fe^l
LA MORALE DE NIETZSCHE
DU MÊME AUTEUR Chez
OARNIER,
Frères, éditeur français (Essai sur la révolution sentiments et dans les idées du
Le Romantisme dans
La
les
XIX* siècle). Doctrine officielle de rUn,iverslté (Critique
— Défense et
du haut enseignement de l'Etat. théorie des humanités classiques). Portraits et Discussions.
Les Chapelles littéraires (Claudel, James, Péguy). Les idées de Nietzsche sur la musique. Henri de Sauvelades, roman.
EN PRÉPARATION: Ernest Renan
(2
volumes in-16 colombier).
Chez PLON-NOURRIT, éditeur Le Crime de Biodos, roman. Cinquante ans de pensée française. Chez FAYOT et C'S éditeur L'Esprit de la musique française (de Rameau à llnvasion wagnérienne). Ouvrage couronné par l'Académie française.
Frédéric Mistral, poète, moraliste, citoyen (Couronné par l'Académie française). Chez Bernard GRASSET Philosophie du goût musical. Renan et nous. (Collection « Les cahiers verts Chez
La Promenade A M. Alfred
GRÈS,
».)
éditeur
insolite, roman.
Nouvelle Librairie Nationale Croiset, historien de la Démocratie athénienne. la
Pierre lasserre
L
Morale de Nietzsche NOUVELLE ÉDITION AUGMENTÉE D'UNE PRÉFACE
PARIS LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES 6,
HUE DES SAINTS-PÈBES, 1923
6
a
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la
Suède,
la
Norvège
et le
Danemark.
NOUVELLE PRÉFACE
NOUVELLE PRÉFACE Voici la réimpression d'un petit ouvrage paru
en 1903, composé en 1897, et qui
mon
faut,
début dans
depuis longtemps
les lettres.
et, si
fut, Il
nous nous décidons,
excellent éditeur et moi, à en donner
nouvelle,
c'est
tout simplement
pas cessé de
libraires n'avaient
peu s'en
était épuisé
le
mon
une édition
parce que les
demander. Le
motif de son exhumation n'est nullement fourni
par
les
circonstances présentes.
On comprendra,
cependant, que je ne veuille point remettre dans le
commerce une œuvre de jeunesse qui touche
à de graves et passionnants problèmes, qui agite
beaucoup
d'idées,
sans
quelques
explications
préalables.
Ce
petit
livre
est
Nietzsche, mais c'est
avant tout un exposé de
un exposé
relevé de quelques
accents de sympathie intellectuelle qui ont une
apparence de recommandation.
un exposé
fort tendancieux.
Il
C'est,
à la vérité,
n'est pas inexact 1
PIERRE LASSERRE
l
moins du monde.
le
Il
ne
fait
pas dire autre chose
à Nietzsche que ce que Nietzsche a dit réellement.
Mais
il
laisse
de côté toute une partie des idées
nietzschéennes, celle qui m'intéressait le moins.
Je
n'ai pas
J'ai
donné
le
coup de pouce à
mon auteur.
seulement dégagé ce que je trouvais chez
de bon.
Une
pas la mienne
;
elle
éléments à ceux que
juxtaposera
j'ai
de nouveaux
voulu mettre en lumière
peut-être montrera-t-elle aussi que ce que
dans
la philosophie
le principal, qu'il
et
comme
le
lui
analyse plus complète ne contredira
;
j'ai pris
de Nietzsche en constitue bien
en forme
le centre d'inspiration
cœur.
Voilà pourquoi, ce petit
livre,
par un dessein particulier, garde à
bien qu'inspiré
mon
sens une
valeur historique et critique.
Quel était ce dessein
?
Et
méritait-il assez d'être
approuvé, pour que, dans la maturité de
l'âge, je
publie à nouveau ce qu'il m'inspira ?
*
La matière de été publiée en
cet ouvrage, écrit en 1898, avait
1899 par \ Aclion française, qui
venait de naître sous la forme d'une petite revue.
NOUVELLE PRÉFACE
3
Elle avait été divisée en plusieurs articles qui
portaient
ce
Vanarchisme.
monde,
commun
titre
Un
intéressa
s'y
Je il
la libraizie,
lui
en fus et
gâta, dans
lui
me conseilla vivement Comme j'étais sans crédit
se chargeait des démarches.
il
en demeure reconnaissant. Mais
une certaine mesure et sans mauvaise
intention, le service qu'il
suadant de rejeter
me
me
rendait en
que j'avais
le titre
qui, à ce qu'il m'affirmait,
en
me
per-
choisi et
ne réussirait pas et
proposant celui qui a été adopté. J'ai décou-
vert depuis que
le
mot
d' anarchisme, étalé
couverture, le chiffonnait.
Il
pour l'anarchisme.
s'en
Il
littéraires)
déUvré,
était
revenir,
momentanément au moins, à
d'ordre ;
il
n'aimait pas que le
péché fût étalé avec trop apparaissait
comme une
sur la
avait eu, dans son
temps, quelques faiblesses (purement
où
contre
et
d'en faire un volume.
dans
Nietzsche
:
qui n'est plus de ce
écrivain,
nom
d'éclat.
pour
des idées
de son vieux
Ma
formule
lui
espèce de vignette criarde
l'on voyait l'anarchisme rossé par le puissant
jouteur qu'est Nietzsche. Cela ne demi. Je n'ai d'ailleurs tard.
Dans ma
lui plaisait
qu'à
nuances que plus
naïveté, je pris ce conseil pour
argent comptant. Je c'est le
saisi ces
me
disais que,
dans un
contenu qui importe et non
livie,
le titre.
Je
PIERRE LASSERRE
4
ne
me
rallié
à l'opinion
une absurdité apparente,
cache une espèce de sagesse.
celle-ci
ai-je
temps,
suis pas, depuis ce
contraire, bien que, sous
reconnu qu'un
titre
moins
qui forme contresens,
qui va jusqu'à dénaturer l'objet et livre qu'il
Du
genre du
le
annonce, est chose fâcheuse. C'est, je
l'avoue, le cas
du mien.
Il
ne m'est plus possible
d'en mettre un autre. Mais je prierai instamment
mes Je
lecteurs de faire en pensée la rectification.
n'ai jamais pris Nietzsche
morale, bien que je liste
le
pour un maître de
considère
peuvent
le
comme un moraun de ceux qui
de grande pénétration,
mieux nous aider à connaître
et
com-
prendre ses compatriotes. Ce sont deux caractères fort différents.
mœurs
et des
On peut âmes
être observateur aigu des
manquer de bon
et
sens,
de
sagesse et d'humanité dans la direction pratique
des
hommes. La
dit rien
«
morale de Nietzsche
qui vaille.
au moins un l'anarchisme.
article
Mais
Je m'en
tiens
V anarchisme.
*
ne
comprend
elle
excellent
»
:
son
étude
me tout
de
à Nietzsche contre
NOUVELLE PRÉFACE
5
L'idée d'anarchisme est une de ces idées trop
étendues, trop compréhensives, qui se prêtent à des interprétations diverses et dont on ne saurait faire
usage sans
dans quel sens
il
les définir et les limiter.
On
verra
convient à Nietzsche de la prendre
comme
et l'on renoncera à le quereller,
son interprète, sur
le
à quereller
mot lui-même. La
question
est de savoir si les choses désignées par ce
sont expliquées clairement et avec vérité,
mot
si elles
sont rapprochées les unes des autres, et soumises
à la
même
définition en vertu de rapports et de
ressemblances
qui en est pro-
réelles, si l'analyse
posée est exacte.
Ce qu'on peut l'anarchisme,
dire,
c'est
d'une manière générale de
qu'il
est
la
confiance en la
nature sans règle. Tenir la règle pour mauvaise
comme règle, que ce
en quelque ordre des choses humaines
soit, voilà l'esprit
anarchiquc.
La
doctrine
affichée par les romantiques, d'après laquelle les règles traditionnelles des arts
conventions bonnes à étouffer
ne seraient que des le
génie et à com-
primer l'individualité, mérite absolument ce rude qualificatif.
Il
convient à toute philosophie poli-
tique ou sociale qui, pour juger de la légitimité
des institutions publiques, adopte, je ne dirai pas
comme un
des points de vue où
il
faut se placer.
PIERRE LASSERRE
6
comme
mais
vue des
point de vue suprême, le point de
droits individuels.
Une
philosophie
telle
présuppose une fausse notion de l'homme, car
méconnaît cette vérité évidente
elle
que dans ce qui
:
valeur intellectuelle et morale de l'individu,
fait la
lui-même n'est que pour une part
l'héritage
;
national et religieux que le milieu et l'éducation lui
ont transmis y est pour une part non moins
essentielle.
En
faisant abstraction de cette dépen-
dance profonde et l'individu, le grandir,
vitale,
de relever
on se
la dignité
flatte
de grandir
de l'individu, de
un
d'ouvrir à sa libre expansion
vaste espace
plus
mais toute pratique politique ou
;
pédagogique inspirée de cette conception contre nature ne tend et n'aboutit en réalité qu'à l'appauvrir,
à
parer.
au
le rapetisser,
Là est la
nom
à
le désorienter,
le
désem-
source de toute anarchie. Proclamée
de l'individu, l'anarchie a sa dernière
conséquence dans
la
ruine de l'individualité et
l'abaissement du type humain.
On
n'est pas anarrègle,
à une
une tradition
parti-
chiste parce qu'on s'attaque à une autorité, à
cuhère.
à
On
une l'est
discipline, à
quand on
esprit de dédain, d'ironie
s'y attaque
dans un
ou d'amertume contre
tout ce qui est règle, autorité et disciphne en général.
NOUVELLE PRÉFACE Il
7
à certaines époques peu éloignées
s'est trouvé,
de nous, d'éloquents sophistes pour prêter à l'anar-
chisme de
réelles séductions. Ils n'y seraient point
parvenus cependant le
manque de
les autorités
foi
n'avaient été servis par
s'ils
en elles-mêmes dont souffraient
régnantes à ce moment-là.
nement qui gouverne sans que son verner soit pour
l'esprit
de
droit de gou-
la certitude la plus
éducateurs qui éduquent sans avoir
des
forte,
lui l'objet
vigoureusement
tation à imprimer
fixé sur la meilleure orien-
aux sentiments de
sur les qualités constitutives
d'homme à le
former, un professeur qui enseigne
goût est asservi à tout ce qu'il
dirigeants
un
critique
lit,
tous ces
mal assurés de leur propre
ou incertains
même
une quand on l'anarchie.
la jeunesse,
du meilleur type
sans doctrine sur ce qu'il enseigne,
dont
Un gouver-
s'il
dirige,
direction,
est nécessaire d'en avoir
sont
les
premiers fauteurs de
Immédiatement après eux viennent
les
écrivains et les orateurs qui combattent l'anar-
chisme en plaidant pour l'autorité atténuantes, en la représentant
les
circonstances
comme un
pis-aller
inglorieux, mais indispensable, pour lequel l'indul-
gence des têtes
libres,
des
hommes
et des personnes d'esprit est
à tempérament
humblement
sollicitée.
Ceux-là font à l'anarchisme la part très belle
et.
PIERRE LASSERRE
8 s'ils le
répudient quant à eux, c'est d'une manière
qui ne nous invite que trop à mettre cette abstention sur le
compte d'une timidité dont
modeste sentiment. Je fois
crois
à cette façon de défendre l'ordre,
libéralisme.
Mais
un nom qui
est trop
le
une
c'est appliquer à
désigner une force.
ils
ont
le
qu'on donne quelque-
nom
de
faiblesse
beau pour ne pas mériter de
Le
véritable libéralisme, c'est
la largeur, largeur des vues, largeur des sentiments,
largeur de l'action.
de
la
Et
la largeur est le fait naturel
grande intelligence. L'intelligence, loin d'être
ennemie de
discipline,
la
ne saurait avoir rien
dans aucune genre, qu'une
de plus cher, cipline
réellement
d'assez
haut
pour
organisatrice
envelopper
et
sans
dis-
rayonnant violence
l'action de toutes les forces spontanées qui relè-
vent
d'elle.
L'esprit anarchique a tenu une grande place
dans
les
du xix^
mouvements siècle.
cette période,
que par Il
les
il
d'idées français et européens
Mais on peut dire que, pendant n'a le plus souvent été
combattu
molles armes du prétendu libéralisme.
est arrivé aussi qu'il le fût d'une
manière plus
énergique et témoignant d'une autre vigueur de pensée.
Il
y avait malheureusement de graves
désavantages à soUdariser,
comme
le faisaient les
NOUVELLE PRÉFACE
9
théoriciens auxquels je songe, la cause de l'autorité et de l'ordre en général avec des croyances, vraies
peut-être,
assurément,
vénérables
mais
qui
se
voyaient abandonnées par un trop grand nombre
d'hommes modernes pour qu'on pût
comme fondement commun
accepter
les
faire
des disci-
plines diverses de la France. L'esprit
moderne,
tout empreint de positivisme et d'observation (et je
prends
compte
ici
pas
n'exclut
le
positivisme dans un sens où
les
qu'il n'est
il
croyances religieuses) se rend
pas nécessaire d'aller chercher
jusqu'au sein de la religion et de la métaphysique, jusqu'au sein de Dieu, la raison d'être et la justification (pratique tout
au moins) des règles
les
plus propres à organiser la nature et la société, à diriger
l'activité
risme sur
les
intellectuelle.
Un
données duquel tous
bon sens pourraient
sain
empi-
hommes de
les
s'accorder, suffit
pour nous
les faire reconnaître.
C'est cette
méthode qui a prévalu dans
l'éUte
des intelligences françaises à partir de la seconde
moitié du xix«
siècle.
Le débordement de chimères
idéologiques qui précéda, provoqua et le
accompagna
révolution de 1848, dégoûta des séductions de
l'anarchisme tout ce qui pensait. Sainte-Beuve,
Renan, Taine, enseignèrent
le
positivisme politique
PIERRE LASSERRE
10
et renouèrent avec éclat la tradition française de la
pensée claire et méthodique.
Mais ces grands
dont l'influence domine
esprits,
toute la période littéraire qui s'étend de 1850 à 1890
environ et dont nous avons encore (du premier
beaucoup à apprendre, étaient
principalement) des
surtout
naturalistes
des
et
faisaient de la science comparée.
historiens. Ils
Ils
nous mon-
traient des échantillons historiques d'où ressortaient,
par démonstration expérimentale,
tions qui font la prospérité la civiUsation, celles
ou
la
les
condi-
décadence de
qui font la force ou la faiblesse
des Etats, la cohésion ou la décomposition des sociétés, la floraison
l'esprit
d'initiative,
l'esprit
de
dépérissement des lettres
le
Ce qui leur manquait,
et des arts.
d'action,
ou
la
vie,
foi
je
c'était l'esprit
dirai
presque
suffisante en l'immortelle
jeunesse de la patrie et de l'humanité.
Ce caractère parle
Ces
est très sensible chez Flaubert.
Il
comme si tout était fini. hommes se ressentaient du romantisme de
leur première jeunesse.
aux chimères. entièrement.
Ils
avaient donné leur cœur
Elles ne le leur avaient pas Ils
La connaissance
rendu
ne reconquirent que leur raison. des réalités n'eut pas chez eux
pour compagnes les énergies de la gaîté, de l'enthou-
NOUVELLE PRÉFACE
11
siasme et de l'amour, sans lesquelles on ne remédie efficacement à aucun mal et en particulier au mal
de l'anarchisme révolutionnaire qui, parfois, procède d'un amour égaré. C'est pourquoi on pourrait
un sens
appeler eux-mêmes, dans
les
en ne donnant à ces mots que
et
nuance, des
«
prophètes du passé
la
particulier,
portée d'une
».
Beaucoup de jeunes gens d'aujourd'hui refusent leur confiance à cette grande génération de 1860,
qui a donné en France la dernière en date de ses
grandes écoles
littéraires (car
tout ce qui a paru
depuis de plus important, dans l'ordre de la pensée,
en relève).
On
On
supplie ces jeunes gens de distinguer.
convient que, dans cette génération de
siologistes
et
d'anatomistes
Sainte-Beuve, le
»,
comme
phy-
«
l'appelait
feu de l'âme ne fut pas en propor-
tion des lumières et de l'étendue de l'intelligence.
y eut insuffisance, atonie, parfois même corruption du sentiment. Mais les grandes maladies sont Il
toujours suivies d'une période de débilité
l'éUte
;
française venait de passer par cette grande maladie
du sentiment qui a pour nom
le
romantisme
de
;
une phase inévitable de débilité morale qui prolongée jusqu'aux dernières années du xix«
Au
contraire, le
là,
s'est
siècle.
réveil de l'intelligence fut complet,
magnifique, et son œuvre admirable. Ce que nous
PIERRE LASSERRE
12
avons à
ce
faire,
œuvre, mais de de
de répudier cette
pas
n'est
l'étudier, d'en retenir les leçons,
reprendre
la continuer, d'en
le
fil.
La
jeunesse
d'aujourd'hui a sur l'ensemble de ses aînés une
de
supériorité
santé
morale
héroïquement. Mais ceux-là
manière
la plus irritante
la raison
qu'elle
manifeste
trompent de
la
la
qui s'essaient à envelopper
elle-même dans
le
discrédit justement
mérité par des vacillations de cœur, dont la raison
ne fut nullement responsable.
ment
cette jeunesse
sions de
«
la vie
»
que
On
les plus
ne sauraient suppléer au défaut
de pensée et de critique, et que de faire aboutir au néant
de son cœur,
rations
couver en
elle,
le
les plus
c'est
fût-ce sous le
d'anti-inteliectualisme,
trinal
avertit instam-
généreuses impul-
plus sûr
moyen
généreuses inspi-
d'entretenir
et
de
beau prétexte docla
méfiance et
la
Un
circuit tout
au
peur de l'inteUigence. Ai-je fait plus.
La
chistes
une digression
?
critique positiviste des tendances anar-
manquait de mouvement
la théorie plutôt
que de
;
elle faisait
l'offensive
;
pas cette gaieté, cette allégresse de faut, en
veut
elle
de
n'avait
l'esprit qu'il
France surtout, opposer à un ennemi qu'on
vaincre.
l'anarchisme
le
La beau
critique
libérale
donnait
à
rôle, elle lui laissait le prestige
NOUVELLE PRÉFACE
mouvements d'une
qui s'attache à l'audace et aux vie débordante.
Une
13
critique nouvelle, et enfin
bien inspirée, a trouvé sa voie hors erreurs. Elle arbore le
drapeau de
de ces deux
l'ordre,
parce
ne porte pas des couleurs
tristes,
mais de vives et heureuses couleurs. Les
règles,
que, pour
elle, il
ne
les disciplines, les institutions
pas
comme
l'action et à l'essor des forces sponta-
nées. Cette antinomie de nature les autres,
estime que mérite ce
le
nom
que
là
ne
lui
nom il
d'un ordre,
admise entre
les
semble pas vraie. Elle
l'ordre est inhérent à
tout ce qui
de force, que toute force digne de
imprégnée d'ordre et
est déjà pénétrée et
où
apparaissent
des limites et des restrictions imposées
du dehors à uns et
lui
n'y a pas présence et présence intime
ne saurait y avoir que faiblesse et
il
impuissance. Elle refuse d'opposer l'individu à la société, soit
raineté
du
pour soumettre
l'état social
droit individuel,
soit
à la souve-
pour opprimer
l'individu sous les exigences de l'état social.
Il
ne
saurait être question des droits pour l'individu que s'il
possède un
et morale
;
traditions, est je définis
minimum de
la société,
ici,
considérée,
comme
valeur intellectuelle
avec ses institutions et ses
au point de vue que
la source
même
où l'individu
puise les éléments indispensables de sa valeur.
PIERRE LASSERRE
14
une application du
C'est par l'on
même
ne consent pas à regarder dans
l'esprit, l'inspiration et la règle
que
principe,
travaux de
les
comme deux
forces
de sens contraires qui, de leur propre mouvement, ne tendraient qu'à se diminuer l'une
l'autre.
Il
n'y a qu'une inspiration pleine et vigoureuse qui puisse s'égaler
y
parvient,
en se
aux exigences de
la règle et elle
non en comprimant son
donnant un
souffle
souffle,
mais
de plus. La règle exprime
et pose des conditions d'ampleur, de puissance,
d'harmonie. Elle ne gêne que l'artiste ou l'écrivain faible,
incapable de remplir la carrière qu'elle
trace.
En
dont je parle a
les prestiges
de beauté et de
arraché à l'anarchie
dont
vitalité
certaine
pour
elle se
paraît faussement et qu'une
badauderie inteUectuelle
faire passer ces titres
lui
du côté de
accordait,
l'ordre. Elle
dans l'anarchie le fond de misère, de pau-
montre vreté
lui
définitive, la critique
ou,
comme
disent,
les
théologiens,
de
déficience essentielle.
Voilà
le
point sur lequel
elle
a rencontré
le
concours de Nietzsche. Psychologie, et pathologie
minutieusement
fouillée des
tendances anarchistes,
voilà ce qu'il nous propose, voilà le point
paraît utile à entendre.
où nous
*
NOUVELLE PRÉFACE
15
* * *
Prenne qui voudra connaissance de sa pensée
Et que chacun la discute, selon ses propres opinions Mais
il
existe, à l'égard
1
I
de Nietzsche, chez beau-
coup de personnes, un état d'esprit violent
et
aveugle qui ne va pas à moins qu'à réprouver et
condamner, sur
le seul
aspect de son nom, toute
lui, comme s'il y avait eu chez honmae un fond de perversité tel que tout ce
idée prise chez cet
qu'il
a conçu et écrit dût en être infecté. Je crois
discerner de cet état d'esprit tient
deux raisons
aux attaques de Nietzsche contre
nisme, l'autre (qui n'a,
que depuis
effets
la
il
:
l'une
le christia-
est vrai, fait sentir ses
guerre) tient à sa qualité
d'Allemand. Je m'exphquerai sur l'une et sur l'autre. Il
est très vrai
l'égard
du
que Nietzsche a manifesté, à
christianisme, l'animadversion la plus
vive et qu'il
l'a
attaqué avec violence. L'expression
de cette passion est parsemée dans plusieurs de ses écrits. Elle est concentrée intitulé
:
dans un petit
l'Antéchrist, consacré à la
livre
personne du
fondateur du christianisme. L'auteur y représente
PIERRE LASSERRE
16
Jésus
comme un malade
et sa thèse a
beaucoup
d'analogie avec celle que soutenait Jules Soury
dans un malgré
livre le
paru vers 1875, et qui n'éclipsa pas,
grand talent de
Jésus, de Renan. tiens
de
l'écrivain,
flétrir.
la
ne peut y avoir pour
scandaleuse
plus
leur zèle à la
Il
injure
;
Vie de les chré-
on conçoit
Cependant, celui qui s'en est
rendu coupable peut avoir traité avec une sagesse acceptable pour eux d'autres questions. Tout
monde l'admet pour Voltaire
;
le
certains l'admettent
pour Jules Soury. Pourquoi ne l'admettrait-on pas pour Nietzsche ?
pages de critique
Il
a écrit des centaines de
littéraire,
par exemple, qui sont
d'ailleurs merveilleuses et, qu'à
près, des esprits fort opposées
quelques nuances
animés de tendances religieuses
aux siennes pourraient
Ce qui achève de légitimer et de séparation, dont soi, c'est
que
la
le
signer.
conseiller cette
principe est indiscutable en
haine du christianisme tient certai-
nement chez Nietzsche à un côté maladif de l'esprit.
En
thèse générale, je ne. crois pas que cette
passion de haine contre le christianisme soit la
marque d'un Il
me
esprit tout à fait maître de lui-même.
semble qu'elle implique une grosse part de
méprise sur
la
nature de l'objet haï et qu'elle
le
NOUVELLE PRÉFACE non
voit,
17
en lui-même, mais
tel qu'il est
tel qu'il
apparaît à travers un verre déformant. (Je parle
d'un sentiment dirigé, non contre
ou
telle
confession chrétienne, mais contre le fond
telle
commun
du christianisme.)
Tout d'abord, nisme est
pour
si,
le chrétien, le christia-
la religion vraie,
exclusivement vraie,
le
philosophe, qui ne lui attribue pas ce titre, est au
moins obligé d'y reconnaître une forme de ce
culière la
religion.
qui
tiens,
fait
comme
Et,
ne
humain
sont
parti-
universel qui s'appelle
nos modernes antichrébouddhistes,
ni
maho-
ni
métans, ne s'en prennent pas au christianisme au
nom
d'une autre religion,
ou non, contre
qu'ils
c'est,
religion
la
en
y songent
général
que se
déclare leur inimitié. Voilà ce que je ne trouve
pas très philosophique.
Qu'un
esprit
dans son
privé et pour la direction personnelle de ses senti-
ments
et de sa vie, n'éprouve le besoin d'aucune
religion, c'est
pas
ici.
une autre
Mais de
là
à
affaire, et je s'irriter
de la religion dans l'humanité,
qu'un
homme
en parfaite
contre l'existence
y a un abîme possession de son bon il
sens ne franchit pas.
On
au Mont-Blanc.
connu dans
mon
J'ai
ne m'en occupe
ne montre pas
maître, Victor Brochard,
un
la
le
poing
personne de
parfait païen.
PIERRE LASSERRE
18
tenait la morale des sages anciens pour supé-
Il
rieure à la morale chrétienne.
y
Il
puisait les inspi-
rations de son honnêteté, de sa fermeté et de son
courage, vertus qui furent grandes chez
jamais
il
Mais
ne montrait contre le christianisme d'inten-
tions destructives, ni
même
d'animosité.
Il
se fût
d'un déclamateur.
fait l'effet
Si
lui.
Brochard eût vécu au temps de Celse ou
de Lucien, son sentiment et son attitude eussent sans doute été autres. saire
de
la
en adver-
se fût posé
Il
religion
nouvelle.
eût essayé
Il
d'en empêcher l'établissement. Mais alors le sort
du christianisme
De
n'était pas décidé,
d'un homme qui en considérait les comme moins favorables à l'humanité
que ceux de était
La question
il
se présente aujourd'hui
d'une toute autre manière. si
gréco-romaine,
la vieille religion
raisonnable de se livrer contre elle à la
polémique.
Il
y
l'on veut, seize siècles (en
du moment où le
se jouait.
la part
principes
ou,
il
le
a dix-neuf siècles
comptant à partir
pouvoir impérial l'adopta) que
christianisme règne dans
le
monde
occidental.
Cette longue durée constitue une expérience dont il
serait bien difficile de soutenir
que
les résultats
soient à son désavantage. L'évocation de ce qui se serait passé
si.;*
ne constitue pas un argument
NOUVELLE PRÉFACE sérieux.
On
19
peut user de ces raisonnements hypo-
thétiques à l'égard d'un fait local, dont les consé-
quences se limitent à un petit canton du monde.
Mais l'application qu'on en voudrait
mouvement a eu un
de ni
tel
l'esprit.
de
faire
à un
historique d'une telle étendue et qui
succès ne serait qu'un
Le
christianisme n'est
amusement responsable
de l'empire romain ni de
la dissolution
la
période de barbarie européenne qui a suivi cet
événement.
Il a,
bien au contraire, pendant cette
triste période, pris,
suite de l'Empire la
civilisation.
autant
qu'il était possible, la
romain comme mainteneur de
Peut-on dire qu'à partir de
la
Renaissance, lorsqu'il n'a plus eu lieu d'exercer
dans l'ordre profane ce rôle de tutelle universelle, il
ait
gêné l'humanité dans son développement,
diminué par son influence arts,
l'essor des lettres, des
des sciences, des institutions publiques ?
faudrait,
pour pouvoir
Il
admettre que
le soutenir,
l'œuvre de l'humanité moderne, dans tous ces
domaines, demeure au-dessous de
ont laissée
celle
que nous
les anciens. C'est le contraire
manifestement
le vrai.
Nous n'avons
aucune supériorité de nature
;
qui est
sur les anciens
mais nous avons
cette supériorité de fait qu'ils sont les anciens et
que nous sommes
les
modernes. L'exemple
même
PIERRE IASSERRbI
20
de leurs créations et
magnificence des inépui-
la
sables leçons qu'elles contiennent, les leçons
comme
faire plus qu'eux.
La
politique des
un chef-d'œuvre qui ne a été plusieurs
fois égalé.
été atteintes, le
Romains
Et
si les
l'art
divines qualités
grec n'ont jamais
moins qu'on puisse
dire,
qu'elles ont été plusieurs fois approchées
en
c'est
de bien
En
en France et en Espagne.
Italie,
est
sera pas dépassé, mais qui
de simplicité et de naturel de
près
aussi
de leurs erreurs, nous ont permis de
revanche, combien le domaine d'expression embrassé
par nos arts est plus étendu, plus varié, plus nuancé. Nous avons plus vécu, plus senti, plus
Pour
connu que
les
sciences, la
comparaison n'est pas possible
le
Grecs.
la philosophie et les ;
c'est
propre domaine du progrès.
On
pourra alléguer que la gloire de ces splendides
travaux ne revient pas au christianisme, puisqu'ils sont la continuation, et à plusieurs égards, l'imitation de travaux
commencés
et déjà poussés à
point merveilleux avant sa venue. les ait
accompagnés, que son règne
Il
un
suffit qu'il
ait été
contem-
porain de leur accomplissement pour que la thèse qui consiste à le rendre coupable de je ne sais quel préjudice porté à la nature inconsistante.
humaine
se révèle
21
NOUVELLE PRÉFACE Voici, je crois,
dans un
esprit.
ou
forme
cette illusion se
Les idées chrétiennes,
religieuses
idées
les
comment
comme toutes
morales
imaginables
prêtent à des interprétations, à des
d'ailleurs,
marques de
applications qui portent des
diffor-
mité, de laideur, de disgrâce, de désordre, et contre lesquelles le
Mais et
bon
sens, la saine nature protestent.
n'est pas besoin de posséder la théologie
il
dogme pour
le
savoir que ces manières de
comprendre et de mettre en pratique nisme ne peuvent compter que
comme
le christia-
des dévia-
tions, des abus, des excentricités. Si elles avaient
répondu aux exigences
réelles
elles avaient été dans le sens
jamais
le
de la doctrine,
si
du grand courant,
christianisme ne fût parvenu à s'f.ntendre
avec l'Empire, non plus qu'avec aucun gouverne-
ment
jamais
civil,
civilisation
;
il
il
n'eût pu coexister avec la
y a longtemps
qu'il
eût péri
comme
tant d'autres sectes éphémères qui portaient à leur base quelque injure
au sens commun.
Il
a pu
advenir que des aberrations, qui se paraient du
nom du
christianisme, s'étabhssent et prévalussent
un instant dans
certains milieux chrétiens
;
mais
jamais, nulle part, les autorités rehgieuses n'ont failli
à
les
désavouer, à les condamner.
Un
non-
chrétien pourra, étendant la portée de cette obser-
PIERRE LASSERRE
22
vation et l'appliquant aux origines
mêmes du
christianisme, soutenir que les doctrines de l'Evangile et
de saint Paul ont dû relâcher beaucoup de
leur rigueur, consentir à bien des diminutions et des se rendre acceptables à la société
compromis pour romaine
au pouvoir impérial. Cette thèse
et
même
(que je repousse d'ailleurs) prouverait que l'hostilité contre
dant
christianisme
le
manque de
base.
En
se ren-
acceptable.la religion de l'Evangile s'est rendue
viable, et ce
compromis, ce médius terminus,
c'est
le christianisme, tel qu'il a été, tel qu'il a duré, tel
qu'il
a vécu et agi dans
quand on
les sociétés
humaines. Or,
parle ou écrit pour ou contre le christia-
nisme, la chose n'est intéressante et sérieuse que s'il
s'agit
tel qu'il
de ce christianisme
a été dans
du christianisme
là,
l'iiistoire et
non
tel
que
le cons-
truit et le déduit,
d'après des documents litté-
à
tous égards, l'esprit raffiné,
raires
lointains,
l'imagination morale subtile d'un
La même
homme de lettres.
distinction s'impose à l'égard d'autres
malentendus.
Les personnes
christianisme
avec
exemptes que
les
dévotion autres
des
qui
petitesses
disgrâces morales de la nature. d'esprit, le
manque
pratiquent
le
ne sont pas plus
La
et
des
mesquinerie
de générosité dans les senti-
ments, la niaiserie et
la
parcimonie peuvent être
NOUVELLE PRÉFACE leur fait.
Qu'un
homme
23
très sensible
à ces inélé-
gances ait passé sa jeunesse, l'âge des impressions vives,
dans un milieu dévot qui en était marqué,
et qu'il se soit ensuite affranchi il
tombera facilement dans
dévotion ce qui était
le fait
de
la foi religieuse,
l'erreur d'imputer à la
des dévots
eux-mêmes
et ce qui eût très probablement, sans leur dévotion,
atteint
un degré plus désolant encore.
la violence
de ce premier dégoût ne
la faculté d'observer,
Si
lui
pourtant a pas ôté
s'apercevra que les
il
mêmes
misères sévissent, avec de légères différences de
nuances, mais qui ne leur donnent rien de plus
sympathique, dans
les
milieux où régnent
idées d'émancipation religieuse
;
il
les
de
lui arrivera
rencontrer la plus sincère piété chrétienne associée
à
une nature d'homme parfaitement vivante,
ouverte, abondante et Ubérale.
Il
dira peut-être
qu'elle doit ces quahtés à ce qui subsiste
en
elle
de la sagesse et de la civilisation antique. Mais, par cette interprétation même, le
christianisme fait très bon
il
admettra que
ménage avec
la
sagesse et la civilisation des païens.
Pas plus
qu'il n'est
responsable de la tristesse
de certaines personnes chrétiennes, pas plus
le
christianisme ne l'est de la tristesse de certaines
époques chrétiennes.
En
de
telles
époques,
il
paraît
PIERRE LASSERRE
24
lui-même revêtu des sombres aspects du milieu
humain où
il
évolue, mais ce n'est pas lui qui les
y apporte. Le xix^ siècle aura artistes, un siècle trouble et
été,
désolé.
Le
versement des anciennes classes
sociales,
l'augmen-
tation
énorme des populations,
des grandes
villes, la
le
au regard des
développement
formation d'immenses agglo-
mérations, ouvrières, la multiplication des
du bien-être matériel
boule-
moyens
allant de pair avec la dureté
croissante de la vie, toutes ces causes conjointes
ont forcé
les sociétés
modernes à s'absorber dans
des soins utilitaires, des disait
Renan,
occupation
et
des
«
soins de
ménage
y ont beaucoup lettres
et
des
»,
comme
affaibli la pré-
beaux-arts.
Les
institutions, et plus encore l'esprit démocratique,
ont ruiné et rendu impossible
le
régime de protec-
tion dont jouissaient autrefois les
hommes qu'une
vocation réelle destinait à l'étude spéculative ou
à
la création
du beau, régime dont
leur étaient absolument nécessaires, qu'il faille
les bienfaits s'il
est vrai
renoncer à la recherche de la perfection,
seule raison d'être des travaux de l'esprit,
quand
on est obligé de demander à ces travaux un gain d'argent, les applaudissements de la multitude ou la
faveur de l'Etat.
De
telles
conditions n'ont pas suffi pour tuer
NOUVELLE' PRÉFACE arts.
les
Du
25
moins ne pouvaient-elles produire
qu'un art tourmenté
et plein de tares
ne remplissant
pas la vraie et bienfaisante fonction de
qui
l'art,
est de mettre de la beauté et de la douceur
dans
la vie.
Les grands écrivains qui, en France et
ailleurs,
se sont faits les interprètes de la plainte générale
dont
je
résume
le
ici
un Stendhal, un
sujet,
Renan, un Flaubert, un Baudelaire, un Ruskin, un Nietzsche (sans oublier Richard Wagner, malgré ce qu'il
a de confus dans
les idées),
un Musset à
heures, ont, je crois, exagéré la laideur
moderne, qui, laid
que
rente.
pris
ses aînés,
Mais ce
ses
du monde
dans sa masse, n'était pas plus s'il
qu'ils
l'était
d'une manière
diffé-
ont bien vu, c'est l'absence,
au centre ou au-dessus de ce monde, lourd
et dis-
persé en tous sens, d'un foyer lumineux, d'un asile
de
l'esprit et
tion et le
du goût, d'un
où
la
contempla-
génie puissent accomplir en sécurité leur
œuvre pour
le
toutes choses.
vivre que
de
senties
comme
De
une
là,
lieu
bien de tous et
Les âmes
rayonnement de ne sauraient
pensée et de fantaisie,
se
sont
des exilées dans cet âge de plomb.
tristesse
ajoutée chez
le
délicates qui
elles
maladive qui
s'est si
souvent
à la tristesse raisonnée, mais
supportable, que la condition humaine considérée
PIERRE LASSERRE
26
en elle-même peut, en tous temps, inspirer à
De
réflexion.
la
nuance sombre, languissante,
là, la
désolée, qu'a pris chez elles le sentiment religieux
normalement appelé qu'à con-
chrétien, qui n'est soler
l'homme des
terrestre,
et plus
et à
insuffisances générales de la vie
mais qui se mêlait
immédiat des maux
une certaine phase de
au sentiment aigu
ici
un
particuliers à
siècle
l'état social.
La maladie moderne a communiqué sa couleur au christianisme moderne. Le besoin chrétien est apparu hé à une oppression intérieure, à une de la santé morale naturelle.
déficience
apparu
solidaire des états
bilité.
Mais,
pour
romantiques de de
tirer
jugement général sur
la
ces
est
Il
la sensi-
apparences un
nature du christianisme
et en conclure qu'il porte en soi quelque chose de
morbide,
a fallu généraliser de la manière la plus
il
illégitime
des
caractères tout accidentels
;
il
a
fallu oublier qu'il avait été la religion puissante
et
non discutée d'époques dont
rieurs,
et,
comme on
distinguèrent
par
dit,
tous
«
les
les
hommes
représentatifs
d'une
signes
supé»,
se
santé
vigoureuse et d'un esprit fleurissant.
Imaginons agissant sur
placé pour
toutes
un
y
ces
causes
de
confusion
esprit particuUèrement disposé et
céder.
Imaginons une jeune nature
NOUVELLE PRÉFACE d'élite,
douée à la
27
d'une magnifique
fois
intelli-
gence et d'une sensibilité morale extraordinaire,
anormale
;
elle
une éducation
du moins
a reçu avec une culture très étendue, religieuse intensive,
a
été
rendue
ou dont
l'action
par
perturbatrice
manque de mesure de la sensibilité qui l'a Nous n'avons pas affaire à un être tout sain
;
il
y a du
le
reçue.
à
fait
déséquilibre, des éléments ruineux
dans cette personnalité
;
elle
porte
le
poids d'une
de ces hérédités un peu onéreuses qui apparaissent
souvent
liées
(nous ne dirons pas du tout
:
néces-
sairement) à l'extrême finesse des organes intellectuels,
au génie de l'imagination. Les souffrances
qui naissent de là sont accrues par les milieux où elle vit et
qui sont
le
plus faits pour offenser et
insulter sa délicatesse maladive. Quelle lorsqu'elle se sera la
va
être,
émancipée des soumissions de
première jeunesse, sa disposition à l'égard des
idées chrétiennes, des sentiments chrétiens, de ces idées et de ces sentiments qu'elle a pris dans
un
sens d'idéalisme outré dont le raffinement équivaut
à un véritable fanatisme
ne sera pas
le
calme et
1
Sûrement sa disposition
la sérénité.
Ou
bien, elle
persistera dans sa direction religieuse et s'y jettera
à corps et
âme
perdus, ou bien
elle s'en écartera,
mais avec violence et en se révoltant contre
les
PIERRE LASSERRB
28
objets religieux de son premier idéalisme, elle les
rendra responsables des inquiétudes et des exagérations qui la tourmentent lui
en avoir inoculé
imaginera elle
le « virus
abusera
des
et la
l'histoire
le
elle les
;
accusera de
germe empoisonné. Elle
chrétien facihtés
Et, dans ses théories,
».
qu'offrent
spécieuses
psychologie et que nous avons
essayé d'indiquer, à qui prétend définir le chris-
tianisme par
les
moraux
excès
sous son nom, par
les
qui se sont produits
misères morales qui ont
projeté sur lui leurs reflets. Mais cette interpré-
devra se comprendre au
tation anti-chrétienne
fond Voilà,
comme un fanatisme chrétien retourné. me semble-t-il, l'histoire de Nietzsche. Je
dois répéter que, dans le tissu de sa pensée et de
une tache
ses doctrines, si l'anti-christianisme fait
éclatante,
il
n'occupe
cependant qu'une place
limitée.
Un
autre point de ces théories, qui ne
pas impliquer
comme
mais qui reçoit de dirai
presque de
celui-ci
la brutalité
la
me
paraît
une erreur de fond, tendancieuse et je
fureur du vocabulaire, une
apparence de violence injurieuse et repoussante, c'est sa
fameuse distinction entre «la morale des
maîtres
»
et «la
morale des esclaves».
Une
étude
attentive de la pensée de Nietzsche, dégagée de
XOUVELLE PRÉFACE
29
montre
ses fonnes truculentes et de ses bravades, qu'il s'agit ici
moins de
gories sociales
la distinction
de deux caté-
d'hommes que de deux
catégories
de tendances qui peuvent se rencontrer chez tous les
hommes. Les
maîtres,
ce
sont les natures
aristocratiques et fières, dépourvues de grossièreté et surtout de vanité.
commander, avec
le
ils le
Quand
il
font avec une dignité naturelle,
respect des personnes auxquelles
nettement des ordres. Et c'est qu'ils
s'ils
ils
donnent
savent commander,
savent obéir. Les esclaves ne savent
ni l'un ni l'autre.
Toute obéissance, toute subor-
dination les humilie. raison.
arrive de
leur
Ils
veulent toujours avoir
Us commandent volontiers, quand
du tempérament
et de l'audace.
savent faire qu'à
matraque
la
de faire accepter leur autorité
grand signe de l'autorité) à
Mais
ils
ils
ont
ne
le
et sont incapables (c'est
pourtant
le
un homme de caractère.
L'erreur et le trait comique de Nietzsche, c'est de se mettre en colère parce qu'il voit
dement
n'est presque jamais
le mériteraient.
que
le
comman-
reconnu à ceux qui
Aussi leur compose-t-il en imagi-
nation une vengeance effroyable, en faisant d'eux
un
petit bataillon
engins les plus
de chefs impitoyables armés des terribles
avec lesquels
ils
font
•narcher le troupeau humain. Cette invention lui
PIERRE LASSERRE
30
a valu un renom détestable n'honore pas son bon sens.
et,
On
à coup sûr,
elle
a perdu de vue
la
psychologie morale dont ces images, ces rêveries,
évoquant de nouveaux Attilas
intellectuels
et
raffinés,
ne sont que l'expression plus qu'hyper-
bolique.
On
a cru qu'il préconisait une morale de
brigands et de tape-dur. Je ne doute pas que plus
d'un Allemand, pendant la guerre, n'ait d'innocents
Mais vraiment il
il
commettait un contresens dont
faut innocenter le
et surexcité,
fusillé
en l'honneur de Zarathusira.
civils
cœur de
non pas
ce privat-docent, délicat
certes sa raison.
*
*
Il me reste à m'expliquer sur la mand de Nietzsche et sur le grief
qualité d'Alle-
qui en est tiré
contre ceux qui font profession d'admirer chez lui,
nonobstant ses
tares,
un des génies de son
siècle.
Je à
suis,
quant à
fait tranquille.
porain
n'aurait
toujours
la
question de tendance, tout
Et je crois que nul écrivain contemlieu
combattu
de
l'être
l'influence
davantage. intellectuelle
J'ai
de
NOUVELLE PRÉFACE rAUemagne. Je de
mon
l'ai
combattue de toute
intelligence.
Romantisme français, le
versité,
articles,
l'énergie
Les personnes qui ont lu la Doctrine officielle
Germanisme
ma
31
et
le
de l'Uni-
humain, mes
l'esprit
réponse à l'Enquête de M. Morland
sur l'influence allemande, publiée en 1903, peuvent
témoigner que cette lutte a été un des objets les
mon
plus suivis de
vingt ans. part,
Il
activité
littéraire depuis
se peut, qu'en fait, je n'aie,
ma
que bien médiocrement réussi à dissiper aux
yeux de mes compatriotes
le
vieux mirage d'une
Allemagne éprise de contemplation «
pour
désintéressée
»
du pragma-
et à les convaincre
tisme sommaire qui,
commune
intellectuelle
de Kant à
Fichte, forme la
inspiration des plus fameuses doctrines
germaniques. Ce que je
sais, c'est
que
je n'ai
pas
attendu août 1914 pour y découvrir ce caractère et
que
jadis
je parlais
de ce que
je savais,
ayant passé
beaucoup de temps à approfondir ces
moires,
d'ailleurs
gri-
animés d'une force qui, pour
n'être qu'en partie celle de l'esprit, n'en est pas
moins redoutable. Mais justement, parce que
j'ai
là-dessus quel-
ques études, je ne crois pas qu'il suffise d'accu-
muler sur
la tête
de ces philosophes
les épithètes
injurieuses et les invectives pour délivrer la pensée
PIERRE LASSERRE
32
française et la pensée européenne de la servitude qu'ils Il
ont réussi à leur imposer depuis un
siècle.
faut les connaître et les critiquer sérieusement,
et c'est ce
qu'on ne peut
une grande
faire sans
et
honnête application de l'intelligence, c'est-à-dire des
sans
préalables
dispositions
d'impartialité à leur égard.
rendre justice,
leur
services qu'ils ont
du
côté
à
Il
de sérénité et
faut être prêt à
reconnaître
pu rendre à
tort qu'ils lui ont fait.
conclusions où l'on arrivera
la
l'esprit
(j'ai
A
de
part
humain
à
ce prix, les
indiqué quelles
sont les miennes) pourront n'être pas dépourvues d'autorité.
La question n'est pas simple. Si la pensée mande (je parle de la pensée spécifiquement
aile alle-
mande, de Kant, de Fichte, de Shelling, de Hegel et de son école)
dans
peut être jugée indigne de jouer
la direction
de la pensée humaine,
qui, en d'autres temps, a
appartenu à
le rôle
la philo-
sophie d'Aristote, à la philosophie cartésienne, à
l'empirisme des Anglais, ce n'en est pas moins un fait,
un gros
fait,
un
fait
énorme
et puissant
les choses se sont passées depuis cent ans si elle le
méritait. Si elle a séduit chez nous beau-
coup de têtes troubles et sur
que
comme
un Renan,
faibles,
c'est-à-dire sur
elle
a exercé
une des plus vastes
NOUVELLE PRÉFACE du xk®
intelligences
un haut
siècle,
a sans doute particulièrement
mûr ne
mais dont son âge
n
faut qu'il
que Renan
y
saisi
s'était
prestige qui sa jeunesse,
pas affranchi.
eu des raisons à
ait
cela.
Il
faut
frappé de difficultés dont les
ait été
philosophies
33
classiques
ne
semblaient
lui
pas
apporter la solution et qu'il ait cru trouver dans philosophies
les
méthode
et le
tout au moins la
allemandes,
rudiment de cette solution. Nous
devons chercher s'il s'est trompé, et, par conséquent, nous placer en face de ces
y a lieu (et
S'il
de faire
le
ma
difficultés elles-mêmes.
conviction est qu'il
y a
lieu)
procès des systèmes allemands, c'est
par cette procédure qu'il faut passer. Elle demande essentiellement la tranquillité de l'esprit et doit
pouvoir être poursuivie à l'abri des impatiences de noble passion nationale.
la
que
Telle est la raison générale
l'on pourrait
invoquer en faveur d'une critique reposée et impar-
En
ne s'applique pas
tiale
de Nietzsche.
à
m'a paru y avoir un intérêt général donner, pour qu'on ne confondît pas avec
lui.
à la
de
la
Mais
germanophilie
sérieux. C'est
ce
qui
est
simplement du
une critique sérieuse de l'Allemagne
(critique impliquant,
nombre de
fait, elle
il
hélas
!
l'aveu d'un certain
sottises et de faiblesses à notre charge) 3
PIERRE LASSERRE
34
qui peut seule détruire chez nous la détestable
germanophilie intellectuelle.
Le le
patriotisme français dût
tout
lieu,
au
maudire,
le
il
loin
y
que
aurait
une place à part
goût le plus passionné
la civilisation, la littérature et les
l'esprit,
mœurs de
le
contraire, de faire
à l'Allemand qui a professé
pour
Et
cas de Nietzsche est différent.
la France. Nietzsche
a été bien plus
que Gœthe, dans son estime pour la culture classique et française. Il l'a défendue avec éclat,
loin
avec une verve et une pénétration admirable, contre les
prétentions
l'Allemagne.
Il
nous
a,
de la fausse culture de
dans l'ordre des
lettres et
des arts, restitué nos titres, oubliés, méconnus,
incompris par tant d'entre nous.
Il
était
mer-
veilleusement familier avec notre littérature et il
la véritable famille
y trouvait
Je pourrais
citer
françaises récentes, d'ailleurs
Nietzsche,
qui,
de son
esprit.
en exemple bien des œuvres
œuvres d'excellents Français
comparativement aux œuvres de
sont
d'un
goût tout boche et des
centaines de pages de Nietzsche d'une finesse et
d'une acuité toute française. ses
Il
suffit
de feuilleter
hvres pour s'en convaincre.
Que
cet ensemble de pages rayonnantes voisine
avec des violences et des truculences, des frénésies
NOUVELLE PRÉFACE
mêmes
35
qui ne peuvent plaire qu'à des barbares,
ou être reçues avec gravité que par des
naïfs, je
premier à en convenir. Mais ce que
serai le
j'ai
essayé de faire comprendre au sujet de l'anti-
de Nietzsche s'appliquerait d'une
christianisme
manière générale à ces aspects rebutants de sa
démon dont
personnalité, à ces impulsions d'un il
n'était pas le maître.
goût pour
Je n'ai pas
le
moindre
fureurs et les visions apocalyptiques
les
de Zarathoustra, bien que, dans cet ouvrage même, les folies
d'une forme effarante enveloppent parfois
bien des grains de sagesse «
gai-savoir
Au
surplus,
Nietzsche
et,
comme
il
disait,
de
ne s'agit aucunement de présenter
comme un Allemand renégat
comme un
il
».
allié
spirituel
avons défendue par
les
de
la
cause que nous
armes. Rien ne serait plus
puéril, et là n'est point la question. faisait ses délices
à sa patrie,
de Nietzsche et
Jean Moréas
lui
empruntait
souvent l'expression de ses pensées propres qui ne se distinguaient, je suppose, ni par le trouble ni
par
le désordre,
connaissait.
Il
ni par la brutaUté.
nisme,
n
ne
s'y
trouvait en Nietzsche un bon auteur,
un maître, souvent rieurement
Moréas
agité et convulsif, mais supé-
clairvoyant s'agit
et
ardent,
de
l'huma-
pas d'autre chose. Que
l'Aile-
PIERRE LASSERRE
36
magne voudra
son
de
fasse
Nietzsche
qu'elle
ce
!
Je n'aurai garde pourtant de suivre un critique de haute valeur, M. Julien Benda, quand
il
pose
Nietzsche en fauteur moral, en approbateur anticipé des bestialités commises, sous prétexte de guerre, par les armées impériales. distinguer.
maximes que
Benda
M.
Du
s'autorise
moins, faut-il
de
certaines
et démonstrations féroces contre la pitié
Et
l'on trouve en effet chez Nietzsche.
je
concède pleinement que mainte brute allemande,
compliquée de pédantisme, a pu s'emparer de ces
thèmes comme d'une légitimation savante excitant
de
intellectuel
et d'un
inhumanité.
son
Mais
Nietzsche, dans ces détestables pages, n'a réelle-
ment pas eu en vue gageures
Ce sont, de sa
l'action.
de cabinet, réactions
littéraires, violences
rageuses et
d'un être
folles
part,
fébrile,
mais
droit,
contre les hypocrisies épaisses du faux sentimentalisme qui l'entoure et dont
N'admît-on
pas
impossible (car
cette
les
il
connaît
les dessous.
interprétation,
textes sont
là),
il
serait
de ne pas recon-
naître en Nietzsche le peintre et le satiriste le
plus terrible de la
«
moralité
»
allemande. Ces
consciences honnêtes, qui ne perçoivent que très
obscurément
la
différence
de l'honnêteté avee
NOUVELLE PRÉFACE
37
l'hypocrisie, ces consciences « idéalistes » chez qui les aspirations
de l'idéaUsme se mêlent
si
indiscer-
nablement aux appétits d'un sensualisme
grossier,
que
ceci et cela a tout l'air chez elles
de ne faire
qu'un, c'est Nietzsche qui en a dressé, avec tout le
feu de sa verve et l'acuité chirurgicale de son
coup
d'œil, l'image la plus irrécusable et la plus
accusatrice qui soit.
Le nom de
«
l'Allemand d'exception
»
qu'il
donnait à Gœthe, on pourrait plus justement, à
beaucoup d'égards,
le lui
Paris, janvier 1917.
décerner à lui-même.
AVERTISSEMENT (1902)
Publié,
il
y a près de
recueil périodique,
ans dans un
trois
mais composé
il
y erva plus
de cinq, c'est-à-dire avant que Nietzsche ne fût encore lisible en français, ce travail nous avait
paru perdre et
toute utilité à la suite de la belle
complète traduction du grand psychologue
donnée par
M. Henri
Albert
et
collabo-
ses
rateurs.
Nous aux
avions voulu initier ou plutôt
amorcer
»
idées de Nietzsche quelques jeunes esprits
capables
particulièrement
comme et
«
il
d'en recevoir
lation
d'en
tirer
profit
venait de nous arriver à nous-même,
non un joug, mais une stimu-
dans leur développement.
Ayant eu cependant quelques-uns
des
plus
l'occasion de connaître
notables
exposés
Nietzsche donnés dans nos revues depuis
de cette
époque, nous avons dû cesser de croire toute
lumière faite sur des conceptions qui demanderaient,
pour
être bien
comprises
et
justement
appliquées, plus de perspicacité psychologique
que d'érudition philosophique.
PIERRE LASSERRE
42
Le
ff
nombre] de personnes qui avait eu
petit
l'indulgence de s'intéresser à cette étude, lors
de sa première apparition, l'avons
amendée
possible
sans
et
en
que nous
est averti
complétée autant qu'il était altérer
le
premier
accent.
Travail délicat! Car nous n'avions pas laissé passer pour parler de Nietzsche l'heure
oii
nous
subissions de sa part un tout nouvel
et
assez
vif entraînement. Nietzsche
nous a surtout aidé
ainsi que maint autre de notre génération à rentrer en jouissance de certaines vérités naturelles.
plus
Mais comme vieilles
que
ces vérités sont
on en arrive à oublier
lui,
fièvre qui accompagna
la
Ce qu'on ne être
doit
beaucoup
cette
pas oublier,
communiquée avec
récupération.
peut
c'est qu'elle
fruit à des intelligences
bien nées, mais profondément contaminées par les
sophismes
sur
lesquels
la
critique
de
Nietzsche exerce l'action la plus corrosive. IjC nietzschéisme est effet
qu'une
crise,
moins une doctrine en
mais une
crise salutaire. Il
y a chez Nietzsche un contraste entre
le
des idées, classique, positif, traditionnel, ton,
dont
l'ardeur
fond et
le
va souvent jusqu'au sar-
AVERTISSEMENT
43
casme.
Un
conservateur qui parle
révolté,
un
attique,
des
avec
brutalités
d'Allemand l'histoire
:
moins joui
goût,
moqueries
rudes
de
le
physionomie assez nouvelle dans dont
et
et
secret
le
gît
que Nietzsche, parvenu à
ceci,
comme un
un Français par
peut-être
la sagesse,
qu'il
n'a été
irrité
Quand une âme
délicate
par
en
en a
l'erreur.
découvre dans
un
idéal auquel elle s'était laissé séduire
par
ses
penchants
et
les
latanisme, justifiée.
plus nobles, sophitisque
char-
s'offense et certes sa colère est
elle
Mais
il
dure trop. Car
pas bon que
n'est
porte
elle
lui-même que contre
cette colère
moins contre
le
faux
la naïveté et aussi l'orgueil
qui nous en rendirent dupe. C'est là une aventure personnelle dont d'avoir
ne faudrait pas, à moins
il
génie
le
de
d'écrivain
l'auteur
Zarathoustra, occuper trop longtemps
Tandis
que
cavernes,
Au
nous
le soleil
ne
errions s'était
reste, le caractère
ment
l'objet
Quoi
de
dans
le
de
monde.
d'obscures
pas arrêté de
luire.
de Nietzsche n'est nulle-
cet écrit.
qu'il ait
pu y passer du
ton nietzschéen,
qu'on veuille bien y voir surtout un essai de
PIERRE LASSERRE
44
On
sysiémaiisaiion.
n'y trouvera pas
le détail
des théories de Nietzsche, mais seulement ses
vues génératrices,
observations initiales d'où
les
Vardent mouve-
est parti et oii revient toujours
ment de sa
Nous
critique.
avions projeté, pour
ce travail, le titre suivant
Tanarchisme,
et
justement. Toutes se subordonnent
V homme
Nietzsche contre
pourrait
les
conceptions de Nietzsche
le
porter
très
à sa critique de l'anarchie,
anarchie tant dans de
:
il
les
mœurs
dans
que
et les
sentiments
V institution
U auteur de la plus profonde
et
sociale.
véridique étude
donnée en France sur notre auteur ne Vinti-
pas
tule-t-il
Nietzsche ce
:
(1),
sens de la hiérarchie chez
le
reconnaissant
comme nous dans
problème d'organisation de l'autorité
et
de
la règle le centre de ses préoccupations ? Cette
rencontre avec
un
empêcher de voir est faite
esprit éminent,
les
sans nous
défauts de notre ouvrage,
pour nous rassurer sur
la justesse de
notre interprétation.
Avril 1902. (1)
M.
Jules
23 mars 1901.
de
Gaultier,
P. L. d<ms
la
Revue hebdomadaire,
LA MORALE DE NIETZSCHE
Il
y a quelques années, lorsque
le
nom
de
Nietzsche fut devenu trop célèbre pour que des
comme M.
qui,
écrivains
de
Wyzewa ou
feu
Valbert, apportent aux lecteurs de nos grandes
revues
les
nouvelles philosophiques de l'étranger,
gardassent plus longtemps
de s'en
le droit
taire,
on vit une singulière aventure. Je devrais plutôt dire qu'elle arriva, mais qu'on ne -la vit point. L'auteur du Zarathustra fut présenté à la France
comme
le
type
le
plus radical d'anarchiste, de
nihiUste, de démolisseur universel,
que
l'idéologie
allemande eût jamais enfanté. Réputation fâcheuse, bien propre à faire exclure Nietzsche, sans plus
d'examen, du nombre des esprits supérieurs. Car qu'y a-t-il, à la fm du xrx^ siècle, de plus rebattu
que l'anarchisme, de plus simplet, de plus à la portée de tout le monde que le nihilisme, de plus inofîensif enfin
germanique
?
que
les «
audaces
»
d'un idéologue
Ces renseignements suffirent pour
détourner de Nietzsche l'attention des personnes pondérées. les
La
question était donc entendue.
Et
informateurs un peu hâtifs dont je parlais
avaient
nouveau.
réglé
leur
compte
avec
le
météore
PIEHRE LASSERRE
48
heureusement, a reparu.
Celui-ci,
La
traduc-
œuvres de Nietzsche publiée par la Société du Mercure de France et qui honore tant son auteur principal et initiateur, M. Henri Albert, est maintion des
tenant presque complète. Elle a au moins dissipé ces méprises grossières. n'est pas anarchiste
de
aussi juste
;
Non seulement mais
serait
il
Nietzsche
à peu près
apphquer cette épithète ou
lui
toute autre exprimant un état d'esprit enfantin
que d'appeler Joseph de Maistre un
et sauvage,
jacobin, ou Michelet jésuite. lui ait
11
prêté ce qu'il exècre
une
existe
est curieux
Il
qu'on
le plus.
erreur, erreur
méchante, louche,
souterraine, destructrice secrète de tout ordre et
de toute beauté, ver rongeur des plus nobles œuvres humaines, que Nietzsche hait en effet vivacité de son goût pour la face
de toute
la
brillante
du monde
civilisé.
Il
serait bien
près
de l'appeler l'Erreur, la Négation, la Malfaisance
en
soi.
Et
c'est à
—
s'en souvient
lui-même dans
le
peu près en ces termes
que Méphistophélès
se
Faust de Gœthe. Mais
— on
définit le fléau
profond et subtil auquel en a Nietzsche n'est rien
moins,
certes,
opposé à ses
Le y a de plus
que méphistophéUque.
cynisme cavaUer est tout ce
qu'il
allures. Il faudrait plutôt l'imaginer
LA MORALE DE NIETZSCHE
comme un
gigantesque Tartufe qui aurait pris
de toutes
l'air
depuis
le
49
les sectes
de religion et de morale,
Bouddha, jusqu'à nos
jours, et qui
nous
représenterait, fondues ensemble, toutes les nuances
d'humilité,
d'hypocrisie,
renoncement
«
l'idéal,
»,
de
«
spiritualité
»,
de
d'absorption en Dieu ou en
savamment inventées
et exhibées
au cours
des siècles par une sainte rancune, par de sombres desseins de vengeance contre la Terre et la Vie.
Comment
désigner ce mal, dont
le
— mais par
intellectuelle
là
même
(^)
l'action tout
cent fois plus
redoutable que la torche d'Attila ou la
bombe
de Ravachol (incendiaires, non empoisonneurs)
—
dans
détruisit
le
monde antique
et achève
présentement de dissoudre dans l'Europe moderne les
plus précieux éléments et jusqu'à l'idée
de civilisation ? Mille noms car
il
même
conviendraient,
a mille formes. Mais qu'il exerce ses ravages en
grand ou en
petit,
dans l'institution sociale ou
dans des consciences
mœurs,
l'art
ou
se révèle par ce
n
lui
isolées,
qu'il
corrompe
les
la philosophie, toujours sa présence
symptôme
:
une anarchie. On peut
passage le reproche à Nietzsche de ne pas distinguer entre un christianisme réglé et serein et un christianisme morbide, entre saint Vincent de Paul et Tolstoï. J'avoue qu'un exposé où cette confusion n'est pas signalée, prête, pour sa part, au même reproche. Mais j'étais alors tout à la réaction contre un certain prêchi-prêcha humanitaire et idéaliste qui sévissait de (')
faut essentiellement appliquer à ce
que notre Nouvelle préface
tous côtés.
fait
PIERRE LASSERRE
50 dire
que
le
but de Nietzsche,
de forcer à reconnaître plupart
des
l'époque
principes
moderne
c'a été
le vice
sentiments
des
et
de démasquer,
anarchique dans la
s'enorgueillit
comme
dont
de
ses
plus nobles conquêtes morales et qui en forment
comme l'air respirable... ou irrespirable. La philosophie, ou mieux la psychologie
de
l'anarchisme est donc dans l'œuvre de Nietzsche plus qu'un article important. Elle est le centre et la source de tout. Elle fera l'objet propre de
ces pages où l'on s'étonnera peut-être de ne pas
trouver
le
critique.
ton froid et
«
Mais pour nous,
impartial
»
de l'exposé
comme pour un
nombre d'hommes de notre
certain
génération, le nietz-
schéisme fut moins une révélation qu'un adjuvant.
L'audace et l'éloquence de Nietzsche, mises au service
des conclusions qu'allait nous imposant
de plus en plus l'expérience des idées modernes et de leurs fruits, ont surtout activé et enhardi
notre libération intellectuelle. Qu'on nous excuse si,
au
récit
des
médecin moral,
vues essentielles de ce grand
s'est mêlé,
malgré nous, l'accent
de notre propre observation et
la
que nous traversâmes
Nous nous
aussi.
chaleur de fièvres flattons
que cette méthode toute spontanée n'aura pas nui à la véracité de notre interprétation. Nietzsche
ne se comprend pas très bien du dehors.
Le
signe de toute civilisation, d'après Nietzsche,
ce sont les
mœurs. Dans
le
vaste et confus concert
d'éléments que l'on a coutume de désigner sous ce
mot de
civilisation,
elles
donnent
la
note
humaine. Elles disent ce qui est advenu de l'homme
lui-même dans font, à
de
les
un moment
l'histoire, l'état
relations de
conditions d'existence que lui
et
en un lieu donnés, les accidents
des sciences, de l'industrie, des
commerce,
etc.
C'est concevoir bien
superficiellement une civilisation que de la croire définie par ses particularités visibles et tangibles
et c'est aussi s'en tenir à
de sa valeur. Qu'a-t-elle variété,
quelle
un
fait
;
critère bien grossier
de l'homme ? Quelle
nouvelle beauté ou déformation
du type humain nous donne-t-elle à comprendre et à apprécier ? Voilà la seule question qui intéresse,
quand on joint à une certaine hauteur de point de vue une certaine déhcatesse du goût le résidu psychologique d'une civilisation. Pour Nietzsche, :
PIERRE LASSERRE
52
une
avant tout, une culture, une
civilisation est,
culture d'hommes.
Comment donc
naît et se développe cette fleur
de toute vraie civilisation
:
des
mœurs
?
L'homme est fait d'une multiplicité de tendances, de mobiles, puissances
d'affections, d'impulsions,
discordantes qui le déchireraient bien vite et feraient périr de son propre désordre,
s'il
le
ne se
nettement dans des rapports de
les représentait
subordination et de dépendance qui assignent à
chacune Il
son rang, sa dignité, sa valeur.
d'elles
faut qu'il se soit assez discipliné, rendu assez
maître de lui-même pour être assuré que l'aveugle
mouvement de
ses sensibilités et
de ses instincts
ne viendra pas, à tout instant, briser ligne d'une tenue
dont
l'inéduqué, suffirait à lui
L'homme
prix.
la
ferme
vue du barbare, de faire connaître le haut
la
moral, c'est donc l'homme disci-
pliné, châtié, maître
de
soi.
Ces données peuvent sembler assez banales et
même
indécises.
On
en saisira tout
le
sens
si
nous ajoutons que Nietzsche n'accorde presque
aucune part à
Pour
lui,
la
«
nature
»
dans
toute espèce de moralité
ment dans
la
est,
ses principes généraux,
moralité.
non
seule-
mais surtout
dans ses particularités délicates et vraiment distinc-
LA MORALE DE NIETZSCHE
53
une œuvre du discernement, de l'applicadu soin, une culture. Il trouve les modernes mal venus à invoquer la nature, eux dont les moindres nuances de sensibilité et d'estimation morale sous-entendent tant d'expérience humaine.
tives,
tion et
D
n'a pas assez de railleries pour ces philosophes
qui, parce qu'ils n'ont
d'yeux que pour
moyen de l'homme éduqué,
tel
le
type
qu'il existe sur
quelques centaines de pieds carrés autour d'eux, attribuent à la
«
nature humaine
de ce personnage spécial leur propre médiocrité.
» les
— appellent
Pour Rousseau,
caractères «
la
nature «
nature
»
»
ce sont les rancunes plébéiennes, les attendrisse-
ments morbides de Rousseau une
solennisés, élevés à
dignité quasi mystique. Bref, Nietzsche est
— trop du — pour ne pas expulser impitoyable-
trop épris du net, du ajouterai-je,
ment de toute controverse cette notion de
Nature
—
droit,
fini
clair,
sur la morale, avec si
vague qu'on peut
y mettre tout ce qu'on veut, et généralement ce n'est qu'un nom pompeux donné à nos propres instincts
et
—
ces autres entités également obscures
dangereuses
:
Raison
Autonomie, Conscience... Il
n'est pas le premier, dira-t-on.
à l'avoir fait
maUce, parce théorie,
Libre
pure, bref, la Il
arbitre.
métaphysique. est le
premier
avec cette intransigeance et cette qu'il
ne
le faisait
mais par simple
pas au
finesse
nom
d'une
psychologique.
PIERRE LASSERRE
54
par haine de toute équivoque et de tout nébuleux
dans
mot
principes de conduite, enfin, selon un
les
qu'il aimait,
par
propreté
«
Toute morale donc, toute a été reconnue pour bonne
temps
qu'elle
marque
»
morale.
mœurs
règle des ici
ou
là,
en
qui
même
directions à l'énergie
ses
humaine, est une œuvre de cette énergie. Elle condense
le
de beaucoup
résultat
de victoires
remportées par l'homme sur lui-même. Elle est le
legs
de beaucoup
de générations
d'ancêtres
obstinées et patientes à se travailler, et à s'accen-
un
tuer elles-mêmes en
données d'une morale art arrivé à
certain sens.
comme
Il
en est des
des préceptes d'un
un certain point de perfection
:
ceux-ci
fournissent à présent des facilités au génie, lui
épargnent bien des tâtonnements et de efforts, lui procurent,
en
une aisance supérieure.
le
stériles
contenant fermement,
Mais
combien
chacun
d'eux suppose-t-il d'essais maladroits et de tentatives
recommencées
et fin sur les
!
Il
en est d'un jugement sain
mœurs comme du
goût.
Le goût ne
se manifeste guère dans l'élite d'un peuple
une les
intuition rapide et naturelle
comme
que quand toutes
façons à peu près d'être diffus, plat, choquant,
insignifiant, artistes
ennuyeux ont
et écrivains
été pratiquées par ses
antérieurs.
Il
résume donc
dans sa spontanéité acquise de longues habitudes de vigilance sur soi-même. Ainsi de tout tact
LA MORALE DE NIETZSCHE
55
moral, de tout sentiment de devoir ou de convenance. Pas une vertu n'a fleuri et n'a obtenu consécration
dans
l'histoire,
rehausse l'homme ou les
le
pare — depuis
Tout les
ce qui
héroïsmes
loyalismes, les nobles et chimériques fidélités
jusqu'à la politesse et est
hommes
dont des
n'aient été les artisans laborieux.
un acquis de
d'art de
l'art
l'homme,
aux bonnes manières
—
humain. La première œuvre
c'est
l'homme.
II
Par cette conception généreuse du pouvoir de sur
l'espèce
propre
sa
montre bien l'ennemi de
du pessimisme
et
plus
fortement
humanitaire, et
du
même
destinée,
chrétien.
encore
—
trait
Nietzsche
la résignation
—
Mais
se
évangélique il
s'oppose
au moderne optimisme remarquable
— en vertu
principe.
Les philosophes et sociologues modernes de Rousseau se croient en effet non-
l'inspiration de
chrétiens, parce que, contre l'ascétisme de la
évangélique,
Mais
la
ils
morale
revendiquent la liberté de l'instinct.
dangereuse
folie
de ces esprits, c'est d'être
imprudemment chrétiens que l'Evangile luimême. L'Evangile ne perd pas de vue l'opposiplus
tion de ses préceptes à la nature, ni
sont
combien
ils
pour scandaliser l'homme naturel, quand n'en aperçoit pas l'envers divin. Ce que
faits
celui-ci
nos humanitaires entendent, eux, par « Nature » ce n'est autre chose que l'idéal évangélique tout réalisé.
Leur thèse de
la «
bonté primitive de l'homme»
LA MORALE DE NIETZSCHE
57
que l'homme portait primitivement en lui vertus et les affections que le chrétien croit
signifie les
avoir été révélées à la terre par Jésus-Christ.
—
aussitôt du moins qu'il se gouvernement moral d'une partie
Le Christianisme fut organisé en
— montra
de l'espèce humaine ne laisser espérer la
félicité
cette sagesse de
générale que pour une
reconnut dans
mal une
nécessité
autre vie.
Il
essentielle
de la vie présente. C'est dès ce monde
même
le
—
chrétiens les disciples de Rousseau rêvent masqués d'un faux naturalisme, de l'humas'accomphr le parfait bonheur de voir
que
déréglés,
nité.
Ces pontifes bourgeois, ces
ont matérialisé, laïcisé
A
le
«
«
—
juifs charnels »
royaume de Dieu
».
supposer que leur espérance ne fût pas miséra-
blement chimérique, ne voient-ils pas tout ce que sa réalisation supprimerait de vertus et d'énergies ?
La
fraternité, la
douceur des mœurs
Mais que deviendraient défense ?
grandes
avec
les
Le courage des grands ambitions
lui, la
fleuriraient.
vertus de guerre et de
individuelles
desseins et des dépérirait
et,
cause la plus décisive du progrès intel-
lectuel. Singuliers
ennemis du christianisme, qu'une
hérédité de christianisme sans correctif a assez pétris, assez brisés
un
tel idéal
pour
comme
tion de l'être humain,
dissement de la vie
1
qu'ils
la plus
ne ressentent plus
lamentable diminu-
comme
le
plus triste affa-
PIERRE LASSERRE
58
Contre
cet
généreux
idyllisme,
d'apparence,
mais, par ses conséquences, si laid au fond, Nietzsche est
du côté des Montaigne, des Hobbes, des La
Rochefoucauld, des de Maistre, des clairvoyants
Nullement brutal, l'homme au contraire
enfir.
le
plu« délicat, dirai-je, le plus féminin qui fût par la sensibilité,
il
n'éprouve aucun besoin d'inno-
center la nature, de prêter la franchise au renard
mansuétude au loup. Il sait qne l'homme a commencé par être un loup et un renard, qu'il l'est encore et que ce n'est pas à déplorer absolument, car un agneau n'est propre qu'à être mangé, et la
et la douceur, l'honnêteté de l'agneau n'ont rien
d'admirable, étant, chez cet animal, stupides et
justement
«
naturelles
».
Rien n'a commencé que
par l'énergie. Et l'énergie, jusqu'à ce qu'elle ait appris de ses propres échecs la nécessité de la discipline et de la modération, ne connaît d'autre loi
qu'elle-même.
Elle
toyable,
impudique.
professe
mal
:
le
n'est
contraire, l'origine, le
le bien.
Il
y
a,
est
le
Sot qui
mal.
qu'un accident.
noyau de
de tout ce qui a grandi sous
dans
donc cynique, impi-
est
Elle
Il est,
au
tout ce qui existe,
le ciel. Il est
enveloppé
à la racine de la
vie,
une
impulsion initiale qui la pousse uniquement à se faire place, cipe,
«
à prévaloir.
La
Volonté de puissance
vie est, en son prin».
LA MORALE DE NIETZSCHE
un instant sur
Arrêtons-nous
59
formule
cette
fameuse, à cause du grave malentendu auquel
elle
peut prêter.
Depuis Hegel,
les
métaphysiciens allemands soçt
obsédés du dessein grandiose, mais fabuleux, de
ramener toute
de l'univers à un unique
la variété
principe générateur. Ce principe,
par
l'atteindre
une
ils
s'évertuent à
souvent
dialectique
fort
obscure, où l'imagination supplée la raison. ils le
On
l'Absolu, l'Inconscient, la Volonté. là
Et
baptisent. C'est pour l'un le Moi, pour d'autres
reconnaît
de simples abstractions logiques ou psycholo-
giques divinisées.
Nietzsche
le
de sa doctrine
ment de
Dans
la fausse
vue qui
fait
de
continuateur de ces philosophes, et la dernière
étape dans
ce panthéisme, d'ailleurs
auteurs prennent la
«
si
développe-
le
vain, quelques
Volonté de puissance
»
pour une formule d'explication cosmique. Ainsi entendu, Nietzsche perdrait toute sa précision, tout son prix. Malgré des éclairs parfois jetés sur le
domaine des idées cosmologiques,
il
n'étend pas
sérieusement ses regards au delà du règne humain. C'est dans
puissance.
l'homme Il
ce que l'industrie Il
qu'il
observe la Volonté de
voit en elle la cause première de tout
humaine a ajouté à
entend qu'à l'origine de tout ce qui
la nature. s'est établi
de durable, d'ordonné, de proprement humain dans l'humanité, il y a, non pas suggestion de
PIERRE LASSERRE
60 l'instinct,
non pas
nécessité,
mais
fait
même commandement
de la
de violence, de domination,
de conquête, quelque chose d'imposé et de subi. intellectuelle, esthétique, morale Toute règle
ou
politique,
rebelles
de
la
— —
signifie des instincts et
mis sous
force.
le joug.
Tout
Victorieuse,
qu'elle avait soumis, faire
elle
du
«
droit
»
impulsions est
un
legs
a pu organiser ce
résultat de la guerre
la loi de la paix.
La Volonté de
puissance est la conseillère pro-
fonde des peuples et des races. C'est
met
forts,
qui les
elle
sur la voie des vertus par lesquelles
ils
deviendront grands, uniques. C'est
seront
elle
qui
les rend apphqués, persévérants, rusés, intraitables dans la défense et l'entretien de ces vertus. C'est elle
qui leur suggère les expédients qui les sauvent
de périr aux tournants dangereux de leur destinée ici la cruauté, les exterminations rapides et com:
plètes de l'ennemi extérieur
au
ou
intérieur, ailleurs
contraire la patience, l'endurance, la longani-
mité. Elle fête ses extrêmes triomphes dans les belles civilisations, les plus
doux
et les plus achevés
dans de gracieuses et nobles mœurs
{^).
(') J'expose Nietzsche, filais il y a dans mon exposé un certain ton d'adhésion sur lequel je dois encore ici m'expliquer. Quand on est jeune, on rebondit à l'excès sous la contradiction, on est enclin à répondre aux déclarations de l'hypocrisie par un certain cynisme d'esprit qui se plait à exagérer ce que l'hypocrisie dissimule. Devant des IdéaUstes alTsctés qui opposent d'une manière absolue la justice et la force, on se plait à outrer la part originaire
LA MORALE DE NIETZSCHE
61
Mais, par quelque biais qu'elle dirige l'homme vers ses
ment
fins,
elle lui
il
est
une contrainte qu'invariable-
impose, à savoir
:
celle qu'il
a à
exercer sur lui-même dans le sens des vertus d'où
dépendent son salut
et sa primauté.
de la ^-iolence dans toutes les institutions de justice. force qui écrase injustement d'autres forces et qui, après cette victoire se montre organisatrice, fonde un ordre de justice, une paix qui rend la justice possible. L'histoire ne nous montre qu'en trop de cas ce spectacle. Il est niais ou malhonnête d'édulcorer les leçons de l'histoire et mieux vaut écouter Nietzsche. Mais le même sens expérimental et positif, qui nous fait voir que rien ne saurait différer autant d'une pastorale que le tableau vrai des événements humains, nous montre aussi (et c'est ce dont Je ne tenais pas assez de compte) que le progrès général de la civilisation et des lumières dans les peuples de l'Occident (je dis: de l'Occident) y ôte d'avance toute justification aux entreprises « exterminatrices » tentées soit par un peuple contre un autre, soit, dans un peuple, par un parti contre un autre parti et condamne ces entreprises à l'échec. L'échec peut raalheuieusement (nous l'avons assez vu) ne survenir qu'après beaucoup de ravages accomplis. U reste donc vrai, que la première vertu des peuples et des gouvernements, c'est qu'ils soient forts. C'est la condition primordiale pour qu'ils puissent être doux et justes. de
la force et
Une
III
«
Plutôt n'importe quelles mœurs, dit Nietzsche,
que pas de mœurs du tout Sans doute
!
mais
il
»
!
y a pour l'homme bien des
façons de se représenter l'ordre et la discipline
convenables à sa nature.
Il
a eu bien des sortes
y
autant que de cUmats, de religions,
d'éthique,
de patries, de castes sociales. Qu'est-ce qui
fait
adopter l'une plutôt que l'autre ? Qu'est-ce qui,
pour une respectif
une famille humaine déterminée,
société,
assigne à chaque
dans
mode
d'agir et de sentir son rang
l'échelle
des
valeurs
morales ?
Qu'est-ce qui qualifie le bien et le mal ?
Toujours
volonté de puissance. Tout critère
la
d'estimation morale est au fond, pour ceux qui l'adoptent et
le
la grandeur.
Il
ou
préconisent,
qu'il faudrait
pour primer en idéal de
;
un moyen de
s'assurer
s'inspire des conditions qu'il faut
à une certaine catégorie d'hommes
ces conditions,
la vie.
il
les érige
en norme,
LA MORALE DE NIETZSCHE Mais
63
morale s'établit par des voies et des que ce fonda-
la
inspirations bien différentes, selon
mental vouloir de primauté jouit de
la puissance
réaliser ses desseins, tout
effective nécessaire pour au moins pour les poursuivre au grand jour
bien qu'il est paralysé par la débilité et
Le premier cas
est,
au
sein
malheur.
par exemple, celui d'un
peuple militaire et organisateur C'est encore,
le
— ou
comme les Romains
d'un peuple,
le
privilège
d'une classe conquérante ou mieux douée qui
s'empare du pouvoir
et,
d'elle-même et sanction du
elle n'est,
fait.
en usant avec sagesse,
La morale
le garde des siècles.
pour
alors s'organise
ainsi dire,
Les aptitudes guerrières et
tiques, la vigueur et le talent de
courage d'obéir,
le
mépris de la
l'esprit patriotique, l'esprit
ment
toutes
les
que
mité, ce
Toutes à
«
les
poli-
commander,
le
vie, le civisme,
de caste et générale-
sont mises au premier rang
De même
de mentir),
faire
la
tendances créatrices, organisa-
trices, conservatrices,
des vertus.
que
la véracité (les forts
la générosité et la
luxe de la puissance
»,
interdit
n'ont
magnani-
au
faible.
façons générales de penser qui tournent
la défense et à la consécration
de l'ordre établi
bons principes. La petitesse d'âme,
la
forment
les
ruse, la
peur des responsabilités, l'incapacité de
64
PIERRE LASSERRE
s'émouvoir pour d'autres intérêts que d'individuels sont
signes de
les
l'homme
Les mauvaises
vil.
doctrines sont toutes celles qu'inspirent l'orgueil, l'excès de sensibilité personnelle,
cune contre
les
une secrète ran-
puissances régnantes et l'œuvre
de civilisation qu'elles ont créée ou qui leur a été transmise à conserver.
En
ou plutôt au-dessous de cette morale
face,
de la puissance,
vu
mce
en
l'histoire
une autre
se former
la
:
en a toujours
effet
morale de l'impuis-
et de la défaite. Elle renverse l'ordre des
fleurs
établi
par la première,
glorifie
aviUssait et réciproquement.
elle-ci
que
ce
Quand un
peuple est subjugué et hors d'état de prendre sa revanche,
queur diter
il
dans
le
y
réussit,
il
Il
s'agit
de
pour «
la
s'avise d'un détour
;
il
flétrit le
vain-
ne peut écraser et travaille à accré-
qu'il
monde
le
mépris de
faire passer les humiliations visibles
marque d'une
spirituelle
la victoire. S'il
deviendra plus grand que ses maîtres.
»,
supériorité...
invisible,
d'une élection mystique.
Dieu,
insinuera-t-on, laisse frapper ses enfants pour les
distinguer des enfants de la terre et montrer que leur grandeur n'est pas de ce
seront humbles, résignés, doux,
monde. Plus
mieux
ils
cette leçon
comprendre au vainqueur, le troublera, lui donnera la mauvaise conscience. Les Juifs ne
se fera
purent se prémunir contre
les
dangers dont leur
LA MORALE DE NIETZSCHE nullité
militaire,
captivités,
les
les
65 dispersions
menaçaient sans cesse leur existence nationale, qu'en se serrant
le
plus fortement possible autour
de leur dieu pour suppléer à politique.
charnel) est qui,
la caducité du royaume de Dieu (au
L'idée du
lien
sens
C'est l'expédient grandiose
juive.
en sauvant ce peuple de l'anéantissement,
lui révéla sa
vocation propre,
lui
imprima son
caractère.
Sur
les
la guerre
Dieu
monuments allemands de 1870, on
fut avec nous.
lit
En
:
qui
commémorent
Gott war mit uns.
«
»
France, on a parlé trop
de l'écrasement du
« Droit » par la « Force » on s'est exalté à des principes d'où il résulterait que nos ennemis ont été bien malheureux et ;
presque bas de vaincre. Ces formules se valent.
Les armées,
les
valaient pas.
La nature ne connaît que vainqueurs
et vaincus,
tactiques,
les
forts et faibles,
politiques,
ne se
organisés et désor-
ganisés. Ces derniers en appellent à la Surnature,
à la
«
Justice
».
Ne
l'auraient-ils pas inventée
à
leur usage ?
En tout cas, on ne saurait sérieusement continuer de répandre que
la doctrine
de Nietzsche soit mal-
Son goût pour la morale des puissants, c'est tout simplement son antipathie pour la duplicité.
saine.
IV
La guerre n'existe pas seulement d'hommes à hommes. En lui-même l'homme porte une guerre
La première exigence de
d'instincts.
la
Volonté
de puissance, c'est que cesse cette anarchie naturelle. Il y a une manière ouverte et hardie de la combattre. Elle distingue les
hommes
mulée l'infini
et
les
mieux
misérable,
comme
les races
nés.
Il
supérieures et
y en a
dernière
cette
une, dissivariable
à
les subtilités de l'hypocrisie et de
la faiblesse.
Les Grecs
(les
meilleurs
du moins, car
ils
ont
eu leurs révoltés) acceptent d'une humeur sereine les
discordances intestines
et tous les l'univers.
maux De ce
de l'animal humain
attachés à sa condition dans désordre,
ils
s'industrieront à
tirer de l'ordre. Aristote rend sensible leur tour d'esprit à la fois soumis et décidé par la manière
dont
il
montre que l'Etat
est nécessaire. L'individu
LA MORALE DE NIETZSCHE
67
organisé pour vivre hors de l'Etat ne serait pas
un homme, se contente-t-il de dire. « C'est une brute ou un dieu. » Aux yeux des Grecs, rien, d'ailleurs, de ce qui est indispensable à l'homme pour ne pas demeurer dans
la sauvagerie et
pour
atteindre à l'état de civilisé ne lui a été octroyé
spontanément par
les
dieux.
Il
est l'ouvrier
de
La formation et le maintien de la société politique, bien que commandés par la nature ellemême, sont une œuvre d'art et de raisonnement. Pareillement, les maximes d'une vie juste ne sont sa maison.
pas dictées par l'inspiration
mais elles expriment une conciliation entre mille nécessités et convenances ennemies. Rien n'est mauvais en soi, sinon ;
Tout ce qui est ordonné, hiérarchisé, Tout ce qui est aisé et libre est beau.
le désordre.
est bon.
Morale, on
le
et la puissance,
Le de
voit, tout orientée vers la Hbertê
mais par
le
moyen de
signe le plus profond de
l'esprit,
la discipHne.
bonne naissance
d'après Nietzsche, se trouve là
ce consentement sous-entendu
:
dans
aux données de
la
nature et du destin. Beaucoup s'en sont vantés, qui n'en avaient que la vanité ou le désir malheureux. L'indifférence que les Stoïciens prétendent montrer à la douleur est quelque chose de tendu, de travaillé, de jactancieux, de haineux, au fond.
La
résignation humble, bénisseuse, pieuse, d'Epic-
tète,
est d'un
goût pire encore.
Il
faut à cette
PIERRE LASSERRE
68
sage disposition d'esprit une tranquillité et une naïveté qui ne s'imitent pas, une proportion parfaite
de légèreté et de sérieux. Elle est l'expression
implicite d'un fonds de réalité et de vérité dont l'esprit
ne perd pas
le contact. Elle est
une justesse
d'humeur qui s'accommode de la variété des humeurs, et n'exclut que l'afïecté, l'excessif, le Les grands Grecs de
chimérique.
Thucydide ainsi
et d'Aristote en ont
la
lignée
de
donné l'exemple,
que les meilleures inteUigences et les meilleurs
caractères de la France. Il
n'y a pas plus sûr indice d'une énergie vitale
que ce fonds de pensée paisible. Rien bon pour préserver l'homme de sombres imaginations sur l'iniquité du ciel, comme le sentiment de son pouvoir puisé dans une heureuse organisation. Il peut être malheureux (et quel peuple fut plus éprouvé que les Grecs ?) mais
intacte n'est
;
il
l'est
ou du
fait
du
sort,
ou du
fait
de ses erreurs,
non par quelque disgrâce ou désharmonie originelle de son âme. Il ne porte pas son ennemi en lui-même.
Son
rétablir en lui le
jugement
élasticité
finit
toujours
par
calme nécessaire à l'exercice du
et à la possession de soi.
Imaginons-le, au contraire, pâtissant de quelque
déséquihbre, de quelque impuissance innée. Qu'il
LA MORALE DE NIETZSCHE
69
joigne à une extrême capacité de jouir et
de réaction débiles
souffrir des facultés
une
de
Qu'avec
!
sensibilité et des instincts surexcités
par
les
raffinements de l'imagination et de la civilisation, ses centres organiques, faibles l'énergie, les plaisirs
ou
lésés, lui
refusent
de l'industrie, du combat
!
Voilà un être voué à l'accablement et à qui l'impartialité intellectuelle sera
bien
difficile.
Il
voit la
nature et la vie sombres et cruelles. Qui accu-
Son propre ulcère qui leur donne cette méchanceté du démiurge ?
sera-t-il ?
couleur, ou la
Cette infortune de naissance peut être la caractéristique de races entières, soumises à
qui les laisse languissantes. l'est
;
les
Il
un climat
est probable qu'elle
conditions de toute réussite sont com-
rares. Le climat propice au développement d'une certaine perfection totale du
plexes,
donc
type humain n'existe sans doute que sur peu de points
du
globe.
Dans des après
des
races siècles
d'élite,
de
il
peut
domination,
se
produire,
épuisement,
décadence. Enfin, des êtres sains, mais brusquement placés
par les
les
hasards des destinées individuelles ou par
mouvements de
très loin
de
celle
l'histoire
dans une condition
à laquelle leur naissance les
adaptait, sont exposés par ce désaccord à de pro-
fondes et constantes blessures qui équivalent, pour
PIERRE LASSERRE
70
les
ôter l'aisance d'esprit,
et leur
souffrir
faire
à des tares natives.
Dans
ces
l'homme pour
s'offrent à
Ou
deux moyens mal de la vie. traiter en malade
misérables,
positions
pallier le
bien s'avouer sa débilité, se
qui redoute le
soleil et les
vents et ne peut traîner
en paix ce lambeau d'existence que dans une
chambre
— Ou bien imaginer des principes
close.
religieux ou métaphysiques qui
voir sa souffrance sous
pour
lui
permettent de
un jour consolant, glorieux
humiliant surtout pour ceux qui n'y ont
lui,
point part.
De
deux
ces
au moins par
probité et
deux
Nietzsche,
premier se recommande
partis, le la
l'excellence et élaboré la
la vie sur nous,
bon goût. D'après
surtout en ont compris
sectes
et les Epicuriens.
le
méthode
:
les
Supprimer toutes
Bouddhistes les prises
non par une rupture révoltée
de et
violente qui nous laisserait tout haletants, mais
par un mouvement de savante et douce retraite, se désintéresser de la cité et de la postérité, de tout ce qui agite, de tout ce qui contre nous-même,
sonne
;
angoisse
et,
nous
divise
en un mot, de notre per-
ne se permettre que des curiosités sans et,
en
fait
de passions,
seulement, l'amitié entre
la plus pacifique
hommes mûrs
;
enfin,
pousser l'indifférentisme jusqu'à un sentiment de fraternité
universelle,
jusqu'à tout accorder de
LA MORALE DE NIETZSCHE nous au premier venu qui
le
71
demande,
c'est là le
chemin du nirvana, de l'ataraxie, béatitude peut malades... mais cette restriction est-elle à faire ? L'idée de la béatitude, de l'extase, du sommeil
comme terme d'incurables bilité
suprême, n'est-ce pas
le
symptôme
de quelque incompati-
tourments,
de l'âme avec la vie ?
Cet ascétisme épicurien,
semble incliner
qui
l'homme tout entier vers la mort, c'est lui-même une invention de la volonté de puissance. A des natures brisées il donne au moins l'organisation chétive que seules elles comportent. Malheureusement, il est rare que la volonté de procède
puissance
avec
convenance
cette
qui
prouve beaucoup de distinction. Les mal nés ne se résignent pas à l'efïacement. et
Pour en
sortir
donner du prix à leurs activités inquiètes
frantes,
Nous
et
pour auréoler leurs aspirations souf-
déréglées, ils
bouleversent les idées naturelles.
les
méandres de
suivrons
tout
ce travail.
à
l'heure
schéma. La condition humaine et renferment, on
dans
Marquons-en dès
l'a dit, soit
l'être
les
ici
le
humain
originairement, soit à
partir d'un certain point de l'évolution de l'espèce,
des antinomies. Incapable que l'on est d'en triom-
pher par une énergie ordonnée, de en harmonie, de créer hostiles
qui
le
composent
les
résoudre
concert des puissances la
vie,
il
s'agit,
tout
PIERRE LASSERRE
72
d'abord, d'éluder le problème que ces contradictions
posent à l'intelligence et à l'activité
l'homme, puis de et
glorifier cette solution
peu généreuse. Le moyen
?
de
équivoque
déshonorer dans
l'opinion de l'humanité l'un des principes antagonistes
sein
;
que l'individu ou
— par
avec lequel
la société
là, justifier ils
se
ceux-ci
portent en leur
du dérèglement
laisseront emporter à l'excès
du principe contraire. Un exemple l'avilissement de
—
—
la «
matière
»
éclaircira cet artifice.
Ce qui rend
irréalisable
pour l'homme
la
per-
fection de son type, c'est la dualité de sa nature: esprit
et
corps.
Comment
ne
pas perdre en
valeur physique, en aptitude à la vie, en naturel, ce
qu'il
gagnera
conscience ?
Il
en
intensité
y a mesure
méditative,
même
en
à l'excellent.
Ainsi se connaître est bon, se trop connaître est
Le problème de
mortel.
ces conciliations délicates
ne se pose pas pour des peuples encore peu éloignés de la barbarie, ni pour des classes peu conscientes.
à
Mais
l'élite
il
fait
cruellement sentir sa complexité
des civilisations déjà avancées.
Gœthe
nous montre dans Faust un fanatique de méditation qui a perdu dans cet abus l'ingénuité nécessaire
à
toute
reprend-il goût
entreprise
au
réel.
virile.
Encore
Faust
Combien gardent au fond
d'eux-mêmes cette réserve de santé qui
le
sauve.
73
LA MORALE DE NIETZSCHE
parmi ces jeunes gens des écoles et des sectes d'Athènes déclinante ou de Paris moderne, dont l'orgueil,
l'âme,
la
La
fin,
c'est
que
le
corps la fin de l'homme.
l'harmonie des deux. Mais quand
humaine
l'équiUbre de l'organisation
en sa faveur, quand
par
unique de
la
pensée élève une sorte
veut que tout se règle
en arbitre et inspiratrice
la vie. Elle la
n'est pas la cause,
probablement
rompu
infinie. Elle
Elle s'érige
elle.
est
ne se sent plus modérée
elle
par aucune convenance,
de prétention
La pensée
grâce, faussé le sens ?
n'est pas plus
desséché
ont
raisonnante
fureur
flétri la
désorganisera
mais un
fruit
de
:
car elle
la vie. C'est
signe le plus sûr des décadences
le
que ce doute, ce scrupule
infini et
maladif dont
les habitudes, les estimations et les institutions les
plus nécessaires doivent devenir l'objet, dès
que
la spéculation s'acharne
à leur demander leurs
titres absolus. C'est l'anxiété universelle substituée
à l'aisance et à la simpUcité des époques fortes.
Tout
est remis en question par ces
«
intellectuels
qui ont perdu ou qui n'ont pas eu d'où tirer sens des
mœurs
;
»
le
tout ce qui existe autour d'eux
d'abord, mais aussi eux-mêmes, leur caractère, leurs traditions, leur être propres. Ils se détruisent
plus misérablement encore qu'ils ne détruisent.
Contre
cette
humiliation,
quelle
ressource ?
Diviniser le principe pensant. Ainsi les ravages
PIERRE LASSERRE
74 qu'il fait
démontrer
par ses excès deviennent beaux. Puis vile la matière.
C'est ce qu'Athènes
vit exécuter par Socrate et Platon,
de décadence, affirme Nietzsche.
Ils
philosophes
enseignent
que l'âme, accidentellement et temporairement déchue d'une destinée transcendante, est dans corps
comme dans un
lieu d'épreuve,
Le mythe importe peu. Mais
le
une prison.
cette invite de l'âme
à se détacher de ses liens est une prime accordée à
toutes
les
frénésies
spirituelles,
à toutes
les
orgies de la sensibilité morale. Elle ôte sa triste signification physiologique à l'inquiétude intérieure
et lui en prête
neur
une sublime. Elle frappe de déshon-
la sérénité.
C'est la falsification idéaliste.
Elle se présen-
tera sous bien des formes au cours de l'histoire,
mais toujours pour rendre
le
même
service.
Une
doctrine morale a donc, d'après Nietzsche,
la qualité
même
secours.
s'ensuit qu'une
Il
de ceux à qui
— à plus — ne saurait l'œuvre
à l'ordre social
noble
forte raison,
être
d'un petit
nombre, d'une
Les vertus
elle
utiles, les
apporte un
morale sage, favorable
une morale
et le partage
que
aristocratie.
préceptes que la société
a besoin de voir adopter, soit par tous ses membres, soit
par
périr,
telles
ou
telles catégories,
sous peine de
ne peuvent avoir été conçus et imposés d'en
bas. Ces préceptes sont l'expression de nécessités
que
le
altitude.
regard
n'embrasse
La multitude
est
que d'une
incompétente
certaine
même
à
l'égard de sa propre conservation. Elle est impré-
voyante et égarée. Elle est troupeau.
Quant aux belles vertus, aux maximes généreuses du civisme et de l'héroïsme, elles appartiennent aux parties dirigeantes des sociétés humaines,
parce
que
hauteur de position que
c'est
seulement
à
cette
la nécessité s'en fait sentir
PIERRE LASSERRE
76
et
qu'elles
de l'égoïsme même. iUors
jaillissent
que ceux qui commandent au peuple ne proposé d'autre fm que ils
ne
le conserverorit
ordre
général
la possession
jamais qu'en instituant un
dont l'entretien leur incombera.
Dévoués primitivement à eux-mêmes, contraints
de
se seraient
du pouvoir,
se
ils
seront
la
chose
de
serviteurs
faire
publique. Qu'importe que le subordonné, sa tâche spéciale
une
fois
accomplie, ne pense plus qu'à
lui-même et à sa nichée ? Le doit
faire
chef, le responsable,
avant tout
passer
pensée
la
de
la
totalité.
Nietzsche se
moque
des théories mystico-démo-
cratiques qui attribuent à la foule
on ne
sait quel
mystérieux pouvoir de création inconsciente dans l'ordre poétique et moral. Elles font partie de la
défroque romantique. Bien plus, foule
pour ennemie de
morale au moins. le voilà.
où
les
S'il
Comment faibles,
les
il
morale,
la
tient
toute
d'une haute
y a un inconscient en
elle,
concevoir une masse humaine
manques,
les
impotents, les
malades ne domineraient pas ? C'est une donnée élémentaire. Les forts, les biens nés, les biens
un
centrés sont toujours c'est le signe le plus
et surtout intellectuelle,
même tude à
de
soi,
nombre. Et
la faiblesse
ou mieux,
que l'incapacité de la maîtrise
très petit
avéré de
organique
c'est la faiblesse
se gouverner, l'inapti-
condition
commune de
LA MORALE DE NIETZSCHE toute morale caractérisée. la nature, esclave, esclave sensibilités.
Anarchique,
d'anarchie,
de
il
Le
77
de par
faible est,
d'abord de ses propres
un propagateur né Le laisser-aller, les
est
laisser-aller.
mœurs, deux antipodes. Une morale, comme toute culture, demande, pour pousser de vigoureuses racines, un riche terrain, de profondes réserves de vitalité. Elle
ne saurait donc se
faire reconnaître
et prendre pied sur un peuple que par
d'une
tresse ?
gence
Qui
élite.
;
Les
désignera cette élite
effets
mêmes de
le
ministère
comme de
la force et
maî-
l'intelli-
la victoire, la conquête, les services
rendus
par des capacités hors de pair pour l'organisation et la protection
commune. De
cette supériorité
d'énergie, prouvée tout d'abord par se
commander le
de
à soi-même en vue de quelque chose
d'ordonné et de grand, résulte pour
seulement
le talent
devoir de
l'éUte,
commander à
la
non
masse,
mais aussi celui de défendre contre elle sa propre intégrité. Si indispensable que soit pour la paix et la sécurité de la nation
sûre
de
soi,
la
fin
une aristocratie forte et
essentielle
de l'aristocratie,
ce n'est pas le bien général, mais sa propre vertu. Elle a la jouissance des honneurs et seule elle fait figure.
Mais
la
tâche supérieure qui constitue
sa raison d'être lui impose les responsabilités les
plus rigoureuses et les plus délicates, en
même
temps que les plus incompréhensibles pour l'homme
PIERRE LASSERRE
78
de
masse. Cette tâche, c'est l'enfantement et
la
l'entretien de belles dit
Si la
mœurs.
Bref, qui dit
mœurs
aristocratie, dit des maîtres.
une
multitude ne participe pas à l'enfantement
mœurs ou si elle n'y participe qu'indirectement, comme subordonnée de l'aristocratie, des belles
—
s'en faut qu'elle souscrive toujours à cette
il
distribution des rôles et Il
ne
s'agit
pas
ici
matérielle,
sion
frances.
demeure à sa place brutale,
l'exploitation
Des temps viennent
de toute la sécurité et de tout par
(1).
des révoltes causées par l'oppres-
où,
les
même
souf-
pourvue
le bien-être possibles
la vigilance et la justice des maîtres,
ne
dési-
rant dans sa généralité ni plus de pain ni plus
de jouissances, la plèbe s'insurge contre lège constitutif des aristocraties
déterminer
le
type
:
créer la morale,
de l'homme.
Elle
l'accaparer, le faire descendre jusqu'à résulte en opposition avec la
une
«
morale des esclaves
« ».
le privi-
prétend
elle.
Il
en
morale des maîtres
»
Laissons Nietzsche
développer avec ampleur cet important parallèle.
Au
cours d'une excursion entreprise à travers les
morales délicates ou grossières qui ont régné dans le monde ou qui y régnent encore, j'ai trouvé certains traits se représentant
régulièrement en
même temps
1) Voir, pour ratténuation de ce qu'il y a de trop dur, de trop tendu dans cet aristocratisme, notre appendice II, sur la hiérarchie. Se reporter aussi à notre avertissement.
La morale de NIETZSCHE
"^Ô
et liés les uns aux autres tant qu'à la fin j'ai deviné deux types fondamentaux et une distinction fondamentale. Il y a une morale de maîtres et une morale :
d'esclaves
;
j'ajoute de suite que, dans toute culture
plus élevée et plus mêlée, apparaissent aussi des
d'accommodement des deux morales, deux et un
tentatives
plus souvent encore la confusion des
malentendu réciproque, parfois même leur étroite et jusque dans le même homme, à l'intérieur d'une seule âme. Les différenciations de valeurs morales sont nées ou bien sous l'empire d'une espèce dominante qui, avec un sentiment de
—
juxtaposition
bien-être, a eu pleine conscience de ce qui la place
— ou bien parmi
au-dessus de la race dominée
dominés, sortes.
les
Dans
le
premier cas, quand ce sont
nants qui déterminent les états
concept
le
d'âmes sublimes et
fiers
comme ce qui distingue et L'homme noble met à l'écart les êtres
les
esclaves et les dépendants de toutes
en qui s'exprime
les domibon », ce sont que l'on regarde «
détermine
rangs.
les
et repousse loin
de
lui
contraire de ces états
le
il les méprise. Qu'on remarque sublimes et fiers de suite que, dans cette première espèce de morale, :
l'antithèse
de
«
et
«
le
bon
«
et de
et
»
«
mauvais
méprisable
noble
»
mal
a une autre origine.
»
craintif,
l'étroite
le
utilité
«
»
;
»
revient à celle
l'antithèse
On
méprise
«
bien
»
le lâche,
mesquin, celui qui ne pense qu'à ;
de
même
le
méfiant,
avec son
regard inquiet, celui qui s'abaisse, l'homme chien qui se laisse maltraiter,
le
flatteur mendiant,
—
PIERRE LASSERRE
80
surtout
nom que
antique
1
II
une croyance essentielle que le commun peuple
c'est
aristocrates
les
est menteur. le
—
menteur
le
chez tous
Nous
«
autres véridiques
tel était
»,
se donnaient les nobles dans la est évident
que
les
Grèce
estimations de valeur
morale ont eu primitivement pour objet des hommes et n'ont été que par la suite rapportées à des actions. Aussi les historiens de la morale commettent-ils
une lourde bévue
lorsqu'ils
de départ des problèmes
prennent
tels
que
comme
celui-ci
:
«
point
Pour-
quoi des actions inspirées par la pitié ont-elles été » Les hommes de l'espèce noble sont eux qui définissent les valeurs que ce sentent
jugées louables ?
des choses, ils
jugent
soi. » Ils
ils :
«
n'ont pas besoin de se faire approuver,
Ce qui m'est nuisible
savent en un
ce qu'ils en confèrent
Tout ce ils
mot ;
ils
qu'il
sont créateurs de valeurs.
qu'ils reconnaissent
l'honorent.
Une
telle
est nuisible en
n'y a d'honneur que
appartenir à leur nature,
morale est glorification de
soi-même.
A
son premier plan se trouve
le
sentiment de
plénitude de la puissance qui veut déborder,
bonheur de
la
grande tension,
richesse qui voudrait
la conscience
donner et répandre
:
la le
d'une
l'homme non
noble, lui aussi, vient en aide au malheureux,
pas ou presque pas par compassion, mais plutôt par une impulsion que crée la surabondance de la puissance. Il honore le puissant, et non le moins, celui qui a le pouvoir sur soi-même, qui s'entend à parler et à se
taire,
qui a plaisir à exercer contre
LA MORALE DE NIETZSCHE soi sa sévérité et sa dureté, qui
a
ce qui est sévère et rigoureux.
«
dans
la poitrine
vieille
Saga Scandinave...
s'enorgueillit pitié «
:
un cœur dur
c'est
»,
le
est-il dit
cette
sortie
plaça
dans une
d'hommes
justement de n'être pas faite pour la pourquoi l'auteur de la Saga ajoute
l'aura jamais. la sorte
respect de tout
Wotan me
:
Celui qui n'a pas dès sa jeunesse
de
81
»
Des nobles
un cœur dur ne
et des braves qui pensent
sont aussi éloignés que possible de cette
morale qui fait justement consister dans la pitié ou dans le fait d'agir pour autrui, ou dans le désintéressement (en français dans le texte) le signe décisif de la moralité Les puissants savent honorer ;
où se déploie leur richesse d'invention. Respect pour la vieillesse et respect pour la tradition, double fondement pour eux de tout le droit. Une foi, une disposition d'esprit qui porte toujours à juger favorablement les aïeux et défavorablement c'est là l'art
les
la
nouvelles générations, voilà
morale des puissants
un
trait
typique de
réciproquement, quand on
;
hommes des « idées modernes » croire presque par instinct au « Progrès » et à « l'avenir » et manquer de plus en plus de respect pour l'âge, on a là un signe bien suffisant de l'origine basse de telles idées... voit les
Être capable de longue reconnaissance et de longue vengeance à l'égard seulement de ses pairs
—
et s'en sentir le devoir
—
;
savoir nuancer le talion,
avoir des idées raffinées en amitié, éprouver une certaine nécessité d'avoir des ennemis (peut-être
comme
exutoire aux humeurs d'envie, de dispute,
PIERRE LASSERRE
82
de témérité, et au fond, pour pouvoir être bien autant de caractères significatifs de la morale noble, laquelle, on l'a dit, n'est pas la morale des ami) «
:
modernes
idées
de
raison pour laquelle
morale des esclaves.
les
opprimés,
il
est difficile
la déterrer.
En supposant que les
asservis,
ceux qui ne sont pas
les souffrants,
qui sont incertains d'eux-mêmes et fatigués,
libres,
se
de
en est tout différemment de l'autre morale,
...Il
la
»,
la bien sentir, difficile aussi
à moraliser, que trouveront-ils de dans leurs appréciations morales ? Vrai-
mettent
commun
semblablement s'exprimera une défiance pessimiste de la position de l'homme, peut-être une condamnation de l'homme avec toute sa situation. Le regard de l'esclave est défavorable aux vertus des puissants
il
:
est sceptique et méfiant,
il
a la subtilité
méfiance contre toutes les « bonnes choses » il voudrait bien se perque les autres vénèrent suader que le bonheur même là n'est pas véritable.
de
la
—
Par contre,
met en avant, en
il
pleine lumière, les
qualités qui servent à adoucir l'existence de ceux
qui souffrent sion, la
main
:
ici
nous voyons honorer
compas-
la
complaisante et secourable, le
cœur
chaud, la patience, l'application, l'humilité, l'amabilité,
et
— car ce sont
presque
l'existence.
les seuls
là les qualités les plus utiles,
moyens pour
La morale
ment une morale la
de
utilitaire. C'est ici le foyer d'origine
fameuse antithèse dans le concept mal que
de
alléger le poids
des esclaves est essentielle-
«
bon
»
et
«
mal
»
:
—
c'est
l'on fait entrer la puissance
LA MORALE DE NIETZSCHE
83
et ce qui est dangereux, quelque chose de formidable,
de subtil et de fort qui ne laisse pas approcher D'après la morale des esclaves, c'est
mépris. a
méchant
»
qui inspire la crainte
;
le le
d'après la morale
le « bon » qui l'inspire et que l'homme « mauvais » la veut inspirer, tandis L'opposition du mépris. des deux prinest l'objet cipes se rendra tout à fait sensible si l'on remarque la nuance de dédain (même léger et bienveillant) qui s'attache au « bon » selon l'acception de la morale d'esclaves parce que le « bon » de cette morale, c'est l'homme inofîensif, de bonne composition, facile à duper, peut-être im peu bête, un bonhomme. Partout où la morale d'esclaves a pris le dessus, on observe dans la langue une tendance à rapprocher les mots « bon » et « bête »... Dernière différence fondamentale l'aspiration vers la liberté, l'instinct pour le bonheur et les délicatesses du
des maîtres, c'est justement
:
sentiment de Uberté appartiennent aussi nécessai-
rement à la morale et à la morahté des esclaves que l'art et l'enthousiasme dans la vénération et dans le dévouement sont le symptôme régulier d'une manière de penser et d'apprécier aristocratique. (') (Jcnseiis von Gui und Bôse, p. 239.)
(') Il y aurait infiniment à dire sur ce morceau, qui prendra des sens bien différents selon qu'il sera lu par un homme délicat ou par im goujat audacieux. Il ne faut pas perdre de vue que Nietzsche a toujours devant lui l'hypocrisie humanitaire. C'était un peu mon propre cas lorsque je le présentais si favorablement» Je renvoie aux considérations générales de ma préfaces
VI
La morale
des maîtres est positive et créatrice.
Elle fonde les civilisations.
La morale
des esclaves
est négative et subversive. Elle est le principal
agent et
le
allons les
grand symptôme des décadences. Nous
montrer l'une et l'autre à l'œuvre.
La morale
des maîtres se présente sous deux
aspects bien différents selon qu'on la considère
dans un âge barbare ou dans un âge dans
le
premier cas qu'elle est
aussi le
le
poli.
C'est
plus forte, mais
moins intéressante. Moins des hommes
sont complexes, plus
il
est facile de les discipliner,
de concentrer leurs énergies en quelques vertus simples et vigoureuses.
On
pourrait dire que
le
fonds d'une morale barbare, c'est l'énergie brute, l'énergie
pour elle-même.
Mais, à mesure que sécurité,
du bien-être
le
développement de
la
et des plaisirs, le progrès
des connaissances et des arts, une expérience trop
LA MORALE DE NIETZSCHE longue de
la
morale elle-même viennent accroître
et compliquer le
l'homme en
il
ment de
contenu de
la conscience
il
en veut,
humaine,
aux
se dérobe de plus en plus
sait,
85
prises
:
en rêve trop. L'établisse-
il
disciplines à la fois puissantes et adaptées
est alors l'entreprise la
remarque que
les
plus
difficile.
grandes ou plutôt
Nietzsche les
grosses
systématisations de la morale accréditées aujourd'hui (kantisme, utilitarisme, etc.) se rapportent
en
fait
à une humanité psychologiquement fort
rudimentaire surplus), et
que tous
c'est-à-dire les
théorique
(toute
les vrais
abstraite
et
au
éléments de moralité,
nuances et les finesses d'appréciation
morale, qui se sont développés d'eux-mêmes dans
nos civilisations, n'ont rien à voir avec ces lourdes
machines. Et
il
doctrinaires des
même,
est certain
mœurs
que,
si
ces
fameux
sont ingénieux, puissants
puissants à vide, dans la déduction des
principes généraux,
ils
se montrent,
Kant notam-
ment, dans l'exposé des préceptes pratiques, d'une lourdeur, d'une vulgarité, d'un ridicule difficiles
à accorder avec ce qu'on sait parfois de leur tact personnel.
Le problème pour l'homme moderne ne
serait-il
pas de joindre à sa précieuse complexité l'énergie
du barbare
?
Ce problème ne sera pas résolu par
des formules, mais par des individus...
Dans
l'âge barbare,
la
morale en faveur est
PIERRE LASSERRE
86
l'objet d'une foi si
prépondérante que
les
croyances
théologiques et les traditions légendaires du peuple se façonnent à son
De
là l'invention
descendre
hautes
image des
princes
les
mœurs
et selon ses exigences.
de ces généalogies qui, en faisant dieux,
De
elles-mêmes.
de ces paradis où seules
les
auront leur récompense, doute que vertus
viles.
là,
divinisent les
l'imagination
vertus qui font le chef
les
autres n'étant sans
Nous verrons que
la
morale
des esclaves a, elle aussi, ses au-delà... Mais on sent, dès
ici,
la différence
profonde de signification
qui existe entre un Walhalla, un paradis Scandi-
nave de guerriers, et un paradis juif de miséLes cieux des peuples maîtres sont une
rables.
exaltation de la terre.
ves ont été conçus en
Ceux des peuples
escla-
haine et en horreur de
la terre.
Une morale
de barbares est tournée tout entière
vers des fins de
combat
et de conquête.
Il
est des
peuples qui ne sont jamais sortis de l'état barbare, soit
que
les
circonstances ne le leur aient pas
permis, soit qu'il y eût dans leur forme propre d'énergie quelque chose de trop épais et de trop court,
comme
dans
plus heureux et se les
le
cou d'un taureau. D'autres,
mieux doués, ont pu
s'épanouir,
— parfois sans que guerre cessât de harceler — des de jouissance, exercer
donner
la
siècles
leur force dans tous les jeux de la
civilisation.
LA MORALE DE NIETZSCHE
Ce sont
les
87
peuples artistes, peuples de maîtres
essentiellement.
Un
peuple est artiste quand son
n'a plus besoin de théologie,
élite
quand
il
au moins ne
lui est
plus nécessaire de s'appuyer sur des autorités sur-
quand
naturelles pour se rester fidèle à lui-même,
enfin sa morale lui apparaît suffisamment justifiée
par l'ordre qu'elle met en l'homme, par la logique
du type humain qu'elle a formé. y a donc, selon Nietzsche, au sommet de toute civilisation artiste, un certain athéisme. (^) L'amour
et la perfection Il
de la perfection et de l'ordonnance pour
mêmes Dans était
elles-
est le sentiment civihsé par excellence.
l'état barbare, la
vertu était tendue
;
elle
au prix d'une dure et vigilante contrainte,
à laquelle l'imagination donnait quelque chose de sacré,
mais de sombre aussi
devenue un jeu (ce qui ne
une chose
La
belle.
cher, en se faisant
;
maintenant
signifie
elle est
pas une faciUté),
vigilance sur soi, sans se relâ-
même
plus minutieuse et plus
nuancée, a perdu de sa raideur. Elle a pris des
formes agiles et promptes. Elle se manifeste par le
tact et le goût.
Dans
les
époques rudes, la morale
que joug sa force était au prix d'un certain aveuglement. Mais c'est son plus beau triomphe n'était
;
(') Il est plus vrai dédire que la notion de Dieu et des choses divines, sur laquelle l'esprit de l'homme peut travailler indéfiniment, s'épure et devient plus lumineuse à mesure que la civilisation progresse.
PIERRE LASSERRE
88
d'avoir préparé une espèce d'hommes assez finement
maîtres d'eux-mêmes, pour qu'elle n'ait plus de très
grands dangers à redouter de leur clairvoyance. Génératrice de l'ordre, elle fournit à présent
Monté
l'aliment de hauts plaisirs intellectuels.
haut grâce à
elle,
ascension, affirmer le rapport où
avec l'univers.
Il
ments, de nobles sans
se sent être
il
a acquis, au prix d'une disci-
séculaire, l'aisance et la liberté des
phne
fort
l'homme prétend jouir de son
mouve-
Sa volonté de maîtrise,
loisirs.
s'affaiblir, se raffine, se
tourne vers de plus
vains objets. Sa propre harmonie détermine
le
désir de toute son intelligence et l'objet de ses
activités supérieures.
Il
s'ingénie à trouver entre
éléments de la nature des harmonies subtiles et profondes, et à les représenter dans cette
les
ordonnance d'être
de
idéale.
l'art,
l'homme d'une
C'est
et
l'origine
glorification
la
de l'homme
certaine culture
—
raison
—
de
temple que
les
maîtres d'une civilisation élèvent à leur vertu.
Si
indépendant que
l'art
tende à devenir par la richesse
de
de son éclat propre,
si
suite, si séduisant qu'il se fasse
ses perfectionnements et
la
par
tenté qu'il puisse être un jour de se diviniser lui-
même
—
il
ne doit pas oublier sa signification
première, sous peine de perdre son point d'attache et sa sohdité.
L'homme, une
certaine sorte de
grandeur et de perfection humaines, voilà donc
le
LA MORALE DE NIETZSCHE
thème fondamental de mesure, voilà
l'aii
l'art,
comme
89
son centre et sa
chose de civilisation.
L'art est l'épanouissement de la morale,
morale des maîtres,
Une
à produire.
de
la
la fleur qu'elle arrive enfin
certaine qualité d'art
comme
elle
est une certaine qualité de morale, au grand sens
du mot
:
un
style.
Là où un
style règne, n'éprouve-
t-on pas jusqu'à l'évidence que des maîtres ont
passé
»
Toute morale, au «
laisser- aller,
nature
»,
par opposition
dit Nietzsche, est,
une sorte de tyrannie contre
aussi contre la
«
raison
»
:
la
ce n'est cepen-
dant pas encore une objection contre elle, si ce que l'on veuille décréter soi-même, de par une autre morale quelconque, que toute espèce de n'est
tyrannie et de déraison sont interdites. L'essentiel et l'inappréciable, dans toute morale, c'est qu'elle est
une longue contrainte
pour comprendre
;
stoïcisme, ou Port-Royal, ou le puritanisme, se souvenir
de
la contrainte qu'il fallut
il
le
faut
imposer à
toute langue, pour la faire parvenir à la force et à la liberté, contrainte
métrique, tyrannie de la rime
du rythme. Quelle peine les poètes et les orateurs sans excepter de chaque peuple se sont-ils donnée,
et
—
certains prosateurs de nos jours, qui ont dans l'oreille
une
inflexible conscience,
comme
—
«
pour une absurdité
»,
disent les maladroits utilitaires qui se croient
avisés,
—
comme
disent les anarchistes, qui se prétendent ainsi
«
par soumission à des
lois arbitraires
»,
PIERRE LASSERRE
90 «
libres
traire,
»,
un
— libres-penseurs même fait singulier
au cona, ou
C'est,
I
que tout ce
y
qu'il
y avait sur terre de liberté, de finesse, de hardiesse, de légèreté, de sûreté magistrale, que ce soit dans la pensée, ou dans la façon de gouverner,
tout ce qu'il
dans arts
la
manière de dire ou de persuader, dans les les mœurs, ne s'est développé que
comme dans
grâce à
«
la tyrannie
sérieusement,
ment
cela qui est
nullement ce
de ces
lois arbitraires
est très probable
il
«
nature
laisser- aller...
»
et
Le
que «
»
;
et
c'est précisé-
naturel
principal
«
»
—
au
et
ciel
pour le dire encore une dans une même direclongtemps et fois, c'est d'obéir toujours la longue quelque chose résulte à il en tion pour quoi il vaut la peine de vivre sur terre, par exemple, la vertu, l'art, la musique, la raison, quelque chose qui transfigure, quelque l'esprit, et sur la terre
»,
semble-t-il,
:
—
chose de raffiné, de fou et de divin.
(Par delà et G. Art,
le
Bien
et
page 104).
le
Mal, trad. L. Weiskopf
Vil
Hostile aux maîtres et jalouse de leur inimitable vertu, la morale servile sera nécessairement
ennemie de
la
civilisation
et
de
l'art
qui
les
du style qu'ils ont fondé. Elle n'a plus à cœur que de ruiner des palais. Elle
glorifient,
rien
n'est pourtant pas le vandalisme.
Les Vandales
même,
sont des maîtres par leur sauvagerie
De
moins de
la graine
l'esclave
moralement révolté hait
de maîtres.
(^)
— au
plus, ce
et
que
envie,
ce
n'est pas la richesse et l'éclat extérieur des aristocraties, c'est
un bien infiniment plus précieux
leur privilège spirituel,
ne
s'agit
donc pas, pour
déprécier, de flétrir.
par
la
leurs lui,
titres
humains.
:
Il
de saccager, mais de
Les révolutions des esclaves
morale peuvent être appelées d'immenses
entreprises de déconsidération. (») Voilà de ces outrances littéraires que je laissais passer trop innocemment. En France, elles sont sans danger. Mais songez à TeCet qu'elles peuvent produire sur le cerveau des incendiaires
de Louvain.
PIERRE LASSERRE
92 Les
écrit
Juifs,
l'esclavage
monde
antique,
comme
ils
Nietzsche,
comme
»,
le
peuple
peuple choisi parmi
«
né pour
«
disent Tacite et tout le les
peuples
»,
disent et le croient eux-mêmes, les
le
Juifs ont réalisé cette merveille
du renversement
des valeurs, grâce à laquelle la vie sur terre, pour
quelques milliers d'années, a pris un attrait nouveau
dangereux leurs prophètes ont fondu ensemble termes « riche », « impie », « méchant », « violent », « sensuel », pour frapper pour la première fois le mot « monde » à l'effigie de la honte. C'est dans ce renversement des valeurs (dont fait partie l'idée d'employer le mot « pauvre » comme synonyme de « saint » et d' « ami «) que réside l'importance du peuple juif avec lui commence l'insurrection des esclaves dans la morale. {Ibid., p. 113.) et
:
les
:
On
le
voit
:
si
Nietzsche se montre épris, jusqu'à
un étrange degré de passion qui est son génie
même, de
toutes les belles formes d'ordonnance
ou esthétique que
sociale, politique
l'histoire
présente et que les esclaves ont minées,
magnifiques réussites
but de la
la terre,
morale
servile
il
lui
apparaissent
ne s'ensuit nullement
ces
comme qu'il
le
juge
sommairement, en grand seigneur,
par l'inintelligence hautaine et presque qu'elle
nous
si
est,
le
des deux,
dédain.
Il
dirait
de beaucoup
la
plus intéressante, la plus tentante pour le psychologue, la plus complexe, la plus riche en nuances.
LA MORALE DE NIETZSCHE Assurément
elle est la
plus
«
93
intérieure
»
et la plus
au contraire de la morale aristocratique qui recherche le grand jour, modèle
intellectuelle
car,
;
l'homme tout
entier, se réaUse
en œuvres brillantes
et en gestes harmonieux, celle des esclaves naît et grandit dans le secret des âmes. C'est là qu'elle
opère.
Son action
Ses voies sont
est invisible.
sombres et souterraines ou,
l'on préfère, spiri-
si
tuelles.
que
C'est une observation presque banale
ne développe chez un
homme
rien
une intensité plus
passionnée de réflexion et de critique, ni de plus obscures puissances de rêverie, que de porter dans
une condition
servile
un
orgueil et des prétentions
de maître. La souffrance qu'il en éprouve ne peut trouver d'adoucissement que représenter son humiliation Or,
ce résultat suppose
n'est pas chose simple.
s'il
parvient à se
comme un
un
travail
scandale.
mental qui
Car, en dehors
du
fait
matériel et des signes extérieurs de la dépendance,
dont on pourrait se consoler facilement, supériorité psychologique
que
le
moins
des maîtres garde pour les mœurs, pour
nement rapide le
il
y a
la
intelligent le discer-
et sûr de tout ce qui
y touche, sur mieux doué des hommes marqués pour servir.
Celui-ci
peut l'emporter par
tel
ou
tel
talent
PIERRE LASSERRE
94 particulier
mais
;
il
reste chez l'aristocrate quelque
chose d'inimitable, un art très sûr d'assigner leur
aux choses
vrai rang
aux personnes, de
et
les
estimer d'un point de vue plus libre et plus haut
que toutes de mérite
considérations d'utilité spéciale et
les
d'un pur point de vue de style
relatif,
et de goût. L'aristocrate est le dépositaire
acquêts
de la
précieux et
les plus
On peut
civilisation.
né des
plus impalpables
les
être meilleur logicien,
meilleur grammairien, meilleur astronome que
mais on est un moindre
civilisé,
lui,
on est d'une
moindre qualité humaine. C'est cette vérité qui blesse l'esclave
car son propre sentiment l'en
:
avertit de façon bien plus irrécusable et cruelle
que
— tout matériel — de sa domesticité.
le fait
Même
devenu maître par un bouleversement de
l'ordre social,
il
la reconnaît et
en souffre encore.
C'est la pointe enfoncée dans son amour-propre
dont
brûle
il
Comment liberté,
Un
?
Il
de
se
débarrasser
ne peut
rivaliser
à
d'eurythmie, d'humanité avec
seul
moyen
lui reste
:
tout
prix.
d'aisance, les
convaincre
de
maîtres.
le
monde
que, dans leur grandeur, les maîtres sont vils et que,
dans leur avilissement,
grands,
que
les
une autre beauté que vertus gloire
que que
les
les
esclaves
apparences mentent, la
beauté
sont
y a
visible, d'autres
vertus triomphantes,
la gloire,
qu'il
une autre
une autre force que
la force,
LA MORALE DE NIETZSCHE une autre mesure de devant sens,
la noblesse
s'inclinent
laquelle
95
humaine que
celle
l'imagination et les
misérablement éblouis. Ainsi, la rancune de de vengeance et de primauté
l'esclave, sa soif
suggèrent cet artifice grandiose réalité matérielle et visible à
et immatérielle.
Selon la terre, la civilisation terre.
Il
donne tort aux
sont impies
;
la
réalité invisible
esclaves.
car les œuvres de
sont l'ornement et l'honneur de la
que de
de leur côté.
ce n'est
terre
en appeler de
faudra donc qu'ils tirent leurs arguments
d'ailleurs
ici-bas,
La
ils
:
une
lui
la
la terre
Comment
superbe et
au
nom
pour mettre flétrir
la
le
bon
droit
et déshonorer, dès
puissance des maîtres,
d'une
autre vie
—
si
non plus
passagère, mais éternelle, dont l'ordre sera le ren-
versement de l'ordre terrestre et où seront les élus ?
Le Paradis
ont été conçus par
la
espérance des esclaves,
les déshérités
et tous les
au-delà
rancune, l'orgueil et la
folle
(i)
Arrêtons-nous un instant avec Nietzsche devant cette falsification
prodigieuse et songeons à ce
impUque de ruse, d'ingéniosité raffinée, de moyens sophistiques. Que sont les découvertes qu'elle
(^) Tout ce qui dans les idées exposées ici apparaît comme une allusion au christianisme doit être compris et apprécié d'après ce qui est dit dt»ns ma nouvelle préface de l'origine des idées anti-chrétienne de Nietzsche;
PIERRE LA.SSERRB
96
d'un Copernic ou d'un Colomb, ces empires gagnés
yeux voient ou que
sur une étendue que les
les
pieds foulent par des intelligences affamées de réalité,
monde
à côté de cette conquête d'un
sible et impalpable,
et organisation
invi-
de cette formidable captation
du néant dans
laquelle se lancent
Non
des âmes ivres de souffrances et d'orgueil ?
seulement inventer un monde, mais croyable que
pas
le
point
ne serait point vrai et
s'il
sans
vertige
l'homme que ce monde ne mais
si
cœurs mêmes qui n'en connurent
les
besoin doutent
pensent
n'y
rendre
le
qu'il le porte
Persuader
1
en lui-même,
par une immatérielle essence
!
à
pas étranger,
lui est
qu'il
y
participe
Plus encore
cet
:
au-delà, d'où personne pourtant ne revint jamais
annoncer de nouvelles,
le
célébrer,
le
glorifier
avec un enthousiasme sans vergogne, avec une divine impudence Le parer d'une dignité incom!
parablement supérieure à de ravaler la
la terre et
comparaison
!
diabohque quand on
de la vie!
Mais
de
tout ce qui est
est
que
afin
la terre,
Ce n'est rien que de
n'est pas difficile de crier et
celle
d'elle,
haïr.
la vie est
un vaincu
et
par
Et
il
méchante
un manqué
faire taire sa rancune, étouffer
des cris qui seraient un aveu, attireraient
le
mépris
et le courroux des forts, perdraient à jamais la
cause de l'esclave, et se réserver pour une vengeance
profonde
1
Tourner lentement
la
civilisation
et
LA MORALE DE NIETZSCHE déposer dans la source où conscience et l'énergie
mortel qui
les
dans
elle s'alimente,
des
paralysera
la terreur d'être
97
:
mauvais
maîtres,
le souci
de
la
un poison l'invisible,
et stérile peut-être, là
où on se sentait fécond, heureux et juste S'élever contre un ordre de grandeur et de justice terrestre !
qu'on ne peut souffrir (parce
qu'il est
une insulte
sereine à l'indiscipline et à l'anarchie),
non pas
d'une façon sincère, pitoyable et basse, au
de la vanité blessée
—
reuse et sévère, les
yeux
nom
mais d'une façon doucelevés
au
au
ciel,
nom
d'un ordre de justice et de vérité supra-terrestres
!
Et pour cela construire tout un mécanisme d'idées et de démonstrations abstraites d'où découlera la
réaUté d'un tel ordre et sa supériorité
!
Voilà
qui n'est pas petit
«
de
destruction
La
»
1
Voilà bien
et le grandiose
le
génie
la
du travestissement
!
vraie révolution des esclaves n'est pas l'œuvre
de la violence, mais
celle
de
l'esprit.
A
ce titre,
eUe ne peut se produire que dans un état de culture très avancé.
Elle suppose
derrière
passé de réflexion et de spéculation.
soi
tout un
vin
Or
il
se trouve
qu'une civilisation artiste est
contrainte de procurer l'éducation philosophique
des esclaves et de leur mettre ainsi entre les mains
l'instrument avec lequel se perfectionne, plus
il
ils
lui
la ruineront.
faut
Plus
elle
d'hommes qui
la
servent non pas avec leurs mains, mais avec leur
cerveau
;
plus relevés et plus difficiles sont les
services intellectuels
science
devient
— dans
dont
elle
a besoin. Bref,
la plus grande étendue
une fonction indispensable
social. Elle est
du mot de
la
—
l'ordre
sans doute la première et la plus
honorable des fonctions de subordonnés. Mais
elle
une fonction de subordonnés. Nietzsche y tient et il ne se dissimule pas qu'une telle proposition est bien faite pour scandaliser une époque
est
où
les «
savants
»
régnent et donnent
le ton.
paraîtra anti-civilisée au premier chef.
raméne-t-elle pas à ces temps où
pas que
les rois
il
Elle
Ne nous
ne convenait
sussent signer ? Mais elle dépend,
sans doute, dans la pensée de Nietzsche, d'une
LA MORALE DE NIETZSCHI vérité plus compréhensive,
emploi spécial, toute
— en un
sont,
—
99
à savoir
que tout
:
utilité limitée et définissable
du mot,
sens nullement péjoratif
c'est-à-dire regardent les serviteurs.
serviles,
Or, les sciences sont des spécialités.
y
Il
faut
du
Qu'importe ? Est spécialité tout emploi
génie.
de l'intelligence qui ne se rapporte pas immédiate-
ment à
la
morale, à l'homme. Les maîtres n'ont
pas de spécialités parce qu'ils ont la charge des
mœurs. Et cette charge devient d'autant plus lourde, demande d'autant plus de finesse et d'énergie
que précisément
progrès de l'érudition
les
—
en éclairant l'humanité sur l'origine des traditions
ou
religieuses
menacent de
sociales,
impatiente de toute discipline, ou que
la
rendre
conquêtes
les
de l'expérience, en accroissant son empire sur la nature, bouleversent les conditions matérielles de
son existence. Car
de
la
tives
il
ne
suffit
vapeur
soit
soient
construites.
pas que l'utilisation
découverte ni que des locomoIl
faut aussi
que ces
monstres ne stupéfient pas l'homme par leur énormité, ne qu'il
le rapetissent pas par leur voisinage, apprenne au contraire à s'en servir pour être
encore plus
libre.
et les ingénieurs effet,
Voilà ce à quoi
les
physiciens
ne songent guère, et
c'est,
en
souci de maîtres. Les maîtres manqueraient
donc à leur
office essentiel
laboratoires
en s'enfermant dans des
ou des bibliothèques. Comment conci-
PIERRE LASSERRB
100 lier le
devoir d'une attitude modèle avec Tobliga-
tion de rester penché sur des cornues et des gri-
moires ? Et, au surplus, d'où viendrait
unanimement attaché à
la qualification
le
dédain
de spécia-
liste, si
ce n'est de ce sentiment profond, que le
succès,
la
grandeur
même
suppose des vertus ou,
si
dans une spécialité
l'on veut, des défauts
incompatibles avec une certaine aisance noble de la
personne, avec une moralité supérieure ? Notre
siècle,
qui pousse jusqu'à l'idolâtrie le culte des
grands spéciaUstes, confesse son propre errement
en leur attribuant, par une phraséologie creuse, mais bien significative, je ne sais quel sacerdoce général.
(^)
Malheureusement lités
la
pratique des hautes spécia-
développe un genre d'intelligence qui menace
de se tourner en agent de dissolution et de ruine, si l'usage n'en est pas modéré, contenu en de justes limites par le sens des
mœurs
et par le goût. Elle
exige une grande perfection dans l'art de définir,
d'expUquer, de généraliser, de déduire. Art précieux, mais dangereux,
à rien, quand sur lesquelles
il il
quand
il
ne se subordonne
n'est pas averti de certaines choses
ne doit pas entreprendre. Imagi-
nons-nous, dans les
commencements de
la statuaire
(•) Voici un ordre d'idées dans lequel on peut entièrement sympathiser avec Nietzsche et qui n'a pas de solidarité avec ses jtrénesi«s antichrétiennes et anti-métaphysiques.
LA MORALE DE NIETZSCHE
un
grecque,
miers principes de
la
les pre-
géométrie et de la mécanique.
eût fallu un très sérieux respect, un
lui
bien fin de la beauté des
pour ne pas se «
d'équamr des
praticien qui, à force
pour un sculpteur, eût découvert
pierres
H
101
vérités
»,
croire,
ApoUons
par
amour
et des
Dianes
la possession
de ces
bien au-dessus de l'artiste qui
les ignore,
— pour ne pas mettre au premier rang ce qui
est
au second. Le grammairien, qui sait rendre un compte minutieux des merveilles du langage et en voit le comment, risque d'oublier qu'il n'a, en comparaison avec
tique.
le poète,
sans qui ces mer-
ne seraient pas, que des vertus de domes-
veilles
En
général,
il
y a danger que ceux qui ont
pour fonction d'expliquer, de tirer les conséquences, s'enivrent de leur compétence spéciale jusqu'à ne
plus mesurer l'étendue qui les sépare de ceux qui créent, qui osent, qui ont pris et portent les souve-
raines responsabilités. Ainsi l'habitude de démêler
dans et de
les cas
obscurs les indications de la coutume
comparer
une aptitude à
les droits,
la
donne au
juriste,
démonstration et à
cation tout à fait étrangère
aux
avec
la justifi-
aristocraties
(il
n'y a rien de moins aristocratique que de vouloir
toujours justifier ce qu'on
est, ce qu'on fait), une habileté de dialectique par laquelle il peut prouver l'absurdité des plus beaux usages, d'insti-
tutions
glorieuses
et
en pleine force
:
jeu
de
PIERRE LASSERRB
102 sophistique où
il
de vue ou bien
s'il
sera tenté de s'essayer,
s'il
perd
n'est pas apte à goûter la qualité
dont est dépendante sa mission particulière. Les magistrats de l'ancienne monarchie française, nourris pourtant aux meilleures
de
civilisation
à la merveilleuse dialectique de Rome, nous donnent à cet égard un admirable exemple. Grâce à leurs hautes mœurs, ces serviteurs nous
lettres et
font aujourd'hui
l'effet
de
maîtres.
S'ils
sont
grands par la fermeté et la lucidité de la raison, ils sont uniques par une intelligence bien supérieure à la raison raisonneuse.
Quand un homme
est rompu au maniement des idées et des mots, il lui faut en effet une éducation du jugement tout
à fait rare et en tout cas venue d'autres sources,
pour s'attacher fortement à
la
beauté et à la justice
propres d'une institution sociale donnée, et résister aux attraits de cette justice et de cet ordre possibles,
qui se laissent
si
bien déduire de quelques
notions absolues prises pour principes. Aristote,
qui semble avoir de son temps réuni toutes les
compétences particuUères et qui avait, pour ainsi parler, le génie des principes en toutes choses, est de ce bel équiUbre. L'esprit fut assez fort et surtout assez Ubre en lui pour modérer l'esprit et en régler l'usage. La métaphy-
le
type
le plus élevé
sique elle-même ne lui
fit
pas perdre pied
lumière de l'ordre universel
tel
et,
à la
qu'il l'imagina.
LA MORALE DE NIETZSCHE
103
l'ordonnance de la cité grecque parut plus belle et plus raisonnable, tant ses plus hautes spéculations en étaient en quelque sorte imprégnées.
Socrate, au contraire,
c'est le
raisonneur de la
dont
plèbe, le dialecticien effréné
le génie,
privé
de la substantielle nourriture des moeurs, se grise des idées pures et sème, avec
cence et de malice,
les
un mélange d'inno-
prémisses de toute anarchie.
Socrate peut être pris
comme
le
type
le
plus
imposant de l'idéologue anarchique. La mauvaise
quand des
idéologie se produit, peut-être,
se
esprits originaux
mais sans discipline et sans quahté,
mettent
matière des
à
raisonner
mœurs
et
abstraitement
du goût
sur
la
— à juger de points
de vues généraux, ce qui est essentiellement particulier,
unique. Elle consiste à réclamer des justi-
fications théoriques de ce qui
que par
la
beauté et
la
sent la plèbe.
Au
à tout prix de
la raison,
a pour
devant
justifier
fruits. Elle
fond, cette prétention de mettre
fin secrète
la raison,
de l'absolu dans
de ruiner
Tout
l'aristocratie.
ne peut se
saveur de ses
le
monde
n'est-il
morale,
moral de pas
égal
également apte à juger d'une
déduction correcte ? L'idéologie juge des mœurs,
la
le privilège
elle
fait
tout
le
monde
introduit la foule dans les
palais.
im spécialiste débauché, un marqué pour quelque fonction intel-
L'idéologue
homme
qui,
est
PIERRE LASSERRE
104
lectuelle dépendante,
ne se contenterait pas d'y
être supérieur, et se laisse abuser par la puissance
de
ses
facultés
mentales jusqu'à n'avoir
plus
conscience de leur caractère secondaire et servile. C'est
un
serviteur qui a perdu les
mœurs,
consistent pour lui dans le respect.
respecter ce qu'il devrait servir, respecter lui-même
comme
servant.
En il
Il
lesquelles
cessant de
cesse de se
prend honte
de lui-même. Par là il devient esclave. Et il conçoit le grand dessein de vengeance des esclaves. Désormais, sa force de raisonnement ne va plus s'exercer sur des questions utiles et subordonnées,
mais sur toutes questions humaines et divines. Sa passion de généraUser ne connaîtra plus de bornes. Il devient le grand réclameur de titres et de pourquoi, l'homme de la raison pure, le maniaque de
l'idée,
de l'absolu.
IX
Telle est la
mentalité
«
instrument pour
les desseins
Merveilleux
de l'esclave contre
Des cœurs
blessés par tout ce qui
le soleil se
trouvent en complicité
la civilisation.
a forme sous
servile.
»
merveilleuse avec des cerveaux qui ne se repré-
sentent plus
le vrai
que dans l'abstraction de
l'idée.
Cette alliance d'une sensibilité offensée par la terre
douloureusement avide du néant de l'au-delà,
et
avec une intelligence dépersonnalisée, coupée de toute communication avec les sens, l'énergie, le corps
—
engendre
L'esprit pur
!
la folie
de
1'
«
Esprit pur
».
écoutez bien ces mots, l'invention
la plus raffinée
de l'esclave
—
ces
mots qui ont
plus fait pour la ruine de la cité antique, que la
torche du barbare. Ecoutez-les en psychologue, et
percevez tout ce qu'ils étouffent de pâle haine sous leur inoffensive apparence de préciosité méta-
physique La morale des esclaves, !
c'est la
revanche
de l'Esprit pur. «
La
révolution des esclaves dans la morale.
PIERRE LASSERRE
106
écrit Nietzsche,
devient créateur.
condamne
Qu'elle
de
commence
la terre
nom
au
lorsque
la
fin des
ressentiment
méchanceté des royaumes
d'un royaume de Dieu destiné
à se réaliser, à recueillir tous
purs à la
le
»
les
bons, tous les
nom
temps, ou seulement au
d'un
ordre idéal de justice inscrit dans la conscience
humaine
— en d'autres termes,
qu'elle s'enveloppe
de mythologie ou de philosophie,
la
morale
ne change pas de méthode. Sa visée reste
Son procédé des
la
servile
même.
aussi. Il consiste toujours à falsifier
à en dénaturer la couleur et la significa-
faits,
tion par des dénominations abstraites et méta-
De
physiques. souffre
sa
ou
servile
pour
comme une temps
les
sorte,
est impatient
quahté
scandale
la
le
—
—
et
au premier chef
trouve transformé en
se
cœur
insulte à
tout ce dont l'esclave
et
ressentiments et
les
apparaît
raison,
la
Dieu lui-même.
vœux
se dépouillent de leur caractère
En même
de l'esclave
sombre
et jaloux
pour recevoir une auréole de désintéressement et de religion. Ils n'expriment plus la soif de vengeance de
l'être
indisciphné et faible, irrité par le senti-
ment de d'aisance,
sa propre anarchie et par ce
de
liberté,
manque
de souveraineté intérieure
qui l'exclut des sommets lumineux de la civilisation.
Ils
deviennent
l'homme pieux dont
la les
sublime inspiration
de
dépassent
les
regards
LA MORALE DE NIETZSCHE
107
courts horizons de la cité terrestre et se lèvent
vers une éternelle justice.
Le il
servile s'appelle
l'est,
en
1
Opprimé
'«
»
opprimé,
;
de la pire façon, parce qu'il se
efîet,
sent vil et se hait lui-même, parce qu'il ne s'estime
pas
assez
sans
un sentiment de
l'effet
redoutable de cette
pour servir
déchéance. Mais voyez
majuscule, de ce grand sur la cause et
le
mot
de ce silence
isolé,
genre de l'oppression
que la responsabiUté en retombe sur
!
Il
semble
la terre entière
moins qu'un bouleversement total pour y mettre fin. L'Opprimé est le Juste. Et la hiérarchie non pas seulement foret qu'il ne faudrait pas
—
melle et sociale, mais encore plus réelle et psychologique d'où sa condition résulte
De
:
—
l'Iniquité.
—
misérables timidités, de sottes innocences, des
impuissances niaises, se promeuvent à une céleste dignité et se haussent à je ne sais quel état de
pureté transcendante sous
le
nom
d'Idéal.
Cette résolution dans l'action, qui naît de la certitude qu'on agit droit,
veut et qu'on
le
au niveau de Force.
Dans
la la
payera ce
qu'on sait ce qu'on
qu'il faut, est rabaissée
simple brutaUté sous
bouche de
le
l'esclave (qui
nom
de
ne com-
prendra jamais que toute force créatrice est force sur soi-même d'abord, est morale), ce
une
injure.
autre
:
A
mot devient
cette abstraction, on oppose cette
le Droit.
Mais ce Droit devient lui-même
LA MORALE DE NIETZSCHE
108
entre certaines mains une force, toute négative, est
vrai,
décourageuse
et
Enfin,
l'Energie.
comme
l'esclave a son principe la
des
tout
dans
nature indique, mais que
qui
ce
offense
les différences
l'effort
la discipline sévère des privilégiés,
il
de
entreprises
dur et
que
artiste,
va accentuant
et légitimant sans cesse entre les individus, les
peuples et les races
—
la
morale servile
s'est élevée
jusqu'à l'idée d'on ne sait quelle essence pure et
absolue de l'Homme, présente dans
comme dans
le
le
humble
plus
plus glorieux, au regard de laquelle
toutes les humaines inégalités apparaissent
comme
autant d'absurdités et de vivants blasphèmes.
Ce n'est donc pas par des violences destructives, mais en
falsifiant
intelligences,
à ses
fins.
et d'une
que
les
idées,
en corrompant
les
la philosophie servile travaille
Elle est, en ce genre, d'une fécondité
ampleur d'invention singuUères.
A
toute
conception, à tout sentiment particulier et caractérisé d'ordre politique
ou
social,
d'honneur et de
dignité privée, de beauté artistique, elle s'efforce
de substituer des notions universelles qui, en se faisant accepter de tous les
de la majorité, par
hommes
les airs
ont incontestablement pour
demi-réfléchis,
de grandeur qu'elles elles,
et
les
appa-
rences de vérité absolue qu'elles doivent à leur
abstraction
même, amènent
à mépriser,
comme
œlivres de la convention et de l'arbitraire, jusqu'aux
LA MORALE DE NIETZSCHE
109
plus magnifiques formes de civilisation, de sociabilité et d'art
qui aient brillé dans l'histoire et les
rend surtout impuissants à en rêver, à en chérir de nouvelles. Admirable façon de dévoyer et de
cœurs que de leur tendre
griser les esprits et les
de l'absolu. Merveilleux moyen de
ainsi l'appât
stériliser les activités
suite
de
que de
les
La
l'inattingible.
lancer à la pour-
philosophie
servile
semble n'élever l'homme au-dessus de tout idéal borné de nation ou de race que pour lui ouvrir des horizons iUimités. Elle lui fait prendre en dégoût les devoirs, les
les
enthousiasmes,
maximes de civisme
biUtés artistes, toutes ces
comme
noblesse qui, çais, le
les
points d'honneur,
et de loyalisme, les sensi-
marques
Athénien,
intérieures de
Romain ou Fran-
distinguaient du barbare et de la plèbe.
Elle le persuade qu'il ne relève raisonnablement
que de Dieu et de
la nature.
Par
là, elle
donne une
valeur mystique à tout le monde. Méfiante et haineuse, en général, de toute ordonnance, de toute
norme, de tout
style,
il
faut qu'elle
bout de son dessein, et
glorifie
constitue une dignité. Elle le
aille
jusqu'au
l'amorphe,
nomme
1'
lui
« Infini ».
résister au vertige de l'Infini ? Ennemie du Temps qui, par la rapidité de Temps, du sa fuite, donne la fièvre aux forts, les stimule à
Comment
—
des créations durables
l'homme à
l'iUusion
—
elle
gagne
la
pensée de
d'une réahté qui ne
passe-*
PIERRE LÂSSERRE
110 rait point,
etrimmobilise dans le souci de l'Eterael...
L'Eternel, l'Infini, l'Intemporel, l'Impersonnel,
images grandioses et vides, que servile fait miroiter sur le gouffre
la
du
philosophie
rien.
La
révo-
lution des esclaves soulève, par-dessus les palais
de
la civilisation,
une poussière qui empêche d'en
discerner les belles lignes.
Dans
cette poussière, la
philosophie des esclaves dessine de monstrueux et
fuyants
néant
fantômes,
divinités
gigantesques
du
(i).
(') Il y a quelque chose de grand, de généreux, disons mieux, d'essentiellement \Tai dans ce culte des belles civilisations et d.* tout ce qu'elles créent dans le domaine des arts. Mais l'effort du génie humain pour vaincre le temps ne s'expliquerait pas sans sa foi implicite a quelque chose d'absolu et d'éternel.
X
y a un art qui correspond à cette philosophie Romantisme. L'art classique est l'art des
Il
le
:
maîtres.
Négatrice et contemptrice de la Terre, on a vu
de quels dehors la philosophie servile pare son nihilisme,
on comprend
et
la
séduction qu'elle
doit exercer sur l'éhte des générations de déca-
dence.
D
semble qu'elle
représente,
en toute
question, la thèse libre et généreuse, qu'elle ne
ruine les cités particulières que pour rendre possible
une
cité
humaine
universelle, qu'elle fasse passer
sur les décombres des civilisations le vent purifi-
cateur de la Nature. Elle
son côté.
Elle
éveille
met
des
la foi et l'ardeur
de
espérances obscures,
mais énormes. Elle annonce de grands commencements.
En
détachant
la
partie
pensante
des
peuples de toute discipline, de toute tradition, on dirait qu'elle
origines.
suscite
ramène l'iiumanité à la fraîcheur des est une source de lyrisme. Elle
Elle ses
poètes
et
ses
prophètes,
lesquels,
PIERRE LASSERRE
112
affranchis de toute loi particulière de tenue et de
beauté dans leurs imaginations, en éprouvent tout d'abord une impression de libération et de rajeunissement. Le romantisme naît de l'enthousiasme
provoqué par
les
idéaux vides, mais grandioses,
de la philosophie servile chez des
hommes dont
c'est l'ardent et secret besoin d'échapper,
prix,
au sentiment cruel de
la
à tout
décadence qui, par
eux, s'accompht.
Le premier romantique, des génies modernes en qui
c'est la
Rousseau, celui
morale des esclaves
a atteint son plus haut degré d'ébuUition. Chez
Rousseau on surprend
le
passage des rancunes et
des sensibilités de l'esclave à l'idéologie qui va les
magnifier en dogmes, en vérités de raison et de sentiment.
malgré de
Il
y a de
qu'il s'enivrât
la
malice dans Rousseau,
tout
le
premier des fumées
Après
transmutation.
cette
Rousseau,
les
romantiques se plongent et nagent innocemment dans l'océan de la Nature, de l'Infini, de l'Universel, de l'Originaire. et
Ils
sombre de leur
n'ont plus père,
si
le
caractère équivoque
soupçonneux parce
qu'il
prêtait lui-même à tant de soupçon. Sont-ils cepen-
dant
si
naïfs et
si
purs ? Vigny, par exemple,
dans sa tour d'ivoire ? logie,
à
une
faire,
Il
y aurait une joUe psycho-
fine classification des
grands romantiques
d'après ce qui s'est mêlé à leur religieuse
inspiration
d'anarchique amertume,
d'esprit
de
La morale de NIETZSCHE
113
vengeance contre les formes ordonnées et les bonnes mœurs. Nietzsche souligne ce trait commun à la plupart d'entre eux
de senti-
l'affectation
:
ments grandioses, l'impudeur à s'attribuer de sublimes émotions. Signe de natures sans
que
et
sentiment d'en manquer
le
mœurs
fait souffrir,
enfièvre.
Dans les
morale des maîtres, nous l'avons vu, vertus exigées de l'homme se rapportent à
une
la
fin
désintéressée
«
concrète et particulière.
»
éminemment,
C'est,
mais
par exemple, à
Rome, la grandeur et la pérennité de la cité romaine. Rien n'est plus étranger à cette morale que l'idée d'un humaine absolue.
Homme
d'une
absolu,
nature
Or, ceci se laisse exactement appliquer à l'art.
Dans un il
lesquelles
de bien
art classique :
les règles
de plusieurs
l'expérience
d'artistes a,
—
un mœurs, à savoir
art de civilisation
est aussi des
non pas du tout donné
faire,
mais fortement tracé
—
dans
générations les
moyens
les limites
en
delà desquelles on ne saurait rien produire d'excellent,
de solide. Ce sont
les
grandes formes épiques,
dramatiques, lyriques, narratives (pour nous en tenir
aux
arts littéraires)
construites, découvertes
mêmes, pour l'usage de
Quand
qu'elle a
au prix de siècles
patiemment
ses
errements
plus
heureux.
ces règles et ces formes régnent, le mérite
PIERRE LASSERRE
114
d'un artiste est jugé, non selon selon l'aisance avec laquelle
la fidélité,
les
il
mais
observe et
les
réduit au service de son génie propre. L'idée d'une «
inspiration
personnelle, sortant de la nature
»
armée comme une Minerve,
toute
c'est-à-dire
capable de se créer par une espèce de coup divin tout un organisme de moyens d'expression adaptés
ou seulement empruntant plus à
et puissants,
soi-même qu'à romantique,
temps
tradition
la
n'est-il
classiques,
pas vrai
—
cette idée (bien
?)
eût paru en des
non seulement un scandale, mais
une chimère.
Le fond du
classicisme, c'est que, si les règles
ne valent rien sans elles plus
Ce
trait
dans
le génie,
il
y a cependant en
de génie que dans
le
plus giand génie.
ne montre-t-il pas bien que l'excellence
l'art est
mœurs
de
même Quand
nature que l'excellence
dans
les
plus
aux âmes, tout ce qui y
?
celles-ci
ne correspondent paraît encore de
noblesse et de liberté n'est sans doute que formalisme.
Et cependant
la tradition des
il
y a plus de moralité dans
mœurs que dans
l'instinct
indi-
viduel de la plus belle âme.
Les vrais créateurs d'art sont ceux chez qui l'esprit des
grandes formes esthétiques atteint son
plus haut degré de conscience et de puissance.
Gœthe lui-même, que vement
la
l'on vit
adopter successi-
forme du drame shakespearien et
celle
LA MORALE DE NIETZSCHE de
la
115
tragédie grecque, souffrit de l'errance, de
l'incertitude perpétuelle à quoi l'absence de hauts
canons esthétiques valables pour son temps et son pays
le
condamnaient dans sa production.
Son expérience lui fournissait la substance de chaque œuvre. Mais qu'est la substance sans l'ordre qui la
met en
valeur, la rend claire et
majestueuse, l'amplifie jusqu'à une portée universelle ?
était
Il
artificiellement
contraint les
de recréer
d'essayer,
formes
d'ordonnance
d'une
autre humanité, de se faire Grec. Ainsi dans une
époque sans
traditions, certains
hommes peuvent
de ce qu'il n'existe rien de grand pour
souffrir
élever leurs activités à une signification supérieure.
Ds se sentent diminués d'être des intelligences « livrées «
à elles-mêmes
».
Ce seront toujours, dit Nietzsche,
fortes,
les
natures
dominatrices qui, sous ce joug, dans cette
tenue et cet achèvement résultant d'une
loi
qu'on
s'impose à soi-même, éprouveront leurs plus fines jouissances
;
la passion qui'
anime leur
très puis-
sante volonté éprouve un soulagement à la vue de toute nature soumise à un style, de toute nature
domptée
et faite servante
;
même
lorsqu'ils
ont à
construire des palais ou à établir des jardins,
il
leur répugne de donner à la nature libre carrière.
— Réciproquement, ce sont
les caractères faibles,
non maîtres d'eux-mêmes, qui haïssent
la
tenue
PIERRE LASSERRE
116
du
style
;
ils
sentent que
était imposé, ils
il
deviennent
si
ce joug
ne pourrait que dès
esclaves
haïssent de servir.
De
:
méchant
leur
rendre vils servent,
qu'ils
;
ils
— ce peuvent — n'ont qu'une
tels esprits
être des esprits de premier
visée
si
les
rang
de se modeler et de se donner à comprendre
eux-mêmes Nature
ce qui les entoure,
et
— sauvages,
comme
libre
sans règles, fantasques, hors
de tout ordre, étonnants...
»
(Die frôhliche Wissens-
chaft, p. 220.)
Dans
les
siècles
une œuvre d'art
classiques,
est d'autant plus goûtée qu'elle unit
à une plus
impeccable pratique, à une science plus profonde des ordonnances traditionnelles, plus de liberté,
de jeunesse,
d'imprévu,
de fraîcheur. Cela est
d'une psychologie très sage. Car, à supposer que les règles
qui résultent d'une telle exigence soient
un peu lourdes et oppressives, on n'en est que mieux assuré, à voir un génie les porter légèrement, qu'il est plein fait, les
de force et de ressources. Mais, en
formes classiques sont des œuvres d'art
générales d'un peuple artiste. Elles signifient les diverses
sortes
d'arrangement
l'intelligence et les sens
plus à embrasser un capables. c'est
de son
sous
lesquelles
élite se plaisent le
sujet et en
sont
le
plus
La séduction d'un chef-d'œuvre classique,
donc bien moins de nous révéler une person-
nalité nouvelle
ou
ur.
sujet
nouveau que de nous
LA MORALE DE NIETZSCHE faire retrouver plaisir
aux mystères
à
éprouvé.
en principe du moins,
est,
forme
à la grâce,
aussi d'un ordre maintes fois, mais
diversement
toujours
la majesté,
117
A
consacrée.
y
la
Le romantisme
négation de toute
regarder
de
on
près,
verrait qu'il n'a été le plus souvent qu'un usage effronté et chaotique de tous les styles
à la
du passé
fois.
Se croyant ou se rêvant d'ailleurs sortie direc-
tement des
entrailles
de la nature, l'œuvre d'art
romantique sera condamnée, par une conséquence évidente, à chercher l'intérêt dans la nouveauté absolue.
Par quoi donc
Par
velle ?
ristique
pourra-t-elle être
si
nou-
tout d'abord. Trait caracté-
le sujet
du romantisme
:
la
poursuite de sujets
de cas inouïs, laquelle a pour
extraordinaires,
aboutissant extrême la frénésie de l'anormal.
Mais entre
un qui sujet
nommer la
les
sans ?
les sujets extraordinaires, il
dépasse tous,
fond Dieu,
et si
sans
le
en est
sujet des sujets, le
bornes.
Comment
le
l'on veut, l'Infini, l'Univers,
nature tout entière de l'alpha à l'oméga. Fils
de
la
de
l'Infini, les
nature et de la nature seule, nouveau-nés
grands artistes romantiques ne se
sont pas proposé une moindre matière. Celle-là seule les a hantés, toute autre leur apparaissant
trop inférieure à ce qu'ils portent en eux.
—
Avons-nous besoin de montrer que, bien qu'unique
PIERRE LASSERRE
118
(puisqu'elle enveloppe tout), elle est inépuisable
et assure inévitablement l'originalité ?
On
voit par quelle pente le romantisme, fruit
d'une mauvaise métaphysique, inclinait à accaparer pour l'art l'objet de la métaphysique et de
à nous donner un art théogonique, cosmogonique, à inonder l'époque moderne de
la
religion,
monde
conceptions du
et de révélations, le tout
— en raison de l'arrière-pensée qu'on a comprise et qui apparaît presque brutalement chez
seau,
—
pour
à
aboutir
Rous-
mythologie
quelque
quelque idéalisation énorme de la morale des esclaves. Cette phraséologie aujourd'hui cou-
sociale, à
rante
:
que
expriment
même
l'art,
la
office
même
en
la
philosophie,
la
religion
chose et accomplissent
trois langues différentes, est
romantisme. Pour de véritables
le
pur
artistes, l'art est
l'art, et rien d'autre.
Dans
le
conditions
classicisme,
sous
les
lesquelles
artistiquement touché,
une certaine tenue;
règles, le
public
peut
être
imposent à l'expression
elles la resserrent
taines limites en dehors desquelles
émouvoir encore et
signifiant les
très
dans cer-
celle-ci
peut
fortement même, mais
non plus esthétiquement. Il est donc permis de dire que les règles indiquent la qualité de l'effet à produire, du plaisir à procurer, et, de plus, qu'elles la mettent à très haut prix. Mais le roman-
LA MORALE DE NIETZSCHE tisme
par définition, complètement désorienté
est,
à cet égard.
en résulte
Il
mais à
la qualité,
Et,
l'effet.
119
s'il
y
non plus à
qu'il visera,
au
la quantité,
maximum
atteint, ce sera fort bien.
de
Mais
il
reste à savoir, dit quelque part Nietzsche, sur qui
cet effet s'exerce et sur qui
un
doit avoir cure d'exercer son action. foule assurément les
malades
Ni sur les énervés,
1
Surtout pas sur
!
agit
véritable
L'art
de ce
artiste
nom
Pas sur
«
les abrutis
»
1
mais
fortement,
sans
violence ; il a la décence dans l'enthousiasme a la clairvoyance et l'équilibre dans l'ivresse saisit,
ment
il
a
l'élan,
;
il
;
il
mais sans oppresser physiquela frénésie le charme
terrifie,
il ;
la
les dégénérés,
mais sans
;
caressant et voluptueux ne lui est certes pas interdit,
mais
il
l'enveloppe de je ne sais quelle
majesté brillante;
dans l'orageux et le cruel.
du cœur. Et le
c'est
romantisme,
siaque,
coupe
le
Les larmes
le
passionné, suave jusque dans
qu'il fait couler sont des
par
cruel devient
devient
hideux;
l'aphrodila
terreur
;
on appelle noble
et majes-
mastodontal. Ce n'est pas bien admirable, suffit
dira-t-on.
Il
mais cela
même
monde.
le
larmes
— Dans
l'enthousiasme et l'ivresse
la respiration,
le
là qu'il est l'art.
déUcieux
le
tournent à l'hystérie
tueux
reste clair et serein jusque
il
de forcer
la
dose
!
Justement
;
n'est pas à la portée de tout le
PIERRE LASSERRE
120
« Fanatique de l'effet à tout prix », de l'intense il y a un danger auquel ne pouvait pour l'intense échapper le romantisme. Et il s'y est précipité
—
avec une ardeur croissante. Ce danger, c'était de chercher à provoquer l'émotion par l'abus des
moyens matériels de l'art, de s'adresser violemment aux sens dans la crainte que la pensée et le cœur ne « rendissent » pas assez. On arrive à ses fins
comme on
peut. L'art classique fait pleurer
est vraiment grand
quand il un mystère
;
accordée avec
mais ces larmes sont
communication
la le
:
qui
nous
est
beau se passe à une altitude où
nous n'avons pas l'habitude d'être. Elle va immédiatement et par en haut au plus intime de nous-
mêmes.
Si elle ébranle
rement. L'art
finit
où
nos nerfs, c'est secondaila secousse
nerveuse com-
mence. Mais ne comprend-on pas quel degré de civilisation, quelles nobles mœurs de l'âme ce genre d'action suppose ?
pour accéder au
«
moral
— »
Il
est d'autres voies
de l'homme
;
ce sont
Le romantisme non sans réserve
les yeux, les oreilles, l'épiderme.
les
a pratiquées timidement, et
au début, d'une façon de plus en plus exclusive à mesure qu'il prenait conscience de lui-même et c'est-à-dire qu'il entrait dans la faveur du siècle :
qu'il est allé raffinant sans cesse sur les appâts
sensuels et la splendeur physique
du mot, de
la
couleur et du son, jusqu'à faire de la jouissance
LA MORALE DE NIETZSCHE
une espèce de jouissance de tout le corps que vous observerez fort bien chez
d'art
à
121
la fois, ce
wagnériens
les «
façon,
mais en
»
et
les
wagnériennes
«
que
est évident
il
l'art «
stupéfiant par
un
De
».
prend
» les
cette
âmes,
vertige sensuel.
Conclusion singulière, mais d'ailleurs bien prévue
pour
le
psychologue
dans l'intention,
ment
matérialiste
romantique,
métaphysique est grossière-
dans
cet Infini
quelque chose
Religieux,
romantique
!
l'art
l'expression
équivoque ne
comme
la
Ce Dieu
I
pas
serait-il
somme de
toutes les
excitations nerveuses ?
Ces traits originaires du romantisme, à
les vérifier
xix«
siècle.
il
resterait
sur ses plus grands représentants au
Mais on comprend
achèvera de se préciser par
le
principe.
les lignes
Il
suivantes,
capables aussi bien de couronner toute cette étude, car elles en rappellent le «
thème fondamental.
Qu'est-ce que le romantisme ? écrit Nietzsche.
Tout
art,
toute philosophie peuvent être considérés
comme un secours, un remède réparateur qui s'offre à une vie en croissance et en lutte
:
ils
supposent
toujours de la souffrance et des souffrants. Mais il
y a deux
sortes de souffrants
:
tout d'abord
ceux qui souffrent d'une surabondance de vie et qui veulent un art dionysiaque et aussi une vue tragique de la vie
;
—
puis,
ceux qui souffrent
d'un appauvrissement de la vie, et qui par
l'art
PIERRE LASSERRE
122
ou^la
connaissance
ne
cherchent
que
repos,
accalmie, délivrance d'eux-mêmes, ou bien encore l'ivresse, le
spasme, l'étourdissement,
la folie.
Au
double besoin de ces derniers correspond tout
romantisme dans
les
arts
(Die frôhliche Wissenschaft.)
et la
philosophie...
»
XI
La
critique de Nietzsche s'est
répandue en huit
gros volumes sur tous les sujets qui intéressent la
morale et l'esthétique.
pliilosophie sociale, la
On
jugera peut-être que l'intérêt du présent écrit est d'en avoir
un peu systématisé
les principes inspi-
rateurs.
Nietzsche avait coutume d'écrire ou par aphorismes ou par grands développements séparés et
formant chacun un tout. Ses ouvrages sont moins des traités distincts que l'assemblage de toutes ses pensées d'une année, d'une période. C'était, je
son goût, sa manière naturelle de concevoir.
crois,
Une maladie à dicter, sition.
des yeux persistante, en l'obligeant
lui fit
On
une nécessité de ce mode de compo-
en sait
néité entière, la
les
avantages
:
c'est la sponta-
flamme continue de
l'accent et la
faculté pour le lecteur de prendre et quitter le livre.
Nietzsche se met, pour ainsi dire, tout entier
dans chaque page. Mais aussi
il
est indispensable
de ne pas rester perdu dans cette forêt de théories
PIERRE LASSERRE
124 et de sentences. les
Nous avons essayé d'en
grandes avenues et
Nous avons manière dont
dessiner
les carrefours.
interprété notre auteur
un peu à
la
les historiens faisaient parler leurs
personnages, en s'attachant à l'esprit et aux intentions plutôt qu'au texte.
imposée
pour
le
Méthode qui nous
raccourci
était
que nous voulions
obtenir et qui peut tourner parfois à une fidélité plus profonde.
FIN Mars
1897.
APPENDICE
Des le
trois
morceaux donnés dans
premier est la reproduction
cet appendice, d'un article que
nous eûmes l'occasion d'écrire pour la Revue encyclopédique Larousse sur la position de Nietzsche par rapport à l'esprit français.
Le second
est
moins
développement d'une
le
idée nietzschéenne qu'un correctif attique çais (un correctif
dans
le
et
fran-
sens de l'humanité, de
de la bienveillance) dont tempérer la doctrine de Nietzsche sur la hiérarchie dans la société. Doctrine juste dans ses principes, mais exprimée parfois avec une impatience rogue, une brutalité tout la cordialité générale et
nous
crûmes
devoir
allemande. Hiérarchie, oui, certes
bonhomie des mœurs.
!
mais avec
la
NIETZSCHE EN FRANGE
le nom de Nietzsche en France. A peine commence-t-on à se douter de ce qu'il signifie. L'excellent livre de M. Lichtenberger (la Philosophie de Nietzsche), en excitant la curiosité de quelques « intellectuels », avait eu aussi ce mérite de couper court à des légendes et à des travestissements fabuleux, dont Il
y a longtemps que
circule
profitait l'instinctive hostilité de beaucoup d'autres. Mais il était nécessaire qu'une bonne traduction achevât d'ouvrir aux Français l'accès d'une doctrine vraisemblablement destinée à obtenir chez eux tant de sympathie. Cette tâche a été entreprise par M. Henri Albert, avec le concours de la société du Mercure de France. M. H. Albert et ses collaborateurs font parler à Nietzsche un excellent et brillant français.
Nietzsche est sans conteste le plus grand proLe premier, il a introduit
sateur de son pays.
dans la prose allemande cette perfection, ce serré qui régnent depuis plus de trois siècles dans la
APPENDICE
129
prose française et en ont fait pendant ce temps la bonne école, jamais impunément négligée, de l'esprit
européen. Voilà, sans doute,
la
cause la plus cer-
du succès réservé à Nietzsche en France son style. Au fond, prose ou poésie, musique même, c'est la grande vertu intellectuelle du Français de n'entendre que ce qui est bien écrit, et, entre les mille formes du mal écrire, de répugner surtout au mou, au traînant, au diffus, à cette germataine
:
nique lenteur, faite de conscience intellectuelle autant que de paresse musculaire, qui s'épand sans cesse et de tous côtés, pour ne se ramasser jamais complètement. Nietzsche a resserré la prose allemande. Il l'a passée au feu. Il l'a desséchée de tous les éléments aqueux qui, jusque chez
Gœthe,
la
rendent flasque.
S'il
n'y
avait pas
d'écrivain allemand qui exigeât de son interprète
dans une langue étrangère, plus de supériorité, n'y en avait pas non plus qui se prêtât à être traduit dans la nôtre avec plus de bonheur.
il
PIERRE LAS SERRE
130
Nietzsche est un grand admirateur égards,
un
et,
disciple de l'esprit français.
à bien des Il le
com-
prend. Ce trait seul suffirait non seulement pour le
rapprocher de nous, mais pour faire de lui une un vivant paradoxe ou, comme il aimait
rareté,
à le dire, un « contresens parmi ses compatriotes ». Les Allemands ont pourtant de grandes prétentions
à l'objectivité. Parmi
les
vertus intellec-
mettent au premier rang cette native aptitude à entrer en communion avec le génie et les idées des époques et des races les plus diverses. Mais on ne voit vraiment pas qu'à l'exception de trois ou quatre (ainsi le grand Frédéric, Goethe, Shopenhauer) ils aient jamais su apprécier, ni même discerner ce qu'il y a de plus significatif et de plus inimitable dans notre littérature. Si ces facultés de divination et de sympathie leur permettent de participer aux visions, aux rêves, aux sentiments d'une humanité encore en enfance, de lire dans l'éclosion de la poésie populaire, dans le mystère des traditions et des crédulités naissantes, de ressentir avec tuelles
dont
ils
s'honorent,
ils
force tout ce qui peint l'inconscient, l'aspiration
—
nostalgique et confuse ils se montrent certes beaucoup moins connaisseurs quand il s'agit de goûter aux fruits d'or, aux inventions délicates et inutiles d'une civilisation achevée.
APPENDICE
Nous
autres,
hommes du
nous avons comme
131 sens
«
historique
»,
nos vertus, ce n'est pas ^contestable. Nous sommes sans prétention, désintéressés, modestes, courageux, pleinement capables de nous dominer nous-mêmes, de nous donner, très tels
reconnaissants, très patients, très accueillants. Avec tout cela, nous n'avons peut-être pas beaucoup de goût. Avouons-nous le en fin de
nous
compte
:
ce qui
est le plus difficile à saisir, à sentir, à savourer,
à aimer,
ce qui, au fond, nous trouve prévenus et presque hostiles, nous, hommes du sens historique, c'est précisément le point de perfection, de maturité dernière dans toute culture et tout art, la marque propre d'aristocratie dans les œuvres et les hommes, leur heure de mer lisse, d'alcyonique contentement, l'éclat d'or, brillant et froid qui apparaît sur toute chose achevée. Peut-être y a-t-il nécessairement une opposition entre cette grande vertu et le bon, tout au moins le meilleur goût. » {Jenseits von Gui
und
Base, p. 178.)
Il
y a donc des
ont
été,
défauts,
terres choisies
où
les
Allemands
tant par leurs qualités que par leurs
empêchés
d'entrer.
A
partir d'une certaine
hauteur, la littérature française leur reste close.
En
ce siècle
notamment,
s'ils
l'ont connue, fêtée
tout ensemble et méprisée, dans ses gros articles de colportage, d'Alexandre Dumas père à Sardou, ils
en ont totalement ignoré
les
produits
fins.
En
vingt endroits de ses écrits, Nietzsche a donné de notre littérature, ou plutôt de ce qu'il y sent de purement français,
une caractéristique
PIERRE LASSERRE
132
dans la forme, très éliminatrice et au fond très raisonnable. Il la trouve avant tout aristocratique. Du moins ce mot
très curieuse élective,
rèsume-t-il assez bien les qualités qu'il en signale
comme
les
plus précieuses.
Et
il
ne
s'agit
pas
seulement de ce fait banal, que, depuis la Pléiade, nos grands écrivains n'ont été populaires ni par le langage ni par le choix des sujets. Nietzsche veut dire qu'ils ne se sont proposé d'autre matière à exprimer, à représenter sans cesse sous des aspects nouveaux et rajeunis, que celle qui ferait la principale curiosité
d'un aristocrate très intel-
d'un homme d'entière liberté d'esprit et de goût suprême, vivant dans une société très policée, à une époque de paix pubhque.
ligent,
Quelle matière intéresserait, entre toutes, ces personnages. L'étude de l'homme, je ne veux pas dire l'homme des bois et des cavernes, mais
l'homme
civiUsé
(correctif
qu'il
n'y avait pas
avant Rousseau), la nature besoin humaine, telle que l'ont, non pas modifiée ou déformée, mais bien plutôt dégagée et presque créée, en faisant des instincts les sentiments et les goûts, en raffinant, compHquant, intériorisant d'ajouter
les
passions, plusieurs siècles de vie nationale et
de
sociabilité
l'unique
progressive.
thème de tous
les
de ceux qui ne pouvaient être
De ils
—
N'est-ce
pas
là
bons
livres français»
écrits
qu'en France ?
la fois réaliste et choisi
; là leur caractère à sont aussi exempts d'idéalisme que de vulga-
APPENDICE
13$
deux choses parfois assez proches d'ailleurs. l'aurore de la plus belle et longtemps la seule civilisation moderne (le signe le plus certain d'un beau moment de civilisation, n'est-il pas une certaine parenté profonde, je ne sais quel grand
rite,
Née à
air
commun
hautes et
entre les plus
plus
les
originales inteUigences ?), la littérature classique
vouée à une œuvre de luxe
française est toute
et
de
loisir
:
la
peinture,
passions. C'est en ce sens est sa
la
que
«
philosophie l'art
maxime fondamentale. Mais
pour les
des
l'art »
passions
n'étant belles que par les mœurs, disons que cette littérature a des
mœurs. Elle
n'est pas utilitaire,
ce qui signifie ni religieuse, ni moralisatrice, ni patriotique. Elle est assez dédaigneuse
du
«
sujet
»
;
de la grosse aventure, plus encore celui des arrière-pensées métaphysiques ou cosmiques lui sont inutiles. Pour captiver et plaire, elle a le prestige
de plus
fins
moyens
:
elle
de ingénieux et neuf. Enfin,
la particularité discrète
la vision, le dire sobre,
est la seule littérature
être comprise par des
moderne qui eût pu
hommes
de tous
les
temps.
Quand on lit Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle (particulièrement dans les Dialogues des morts), Vauvenargues, Chamfort, on est plus près de l'antiquité qu'avec n'importe quel groupe de six auteurs d'un autre peuple... Leurs livres s'élèvent par-dessus les vicissitudes du goût national et de ces couleurs philosophiques dont scintille et doit scintiller, pour devenir célèbre, tout
PIERRE LASSERRE
134
contiennent plus de pensées des philosophes allemands ensemble, des pensées de cette espèce... qui fait que ce sont des pensées, et que je suis embarrassé pour définir ; il suffit, je vois en eux des auteurs qui n'ont pas écrit pour des enfants ni pour des livre d'aujourd'hui
que tous
réelles
;
ils
les livres
enthousiastes, ni pour des vierges ni pour des chrétiens, ni pour des Allemands ni pour... me voilà
ma
Mais voici en grec, ils auraient aussi été compris par des Grecs. Combien, au contraire, un Platon lui-même aurait-il pu comprendre des écrits de nos meilleurs penseurs allemands, par exemple de Gœthe et de Schopenhauer pour ne rien dire de la répugnance que lui eût inspirée leur façon d'écrire... Gœthe, comme penseur, a plus volontiers étreint le nuage qu'on ne le souhaiterait. Et quant à Schopenhauer, ce n'est pas impunément que son esprit se meut parmi des allégories des choses, non parmi les choses ellesmêmes. Quelle clarté, quelle charmante décision, au Voilà un art que les contraire, chez ces Français plus fins d'oreille parmi les Grecs eussent pu fêter. Et il est une chose qu'ils eussent vue avec étonne-
encore embarrassé pour
une louange bien
finir
intelligible
:
liste.
écrits
I
I
et adorée, la malice française de l'expression. {Menschliches, Allzumenschliches, Band II, p. 310.)
ment
Je n'ai pas besoin de prévenir parmi tous nos écrivains du xix« petit çais,
nombre continuent
le lecteur
siècle,
la tradition
de
un
que, très
l'art fran-
sont français au goût de Nietzsche. La Révoet le Romantisme n'ont pas renversé,
lution
comme on
le
prétend, mais corrompu la sensibilité
APPENDICE
135
Ce ne sont pas des
et rimagiiiation en France.
produits nationaux, mais plutôt les dérèglements et les gestes fous d'une nation fine et nerveuse,
intoxiquée par le pesant alcool d'idées étrangères à demi-barbares. Tout ce qui, dans les lettres, en procède, même grandiose, est frelaté, même génial, est de mauvais goût, se force et ment. Il faut suivre dans la monumentale cohue, de nos génies littéraires depuis Rousseau, parmi les
de stuc colossaux, surchargés, vaniteux, emphatiques, dont l'énormité assemble la foule, piliers
la voie
de marbre pur et
solide, autrefois royale,
aujourd'hui délaissée et presque secrète, mais où l'on est du moins assuré de cheminer avec les meilleurs. « Il y a une France du goût, dit Nietzsche,
mais
y a
il
faut savoir la trouver.
toujours eu en France
le
Et
» «
ailleurs
petit
:
«
nombre
Il
»
et cela a rendu possible une musique de chambre de la littérature qu'on chercherait vainement dans le reste de l'Europe », enfin une Uttérature de purs psychologues. De tous nos modernes, ne devine-t-on pas que le préféré de Nietzsche ne pouvait être que Stendhal, ce Stendhal dont
l'Allemagne hier encore ignorait jusqu'au
nom
!
II
Ces vues de Nietzsche sur
la httérature française
des Français sont et la vocation éparses dans cent endroits de son œuvre. Il n'en intellectuelle
PIERRE LASSERRE
136
est pas de plus caractéristiques
de son tour de
pensée. Quel accueil trouveront-elles en France ?
Y
seront-elles comprises
comme un paradoxe ou Ne nous
comme une
leçon qui vient à son heure ?
livrons pas
au jeu des prévisions. Le lecteur nous
saura sans doute beaucoup meilleur gré, après lui avoir fait connaître quelque chose des jugements
de Nietzsche sur l'originalité et
les traits inimi-
tables de notre nation, de lui présenter les plus significatives des opinions émises sur Nietzsche
du
côté français, l'état de notre critique à l'égard
du Nietzschéisme. Il n'est pas brillant. La gloire de Nietzsche en France aura eu des commencements assez piteux. Je ne
—
pas dans quelle gazette « grand ou « revue jeune », Nietzsche fut mentionné pour la première fois. Mais je connais
journal
sais
—
»
nom d'un des premiers admirateurs français de son génie Taine. Nietzsche avait adressé à
le
:
celui qu'il proclamait
premier des historiens delà le Bien et le Mal. Et sans doute il eut lieu de se sentir compris. Car il pria Taine de le mettre en relation avec une personne capable de traduire ses livres et d'initier un peu le public. Taine recommanda à Nietzsche un homme de lettres qui fait connaître aux lecteurs de quelques périodiques importants les nouveautés philosophiques. Une correspondance s'établit entre Nietzsche et son futur interprète ; vivants
elle
»
«
le
un exemplaire de Par
doit être bien curieuse
;
un jour ce dernier
APPENDICE
137
où l'auteur de Zarathustra lui monde. La même communication avait été faite en même temps à George Brandès, le célèbre critique danois, et aux plus notoires amis que Nietzsche croyait compter en Europe. Nietzsche était devenu fou. Il y a quelque temps, on a pu lire au rez-de-chaussée d'un grand journal le lamentable document, suivi à peu près de ce commentaire « Voilà le personnage dont on fait à présent tant de bruit. » Enfin reçoit
une
lettre
révèle qu'il est le Christ et qu'il a été le
:
les
propos de Zarathustra devenaient intelligibles
ils
sont d'un paralytique général
:
1
L'idée qu'on s'est faite de Nietzsche pendant les
dix ou douze années qui séparent la première
nom dans nos journaux des premiers propos sérieux publiés sur son compte, fut généralement celle de l'anarchiste et du nihiliste
apparition de son
plus forcené. C'est fort curieux. Non seulement Nietzsche n'est pas du tout ce personnage. Mais il en est l'extrême, le violent antipode. D'une aussi le
étrange méprise je vois plusieurs causes. cipale, c'est la haine de Nietzsche contre tianisme. tion (et
La
Pour beaucoup de personnes sans
notamment pour
prin-
le chris-
instruc-
les anarchistes), chris-
tianisme, gouvernement, ordre public, code pénal,
code militaire, gendarmerie, tout cela ne fait qu'un. Qui ruine l'un ébranle l'autre. Une revue « libersans pouvoir l'affirmer taire », que je crois être
—
—
VHumaniié nouvelle, paraissant alors sous un autre nom, donna la traduction de l'Antéchrist. EUe prenait l'auteur pour un des siens.
138
PIEBRE LASSERRE
Deux écrivains considérables ont adopté fort décidément cette interprétation de Nietzsche et fait ce qu'ils pouvaient pour la propager. Auteur d'un très beau livre sur le Lied en Allemagne et des premiers jugements raisonnables publiés en France sur Richard Wagner, M. Edouard Schuré ne pouvait manquer de dire son mot sur le grand adversaire du wagnérisme. Il l'a fait avec plus de passion que de clairvoyance. Idéaliste et mystique très noblement d'ailleurs romantique également, aussi enclin à croire à toutes les mythologies de la « conscience » et du sentiment que scandalisé, je le crains, par des dieux de marbre on ne pouvait attendre de M. Schuré une sereine appréciation. Il a traité Nietzsche un peu comme les polémistes cléricaux faisaient Renan, après la Vie de Jésus. Ces quelques lignes donneront l'idée de sa thèse Il y a dans la vie de certaines âmes de brusques
—
—
—
:
volte-face où, prises d'une haine violente contre l'objet de leur culte, elles brûlent ce qu'elles
ont adoré et adorent ce qu'elles ont brûlé. En pareil cas, l'idole renversée n'est qu'une oœasion qui fait éclater la vraie nature et jaillir du fond de l'homme l'ange ou le démon. Il y a eu un de ces points tournants dans la vie intime de Nietzsche ; ce fut sa rupture avec Richard Wagner. A partir de ce moment, la maladie de l'orgueil qui couvait en lui se développa en proportions gigantesques pour le conduire à un athéisme féroce et jusqu'au suicide mteîlectuel. (« L'individualisme et l'anarchisme en littérature». Revue des Deii.r- Mondes, 15 août 1895, p. 777.)
APPENDICE
139
Que Nietzsche ait pu être sincèrement désenchanté du caractère, des idées et de la musique de Wagner, et cela pour des raisons qui tiennent à la délicatesse de sa nature morale, à la hauteur de sa philosophie et à la perfection de son esthétique, M. Schuré n'y songe pas un instant. Ce fut une apostasie. Elle éteignit chez Nietzsche o toute la lumière de la sympathie ». Et elle l'entraîna de chute en chute jusqu'au crime. Ce n'est pas impunément qu'on jette l'anathème aux maîtres auxquels on doit son initiation et ce n'est pas impunément qu'on maudit ses dieux. A partir de ce moment, Nietzsche entre dans un il ne sortira plus et qu'il peuplera tantôt des rêves ardents de son orgueil, tantôt des fantômes iroubleurs de sa mauvaise conscience. II avoue lui-
désert d'où
même
sa peur... {Ibid.)
Cet athéisme, cette férocité, ce sentiment d'unique M. Schuré explique par la rupture
verselle haine
de Nietzsche avec Wagner, certain professeur d'université allemande les attribue à une rupture aussi, mais différente. Nietzsche, pendant son service militaire,
tomba
cheval
brisa
et
se
assez malheureusement de
l'empêcha de devenir ressentit
un désespoir
Cet accident de réserve. Il en
clavicule.
la
officier
et
une fureur qui allèrent
jusqu'à la frénésie.
Mais
le véritable et
« nihilisme »
trop spirituel inventeur du
de Nietzsche, c'est M. T. de Wyzewa.
PIERRE LASSERRE
140
Vous prêtez... finement vos qualités aux autres » Dans la Revue Bleue du 1^' novembre 1891, M. de Wyzewa a publié un article sur Nietzsche» «
I
métaphysicien allemand. Voilà une pensée de Nietzsche tend à dissoudre toute métaphysique. Je m'empresse d'ajouter que le
dernier
erreur
:
la
ce n'est pas,
Kant
comme
il
est arrivé trop de fois, à
entre autres, par des arguments qui font ou
qui laissent passer une nouvelle métaphysique.
Selon Nietzsche, ce sont précisément les méta-
un montrent tout ce qu'il peut y avoir au cœur de l'homme de crainte et de méfiance du réel et donnent l'exemple le plus certain, mais d'ailleurs le plus hypocrite, du nihilisme. En fait, l'auteur de Zarathusira est beaucoup plus voisin de La Rochefoucauld et de Stendhal que de Hegel. M. de Wyzewa simplifie « Au en ces termes la philosopliie de Nietzsche physiciens qui, par leur labeur à construire
monde
idéal et leur zèle à
y
faire croire,
:
commencement
était le non-sens et le non-sens
venait de Dieu et le non-sens fut Dieu. » Ce résumé ne s'accorde guère avec la grande estime que M. de Wyzewa professe pour les opinions littéraires
de Nietzsche,
«
tout à fait contraires,
au génie allemand et conformes au génie français ». Il a connu Nietzsche à Bayreuth et dit-il,
l'impression qui lui en est restée est celle d'un
étrange personnage
—
» d'un « chat de gouttières ». beaucoup pardonné à M. de Wyzewa « J'ai trouvé dans à cause de cette phrase
«
— Mais
il
sera
:
APPENDICE
141
Nietzsche la meilleure histoire de la musique qui soit. » Avis à nos musicographes. J'ai hâte d'arriver
aux
seuls
travaux vraiment
sérieux dont Nietzsche ait été l'objet en France.
Le Uvre de M. Henri Lichtenberger, auquel j'ai fait allusion, se recommande à toutes les personnes désireuses de connaître cette philosophie et cette personnalité, encore énigmatiques, autrement
que
par des caricatures ou des apologies. Il est substantiel et clair, inspiré par une sympathie très loyale
pour le maître qui pouvait dire « Je ne sens pas en moi une seule goutte de sang malpropre », en même temps qu'empreint de la plus fine réserve. M. Lichtenberger expose dans toute sa force et son âpreté la pensée de Nietzsche, mais comme en l'interprétant tacitement par une sagesse plus calme, ce qui rend son exposition agréable et vivante et fait son hvre personnel. J'y critiquerais peut-être une tendance à isoler Nietzsche, à nous le donner comme une nature très particuUère, bien plutôt que comme fauteur d'un mouvement général de pensée. Sans doute, Nietzsche est plus exceptionnel encore qu'on ne saurait le dire. Et ceci devrait refroidir un peu la jactance « nietzschéenne » de quelques très jeunes gens, pareils, eux, à beaucoup d'autres. Mais on peut penser que cette extrême personnalité a seulement permis à Nietzsche de donner un tour très vif et très surprenant à des idées déjà mûres, attendues en Europe. M. Lichtenberger ne redoute. :
PIERRE LASSERRE
142
nullement l'influence de ce « professeur qui, chose assez rare parmi ses confrères, fut une âme droite. Je crois même qu'il fait des vœux sages et modérés pour que cette influence d'ailleurs,
d'énergie
»
s'exerce.
(Revue encyclopédique, 6 janvier 1900.)
Dans cette brève nomenclature nous ne prétendions pas du tout donner une bibliographie, mais pour leur curieuse signification, quelquesuns des premiers jugements émis sur Nietzsche en France. relever,
Depuis notre article, a paru (Revue hebdomadu 23 mars 1901) l'étude déjà mentionnée de M. Jules de Gaultier sur le Sens de la Hiérarchie chez Nietzsche. En dépit d'un titre qui semble en restreindre l'objet, mais en réalité s'attaque à l'idée centrale, cette étude est la meilleure clef du nietzschéisme que nous ayons. Ce travail est trop plein, trop abondant en formules décisives pour que nous le gâtions par une analyse, forcée ment sommaire. Signalons seulement que» dana une conclusion dont la force logique atteint au pathétique, M. de Gaultier, après avoir observé que conservateurs et révolutionnaires « voudraient également tirer à eux cette pensée nouvelle et en fortifier leur point de vue », s'applique à précisa l'attitude de Nietzsche à l'égard des uns et des daire
APPENDICE autres.
On
143
se dispute Nietzsche
en
effet.
Ne nous
parlera-t-on pas bientôt d'un Nietzsche anarchiste
Nous
et fauteur
de tous
prêté dans
un sens conservateur. Les expUcations
les
excès ?
l'avons inter
de M. de Gaultier montreront jusqu'à quel point nous y étions fondé
II
SUR LA HIERARCHIE
la cité comme une comme une œuvre d'art. Non
Les Grecs considéraient
œuvre de
raison et
pas que l'utopie pris
au sérieux
les séduisît.
ces
Athènes n'eût jamais
vains plans
d'organisation
de quelque idéal tout formé, de logique et de justice absolues, qui en imposent si facilement aux modernes. Dans ces phalanstères, dans ces imaginaires Salentes où notre naïveté est trop disposée à reconnaître, sinon l'effort d'une puissante raison constructive, tout au moins le rêve d'un cœur généreux, loyalement humain, ces sociale, déduits
pu voir que les aberrapauvrement fastueuses d'intelligences disqualifiées, perverties par l'isolement ou par la révolte. Platon lui-même mêle à l'idéalité de ses constructions un fort ingrédient de réalisme. naturalistes n'auraient tions
On
sait
comment, dans sa République, la raide du communisme d'Etat
et chimérique géométrie
145
APPENDICE
par le principe d'une hiérarchie sociale fondée sur l'inégaUté des hommes. En même temps qu'harmonieuse et complaisante à l'ordonnance, la conception politique des Grecs était donc positive et conforme à la nature. Ils se représentaient la cité parfaite à l'image d'un corps humain vigoureux et beau. Ces deux sortes d'économies leur paraissaient avantageusement comparables. L'existence du corps de l'Etat dépendait est
corrigée
à leurs yeux de la même condition essentielle que de l'organisme vivant : savoir, une hiérarchie de fonctions internes, égales en nécessité, mais non pas en dignité. Platon dit que,
l'existence
dans la république, les magistrats et les philosophes sont la tête, les guerriers le cœur, les artisans et les laboureurs le ventre. Or, si l'activité du ventre et des viscères s'emploie toute à la conservation de la vie physique, il n'en est pas de
même
de
l'activité
une bonne partie
de la
tête,
organe noble, dont
est prélevée par la pensée, l'art,
—
Les donc à la d'où dépend
les plaisirs
spéciaux des
de luxe et de
la philosophie, fonctions
loisir,
parties viles de l'organisme travaillent fois et le leur
pour
propre —
et
parties supérieures. les
du tout
le bien-être
pour
A
ce dévouement nécessaire
premières ne perdent rien, car, incapables de
subsister et de se régler par elles seules, elles ont
besoin
de
l'harmonie
générale,
évidemment compromise
si
laquelle
l'organe
serait
dirigeant,
sentant se tarir la source de sa nourriture, devenait
10
PIERRE LASSERRE
146
inquiet et fiévreux. Pléthorique, le cerveau ne pense guère, mais émacié, il pense mal, il a des visions. Ainsi sa
bonne alimentation importe au
corps tout entier. Les Grecs comprirent à merveille l'unité de la matière et de l'esprit dans la nature
humaine. Aristote
En faisant de l'âme la marque
forme » du corps, de la pensée, modes avec l'individualité «
la relation étroite
de sa qualité, de ses physique; l'âme n'est pas un principe absolu, toujours identique à lui-même, mais un certain degré de hberté, de sagesse, de clairvoyance, de générosité, de bonheur, qui caractérise chaque homme et que le tact apprécie. Doctrine souverainement naturelle, à égale distance d'un matérialisme pesant et de la fohe de l'Esprit pur, de l'Esprit néant.
Il
n'y aurait qu'à appliquer d'aussi
de la réalité humaine au problème de l'Etat pour concevoir, comme par enchantement, l'harmonie profonde qui existe entre les fins d'utihté générale dont le souci s'impose primordialement au politique, et les fins heureuses intuitions
de civilisation supérieure, de perfectionnement humain, dont il a l'amour. Nietzsche a plusieurs
une race
—à
fois écrit
suite de générations,
qu'un peuple,
matériellement,
comme
foison d'anonymes,
ne
les considérer
—
sont que la matière gâchée par la nature, en travaiî de trois ou quatre grands hommes. Peut-être cette vue trahit-elle chez ce classique et cet
athée qu'est Nietzsche un reste de romantisme.
APPENDICE
147
un goût de sang, la justification.
royales
de victimes et la manie de Pourquoi les grandes âmes, les
intelligences,
sociétés
les
choisies,
s'entretient la fête des délicates et belles
ne
pas
où
mœurs,
parure
d'une nation mais a trouvé son proût à les produire ? C'est encore une idée d'Aristote que le plaisir résulte d'une activité conforme à la nature, ou plutôt qu'il s'y ajoute comme à la vigueur de l'adolescence sa fleur. On seraient-elles
qui ne
pas
s'est
la
sacrifiée,
pourrait dire pareillement que, dans la
beau s'ajoute de lui-même à
l'utile.
cité,
le
Quand
la
prospérité et l'ordre publics sont assurés par la
suffisamment
collaboration
quand chaque
bénévole
de
tous,
citoyen, ayant, pour ainsi parler,
de sa fonction, ne peut que trouver normal et juste un état de choses qui, en l'y bornant sagement, l'y contient et l'y protège, alors la naturel
est permis à quelques esprits de jouir, alors
il y a sommet de la cité pour l'art et pour la philosophie. Que si, au contraire, par le fait d'une
il
place au
pohtique ou chimérique ou pas assez observatrice, un désaccord général arrive à régner entre les opinions,
c'est-à-dire,
tères et les
au fond, entre
conditions,
si
les
carac-
l'inquiétude publique
d'avance du crédit aux premiers plans venus de réforme sociale ou morale et rend l'heure assure
propice aux prophètes, aux détenteurs de vérité absolue, dans ce cas l'état de désintéressement nécessaire pour la création de la beauté et pour
PIERRE LASSERRE
148
un usage épicurien de la pensée ne se réalisera qu'à grand'peine. Les hommes les plus ingénieux, les plus nettement marqués pour une vocation de luxe, resteront sans emploi. Idéalistes peutfaut-il dire ironiques? être, mais idéalistes avisés,
—
—
Grecs trouvaient à un ordre politique fondé sur la hiéarchie naturell3 des hommes ce double avantage de procurer le bien-être général et de les
permettre à une
élite les
plaisirs
de
la
contem-
plation.
Cette doctrine est assurément aristocratique, mais non pas au sens féroce ou dédaigneux. Une
demander à chaque avec son harmonie en activité qu'une citoyen naturel et, par une évidente conséquence, de lui assurer la conservation d'un naturel en harmonie avec le genre d'activité dont il est capable, une telle poUtique mérite le nom d'humaine et de bienveillante. Elle semble autrement apte à procurer la plus grande somme possible de bonheur public politique aussi soucieuse de ne
qu'un système de gouvernement qui prétendrait appliquer à la conduite des hommes quelque conception idéale et conjecturale de l'humanité. Sans doute, elle sanctionne des privilèges; ou plutôt elle définit des compétences, pareillement
Mais où prend-on que des privilèges ne soient que des plaisirs et non des charges ? C'est une désignation fort onéreuse que celle qui nous distingue publiquement, légalement, comme des être mieux nés nécessaires, bien qu'inégalement précieuses.
APPENDICE
que d'autres,
c'est-à-dire
comme
149
les
de la magnanimité, de
la générosité,
maîtres de la
bravoure,
hauteur de cœur, de la maîtrise de soi-même, des belles façons. Mais la vérité est que, dans cette République, dont rêvaient les penseurs grecs et qui n'était utopique peut-être que pour ne pas tenir assez compte de l'utopie, de l'élément de
la
démagogique et visionnaire, tout était magistère privilège. A chaque spécialité de fonctions correspondait psychologiquement le monopole de certaines vertus. Chaque classe sociale se distinguait par des traits non seulement matériels, mais moraux, humains. Il faut bien dire ce qui dans toute conception aristocratique et traditionnelle offense le plus les démocrates modernes et
:
ce n'est pas précisément le principe de l'inégalité
mais plutôt la franchise à reconnaître fondement de l'inégalité poUtique là où seule-
politique, le
ment
il
réside
:
dans
les
inégaUtés naturelles.
—
Us voudraient que celles-ci fussent niées et que la cité, impuissante sans
effrontément
—
doute à faire passer tout le monde par les plus hautes charges, proclamât tout au moins une sorte d'égahté métaphysique, spirituelle, entre les
hommes,
la pareille valeur de toutes les consciences, de toutes les âmes. Obhgés de renoncer pratiquement à la folie de leurs vœux puérils, ils admettraient à la rigueur que toutes les fonctions ne fussent pas l'objet des mêmes honneurs, mais à la condition que chacun fût admis au même titre
PIERRE LASSERRE
150
à se prononcer sur la religion et sur la morale. Or, de toutes le^ prérogatives possibles, il n'en est pas, justement,
une concession
dont une répartition aveugle,
indiscrète,
menaçât l'Etat
et la
civilisation de plus de dangers.
Plutôt prétendre tous sance à
de
dans
tailler
les faire
le
les
citoyens aptes de nais-
marbre un
bel Apollon
que
indistinctement libres juges du juste
du bien et du mal, du fondement mœurs, des origines de l'autorité et de la
et de l'injuste,
des
mission de la patrie. Souveraines questions réservées à moins de personnes encore que la sculpture et la musique, objet d'une plus précieuse espèce
de compétence
Un
Etat où
!
il
n'y aurait que des premiers
ministres serait moins exposé à la dissolution et
à l'anarchie qu'un Etat dont tous les membres seraient augures ou pythonisses, interprètes des dieux. Car les dieux ont toujours ressemblé singulièrement aux âmes qui parlent sous leur inspiration. Et il n'est pas vrai que toutes les âmes soient égales.
Il
ne
l'est
pas davantage qu'une société pu se passer de dieux. Pas
organisée ait jamais
de pouvoir public qui n'ait tiré de quelque divinité son principal moyen de prestige et de gouver-
nement de
:
bois...
divinités de marbre et d'or, divinités ou divinités de mots.
Mais l'existence d'une hiérarchie sociale ne se pas seulement par l'intérêt politique et
justifie
APPENDICE l'intérêt matériel
un de
151
de la nation considérée
comme
tout. Elle est nécessaire à la santé et à la beauté
humaine. Elle profite à la dignité des du peuple non moins que de l'aristocratie. Le régime de la distinction des classes peut seul faire atteindre à la l'espèce
individus de tout rang, je dis
:
maximum de valeur morale et d'intelligence. Celui de l'égalité universelle les mène au dévergondage. En obligeant toujours le premier venu à manifester des opinions sur les intérêts les plus généraux de la civilisation €t de l'Etat, il lui fait une loi de la sottise. Quoi de plus ruineux pour nous-mêmes que des devoirs ou des prétentions supérieurs à la sphère de compétence visiblement circonscrite par notre naturel ? Cette immodestie nous rend nuisibles à l'ordre pubUc, comme sont tous les mal assurés, tous les agités. Mais surtout elle nous défigure ; elle dépense en creuses paroles, en gestes impuissants et mal ordonnés, une activité qui, concentrée sur des objets adéquats, eût enfanté quelque chose. Troubler tous les hommes avec des soucis qui ne laissent de sang-froid que des têtes exceptionnellement averties Le dogme fondamental de l'égafitarisme, c'est que si tous n'ont pas la science, tous ont l'inspiration. Verrons-nous jamais la réalisation de ce sombre rêve les ouvriers de Paris penchant sur leur verre de vin des visages assombris par quelque folle espérance millénaire 1 Mais quand même le rôle d'hiérophantes, de rêvégénéralité des citoyens leur
I
:
PIERRE LASSERRE
152
lateurs
du droit
et de la justice, des origines et des
fins dernières, resterait en fait réservé à quelques
docteurs professionnels, manieurs de mots, la farce ajoutée à l'histoire par le triomphe du dogme égalitaire n'en serait pas moins scandaleuse, car la foule s'assemblerait autour des prophètes, en qui elle se
reconnaîtrait
leur autorité.
Or
des produits de la savoir
s'ils
;
c'est d'elle qu'ils tireraient
ce qui importe pour la qualité «
conscience
»
humaine,
c'est
de
seront jugés d'en haut ou d'en bas.
Otez au peuple
les clartés sûres et
les traditions, l'antique religion
nissent sur l'ordre social
apaisantes que
du pays
lui four-
et ses fondements,
et
de vérité souffle en lui forêts vierges, vous le dans les vent le comme vouez aux visions, au déUre. Quels seront alors ses maîtres ? Ceux qui lui offriront son image persuadez-le que
l'esprit
enorgueillie, des
âmes sans mesure
comme
deur, une fièvre naïveté,
qui, sentant
mais avec une impuextraordinaires, avec une horrible
ces masses égarées,
moralement
débraillées
jusqu'à l'inno-
cence et jusqu'au génie, lui parleront la voix de Dieu. Ainsi libéré, le peuple s'appelle plèbe.
Les Grecs avaient horreur d'une plèbe. Mais ils ne voulaient pas un peuple de fellahs. Ils pensaient à des forgerons sains et de forte humeur, parleurs, libres entre eux, respectables par leur maîtrise et leur marteau, remplis de proverbes et de malice, sûrs de leurs opinions morales et se sachant seuls juges de la conduite des filles et des femmes de
APPENDICE
153
Du moins, ces traits peignent-ils assez ridée d'un Français de bonne race qui a beaucoup de bienveillance à mettre d'accord avec sa raison leur état.
Il n'importe que dans cet aperçu de la grecque nous nous soyons soucié d'autre chose que d'exactitude textuelle et ayons enrichi de quelques finesses psychologiques la construction
politique. belle cité
ici que la hiérarune condition nécessaire de la sagesse du peuple, non pas seulement de celle qui tranquilUse, pour un temps au moins, le pouvoir central, mais de celle-là plus encore dont le peuple
aérée d'Aristote.
Nous montrons
chie des classes est
lui-même jouit et peut tirer fierté. Il faut voir dans les dialogues de Platon avec quel sérieux ces jeunes gens délimitent le domaine du potier et du corroyeur et l'y déclarent maître. « Qui est
bon estimateur d'un vase
— Et de maître à danser. — Qui dieux ? — Les prêtres
? demandent-ils.
la
potier habile.
chorégraphie ?
est
— Le — Le
bon interprète des
et les augures ?
— A qui
appartienne de donc, ô mon fils, et de l'ordre de religion la juger des mœurs, de Socrate (o? àpiaxoi), ô meilleurs, ? Aux cité la aux véridiques (oi aXTiO^o:), aux hommes bien nés dirons-nous qu'il
—
qui ont l'âme belle
(/.aXoy.ayaOo;).
concise sculpte en passant
Ainsi leur parole
de belles et sohdes
figures de maîtres artisans. Des foules d'hommes de peu de saillie individuelle se trouvent parés de dignité, leur impersonnalité même devient une sorte de grandeur.
TABLE Nouvelle Préface Avertissement
La Morale de Nietzsche Appendice /.
II.
Nietzsche en France
Sur
la
1
39
Hiérarchie
45 125 128 144
58797-6-23.
— Imp.
Villain et Bar, Paris (France).
Unirersity of Toronto
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