La Morale De Nietzsche

  • May 2020
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  • Pages: 176
fe^l

LA MORALE DE NIETZSCHE

DU MÊME AUTEUR Chez

OARNIER,

Frères, éditeur français (Essai sur la révolution sentiments et dans les idées du

Le Romantisme dans

La

les

XIX* siècle). Doctrine officielle de rUn,iverslté (Critique

— Défense et

du haut enseignement de l'Etat. théorie des humanités classiques). Portraits et Discussions.

Les Chapelles littéraires (Claudel, James, Péguy). Les idées de Nietzsche sur la musique. Henri de Sauvelades, roman.

EN PRÉPARATION: Ernest Renan

(2

volumes in-16 colombier).

Chez PLON-NOURRIT, éditeur Le Crime de Biodos, roman. Cinquante ans de pensée française. Chez FAYOT et C'S éditeur L'Esprit de la musique française (de Rameau à llnvasion wagnérienne). Ouvrage couronné par l'Académie française.

Frédéric Mistral, poète, moraliste, citoyen (Couronné par l'Académie française). Chez Bernard GRASSET Philosophie du goût musical. Renan et nous. (Collection « Les cahiers verts Chez

La Promenade A M. Alfred

GRÈS,

».)

éditeur

insolite, roman.

Nouvelle Librairie Nationale Croiset, historien de la Démocratie athénienne. la

Pierre lasserre

L

Morale de Nietzsche NOUVELLE ÉDITION AUGMENTÉE D'UNE PRÉFACE

PARIS LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES 6,

HUE DES SAINTS-PÈBES, 1923

6

a

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la

Suède,

la

Norvège

et le

Danemark.

NOUVELLE PRÉFACE

NOUVELLE PRÉFACE Voici la réimpression d'un petit ouvrage paru

en 1903, composé en 1897, et qui

mon

faut,

début dans

depuis longtemps

les lettres.

et, si

fut, Il

nous nous décidons,

excellent éditeur et moi, à en donner

nouvelle,

c'est

tout simplement

pas cessé de

libraires n'avaient

peu s'en

était épuisé

le

mon

une édition

parce que les

demander. Le

motif de son exhumation n'est nullement fourni

par

les

circonstances présentes.

On comprendra,

cependant, que je ne veuille point remettre dans le

commerce une œuvre de jeunesse qui touche

à de graves et passionnants problèmes, qui agite

beaucoup

d'idées,

sans

quelques

explications

préalables.

Ce

petit

livre

est

Nietzsche, mais c'est

avant tout un exposé de

un exposé

relevé de quelques

accents de sympathie intellectuelle qui ont une

apparence de recommandation.

un exposé

fort tendancieux.

Il

C'est,

à la vérité,

n'est pas inexact 1

PIERRE LASSERRE

l

moins du monde.

le

Il

ne

fait

pas dire autre chose

à Nietzsche que ce que Nietzsche a dit réellement.

Mais

il

laisse

de côté toute une partie des idées

nietzschéennes, celle qui m'intéressait le moins.

Je

n'ai pas

J'ai

donné

le

coup de pouce à

mon auteur.

seulement dégagé ce que je trouvais chez

de bon.

Une

pas la mienne

;

elle

éléments à ceux que

juxtaposera

j'ai

de nouveaux

voulu mettre en lumière

peut-être montrera-t-elle aussi que ce que

dans

la philosophie

le principal, qu'il

et

comme

le

lui

analyse plus complète ne contredira

;

j'ai pris

de Nietzsche en constitue bien

en forme

le centre d'inspiration

cœur.

Voilà pourquoi, ce petit

livre,

par un dessein particulier, garde à

bien qu'inspiré

mon

sens une

valeur historique et critique.

Quel était ce dessein

?

Et

méritait-il assez d'être

approuvé, pour que, dans la maturité de

l'âge, je

publie à nouveau ce qu'il m'inspira ?

*

La matière de été publiée en

cet ouvrage, écrit en 1898, avait

1899 par \ Aclion française, qui

venait de naître sous la forme d'une petite revue.

NOUVELLE PRÉFACE

3

Elle avait été divisée en plusieurs articles qui

portaient

ce

Vanarchisme.

monde,

commun

titre

Un

intéressa

s'y

Je il

la libraizie,

lui

en fus et

gâta, dans

lui

me conseilla vivement Comme j'étais sans crédit

se chargeait des démarches.

il

en demeure reconnaissant. Mais

une certaine mesure et sans mauvaise

intention, le service qu'il

suadant de rejeter

me

me

rendait en

que j'avais

le titre

qui, à ce qu'il m'affirmait,

en

me

per-

choisi et

ne réussirait pas et

proposant celui qui a été adopté. J'ai décou-

vert depuis que

le

mot

d' anarchisme, étalé

couverture, le chiffonnait.

Il

pour l'anarchisme.

s'en

Il

littéraires)

déUvré,

était

revenir,

momentanément au moins, à

d'ordre ;

il

n'aimait pas que le

péché fût étalé avec trop apparaissait

comme une

sur la

avait eu, dans son

temps, quelques faiblesses (purement



contre

et

d'en faire un volume.

dans

Nietzsche

:

qui n'est plus de ce

écrivain,

nom

d'éclat.

pour

des idées

de son vieux

Ma

formule

lui

espèce de vignette criarde

l'on voyait l'anarchisme rossé par le puissant

jouteur qu'est Nietzsche. Cela ne demi. Je n'ai d'ailleurs tard.

Dans ma

lui plaisait

qu'à

nuances que plus

naïveté, je pris ce conseil pour

argent comptant. Je c'est le

saisi ces

me

disais que,

dans un

contenu qui importe et non

livie,

le titre.

Je

PIERRE LASSERRE

4

ne

me

rallié

à l'opinion

une absurdité apparente,

cache une espèce de sagesse.

celle-ci

ai-je

temps,

suis pas, depuis ce

contraire, bien que, sous

reconnu qu'un

titre

moins

qui forme contresens,

qui va jusqu'à dénaturer l'objet et livre qu'il

Du

genre du

le

annonce, est chose fâcheuse. C'est, je

l'avoue, le cas

du mien.

Il

ne m'est plus possible

d'en mettre un autre. Mais je prierai instamment

mes Je

lecteurs de faire en pensée la rectification.

n'ai jamais pris Nietzsche

morale, bien que je liste

le

pour un maître de

considère

peuvent

le

comme un moraun de ceux qui

de grande pénétration,

mieux nous aider à connaître

et

com-

prendre ses compatriotes. Ce sont deux caractères fort différents.

mœurs

et des

On peut âmes

être observateur aigu des

manquer de bon

et

sens,

de

sagesse et d'humanité dans la direction pratique

des

hommes. La

dit rien

«

morale de Nietzsche

qui vaille.

au moins un l'anarchisme.

article

Mais

Je m'en

tiens

V anarchisme.

*

ne

comprend

elle

excellent

»

:

son

étude

me tout

de

à Nietzsche contre

NOUVELLE PRÉFACE

5

L'idée d'anarchisme est une de ces idées trop

étendues, trop compréhensives, qui se prêtent à des interprétations diverses et dont on ne saurait faire

usage sans

dans quel sens

il

les définir et les limiter.

On

verra

convient à Nietzsche de la prendre

comme

et l'on renoncera à le quereller,

son interprète, sur

le

à quereller

mot lui-même. La

question

est de savoir si les choses désignées par ce

sont expliquées clairement et avec vérité,

mot

si elles

sont rapprochées les unes des autres, et soumises

à la

même

définition en vertu de rapports et de

ressemblances

qui en est pro-

réelles, si l'analyse

posée est exacte.

Ce qu'on peut l'anarchisme,

dire,

c'est

d'une manière générale de

qu'il

est

la

confiance en la

nature sans règle. Tenir la règle pour mauvaise

comme règle, que ce

en quelque ordre des choses humaines

soit, voilà l'esprit

anarchiquc.

La

doctrine

affichée par les romantiques, d'après laquelle les règles traditionnelles des arts

conventions bonnes à étouffer

ne seraient que des le

génie et à com-

primer l'individualité, mérite absolument ce rude qualificatif.

Il

convient à toute philosophie poli-

tique ou sociale qui, pour juger de la légitimité

des institutions publiques, adopte, je ne dirai pas

comme un

des points de vue où

il

faut se placer.

PIERRE LASSERRE

6

comme

mais

vue des

point de vue suprême, le point de

droits individuels.

Une

philosophie

telle

présuppose une fausse notion de l'homme, car

méconnaît cette vérité évidente

elle

que dans ce qui

:

valeur intellectuelle et morale de l'individu,

fait la

lui-même n'est que pour une part

l'héritage

;

national et religieux que le milieu et l'éducation lui

ont transmis y est pour une part non moins

essentielle.

En

faisant abstraction de cette dépen-

dance profonde et l'individu, le grandir,

vitale,

de relever

on se

la dignité

flatte

de grandir

de l'individu, de

un

d'ouvrir à sa libre expansion

vaste espace

plus

mais toute pratique politique ou

;

pédagogique inspirée de cette conception contre nature ne tend et n'aboutit en réalité qu'à l'appauvrir,

à

parer.

au

le rapetisser,

Là est la

nom

à

le désorienter,

le

désem-

source de toute anarchie. Proclamée

de l'individu, l'anarchie a sa dernière

conséquence dans

la

ruine de l'individualité et

l'abaissement du type humain.

On

n'est pas anarrègle,

à une

une tradition

parti-

chiste parce qu'on s'attaque à une autorité, à

cuhère.

à

On

une l'est

discipline, à

quand on

esprit de dédain, d'ironie

s'y attaque

dans un

ou d'amertume contre

tout ce qui est règle, autorité et disciphne en général.

NOUVELLE PRÉFACE Il

7

à certaines époques peu éloignées

s'est trouvé,

de nous, d'éloquents sophistes pour prêter à l'anar-

chisme de

réelles séductions. Ils n'y seraient point

parvenus cependant le

manque de

les autorités

foi

n'avaient été servis par

s'ils

en elles-mêmes dont souffraient

régnantes à ce moment-là.

nement qui gouverne sans que son verner soit pour

l'esprit

de

droit de gou-

la certitude la plus

éducateurs qui éduquent sans avoir

des

forte,

lui l'objet

vigoureusement

tation à imprimer

fixé sur la meilleure orien-

aux sentiments de

sur les qualités constitutives

d'homme à le

former, un professeur qui enseigne

goût est asservi à tout ce qu'il

dirigeants

un

critique

lit,

tous ces

mal assurés de leur propre

ou incertains

même

une quand on l'anarchie.

la jeunesse,

du meilleur type

sans doctrine sur ce qu'il enseigne,

dont

Un gouver-

s'il

dirige,

direction,

est nécessaire d'en avoir

sont

les

premiers fauteurs de

Immédiatement après eux viennent

les

écrivains et les orateurs qui combattent l'anar-

chisme en plaidant pour l'autorité atténuantes, en la représentant

les

circonstances

comme un

pis-aller

inglorieux, mais indispensable, pour lequel l'indul-

gence des têtes

libres,

des

hommes

et des personnes d'esprit est

à tempérament

humblement

sollicitée.

Ceux-là font à l'anarchisme la part très belle

et.

PIERRE LASSERRE

8 s'ils le

répudient quant à eux, c'est d'une manière

qui ne nous invite que trop à mettre cette abstention sur le

compte d'une timidité dont

modeste sentiment. Je fois

crois

à cette façon de défendre l'ordre,

libéralisme.

Mais

un nom qui

est trop

le

une

c'est appliquer à

désigner une force.

ils

ont

le

qu'on donne quelque-

nom

de

faiblesse

beau pour ne pas mériter de

Le

véritable libéralisme, c'est

la largeur, largeur des vues, largeur des sentiments,

largeur de l'action.

de

la

Et

la largeur est le fait naturel

grande intelligence. L'intelligence, loin d'être

ennemie de

discipline,

la

ne saurait avoir rien

dans aucune genre, qu'une

de plus cher, cipline

réellement

d'assez

haut

pour

organisatrice

envelopper

et

sans

dis-

rayonnant violence

l'action de toutes les forces spontanées qui relè-

vent

d'elle.

L'esprit anarchique a tenu une grande place

dans

les

du xix^

mouvements siècle.

cette période,

que par Il

les

il

d'idées français et européens

Mais on peut dire que, pendant n'a le plus souvent été

combattu

molles armes du prétendu libéralisme.

est arrivé aussi qu'il le fût d'une

manière plus

énergique et témoignant d'une autre vigueur de pensée.

Il

y avait malheureusement de graves

désavantages à soUdariser,

comme

le faisaient les

NOUVELLE PRÉFACE

9

théoriciens auxquels je songe, la cause de l'autorité et de l'ordre en général avec des croyances, vraies

peut-être,

assurément,

vénérables

mais

qui

se

voyaient abandonnées par un trop grand nombre

d'hommes modernes pour qu'on pût

comme fondement commun

accepter

les

faire

des disci-

plines diverses de la France. L'esprit

moderne,

tout empreint de positivisme et d'observation (et je

prends

compte

ici

pas

n'exclut

le

positivisme dans un sens où

les

qu'il n'est

il

croyances religieuses) se rend

pas nécessaire d'aller chercher

jusqu'au sein de la religion et de la métaphysique, jusqu'au sein de Dieu, la raison d'être et la justification (pratique tout

au moins) des règles

les

plus propres à organiser la nature et la société, à diriger

l'activité

risme sur

les

intellectuelle.

Un

données duquel tous

bon sens pourraient

sain

empi-

hommes de

les

s'accorder, suffit

pour nous

les faire reconnaître.

C'est cette

méthode qui a prévalu dans

l'éUte

des intelligences françaises à partir de la seconde

moitié du xix«

siècle.

Le débordement de chimères

idéologiques qui précéda, provoqua et le

accompagna

révolution de 1848, dégoûta des séductions de

l'anarchisme tout ce qui pensait. Sainte-Beuve,

Renan, Taine, enseignèrent

le

positivisme politique

PIERRE LASSERRE

10

et renouèrent avec éclat la tradition française de la

pensée claire et méthodique.

Mais ces grands

dont l'influence domine

esprits,

toute la période littéraire qui s'étend de 1850 à 1890

environ et dont nous avons encore (du premier

beaucoup à apprendre, étaient

principalement) des

surtout

naturalistes

des

et

faisaient de la science comparée.

historiens. Ils

Ils

nous mon-

traient des échantillons historiques d'où ressortaient,

par démonstration expérimentale,

tions qui font la prospérité la civiUsation, celles

ou

la

les

condi-

décadence de

qui font la force ou la faiblesse

des Etats, la cohésion ou la décomposition des sociétés, la floraison

l'esprit

d'initiative,

l'esprit

de

dépérissement des lettres

le

Ce qui leur manquait,

et des arts.

d'action,

ou

la

vie,

foi

je

c'était l'esprit

dirai

presque

suffisante en l'immortelle

jeunesse de la patrie et de l'humanité.

Ce caractère parle

Ces

est très sensible chez Flaubert.

Il

comme si tout était fini. hommes se ressentaient du romantisme de

leur première jeunesse.

aux chimères. entièrement.

Ils

avaient donné leur cœur

Elles ne le leur avaient pas Ils

La connaissance

rendu

ne reconquirent que leur raison. des réalités n'eut pas chez eux

pour compagnes les énergies de la gaîté, de l'enthou-

NOUVELLE PRÉFACE

11

siasme et de l'amour, sans lesquelles on ne remédie efficacement à aucun mal et en particulier au mal

de l'anarchisme révolutionnaire qui, parfois, procède d'un amour égaré. C'est pourquoi on pourrait

un sens

appeler eux-mêmes, dans

les

en ne donnant à ces mots que

et

nuance, des

«

prophètes du passé

la

particulier,

portée d'une

».

Beaucoup de jeunes gens d'aujourd'hui refusent leur confiance à cette grande génération de 1860,

qui a donné en France la dernière en date de ses

grandes écoles

littéraires (car

tout ce qui a paru

depuis de plus important, dans l'ordre de la pensée,

en relève).

On

On

supplie ces jeunes gens de distinguer.

convient que, dans cette génération de

siologistes

et

d'anatomistes

Sainte-Beuve, le

»,

comme

phy-

«

l'appelait

feu de l'âme ne fut pas en propor-

tion des lumières et de l'étendue de l'intelligence.

y eut insuffisance, atonie, parfois même corruption du sentiment. Mais les grandes maladies sont Il

toujours suivies d'une période de débilité

l'éUte

;

française venait de passer par cette grande maladie

du sentiment qui a pour nom

le

romantisme

de

;

une phase inévitable de débilité morale qui prolongée jusqu'aux dernières années du xix«

Au

contraire, le

là,

s'est

siècle.

réveil de l'intelligence fut complet,

magnifique, et son œuvre admirable. Ce que nous

PIERRE LASSERRE

12

avons à

ce

faire,

œuvre, mais de de

de répudier cette

pas

n'est

l'étudier, d'en retenir les leçons,

reprendre

la continuer, d'en

le

fil.

La

jeunesse

d'aujourd'hui a sur l'ensemble de ses aînés une

de

supériorité

santé

morale

héroïquement. Mais ceux-là

manière

la plus irritante

la raison

qu'elle

manifeste

trompent de

la

la

qui s'essaient à envelopper

elle-même dans

le

discrédit justement

mérité par des vacillations de cœur, dont la raison

ne fut nullement responsable.

ment

cette jeunesse

sions de

«

la vie

»

que

On

les plus

ne sauraient suppléer au défaut

de pensée et de critique, et que de faire aboutir au néant

de son cœur,

rations

couver en

elle,

le

les plus

c'est

fût-ce sous le

d'anti-inteliectualisme,

trinal

avertit instam-

généreuses impul-

plus sûr

moyen

généreuses inspi-

d'entretenir

et

de

beau prétexte docla

méfiance et

la

Un

circuit tout

au

peur de l'inteUigence. Ai-je fait plus.

La

chistes

une digression

?

critique positiviste des tendances anar-

manquait de mouvement

la théorie plutôt

que de

;

elle faisait

l'offensive

;

pas cette gaieté, cette allégresse de faut, en

veut

elle

de

n'avait

l'esprit qu'il

France surtout, opposer à un ennemi qu'on

vaincre.

l'anarchisme

le

La beau

critique

libérale

donnait

à

rôle, elle lui laissait le prestige

NOUVELLE PRÉFACE

mouvements d'une

qui s'attache à l'audace et aux vie débordante.

Une

13

critique nouvelle, et enfin

bien inspirée, a trouvé sa voie hors erreurs. Elle arbore le

drapeau de

de ces deux

l'ordre,

parce

ne porte pas des couleurs

tristes,

mais de vives et heureuses couleurs. Les

règles,

que, pour

elle, il

ne

les disciplines, les institutions

pas

comme

l'action et à l'essor des forces sponta-

nées. Cette antinomie de nature les autres,

estime que mérite ce

le

nom

que



ne

lui

nom il

d'un ordre,

admise entre

les

semble pas vraie. Elle

l'ordre est inhérent à

tout ce qui

de force, que toute force digne de

imprégnée d'ordre et

est déjà pénétrée et



apparaissent

des limites et des restrictions imposées

du dehors à uns et

lui

n'y a pas présence et présence intime

ne saurait y avoir que faiblesse et

il

impuissance. Elle refuse d'opposer l'individu à la société, soit

raineté

du

pour soumettre

l'état social

droit individuel,

soit

à la souve-

pour opprimer

l'individu sous les exigences de l'état social.

Il

ne

saurait être question des droits pour l'individu que s'il

possède un

et morale

;

traditions, est je définis

minimum de

la société,

ici,

considérée,

comme

valeur intellectuelle

avec ses institutions et ses

au point de vue que

la source

même

où l'individu

puise les éléments indispensables de sa valeur.

PIERRE LASSERRE

14

une application du

C'est par l'on

même

ne consent pas à regarder dans

l'esprit, l'inspiration et la règle

que

principe,

travaux de

les

comme deux

forces

de sens contraires qui, de leur propre mouvement, ne tendraient qu'à se diminuer l'une

l'autre.

Il

n'y a qu'une inspiration pleine et vigoureuse qui puisse s'égaler

y

parvient,

en se

aux exigences de

la règle et elle

non en comprimant son

donnant un

souffle

souffle,

mais

de plus. La règle exprime

et pose des conditions d'ampleur, de puissance,

d'harmonie. Elle ne gêne que l'artiste ou l'écrivain faible,

incapable de remplir la carrière qu'elle

trace.

En

dont je parle a

les prestiges

de beauté et de

arraché à l'anarchie

dont

vitalité

certaine

pour

elle se

paraît faussement et qu'une

badauderie inteUectuelle

faire passer ces titres

lui

du côté de

accordait,

l'ordre. Elle

dans l'anarchie le fond de misère, de pau-

montre vreté

lui

définitive, la critique

ou,

comme

disent,

les

théologiens,

de

déficience essentielle.

Voilà

le

point sur lequel

elle

a rencontré

le

concours de Nietzsche. Psychologie, et pathologie

minutieusement

fouillée des

tendances anarchistes,

voilà ce qu'il nous propose, voilà le point

paraît utile à entendre.

où nous

*

NOUVELLE PRÉFACE

15

* * *

Prenne qui voudra connaissance de sa pensée

Et que chacun la discute, selon ses propres opinions Mais

il

existe, à l'égard

1

I

de Nietzsche, chez beau-

coup de personnes, un état d'esprit violent

et

aveugle qui ne va pas à moins qu'à réprouver et

condamner, sur

le seul

aspect de son nom, toute

lui, comme s'il y avait eu chez honmae un fond de perversité tel que tout ce

idée prise chez cet

qu'il

a conçu et écrit dût en être infecté. Je crois

discerner de cet état d'esprit tient

deux raisons

aux attaques de Nietzsche contre

nisme, l'autre (qui n'a,

que depuis

effets

la

il

:

l'une

le christia-

est vrai, fait sentir ses

guerre) tient à sa qualité

d'Allemand. Je m'exphquerai sur l'une et sur l'autre. Il

est très vrai

l'égard

du

que Nietzsche a manifesté, à

christianisme, l'animadversion la plus

vive et qu'il

l'a

attaqué avec violence. L'expression

de cette passion est parsemée dans plusieurs de ses écrits. Elle est concentrée intitulé

:

dans un petit

l'Antéchrist, consacré à la

livre

personne du

fondateur du christianisme. L'auteur y représente

PIERRE LASSERRE

16

Jésus

comme un malade

et sa thèse a

beaucoup

d'analogie avec celle que soutenait Jules Soury

dans un malgré

livre le

paru vers 1875, et qui n'éclipsa pas,

grand talent de

Jésus, de Renan. tiens

de

l'écrivain,

flétrir.

la

ne peut y avoir pour

scandaleuse

plus

leur zèle à la

Il

injure

;

Vie de les chré-

on conçoit

Cependant, celui qui s'en est

rendu coupable peut avoir traité avec une sagesse acceptable pour eux d'autres questions. Tout

monde l'admet pour Voltaire

;

le

certains l'admettent

pour Jules Soury. Pourquoi ne l'admettrait-on pas pour Nietzsche ?

pages de critique

Il

a écrit des centaines de

littéraire,

par exemple, qui sont

d'ailleurs merveilleuses et, qu'à

près, des esprits fort opposées

quelques nuances

animés de tendances religieuses

aux siennes pourraient

Ce qui achève de légitimer et de séparation, dont soi, c'est

que

la

le

signer.

conseiller cette

principe est indiscutable en

haine du christianisme tient certai-

nement chez Nietzsche à un côté maladif de l'esprit.

En

thèse générale, je ne. crois pas que cette

passion de haine contre le christianisme soit la

marque d'un Il

me

esprit tout à fait maître de lui-même.

semble qu'elle implique une grosse part de

méprise sur

la

nature de l'objet haï et qu'elle

le

NOUVELLE PRÉFACE non

voit,

17

en lui-même, mais

tel qu'il est

tel qu'il

apparaît à travers un verre déformant. (Je parle

d'un sentiment dirigé, non contre

ou

telle

confession chrétienne, mais contre le fond

telle

commun

du christianisme.)

Tout d'abord, nisme est

pour

si,

le chrétien, le christia-

la religion vraie,

exclusivement vraie,

le

philosophe, qui ne lui attribue pas ce titre, est au

moins obligé d'y reconnaître une forme de ce

culière la

religion.

qui

tiens,

fait

comme

Et,

ne

humain

sont

parti-

universel qui s'appelle

nos modernes antichrébouddhistes,

ni

maho-

ni

métans, ne s'en prennent pas au christianisme au

nom

d'une autre religion,

ou non, contre

qu'ils

c'est,

religion

la

en

y songent

général

que se

déclare leur inimitié. Voilà ce que je ne trouve

pas très philosophique.

Qu'un

esprit

dans son

privé et pour la direction personnelle de ses senti-

ments

et de sa vie, n'éprouve le besoin d'aucune

religion, c'est

pas

ici.

une autre

Mais de



à

affaire, et je s'irriter

de la religion dans l'humanité,

qu'un

homme

en parfaite

contre l'existence

y a un abîme possession de son bon il

sens ne franchit pas.

On

au Mont-Blanc.

connu dans

mon

J'ai

ne m'en occupe

ne montre pas

maître, Victor Brochard,

un

la

le

poing

personne de

parfait païen.

PIERRE LASSERRE

18

tenait la morale des sages anciens pour supé-

Il

rieure à la morale chrétienne.

y

Il

puisait les inspi-

rations de son honnêteté, de sa fermeté et de son

courage, vertus qui furent grandes chez

jamais

il

Mais

ne montrait contre le christianisme d'inten-

tions destructives, ni

même

d'animosité.

Il

se fût

d'un déclamateur.

fait l'effet

Si

lui.

Brochard eût vécu au temps de Celse ou

de Lucien, son sentiment et son attitude eussent sans doute été autres. saire

de

la

en adver-

se fût posé

Il

religion

nouvelle.

eût essayé

Il

d'en empêcher l'établissement. Mais alors le sort

du christianisme

De

n'était pas décidé,

d'un homme qui en considérait les comme moins favorables à l'humanité

que ceux de était

La question

il

se présente aujourd'hui

d'une toute autre manière. si

gréco-romaine,

la vieille religion

raisonnable de se livrer contre elle à la

polémique.

Il

y

l'on veut, seize siècles (en

du moment où le

se jouait.

la part

principes

ou,

il

le

a dix-neuf siècles

comptant à partir

pouvoir impérial l'adopta) que

christianisme règne dans

le

monde

occidental.

Cette longue durée constitue une expérience dont il

serait bien difficile de soutenir

que

les résultats

soient à son désavantage. L'évocation de ce qui se serait passé

si.;*

ne constitue pas un argument

NOUVELLE PRÉFACE sérieux.

On

19

peut user de ces raisonnements hypo-

thétiques à l'égard d'un fait local, dont les consé-

quences se limitent à un petit canton du monde.

Mais l'application qu'on en voudrait

mouvement a eu un

de ni

tel

l'esprit.

de

faire

à un

historique d'une telle étendue et qui

succès ne serait qu'un

Le

christianisme n'est

amusement responsable

de l'empire romain ni de

la dissolution

la

période de barbarie européenne qui a suivi cet

événement.

Il a,

bien au contraire, pendant cette

triste période, pris,

suite de l'Empire la

civilisation.

autant

qu'il était possible, la

romain comme mainteneur de

Peut-on dire qu'à partir de

la

Renaissance, lorsqu'il n'a plus eu lieu d'exercer

dans l'ordre profane ce rôle de tutelle universelle, il

ait

gêné l'humanité dans son développement,

diminué par son influence arts,

l'essor des lettres, des

des sciences, des institutions publiques ?

faudrait,

pour pouvoir

Il

admettre que

le soutenir,

l'œuvre de l'humanité moderne, dans tous ces

domaines, demeure au-dessous de

ont laissée

celle

que nous

les anciens. C'est le contraire

manifestement

le vrai.

Nous n'avons

aucune supériorité de nature

;

qui est

sur les anciens

mais nous avons

cette supériorité de fait qu'ils sont les anciens et

que nous sommes

les

modernes. L'exemple

même

PIERRE IASSERRbI

20

de leurs créations et

magnificence des inépui-

la

sables leçons qu'elles contiennent, les leçons

comme

faire plus qu'eux.

La

politique des

un chef-d'œuvre qui ne a été plusieurs

fois égalé.

été atteintes, le

Romains

Et

si les

l'art

divines qualités

grec n'ont jamais

moins qu'on puisse

dire,

qu'elles ont été plusieurs fois approchées

en

c'est

de bien

En

en France et en Espagne.

Italie,

est

sera pas dépassé, mais qui

de simplicité et de naturel de

près

aussi

de leurs erreurs, nous ont permis de

revanche, combien le domaine d'expression embrassé

par nos arts est plus étendu, plus varié, plus nuancé. Nous avons plus vécu, plus senti, plus

Pour

connu que

les

sciences, la

comparaison n'est pas possible

le

Grecs.

la philosophie et les ;

c'est

propre domaine du progrès.

On

pourra alléguer que la gloire de ces splendides

travaux ne revient pas au christianisme, puisqu'ils sont la continuation, et à plusieurs égards, l'imitation de travaux

commencés

et déjà poussés à

point merveilleux avant sa venue. les ait

accompagnés, que son règne

Il

un

suffit qu'il

ait été

contem-

porain de leur accomplissement pour que la thèse qui consiste à le rendre coupable de je ne sais quel préjudice porté à la nature inconsistante.

humaine

se révèle

21

NOUVELLE PRÉFACE Voici, je crois,

dans un

esprit.

ou

forme

cette illusion se

Les idées chrétiennes,

religieuses

idées

les

comment

comme toutes

morales

imaginables

prêtent à des interprétations, à des

d'ailleurs,

marques de

applications qui portent des

diffor-

mité, de laideur, de disgrâce, de désordre, et contre lesquelles le

Mais et

bon

sens, la saine nature protestent.

n'est pas besoin de posséder la théologie

il

dogme pour

le

savoir que ces manières de

comprendre et de mettre en pratique nisme ne peuvent compter que

comme

le christia-

des dévia-

tions, des abus, des excentricités. Si elles avaient

répondu aux exigences

réelles

elles avaient été dans le sens

jamais

le

de la doctrine,

si

du grand courant,

christianisme ne fût parvenu à s'f.ntendre

avec l'Empire, non plus qu'avec aucun gouverne-

ment

jamais

civil,

civilisation

;

il

il

n'eût pu coexister avec la

y a longtemps

qu'il

eût péri

comme

tant d'autres sectes éphémères qui portaient à leur base quelque injure

au sens commun.

Il

a pu

advenir que des aberrations, qui se paraient du

nom du

christianisme, s'étabhssent et prévalussent

un instant dans

certains milieux chrétiens

;

mais

jamais, nulle part, les autorités rehgieuses n'ont failli

à

les

désavouer, à les condamner.

Un

non-

chrétien pourra, étendant la portée de cette obser-

PIERRE LASSERRE

22

vation et l'appliquant aux origines

mêmes du

christianisme, soutenir que les doctrines de l'Evangile et

de saint Paul ont dû relâcher beaucoup de

leur rigueur, consentir à bien des diminutions et des se rendre acceptables à la société

compromis pour romaine

au pouvoir impérial. Cette thèse

et

même

(que je repousse d'ailleurs) prouverait que l'hostilité contre

dant

christianisme

le

manque de

base.

En

se ren-

acceptable.la religion de l'Evangile s'est rendue

viable, et ce

compromis, ce médius terminus,

c'est

le christianisme, tel qu'il a été, tel qu'il a duré, tel

qu'il

a vécu et agi dans

quand on

les sociétés

humaines. Or,

parle ou écrit pour ou contre le christia-

nisme, la chose n'est intéressante et sérieuse que s'il

s'agit

tel qu'il

de ce christianisme

a été dans

du christianisme

là,

l'iiistoire et

non

tel

que

le cons-

truit et le déduit,

d'après des documents litté-

à

tous égards, l'esprit raffiné,

raires

lointains,

l'imagination morale subtile d'un

La même

homme de lettres.

distinction s'impose à l'égard d'autres

malentendus.

Les personnes

christianisme

avec

exemptes que

les

dévotion autres

des

qui

petitesses

disgrâces morales de la nature. d'esprit, le

manque

pratiquent

le

ne sont pas plus

La

et

des

mesquinerie

de générosité dans les senti-

ments, la niaiserie et

la

parcimonie peuvent être

NOUVELLE PRÉFACE leur fait.

Qu'un

homme

23

très sensible

à ces inélé-

gances ait passé sa jeunesse, l'âge des impressions vives,

dans un milieu dévot qui en était marqué,

et qu'il se soit ensuite affranchi il

tombera facilement dans

dévotion ce qui était

le fait

de

la foi religieuse,

l'erreur d'imputer à la

des dévots

eux-mêmes

et ce qui eût très probablement, sans leur dévotion,

atteint

un degré plus désolant encore.

la violence

de ce premier dégoût ne

la faculté d'observer,

Si

lui

pourtant a pas ôté

s'apercevra que les

il

mêmes

misères sévissent, avec de légères différences de

nuances, mais qui ne leur donnent rien de plus

sympathique, dans

les

milieux où régnent

idées d'émancipation religieuse

;

il

les

de

lui arrivera

rencontrer la plus sincère piété chrétienne associée

à

une nature d'homme parfaitement vivante,

ouverte, abondante et Ubérale.

Il

dira peut-être

qu'elle doit ces quahtés à ce qui subsiste

en

elle

de la sagesse et de la civilisation antique. Mais, par cette interprétation même, le

christianisme fait très bon

il

admettra que

ménage avec

la

sagesse et la civilisation des païens.

Pas plus

qu'il n'est

responsable de la tristesse

de certaines personnes chrétiennes, pas plus

le

christianisme ne l'est de la tristesse de certaines

époques chrétiennes.

En

de

telles

époques,

il

paraît

PIERRE LASSERRE

24

lui-même revêtu des sombres aspects du milieu

humain où

il

évolue, mais ce n'est pas lui qui les

y apporte. Le xix^ siècle aura artistes, un siècle trouble et

été,

désolé.

Le

versement des anciennes classes

sociales,

l'augmen-

tation

énorme des populations,

des grandes

villes, la

le

au regard des

développement

formation d'immenses agglo-

mérations, ouvrières, la multiplication des

du bien-être matériel

boule-

moyens

allant de pair avec la dureté

croissante de la vie, toutes ces causes conjointes

ont forcé

les sociétés

modernes à s'absorber dans

des soins utilitaires, des disait

Renan,

occupation

et

des

«

soins de

ménage

y ont beaucoup lettres

et

des

»,

comme

affaibli la pré-

beaux-arts.

Les

institutions, et plus encore l'esprit démocratique,

ont ruiné et rendu impossible

le

régime de protec-

tion dont jouissaient autrefois les

hommes qu'une

vocation réelle destinait à l'étude spéculative ou

à

la création

du beau, régime dont

leur étaient absolument nécessaires, qu'il faille

les bienfaits s'il

est vrai

renoncer à la recherche de la perfection,

seule raison d'être des travaux de l'esprit,

quand

on est obligé de demander à ces travaux un gain d'argent, les applaudissements de la multitude ou la

faveur de l'Etat.

De

telles

conditions n'ont pas suffi pour tuer

NOUVELLE' PRÉFACE arts.

les

Du

25

moins ne pouvaient-elles produire

qu'un art tourmenté

et plein de tares

ne remplissant

pas la vraie et bienfaisante fonction de

qui

l'art,

est de mettre de la beauté et de la douceur

dans

la vie.

Les grands écrivains qui, en France et

ailleurs,

se sont faits les interprètes de la plainte générale

dont

je

résume

le

ici

un Stendhal, un

sujet,

Renan, un Flaubert, un Baudelaire, un Ruskin, un Nietzsche (sans oublier Richard Wagner, malgré ce qu'il

a de confus dans

les idées),

un Musset à

heures, ont, je crois, exagéré la laideur

moderne, qui, laid

que

rente.

pris

ses aînés,

Mais ce

ses

du monde

dans sa masse, n'était pas plus s'il

qu'ils

l'était

d'une manière

diffé-

ont bien vu, c'est l'absence,

au centre ou au-dessus de ce monde, lourd

et dis-

persé en tous sens, d'un foyer lumineux, d'un asile

de

l'esprit et

tion et le

du goût, d'un



la

contempla-

génie puissent accomplir en sécurité leur

œuvre pour

le

toutes choses.

vivre que

de

senties

comme

De

une

là,

lieu

bien de tous et

Les âmes

rayonnement de ne sauraient

pensée et de fantaisie,

se

sont

des exilées dans cet âge de plomb.

tristesse

ajoutée chez

le

délicates qui

elles

maladive qui

s'est si

souvent

à la tristesse raisonnée, mais

supportable, que la condition humaine considérée

PIERRE LASSERRE

26

en elle-même peut, en tous temps, inspirer à

De

réflexion.

la

nuance sombre, languissante,

là, la

désolée, qu'a pris chez elles le sentiment religieux

normalement appelé qu'à con-

chrétien, qui n'est soler

l'homme des

terrestre,

et plus

et à

insuffisances générales de la vie

mais qui se mêlait

immédiat des maux

une certaine phase de

au sentiment aigu

ici

un

particuliers à

siècle

l'état social.

La maladie moderne a communiqué sa couleur au christianisme moderne. Le besoin chrétien est apparu hé à une oppression intérieure, à une de la santé morale naturelle.

déficience

apparu

solidaire des états

bilité.

Mais,

pour

romantiques de de

tirer

jugement général sur

la

ces

est

Il

la sensi-

apparences un

nature du christianisme

et en conclure qu'il porte en soi quelque chose de

morbide,

a fallu généraliser de la manière la plus

il

illégitime

des

caractères tout accidentels

;

il

a

fallu oublier qu'il avait été la religion puissante

et

non discutée d'époques dont

rieurs,

et,

comme on

distinguèrent

par

dit,

tous

«

les

les

hommes

représentatifs

d'une

signes

supé»,

se

santé

vigoureuse et d'un esprit fleurissant.

Imaginons agissant sur

placé pour

toutes

un

y

ces

causes

de

confusion

esprit particuUèrement disposé et

céder.

Imaginons une jeune nature

NOUVELLE PRÉFACE d'élite,

douée à la

27

d'une magnifique

fois

intelli-

gence et d'une sensibilité morale extraordinaire,

anormale

;

elle

une éducation

du moins

a reçu avec une culture très étendue, religieuse intensive,

a

été

rendue

ou dont

l'action

par

perturbatrice

manque de mesure de la sensibilité qui l'a Nous n'avons pas affaire à un être tout sain

;

il

y a du

le

reçue.

à

fait

déséquilibre, des éléments ruineux

dans cette personnalité

;

elle

porte

le

poids d'une

de ces hérédités un peu onéreuses qui apparaissent

souvent

liées

(nous ne dirons pas du tout

:

néces-

sairement) à l'extrême finesse des organes intellectuels,

au génie de l'imagination. Les souffrances

qui naissent de là sont accrues par les milieux où elle vit et

qui sont

le

plus faits pour offenser et

insulter sa délicatesse maladive. Quelle lorsqu'elle se sera la

va

être,

émancipée des soumissions de

première jeunesse, sa disposition à l'égard des

idées chrétiennes, des sentiments chrétiens, de ces idées et de ces sentiments qu'elle a pris dans

un

sens d'idéalisme outré dont le raffinement équivaut

à un véritable fanatisme

ne sera pas

le

calme et

1

Sûrement sa disposition

la sérénité.

Ou

bien, elle

persistera dans sa direction religieuse et s'y jettera

à corps et

âme

perdus, ou bien

elle s'en écartera,

mais avec violence et en se révoltant contre

les

PIERRE LASSERRB

28

objets religieux de son premier idéalisme, elle les

rendra responsables des inquiétudes et des exagérations qui la tourmentent lui

en avoir inoculé

imaginera elle

le « virus

abusera

des

et la

l'histoire

le

elle les

;

accusera de

germe empoisonné. Elle

chrétien facihtés

Et, dans ses théories,

».

qu'offrent

spécieuses

psychologie et que nous avons

essayé d'indiquer, à qui prétend définir le chris-

tianisme par

les

moraux

excès

sous son nom, par

les

qui se sont produits

misères morales qui ont

projeté sur lui leurs reflets. Mais cette interpré-

devra se comprendre au

tation anti-chrétienne

fond Voilà,

comme un fanatisme chrétien retourné. me semble-t-il, l'histoire de Nietzsche. Je

dois répéter que, dans le tissu de sa pensée et de

une tache

ses doctrines, si l'anti-christianisme fait

éclatante,

il

n'occupe

cependant qu'une place

limitée.

Un

autre point de ces théories, qui ne

pas impliquer

comme

mais qui reçoit de dirai

presque de

celui-ci

la brutalité

la

me

paraît

une erreur de fond, tendancieuse et je

fureur du vocabulaire, une

apparence de violence injurieuse et repoussante, c'est sa

fameuse distinction entre «la morale des

maîtres

»

et «la

morale des esclaves».

Une

étude

attentive de la pensée de Nietzsche, dégagée de

XOUVELLE PRÉFACE

29

montre

ses fonnes truculentes et de ses bravades, qu'il s'agit ici

moins de

gories sociales

la distinction

de deux caté-

d'hommes que de deux

catégories

de tendances qui peuvent se rencontrer chez tous les

hommes. Les

maîtres,

ce

sont les natures

aristocratiques et fières, dépourvues de grossièreté et surtout de vanité.

commander, avec

le

ils le

Quand

il

font avec une dignité naturelle,

respect des personnes auxquelles

nettement des ordres. Et c'est qu'ils

s'ils

ils

donnent

savent commander,

savent obéir. Les esclaves ne savent

ni l'un ni l'autre.

Toute obéissance, toute subor-

dination les humilie. raison.

arrive de

leur

Ils

veulent toujours avoir

Us commandent volontiers, quand

du tempérament

et de l'audace.

savent faire qu'à

matraque

la

de faire accepter leur autorité

grand signe de l'autorité) à

Mais

ils

ils

ont

ne

le

et sont incapables (c'est

pourtant

le

un homme de caractère.

L'erreur et le trait comique de Nietzsche, c'est de se mettre en colère parce qu'il voit

dement

n'est presque jamais

le mériteraient.

que

le

comman-

reconnu à ceux qui

Aussi leur compose-t-il en imagi-

nation une vengeance effroyable, en faisant d'eux

un

petit bataillon

engins les plus

de chefs impitoyables armés des terribles

avec lesquels

ils

font

•narcher le troupeau humain. Cette invention lui

PIERRE LASSERRE

30

a valu un renom détestable n'honore pas son bon sens.

et,

On

à coup sûr,

elle

a perdu de vue

la

psychologie morale dont ces images, ces rêveries,

évoquant de nouveaux Attilas

intellectuels

et

raffinés,

ne sont que l'expression plus qu'hyper-

bolique.

On

a cru qu'il préconisait une morale de

brigands et de tape-dur. Je ne doute pas que plus

d'un Allemand, pendant la guerre, n'ait d'innocents

Mais vraiment il

il

commettait un contresens dont

faut innocenter le

et surexcité,

fusillé

en l'honneur de Zarathusira.

civils

cœur de

non pas

ce privat-docent, délicat

certes sa raison.

*

*

Il me reste à m'expliquer sur la mand de Nietzsche et sur le grief

qualité d'Alle-

qui en est tiré

contre ceux qui font profession d'admirer chez lui,

nonobstant ses

tares,

un des génies de son

siècle.

Je à

suis,

quant à

fait tranquille.

porain

n'aurait

toujours

la

question de tendance, tout

Et je crois que nul écrivain contemlieu

combattu

de

l'être

l'influence

davantage. intellectuelle

J'ai

de

NOUVELLE PRÉFACE rAUemagne. Je de

mon

l'ai

combattue de toute

intelligence.

Romantisme français, le

versité,

articles,

l'énergie

Les personnes qui ont lu la Doctrine officielle

Germanisme

ma

31

et

le

de l'Uni-

humain, mes

l'esprit

réponse à l'Enquête de M. Morland

sur l'influence allemande, publiée en 1903, peuvent

témoigner que cette lutte a été un des objets les

mon

plus suivis de

vingt ans. part,

Il

activité

littéraire depuis

se peut, qu'en fait, je n'aie,

ma

que bien médiocrement réussi à dissiper aux

yeux de mes compatriotes

le

vieux mirage d'une

Allemagne éprise de contemplation «

pour

désintéressée

»

du pragma-

et à les convaincre

tisme sommaire qui,

commune

intellectuelle

de Kant à

Fichte, forme la

inspiration des plus fameuses doctrines

germaniques. Ce que je

sais, c'est

que

je n'ai

pas

attendu août 1914 pour y découvrir ce caractère et

que

jadis

je parlais

de ce que

je savais,

ayant passé

beaucoup de temps à approfondir ces

moires,

d'ailleurs

gri-

animés d'une force qui, pour

n'être qu'en partie celle de l'esprit, n'en est pas

moins redoutable. Mais justement, parce que

j'ai

là-dessus quel-

ques études, je ne crois pas qu'il suffise d'accu-

muler sur

la tête

de ces philosophes

les épithètes

injurieuses et les invectives pour délivrer la pensée

PIERRE LASSERRE

32

française et la pensée européenne de la servitude qu'ils Il

ont réussi à leur imposer depuis un

siècle.

faut les connaître et les critiquer sérieusement,

et c'est ce

qu'on ne peut

une grande

faire sans

et

honnête application de l'intelligence, c'est-à-dire des

sans

préalables

dispositions

d'impartialité à leur égard.

rendre justice,

leur

services qu'ils ont

du

côté

à

Il

de sérénité et

faut être prêt à

reconnaître

pu rendre à

tort qu'ils lui ont fait.

conclusions où l'on arrivera

la

l'esprit

(j'ai

A

de

part

humain

à

ce prix, les

indiqué quelles

sont les miennes) pourront n'être pas dépourvues d'autorité.

La question n'est pas simple. Si la pensée mande (je parle de la pensée spécifiquement

aile alle-

mande, de Kant, de Fichte, de Shelling, de Hegel et de son école)

dans

peut être jugée indigne de jouer

la direction

de la pensée humaine,

qui, en d'autres temps, a

appartenu à

le rôle

la philo-

sophie d'Aristote, à la philosophie cartésienne, à

l'empirisme des Anglais, ce n'en est pas moins un fait,

un gros

fait,

un

fait

énorme

et puissant

les choses se sont passées depuis cent ans si elle le

méritait. Si elle a séduit chez nous beau-

coup de têtes troubles et sur

que

comme

un Renan,

faibles,

c'est-à-dire sur

elle

a exercé

une des plus vastes

NOUVELLE PRÉFACE du xk®

intelligences

un haut

siècle,

a sans doute particulièrement

mûr ne

mais dont son âge

n

faut qu'il

que Renan

y

saisi

s'était

prestige qui sa jeunesse,

pas affranchi.

eu des raisons à

ait

cela.

Il

faut

frappé de difficultés dont les

ait été

philosophies

33

classiques

ne

semblaient

lui

pas

apporter la solution et qu'il ait cru trouver dans philosophies

les

méthode

et le

tout au moins la

allemandes,

rudiment de cette solution. Nous

devons chercher s'il s'est trompé, et, par conséquent, nous placer en face de ces

y a lieu (et

S'il

de faire

le

ma

difficultés elles-mêmes.

conviction est qu'il

y a

lieu)

procès des systèmes allemands, c'est

par cette procédure qu'il faut passer. Elle demande essentiellement la tranquillité de l'esprit et doit

pouvoir être poursuivie à l'abri des impatiences de noble passion nationale.

la

que

Telle est la raison générale

l'on pourrait

invoquer en faveur d'une critique reposée et impar-

En

ne s'applique pas

tiale

de Nietzsche.

à

m'a paru y avoir un intérêt général donner, pour qu'on ne confondît pas avec

lui.

à la

de

la

Mais

germanophilie

sérieux. C'est

ce

qui

est

simplement du

une critique sérieuse de l'Allemagne

(critique impliquant,

nombre de

fait, elle

il

hélas

!

l'aveu d'un certain

sottises et de faiblesses à notre charge) 3

PIERRE LASSERRE

34

qui peut seule détruire chez nous la détestable

germanophilie intellectuelle.

Le le

patriotisme français dût

tout

lieu,

au

maudire,

le

il

loin

y

que

aurait

une place à part

goût le plus passionné

la civilisation, la littérature et les

l'esprit,

mœurs de

le

contraire, de faire

à l'Allemand qui a professé

pour

Et

cas de Nietzsche est différent.

la France. Nietzsche

a été bien plus

que Gœthe, dans son estime pour la culture classique et française. Il l'a défendue avec éclat,

loin

avec une verve et une pénétration admirable, contre les

prétentions

l'Allemagne.

Il

nous

a,

de la fausse culture de

dans l'ordre des

lettres et

des arts, restitué nos titres, oubliés, méconnus,

incompris par tant d'entre nous.

Il

était

mer-

veilleusement familier avec notre littérature et il

la véritable famille

y trouvait

Je pourrais

citer

françaises récentes, d'ailleurs

Nietzsche,

qui,

de son

esprit.

en exemple bien des œuvres

œuvres d'excellents Français

comparativement aux œuvres de

sont

d'un

goût tout boche et des

centaines de pages de Nietzsche d'une finesse et

d'une acuité toute française. ses

Il

suffit

de feuilleter

hvres pour s'en convaincre.

Que

cet ensemble de pages rayonnantes voisine

avec des violences et des truculences, des frénésies

NOUVELLE PRÉFACE

mêmes

35

qui ne peuvent plaire qu'à des barbares,

ou être reçues avec gravité que par des

naïfs, je

premier à en convenir. Mais ce que

serai le

j'ai

essayé de faire comprendre au sujet de l'anti-

de Nietzsche s'appliquerait d'une

christianisme

manière générale à ces aspects rebutants de sa

démon dont

personnalité, à ces impulsions d'un il

n'était pas le maître.

goût pour

Je n'ai pas

le

moindre

fureurs et les visions apocalyptiques

les

de Zarathoustra, bien que, dans cet ouvrage même, les folies

d'une forme effarante enveloppent parfois

bien des grains de sagesse «

gai-savoir

Au

surplus,

Nietzsche

et,

comme

il

disait,

de

ne s'agit aucunement de présenter

comme un Allemand renégat

comme un

il

».

allié

spirituel

avons défendue par

les

de

la

cause que nous

armes. Rien ne serait plus

puéril, et là n'est point la question. faisait ses délices

à sa patrie,

de Nietzsche et

Jean Moréas

lui

empruntait

souvent l'expression de ses pensées propres qui ne se distinguaient, je suppose, ni par le trouble ni

par

le désordre,

connaissait.

Il

ni par la brutaUté.

nisme,

n

ne

s'y

trouvait en Nietzsche un bon auteur,

un maître, souvent rieurement

Moréas

agité et convulsif, mais supé-

clairvoyant s'agit

et

ardent,

de

l'huma-

pas d'autre chose. Que

l'Aile-

PIERRE LASSERRE

36

magne voudra

son

de

fasse

Nietzsche

qu'elle

ce

!

Je n'aurai garde pourtant de suivre un critique de haute valeur, M. Julien Benda, quand

il

pose

Nietzsche en fauteur moral, en approbateur anticipé des bestialités commises, sous prétexte de guerre, par les armées impériales. distinguer.

maximes que

Benda

M.

Du

s'autorise

moins, faut-il

de

certaines

et démonstrations féroces contre la pitié

Et

l'on trouve en effet chez Nietzsche.

je

concède pleinement que mainte brute allemande,

compliquée de pédantisme, a pu s'emparer de ces

thèmes comme d'une légitimation savante excitant

de

intellectuel

et d'un

inhumanité.

son

Mais

Nietzsche, dans ces détestables pages, n'a réelle-

ment pas eu en vue gageures

Ce sont, de sa

l'action.

de cabinet, réactions

littéraires, violences

rageuses et

d'un être

folles

part,

fébrile,

mais

droit,

contre les hypocrisies épaisses du faux sentimentalisme qui l'entoure et dont

N'admît-on

pas

impossible (car

cette

les

il

connaît

les dessous.

interprétation,

textes sont

là),

il

serait

de ne pas recon-

naître en Nietzsche le peintre et le satiriste le

plus terrible de la

«

moralité

»

allemande. Ces

consciences honnêtes, qui ne perçoivent que très

obscurément

la

différence

de l'honnêteté avee

NOUVELLE PRÉFACE

37

l'hypocrisie, ces consciences « idéalistes » chez qui les aspirations

de l'idéaUsme se mêlent

si

indiscer-

nablement aux appétits d'un sensualisme

grossier,

que

ceci et cela a tout l'air chez elles

de ne faire

qu'un, c'est Nietzsche qui en a dressé, avec tout le

feu de sa verve et l'acuité chirurgicale de son

coup

d'œil, l'image la plus irrécusable et la plus

accusatrice qui soit.

Le nom de

«

l'Allemand d'exception

»

qu'il

donnait à Gœthe, on pourrait plus justement, à

beaucoup d'égards,

le lui

Paris, janvier 1917.

décerner à lui-même.

AVERTISSEMENT (1902)

Publié,

il

y a près de

recueil périodique,

ans dans un

trois

mais composé

il

y erva plus

de cinq, c'est-à-dire avant que Nietzsche ne fût encore lisible en français, ce travail nous avait

paru perdre et

toute utilité à la suite de la belle

complète traduction du grand psychologue

donnée par

M. Henri

Albert

et

collabo-

ses

rateurs.

Nous aux

avions voulu initier ou plutôt

amorcer

»

idées de Nietzsche quelques jeunes esprits

capables

particulièrement

comme et

«

il

d'en recevoir

lation

d'en

tirer

profit

venait de nous arriver à nous-même,

non un joug, mais une stimu-

dans leur développement.

Ayant eu cependant quelques-uns

des

plus

l'occasion de connaître

notables

exposés

Nietzsche donnés dans nos revues depuis

de cette

époque, nous avons dû cesser de croire toute

lumière faite sur des conceptions qui demanderaient,

pour

être bien

comprises

et

justement

appliquées, plus de perspicacité psychologique

que d'érudition philosophique.

PIERRE LASSERRE

42

Le

ff

nombre] de personnes qui avait eu

petit

l'indulgence de s'intéresser à cette étude, lors

de sa première apparition, l'avons

amendée

possible

sans

et

en

que nous

est averti

complétée autant qu'il était altérer

le

premier

accent.

Travail délicat! Car nous n'avions pas laissé passer pour parler de Nietzsche l'heure

oii

nous

subissions de sa part un tout nouvel

et

assez

vif entraînement. Nietzsche

nous a surtout aidé

ainsi que maint autre de notre génération à rentrer en jouissance de certaines vérités naturelles.

plus

Mais comme vieilles

que

ces vérités sont

on en arrive à oublier

lui,

fièvre qui accompagna

la

Ce qu'on ne être

doit

beaucoup

cette

pas oublier,

communiquée avec

récupération.

peut

c'est qu'elle

fruit à des intelligences

bien nées, mais profondément contaminées par les

sophismes

sur

lesquels

la

critique

de

Nietzsche exerce l'action la plus corrosive. IjC nietzschéisme est effet

qu'une

crise,

moins une doctrine en

mais une

crise salutaire. Il

y a chez Nietzsche un contraste entre

le

des idées, classique, positif, traditionnel, ton,

dont

l'ardeur

fond et

le

va souvent jusqu'au sar-

AVERTISSEMENT

43

casme.

Un

conservateur qui parle

révolté,

un

attique,

des

avec

brutalités

d'Allemand l'histoire

:

moins joui

goût,

moqueries

rudes

de

le

physionomie assez nouvelle dans dont

et

et

secret

le

gît

que Nietzsche, parvenu à

ceci,

comme un

un Français par

peut-être

la sagesse,

qu'il

n'a été

irrité

Quand une âme

délicate

par

en

en a

l'erreur.

découvre dans

un

idéal auquel elle s'était laissé séduire

par

ses

penchants

et

les

latanisme, justifiée.

plus nobles, sophitisque

char-

s'offense et certes sa colère est

elle

Mais

il

dure trop. Car

pas bon que

n'est

porte

elle

lui-même que contre

cette colère

moins contre

le

faux

la naïveté et aussi l'orgueil

qui nous en rendirent dupe. C'est là une aventure personnelle dont d'avoir

ne faudrait pas, à moins

il

génie

le

de

d'écrivain

l'auteur

Zarathoustra, occuper trop longtemps

Tandis

que

cavernes,

Au

nous

le soleil

ne

errions s'était

reste, le caractère

ment

l'objet

Quoi

de

dans

le

de

monde.

d'obscures

pas arrêté de

luire.

de Nietzsche n'est nulle-

cet écrit.

qu'il ait

pu y passer du

ton nietzschéen,

qu'on veuille bien y voir surtout un essai de

PIERRE LASSERRE

44

On

sysiémaiisaiion.

n'y trouvera pas

le détail

des théories de Nietzsche, mais seulement ses

vues génératrices,

observations initiales d'où

les

Vardent mouve-

est parti et oii revient toujours

ment de sa

Nous

critique.

avions projeté, pour

ce travail, le titre suivant

Tanarchisme,

et

justement. Toutes se subordonnent

V homme

Nietzsche contre

pourrait

les

conceptions de Nietzsche

le

porter

très

à sa critique de l'anarchie,

anarchie tant dans de

:

il

les

mœurs

dans

que

et les

sentiments

V institution

U auteur de la plus profonde

et

sociale.

véridique étude

donnée en France sur notre auteur ne Vinti-

pas

tule-t-il

Nietzsche ce

:

(1),

sens de la hiérarchie chez

le

reconnaissant

comme nous dans

problème d'organisation de l'autorité

et

de

la règle le centre de ses préoccupations ? Cette

rencontre avec

un

empêcher de voir est faite

esprit éminent,

les

sans nous

défauts de notre ouvrage,

pour nous rassurer sur

la justesse de

notre interprétation.

Avril 1902. (1)

M.

Jules

23 mars 1901.

de

Gaultier,

P. L. d<ms

la

Revue hebdomadaire,

LA MORALE DE NIETZSCHE

Il

y a quelques années, lorsque

le

nom

de

Nietzsche fut devenu trop célèbre pour que des

comme M.

qui,

écrivains

de

Wyzewa ou

feu

Valbert, apportent aux lecteurs de nos grandes

revues

les

nouvelles philosophiques de l'étranger,

gardassent plus longtemps

de s'en

le droit

taire,

on vit une singulière aventure. Je devrais plutôt dire qu'elle arriva, mais qu'on ne -la vit point. L'auteur du Zarathustra fut présenté à la France

comme

le

type

le

plus radical d'anarchiste, de

nihiUste, de démolisseur universel,

que

l'idéologie

allemande eût jamais enfanté. Réputation fâcheuse, bien propre à faire exclure Nietzsche, sans plus

d'examen, du nombre des esprits supérieurs. Car qu'y a-t-il, à la fm du xrx^ siècle, de plus rebattu

que l'anarchisme, de plus simplet, de plus à la portée de tout le monde que le nihilisme, de plus inofîensif enfin

germanique

?

que

les «

audaces

»

d'un idéologue

Ces renseignements suffirent pour

détourner de Nietzsche l'attention des personnes pondérées. les

La

question était donc entendue.

Et

informateurs un peu hâtifs dont je parlais

avaient

nouveau.

réglé

leur

compte

avec

le

météore

PIEHRE LASSERRE

48

heureusement, a reparu.

Celui-ci,

La

traduc-

œuvres de Nietzsche publiée par la Société du Mercure de France et qui honore tant son auteur principal et initiateur, M. Henri Albert, est maintion des

tenant presque complète. Elle a au moins dissipé ces méprises grossières. n'est pas anarchiste

de

aussi juste

;

Non seulement mais

serait

il

Nietzsche

à peu près

apphquer cette épithète ou

lui

toute autre exprimant un état d'esprit enfantin

que d'appeler Joseph de Maistre un

et sauvage,

jacobin, ou Michelet jésuite. lui ait

11

prêté ce qu'il exècre

une

existe

est curieux

Il

qu'on

le plus.

erreur, erreur

méchante, louche,

souterraine, destructrice secrète de tout ordre et

de toute beauté, ver rongeur des plus nobles œuvres humaines, que Nietzsche hait en effet vivacité de son goût pour la face

de toute

la

brillante

du monde

civilisé.

Il

serait bien

près

de l'appeler l'Erreur, la Négation, la Malfaisance

en

soi.

Et

c'est à



s'en souvient

lui-même dans

le

peu près en ces termes

que Méphistophélès

se

Faust de Gœthe. Mais

— on

définit le fléau

profond et subtil auquel en a Nietzsche n'est rien

moins,

certes,

opposé à ses

Le y a de plus

que méphistophéUque.

cynisme cavaUer est tout ce

qu'il

allures. Il faudrait plutôt l'imaginer

LA MORALE DE NIETZSCHE

comme un

gigantesque Tartufe qui aurait pris

de toutes

l'air

depuis

le

49

les sectes

de religion et de morale,

Bouddha, jusqu'à nos

jours, et qui

nous

représenterait, fondues ensemble, toutes les nuances

d'humilité,

d'hypocrisie,

renoncement

«

l'idéal,

»,

de

«

spiritualité

»,

de

d'absorption en Dieu ou en

savamment inventées

et exhibées

au cours

des siècles par une sainte rancune, par de sombres desseins de vengeance contre la Terre et la Vie.

Comment

désigner ce mal, dont

le

— mais par

intellectuelle



même

(^)

l'action tout

cent fois plus

redoutable que la torche d'Attila ou la

bombe

de Ravachol (incendiaires, non empoisonneurs)



dans

détruisit

le

monde antique

et achève

présentement de dissoudre dans l'Europe moderne les

plus précieux éléments et jusqu'à l'idée

de civilisation ? Mille noms car

il

même

conviendraient,

a mille formes. Mais qu'il exerce ses ravages en

grand ou en

petit,

dans l'institution sociale ou

dans des consciences

mœurs,

l'art

ou

se révèle par ce

n

lui

isolées,

qu'il

corrompe

les

la philosophie, toujours sa présence

symptôme

:

une anarchie. On peut

passage le reproche à Nietzsche de ne pas distinguer entre un christianisme réglé et serein et un christianisme morbide, entre saint Vincent de Paul et Tolstoï. J'avoue qu'un exposé où cette confusion n'est pas signalée, prête, pour sa part, au même reproche. Mais j'étais alors tout à la réaction contre un certain prêchi-prêcha humanitaire et idéaliste qui sévissait de (')

faut essentiellement appliquer à ce

que notre Nouvelle préface

tous côtés.

fait

PIERRE LASSERRE

50 dire

que

le

but de Nietzsche,

de forcer à reconnaître plupart

des

l'époque

principes

moderne

c'a été

le vice

sentiments

des

et

de démasquer,

anarchique dans la

s'enorgueillit

comme

dont

de

ses

plus nobles conquêtes morales et qui en forment

comme l'air respirable... ou irrespirable. La philosophie, ou mieux la psychologie

de

l'anarchisme est donc dans l'œuvre de Nietzsche plus qu'un article important. Elle est le centre et la source de tout. Elle fera l'objet propre de

ces pages où l'on s'étonnera peut-être de ne pas

trouver

le

critique.

ton froid et

«

Mais pour nous,

impartial

»

de l'exposé

comme pour un

nombre d'hommes de notre

certain

génération, le nietz-

schéisme fut moins une révélation qu'un adjuvant.

L'audace et l'éloquence de Nietzsche, mises au service

des conclusions qu'allait nous imposant

de plus en plus l'expérience des idées modernes et de leurs fruits, ont surtout activé et enhardi

notre libération intellectuelle. Qu'on nous excuse si,

au

récit

des

médecin moral,

vues essentielles de ce grand

s'est mêlé,

malgré nous, l'accent

de notre propre observation et

la

que nous traversâmes

Nous nous

aussi.

chaleur de fièvres flattons

que cette méthode toute spontanée n'aura pas nui à la véracité de notre interprétation. Nietzsche

ne se comprend pas très bien du dehors.

Le

signe de toute civilisation, d'après Nietzsche,

ce sont les

mœurs. Dans

le

vaste et confus concert

d'éléments que l'on a coutume de désigner sous ce

mot de

civilisation,

elles

donnent

la

note

humaine. Elles disent ce qui est advenu de l'homme

lui-même dans font, à

de

les

un moment

l'histoire, l'état

relations de

conditions d'existence que lui

et

en un lieu donnés, les accidents

des sciences, de l'industrie, des

commerce,

etc.

C'est concevoir bien

superficiellement une civilisation que de la croire définie par ses particularités visibles et tangibles

et c'est aussi s'en tenir à

de sa valeur. Qu'a-t-elle variété,

quelle

un

fait

;

critère bien grossier

de l'homme ? Quelle

nouvelle beauté ou déformation

du type humain nous donne-t-elle à comprendre et à apprécier ? Voilà la seule question qui intéresse,

quand on joint à une certaine hauteur de point de vue une certaine déhcatesse du goût le résidu psychologique d'une civilisation. Pour Nietzsche, :

PIERRE LASSERRE

52

une

avant tout, une culture, une

civilisation est,

culture d'hommes.

Comment donc

naît et se développe cette fleur

de toute vraie civilisation

:

des

mœurs

?

L'homme est fait d'une multiplicité de tendances, de mobiles, puissances

d'affections, d'impulsions,

discordantes qui le déchireraient bien vite et feraient périr de son propre désordre,

s'il

le

ne se

nettement dans des rapports de

les représentait

subordination et de dépendance qui assignent à

chacune Il

son rang, sa dignité, sa valeur.

d'elles

faut qu'il se soit assez discipliné, rendu assez

maître de lui-même pour être assuré que l'aveugle

mouvement de

ses sensibilités et

de ses instincts

ne viendra pas, à tout instant, briser ligne d'une tenue

dont

l'inéduqué, suffirait à lui

L'homme

prix.

la

ferme

vue du barbare, de faire connaître le haut

la

moral, c'est donc l'homme disci-

pliné, châtié, maître

de

soi.

Ces données peuvent sembler assez banales et

même

indécises.

On

en saisira tout

le

sens

si

nous ajoutons que Nietzsche n'accorde presque

aucune part à

Pour

lui,

la

«

nature

»

dans

toute espèce de moralité

ment dans

la

est,

ses principes généraux,

moralité.

non

seule-

mais surtout

dans ses particularités délicates et vraiment distinc-

LA MORALE DE NIETZSCHE

53

une œuvre du discernement, de l'applicadu soin, une culture. Il trouve les modernes mal venus à invoquer la nature, eux dont les moindres nuances de sensibilité et d'estimation morale sous-entendent tant d'expérience humaine.

tives,

tion et

D

n'a pas assez de railleries pour ces philosophes

qui, parce qu'ils n'ont

d'yeux que pour

moyen de l'homme éduqué,

tel

le

type

qu'il existe sur

quelques centaines de pieds carrés autour d'eux, attribuent à la

«

nature humaine

de ce personnage spécial leur propre médiocrité.

» les

— appellent

Pour Rousseau,

caractères «

la

nature «

nature

»

»

ce sont les rancunes plébéiennes, les attendrisse-

ments morbides de Rousseau une

solennisés, élevés à

dignité quasi mystique. Bref, Nietzsche est

— trop du — pour ne pas expulser impitoyable-

trop épris du net, du ajouterai-je,

ment de toute controverse cette notion de

Nature



droit,

fini

clair,

sur la morale, avec si

vague qu'on peut

y mettre tout ce qu'on veut, et généralement ce n'est qu'un nom pompeux donné à nos propres instincts

et



ces autres entités également obscures

dangereuses

:

Raison

Autonomie, Conscience... Il

n'est pas le premier, dira-t-on.

à l'avoir fait

maUce, parce théorie,

Libre

pure, bref, la Il

arbitre.

métaphysique. est le

premier

avec cette intransigeance et cette qu'il

ne

le faisait

mais par simple

pas au

finesse

nom

d'une

psychologique.

PIERRE LASSERRE

54

par haine de toute équivoque et de tout nébuleux

dans

mot

principes de conduite, enfin, selon un

les

qu'il aimait,

par

propreté

«

Toute morale donc, toute a été reconnue pour bonne

temps

qu'elle

marque

»

morale.

mœurs

règle des ici

ou

là,

en

qui

même

directions à l'énergie

ses

humaine, est une œuvre de cette énergie. Elle condense

le

de beaucoup

résultat

de victoires

remportées par l'homme sur lui-même. Elle est le

legs

de beaucoup

de générations

d'ancêtres

obstinées et patientes à se travailler, et à s'accen-

un

tuer elles-mêmes en

données d'une morale art arrivé à

certain sens.

comme

Il

en est des

des préceptes d'un

un certain point de perfection

:

ceux-ci

fournissent à présent des facilités au génie, lui

épargnent bien des tâtonnements et de efforts, lui procurent,

en

une aisance supérieure.

le

stériles

contenant fermement,

Mais

combien

chacun

d'eux suppose-t-il d'essais maladroits et de tentatives

recommencées

et fin sur les

!

Il

en est d'un jugement sain

mœurs comme du

goût.

Le goût ne

se manifeste guère dans l'élite d'un peuple

une les

intuition rapide et naturelle

comme

que quand toutes

façons à peu près d'être diffus, plat, choquant,

insignifiant, artistes

ennuyeux ont

et écrivains

été pratiquées par ses

antérieurs.

Il

résume donc

dans sa spontanéité acquise de longues habitudes de vigilance sur soi-même. Ainsi de tout tact

LA MORALE DE NIETZSCHE

55

moral, de tout sentiment de devoir ou de convenance. Pas une vertu n'a fleuri et n'a obtenu consécration

dans

l'histoire,

rehausse l'homme ou les

le

pare — depuis

Tout les

ce qui

héroïsmes

loyalismes, les nobles et chimériques fidélités

jusqu'à la politesse et est

hommes

dont des

n'aient été les artisans laborieux.

un acquis de

d'art de

l'art

l'homme,

aux bonnes manières



humain. La première œuvre

c'est

l'homme.

II

Par cette conception généreuse du pouvoir de sur

l'espèce

propre

sa

montre bien l'ennemi de

du pessimisme

et

plus

fortement

humanitaire, et

du

même

destinée,

chrétien.

encore



trait

Nietzsche

la résignation



Mais

se

évangélique il

s'oppose

au moderne optimisme remarquable

— en vertu

principe.

Les philosophes et sociologues modernes de Rousseau se croient en effet non-

l'inspiration de

chrétiens, parce que, contre l'ascétisme de la

évangélique,

Mais

la

ils

morale

revendiquent la liberté de l'instinct.

dangereuse

folie

de ces esprits, c'est d'être

imprudemment chrétiens que l'Evangile luimême. L'Evangile ne perd pas de vue l'opposiplus

tion de ses préceptes à la nature, ni

sont

combien

ils

pour scandaliser l'homme naturel, quand n'en aperçoit pas l'envers divin. Ce que

faits

celui-ci

nos humanitaires entendent, eux, par « Nature » ce n'est autre chose que l'idéal évangélique tout réalisé.

Leur thèse de

la «

bonté primitive de l'homme»

LA MORALE DE NIETZSCHE

57

que l'homme portait primitivement en lui vertus et les affections que le chrétien croit

signifie les

avoir été révélées à la terre par Jésus-Christ.



aussitôt du moins qu'il se gouvernement moral d'une partie

Le Christianisme fut organisé en

— montra

de l'espèce humaine ne laisser espérer la

félicité

cette sagesse de

générale que pour une

reconnut dans

mal une

nécessité

autre vie.

Il

essentielle

de la vie présente. C'est dès ce monde

même

le



chrétiens les disciples de Rousseau rêvent masqués d'un faux naturalisme, de l'humas'accomphr le parfait bonheur de voir

que

déréglés,

nité.

Ces pontifes bourgeois, ces

ont matérialisé, laïcisé

A

le

«

«



juifs charnels »

royaume de Dieu

».

supposer que leur espérance ne fût pas miséra-

blement chimérique, ne voient-ils pas tout ce que sa réalisation supprimerait de vertus et d'énergies ?

La

fraternité, la

douceur des mœurs

Mais que deviendraient défense ?

grandes

avec

les

Le courage des grands ambitions

lui, la

fleuriraient.

vertus de guerre et de

individuelles

desseins et des dépérirait

et,

cause la plus décisive du progrès intel-

lectuel. Singuliers

ennemis du christianisme, qu'une

hérédité de christianisme sans correctif a assez pétris, assez brisés

un

tel idéal

pour

comme

tion de l'être humain,

dissement de la vie

1

qu'ils

la plus

ne ressentent plus

lamentable diminu-

comme

le

plus triste affa-

PIERRE LASSERRE

58

Contre

cet

généreux

idyllisme,

d'apparence,

mais, par ses conséquences, si laid au fond, Nietzsche est

du côté des Montaigne, des Hobbes, des La

Rochefoucauld, des de Maistre, des clairvoyants

Nullement brutal, l'homme au contraire

enfir.

le

plu« délicat, dirai-je, le plus féminin qui fût par la sensibilité,

il

n'éprouve aucun besoin d'inno-

center la nature, de prêter la franchise au renard

mansuétude au loup. Il sait qne l'homme a commencé par être un loup et un renard, qu'il l'est encore et que ce n'est pas à déplorer absolument, car un agneau n'est propre qu'à être mangé, et la

et la douceur, l'honnêteté de l'agneau n'ont rien

d'admirable, étant, chez cet animal, stupides et

justement

«

naturelles

».

Rien n'a commencé que

par l'énergie. Et l'énergie, jusqu'à ce qu'elle ait appris de ses propres échecs la nécessité de la discipline et de la modération, ne connaît d'autre loi

qu'elle-même.

Elle

toyable,

impudique.

professe

mal

:

le

n'est

contraire, l'origine, le

le bien.

Il

y

a,

est

le

Sot qui

mal.

qu'un accident.

noyau de

de tout ce qui a grandi sous

dans

donc cynique, impi-

est

Elle

Il est,

au

tout ce qui existe,

le ciel. Il est

enveloppé

à la racine de la

vie,

une

impulsion initiale qui la pousse uniquement à se faire place, cipe,

«

à prévaloir.

La

Volonté de puissance

vie est, en son prin».

LA MORALE DE NIETZSCHE

un instant sur

Arrêtons-nous

59

formule

cette

fameuse, à cause du grave malentendu auquel

elle

peut prêter.

Depuis Hegel,

les

métaphysiciens allemands soçt

obsédés du dessein grandiose, mais fabuleux, de

ramener toute

de l'univers à un unique

la variété

principe générateur. Ce principe,

par

l'atteindre

une

ils

s'évertuent à

souvent

dialectique

fort

obscure, où l'imagination supplée la raison. ils le

On

l'Absolu, l'Inconscient, la Volonté. là

Et

baptisent. C'est pour l'un le Moi, pour d'autres

reconnaît

de simples abstractions logiques ou psycholo-

giques divinisées.

Nietzsche

le

de sa doctrine

ment de

Dans

la fausse

vue qui

fait

de

continuateur de ces philosophes, et la dernière

étape dans

ce panthéisme, d'ailleurs

auteurs prennent la

«

si

développe-

le

vain, quelques

Volonté de puissance

»

pour une formule d'explication cosmique. Ainsi entendu, Nietzsche perdrait toute sa précision, tout son prix. Malgré des éclairs parfois jetés sur le

domaine des idées cosmologiques,

il

n'étend pas

sérieusement ses regards au delà du règne humain. C'est dans

puissance.

l'homme Il

ce que l'industrie Il

qu'il

observe la Volonté de

voit en elle la cause première de tout

humaine a ajouté à

entend qu'à l'origine de tout ce qui

la nature. s'est établi

de durable, d'ordonné, de proprement humain dans l'humanité, il y a, non pas suggestion de

PIERRE LASSERRE

60 l'instinct,

non pas

nécessité,

mais

fait

même commandement

de la

de violence, de domination,

de conquête, quelque chose d'imposé et de subi. intellectuelle, esthétique, morale Toute règle

ou

politique,

rebelles

de

la

— —

signifie des instincts et

mis sous

force.

le joug.

Tout

Victorieuse,

qu'elle avait soumis, faire

elle

du

«

droit

»

impulsions est

un

legs

a pu organiser ce

résultat de la guerre

la loi de la paix.

La Volonté de

puissance est la conseillère pro-

fonde des peuples et des races. C'est

met

forts,

qui les

elle

sur la voie des vertus par lesquelles

ils

deviendront grands, uniques. C'est

seront

elle

qui

les rend apphqués, persévérants, rusés, intraitables dans la défense et l'entretien de ces vertus. C'est elle

qui leur suggère les expédients qui les sauvent

de périr aux tournants dangereux de leur destinée ici la cruauté, les exterminations rapides et com:

plètes de l'ennemi extérieur

au

ou

intérieur, ailleurs

contraire la patience, l'endurance, la longani-

mité. Elle fête ses extrêmes triomphes dans les belles civilisations, les plus

doux

et les plus achevés

dans de gracieuses et nobles mœurs

{^).

(') J'expose Nietzsche, filais il y a dans mon exposé un certain ton d'adhésion sur lequel je dois encore ici m'expliquer. Quand on est jeune, on rebondit à l'excès sous la contradiction, on est enclin à répondre aux déclarations de l'hypocrisie par un certain cynisme d'esprit qui se plait à exagérer ce que l'hypocrisie dissimule. Devant des IdéaUstes alTsctés qui opposent d'une manière absolue la justice et la force, on se plait à outrer la part originaire

LA MORALE DE NIETZSCHE

61

Mais, par quelque biais qu'elle dirige l'homme vers ses

ment

fins,

elle lui

il

est

une contrainte qu'invariable-

impose, à savoir

:

celle qu'il

a à

exercer sur lui-même dans le sens des vertus d'où

dépendent son salut

et sa primauté.

de la ^-iolence dans toutes les institutions de justice. force qui écrase injustement d'autres forces et qui, après cette victoire se montre organisatrice, fonde un ordre de justice, une paix qui rend la justice possible. L'histoire ne nous montre qu'en trop de cas ce spectacle. Il est niais ou malhonnête d'édulcorer les leçons de l'histoire et mieux vaut écouter Nietzsche. Mais le même sens expérimental et positif, qui nous fait voir que rien ne saurait différer autant d'une pastorale que le tableau vrai des événements humains, nous montre aussi (et c'est ce dont Je ne tenais pas assez de compte) que le progrès général de la civilisation et des lumières dans les peuples de l'Occident (je dis: de l'Occident) y ôte d'avance toute justification aux entreprises « exterminatrices » tentées soit par un peuple contre un autre, soit, dans un peuple, par un parti contre un autre parti et condamne ces entreprises à l'échec. L'échec peut raalheuieusement (nous l'avons assez vu) ne survenir qu'après beaucoup de ravages accomplis. U reste donc vrai, que la première vertu des peuples et des gouvernements, c'est qu'ils soient forts. C'est la condition primordiale pour qu'ils puissent être doux et justes. de

la force et

Une

III

«

Plutôt n'importe quelles mœurs, dit Nietzsche,

que pas de mœurs du tout Sans doute

!

mais

il

»

!

y a pour l'homme bien des

façons de se représenter l'ordre et la discipline

convenables à sa nature.

Il

a eu bien des sortes

y

autant que de cUmats, de religions,

d'éthique,

de patries, de castes sociales. Qu'est-ce qui

fait

adopter l'une plutôt que l'autre ? Qu'est-ce qui,

pour une respectif

une famille humaine déterminée,

société,

assigne à chaque

dans

mode

d'agir et de sentir son rang

l'échelle

des

valeurs

morales ?

Qu'est-ce qui qualifie le bien et le mal ?

Toujours

volonté de puissance. Tout critère

la

d'estimation morale est au fond, pour ceux qui l'adoptent et

le

la grandeur.

Il

ou

préconisent,

qu'il faudrait

pour primer en idéal de

;

un moyen de

s'assurer

s'inspire des conditions qu'il faut

à une certaine catégorie d'hommes

ces conditions,

la vie.

il

les érige

en norme,

LA MORALE DE NIETZSCHE Mais

63

morale s'établit par des voies et des que ce fonda-

la

inspirations bien différentes, selon

mental vouloir de primauté jouit de

la puissance

réaliser ses desseins, tout

effective nécessaire pour au moins pour les poursuivre au grand jour

bien qu'il est paralysé par la débilité et

Le premier cas

est,

au

sein

malheur.

par exemple, celui d'un

peuple militaire et organisateur C'est encore,

le

— ou

comme les Romains

d'un peuple,

le

privilège

d'une classe conquérante ou mieux douée qui

s'empare du pouvoir

et,

d'elle-même et sanction du

elle n'est,

fait.

en usant avec sagesse,

La morale

le garde des siècles.

pour

alors s'organise

ainsi dire,

Les aptitudes guerrières et

tiques, la vigueur et le talent de

courage d'obéir,

le

mépris de la

l'esprit patriotique, l'esprit

ment

toutes

les

que

mité, ce

Toutes à

«

les

poli-

commander,

le

vie, le civisme,

de caste et générale-

sont mises au premier rang

De même

de mentir),

faire

la

tendances créatrices, organisa-

trices, conservatrices,

des vertus.

que

la véracité (les forts

la générosité et la

luxe de la puissance

»,

interdit

n'ont

magnani-

au

faible.

façons générales de penser qui tournent

la défense et à la consécration

de l'ordre établi

bons principes. La petitesse d'âme,

la

forment

les

ruse, la

peur des responsabilités, l'incapacité de

64

PIERRE LASSERRE

s'émouvoir pour d'autres intérêts que d'individuels sont

signes de

les

l'homme

Les mauvaises

vil.

doctrines sont toutes celles qu'inspirent l'orgueil, l'excès de sensibilité personnelle,

cune contre

les

une secrète ran-

puissances régnantes et l'œuvre

de civilisation qu'elles ont créée ou qui leur a été transmise à conserver.

En

ou plutôt au-dessous de cette morale

face,

de la puissance,

vu

mce

en

l'histoire

une autre

se former

la

:

en a toujours

effet

morale de l'impuis-

et de la défaite. Elle renverse l'ordre des

fleurs

établi

par la première,

glorifie

aviUssait et réciproquement.

elle-ci

que

ce

Quand un

peuple est subjugué et hors d'état de prendre sa revanche,

queur diter

il

dans

le

y

réussit,

il

Il

s'agit

de

pour «

la

s'avise d'un détour

;

il

flétrit le

vain-

ne peut écraser et travaille à accré-

qu'il

monde

le

mépris de

faire passer les humiliations visibles

marque d'une

spirituelle

la victoire. S'il

deviendra plus grand que ses maîtres.

»,

supériorité...

invisible,

d'une élection mystique.

Dieu,

insinuera-t-on, laisse frapper ses enfants pour les

distinguer des enfants de la terre et montrer que leur grandeur n'est pas de ce

seront humbles, résignés, doux,

monde. Plus

mieux

ils

cette leçon

comprendre au vainqueur, le troublera, lui donnera la mauvaise conscience. Les Juifs ne

se fera

purent se prémunir contre

les

dangers dont leur

LA MORALE DE NIETZSCHE nullité

militaire,

captivités,

les

les

65 dispersions

menaçaient sans cesse leur existence nationale, qu'en se serrant

le

plus fortement possible autour

de leur dieu pour suppléer à politique.

charnel) est qui,

la caducité du royaume de Dieu (au

L'idée du

lien

sens

C'est l'expédient grandiose

juive.

en sauvant ce peuple de l'anéantissement,

lui révéla sa

vocation propre,

lui

imprima son

caractère.

Sur

les

la guerre

Dieu

monuments allemands de 1870, on

fut avec nous.

lit

En

:

qui

commémorent

Gott war mit uns.

«

»

France, on a parlé trop

de l'écrasement du

« Droit » par la « Force » on s'est exalté à des principes d'où il résulterait que nos ennemis ont été bien malheureux et ;

presque bas de vaincre. Ces formules se valent.

Les armées,

les

valaient pas.

La nature ne connaît que vainqueurs

et vaincus,

tactiques,

les

forts et faibles,

politiques,

ne se

organisés et désor-

ganisés. Ces derniers en appellent à la Surnature,

à la

«

Justice

».

Ne

l'auraient-ils pas inventée

à

leur usage ?

En tout cas, on ne saurait sérieusement continuer de répandre que

la doctrine

de Nietzsche soit mal-

Son goût pour la morale des puissants, c'est tout simplement son antipathie pour la duplicité.

saine.

IV

La guerre n'existe pas seulement d'hommes à hommes. En lui-même l'homme porte une guerre

La première exigence de

d'instincts.

la

Volonté

de puissance, c'est que cesse cette anarchie naturelle. Il y a une manière ouverte et hardie de la combattre. Elle distingue les

hommes

mulée l'infini

et

les

mieux

misérable,

comme

les races

nés.

Il

supérieures et

y en a

dernière

cette

une, dissivariable

à

les subtilités de l'hypocrisie et de

la faiblesse.

Les Grecs

(les

meilleurs

du moins, car

ils

ont

eu leurs révoltés) acceptent d'une humeur sereine les

discordances intestines

et tous les l'univers.

maux De ce

de l'animal humain

attachés à sa condition dans désordre,

ils

s'industrieront à

tirer de l'ordre. Aristote rend sensible leur tour d'esprit à la fois soumis et décidé par la manière

dont

il

montre que l'Etat

est nécessaire. L'individu

LA MORALE DE NIETZSCHE

67

organisé pour vivre hors de l'Etat ne serait pas

un homme, se contente-t-il de dire. « C'est une brute ou un dieu. » Aux yeux des Grecs, rien, d'ailleurs, de ce qui est indispensable à l'homme pour ne pas demeurer dans

la sauvagerie et

pour

atteindre à l'état de civilisé ne lui a été octroyé

spontanément par

les

dieux.

Il

est l'ouvrier

de

La formation et le maintien de la société politique, bien que commandés par la nature ellemême, sont une œuvre d'art et de raisonnement. Pareillement, les maximes d'une vie juste ne sont sa maison.

pas dictées par l'inspiration

mais elles expriment une conciliation entre mille nécessités et convenances ennemies. Rien n'est mauvais en soi, sinon ;

Tout ce qui est ordonné, hiérarchisé, Tout ce qui est aisé et libre est beau.

le désordre.

est bon.

Morale, on

le

et la puissance,

Le de

voit, tout orientée vers la Hbertê

mais par

le

moyen de

signe le plus profond de

l'esprit,

la discipHne.

bonne naissance

d'après Nietzsche, se trouve là

ce consentement sous-entendu

:

dans

aux données de

la

nature et du destin. Beaucoup s'en sont vantés, qui n'en avaient que la vanité ou le désir malheureux. L'indifférence que les Stoïciens prétendent montrer à la douleur est quelque chose de tendu, de travaillé, de jactancieux, de haineux, au fond.

La

résignation humble, bénisseuse, pieuse, d'Epic-

tète,

est d'un

goût pire encore.

Il

faut à cette

PIERRE LASSERRE

68

sage disposition d'esprit une tranquillité et une naïveté qui ne s'imitent pas, une proportion parfaite

de légèreté et de sérieux. Elle est l'expression

implicite d'un fonds de réalité et de vérité dont l'esprit

ne perd pas

le contact. Elle est

une justesse

d'humeur qui s'accommode de la variété des humeurs, et n'exclut que l'afïecté, l'excessif, le Les grands Grecs de

chimérique.

Thucydide ainsi

et d'Aristote en ont

la

lignée

de

donné l'exemple,

que les meilleures inteUigences et les meilleurs

caractères de la France. Il

n'y a pas plus sûr indice d'une énergie vitale

que ce fonds de pensée paisible. Rien bon pour préserver l'homme de sombres imaginations sur l'iniquité du ciel, comme le sentiment de son pouvoir puisé dans une heureuse organisation. Il peut être malheureux (et quel peuple fut plus éprouvé que les Grecs ?) mais

intacte n'est

;

il

l'est

ou du

fait

du

sort,

ou du

fait

de ses erreurs,

non par quelque disgrâce ou désharmonie originelle de son âme. Il ne porte pas son ennemi en lui-même.

Son

rétablir en lui le

jugement

élasticité

finit

toujours

par

calme nécessaire à l'exercice du

et à la possession de soi.

Imaginons-le, au contraire, pâtissant de quelque

déséquihbre, de quelque impuissance innée. Qu'il

LA MORALE DE NIETZSCHE

69

joigne à une extrême capacité de jouir et

de réaction débiles

souffrir des facultés

une

de

Qu'avec

!

sensibilité et des instincts surexcités

par

les

raffinements de l'imagination et de la civilisation, ses centres organiques, faibles l'énergie, les plaisirs

ou

lésés, lui

refusent

de l'industrie, du combat

!

Voilà un être voué à l'accablement et à qui l'impartialité intellectuelle sera

bien

difficile.

Il

voit la

nature et la vie sombres et cruelles. Qui accu-

Son propre ulcère qui leur donne cette méchanceté du démiurge ?

sera-t-il ?

couleur, ou la

Cette infortune de naissance peut être la caractéristique de races entières, soumises à

qui les laisse languissantes. l'est

;

les

Il

un climat

est probable qu'elle

conditions de toute réussite sont com-

rares. Le climat propice au développement d'une certaine perfection totale du

plexes,

donc

type humain n'existe sans doute que sur peu de points

du

globe.

Dans des après

des

races siècles

d'élite,

de

il

peut

domination,

se

produire,

épuisement,

décadence. Enfin, des êtres sains, mais brusquement placés

par les

les

hasards des destinées individuelles ou par

mouvements de

très loin

de

celle

l'histoire

dans une condition

à laquelle leur naissance les

adaptait, sont exposés par ce désaccord à de pro-

fondes et constantes blessures qui équivalent, pour

PIERRE LASSERRE

70

les

ôter l'aisance d'esprit,

et leur

souffrir

faire

à des tares natives.

Dans

ces

l'homme pour

s'offrent à

Ou

deux moyens mal de la vie. traiter en malade

misérables,

positions

pallier le

bien s'avouer sa débilité, se

qui redoute le

soleil et les

vents et ne peut traîner

en paix ce lambeau d'existence que dans une

chambre

— Ou bien imaginer des principes

close.

religieux ou métaphysiques qui

voir sa souffrance sous

pour

lui

permettent de

un jour consolant, glorieux

humiliant surtout pour ceux qui n'y ont

lui,

point part.

De

deux

ces

au moins par

probité et

deux

Nietzsche,

premier se recommande

partis, le la

l'excellence et élaboré la

la vie sur nous,

bon goût. D'après

surtout en ont compris

sectes

et les Epicuriens.

le

méthode

:

les

Supprimer toutes

Bouddhistes les prises

non par une rupture révoltée

de et

violente qui nous laisserait tout haletants, mais

par un mouvement de savante et douce retraite, se désintéresser de la cité et de la postérité, de tout ce qui agite, de tout ce qui contre nous-même,

sonne

;

angoisse

et,

nous

divise

en un mot, de notre per-

ne se permettre que des curiosités sans et,

en

fait

de passions,

seulement, l'amitié entre

la plus pacifique

hommes mûrs

;

enfin,

pousser l'indifférentisme jusqu'à un sentiment de fraternité

universelle,

jusqu'à tout accorder de

LA MORALE DE NIETZSCHE nous au premier venu qui

le

71

demande,

c'est là le

chemin du nirvana, de l'ataraxie, béatitude peut malades... mais cette restriction est-elle à faire ? L'idée de la béatitude, de l'extase, du sommeil

comme terme d'incurables bilité

suprême, n'est-ce pas

le

symptôme

de quelque incompati-

tourments,

de l'âme avec la vie ?

Cet ascétisme épicurien,

semble incliner

qui

l'homme tout entier vers la mort, c'est lui-même une invention de la volonté de puissance. A des natures brisées il donne au moins l'organisation chétive que seules elles comportent. Malheureusement, il est rare que la volonté de procède

puissance

avec

convenance

cette

qui

prouve beaucoup de distinction. Les mal nés ne se résignent pas à l'efïacement. et

Pour en

sortir

donner du prix à leurs activités inquiètes

frantes,

Nous

et

pour auréoler leurs aspirations souf-

déréglées, ils

bouleversent les idées naturelles.

les

méandres de

suivrons

tout

ce travail.

à

l'heure

schéma. La condition humaine et renferment, on

dans

Marquons-en dès

l'a dit, soit

l'être

les

ici

le

humain

originairement, soit à

partir d'un certain point de l'évolution de l'espèce,

des antinomies. Incapable que l'on est d'en triom-

pher par une énergie ordonnée, de en harmonie, de créer hostiles

qui

le

composent

les

résoudre

concert des puissances la

vie,

il

s'agit,

tout

PIERRE LASSERRE

72

d'abord, d'éluder le problème que ces contradictions

posent à l'intelligence et à l'activité

l'homme, puis de et

glorifier cette solution

peu généreuse. Le moyen

?

de

équivoque

déshonorer dans

l'opinion de l'humanité l'un des principes antagonistes

sein

;

que l'individu ou

— par

avec lequel

la société

là, justifier ils

se

ceux-ci

portent en leur

du dérèglement

laisseront emporter à l'excès

du principe contraire. Un exemple l'avilissement de





la «

matière

»

éclaircira cet artifice.

Ce qui rend

irréalisable

pour l'homme

la

per-

fection de son type, c'est la dualité de sa nature: esprit

et

corps.

Comment

ne

pas perdre en

valeur physique, en aptitude à la vie, en naturel, ce

qu'il

gagnera

conscience ?

Il

en

intensité

y a mesure

méditative,

même

en

à l'excellent.

Ainsi se connaître est bon, se trop connaître est

Le problème de

mortel.

ces conciliations délicates

ne se pose pas pour des peuples encore peu éloignés de la barbarie, ni pour des classes peu conscientes.

à

Mais

l'élite

il

fait

cruellement sentir sa complexité

des civilisations déjà avancées.

Gœthe

nous montre dans Faust un fanatique de méditation qui a perdu dans cet abus l'ingénuité nécessaire

à

toute

reprend-il goût

entreprise

au

réel.

virile.

Encore

Faust

Combien gardent au fond

d'eux-mêmes cette réserve de santé qui

le

sauve.

73

LA MORALE DE NIETZSCHE

parmi ces jeunes gens des écoles et des sectes d'Athènes déclinante ou de Paris moderne, dont l'orgueil,

l'âme,

la

La

fin,

c'est

que

le

corps la fin de l'homme.

l'harmonie des deux. Mais quand

humaine

l'équiUbre de l'organisation

en sa faveur, quand

par

unique de

la

pensée élève une sorte

veut que tout se règle

en arbitre et inspiratrice

la vie. Elle la

n'est pas la cause,

probablement

rompu

infinie. Elle

Elle s'érige

elle.

est

ne se sent plus modérée

elle

par aucune convenance,

de prétention

La pensée

grâce, faussé le sens ?

n'est pas plus

desséché

ont

raisonnante

fureur

flétri la

désorganisera

mais un

fruit

de

:

car elle

la vie. C'est

signe le plus sûr des décadences

le

que ce doute, ce scrupule

infini et

maladif dont

les habitudes, les estimations et les institutions les

plus nécessaires doivent devenir l'objet, dès

que

la spéculation s'acharne

à leur demander leurs

titres absolus. C'est l'anxiété universelle substituée

à l'aisance et à la simpUcité des époques fortes.

Tout

est remis en question par ces

«

intellectuels

qui ont perdu ou qui n'ont pas eu d'où tirer sens des

mœurs

;

»

le

tout ce qui existe autour d'eux

d'abord, mais aussi eux-mêmes, leur caractère, leurs traditions, leur être propres. Ils se détruisent

plus misérablement encore qu'ils ne détruisent.

Contre

cette

humiliation,

quelle

ressource ?

Diviniser le principe pensant. Ainsi les ravages

PIERRE LASSERRE

74 qu'il fait

démontrer

par ses excès deviennent beaux. Puis vile la matière.

C'est ce qu'Athènes

vit exécuter par Socrate et Platon,

de décadence, affirme Nietzsche.

Ils

philosophes

enseignent

que l'âme, accidentellement et temporairement déchue d'une destinée transcendante, est dans corps

comme dans un

lieu d'épreuve,

Le mythe importe peu. Mais

le

une prison.

cette invite de l'âme

à se détacher de ses liens est une prime accordée à

toutes

les

frénésies

spirituelles,

à toutes

les

orgies de la sensibilité morale. Elle ôte sa triste signification physiologique à l'inquiétude intérieure

et lui en prête

neur

une sublime. Elle frappe de déshon-

la sérénité.

C'est la falsification idéaliste.

Elle se présen-

tera sous bien des formes au cours de l'histoire,

mais toujours pour rendre

le

même

service.

Une

doctrine morale a donc, d'après Nietzsche,

la qualité

même

secours.

s'ensuit qu'une

Il

de ceux à qui

— à plus — ne saurait l'œuvre

à l'ordre social

noble

forte raison,

être

d'un petit

nombre, d'une

Les vertus

elle

utiles, les

apporte un

morale sage, favorable

une morale

et le partage

que

aristocratie.

préceptes que la société

a besoin de voir adopter, soit par tous ses membres, soit

par

périr,

telles

ou

telles catégories,

sous peine de

ne peuvent avoir été conçus et imposés d'en

bas. Ces préceptes sont l'expression de nécessités

que

le

altitude.

regard

n'embrasse

La multitude

est

que d'une

incompétente

certaine

même

à

l'égard de sa propre conservation. Elle est impré-

voyante et égarée. Elle est troupeau.

Quant aux belles vertus, aux maximes généreuses du civisme et de l'héroïsme, elles appartiennent aux parties dirigeantes des sociétés humaines,

parce

que

hauteur de position que

c'est

seulement

à

cette

la nécessité s'en fait sentir

PIERRE LASSERRE

76

et

qu'elles

de l'égoïsme même. iUors

jaillissent

que ceux qui commandent au peuple ne proposé d'autre fm que ils

ne

le conserverorit

ordre

général

la possession

jamais qu'en instituant un

dont l'entretien leur incombera.

Dévoués primitivement à eux-mêmes, contraints

de

se seraient

du pouvoir,

se

ils

seront

la

chose

de

serviteurs

faire

publique. Qu'importe que le subordonné, sa tâche spéciale

une

fois

accomplie, ne pense plus qu'à

lui-même et à sa nichée ? Le doit

faire

chef, le responsable,

avant tout

passer

pensée

la

de

la

totalité.

Nietzsche se

moque

des théories mystico-démo-

cratiques qui attribuent à la foule

on ne

sait quel

mystérieux pouvoir de création inconsciente dans l'ordre poétique et moral. Elles font partie de la

défroque romantique. Bien plus, foule

pour ennemie de

morale au moins. le voilà.



les

S'il

Comment faibles,

les

il

morale,

la

tient

toute

d'une haute

y a un inconscient en

elle,

concevoir une masse humaine

manques,

les

impotents, les

malades ne domineraient pas ? C'est une donnée élémentaire. Les forts, les biens nés, les biens

un

centrés sont toujours c'est le signe le plus

et surtout intellectuelle,

même tude à

de

soi,

nombre. Et

la faiblesse

ou mieux,

que l'incapacité de la maîtrise

très petit

avéré de

organique

c'est la faiblesse

se gouverner, l'inapti-

condition

commune de

LA MORALE DE NIETZSCHE toute morale caractérisée. la nature, esclave, esclave sensibilités.

Anarchique,

d'anarchie,

de

il

Le

77

de par

faible est,

d'abord de ses propres

un propagateur né Le laisser-aller, les

est

laisser-aller.

mœurs, deux antipodes. Une morale, comme toute culture, demande, pour pousser de vigoureuses racines, un riche terrain, de profondes réserves de vitalité. Elle

ne saurait donc se

faire reconnaître

et prendre pied sur un peuple que par

d'une

tresse ?

gence

Qui

élite.

;

Les

désignera cette élite

effets

mêmes de

le

ministère

comme de

la force et

maî-

l'intelli-

la victoire, la conquête, les services

rendus

par des capacités hors de pair pour l'organisation et la protection

commune. De

cette supériorité

d'énergie, prouvée tout d'abord par se

commander le

de

à soi-même en vue de quelque chose

d'ordonné et de grand, résulte pour

seulement

le talent

devoir de

l'éUte,

commander à

la

non

masse,

mais aussi celui de défendre contre elle sa propre intégrité. Si indispensable que soit pour la paix et la sécurité de la nation

sûre

de

soi,

la

fin

une aristocratie forte et

essentielle

de l'aristocratie,

ce n'est pas le bien général, mais sa propre vertu. Elle a la jouissance des honneurs et seule elle fait figure.

Mais

la

tâche supérieure qui constitue

sa raison d'être lui impose les responsabilités les

plus rigoureuses et les plus délicates, en

même

temps que les plus incompréhensibles pour l'homme

PIERRE LASSERRE

78

de

masse. Cette tâche, c'est l'enfantement et

la

l'entretien de belles dit

Si la

mœurs.

Bref, qui dit

mœurs

aristocratie, dit des maîtres.

une

multitude ne participe pas à l'enfantement

mœurs ou si elle n'y participe qu'indirectement, comme subordonnée de l'aristocratie, des belles



s'en faut qu'elle souscrive toujours à cette

il

distribution des rôles et Il

ne

s'agit

pas

ici

matérielle,

sion

frances.

demeure à sa place brutale,

l'exploitation

Des temps viennent

de toute la sécurité et de tout par

(1).

des révoltes causées par l'oppres-

où,

les

même

souf-

pourvue

le bien-être possibles

la vigilance et la justice des maîtres,

ne

dési-

rant dans sa généralité ni plus de pain ni plus

de jouissances, la plèbe s'insurge contre lège constitutif des aristocraties

déterminer

le

type

:

créer la morale,

de l'homme.

Elle

l'accaparer, le faire descendre jusqu'à résulte en opposition avec la

une

«

morale des esclaves

« ».

le privi-

prétend

elle.

Il

en

morale des maîtres

»

Laissons Nietzsche

développer avec ampleur cet important parallèle.

Au

cours d'une excursion entreprise à travers les

morales délicates ou grossières qui ont régné dans le monde ou qui y régnent encore, j'ai trouvé certains traits se représentant

régulièrement en

même temps

1) Voir, pour ratténuation de ce qu'il y a de trop dur, de trop tendu dans cet aristocratisme, notre appendice II, sur la hiérarchie. Se reporter aussi à notre avertissement.

La morale de NIETZSCHE

"^Ô

et liés les uns aux autres tant qu'à la fin j'ai deviné deux types fondamentaux et une distinction fondamentale. Il y a une morale de maîtres et une morale :

d'esclaves

;

j'ajoute de suite que, dans toute culture

plus élevée et plus mêlée, apparaissent aussi des

d'accommodement des deux morales, deux et un

tentatives

plus souvent encore la confusion des

malentendu réciproque, parfois même leur étroite et jusque dans le même homme, à l'intérieur d'une seule âme. Les différenciations de valeurs morales sont nées ou bien sous l'empire d'une espèce dominante qui, avec un sentiment de



juxtaposition

bien-être, a eu pleine conscience de ce qui la place

— ou bien parmi

au-dessus de la race dominée

dominés, sortes.

les

Dans

le

premier cas, quand ce sont

nants qui déterminent les états

concept

le

d'âmes sublimes et

fiers

comme ce qui distingue et L'homme noble met à l'écart les êtres

les

esclaves et les dépendants de toutes

en qui s'exprime

les domibon », ce sont que l'on regarde «

détermine

rangs.

les

et repousse loin

de

lui

contraire de ces états

le

il les méprise. Qu'on remarque sublimes et fiers de suite que, dans cette première espèce de morale, :

l'antithèse

de

«

et

«

le

bon

«

et de

et

»

«

mauvais

méprisable

noble

»

mal

a une autre origine.

»

craintif,

l'étroite

le

utilité

«

»

;

»

revient à celle

l'antithèse

On

méprise

«

bien

»

le lâche,

mesquin, celui qui ne pense qu'à ;

de

même

le

méfiant,

avec son

regard inquiet, celui qui s'abaisse, l'homme chien qui se laisse maltraiter,

le

flatteur mendiant,



PIERRE LASSERRE

80

surtout

nom que

antique

1

II

une croyance essentielle que le commun peuple

c'est

aristocrates

les

est menteur. le



menteur

le

chez tous

Nous

«

autres véridiques

tel était

»,

se donnaient les nobles dans la est évident

que

les

Grèce

estimations de valeur

morale ont eu primitivement pour objet des hommes et n'ont été que par la suite rapportées à des actions. Aussi les historiens de la morale commettent-ils

une lourde bévue

lorsqu'ils

de départ des problèmes

prennent

tels

que

comme

celui-ci

:

«

point

Pour-

quoi des actions inspirées par la pitié ont-elles été » Les hommes de l'espèce noble sont eux qui définissent les valeurs que ce sentent

jugées louables ?

des choses, ils

jugent

soi. » Ils

ils :

«

n'ont pas besoin de se faire approuver,

Ce qui m'est nuisible

savent en un

ce qu'ils en confèrent

Tout ce ils

mot ;

ils

qu'il

sont créateurs de valeurs.

qu'ils reconnaissent

l'honorent.

Une

telle

est nuisible en

n'y a d'honneur que

appartenir à leur nature,

morale est glorification de

soi-même.

A

son premier plan se trouve

le

sentiment de

plénitude de la puissance qui veut déborder,

bonheur de

la

grande tension,

richesse qui voudrait

la conscience

donner et répandre

:

la le

d'une

l'homme non

noble, lui aussi, vient en aide au malheureux,

pas ou presque pas par compassion, mais plutôt par une impulsion que crée la surabondance de la puissance. Il honore le puissant, et non le moins, celui qui a le pouvoir sur soi-même, qui s'entend à parler et à se

taire,

qui a plaisir à exercer contre

LA MORALE DE NIETZSCHE soi sa sévérité et sa dureté, qui

a

ce qui est sévère et rigoureux.

«

dans

la poitrine

vieille

Saga Scandinave...

s'enorgueillit pitié «

:

un cœur dur

c'est

»,

le

est-il dit

cette

sortie

plaça

dans une

d'hommes

justement de n'être pas faite pour la pourquoi l'auteur de la Saga ajoute

l'aura jamais. la sorte

respect de tout

Wotan me

:

Celui qui n'a pas dès sa jeunesse

de

81

»

Des nobles

un cœur dur ne

et des braves qui pensent

sont aussi éloignés que possible de cette

morale qui fait justement consister dans la pitié ou dans le fait d'agir pour autrui, ou dans le désintéressement (en français dans le texte) le signe décisif de la moralité Les puissants savent honorer ;

où se déploie leur richesse d'invention. Respect pour la vieillesse et respect pour la tradition, double fondement pour eux de tout le droit. Une foi, une disposition d'esprit qui porte toujours à juger favorablement les aïeux et défavorablement c'est là l'art

les

la

nouvelles générations, voilà

morale des puissants

un

trait

typique de

réciproquement, quand on

;

hommes des « idées modernes » croire presque par instinct au « Progrès » et à « l'avenir » et manquer de plus en plus de respect pour l'âge, on a là un signe bien suffisant de l'origine basse de telles idées... voit les

Être capable de longue reconnaissance et de longue vengeance à l'égard seulement de ses pairs



et s'en sentir le devoir



;

savoir nuancer le talion,

avoir des idées raffinées en amitié, éprouver une certaine nécessité d'avoir des ennemis (peut-être

comme

exutoire aux humeurs d'envie, de dispute,

PIERRE LASSERRE

82

de témérité, et au fond, pour pouvoir être bien autant de caractères significatifs de la morale noble, laquelle, on l'a dit, n'est pas la morale des ami) «

:

modernes

idées

de

raison pour laquelle

morale des esclaves.

les

opprimés,

il

est difficile

la déterrer.

En supposant que les

asservis,

ceux qui ne sont pas

les souffrants,

qui sont incertains d'eux-mêmes et fatigués,

libres,

se

de

en est tout différemment de l'autre morale,

...Il

la

»,

la bien sentir, difficile aussi

à moraliser, que trouveront-ils de dans leurs appréciations morales ? Vrai-

mettent

commun

semblablement s'exprimera une défiance pessimiste de la position de l'homme, peut-être une condamnation de l'homme avec toute sa situation. Le regard de l'esclave est défavorable aux vertus des puissants

il

:

est sceptique et méfiant,

il

a la subtilité

méfiance contre toutes les « bonnes choses » il voudrait bien se perque les autres vénèrent suader que le bonheur même là n'est pas véritable.

de

la



Par contre,

met en avant, en

il

pleine lumière, les

qualités qui servent à adoucir l'existence de ceux

qui souffrent sion, la

main

:

ici

nous voyons honorer

compas-

la

complaisante et secourable, le

cœur

chaud, la patience, l'application, l'humilité, l'amabilité,

et

— car ce sont

presque

l'existence.

les seuls

là les qualités les plus utiles,

moyens pour

La morale

ment une morale la

de

utilitaire. C'est ici le foyer d'origine

fameuse antithèse dans le concept mal que

de

alléger le poids

des esclaves est essentielle-

«

bon

»

et

«

mal

»

:



c'est

l'on fait entrer la puissance

LA MORALE DE NIETZSCHE

83

et ce qui est dangereux, quelque chose de formidable,

de subtil et de fort qui ne laisse pas approcher D'après la morale des esclaves, c'est

mépris. a

méchant

»

qui inspire la crainte

;

le le

d'après la morale

le « bon » qui l'inspire et que l'homme « mauvais » la veut inspirer, tandis L'opposition du mépris. des deux prinest l'objet cipes se rendra tout à fait sensible si l'on remarque la nuance de dédain (même léger et bienveillant) qui s'attache au « bon » selon l'acception de la morale d'esclaves parce que le « bon » de cette morale, c'est l'homme inofîensif, de bonne composition, facile à duper, peut-être im peu bête, un bonhomme. Partout où la morale d'esclaves a pris le dessus, on observe dans la langue une tendance à rapprocher les mots « bon » et « bête »... Dernière différence fondamentale l'aspiration vers la liberté, l'instinct pour le bonheur et les délicatesses du

des maîtres, c'est justement

:

sentiment de Uberté appartiennent aussi nécessai-

rement à la morale et à la morahté des esclaves que l'art et l'enthousiasme dans la vénération et dans le dévouement sont le symptôme régulier d'une manière de penser et d'apprécier aristocratique. (') (Jcnseiis von Gui und Bôse, p. 239.)

(') Il y aurait infiniment à dire sur ce morceau, qui prendra des sens bien différents selon qu'il sera lu par un homme délicat ou par im goujat audacieux. Il ne faut pas perdre de vue que Nietzsche a toujours devant lui l'hypocrisie humanitaire. C'était un peu mon propre cas lorsque je le présentais si favorablement» Je renvoie aux considérations générales de ma préfaces

VI

La morale

des maîtres est positive et créatrice.

Elle fonde les civilisations.

La morale

des esclaves

est négative et subversive. Elle est le principal

agent et

le

allons les

grand symptôme des décadences. Nous

montrer l'une et l'autre à l'œuvre.

La morale

des maîtres se présente sous deux

aspects bien différents selon qu'on la considère

dans un âge barbare ou dans un âge dans

le

premier cas qu'elle est

aussi le

le

poli.

C'est

plus forte, mais

moins intéressante. Moins des hommes

sont complexes, plus

il

est facile de les discipliner,

de concentrer leurs énergies en quelques vertus simples et vigoureuses.

On

pourrait dire que

le

fonds d'une morale barbare, c'est l'énergie brute, l'énergie

pour elle-même.

Mais, à mesure que sécurité,

du bien-être

le

développement de

la

et des plaisirs, le progrès

des connaissances et des arts, une expérience trop

LA MORALE DE NIETZSCHE longue de

la

morale elle-même viennent accroître

et compliquer le

l'homme en

il

ment de

contenu de

la conscience

il

en veut,

humaine,

aux

se dérobe de plus en plus

sait,

85

prises

:

en rêve trop. L'établisse-

il

disciplines à la fois puissantes et adaptées

est alors l'entreprise la

remarque que

les

plus

difficile.

grandes ou plutôt

Nietzsche les

grosses

systématisations de la morale accréditées aujourd'hui (kantisme, utilitarisme, etc.) se rapportent

en

fait

à une humanité psychologiquement fort

rudimentaire surplus), et

que tous

c'est-à-dire les

théorique

(toute

les vrais

abstraite

et

au

éléments de moralité,

nuances et les finesses d'appréciation

morale, qui se sont développés d'eux-mêmes dans

nos civilisations, n'ont rien à voir avec ces lourdes

machines. Et

il

doctrinaires des

même,

est certain

mœurs

que,

si

ces

fameux

sont ingénieux, puissants

puissants à vide, dans la déduction des

principes généraux,

ils

se montrent,

Kant notam-

ment, dans l'exposé des préceptes pratiques, d'une lourdeur, d'une vulgarité, d'un ridicule difficiles

à accorder avec ce qu'on sait parfois de leur tact personnel.

Le problème pour l'homme moderne ne

serait-il

pas de joindre à sa précieuse complexité l'énergie

du barbare

?

Ce problème ne sera pas résolu par

des formules, mais par des individus...

Dans

l'âge barbare,

la

morale en faveur est

PIERRE LASSERRE

86

l'objet d'une foi si

prépondérante que

les

croyances

théologiques et les traditions légendaires du peuple se façonnent à son

De

là l'invention

descendre

hautes

image des

princes

les

mœurs

et selon ses exigences.

de ces généalogies qui, en faisant dieux,

De

elles-mêmes.

de ces paradis où seules

les

auront leur récompense, doute que vertus

viles.

là,

divinisent les

l'imagination

vertus qui font le chef

les

autres n'étant sans

Nous verrons que

la

morale

des esclaves a, elle aussi, ses au-delà... Mais on sent, dès

ici,

la différence

profonde de signification

qui existe entre un Walhalla, un paradis Scandi-

nave de guerriers, et un paradis juif de miséLes cieux des peuples maîtres sont une

rables.

exaltation de la terre.

ves ont été conçus en

Ceux des peuples

escla-

haine et en horreur de

la terre.

Une morale

de barbares est tournée tout entière

vers des fins de

combat

et de conquête.

Il

est des

peuples qui ne sont jamais sortis de l'état barbare, soit

que

les

circonstances ne le leur aient pas

permis, soit qu'il y eût dans leur forme propre d'énergie quelque chose de trop épais et de trop court,

comme

dans

plus heureux et se les

le

cou d'un taureau. D'autres,

mieux doués, ont pu

s'épanouir,

— parfois sans que guerre cessât de harceler — des de jouissance, exercer

donner

la

siècles

leur force dans tous les jeux de la

civilisation.

LA MORALE DE NIETZSCHE

Ce sont

les

87

peuples artistes, peuples de maîtres

essentiellement.

Un

peuple est artiste quand son

n'a plus besoin de théologie,

élite

quand

il

au moins ne

lui est

plus nécessaire de s'appuyer sur des autorités sur-

quand

naturelles pour se rester fidèle à lui-même,

enfin sa morale lui apparaît suffisamment justifiée

par l'ordre qu'elle met en l'homme, par la logique

du type humain qu'elle a formé. y a donc, selon Nietzsche, au sommet de toute civilisation artiste, un certain athéisme. (^) L'amour

et la perfection Il

de la perfection et de l'ordonnance pour

mêmes Dans était

elles-

est le sentiment civihsé par excellence.

l'état barbare, la

vertu était tendue

;

elle

au prix d'une dure et vigilante contrainte,

à laquelle l'imagination donnait quelque chose de sacré,

mais de sombre aussi

devenue un jeu (ce qui ne

une chose

La

belle.

cher, en se faisant

;

maintenant

signifie

elle est

pas une faciUté),

vigilance sur soi, sans se relâ-

même

plus minutieuse et plus

nuancée, a perdu de sa raideur. Elle a pris des

formes agiles et promptes. Elle se manifeste par le

tact et le goût.

Dans

les

époques rudes, la morale

que joug sa force était au prix d'un certain aveuglement. Mais c'est son plus beau triomphe n'était

;

(') Il est plus vrai dédire que la notion de Dieu et des choses divines, sur laquelle l'esprit de l'homme peut travailler indéfiniment, s'épure et devient plus lumineuse à mesure que la civilisation progresse.

PIERRE LASSERRE

88

d'avoir préparé une espèce d'hommes assez finement

maîtres d'eux-mêmes, pour qu'elle n'ait plus de très

grands dangers à redouter de leur clairvoyance. Génératrice de l'ordre, elle fournit à présent

Monté

l'aliment de hauts plaisirs intellectuels.

haut grâce à

elle,

ascension, affirmer le rapport où

avec l'univers.

Il

ments, de nobles sans

se sent être

il

a acquis, au prix d'une disci-

séculaire, l'aisance et la liberté des

phne

fort

l'homme prétend jouir de son

mouve-

Sa volonté de maîtrise,

loisirs.

s'affaiblir, se raffine, se

tourne vers de plus

vains objets. Sa propre harmonie détermine

le

désir de toute son intelligence et l'objet de ses

activités supérieures.

Il

s'ingénie à trouver entre

éléments de la nature des harmonies subtiles et profondes, et à les représenter dans cette

les

ordonnance d'être

de

idéale.

l'art,

l'homme d'une

C'est

et

l'origine

glorification

la

de l'homme

certaine culture



raison



de

temple que

les

maîtres d'une civilisation élèvent à leur vertu.

Si

indépendant que

l'art

tende à devenir par la richesse

de

de son éclat propre,

si

suite, si séduisant qu'il se fasse

ses perfectionnements et

la

par

tenté qu'il puisse être un jour de se diviniser lui-

même



il

ne doit pas oublier sa signification

première, sous peine de perdre son point d'attache et sa sohdité.

L'homme, une

certaine sorte de

grandeur et de perfection humaines, voilà donc

le

LA MORALE DE NIETZSCHE

thème fondamental de mesure, voilà

l'aii

l'art,

comme

89

son centre et sa

chose de civilisation.

L'art est l'épanouissement de la morale,

morale des maîtres,

Une

à produire.

de

la

la fleur qu'elle arrive enfin

certaine qualité d'art

comme

elle

est une certaine qualité de morale, au grand sens

du mot

:

un

style.

Là où un

style règne, n'éprouve-

t-on pas jusqu'à l'évidence que des maîtres ont

passé

»

Toute morale, au «

laisser- aller,

nature

»,

par opposition

dit Nietzsche, est,

une sorte de tyrannie contre

aussi contre la

«

raison

»

:

la

ce n'est cepen-

dant pas encore une objection contre elle, si ce que l'on veuille décréter soi-même, de par une autre morale quelconque, que toute espèce de n'est

tyrannie et de déraison sont interdites. L'essentiel et l'inappréciable, dans toute morale, c'est qu'elle est

une longue contrainte

pour comprendre

;

stoïcisme, ou Port-Royal, ou le puritanisme, se souvenir

de

la contrainte qu'il fallut

il

le

faut

imposer à

toute langue, pour la faire parvenir à la force et à la liberté, contrainte

métrique, tyrannie de la rime

du rythme. Quelle peine les poètes et les orateurs sans excepter de chaque peuple se sont-ils donnée,

et



certains prosateurs de nos jours, qui ont dans l'oreille

une

inflexible conscience,

comme



«

pour une absurdité

»,

disent les maladroits utilitaires qui se croient

avisés,



comme

disent les anarchistes, qui se prétendent ainsi

«

par soumission à des

lois arbitraires

»,

PIERRE LASSERRE

90 «

libres

traire,

»,

un

— libres-penseurs même fait singulier

au cona, ou

C'est,

I

que tout ce

y

qu'il

y avait sur terre de liberté, de finesse, de hardiesse, de légèreté, de sûreté magistrale, que ce soit dans la pensée, ou dans la façon de gouverner,

tout ce qu'il

dans arts

la

manière de dire ou de persuader, dans les les mœurs, ne s'est développé que

comme dans

grâce à

«

la tyrannie

sérieusement,

ment

cela qui est

nullement ce

de ces

lois arbitraires

est très probable

il

«

nature

laisser- aller...

»

et

Le

que «

»

;

et

c'est précisé-

naturel

principal

«

»



au

et

ciel

pour le dire encore une dans une même direclongtemps et fois, c'est d'obéir toujours la longue quelque chose résulte à il en tion pour quoi il vaut la peine de vivre sur terre, par exemple, la vertu, l'art, la musique, la raison, quelque chose qui transfigure, quelque l'esprit, et sur la terre

»,

semble-t-il,

:



chose de raffiné, de fou et de divin.

(Par delà et G. Art,

le

Bien

et

page 104).

le

Mal, trad. L. Weiskopf

Vil

Hostile aux maîtres et jalouse de leur inimitable vertu, la morale servile sera nécessairement

ennemie de

la

civilisation

et

de

l'art

qui

les

du style qu'ils ont fondé. Elle n'a plus à cœur que de ruiner des palais. Elle

glorifient,

rien

n'est pourtant pas le vandalisme.

Les Vandales

même,

sont des maîtres par leur sauvagerie

De

moins de

la graine

l'esclave

moralement révolté hait

de maîtres.

(^)

— au

plus, ce

et

que

envie,

ce

n'est pas la richesse et l'éclat extérieur des aristocraties, c'est

un bien infiniment plus précieux

leur privilège spirituel,

ne

s'agit

donc pas, pour

déprécier, de flétrir.

par

la

leurs lui,

titres

humains.

:

Il

de saccager, mais de

Les révolutions des esclaves

morale peuvent être appelées d'immenses

entreprises de déconsidération. (») Voilà de ces outrances littéraires que je laissais passer trop innocemment. En France, elles sont sans danger. Mais songez à TeCet qu'elles peuvent produire sur le cerveau des incendiaires

de Louvain.

PIERRE LASSERRE

92 Les

écrit

Juifs,

l'esclavage

monde

antique,

comme

ils

Nietzsche,

comme

»,

le

peuple

peuple choisi parmi

«

né pour

«

disent Tacite et tout le les

peuples

»,

disent et le croient eux-mêmes, les

le

Juifs ont réalisé cette merveille

du renversement

des valeurs, grâce à laquelle la vie sur terre, pour

quelques milliers d'années, a pris un attrait nouveau

dangereux leurs prophètes ont fondu ensemble termes « riche », « impie », « méchant », « violent », « sensuel », pour frapper pour la première fois le mot « monde » à l'effigie de la honte. C'est dans ce renversement des valeurs (dont fait partie l'idée d'employer le mot « pauvre » comme synonyme de « saint » et d' « ami «) que réside l'importance du peuple juif avec lui commence l'insurrection des esclaves dans la morale. {Ibid., p. 113.) et

:

les

:

On

le

voit

:

si

Nietzsche se montre épris, jusqu'à

un étrange degré de passion qui est son génie

même, de

toutes les belles formes d'ordonnance

ou esthétique que

sociale, politique

l'histoire

présente et que les esclaves ont minées,

magnifiques réussites

but de la

la terre,

morale

servile

il

lui

apparaissent

ne s'ensuit nullement

ces

comme qu'il

le

juge

sommairement, en grand seigneur,

par l'inintelligence hautaine et presque qu'elle

nous

si

est,

le

des deux,

dédain.

Il

dirait

de beaucoup

la

plus intéressante, la plus tentante pour le psychologue, la plus complexe, la plus riche en nuances.

LA MORALE DE NIETZSCHE Assurément

elle est la

plus

«

93

intérieure

»

et la plus

au contraire de la morale aristocratique qui recherche le grand jour, modèle

intellectuelle

car,

;

l'homme tout

entier, se réaUse

en œuvres brillantes

et en gestes harmonieux, celle des esclaves naît et grandit dans le secret des âmes. C'est là qu'elle

opère.

Son action

Ses voies sont

est invisible.

sombres et souterraines ou,

l'on préfère, spiri-

si

tuelles.

que

C'est une observation presque banale

ne développe chez un

homme

rien

une intensité plus

passionnée de réflexion et de critique, ni de plus obscures puissances de rêverie, que de porter dans

une condition

servile

un

orgueil et des prétentions

de maître. La souffrance qu'il en éprouve ne peut trouver d'adoucissement que représenter son humiliation Or,

ce résultat suppose

n'est pas chose simple.

s'il

parvient à se

comme un

un

travail

scandale.

mental qui

Car, en dehors

du

fait

matériel et des signes extérieurs de la dépendance,

dont on pourrait se consoler facilement, supériorité psychologique

que

le

moins

des maîtres garde pour les mœurs, pour

nement rapide le

il

y a

la

intelligent le discer-

et sûr de tout ce qui

y touche, sur mieux doué des hommes marqués pour servir.

Celui-ci

peut l'emporter par

tel

ou

tel

talent

PIERRE LASSERRE

94 particulier

mais

;

il

reste chez l'aristocrate quelque

chose d'inimitable, un art très sûr d'assigner leur

aux choses

vrai rang

aux personnes, de

et

les

estimer d'un point de vue plus libre et plus haut

que toutes de mérite

considérations d'utilité spéciale et

les

d'un pur point de vue de style

relatif,

et de goût. L'aristocrate est le dépositaire

acquêts

de la

précieux et

les plus

On peut

civilisation.

né des

plus impalpables

les

être meilleur logicien,

meilleur grammairien, meilleur astronome que

mais on est un moindre

civilisé,

lui,

on est d'une

moindre qualité humaine. C'est cette vérité qui blesse l'esclave

car son propre sentiment l'en

:

avertit de façon bien plus irrécusable et cruelle

que

— tout matériel — de sa domesticité.

le fait

Même

devenu maître par un bouleversement de

l'ordre social,

il

la reconnaît et

en souffre encore.

C'est la pointe enfoncée dans son amour-propre

dont

brûle

il

Comment liberté,

Un

?

Il

de

se

débarrasser

ne peut

rivaliser

à

d'eurythmie, d'humanité avec

seul

moyen

lui reste

:

tout

prix.

d'aisance, les

convaincre

de

maîtres.

le

monde

que, dans leur grandeur, les maîtres sont vils et que,

dans leur avilissement,

grands,

que

les

une autre beauté que vertus gloire

que que

les

les

esclaves

apparences mentent, la

beauté

sont

y a

visible, d'autres

vertus triomphantes,

la gloire,

qu'il

une autre

une autre force que

la force,

LA MORALE DE NIETZSCHE une autre mesure de devant sens,

la noblesse

s'inclinent

laquelle

95

humaine que

celle

l'imagination et les

misérablement éblouis. Ainsi, la rancune de de vengeance et de primauté

l'esclave, sa soif

suggèrent cet artifice grandiose réalité matérielle et visible à

et immatérielle.

Selon la terre, la civilisation terre.

Il

donne tort aux

sont impies

;

la

réalité invisible

esclaves.

car les œuvres de

sont l'ornement et l'honneur de la

que de

de leur côté.

ce n'est

terre

en appeler de

faudra donc qu'ils tirent leurs arguments

d'ailleurs

ici-bas,

La

ils

:

une

lui

la

la terre

Comment

superbe et

au

nom

pour mettre flétrir

la

le

bon

droit

et déshonorer, dès

puissance des maîtres,

d'une

autre vie



si

non plus

passagère, mais éternelle, dont l'ordre sera le ren-

versement de l'ordre terrestre et où seront les élus ?

Le Paradis

ont été conçus par

la

espérance des esclaves,

les déshérités

et tous les

au-delà

rancune, l'orgueil et la

folle

(i)

Arrêtons-nous un instant avec Nietzsche devant cette falsification

prodigieuse et songeons à ce

impUque de ruse, d'ingéniosité raffinée, de moyens sophistiques. Que sont les découvertes qu'elle

(^) Tout ce qui dans les idées exposées ici apparaît comme une allusion au christianisme doit être compris et apprécié d'après ce qui est dit dt»ns ma nouvelle préface de l'origine des idées anti-chrétienne de Nietzsche;

PIERRE LA.SSERRB

96

d'un Copernic ou d'un Colomb, ces empires gagnés

yeux voient ou que

sur une étendue que les

les

pieds foulent par des intelligences affamées de réalité,

monde

à côté de cette conquête d'un

sible et impalpable,

et organisation

invi-

de cette formidable captation

du néant dans

laquelle se lancent

Non

des âmes ivres de souffrances et d'orgueil ?

seulement inventer un monde, mais croyable que

pas

le

point

ne serait point vrai et

s'il

sans

vertige

l'homme que ce monde ne mais

si

cœurs mêmes qui n'en connurent

les

besoin doutent

pensent

n'y

rendre

le

qu'il le porte

Persuader

1

en lui-même,

par une immatérielle essence

!

à

pas étranger,

lui est

qu'il

y

participe

Plus encore

cet

:

au-delà, d'où personne pourtant ne revint jamais

annoncer de nouvelles,

le

célébrer,

le

glorifier

avec un enthousiasme sans vergogne, avec une divine impudence Le parer d'une dignité incom!

parablement supérieure à de ravaler la

la terre et

comparaison

!

diabohque quand on

de la vie!

Mais

de

tout ce qui est

est

que

afin

la terre,

Ce n'est rien que de

n'est pas difficile de crier et

celle

d'elle,

haïr.

la vie est

un vaincu

et

par

Et

il

méchante

un manqué

faire taire sa rancune, étouffer

des cris qui seraient un aveu, attireraient

le

mépris

et le courroux des forts, perdraient à jamais la

cause de l'esclave, et se réserver pour une vengeance

profonde

1

Tourner lentement

la

civilisation

et

LA MORALE DE NIETZSCHE déposer dans la source où conscience et l'énergie

mortel qui

les

dans

elle s'alimente,

des

paralysera

la terreur d'être

97

:

mauvais

maîtres,

le souci

de

la

un poison l'invisible,

et stérile peut-être, là

où on se sentait fécond, heureux et juste S'élever contre un ordre de grandeur et de justice terrestre !

qu'on ne peut souffrir (parce

qu'il est

une insulte

sereine à l'indiscipline et à l'anarchie),

non pas

d'une façon sincère, pitoyable et basse, au

de la vanité blessée



reuse et sévère, les

yeux

nom

mais d'une façon doucelevés

au

au

ciel,

nom

d'un ordre de justice et de vérité supra-terrestres

!

Et pour cela construire tout un mécanisme d'idées et de démonstrations abstraites d'où découlera la

réaUté d'un tel ordre et sa supériorité

!

Voilà

qui n'est pas petit

«

de

destruction

La

»

1

Voilà bien

et le grandiose

le

génie

la

du travestissement

!

vraie révolution des esclaves n'est pas l'œuvre

de la violence, mais

celle

de

l'esprit.

A

ce titre,

eUe ne peut se produire que dans un état de culture très avancé.

Elle suppose

derrière

passé de réflexion et de spéculation.

soi

tout un

vin

Or

il

se trouve

qu'une civilisation artiste est

contrainte de procurer l'éducation philosophique

des esclaves et de leur mettre ainsi entre les mains

l'instrument avec lequel se perfectionne, plus

il

ils

lui

la ruineront.

faut

Plus

elle

d'hommes qui

la

servent non pas avec leurs mains, mais avec leur

cerveau

;

plus relevés et plus difficiles sont les

services intellectuels

science

devient

— dans

dont

elle

a besoin. Bref,

la plus grande étendue

une fonction indispensable

social. Elle est

du mot de

la



l'ordre

sans doute la première et la plus

honorable des fonctions de subordonnés. Mais

elle

une fonction de subordonnés. Nietzsche y tient et il ne se dissimule pas qu'une telle proposition est bien faite pour scandaliser une époque

est



les «

savants

»

régnent et donnent

le ton.

paraîtra anti-civilisée au premier chef.

raméne-t-elle pas à ces temps où

pas que

les rois

il

Elle

Ne nous

ne convenait

sussent signer ? Mais elle dépend,

sans doute, dans la pensée de Nietzsche, d'une

LA MORALE DE NIETZSCHI vérité plus compréhensive,

emploi spécial, toute

— en un

sont,



99

à savoir

que tout

:

utilité limitée et définissable

du mot,

sens nullement péjoratif

c'est-à-dire regardent les serviteurs.

serviles,

Or, les sciences sont des spécialités.

y

Il

faut

du

Qu'importe ? Est spécialité tout emploi

génie.

de l'intelligence qui ne se rapporte pas immédiate-

ment à

la

morale, à l'homme. Les maîtres n'ont

pas de spécialités parce qu'ils ont la charge des

mœurs. Et cette charge devient d'autant plus lourde, demande d'autant plus de finesse et d'énergie

que précisément

progrès de l'érudition

les



en éclairant l'humanité sur l'origine des traditions

ou

religieuses

menacent de

sociales,

impatiente de toute discipline, ou que

la

rendre

conquêtes

les

de l'expérience, en accroissant son empire sur la nature, bouleversent les conditions matérielles de

son existence. Car

de

la

tives

il

ne

suffit

vapeur

soit

soient

construites.

pas que l'utilisation

découverte ni que des locomoIl

faut aussi

que ces

monstres ne stupéfient pas l'homme par leur énormité, ne qu'il

le rapetissent pas par leur voisinage, apprenne au contraire à s'en servir pour être

encore plus

libre.

et les ingénieurs effet,

Voilà ce à quoi

les

physiciens

ne songent guère, et

c'est,

en

souci de maîtres. Les maîtres manqueraient

donc à leur

office essentiel

laboratoires

en s'enfermant dans des

ou des bibliothèques. Comment conci-

PIERRE LASSERRB

100 lier le

devoir d'une attitude modèle avec Tobliga-

tion de rester penché sur des cornues et des gri-

moires ? Et, au surplus, d'où viendrait

unanimement attaché à

la qualification

le

dédain

de spécia-

liste, si

ce n'est de ce sentiment profond, que le

succès,

la

grandeur

même

suppose des vertus ou,

si

dans une spécialité

l'on veut, des défauts

incompatibles avec une certaine aisance noble de la

personne, avec une moralité supérieure ? Notre

siècle,

qui pousse jusqu'à l'idolâtrie le culte des

grands spéciaUstes, confesse son propre errement

en leur attribuant, par une phraséologie creuse, mais bien significative, je ne sais quel sacerdoce général.

(^)

Malheureusement lités

la

pratique des hautes spécia-

développe un genre d'intelligence qui menace

de se tourner en agent de dissolution et de ruine, si l'usage n'en est pas modéré, contenu en de justes limites par le sens des

mœurs

et par le goût. Elle

exige une grande perfection dans l'art de définir,

d'expUquer, de généraliser, de déduire. Art précieux, mais dangereux,

à rien, quand sur lesquelles

il il

quand

il

ne se subordonne

n'est pas averti de certaines choses

ne doit pas entreprendre. Imagi-

nons-nous, dans les

commencements de

la statuaire

(•) Voici un ordre d'idées dans lequel on peut entièrement sympathiser avec Nietzsche et qui n'a pas de solidarité avec ses jtrénesi«s antichrétiennes et anti-métaphysiques.

LA MORALE DE NIETZSCHE

un

grecque,

miers principes de

la

les pre-

géométrie et de la mécanique.

eût fallu un très sérieux respect, un

lui

bien fin de la beauté des

pour ne pas se «

d'équamr des

praticien qui, à force

pour un sculpteur, eût découvert

pierres

H

101

vérités

»,

croire,

ApoUons

par

amour

et des

Dianes

la possession

de ces

bien au-dessus de l'artiste qui

les ignore,

— pour ne pas mettre au premier rang ce qui

est

au second. Le grammairien, qui sait rendre un compte minutieux des merveilles du langage et en voit le comment, risque d'oublier qu'il n'a, en comparaison avec

tique.

le poète,

sans qui ces mer-

ne seraient pas, que des vertus de domes-

veilles

En

général,

il

y a danger que ceux qui ont

pour fonction d'expliquer, de tirer les conséquences, s'enivrent de leur compétence spéciale jusqu'à ne

plus mesurer l'étendue qui les sépare de ceux qui créent, qui osent, qui ont pris et portent les souve-

raines responsabilités. Ainsi l'habitude de démêler

dans et de

les cas

obscurs les indications de la coutume

comparer

une aptitude à

les droits,

la

donne au

juriste,

démonstration et à

cation tout à fait étrangère

aux

avec

la justifi-

aristocraties

(il

n'y a rien de moins aristocratique que de vouloir

toujours justifier ce qu'on

est, ce qu'on fait), une habileté de dialectique par laquelle il peut prouver l'absurdité des plus beaux usages, d'insti-

tutions

glorieuses

et

en pleine force

:

jeu

de

PIERRE LASSERRB

102 sophistique où

il

de vue ou bien

s'il

sera tenté de s'essayer,

s'il

perd

n'est pas apte à goûter la qualité

dont est dépendante sa mission particulière. Les magistrats de l'ancienne monarchie française, nourris pourtant aux meilleures

de

civilisation

à la merveilleuse dialectique de Rome, nous donnent à cet égard un admirable exemple. Grâce à leurs hautes mœurs, ces serviteurs nous

lettres et

font aujourd'hui

l'effet

de

maîtres.

S'ils

sont

grands par la fermeté et la lucidité de la raison, ils sont uniques par une intelligence bien supérieure à la raison raisonneuse.

Quand un homme

est rompu au maniement des idées et des mots, il lui faut en effet une éducation du jugement tout

à fait rare et en tout cas venue d'autres sources,

pour s'attacher fortement à

la

beauté et à la justice

propres d'une institution sociale donnée, et résister aux attraits de cette justice et de cet ordre possibles,

qui se laissent

si

bien déduire de quelques

notions absolues prises pour principes. Aristote,

qui semble avoir de son temps réuni toutes les

compétences particuUères et qui avait, pour ainsi parler, le génie des principes en toutes choses, est de ce bel équiUbre. L'esprit fut assez fort et surtout assez Ubre en lui pour modérer l'esprit et en régler l'usage. La métaphy-

le

type

le plus élevé

sique elle-même ne lui

fit

pas perdre pied

lumière de l'ordre universel

tel

et,

à la

qu'il l'imagina.

LA MORALE DE NIETZSCHE

103

l'ordonnance de la cité grecque parut plus belle et plus raisonnable, tant ses plus hautes spéculations en étaient en quelque sorte imprégnées.

Socrate, au contraire,

c'est le

raisonneur de la

dont

plèbe, le dialecticien effréné

le génie,

privé

de la substantielle nourriture des moeurs, se grise des idées pures et sème, avec

cence et de malice,

les

un mélange d'inno-

prémisses de toute anarchie.

Socrate peut être pris

comme

le

type

le

plus

imposant de l'idéologue anarchique. La mauvaise

quand des

idéologie se produit, peut-être,

se

esprits originaux

mais sans discipline et sans quahté,

mettent

matière des

à

raisonner

mœurs

et

abstraitement

du goût

sur

la

— à juger de points

de vues généraux, ce qui est essentiellement particulier,

unique. Elle consiste à réclamer des justi-

fications théoriques de ce qui

que par

la

beauté et

la

sent la plèbe.

Au

à tout prix de

la raison,

a pour

devant

justifier

fruits. Elle

fond, cette prétention de mettre

fin secrète

la raison,

de l'absolu dans

de ruiner

Tout

l'aristocratie.

ne peut se

saveur de ses

le

monde

n'est-il

morale,

moral de pas

égal

également apte à juger d'une

déduction correcte ? L'idéologie juge des mœurs,

la

le privilège

elle

fait

tout

le

monde

introduit la foule dans les

palais.

im spécialiste débauché, un marqué pour quelque fonction intel-

L'idéologue

homme

qui,

est

PIERRE LASSERRE

104

lectuelle dépendante,

ne se contenterait pas d'y

être supérieur, et se laisse abuser par la puissance

de

ses

facultés

mentales jusqu'à n'avoir

plus

conscience de leur caractère secondaire et servile. C'est

un

serviteur qui a perdu les

mœurs,

consistent pour lui dans le respect.

respecter ce qu'il devrait servir, respecter lui-même

comme

servant.

En il

Il

lesquelles

cessant de

cesse de se

prend honte

de lui-même. Par là il devient esclave. Et il conçoit le grand dessein de vengeance des esclaves. Désormais, sa force de raisonnement ne va plus s'exercer sur des questions utiles et subordonnées,

mais sur toutes questions humaines et divines. Sa passion de généraUser ne connaîtra plus de bornes. Il devient le grand réclameur de titres et de pourquoi, l'homme de la raison pure, le maniaque de

l'idée,

de l'absolu.

IX

Telle est la

mentalité

«

instrument pour

les desseins

Merveilleux

de l'esclave contre

Des cœurs

blessés par tout ce qui

le soleil se

trouvent en complicité

la civilisation.

a forme sous

servile.

»

merveilleuse avec des cerveaux qui ne se repré-

sentent plus

le vrai

que dans l'abstraction de

l'idée.

Cette alliance d'une sensibilité offensée par la terre

douloureusement avide du néant de l'au-delà,

et

avec une intelligence dépersonnalisée, coupée de toute communication avec les sens, l'énergie, le corps



engendre

L'esprit pur

!

la folie

de

1'

«

Esprit pur

».

écoutez bien ces mots, l'invention

la plus raffinée

de l'esclave



ces

mots qui ont

plus fait pour la ruine de la cité antique, que la

torche du barbare. Ecoutez-les en psychologue, et

percevez tout ce qu'ils étouffent de pâle haine sous leur inoffensive apparence de préciosité méta-

physique La morale des esclaves, !

c'est la

revanche

de l'Esprit pur. «

La

révolution des esclaves dans la morale.

PIERRE LASSERRE

106

écrit Nietzsche,

devient créateur.

condamne

Qu'elle

de

commence

la terre

nom

au

lorsque

la

fin des

ressentiment

méchanceté des royaumes

d'un royaume de Dieu destiné

à se réaliser, à recueillir tous

purs à la

le

»

les

bons, tous les

nom

temps, ou seulement au

d'un

ordre idéal de justice inscrit dans la conscience

humaine

— en d'autres termes,

qu'elle s'enveloppe

de mythologie ou de philosophie,

la

morale

ne change pas de méthode. Sa visée reste

Son procédé des

la

servile

même.

aussi. Il consiste toujours à falsifier

à en dénaturer la couleur et la significa-

faits,

tion par des dénominations abstraites et méta-

De

physiques. souffre

sa

ou

servile

pour

comme une temps

les

sorte,

est impatient

quahté

scandale

la

le





et

au premier chef

trouve transformé en

se

cœur

insulte à

tout ce dont l'esclave

et

ressentiments et

les

apparaît

raison,

la

Dieu lui-même.

vœux

se dépouillent de leur caractère

En même

de l'esclave

sombre

et jaloux

pour recevoir une auréole de désintéressement et de religion. Ils n'expriment plus la soif de vengeance de

l'être

indisciphné et faible, irrité par le senti-

ment de d'aisance,

sa propre anarchie et par ce

de

liberté,

manque

de souveraineté intérieure

qui l'exclut des sommets lumineux de la civilisation.

Ils

deviennent

l'homme pieux dont

la les

sublime inspiration

de

dépassent

les

regards

LA MORALE DE NIETZSCHE

107

courts horizons de la cité terrestre et se lèvent

vers une éternelle justice.

Le il

servile s'appelle

l'est,

en

1

Opprimé



»

opprimé,

;

de la pire façon, parce qu'il se

efîet,

sent vil et se hait lui-même, parce qu'il ne s'estime

pas

assez

sans

un sentiment de

l'effet

redoutable de cette

pour servir

déchéance. Mais voyez

majuscule, de ce grand sur la cause et

le

mot

de ce silence

isolé,

genre de l'oppression

que la responsabiUté en retombe sur

!

Il

semble

la terre entière

moins qu'un bouleversement total pour y mettre fin. L'Opprimé est le Juste. Et la hiérarchie non pas seulement foret qu'il ne faudrait pas



melle et sociale, mais encore plus réelle et psychologique d'où sa condition résulte

De

:



l'Iniquité.



misérables timidités, de sottes innocences, des

impuissances niaises, se promeuvent à une céleste dignité et se haussent à je ne sais quel état de

pureté transcendante sous

le

nom

d'Idéal.

Cette résolution dans l'action, qui naît de la certitude qu'on agit droit,

veut et qu'on

le

au niveau de Force.

Dans

la la

payera ce

qu'on sait ce qu'on

qu'il faut, est rabaissée

simple brutaUté sous

bouche de

le

l'esclave (qui

nom

de

ne com-

prendra jamais que toute force créatrice est force sur soi-même d'abord, est morale), ce

une

injure.

autre

:

A

mot devient

cette abstraction, on oppose cette

le Droit.

Mais ce Droit devient lui-même

LA MORALE DE NIETZSCHE

108

entre certaines mains une force, toute négative, est

vrai,

décourageuse

et

Enfin,

l'Energie.

comme

l'esclave a son principe la

des

tout

dans

nature indique, mais que

qui

ce

offense

les différences

l'effort

la discipline sévère des privilégiés,

il

de

entreprises

dur et

que

artiste,

va accentuant

et légitimant sans cesse entre les individus, les

peuples et les races



la

morale servile

s'est élevée

jusqu'à l'idée d'on ne sait quelle essence pure et

absolue de l'Homme, présente dans

comme dans

le

le

humble

plus

plus glorieux, au regard de laquelle

toutes les humaines inégalités apparaissent

comme

autant d'absurdités et de vivants blasphèmes.

Ce n'est donc pas par des violences destructives, mais en

falsifiant

intelligences,

à ses

fins.

et d'une

que

les

idées,

en corrompant

les

la philosophie servile travaille

Elle est, en ce genre, d'une fécondité

ampleur d'invention singuUères.

A

toute

conception, à tout sentiment particulier et caractérisé d'ordre politique

ou

social,

d'honneur et de

dignité privée, de beauté artistique, elle s'efforce

de substituer des notions universelles qui, en se faisant accepter de tous les

de la majorité, par

hommes

les airs

ont incontestablement pour

demi-réfléchis,

de grandeur qu'elles elles,

et

les

appa-

rences de vérité absolue qu'elles doivent à leur

abstraction

même, amènent

à mépriser,

comme

œlivres de la convention et de l'arbitraire, jusqu'aux

LA MORALE DE NIETZSCHE

109

plus magnifiques formes de civilisation, de sociabilité et d'art

qui aient brillé dans l'histoire et les

rend surtout impuissants à en rêver, à en chérir de nouvelles. Admirable façon de dévoyer et de

cœurs que de leur tendre

griser les esprits et les

de l'absolu. Merveilleux moyen de

ainsi l'appât

stériliser les activités

suite

de

que de

les

La

l'inattingible.

lancer à la pour-

philosophie

servile

semble n'élever l'homme au-dessus de tout idéal borné de nation ou de race que pour lui ouvrir des horizons iUimités. Elle lui fait prendre en dégoût les devoirs, les

les

enthousiasmes,

maximes de civisme

biUtés artistes, toutes ces

comme

noblesse qui, çais, le

les

points d'honneur,

et de loyalisme, les sensi-

marques

Athénien,

intérieures de

Romain ou Fran-

distinguaient du barbare et de la plèbe.

Elle le persuade qu'il ne relève raisonnablement

que de Dieu et de

la nature.

Par

là, elle

donne une

valeur mystique à tout le monde. Méfiante et haineuse, en général, de toute ordonnance, de toute

norme, de tout

style,

il

faut qu'elle

bout de son dessein, et

glorifie

constitue une dignité. Elle le

aille

jusqu'au

l'amorphe,

nomme

1'

lui

« Infini ».

résister au vertige de l'Infini ? Ennemie du Temps qui, par la rapidité de Temps, du sa fuite, donne la fièvre aux forts, les stimule à

Comment



des créations durables

l'homme à

l'iUusion



elle

gagne

la

pensée de

d'une réahté qui ne

passe-*

PIERRE LÂSSERRE

110 rait point,

etrimmobilise dans le souci de l'Eterael...

L'Eternel, l'Infini, l'Intemporel, l'Impersonnel,

images grandioses et vides, que servile fait miroiter sur le gouffre

la

du

philosophie

rien.

La

révo-

lution des esclaves soulève, par-dessus les palais

de

la civilisation,

une poussière qui empêche d'en

discerner les belles lignes.

Dans

cette poussière, la

philosophie des esclaves dessine de monstrueux et

fuyants

néant

fantômes,

divinités

gigantesques

du

(i).

(') Il y a quelque chose de grand, de généreux, disons mieux, d'essentiellement \Tai dans ce culte des belles civilisations et d.* tout ce qu'elles créent dans le domaine des arts. Mais l'effort du génie humain pour vaincre le temps ne s'expliquerait pas sans sa foi implicite a quelque chose d'absolu et d'éternel.

X

y a un art qui correspond à cette philosophie Romantisme. L'art classique est l'art des

Il

le

:

maîtres.

Négatrice et contemptrice de la Terre, on a vu

de quels dehors la philosophie servile pare son nihilisme,

on comprend

et

la

séduction qu'elle

doit exercer sur l'éhte des générations de déca-

dence.

D

semble qu'elle

représente,

en toute

question, la thèse libre et généreuse, qu'elle ne

ruine les cités particulières que pour rendre possible

une

cité

humaine

universelle, qu'elle fasse passer

sur les décombres des civilisations le vent purifi-

cateur de la Nature. Elle

son côté.

Elle

éveille

met

des

la foi et l'ardeur

de

espérances obscures,

mais énormes. Elle annonce de grands commencements.

En

détachant

la

partie

pensante

des

peuples de toute discipline, de toute tradition, on dirait qu'elle

origines.

suscite

ramène l'iiumanité à la fraîcheur des est une source de lyrisme. Elle

Elle ses

poètes

et

ses

prophètes,

lesquels,

PIERRE LASSERRE

112

affranchis de toute loi particulière de tenue et de

beauté dans leurs imaginations, en éprouvent tout d'abord une impression de libération et de rajeunissement. Le romantisme naît de l'enthousiasme

provoqué par

les

idéaux vides, mais grandioses,

de la philosophie servile chez des

hommes dont

c'est l'ardent et secret besoin d'échapper,

prix,

au sentiment cruel de

la

à tout

décadence qui, par

eux, s'accompht.

Le premier romantique, des génies modernes en qui

c'est la

Rousseau, celui

morale des esclaves

a atteint son plus haut degré d'ébuUition. Chez

Rousseau on surprend

le

passage des rancunes et

des sensibilités de l'esclave à l'idéologie qui va les

magnifier en dogmes, en vérités de raison et de sentiment.

malgré de

Il

y a de

qu'il s'enivrât

la

malice dans Rousseau,

tout

le

premier des fumées

Après

transmutation.

cette

Rousseau,

les

romantiques se plongent et nagent innocemment dans l'océan de la Nature, de l'Infini, de l'Universel, de l'Originaire. et

Ils

sombre de leur

n'ont plus père,

si

le

caractère équivoque

soupçonneux parce

qu'il

prêtait lui-même à tant de soupçon. Sont-ils cepen-

dant

si

naïfs et

si

purs ? Vigny, par exemple,

dans sa tour d'ivoire ? logie,

à

une

faire,

Il

y aurait une joUe psycho-

fine classification des

grands romantiques

d'après ce qui s'est mêlé à leur religieuse

inspiration

d'anarchique amertume,

d'esprit

de

La morale de NIETZSCHE

113

vengeance contre les formes ordonnées et les bonnes mœurs. Nietzsche souligne ce trait commun à la plupart d'entre eux

de senti-

l'affectation

:

ments grandioses, l'impudeur à s'attribuer de sublimes émotions. Signe de natures sans

que

et

sentiment d'en manquer

le

mœurs

fait souffrir,

enfièvre.

Dans les

morale des maîtres, nous l'avons vu, vertus exigées de l'homme se rapportent à

une

la

fin

désintéressée

«

concrète et particulière.

»

éminemment,

C'est,

mais

par exemple, à

Rome, la grandeur et la pérennité de la cité romaine. Rien n'est plus étranger à cette morale que l'idée d'un humaine absolue.

Homme

d'une

absolu,

nature

Or, ceci se laisse exactement appliquer à l'art.

Dans un il

lesquelles

de bien

art classique :

les règles

de plusieurs

l'expérience

d'artistes a,



un mœurs, à savoir

art de civilisation

est aussi des

non pas du tout donné

faire,

mais fortement tracé



dans

générations les

moyens

les limites

en

delà desquelles on ne saurait rien produire d'excellent,

de solide. Ce sont

les

grandes formes épiques,

dramatiques, lyriques, narratives (pour nous en tenir

aux

arts littéraires)

construites, découvertes

mêmes, pour l'usage de

Quand

qu'elle a

au prix de siècles

patiemment

ses

errements

plus

heureux.

ces règles et ces formes régnent, le mérite

PIERRE LASSERRE

114

d'un artiste est jugé, non selon selon l'aisance avec laquelle

la fidélité,

les

il

mais

observe et

les

réduit au service de son génie propre. L'idée d'une «

inspiration

personnelle, sortant de la nature

»

armée comme une Minerve,

toute

c'est-à-dire

capable de se créer par une espèce de coup divin tout un organisme de moyens d'expression adaptés

ou seulement empruntant plus à

et puissants,

soi-même qu'à romantique,

temps

tradition

la

n'est-il

classiques,

pas vrai



cette idée (bien

?)

eût paru en des

non seulement un scandale, mais

une chimère.

Le fond du

classicisme, c'est que, si les règles

ne valent rien sans elles plus

Ce

trait

dans

le génie,

il

y a cependant en

de génie que dans

le

plus giand génie.

ne montre-t-il pas bien que l'excellence

l'art est

mœurs

de

même Quand

nature que l'excellence

dans

les

plus

aux âmes, tout ce qui y

?

celles-ci

ne correspondent paraît encore de

noblesse et de liberté n'est sans doute que formalisme.

Et cependant

la tradition des

il

y a plus de moralité dans

mœurs que dans

l'instinct

indi-

viduel de la plus belle âme.

Les vrais créateurs d'art sont ceux chez qui l'esprit des

grandes formes esthétiques atteint son

plus haut degré de conscience et de puissance.

Gœthe lui-même, que vement

la

l'on vit

adopter successi-

forme du drame shakespearien et

celle

LA MORALE DE NIETZSCHE de

la

115

tragédie grecque, souffrit de l'errance, de

l'incertitude perpétuelle à quoi l'absence de hauts

canons esthétiques valables pour son temps et son pays

le

condamnaient dans sa production.

Son expérience lui fournissait la substance de chaque œuvre. Mais qu'est la substance sans l'ordre qui la

met en

valeur, la rend claire et

majestueuse, l'amplifie jusqu'à une portée universelle ?

était

Il

artificiellement

contraint les

de recréer

d'essayer,

formes

d'ordonnance

d'une

autre humanité, de se faire Grec. Ainsi dans une

époque sans

traditions, certains

hommes peuvent

de ce qu'il n'existe rien de grand pour

souffrir

élever leurs activités à une signification supérieure.

Ds se sentent diminués d'être des intelligences « livrées «

à elles-mêmes

».

Ce seront toujours, dit Nietzsche,

fortes,

les

natures

dominatrices qui, sous ce joug, dans cette

tenue et cet achèvement résultant d'une

loi

qu'on

s'impose à soi-même, éprouveront leurs plus fines jouissances

;

la passion qui'

anime leur

très puis-

sante volonté éprouve un soulagement à la vue de toute nature soumise à un style, de toute nature

domptée

et faite servante

;

même

lorsqu'ils

ont à

construire des palais ou à établir des jardins,

il

leur répugne de donner à la nature libre carrière.

— Réciproquement, ce sont

les caractères faibles,

non maîtres d'eux-mêmes, qui haïssent

la

tenue

PIERRE LASSERRE

116

du

style

;

ils

sentent que

était imposé, ils

il

deviennent

si

ce joug

ne pourrait que dès

esclaves

haïssent de servir.

De

:

méchant

leur

rendre vils servent,

qu'ils

;

ils

— ce peuvent — n'ont qu'une

tels esprits

être des esprits de premier

visée

si

les

rang

de se modeler et de se donner à comprendre

eux-mêmes Nature

ce qui les entoure,

et

— sauvages,

comme

libre

sans règles, fantasques, hors

de tout ordre, étonnants...

»

(Die frôhliche Wissens-

chaft, p. 220.)

Dans

les

siècles

une œuvre d'art

classiques,

est d'autant plus goûtée qu'elle unit

à une plus

impeccable pratique, à une science plus profonde des ordonnances traditionnelles, plus de liberté,

de jeunesse,

d'imprévu,

de fraîcheur. Cela est

d'une psychologie très sage. Car, à supposer que les règles

qui résultent d'une telle exigence soient

un peu lourdes et oppressives, on n'en est que mieux assuré, à voir un génie les porter légèrement, qu'il est plein fait, les

de force et de ressources. Mais, en

formes classiques sont des œuvres d'art

générales d'un peuple artiste. Elles signifient les diverses

sortes

d'arrangement

l'intelligence et les sens

plus à embrasser un capables. c'est

de son

sous

lesquelles

élite se plaisent le

sujet et en

sont

le

plus

La séduction d'un chef-d'œuvre classique,

donc bien moins de nous révéler une person-

nalité nouvelle

ou

ur.

sujet

nouveau que de nous

LA MORALE DE NIETZSCHE faire retrouver plaisir

aux mystères

à

éprouvé.

en principe du moins,

est,

forme

à la grâce,

aussi d'un ordre maintes fois, mais

diversement

toujours

la majesté,

117

A

consacrée.

y

la

Le romantisme

négation de toute

regarder

de

on

près,

verrait qu'il n'a été le plus souvent qu'un usage effronté et chaotique de tous les styles

à la

du passé

fois.

Se croyant ou se rêvant d'ailleurs sortie direc-

tement des

entrailles

de la nature, l'œuvre d'art

romantique sera condamnée, par une conséquence évidente, à chercher l'intérêt dans la nouveauté absolue.

Par quoi donc

Par

velle ?

ristique

pourra-t-elle être

si

nou-

tout d'abord. Trait caracté-

le sujet

du romantisme

:

la

poursuite de sujets

de cas inouïs, laquelle a pour

extraordinaires,

aboutissant extrême la frénésie de l'anormal.

Mais entre

un qui sujet

nommer la

les

sans ?

les sujets extraordinaires, il

dépasse tous,

fond Dieu,

et si

sans

le

en est

sujet des sujets, le

bornes.

Comment

le

l'on veut, l'Infini, l'Univers,

nature tout entière de l'alpha à l'oméga. Fils

de

la

de

l'Infini, les

nature et de la nature seule, nouveau-nés

grands artistes romantiques ne se

sont pas proposé une moindre matière. Celle-là seule les a hantés, toute autre leur apparaissant

trop inférieure à ce qu'ils portent en eux.



Avons-nous besoin de montrer que, bien qu'unique

PIERRE LASSERRE

118

(puisqu'elle enveloppe tout), elle est inépuisable

et assure inévitablement l'originalité ?

On

voit par quelle pente le romantisme, fruit

d'une mauvaise métaphysique, inclinait à accaparer pour l'art l'objet de la métaphysique et de

à nous donner un art théogonique, cosmogonique, à inonder l'époque moderne de

la

religion,

monde

conceptions du

et de révélations, le tout

— en raison de l'arrière-pensée qu'on a comprise et qui apparaît presque brutalement chez

seau,



pour

à

aboutir

Rous-

mythologie

quelque

quelque idéalisation énorme de la morale des esclaves. Cette phraséologie aujourd'hui cou-

sociale, à

rante

:

que

expriment

même

l'art,

la

office

même

en

la

philosophie,

la

religion

chose et accomplissent

trois langues différentes, est

romantisme. Pour de véritables

le

pur

artistes, l'art est

l'art, et rien d'autre.

Dans

le

conditions

classicisme,

sous

les

lesquelles

artistiquement touché,

une certaine tenue;

règles, le

public

peut

être

imposent à l'expression

elles la resserrent

taines limites en dehors desquelles

émouvoir encore et

signifiant les

très

dans cer-

celle-ci

peut

fortement même, mais

non plus esthétiquement. Il est donc permis de dire que les règles indiquent la qualité de l'effet à produire, du plaisir à procurer, et, de plus, qu'elles la mettent à très haut prix. Mais le roman-

LA MORALE DE NIETZSCHE tisme

par définition, complètement désorienté

est,

à cet égard.

en résulte

Il

mais à

la qualité,

Et,

l'effet.

119

s'il

y

non plus à

qu'il visera,

au

la quantité,

maximum

atteint, ce sera fort bien.

de

Mais

il

reste à savoir, dit quelque part Nietzsche, sur qui

cet effet s'exerce et sur qui

un

doit avoir cure d'exercer son action. foule assurément les

malades

Ni sur les énervés,

1

Surtout pas sur

!

agit

véritable

L'art

de ce

artiste

nom

Pas sur

«

les abrutis

»

1

mais

fortement,

sans

violence ; il a la décence dans l'enthousiasme a la clairvoyance et l'équilibre dans l'ivresse saisit,

ment

il

a

l'élan,

;

il

;

il

mais sans oppresser physiquela frénésie le charme

terrifie,

il ;

la

les dégénérés,

mais sans

;

caressant et voluptueux ne lui est certes pas interdit,

mais

il

l'enveloppe de je ne sais quelle

majesté brillante;

dans l'orageux et le cruel.

du cœur. Et le

c'est

romantisme,

siaque,

coupe

le

Les larmes

le

passionné, suave jusque dans

qu'il fait couler sont des

par

cruel devient

devient

hideux;

l'aphrodila

terreur

;

on appelle noble

et majes-

mastodontal. Ce n'est pas bien admirable, suffit

dira-t-on.

Il

mais cela

même

monde.

le

larmes

— Dans

l'enthousiasme et l'ivresse

la respiration,

le

là qu'il est l'art.

déUcieux

le

tournent à l'hystérie

tueux

reste clair et serein jusque

il

de forcer

la

dose

!

Justement

;

n'est pas à la portée de tout le

PIERRE LASSERRE

120

« Fanatique de l'effet à tout prix », de l'intense il y a un danger auquel ne pouvait pour l'intense échapper le romantisme. Et il s'y est précipité



avec une ardeur croissante. Ce danger, c'était de chercher à provoquer l'émotion par l'abus des

moyens matériels de l'art, de s'adresser violemment aux sens dans la crainte que la pensée et le cœur ne « rendissent » pas assez. On arrive à ses fins

comme on

peut. L'art classique fait pleurer

est vraiment grand

quand il un mystère

;

accordée avec

mais ces larmes sont

communication

la le

:

qui

nous

est

beau se passe à une altitude où

nous n'avons pas l'habitude d'être. Elle va immédiatement et par en haut au plus intime de nous-

mêmes.

Si elle ébranle

rement. L'art

finit



nos nerfs, c'est secondaila secousse

nerveuse com-

mence. Mais ne comprend-on pas quel degré de civilisation, quelles nobles mœurs de l'âme ce genre d'action suppose ?

pour accéder au

«

moral

— »

Il

est d'autres voies

de l'homme

;

ce sont

Le romantisme non sans réserve

les yeux, les oreilles, l'épiderme.

les

a pratiquées timidement, et

au début, d'une façon de plus en plus exclusive à mesure qu'il prenait conscience de lui-même et c'est-à-dire qu'il entrait dans la faveur du siècle :

qu'il est allé raffinant sans cesse sur les appâts

sensuels et la splendeur physique

du mot, de

la

couleur et du son, jusqu'à faire de la jouissance

LA MORALE DE NIETZSCHE

une espèce de jouissance de tout le corps que vous observerez fort bien chez

d'art

à

121

la fois, ce

wagnériens

les «

façon,

mais en

»

et

les

wagnériennes

«

que

est évident

il

l'art «

stupéfiant par

un

De

».

prend

» les

cette

âmes,

vertige sensuel.

Conclusion singulière, mais d'ailleurs bien prévue

pour

le

psychologue

dans l'intention,

ment

matérialiste

romantique,

métaphysique est grossière-

dans

cet Infini

quelque chose

Religieux,

romantique

!

l'art

l'expression

équivoque ne

comme

la

Ce Dieu

I

pas

serait-il

somme de

toutes les

excitations nerveuses ?

Ces traits originaires du romantisme, à

les vérifier

xix«

siècle.

il

resterait

sur ses plus grands représentants au

Mais on comprend

achèvera de se préciser par

le

principe.

les lignes

Il

suivantes,

capables aussi bien de couronner toute cette étude, car elles en rappellent le «

thème fondamental.

Qu'est-ce que le romantisme ? écrit Nietzsche.

Tout

art,

toute philosophie peuvent être considérés

comme un secours, un remède réparateur qui s'offre à une vie en croissance et en lutte

:

ils

supposent

toujours de la souffrance et des souffrants. Mais il

y a deux

sortes de souffrants

:

tout d'abord

ceux qui souffrent d'une surabondance de vie et qui veulent un art dionysiaque et aussi une vue tragique de la vie

;



puis,

ceux qui souffrent

d'un appauvrissement de la vie, et qui par

l'art

PIERRE LASSERRE

122

ou^la

connaissance

ne

cherchent

que

repos,

accalmie, délivrance d'eux-mêmes, ou bien encore l'ivresse, le

spasme, l'étourdissement,

la folie.

Au

double besoin de ces derniers correspond tout

romantisme dans

les

arts

(Die frôhliche Wissenschaft.)

et la

philosophie...

»

XI

La

critique de Nietzsche s'est

répandue en huit

gros volumes sur tous les sujets qui intéressent la

morale et l'esthétique.

pliilosophie sociale, la

On

jugera peut-être que l'intérêt du présent écrit est d'en avoir

un peu systématisé

les principes inspi-

rateurs.

Nietzsche avait coutume d'écrire ou par aphorismes ou par grands développements séparés et

formant chacun un tout. Ses ouvrages sont moins des traités distincts que l'assemblage de toutes ses pensées d'une année, d'une période. C'était, je

son goût, sa manière naturelle de concevoir.

crois,

Une maladie à dicter, sition.

des yeux persistante, en l'obligeant

lui fit

On

une nécessité de ce mode de compo-

en sait

néité entière, la

les

avantages

:

c'est la sponta-

flamme continue de

l'accent et la

faculté pour le lecteur de prendre et quitter le livre.

Nietzsche se met, pour ainsi dire, tout entier

dans chaque page. Mais aussi

il

est indispensable

de ne pas rester perdu dans cette forêt de théories

PIERRE LASSERRE

124 et de sentences. les

Nous avons essayé d'en

grandes avenues et

Nous avons manière dont

dessiner

les carrefours.

interprété notre auteur

un peu à

la

les historiens faisaient parler leurs

personnages, en s'attachant à l'esprit et aux intentions plutôt qu'au texte.

imposée

pour

le

Méthode qui nous

raccourci

était

que nous voulions

obtenir et qui peut tourner parfois à une fidélité plus profonde.

FIN Mars

1897.

APPENDICE

Des le

trois

morceaux donnés dans

premier est la reproduction

cet appendice, d'un article que

nous eûmes l'occasion d'écrire pour la Revue encyclopédique Larousse sur la position de Nietzsche par rapport à l'esprit français.

Le second

est

moins

développement d'une

le

idée nietzschéenne qu'un correctif attique çais (un correctif

dans

le

et

fran-

sens de l'humanité, de

de la bienveillance) dont tempérer la doctrine de Nietzsche sur la hiérarchie dans la société. Doctrine juste dans ses principes, mais exprimée parfois avec une impatience rogue, une brutalité tout la cordialité générale et

nous

crûmes

devoir

allemande. Hiérarchie, oui, certes

bonhomie des mœurs.

!

mais avec

la

NIETZSCHE EN FRANGE

le nom de Nietzsche en France. A peine commence-t-on à se douter de ce qu'il signifie. L'excellent livre de M. Lichtenberger (la Philosophie de Nietzsche), en excitant la curiosité de quelques « intellectuels », avait eu aussi ce mérite de couper court à des légendes et à des travestissements fabuleux, dont Il

y a longtemps que

circule

profitait l'instinctive hostilité de beaucoup d'autres. Mais il était nécessaire qu'une bonne traduction achevât d'ouvrir aux Français l'accès d'une doctrine vraisemblablement destinée à obtenir chez eux tant de sympathie. Cette tâche a été entreprise par M. Henri Albert, avec le concours de la société du Mercure de France. M. H. Albert et ses collaborateurs font parler à Nietzsche un excellent et brillant français.

Nietzsche est sans conteste le plus grand proLe premier, il a introduit

sateur de son pays.

dans la prose allemande cette perfection, ce serré qui régnent depuis plus de trois siècles dans la

APPENDICE

129

prose française et en ont fait pendant ce temps la bonne école, jamais impunément négligée, de l'esprit

européen. Voilà, sans doute,

la

cause la plus cer-

du succès réservé à Nietzsche en France son style. Au fond, prose ou poésie, musique même, c'est la grande vertu intellectuelle du Français de n'entendre que ce qui est bien écrit, et, entre les mille formes du mal écrire, de répugner surtout au mou, au traînant, au diffus, à cette germataine

:

nique lenteur, faite de conscience intellectuelle autant que de paresse musculaire, qui s'épand sans cesse et de tous côtés, pour ne se ramasser jamais complètement. Nietzsche a resserré la prose allemande. Il l'a passée au feu. Il l'a desséchée de tous les éléments aqueux qui, jusque chez

Gœthe,

la

rendent flasque.

S'il

n'y

avait pas

d'écrivain allemand qui exigeât de son interprète

dans une langue étrangère, plus de supériorité, n'y en avait pas non plus qui se prêtât à être traduit dans la nôtre avec plus de bonheur.

il

PIERRE LAS SERRE

130

Nietzsche est un grand admirateur égards,

un

et,

disciple de l'esprit français.

à bien des Il le

com-

prend. Ce trait seul suffirait non seulement pour le

rapprocher de nous, mais pour faire de lui une un vivant paradoxe ou, comme il aimait

rareté,

à le dire, un « contresens parmi ses compatriotes ». Les Allemands ont pourtant de grandes prétentions

à l'objectivité. Parmi

les

vertus intellec-

mettent au premier rang cette native aptitude à entrer en communion avec le génie et les idées des époques et des races les plus diverses. Mais on ne voit vraiment pas qu'à l'exception de trois ou quatre (ainsi le grand Frédéric, Goethe, Shopenhauer) ils aient jamais su apprécier, ni même discerner ce qu'il y a de plus significatif et de plus inimitable dans notre littérature. Si ces facultés de divination et de sympathie leur permettent de participer aux visions, aux rêves, aux sentiments d'une humanité encore en enfance, de lire dans l'éclosion de la poésie populaire, dans le mystère des traditions et des crédulités naissantes, de ressentir avec tuelles

dont

ils

s'honorent,

ils

force tout ce qui peint l'inconscient, l'aspiration



nostalgique et confuse ils se montrent certes beaucoup moins connaisseurs quand il s'agit de goûter aux fruits d'or, aux inventions délicates et inutiles d'une civilisation achevée.

APPENDICE

Nous

autres,

hommes du

nous avons comme

131 sens

«

historique

»,

nos vertus, ce n'est pas ^contestable. Nous sommes sans prétention, désintéressés, modestes, courageux, pleinement capables de nous dominer nous-mêmes, de nous donner, très tels

reconnaissants, très patients, très accueillants. Avec tout cela, nous n'avons peut-être pas beaucoup de goût. Avouons-nous le en fin de

nous

compte

:

ce qui

est le plus difficile à saisir, à sentir, à savourer,

à aimer,

ce qui, au fond, nous trouve prévenus et presque hostiles, nous, hommes du sens historique, c'est précisément le point de perfection, de maturité dernière dans toute culture et tout art, la marque propre d'aristocratie dans les œuvres et les hommes, leur heure de mer lisse, d'alcyonique contentement, l'éclat d'or, brillant et froid qui apparaît sur toute chose achevée. Peut-être y a-t-il nécessairement une opposition entre cette grande vertu et le bon, tout au moins le meilleur goût. » {Jenseits von Gui

und

Base, p. 178.)

Il

y a donc des

ont

été,

défauts,

terres choisies



les

Allemands

tant par leurs qualités que par leurs

empêchés

d'entrer.

A

partir d'une certaine

hauteur, la littérature française leur reste close.

En

ce siècle

notamment,

s'ils

l'ont connue, fêtée

tout ensemble et méprisée, dans ses gros articles de colportage, d'Alexandre Dumas père à Sardou, ils

en ont totalement ignoré

les

produits

fins.

En

vingt endroits de ses écrits, Nietzsche a donné de notre littérature, ou plutôt de ce qu'il y sent de purement français,

une caractéristique

PIERRE LASSERRE

132

dans la forme, très éliminatrice et au fond très raisonnable. Il la trouve avant tout aristocratique. Du moins ce mot

très curieuse élective,

rèsume-t-il assez bien les qualités qu'il en signale

comme

les

plus précieuses.

Et

il

ne

s'agit

pas

seulement de ce fait banal, que, depuis la Pléiade, nos grands écrivains n'ont été populaires ni par le langage ni par le choix des sujets. Nietzsche veut dire qu'ils ne se sont proposé d'autre matière à exprimer, à représenter sans cesse sous des aspects nouveaux et rajeunis, que celle qui ferait la principale curiosité

d'un aristocrate très intel-

d'un homme d'entière liberté d'esprit et de goût suprême, vivant dans une société très policée, à une époque de paix pubhque.

ligent,

Quelle matière intéresserait, entre toutes, ces personnages. L'étude de l'homme, je ne veux pas dire l'homme des bois et des cavernes, mais

l'homme

civiUsé

(correctif

qu'il

n'y avait pas

avant Rousseau), la nature besoin humaine, telle que l'ont, non pas modifiée ou déformée, mais bien plutôt dégagée et presque créée, en faisant des instincts les sentiments et les goûts, en raffinant, compHquant, intériorisant d'ajouter

les

passions, plusieurs siècles de vie nationale et

de

sociabilité

l'unique

progressive.

thème de tous

les

de ceux qui ne pouvaient être

De ils



N'est-ce

pas



bons

livres français»

écrits

qu'en France ?

la fois réaliste et choisi

; là leur caractère à sont aussi exempts d'idéalisme que de vulga-

APPENDICE

13$

deux choses parfois assez proches d'ailleurs. l'aurore de la plus belle et longtemps la seule civilisation moderne (le signe le plus certain d'un beau moment de civilisation, n'est-il pas une certaine parenté profonde, je ne sais quel grand

rite,

Née à

air

commun

hautes et

entre les plus

plus

les

originales inteUigences ?), la littérature classique

vouée à une œuvre de luxe

française est toute

et

de

loisir

:

la

peinture,

passions. C'est en ce sens est sa

la

que

«

philosophie l'art

maxime fondamentale. Mais

pour les

des

l'art »

passions

n'étant belles que par les mœurs, disons que cette littérature a des

mœurs. Elle

n'est pas utilitaire,

ce qui signifie ni religieuse, ni moralisatrice, ni patriotique. Elle est assez dédaigneuse

du

«

sujet

»

;

de la grosse aventure, plus encore celui des arrière-pensées métaphysiques ou cosmiques lui sont inutiles. Pour captiver et plaire, elle a le prestige

de plus

fins

moyens

:

elle

de ingénieux et neuf. Enfin,

la particularité discrète

la vision, le dire sobre,

est la seule littérature

être comprise par des

moderne qui eût pu

hommes

de tous

les

temps.

Quand on lit Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle (particulièrement dans les Dialogues des morts), Vauvenargues, Chamfort, on est plus près de l'antiquité qu'avec n'importe quel groupe de six auteurs d'un autre peuple... Leurs livres s'élèvent par-dessus les vicissitudes du goût national et de ces couleurs philosophiques dont scintille et doit scintiller, pour devenir célèbre, tout

PIERRE LASSERRE

134

contiennent plus de pensées des philosophes allemands ensemble, des pensées de cette espèce... qui fait que ce sont des pensées, et que je suis embarrassé pour définir ; il suffit, je vois en eux des auteurs qui n'ont pas écrit pour des enfants ni pour des livre d'aujourd'hui

que tous

réelles

;

ils

les livres

enthousiastes, ni pour des vierges ni pour des chrétiens, ni pour des Allemands ni pour... me voilà

ma

Mais voici en grec, ils auraient aussi été compris par des Grecs. Combien, au contraire, un Platon lui-même aurait-il pu comprendre des écrits de nos meilleurs penseurs allemands, par exemple de Gœthe et de Schopenhauer pour ne rien dire de la répugnance que lui eût inspirée leur façon d'écrire... Gœthe, comme penseur, a plus volontiers étreint le nuage qu'on ne le souhaiterait. Et quant à Schopenhauer, ce n'est pas impunément que son esprit se meut parmi des allégories des choses, non parmi les choses ellesmêmes. Quelle clarté, quelle charmante décision, au Voilà un art que les contraire, chez ces Français plus fins d'oreille parmi les Grecs eussent pu fêter. Et il est une chose qu'ils eussent vue avec étonne-

encore embarrassé pour

une louange bien

finir

intelligible

:

liste.

écrits

I

I

et adorée, la malice française de l'expression. {Menschliches, Allzumenschliches, Band II, p. 310.)

ment

Je n'ai pas besoin de prévenir parmi tous nos écrivains du xix« petit çais,

nombre continuent

le lecteur

siècle,

la tradition

de

un

que, très

l'art fran-

sont français au goût de Nietzsche. La Révoet le Romantisme n'ont pas renversé,

lution

comme on

le

prétend, mais corrompu la sensibilité

APPENDICE

135

Ce ne sont pas des

et rimagiiiation en France.

produits nationaux, mais plutôt les dérèglements et les gestes fous d'une nation fine et nerveuse,

intoxiquée par le pesant alcool d'idées étrangères à demi-barbares. Tout ce qui, dans les lettres, en procède, même grandiose, est frelaté, même génial, est de mauvais goût, se force et ment. Il faut suivre dans la monumentale cohue, de nos génies littéraires depuis Rousseau, parmi les

de stuc colossaux, surchargés, vaniteux, emphatiques, dont l'énormité assemble la foule, piliers

la voie

de marbre pur et

solide, autrefois royale,

aujourd'hui délaissée et presque secrète, mais où l'on est du moins assuré de cheminer avec les meilleurs. « Il y a une France du goût, dit Nietzsche,

mais

y a

il

faut savoir la trouver.

toujours eu en France

le

Et

» «

ailleurs

petit

:

«

nombre

Il

»

et cela a rendu possible une musique de chambre de la littérature qu'on chercherait vainement dans le reste de l'Europe », enfin une Uttérature de purs psychologues. De tous nos modernes, ne devine-t-on pas que le préféré de Nietzsche ne pouvait être que Stendhal, ce Stendhal dont

l'Allemagne hier encore ignorait jusqu'au

nom

!

II

Ces vues de Nietzsche sur

la httérature française

des Français sont et la vocation éparses dans cent endroits de son œuvre. Il n'en intellectuelle

PIERRE LASSERRE

136

est pas de plus caractéristiques

de son tour de

pensée. Quel accueil trouveront-elles en France ?

Y

seront-elles comprises

comme un paradoxe ou Ne nous

comme une

leçon qui vient à son heure ?

livrons pas

au jeu des prévisions. Le lecteur nous

saura sans doute beaucoup meilleur gré, après lui avoir fait connaître quelque chose des jugements

de Nietzsche sur l'originalité et

les traits inimi-

tables de notre nation, de lui présenter les plus significatives des opinions émises sur Nietzsche

du

côté français, l'état de notre critique à l'égard

du Nietzschéisme. Il n'est pas brillant. La gloire de Nietzsche en France aura eu des commencements assez piteux. Je ne



pas dans quelle gazette « grand ou « revue jeune », Nietzsche fut mentionné pour la première fois. Mais je connais

journal

sais



»

nom d'un des premiers admirateurs français de son génie Taine. Nietzsche avait adressé à

le

:

celui qu'il proclamait

premier des historiens delà le Bien et le Mal. Et sans doute il eut lieu de se sentir compris. Car il pria Taine de le mettre en relation avec une personne capable de traduire ses livres et d'initier un peu le public. Taine recommanda à Nietzsche un homme de lettres qui fait connaître aux lecteurs de quelques périodiques importants les nouveautés philosophiques. Une correspondance s'établit entre Nietzsche et son futur interprète ; vivants

elle

»

«

le

un exemplaire de Par

doit être bien curieuse

;

un jour ce dernier

APPENDICE

137

où l'auteur de Zarathustra lui monde. La même communication avait été faite en même temps à George Brandès, le célèbre critique danois, et aux plus notoires amis que Nietzsche croyait compter en Europe. Nietzsche était devenu fou. Il y a quelque temps, on a pu lire au rez-de-chaussée d'un grand journal le lamentable document, suivi à peu près de ce commentaire « Voilà le personnage dont on fait à présent tant de bruit. » Enfin reçoit

une

lettre

révèle qu'il est le Christ et qu'il a été le

:

les

propos de Zarathustra devenaient intelligibles

ils

sont d'un paralytique général

:

1

L'idée qu'on s'est faite de Nietzsche pendant les

dix ou douze années qui séparent la première

nom dans nos journaux des premiers propos sérieux publiés sur son compte, fut généralement celle de l'anarchiste et du nihiliste

apparition de son

plus forcené. C'est fort curieux. Non seulement Nietzsche n'est pas du tout ce personnage. Mais il en est l'extrême, le violent antipode. D'une aussi le

étrange méprise je vois plusieurs causes. cipale, c'est la haine de Nietzsche contre tianisme. tion (et

La

Pour beaucoup de personnes sans

notamment pour

prin-

le chris-

instruc-

les anarchistes), chris-

tianisme, gouvernement, ordre public, code pénal,

code militaire, gendarmerie, tout cela ne fait qu'un. Qui ruine l'un ébranle l'autre. Une revue « libersans pouvoir l'affirmer taire », que je crois être





VHumaniié nouvelle, paraissant alors sous un autre nom, donna la traduction de l'Antéchrist. EUe prenait l'auteur pour un des siens.

138

PIEBRE LASSERRE

Deux écrivains considérables ont adopté fort décidément cette interprétation de Nietzsche et fait ce qu'ils pouvaient pour la propager. Auteur d'un très beau livre sur le Lied en Allemagne et des premiers jugements raisonnables publiés en France sur Richard Wagner, M. Edouard Schuré ne pouvait manquer de dire son mot sur le grand adversaire du wagnérisme. Il l'a fait avec plus de passion que de clairvoyance. Idéaliste et mystique très noblement d'ailleurs romantique également, aussi enclin à croire à toutes les mythologies de la « conscience » et du sentiment que scandalisé, je le crains, par des dieux de marbre on ne pouvait attendre de M. Schuré une sereine appréciation. Il a traité Nietzsche un peu comme les polémistes cléricaux faisaient Renan, après la Vie de Jésus. Ces quelques lignes donneront l'idée de sa thèse Il y a dans la vie de certaines âmes de brusques







:

volte-face où, prises d'une haine violente contre l'objet de leur culte, elles brûlent ce qu'elles

ont adoré et adorent ce qu'elles ont brûlé. En pareil cas, l'idole renversée n'est qu'une oœasion qui fait éclater la vraie nature et jaillir du fond de l'homme l'ange ou le démon. Il y a eu un de ces points tournants dans la vie intime de Nietzsche ; ce fut sa rupture avec Richard Wagner. A partir de ce moment, la maladie de l'orgueil qui couvait en lui se développa en proportions gigantesques pour le conduire à un athéisme féroce et jusqu'au suicide mteîlectuel. (« L'individualisme et l'anarchisme en littérature». Revue des Deii.r- Mondes, 15 août 1895, p. 777.)

APPENDICE

139

Que Nietzsche ait pu être sincèrement désenchanté du caractère, des idées et de la musique de Wagner, et cela pour des raisons qui tiennent à la délicatesse de sa nature morale, à la hauteur de sa philosophie et à la perfection de son esthétique, M. Schuré n'y songe pas un instant. Ce fut une apostasie. Elle éteignit chez Nietzsche o toute la lumière de la sympathie ». Et elle l'entraîna de chute en chute jusqu'au crime. Ce n'est pas impunément qu'on jette l'anathème aux maîtres auxquels on doit son initiation et ce n'est pas impunément qu'on maudit ses dieux. A partir de ce moment, Nietzsche entre dans un il ne sortira plus et qu'il peuplera tantôt des rêves ardents de son orgueil, tantôt des fantômes iroubleurs de sa mauvaise conscience. II avoue lui-

désert d'où

même

sa peur... {Ibid.)

Cet athéisme, cette férocité, ce sentiment d'unique M. Schuré explique par la rupture

verselle haine

de Nietzsche avec Wagner, certain professeur d'université allemande les attribue à une rupture aussi, mais différente. Nietzsche, pendant son service militaire,

tomba

cheval

brisa

et

se

assez malheureusement de

l'empêcha de devenir ressentit

un désespoir

Cet accident de réserve. Il en

clavicule.

la

officier

et

une fureur qui allèrent

jusqu'à la frénésie.

Mais

le véritable et

« nihilisme »

trop spirituel inventeur du

de Nietzsche, c'est M. T. de Wyzewa.

PIERRE LASSERRE

140

Vous prêtez... finement vos qualités aux autres » Dans la Revue Bleue du 1^' novembre 1891, M. de Wyzewa a publié un article sur Nietzsche» «

I

métaphysicien allemand. Voilà une pensée de Nietzsche tend à dissoudre toute métaphysique. Je m'empresse d'ajouter que le

dernier

erreur

:

la

ce n'est pas,

Kant

comme

il

est arrivé trop de fois, à

entre autres, par des arguments qui font ou

qui laissent passer une nouvelle métaphysique.

Selon Nietzsche, ce sont précisément les méta-

un montrent tout ce qu'il peut y avoir au cœur de l'homme de crainte et de méfiance du réel et donnent l'exemple le plus certain, mais d'ailleurs le plus hypocrite, du nihilisme. En fait, l'auteur de Zarathusira est beaucoup plus voisin de La Rochefoucauld et de Stendhal que de Hegel. M. de Wyzewa simplifie « Au en ces termes la philosopliie de Nietzsche physiciens qui, par leur labeur à construire

monde

idéal et leur zèle à

y

faire croire,

:

commencement

était le non-sens et le non-sens

venait de Dieu et le non-sens fut Dieu. » Ce résumé ne s'accorde guère avec la grande estime que M. de Wyzewa professe pour les opinions littéraires

de Nietzsche,

«

tout à fait contraires,

au génie allemand et conformes au génie français ». Il a connu Nietzsche à Bayreuth et dit-il,

l'impression qui lui en est restée est celle d'un

étrange personnage



» d'un « chat de gouttières ». beaucoup pardonné à M. de Wyzewa « J'ai trouvé dans à cause de cette phrase

«

— Mais

il

sera

:

APPENDICE

141

Nietzsche la meilleure histoire de la musique qui soit. » Avis à nos musicographes. J'ai hâte d'arriver

aux

seuls

travaux vraiment

sérieux dont Nietzsche ait été l'objet en France.

Le Uvre de M. Henri Lichtenberger, auquel j'ai fait allusion, se recommande à toutes les personnes désireuses de connaître cette philosophie et cette personnalité, encore énigmatiques, autrement

que

par des caricatures ou des apologies. Il est substantiel et clair, inspiré par une sympathie très loyale

pour le maître qui pouvait dire « Je ne sens pas en moi une seule goutte de sang malpropre », en même temps qu'empreint de la plus fine réserve. M. Lichtenberger expose dans toute sa force et son âpreté la pensée de Nietzsche, mais comme en l'interprétant tacitement par une sagesse plus calme, ce qui rend son exposition agréable et vivante et fait son hvre personnel. J'y critiquerais peut-être une tendance à isoler Nietzsche, à nous le donner comme une nature très particuUère, bien plutôt que comme fauteur d'un mouvement général de pensée. Sans doute, Nietzsche est plus exceptionnel encore qu'on ne saurait le dire. Et ceci devrait refroidir un peu la jactance « nietzschéenne » de quelques très jeunes gens, pareils, eux, à beaucoup d'autres. Mais on peut penser que cette extrême personnalité a seulement permis à Nietzsche de donner un tour très vif et très surprenant à des idées déjà mûres, attendues en Europe. M. Lichtenberger ne redoute. :

PIERRE LASSERRE

142

nullement l'influence de ce « professeur qui, chose assez rare parmi ses confrères, fut une âme droite. Je crois même qu'il fait des vœux sages et modérés pour que cette influence d'ailleurs,

d'énergie

»

s'exerce.

(Revue encyclopédique, 6 janvier 1900.)

Dans cette brève nomenclature nous ne prétendions pas du tout donner une bibliographie, mais pour leur curieuse signification, quelquesuns des premiers jugements émis sur Nietzsche en France. relever,

Depuis notre article, a paru (Revue hebdomadu 23 mars 1901) l'étude déjà mentionnée de M. Jules de Gaultier sur le Sens de la Hiérarchie chez Nietzsche. En dépit d'un titre qui semble en restreindre l'objet, mais en réalité s'attaque à l'idée centrale, cette étude est la meilleure clef du nietzschéisme que nous ayons. Ce travail est trop plein, trop abondant en formules décisives pour que nous le gâtions par une analyse, forcée ment sommaire. Signalons seulement que» dana une conclusion dont la force logique atteint au pathétique, M. de Gaultier, après avoir observé que conservateurs et révolutionnaires « voudraient également tirer à eux cette pensée nouvelle et en fortifier leur point de vue », s'applique à précisa l'attitude de Nietzsche à l'égard des uns et des daire

APPENDICE autres.

On

143

se dispute Nietzsche

en

effet.

Ne nous

parlera-t-on pas bientôt d'un Nietzsche anarchiste

Nous

et fauteur

de tous

prêté dans

un sens conservateur. Les expUcations

les

excès ?

l'avons inter

de M. de Gaultier montreront jusqu'à quel point nous y étions fondé

II

SUR LA HIERARCHIE

la cité comme une comme une œuvre d'art. Non

Les Grecs considéraient

œuvre de

raison et

pas que l'utopie pris

au sérieux

les séduisît.

ces

Athènes n'eût jamais

vains plans

d'organisation

de quelque idéal tout formé, de logique et de justice absolues, qui en imposent si facilement aux modernes. Dans ces phalanstères, dans ces imaginaires Salentes où notre naïveté est trop disposée à reconnaître, sinon l'effort d'une puissante raison constructive, tout au moins le rêve d'un cœur généreux, loyalement humain, ces sociale, déduits

pu voir que les aberrapauvrement fastueuses d'intelligences disqualifiées, perverties par l'isolement ou par la révolte. Platon lui-même mêle à l'idéalité de ses constructions un fort ingrédient de réalisme. naturalistes n'auraient tions

On

sait

comment, dans sa République, la raide du communisme d'Etat

et chimérique géométrie

145

APPENDICE

par le principe d'une hiérarchie sociale fondée sur l'inégaUté des hommes. En même temps qu'harmonieuse et complaisante à l'ordonnance, la conception politique des Grecs était donc positive et conforme à la nature. Ils se représentaient la cité parfaite à l'image d'un corps humain vigoureux et beau. Ces deux sortes d'économies leur paraissaient avantageusement comparables. L'existence du corps de l'Etat dépendait est

corrigée

à leurs yeux de la même condition essentielle que de l'organisme vivant : savoir, une hiérarchie de fonctions internes, égales en nécessité, mais non pas en dignité. Platon dit que,

l'existence

dans la république, les magistrats et les philosophes sont la tête, les guerriers le cœur, les artisans et les laboureurs le ventre. Or, si l'activité du ventre et des viscères s'emploie toute à la conservation de la vie physique, il n'en est pas de

même

de

l'activité

une bonne partie

de la

tête,

organe noble, dont

est prélevée par la pensée, l'art,



Les donc à la d'où dépend

les plaisirs

spéciaux des

de luxe et de

la philosophie, fonctions

loisir,

parties viles de l'organisme travaillent fois et le leur

pour

propre —

et

parties supérieures. les

du tout

le bien-être

pour

A

ce dévouement nécessaire

premières ne perdent rien, car, incapables de

subsister et de se régler par elles seules, elles ont

besoin

de

l'harmonie

générale,

évidemment compromise

si

laquelle

l'organe

serait

dirigeant,

sentant se tarir la source de sa nourriture, devenait

10

PIERRE LASSERRE

146

inquiet et fiévreux. Pléthorique, le cerveau ne pense guère, mais émacié, il pense mal, il a des visions. Ainsi sa

bonne alimentation importe au

corps tout entier. Les Grecs comprirent à merveille l'unité de la matière et de l'esprit dans la nature

humaine. Aristote

En faisant de l'âme la marque

forme » du corps, de la pensée, modes avec l'individualité «

la relation étroite

de sa qualité, de ses physique; l'âme n'est pas un principe absolu, toujours identique à lui-même, mais un certain degré de hberté, de sagesse, de clairvoyance, de générosité, de bonheur, qui caractérise chaque homme et que le tact apprécie. Doctrine souverainement naturelle, à égale distance d'un matérialisme pesant et de la fohe de l'Esprit pur, de l'Esprit néant.

Il

n'y aurait qu'à appliquer d'aussi

de la réalité humaine au problème de l'Etat pour concevoir, comme par enchantement, l'harmonie profonde qui existe entre les fins d'utihté générale dont le souci s'impose primordialement au politique, et les fins heureuses intuitions

de civilisation supérieure, de perfectionnement humain, dont il a l'amour. Nietzsche a plusieurs

une race

—à

fois écrit

suite de générations,

qu'un peuple,

matériellement,

comme

foison d'anonymes,

ne

les considérer



sont que la matière gâchée par la nature, en travaiî de trois ou quatre grands hommes. Peut-être cette vue trahit-elle chez ce classique et cet

athée qu'est Nietzsche un reste de romantisme.

APPENDICE

147

un goût de sang, la justification.

royales

de victimes et la manie de Pourquoi les grandes âmes, les

intelligences,

sociétés

les

choisies,

s'entretient la fête des délicates et belles

ne

pas



mœurs,

parure

d'une nation mais a trouvé son proût à les produire ? C'est encore une idée d'Aristote que le plaisir résulte d'une activité conforme à la nature, ou plutôt qu'il s'y ajoute comme à la vigueur de l'adolescence sa fleur. On seraient-elles

qui ne

pas

s'est

la

sacrifiée,

pourrait dire pareillement que, dans la

beau s'ajoute de lui-même à

l'utile.

cité,

le

Quand

la

prospérité et l'ordre publics sont assurés par la

suffisamment

collaboration

quand chaque

bénévole

de

tous,

citoyen, ayant, pour ainsi parler,

de sa fonction, ne peut que trouver normal et juste un état de choses qui, en l'y bornant sagement, l'y contient et l'y protège, alors la naturel

est permis à quelques esprits de jouir, alors

il y a sommet de la cité pour l'art et pour la philosophie. Que si, au contraire, par le fait d'une

il

place au

pohtique ou chimérique ou pas assez observatrice, un désaccord général arrive à régner entre les opinions,

c'est-à-dire,

tères et les

au fond, entre

conditions,

si

les

carac-

l'inquiétude publique

d'avance du crédit aux premiers plans venus de réforme sociale ou morale et rend l'heure assure

propice aux prophètes, aux détenteurs de vérité absolue, dans ce cas l'état de désintéressement nécessaire pour la création de la beauté et pour

PIERRE LASSERRE

148

un usage épicurien de la pensée ne se réalisera qu'à grand'peine. Les hommes les plus ingénieux, les plus nettement marqués pour une vocation de luxe, resteront sans emploi. Idéalistes peutfaut-il dire ironiques? être, mais idéalistes avisés,





Grecs trouvaient à un ordre politique fondé sur la hiéarchie naturell3 des hommes ce double avantage de procurer le bien-être général et de les

permettre à une

élite les

plaisirs

de

la

contem-

plation.

Cette doctrine est assurément aristocratique, mais non pas au sens féroce ou dédaigneux. Une

demander à chaque avec son harmonie en activité qu'une citoyen naturel et, par une évidente conséquence, de lui assurer la conservation d'un naturel en harmonie avec le genre d'activité dont il est capable, une telle poUtique mérite le nom d'humaine et de bienveillante. Elle semble autrement apte à procurer la plus grande somme possible de bonheur public politique aussi soucieuse de ne

qu'un système de gouvernement qui prétendrait appliquer à la conduite des hommes quelque conception idéale et conjecturale de l'humanité. Sans doute, elle sanctionne des privilèges; ou plutôt elle définit des compétences, pareillement

Mais où prend-on que des privilèges ne soient que des plaisirs et non des charges ? C'est une désignation fort onéreuse que celle qui nous distingue publiquement, légalement, comme des être mieux nés nécessaires, bien qu'inégalement précieuses.

APPENDICE

que d'autres,

c'est-à-dire

comme

149

les

de la magnanimité, de

la générosité,

maîtres de la

bravoure,

hauteur de cœur, de la maîtrise de soi-même, des belles façons. Mais la vérité est que, dans cette République, dont rêvaient les penseurs grecs et qui n'était utopique peut-être que pour ne pas tenir assez compte de l'utopie, de l'élément de

la

démagogique et visionnaire, tout était magistère privilège. A chaque spécialité de fonctions correspondait psychologiquement le monopole de certaines vertus. Chaque classe sociale se distinguait par des traits non seulement matériels, mais moraux, humains. Il faut bien dire ce qui dans toute conception aristocratique et traditionnelle offense le plus les démocrates modernes et

:

ce n'est pas précisément le principe de l'inégalité

mais plutôt la franchise à reconnaître fondement de l'inégalité poUtique là où seule-

politique, le

ment

il

réside

:

dans

les

inégaUtés naturelles.



Us voudraient que celles-ci fussent niées et que la cité, impuissante sans

effrontément



doute à faire passer tout le monde par les plus hautes charges, proclamât tout au moins une sorte d'égahté métaphysique, spirituelle, entre les

hommes,

la pareille valeur de toutes les consciences, de toutes les âmes. Obhgés de renoncer pratiquement à la folie de leurs vœux puérils, ils admettraient à la rigueur que toutes les fonctions ne fussent pas l'objet des mêmes honneurs, mais à la condition que chacun fût admis au même titre

PIERRE LASSERRE

150

à se prononcer sur la religion et sur la morale. Or, de toutes le^ prérogatives possibles, il n'en est pas, justement,

une concession

dont une répartition aveugle,

indiscrète,

menaçât l'Etat

et la

civilisation de plus de dangers.

Plutôt prétendre tous sance à

de

dans

tailler

les faire

le

les

citoyens aptes de nais-

marbre un

bel Apollon

que

indistinctement libres juges du juste

du bien et du mal, du fondement mœurs, des origines de l'autorité et de la

et de l'injuste,

des

mission de la patrie. Souveraines questions réservées à moins de personnes encore que la sculpture et la musique, objet d'une plus précieuse espèce

de compétence

Un

Etat où

!

il

n'y aurait que des premiers

ministres serait moins exposé à la dissolution et

à l'anarchie qu'un Etat dont tous les membres seraient augures ou pythonisses, interprètes des dieux. Car les dieux ont toujours ressemblé singulièrement aux âmes qui parlent sous leur inspiration. Et il n'est pas vrai que toutes les âmes soient égales.

Il

ne

l'est

pas davantage qu'une société pu se passer de dieux. Pas

organisée ait jamais

de pouvoir public qui n'ait tiré de quelque divinité son principal moyen de prestige et de gouver-

nement de

:

bois...

divinités de marbre et d'or, divinités ou divinités de mots.

Mais l'existence d'une hiérarchie sociale ne se pas seulement par l'intérêt politique et

justifie

APPENDICE l'intérêt matériel

un de

151

de la nation considérée

comme

tout. Elle est nécessaire à la santé et à la beauté

humaine. Elle profite à la dignité des du peuple non moins que de l'aristocratie. Le régime de la distinction des classes peut seul faire atteindre à la l'espèce

individus de tout rang, je dis

:

maximum de valeur morale et d'intelligence. Celui de l'égalité universelle les mène au dévergondage. En obligeant toujours le premier venu à manifester des opinions sur les intérêts les plus généraux de la civilisation €t de l'Etat, il lui fait une loi de la sottise. Quoi de plus ruineux pour nous-mêmes que des devoirs ou des prétentions supérieurs à la sphère de compétence visiblement circonscrite par notre naturel ? Cette immodestie nous rend nuisibles à l'ordre pubUc, comme sont tous les mal assurés, tous les agités. Mais surtout elle nous défigure ; elle dépense en creuses paroles, en gestes impuissants et mal ordonnés, une activité qui, concentrée sur des objets adéquats, eût enfanté quelque chose. Troubler tous les hommes avec des soucis qui ne laissent de sang-froid que des têtes exceptionnellement averties Le dogme fondamental de l'égafitarisme, c'est que si tous n'ont pas la science, tous ont l'inspiration. Verrons-nous jamais la réalisation de ce sombre rêve les ouvriers de Paris penchant sur leur verre de vin des visages assombris par quelque folle espérance millénaire 1 Mais quand même le rôle d'hiérophantes, de rêvégénéralité des citoyens leur

I

:

PIERRE LASSERRE

152

lateurs

du droit

et de la justice, des origines et des

fins dernières, resterait en fait réservé à quelques

docteurs professionnels, manieurs de mots, la farce ajoutée à l'histoire par le triomphe du dogme égalitaire n'en serait pas moins scandaleuse, car la foule s'assemblerait autour des prophètes, en qui elle se

reconnaîtrait

leur autorité.

Or

des produits de la savoir

s'ils

;

c'est d'elle qu'ils tireraient

ce qui importe pour la qualité «

conscience

»

humaine,

c'est

de

seront jugés d'en haut ou d'en bas.

Otez au peuple

les clartés sûres et

les traditions, l'antique religion

nissent sur l'ordre social

apaisantes que

du pays

lui four-

et ses fondements,

et

de vérité souffle en lui forêts vierges, vous le dans les vent le comme vouez aux visions, au déUre. Quels seront alors ses maîtres ? Ceux qui lui offriront son image persuadez-le que

l'esprit

enorgueillie, des

âmes sans mesure

comme

deur, une fièvre naïveté,

qui, sentant

mais avec une impuextraordinaires, avec une horrible

ces masses égarées,

moralement

débraillées

jusqu'à l'inno-

cence et jusqu'au génie, lui parleront la voix de Dieu. Ainsi libéré, le peuple s'appelle plèbe.

Les Grecs avaient horreur d'une plèbe. Mais ils ne voulaient pas un peuple de fellahs. Ils pensaient à des forgerons sains et de forte humeur, parleurs, libres entre eux, respectables par leur maîtrise et leur marteau, remplis de proverbes et de malice, sûrs de leurs opinions morales et se sachant seuls juges de la conduite des filles et des femmes de

APPENDICE

153

Du moins, ces traits peignent-ils assez ridée d'un Français de bonne race qui a beaucoup de bienveillance à mettre d'accord avec sa raison leur état.

Il n'importe que dans cet aperçu de la grecque nous nous soyons soucié d'autre chose que d'exactitude textuelle et ayons enrichi de quelques finesses psychologiques la construction

politique. belle cité

ici que la hiérarune condition nécessaire de la sagesse du peuple, non pas seulement de celle qui tranquilUse, pour un temps au moins, le pouvoir central, mais de celle-là plus encore dont le peuple

aérée d'Aristote.

Nous montrons

chie des classes est

lui-même jouit et peut tirer fierté. Il faut voir dans les dialogues de Platon avec quel sérieux ces jeunes gens délimitent le domaine du potier et du corroyeur et l'y déclarent maître. « Qui est

bon estimateur d'un vase

— Et de maître à danser. — Qui dieux ? — Les prêtres

? demandent-ils.

la

potier habile.

chorégraphie ?

est

— Le — Le

bon interprète des

et les augures ?

— A qui

appartienne de donc, ô mon fils, et de l'ordre de religion la juger des mœurs, de Socrate (o? àpiaxoi), ô meilleurs, ? Aux cité la aux véridiques (oi aXTiO^o:), aux hommes bien nés dirons-nous qu'il



qui ont l'âme belle

(/.aXoy.ayaOo;).

concise sculpte en passant

Ainsi leur parole

de belles et sohdes

figures de maîtres artisans. Des foules d'hommes de peu de saillie individuelle se trouvent parés de dignité, leur impersonnalité même devient une sorte de grandeur.

TABLE Nouvelle Préface Avertissement

La Morale de Nietzsche Appendice /.

II.

Nietzsche en France

Sur

la

1

39

Hiérarchie

45 125 128 144

58797-6-23.

— Imp.

Villain et Bar, Paris (France).

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