LA DOUBLE INCONSTANCE de MARIVAUX Conférence donnée par Nadine SORET à l’IUTL de Reims le jeudi 9 février 2007
INTRODUCTION : La célébrité de Marivaux est aujourd’hui liée à ce terme qui rassemble en un seul mot l’art de la conversation française badine et précieuse : le marivaudage. La préciosité du langage chez Marivaux et en particulier dans La Double Inconstance a été analysée de façon extrêmement attentive à maintes reprises et nous connaissons tous désormais la caractéristiques de cet art élaboré du langage : finesse, vivacité et enchaînement des répliques procédant par rebondissements successifs de mots, de phrases ou d’idées. Je ne m’étendrai donc pas sur ce point. Ma conférence de ce jour visera seulement à observer de quelle manière la pièce - dans la vie et l’œuvre de Marivaux - dans le contexte politique de son époque - dans les rapports qu’elle entretient avec les pièces qui l’ont précédée - dans l’histoire des comédiens italiens en France - dans le mouvement roccoco Devant l’insuffisance des témoignages et la pauvreté des documents biographiques, note Françoise Aubellin1, « on a souvent cherché à glaner dans ses Journaux et Œuvres diverses tout ce qui pouvait passer pour des réflexions autobiographiques, au prix d’extrapolations parfois périlleuses. » La démarche entreprise par Christian Colin (metteur en scène du spectacle qui est proposé à la Comédie jusqu’à demain), qui consiste à éclairer La Double Inconstance au moyen d’extraits tirés des Journaux de Marivaux, pour intéressante qu’elle soit, n’en est pas moins à prendre avec un certain nombre de précautions. La première est sans doute de ne pas confondre Marivaux (c’est-à-dire l’homme, l’écrivain, le dramaturge…) avec les différents narrateurs à l’œuvre dans ce que l’on appelle communément les Journaux et œuvres diverses, qui regroupent des textes de genres très différents. En effet les différents narrateurs du Spectateur français ou de L’Indigent Philosophe ont été clairement identifiés comme tels : ils sont bien différents de l’auteur Marivaux. QUE SAVONS-NOUS DE MARIVAUX ?
1
Marivaux dramaturge, Françoise Aubellin, Ed. Champion, 1996
Marivaux peint par J.B. Van Loo, Paris, Comédie Française A vrai dire, peu de choses… Né en 1688, Pierre Carlet, de son vrai nom, est le fils d’un fonctionnaire royal qui fut nommé directeur de la Monnaie à Riom (dans l’actuel Puy de Dôme) à partir de 1701 après avoir occupé un emploi dans la Marine, puis celui de trésorier des vivres et contrôleurcontregarde. La mère du futur dramaturge avait pu obtenir par l’intermédiaire de son frère le célèbre architecte Bullet de Chamblain plusieurs recommandations pour son mari auprès des ministres Pontchartrain et Chamillart. Bien que né à Paris, le jeune Pierre Carlet passa vraisemblablement un certain nombre d’années dans cette petite ville du Massif Central, où il fit peut-être une partie (ou même la totalité ?) de ses études au Collège de l’Oratoire. De récentes recherches prouvent que la bibliothèque des oratoriens était fort bien pourvue en ouvrages de toute sorte2. Ces derniers moments du règne de Louis XIV furent par ailleurs assombries par les guerres, la révocation de l’Edit de Nantes, la persécution des protestants, des difficultés de tous ordres, notamment financières, et une cour déboussolée par un nouveau climat de dévotion. En 1710, nous retrouvons Pierre Carlet, âgé de 22 ans, s’inscrivant sur les registres de la Faculté de Droit de Paris et anoblissant son nom qu’il transforme alors en Decarlet. Deux ans plus tard, l’auteur rédige ses premiers romans, dans la veine satirique, parodique ou picaresque de Scarron (le roman intitulé La Voiture embourbée date de 1712 ou 1713). En 1716, il signera du nom de Carlet de Marivaux son épître dédicatoire de L’Homère travesti.
Fontenelle au travail 2
Voir article dans Marivaux d’hier, Marivaux d’aujourd’hui, éditions du CNRS, 1991
Dès ses débuts en littérature, Marivaux est entré en relation avec Fontenelle, qui a eu connaissance de ses écrits par la Censure. Par son intermédiaire peut-être – à moins que ce ne soit par celui de son oncle Bullet ? - Marivaux fait très tôt la connaissance de Mme du Tencin (que l’on dit avoir été la maîtresse du Régent et de son premier ministre)
Mme du Tencin Marivaux est ainsi amené à rencontrer le futur Régent Philippe, duc d’Orléans, et rejoint un groupe amical dont fait partie son ami Houdart de la Motte. Ce groupe très actif à partir de 1715, donc dès la mort de Louis XIV, semble avoir été avant tout un groupe politique, c’est-àdire, au sens où on l’entendait à l’époque, un groupe d’amitiés mondaines et de relations influentes, qui soutenait activement l’action du Régent, tout en défendant bien sûr ses propres intérêts…. L’abbé du Tencin travaillait à sa bonne fortune tout en servant celle des autres, tandis que Mme du Tencin, favorisant de toute son influence le système de Law, créa, dans le cadre de ce système, une société d’agio. Marivaux appartenait solidairement à ce groupe.
Duc de Noailles Sa dédicace de L’Homère travesti au duc de Noailles en 1716 peut surprendre en revanche puisque le duc de Noailles, neveu de Mme de Maintenon, n’appartient pas au groupe de Mme du Tencin, mais fait partie de l’entourage du Régent Philippe d’Orléans. Sans doute peut-on voir là, propose Henri Coulet3, une déclaration d’alliance du groupe Tencin à l’un des piliers du nouveau pouvoir ? L’hypothèse est fort intéressante. Toujours est-il qu’en 1717 ou 1718, Marivaux investit une part importante de sa fortune (et plus vraisemblablement celle de celle 3
Article Hypothèses sur l’apparentement politique et religieux de Marivaux, Henri Coulet, in Marivaux d’hier, Marivaux d’aujourd’hui, Ed. du CNRS, 1991.
de sa femme, qu’il épouse précisément en 1717) dans l’action de propagande menée en faveur de Law en achetant des actions. Le rappel de sa conduite à l’époque de Law figure assez curieusement dans une lettre sur la paresse4 datant de 1740, ce qui laisserait à penser qu’il aurait gardé quelques remords de son attitude. On connaît la banqueroute qui s’ensuivit en mai 1720 et qui obligea – selon certains – Marivaux à écrire pour gagner sa vie. C’est peutêtre oublier le fait qu’en 1720, l’écrivain est déjà l’auteur d’une œuvre importante : deux comédies, une tragédie, quatre romans, une épopée burlesque, un récit satirique et différentes feuilles de journaux5.
Contrat de mariage entre Marivaux et Collombe Bologne Nous savons de la femme de Marivaux qu’elle était plus riche et plus âgée que lui de cinq ans (d’Alembert disait d’elle qu’elle était « aimable et vertueuse ». Or nous connaissons trop la perfidie des lettrés du XVIIIème siècle pour ne pas entendre bien des choses derrière ces deux épithètes, « aimable et vertueuse ». Des découvertes relativement récentes (1988) ont appris que la femme de Marivaux était enceinte de trois mois au moment du mariage, circonstance qui explique sans doute en partie les raisons du mariage. L’épouse de Marivaux mourut en 1723, qui est aussi l’année où se joua pour la première fois La Double Inconstance. Il semble néanmoins impossible d’établir a-priori quelque parallèle que ce soit entre le décès de son épouse et le texte de la pièce. En revanche, une lecture plus ouverte de l’œuvre dans le contexte historique et politique qui l’entoure est beaucoup plus riche d’enseignements. L’INSCRIPTION DE LA DOUBLE INCONSTANCE DANS L’HISTOIRE
4
« Marivaux prétend n’avoir fait que suivre, en petit enfant, les conseils de la « société » et particulièrement de l’abbé Mainguy ; mais il le prétend en 1740 (Lettre sur la paresse publiée par Lesbros de la Versane, in Journaux et Œuvres diverses, p. 443-444), Henri Coulet, article cité. 5 Le volume de la Bibliothèque de la Pléiade ne suffit pas à contenir l’ensemble des œuvres de jeunesse, note Françoise Aubelin, in Marivaux dramaturge, Ed. Champion, 1996.
Première édition du théâtre de Marivaux La première représentation de La double Inconstance entraîna une certaine réserve de la part des critiques, malgré le succès public. Le compte-rendu paru dans Le Mercure d’avril 1723 indique que « ce qu’on appelle métaphysique du cœur y règne un peu trop, et peut-être n’est-il pas à la portée de tout le monde » Théâtre jugé donc comme élitiste, galant et superficiel. D’autres raisons moins avouables présidèrent sans doute à ces jugements (notamment le fait que Marivaux ait confié sa pièce aux comédiens italiens et non aux français). Par la suite, Marivaux eut soin de rétablir peu ou prou cet équilibre puisque toute une série de comédies furent ensuite représentées à la cour en 1724 et 1725. Néanmoins, il est indéniable que le dramaturge accordait une nette préférence au jeu des Italiens (deux tiers environ des comédies furent jouées à l’Hôtel de Bourgogne).
Duc de Bourbon A peine le Régent Philippe d’Orléans était-il mort et le duc de Bourbon en possession du pouvoir, que Marivaux dédia à la marquise de Prie son édition de La Double Inconstance, durant l’été 1724. Il se trouve que Mme de Prie était précisément la maîtresse du duc de Bourbon… La dédicace de La Double Inconstance marque une nouvelle fois le désir de bénéficier des bonnes grâces du nouveau régime : « le duc de Bourbon avait soutenu Law (et s’était scandaleusement enrichi, en profitant du système et en contribuant à sa faillite )» note Henri Coulet (art. cit.). Les rapports complexes entre l’abbé Tencin (alors chargé d’affaires à Rome), Madame du Tencin, Fontenelle, Luke Schaub (ambassadeur d’Angleterre, ami intime de Mme du Tencin), et Mme de Prie ont été analysés par J. Sareil, et il semblerait que Marivaux n’ait pas été le
dernier à tenir son rôle dans cette partie …de dames, ironise Henri Coulet. Littérature, politique et religion continuaient donc à être intimement liées. .
L’INTERTEXTUALITE DANS LA DOUBLE INCONSTANCE •
Les références au théâtre forain
Théâtre de la Foire St Germain Qu’appelle-t-on le théâtre forain au XVIIIème siècle ? La Foire Saint-Germain, qui se tient de février à avril près de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, et la Foire Saint-Laurent, de juillet à septembre, au Nord de Paris, fournissent depuis le Moyen-Age l’occasion de nombreuses exhibitions en tous genres (animaux savants, hommes à deux têtes, danseurs de cordes, marionnettistes, théâtre sur des tréteaux à l’extérieur…). A partir du début du XVIIIème siècle, des troupes qui s’ingénient à faire rire le public en utilisant aussi bien le gros comique de farce que la satire la plus subtile s’installent dans de véritables théâtres. Avec des auteurs comme Lesage (qui se brouilla avec la Comédie Française après Turcaret), Fuzelier, d’Orneval ou Piron, les pièces foraines prennent alors une importance culturelle non négligeable en acquérant une nouvelle qualité littéraire qu’elles n’avaient jamais eue jusqu’alors. Marivaux, comme tous ses contemporains (et comme Molière avant lui), a fréquenté le théâtre de la Foire. Il y a sans aucun doute puisé des expressions, des idées de scène, et même des structures dramatiques6. La phrase célèbre de Silvia au début de La double Inconstance : « Il m’aime, crac, il m’enlève » ne doit-elle rien à cette réplique de Sabinette dans Pierrot Romulus de Lesage : « Les Romains les abordent en leur présentant du croquet et des ratons ; et puis, crac, ils nous enlèvent » ? Marivaux a pu voir au théâtre forain en 1716 une représentation de L’Ecole des amants de Lesage dont l’intrigue comporte bien des points communs avec celle de La double Inconstance : l’enchanteur Friston enlève Isabelle et l’emmène dans son palais, espérant détruire l’amour qu’elle a pour Léandre. .. tout en lui permettant de le voir tant qu’il lui plaira. Il est donc fort possible que Marivaux ait trouvé l’idée originale de laisser les amants continuer à se voir après leur enlèvement dans la pièce de Lesage. 6
Voir l’article de L. Desvignes L’antiquité au théâtre de la Foire et sur la scène de Marivaux, Studi francesi, 109, fascicule 1, 1993, p. 15-29, cité par Françoise Aubellin
•
L’héritage de Molière
En observant la première scène de La double Inconstance d’un peu près, on s’aperçoit que les pensées de Silvia qui ouvrent la pièce évoquent étonnamment les propos des tyrans de Molière, tel Orgon qui s’exclame : « Je ne veux pas qu’on m’aime ! » ( Le Tartuffe, Acte II, scène 2). S’agit-il d’une simple coïncidence, si la scène d’exposition du Misanthrope s’ouvre, tout comme celle de La double Inconstance, sur une scène de dispute qui fait dire à Alceste, dès la troisième réplique : «Moi je veux me fâcher, et ne veux point entendre ». Plus étonnant encore, les pensées d’Argan, dans le Malade imaginaire, sont énoncées de la bouche même de Silvia : « Je hais la santé et je suis bien aise d’être malade ». En revanche, les personnages-types de Molière comme l’avare, le faux dévôt, le libertin, etc… ne sont pas repris par Marivaux, qui ne traite pas des caractères particuliers des hommes dans ses pièces, mais plutôt des interactions qui existent entre les personnages. Le sujet des pièces de Marivaux semble bien être, repris et agencé en maintes combinaisons toujours nouvelles, le jeu social. Les types de personnages qui apparaissent dans les comédies de Marivaux (Arlequin, le courtisan, la coquette – sous les traits de Lisette dans La double Inconstance, etc.. .) doivent bien plus à la Comedia dell’Arte qu’à Molière. La préciosité que l’on reproche parfois à Marivaux au sujet de son style ne ressemble en rien à celle que critiquait Molière dans Les Précieuses Ridicules. •
L’influence du genre de la pastorale
Boucher, Pastorale C’est une histoire de rapt qui se trouve à l’origine de l’intrigue dans La Double Inconstance. Reprenant l’idée de départ de son récit La Voiture embourbée, Marivaux fait enlever Silvia, une jeune paysanne, par le Prince qui est amoureux d’elle. L’action de la pièce débute d’ailleurs in medias res, puisque Silvia, exaspérée par l’exaction qui vient d’être commise sur sa personne, refuse toute coopération avec Trivelin, messager du Prince.
Edition de l’Astrée, 1612 D’autres récits d’enlèvement ont sans doute inspiré Marivaux, notamment une pastorale de Mairet datant de 1626 parue dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé et intitulée Chryséide et Arimand, Le roi Gondebaud y enlève Chryséide à son amant Arimand, et reçoit de son conseiller, tout comme le Prince de Trivelin, la suggestion d’user d’une « force absolue ». Il préfère tenter de séduire la jeune fille par la douceur et les bienfaits. Marivaux s’est certainement aussi inspiré de la Sylvie du même auteur : le fils du roi de Sicile se déguise en berger pour courtiser une jeune paysanne dont la beauté et la simplicité le charment.. 7 . • Référence à Phèdre Lorsque Flaminia avoue à Arlequin qu’elle l’aime, elle utilise un procédé qui ressemble en tout point à celui que Phèdre utilise dans la pièce de Racine pour exprimer son amour illicite à Hippolyte. « Depuis que j’ai perdu mon amant, dit Flaminia, je n’ai eu de repos qu’en votre compagnie, je respire avec vous ; vous lui ressemblez tant que je crois quelquefois lui parler ; je n’ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables ». Derrière le même verbe employé : « je respire avec vous », le public averti peut entendre le vers de Phèdre: « Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous » Toutefois le clin d’œil est parodique (Marivaux est un habitué du genre, qu’il maîtrise remarquablement bien). Nous ne sommes pas dans une tragédie et Flaminia n’a pas besoin d’un Thésée mort. Arlequin, qui a su résister aux charmes de Lisette, tombera en revanche sans aucune méfiance dans le piège tendu par Flaminia, dont on peut d’ailleurs grandement hésiter sur la nature et la sincérité des sentiments qu’elle éprouve à l’égard d’Arlequin. MARIVAUX ET LE THEATRE ITALIEN 7
Survivance de la pastorale dramatique chez Marivaux, L. Desvignes, French Studies, 22, 1968, p. 213-223, cité par Françoise Aubellin
Quatre scènes se partagent les différentes représentations théâtrales à l’époque de Marivaux : - l’Hôtel de Bourgogne, avec les comédiens italiens - la Comédie Française, avec les comédiens français - les foires avec les acteurs forains - d’autres scènes privées , de moindre importance •
Le départ des Italiens
Troupe Royale des Comédiens Italiens Rappelée à l’ordre à plusieurs reprises en 1688 et 1695 parce que son jeu dépasse les bornes de la bienséance et de la tolérance absolutiste royale, la troupe italienne est surveillée de près par des fonctionnaires de police qui assistent régulièrement aux spectacles. L’influence de Mme de Maintenon et de religieux rigoristes gagne une Cour qui se referme de plus en plus sur elle-même. Le public bourgeois demeure certes fidèle, mais les nobles vont de moins en moins au théâtre. Le climat devient même hostile à partir du moment où Bossuet déclare que le théâtre est suspect d’immoralité et qu’il constitue un divertissement trop souvent coupable. En 1697, la programmation de La Fausse Prude au Théâtre-Italien est l’occasion d’une réplique immédiate du pouvoir. On soupçonne cette pièce d’intentions satiriques à l’égard de Mme de Maintenon. L’Hôtel de Bourgogne est fermé et les acteurs italiens sont expulsés de Paris. •
La nostalgie des Italiens
Watteau, L’Amour au Théâtre-Italien Le crépuscule du Roi-Soleil a commencé, la censure sera bientôt instituée sous la pression des dévôts (1701). Le public parisien regrette le départ de ces acteurs exceptionnels, allant jusqu’à faire dire à Boileau : « Je plains ces pauvres Italiens ; il valait mieux chasser les Français ».
Gravure de Jacques Callot, Théâtre de rue Une fois les Italiens partis, ce sont les forains qui tirent profit de la sclérose de la Comédie Française. Rapidement, des spectacles s’organisent, des scènes se construisent, le répertoire comique italien renaît. La verve, l’insolence et les audaces réapparaissent, déclenchant les fureurs des Comédiens-Français, soucieux de leurs privilèges et ravis de l’exil de leurs rivaux italiens. La clientèle variée de l’Hôtel de Bourgogne rejoint les foires et le public vient admirer, au milieu de nombreux prodiges, ces nouveaux Arlequins, fils naturels de la Commedia dell’arte et de la fête foraine. Jouant sur les ressorts traditionnels du burlesque et du grotesque, les « arlequinades » n’épargnent pas les parodies acerbes des rivaux (de la Comédie Française, mais aussi de l’Opéra). •
Le retour des Italiens
Acteurs italiens
Avec la Régence qui débute en 1715, l’atmosphère parisienne change. Le rigorisme dévot qui culminait dans les dernières années du règne de Louis XIV est passé de mode. Le théâtre va profiter de cette « détente » et Philippe d’Orléans, le Régent, écrit au duc de Parme pour obtenir l’élite des Comédiens-Italiens. En 1716, une nouvelle troupe dirigée par Luigi Riccoboni (qui joue les rôles de Lélio) rejoint Paris. Elle comprend entre autres son épouse (Flaminia), une femme de lettres, Gianetta Baletti (Silvia) dont le jeu et la prestance charmeront Marivaux.
Thomassin La troupe possède en outre l’acteur Thomassin, un acrobate spectaculaire capable de faire le tour d’un théâtre en s’accrochant aux balustrades des balcons, ou de faire un saut périlleux avec un verre d’eau sans le renverser ! La première représentation de la troupe a lieu dans la salle du Palais Royal le 18 mai 1716 : c’est un triomphe. •
L’origine du succès
Comédie Française Si la gloire de la Comédie-Française (fondée en 1680) tient essentiellement à son répertoire qui lui assure le monopole des tragédies ( le genre « noble ») et des comédies régulières en cinq actes (Corneille, Racine, Molière – qui devient dès lors un « classique »), la part de création n’y est pas négligeable non plus. Etre joué à la ComédieFrançaise représente une consécration pour tout dramaturge. Cependant le jeu des acteurs y reste extrêmement conventionnel. Marivaux leur reprochera, outre leur prétention et leur
dédain pour les auteurs, un individualisme excessif (il n’est pas rare de voir l’acteurvedette, tel le fameux Baron8, poser face au public et déclamer sa tirade comme un morceau de bravoure personnel. Les interactions entre les acteurs sont rares et la diction monotone et surfaite frise parfois le ridicule.
Scène de Comedia dell’Arte A l’inverse, le Théâtre-Italien pose les principes de la vivacité et du mouvement sur scène. Les gags visuels et les gestes expressifs des acteurs peuvent y être interrompus par des lazzis (improvisations gestuelles décrochées de l’intrigue). La diction y est plus « naturelle » que celle des Comédiens Français (la voix peut changer de registre, se modulant, se déformant selon les besoins du rôle. Le théâtre des Italiens est spectacle avant d’être littérature.
Autre scène de Comedia dell’Arte Les acteurs se connaissent depuis longtemps, des liens familiaux ou amicaux existent entre eux, et ils ont l’habitude d’improviser ensemble sur les canevas traditionnels de la Commedia dell’arte, d’où une véritable complicité et de vrais échanges entre eux. Qui plus est, la troupe possède un directeur qui coordonne la mise en scène, ce qui permet de donner aux spectacles une cohésion indispensable Le choix que fait Marivaux de la troupe des Italiens peut peut-être s’expliquer par le « coup de foudre » qu’il reçut en admirant Silvia9 pour la première fois, mais il est surtout 8
Baron, jeune acteur formé par Molière lui-même, semble avoir oublié sur la fin de sa vie les préceptes que son maître lui avait enseignés. Voir à ce sujet l’article Jeu italien contre jeu français de Xavier de Courville, in Masques italiens et comédie moderne, recueil d’articles sous la direction d’Annie Rivara, Ed. Paradigme, 1996. 9 Une « Lettre à Silvia » figure dans les Journaux et Œuvres diverses publiés aux Editions Classiques Garnier
certain que le professionnalisme de la troupe de Luigi Riccoboni et l’efficacité de son travail le convainquirent d’emblée. Après l’échec de sa tragédie Annibal à la Comédie Française, l’auteur leur confia aussitôt sa première comédie Arlequin poli par l’amour puis La double Inconstance dont les rôles avaient été prévus en fonction des acteurs de la troupe. •
Le rôle d’Arlequin
Paule Koch10qui a travaillé sur la présence d’Arlequin dans les comédies de Marivaux, a remarqué que le personnage apparaît dans 60% des scènes et détient 32 % des répliques, ce qui le place en deuxième position d’importance derrière L’Ile des esclaves (1725) où il est présent dans 73% des scènes. Il n’empêche que le rôle d’Arlequin dans La Double Inconstance est le plus important de toutes les autres pièces de Marivaux. Mais d’où vient donc ce personnage ? Arlequin fait partie de la catégorie des zanni, valets burlesques dont les autres représentants sont Brighella
Brighella Scapin, Mascarille, Mezzetin et Polichinelle.
10
Arlequin sur l’échiquier de Marivaux, article de Paule Koch paru dans Masques italiens et comédie moderne, Ed. Paradigme, 1996.
Polichinelle Parmi les attributs traditionnels d’Arlequin, il faut mentionner, outre son masque, la batte de bois accrochée à sa ceinture (se substituant à l’épée, qui est un attribut de la noblesse).
Arlequin L’Arlequin de La Double Inconstance fait bon usage de cette batte à la scène 7 de l’Acte I. Le costume de ce zanni a beaucoup évolué entre le XVIème et le XVIIIème siècle : d’abord simple assemblage de restes d’étoffes, il finit par se styliser et se géométriser, privilégiant les losanges et triangles de couleurs alternées. Mais ce sont surtout ses attributs psychologiques qui se sont transformés au cours de cette période : le zanni avide et brutal, dont les traits principaux sont la balourdise et une gloutonnerie proche de l’animalité est devenu,11 dans le Nouveau Théâtre Italien, une âme simple et naïve qui, à la lumière de sa seule raison naturelle, dénonce les usages arbitraires, critique l’avidité des riches et l’hypocrisie sociale généralisée. Cette fonction critique et satirique si importante dans La Double Inconstance n’est donc pas une invention de Marivaux.
11
Dans La Double Inconstance, le thème de la nourriture continue toutefois à obséder non seulement les pensées d’Arlequin, mais aussi ses paroles, presque malgré lui. C’est d’ailleurs par le biais de la bonne chère que Flaminia parviendra à le faire céder au sujet de ses prétentions sur Silvia.
N. Lancret, scène de la comédie italienne L’auteur, qui a déjà utilisé ce personnage dans une précédente comédie intitulée Arlequin poli par l’amour (1720), mais dont le Brideron dans Télémaque travesti et de Cliton dans Pharsamon ou les nouvelles folies romanesques offraient de nombreuses ressemblances avec Arlequin, confère au valet de La Double Inconstance un rôle d’une grande finesse. En effet, la rusticité naturelle du personnage lui permet d’avoir impunément recours à un langage vrai : c’est lui qui enseigne au Prince la dignité et au seigneur la noblesse (Acte II, scène 5 et Acte III, scène 5) CRITIQUE ET SUBVERSION •
Dénonciation des privilèges de la noblesse
Watteau, Voulez-vous triompher des belles ? Pour justifier l’enlèvement de Silvia, le Prince prétend s’appuyer sur une ancienne loi selon laquelle il devrait épouser l’une de ses « sujettes » (Acte I, scène 2) Cependant cette même loi lui interdit aussi « d’user de violence contre qui que ce soit ». La contradiction est flagrante ici entre le rapt de la femme convoitée, violence la plus primitive qui soit, et le refus de cette violence, tel qu’il est exprimé dans les paroles du Prince. Seule la position sociale de Lélio justifie que l’on ne puisse lui répondre sur ce point.
Lélio et Arlequin, Claude Gillot ? Musée Carnavalet Dans le dialogue qui les oppose(Acte III, scène 5), Arlequin, qui trouvera toutes sortes d’arguments pour contester l’acte du souverain ne parviendra pas cependant à énoncer clairement cette antithèse d’une évidence pourtant aveuglante. Il reste que le choix du Prince de cacher son identité à Silvia - la paysanne à l’âme « pure » - sous un déguisement, témoigne clairement d’une évolution des rapports sociaux. En ce début de XVIIIème siècle, les mœurs se modifient. On s’interroge sur les frontières sociales grâce entre autres à l’apparition de cette nouvelle classe, issue du peuple, mais qui vit sur pied d’égalité, financièrement parlant, avec la noblesse. Marivaux encourage de façon adroite ces changements en montrant sur scène des attitudes que tous les spectateurs ne s’enhardissent peut-être pas encore à adopter dans leur existence. La Double Inconstance, à de multiples reprises, laisse à entendre que la noblesse de l’âme n’a rien à voir avec l’habit que l’on porte. Et le déguisement théâtral amène aussi le spectateur à s’interroger sur ce déguisement qu’est le vêtement, moyen par lequel s’identifie dans la vie de tous les jours l’appartenance sociale des individus.12Car sous l’habit, il y a l’homme, celui auquel la Déclaration des droits de l’homme attribuera bientôt les mêmes droits pour tous et une égale liberté. •
Critique des courtisans
Courtisan au début du XVIIIème s. 12
Voir à ce sujet l’article de Jacques D’Hondt intitulé Marivaux, le masque, l’habit et l’être, in Marivaux d’hier, Marivaux d’aujourd’hui, op. cit.
Dans deux scènes célèbres de La double Inconstance, (Acte II scène 5 et Acte III scène 4), Arlequin va se livrer à une critique en règle du système qui régit les courtisans : médisance, flatteries, mensonges, hypocrisie, opportunisme, égoïsme, vengeance… sont quelques unes des jolies manières auxquelles on se doit d’obéir si l’on veut survivre dans ce système corrompu que critique ouvertement Marivaux par la bouche d’Arlequin. Qu’appelle-t-on « l’honnêteté » à la cour ? Et quelle place lui accorde-t-on ? « On fait ici tout l’honneur aux gens considérables, riches, et à celui qui n’est qu’honnête homme, rien » remarque Arlequin (Acte I, scène 8). Les lettres de noblesse au moyen desquelles le valet pourrait se retrouver à la tête d’une immense fortune, avec domestiques, carrosses et maisons ne le séduisent pourtant pas dans un premier temps. La critique faite par Arlequin des privilèges des courtisans ne manque ni de bon sens ni de prétend préférer le calme de sa chaumière et la marche à pied. Toutefois, après avoir reçu la promesse d’échapper au code cruel du duel, il finit par accepter le marché qui lui est fait de troquer Silvia contre •
Le peuple aussi a ses défauts Dans La Double Inconstance, Arlequin et Silvia sont tous deux originaires de ces lieux champêtres et bucoliques qui font tant rêver les courtisans.
Watteau, Les Bergers Le plus grand désir de Flaminia, la plus rouée des courtisanes, n’est-il pas de vivre avec Arlequin à la campagne ? Et ce qui attire le Prince chez Silvia, ne sont-ce pas justement cette naïveté, cette simplicité, cette candeur paysannes, qu’elle aura d’ailleurs perdues à la fin de la pièce ? Arlequin me semble apparaître dans cette pièce comme une allégorie du Peuple : spolié, méprisé, acheté, et au final écrasé. Cependant, Arlequin, dans La Double Inconstance, doit beaucoup à la tradition du type théâtral auquel il appartient, et sa fonction subversive est limitée : Marivaux ne pousse pas la critique jusqu’à la révolte. Nous ne sommes pas encore en 1789, et les idées révolutionnaires qui prôneront la répartition du pouvoir entre les différents acteurs de la société ne sont pas encore mûres. Les critiques et le ressentiment d’Arlequin à l’égard du Prince qui lui a ôté sa fiancée finissent par être abandonnés devant la promesse des récompenses à venir : « Mais à tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois votre favori ? »(Acte III, scène 5) demande Arlequin à celui qui est tout à la fois son rival et son maître. Le pauvre n’obtiendra d’ailleurs pas de réponse à sa question…Le
grand mécanisme de la Révolution française n’est pas encore en marche, et le peuple, décrit par l’auteur cinq ans auparavant dans les Lettres sur les habitants de Paris, a aussi ses faiblesses.
Watteau, Danse paysanne Caractérisée par la vulgarité de son langage, la classe sociale populaire est également démunie de toute pensée autonome ainsi que de toute émotion personnelle : « Je regarde (…) l’âme du peuple comme une espèce de machine incapable de sentir et de penser par elle-même, et comme esclave de tous les objets qui la frappent. ».13 Mais le plus visible de ses défauts est sans doute, comme le décrit toujours Marivaux en 1717 ou 1718, son attirance pour l’argent : « L’intérêt seul fait la vraie dépendance du peuple(…) Si l’on ne veut pas qu’il manque de respect pour (les grands), il faut acheter son hommage. L’argent est le seul titre de grandeur qu’il révère : le peuple est comme un gros mâtin ; le mâtin aboie après tout ce qui passe ; jetez-lui un morceau de pain, il vous caresse. »Ainsi le rapport d’Arlequin à l’argent est-il éloquent lorsqu’il s’exclame : « Que je suis fâché de n’être pas riche, je vous donnerais tous mes revenus pour gages. » Françoise Aubellin note de même qu’un véritable réseau lexical du commerce se déploie dans toute la pièce14. Plus intéressant encore pour notre sujet, toujours dans cette Lettre sur les habitants de Paris, me semble être ce défaut de l’inconstance qui est attribué au peuple par Marivaux. Défaut si important que le dramaturge donnera précisément ce titre à l’une de ses premières comédies, laissant à penser que la faute n’est pas du côté d’une cour pervertie par le vice et la luxure, mais plutôt du côté de ces deux paysans qui ont abandonné leur nature franche et droite au profit d’avantages séducteurs, même si ce revirement s’accompagne de force déclarations d’amour de part et d’autre. Voici en substance ce que dit cette lettre à propos de l’inconstance du peuple : « Inconstant par nature, vertueux ou vicieux par accident, (le peuple) est un vrai caméléon qui reçoit toutes les impressions des objets qui l’environnent. » •
13
Eloge de l’inconstance
Lettre sur les habitants de Paris, Marivaux, in Journaux et Œuvres diverses, Chap. I, Ed. Classiques Garnier, 1988 p. 14 14 Marivaux dramaturge, op. cit., p. 59
Watteau, L’Accord parfait A dire vrai, La Double Inconstance apparaît plus comme une interrogation sur l’infidélité amoureuse que sur l’inconstance. Il est intéressant d’observer comment cette conception de l’amour, diamétralement opposée à celle de la passion classique, va évoluer chez Marivaux : Le thème de l’inconstance a été abondamment traité par Marivaux, et apparaît très tôt, dès les écrits de jeunesse : dans les Lettres contenant une aventure, l’auteur développe l’idée que l’inconstance est une loi de la nature, et une loi bienfaisante. Il en fera également l’objet de sa comédie L’Heureux Stratagème, écrite en 1733, où la comtesse expose à sa suivante une théorie de l’amour dans laquelle se conjuguent donjuanisme et narcissisme, et où la fidélité est rejetée au profit de la sincérité. Une bonne dizaine d’années plus tard, dans Le Cabinet du Philosophe (1734), l’opinion du dramaturge semble avoir encore évolué sur ce point. Dissertant sur les différences qui existent entre constance et inconstance, le narrateur du Cabinet du Philosophe oppose la rapidité et l’impétuosité des gens inconstants « dont le cœur, pour l’ordinaire, ne sort que vide et épuisé de sentiments, parce qu’il dissipe en un jour ce qui devrait lui durer des mois entiers » à la lenteur et au sang-froid de ces « cœurs bons ménagers, comme il les appelle, « qui ne dépensent leur amour qu’avec économie, qui en amassent de jour en jour, et qui en ont toujours beaucoup au-delà de ce qu’ils en montrent. » Marivaux y dresse un portrait élogieux des amants inconstants, allant jusqu’à proposer une véritable « technique mode d’emploi » de l’inconstance. Voici donc, d’après la deuxième feuille du Cabinet du philosophe, quelques règles à savoir maîtriser pour être heureux en amour : « En amour, querelle vaut mieux qu’éloge. Tenez toujours les gens inquiets, et jamais tranquilles. Paraissez plutôt coupable que trop innocent. Du moins soyez constant avec art, je veux dire, qu’il ne soit jamais décidé si vous le serez, ni même si vous l’êtes.(…) Si l’amour se menait bien, on n’aurait qu’un amant, ou qu’une maîtresse en dix ans ; et il est de l’intérêt de la nature qu’on en ait vingt, et davantage. Et voilà, sans doute, pourquoi la nature n’a eu garde de rendre les amants susceptibles de prudence ; ils s’aimeraient trop, et cela ne ferait pas son compte. » En 1744, La Dispute reprendra de nouveau ce thème, qui évoque en filigrane la philosophie de l’existence de Gassendi. L’inconstance marivaudienne semble laisser entendre comme un écho lointain de la pensée libertine, avec toute la charge subversive que cela suppose. Toutefois nous ne pouvons comprendre l’importance du thème de l’inconstance dans le théâtre de Marivaux sans le mettre en relation avec le contexte artistique de son époque
UNE QUESTION DE STYLE
Le Régent Philippe d’Orléans Il convient ici de rappeler ici à quel point les huit années de Régence de Philippe d’Orléans (1715 – 1723) ont pu donner un sens et une orientation commune à la pensée et à l’art en ce début de XVIIIème siècle. Le théâtre de Marivaux s’inscrit dans cette dynamique étonnante, comme le montre un excellent article de Jean Sgard15dont je m’inspire ici textuellement : « Nouvelle cour », goût « moderne », « art nouveau », telles seront les expressions que Prévost, Crébillon et Duclos emploieront pour opposer l’ancienne cour (celle de Louis XIV) à la nouvelle (celle du Régent). A dire vrai, la nouveauté ne survint pas brutalement dès le changement de régime : « Une nouvelle cour s’était formée au Palais-Royal, autour de Philippe d’Orléans, dès les dernières années du XVIIème s., à l’époque où Mme du Tencin côtoyait vraisemblablement le Régent de très près ; les partisans du goût « moderne » et ceux de Rubens s’y rencontraient déjà et Philippe d’Orléans prenait des leçons du plus célèbre d’entre eux, Antoine Coypel. Le « parti d’Orléans », c’était aussi les modernes, Fontenelle (qui soutint et protégea Marivaux), Dubos, l’abbé de Saint-Pierre qui, dès cette époque, songeait moins à Homère qu’aux idées anglaises, au libéralisme, à l’économie politique, à la libre pensée. De cette conjonction d’une esthétique, d’une philosophie et d’une politique (notamment économique, dont Marivaux devait faire les frais), devait naître la Régence. La véritable « révélation » fut de voir le goût moderne officialisé et ses représentants les plus connus portés aux postes de commande : Antoine Coypel promu « premier peintre du roi » et Oppenord « premier architecte de S.A. R. dès 1715. On n’a pas assez dit, écrit Jean Sgard, combien le goût du Régent est « moderne » dans toutes ses manifestations : il a collectionné les coloristes, les Vénitiens, Rubens ; il a protégé l’abbé de Saint-Pierre et Fontenelle ; il a aimé Fénelon et fait imprimer Télémaque. Il a aimé les romans grecs - et illustré Daphnis et Chloé- mais aussi Rabelais et les philosophes de la Renaissance ; il a pratiqué Locke et la pensée anglaise ; il a rappelé en France la comédie italienne ( à laquelle Marivaux aura largement recours), écrit lui-même des opéras. Ces goûts avaient été, au siècle précédent, ceux des libertins ; ils deviennent, grâce au Régent, goût moderne et officiel. (…) Le règne de Philippe d’Orléans est celui des arts et de l’amour. Deux romans méconnus seront écrits à la gloire de ce prince artiste et amoureux.16 15
Style rococo et style Régence, Jean Sgard, in Masques italiens et comédie moderne, op. cit. Les Aventures de Pomonius de Prévost (1724) et Mahmoud le Gasnévide de J.F. Melon (1739), œuvres typiquement rococo. 16
Le Régent peint par Largillière Largillière le représente nonchalant, coloré, négligé, le col largement dégagé, la main posée sur le portrait de sa maîtresse, Mme de Parabère, qui soutient un amour frisotté. Liberté, sensualité, appel du présent, sont les nouvelles vertus du temps. La hiérarchie, la morale, les règles sont oubliées. » Les pièces de Marivaux s’inscrivent dans ce nouvel élan artistique : l’architecture classique des pièces en cinq actes laisse plus souvent place à des comédies légères en trois actes. Dans La Double Inconstance, tout est prévu pour que le plaisir des sens, puisque les actes sont interrompus par des intermèdes musicaux. Il n’est pas impossible d’envisager que des odeurs (culinaires, par exemple) aient pu venir charmer les spectateurs de surcroît. L’ordre, la symétrie et la perspective des décors sont remplacés par des décors plus sensibles et plus suggestifs, qui renforcent l’illusion théâtrale. Enfin, à la puissance et à la majesté et thèmes tragiques, Marivaux préfère les intrigues gracieuses propres à créer cette impression de charme et de léger vertige qui reste lié au style Régence.
Watteau, Fête galante « Chez Watteau, La Fête galante est une représentation irréelle dans un décor de fantaisie ; le tableau devient le reflet d’un mirage. Ce mirage théâtral est lui-même porté au plus haut degré d’irréalité ; des personnages vrais empruntent des habits de convention dont la signification échappe. Marivaux, de la même façon, jouera sur l’ambiguïté du travesti et sur la double nature de ses personnages, à la fois originale et traditionnelle. Arlequin sensible est bien une figure de ce temps. Musique dans la comédie, comédie poétique dans la peinture, jeux de masques dans un théâtre de la sincérité, tout est reflet. »
Watteau, Leçon de musique L’esprit de la pastorale, que l’on distingue de façon très nette dans La Double Inconstance, se retrouve aussi dans les tableaux de Watteau, de Lancret, de Nattier, où l’amour est envisagé comme une sorte de nouveau mysticisme. L’amour sensuel devient, dans les romans de l’époque, une « béatitude »17, un « égarement » (Combien de fois les personnages de Marivaux - dont Silvia, dans La Double Inconstance - ne disent-ils pas qu’ils ne savent plus où ils en sont ?). La » félicité »18est le terme de ces « transports » en comparaison desquels la vie ordinaire n’offre plus que mélancolie et « vide ».
Watteau, Embarquement pour Cythère Grande est donc la part du rêve et de l’illusion offerts par la littérature, la peinture et le théâtre sous la Régence. Jusqu’où l’appel des plaisirs conduira-t-il ceux qui acceptent de s’embarquer pour le suivre ? Accepter de partir pour ce voyage enchanté ne se fait pas sans remords, sans regard tourné vers le monde que l’on quitte. Derrière la promesse du bonheur ( et à condition que cette promesse ne soit pas qu’une illusion ) se dévoile la nostalgie du sentiment vrai, de la pure nature et du bonheur durable. Ce sont précisément là les caractéristiques de ce mouvement que l’on appela, par dérision, l’art rococo, qui prit naissance sous la Régence française, et s’étendit ensuite dans toute l’Europe. A travers La Double Inconstance, nous pouvons ainsi identifier la plupart des caractéristiques et des contradictions propres au mouvement rococo : l’irrégularité et le caprice, la gaieté et la tristesse, la virtuosité et la nostalgie. Le sens de la pièce n’est pas montré explicitement au spectateur, mais bien plutôt suggéré, procédant par réflexions et revirements successifs. Quel est le message de la pièce ? Les personnages( et les spectateurs) ont simplement appris que l’être humain est sujet aux variations et que les institutions doivent s’adapter aux sentiments. Il n’est de liberté qu’individuelle, nous dit Marivaux. Le dénouement de la pièce n’en est d’ailleurs pas un, puisque les derniers mots d’Arlequin laissent à penser que la partie est loin d’être finie. 17 18
Cf Le Temple de Cnide de Montesquieu (1725), voir note 20 p. 148 de l’article de Jean Scard, op. cit. Cf Les égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon
Je ne peux m’empêcher d’établir ici un parallèle entre l’honnêteté, la lucidité et la violence d’Arlequin, temporairement écartées devant les promesses qui lui ont été faites et cette période de la Régence en France, avec ses rêves de liberté, de luxe et de progrès brusquement déçus. Cette transformation des aspirations sociales en plaisir théâtral que Marivaux a magnifiquement réussi à rendre dans La Double Inconstance, n’est-ce pas aussi quelque part ce qui arriva à tous ceux qui avaient placé leurs espoirs dans le nouveau système monétaire ? Que leur resta-t-il au final, sinon l’illusion d’avoir pu, un temps, être acteurs de la transformation de leur pays ? Arlequin et Marivaux n’eurent-ils pas tous deux à devoir « faire contre mauvaise fortune bon cœur » ?