitutif du parlement national pour l’application de toutes les formes de stipulations dites « dynamiques ». Le Bundesverfassungsgericht est aussi la seule juridiction constitutionnelle qui se déclare compétente pour 165
Jusqu’à l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, la CJCE n’était pas compétente, en vertu de l’ancien article 46 du TUE-Nice, d’interpréter l’ancienne clause d’identité (art. 6 al. 3 TUENice). 166 En particulier CJCE, Aff. C-36/02, arrêt du 14 oct. 2004, Omega, paras 32-41. Pour une analyse plus profonde de la jurisprudence de la CJCE, voy. M. WENDEL, op. cit. note 1, pp. 583586 et pp. 590-595. 167 En particulier les conclusions de l’avocat général M. Poiares Maduro dans l’affaire Michaniki, préc. note 163, para. 32. Voy. aussi les conclusions de l’avocat général M. Poiares Maduro du 30 sept. 2009, dans l’affaire C-135/08, Rottmann, para. 25 ; Conclusions générales de l’avocat général Colomer du 25 juin 2009 dans l’affaire Rs. C-205/08, Umweltanwalt von Kärnten, para. 47 ; Conclusions de l’avocat général Kokott du 4 sept. 2008, dans l’affaire C-222/07, UTECA, para. 93 ; Conclusions de l’avocat général Kokott du 8 mai 2008, dans les affaires C-428/06 et C434/06, UGT-Rioja, para. 54 et s. 168 CJCE, Aff. C-208/09, arrêt du 22 déc. 2010, Sayn-Wittgenstein, paras 91-94 avec référence à l’arrêt Omega. Voy. A. VON BOGDANDY, S. SCHILL, op. cit. note 142, pp. 1423-1425.
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concrétiser une clause d’éternité de manière détaillée (bien qu’apodictique) en vue de déterminer les domaines sensibles dans lesquels l’attribution future des compétences à l’Union pourrait violer l’identité constitutionnelle. Alors que le Conseil constitutionnel français, agissant en tant qu’« aiguilleur », se borne à indiquer la nécessité d’une révision de la Constitution française en vue de l’évolution du droit européen, le Tribunal allemand prend le rôle d’un gardien du pont dans un double sens. D’une part, il protège l’identité constitutionnelle de l’Allemagne contre des futurs transferts de compétence et empêche ainsi la construction de nouveaux « ponts » nationaux pour le droit européen dans certains domaines ; d’autre part, le Tribunal protège l’identité en contrôlant (bien que de manière restrictive) si le droit européen actuel qui entre dans l’ordre juridique allemand par la voie des « ponts » déjà construits est conforme notamment à l’identité constitutionnelle. La seule possibilité de surmonter ces limites constitutionnelles à l’intégration serait, d’après le Tribunal, l’abrogation de la Loi fondamentale par voie de référendum. Au-delà de ces différences, les décisions Lisbonne révèlent une nouvelle qualité de dialogue judiciaire. En particulier la Cour constitutionnelle tchèque a démontré que ce dialogue horizontal peut dépasser des simples références comparatives ponctuelles à la jurisprudence d’autres juridictions. En s’opposant explicitement à certains des arguments clés de son homologue allemand, la Cour n’a pas contrecarré l’idée d’un droit commun constitutionnel européen. Bien au contraire. Avec son deuxième arrêt Lisbonne, la décision du tribunal tchèque a en effet démontré le potentiel dialectique du raisonnement comparatif dans la coopération multi-niveaux entre cours constitutionnelles européennes. Son appréciation de la décision allemande doit être comprise comme une impulsion constructive qui a stimulé et différencié la discussion. En statuant que certains développements de la décision allemande n’étaient pas suffisamment convaincants pour être reçus, la Cour constitutionnelle tchèque a apporté une contribution importante à la discussion sur le caractère, la portée et les limites d’un droit constitutionnel commun en Europe. Par ailleurs, la CJUE, en entrant récemment dans la discussion sur l’identité nationale, s’est mise en route vers un véritable dialogue interjuridictionnel. Il nous semble que la dialectique comparative entre les juridictions constitutionnelles en Europe a atteint une nouvelle qualité. Reste à espérer que ce dialogue continue et développe une dynamique qui permettra aux acteurs de reconsidérer les rôles des juridictions constitutionnelles en Europe : peut-être dans une direction qui s’éloignera des rôles traditionnels d’aiguilleurs et de gardiens du pont, et ira plus
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franchement dans la direction d’un véritable partenariat au sein d’un dialogue transfrontalier et multi-niveaux169.
169 Voy. maintenant le président du Tribunal constitutionnel fédéral, A. VOSSKUHLE, « Multilevel cooperation of the European Constitutional Courts: Der Europäische Verfassungsgerichtsverbund », European Constitutional Law Review, vol. 6, 2010, p. 175 et s.