Directeur de la publication : Bernard Jouanneau.
Juillet 2006 - No 49
E D I TO R I A L
LES PARTIS, LES JUGES ET LES CITOYENS
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n vient de commémorer le 100ème anniversaire de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 12 juillet 1906 qui a lavé Alfred Dreyfus de toutes les accusations portées contre lui qui lui avaient valu cinq ans de bagne. Ce sont les magistrats qui en ont eu l’idée et qui ont organisé ce colloque dans les lieux mêmes où l’arrêt a été rendu. Pendant l’été le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme présente une exposition “Alfred Dreyfus le combat pour la justice”. Qui dira que les juges n’ont pas à écrire l’histoire lorsque c’est eux qui la font ? Et pourtant ce sont à des historiens qu’ils ont demandé de présenter leurs recherches sur l’Affaire. Enfin il est question du transfert des cendres du capitaine Dreyfus au Panthéon où elles rejoindraient celles d’Emile Zola. On ne peut pas mieux signifier en raccourci le paradoxe qui caractérise notre pays. Egaré par l’ultra nationalisme, ivre d’antisémitisme insoupçonné et inavoué il est capable du pire et du meilleur. Sans abuser des exemples de l’histoire et des comparaisons, il faut sans doute réfléchir et retenir les leçons des erreurs et des errements du passé.
NOS PROCHAINES REUNIONS Les lundis 4 sept., 2 octobre,6 novembre à 19 heures 30 à la “Grenouille bleue” 48, rue Balard, Paris 15° Après lecture de ce journal, donnez-le à vos amis !
Pour les juges : accepter l’idée que la justice puisse se tromper, le reconnaître à temps et remédier aux dégâts causés par des dysfonctionnements, il semble qu’on l’envisage à la suite des travaux de la Commission parlementaire sur l’affaire d’Outreau ; mais le premier réflexe du corps vient de montrer la force d’inertie de l’autorité judiciaire et de ses organes de contrôle. Gageons qu’on en n’entendra plus parler. Pour les gouvernants : écouter davantage la voix du peuple souverain lorsqu’il exige le respect de la dignité de la personne, sans pour autant porter atteinte à la liberté d’opinion et à la liberté d’expression. On vient de constater qu’ils s’en sont éloignés, pour ne pas compromettre leurs intérêts en escamotant la proposition de loi qui devrait permettre de poursuivre le négationnisme du génocide arménien. Pour les citoyens : exiger davantage et ne jamais renoncer, ni même tenir pour acquis en matière de lutte contre la discrimination. Malheureusement on s’en éloigne en acceptant de voir s’installer en France au rang des partis républicains, un Front National dont les idées sont partagées par 20% de la population ; en adhérant aux lois qui renforcent les mesures d’éloignement des immigrés. Pour protéger l’emploi et défendre la sécurité, il y a d’autres solutions que la menace, la haine la méfiance et la discrimination envers les immigrés. Nous allons dès la rentrée prochaine entrer de plain-pied dans une campagne électorale qui a déjà commencé. Les partis politiques et les candidats ne cessent de pratiquer la surenchère et la démagogie et pour s’assurer les voix qu’ils recherchent, n’ont plus de
retenue. Il y a dans la France d’aujourd’hui un abandon et de grands espoirs, des chances à saisir et des dangers qu’il faut éviter. Les échéances électorales prochaines vont faire ressurgir les promesses et les peurs et comme d’habitude nous risquons de voir se profiler l’ombre de l’extrême droite que la droite ne saura pas ou ne voudra pas arrêter. Plus encore que d’habitude, le Front National que les partis ont reconnu et installé, ressurgira en cultivant mieux que les autres la méfiance envers les immigrés et les exigences de la sécurité. Le pesant silence du Front National s’oppose au vacarme des partis ; mais le moment venu il se fera entendre de ceux qui l’ont admis et pris pour un refuge. Méfions-nous de cette agitation du moment qui provoque la lassitude des citoyens et le raidissement des juges. Les partis et leurs candidats ont peut-être tort d’aller à la pêche aux voix en empruntant la cuillère du diable ; mais les citoyens n’ont pas à s’abandonner dans les bras du plus offrant au prétexte du pourrissement de la politique. La politique c’est à nous de la faire ; mais de la faire quotidiennement, dignement et sans attendre de quelque homme ou femme providentiel que ce soit le remède à tous nos maux. La souveraineté du peuple exige de sa part, responsabilité et dignité et les élus des partis seront ce que nous les ferons... Pas l’inverse. Bernard Jouanneau.
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nos séances-débarts . . nos séances-débarts . . nos séances-débarts . . MAGDALENE SISTERS Film de Peter Mullan. Séance du 2 mai 2006. Thème: ordre moral et religieux . Trois jeunes femmes ont trouvé le courage de défier un siècle d’injustices, de « fascisme religieux » en Irlande... Sur un sujet aussi sensible, le débatteur pressenti : Mgr. J. Gaillot, paraissait, a priori, une personne exceptionnellement apte à animer le débat de cette séance . Son indisponibilité (excusée) de dernier moment a été regrettée surtout par les professeurs. Néanmoins, la plupart des élèves ont été sensibilisés et impressionnés par ce qu’ils ont découvert. Le film de P. Mullan, qui n’utilise ni artifices techniques, ni effets spéciaux, traite dans une grande vérité, avec une mise en scène classique, sans rien ajouter à des faits réels suffisamment révoltants, sans rien enlever non plus, le destin de ces quelques 30 000 jeunes femmes irlandaises, catholiques internées de force dans ces couvents d’allure carcérale. Elles travaillent à la blanchisserie des religieuses dans des conditions terribles d’humiliation, subissant des châtiments corporels pour avoir juste « regardé » les garçons ou avoir été violée par un cousin par exemple, la victime étant alors la personne punie parce qu’elle est « femme ». Ce rejet violent de la famille, cette négation de la personnalité, cette scission avec le monde extérieur : interdiction de murmurer, de lire, cette exploitation financière, fait penser à une forme d’esclavage qui conduit à la folie, au suicide et à la mort. La gravité de ce thème, tellement d’actualité (le dernier couvent ayant fermé en 1996), a contrasté parfois avec quelques rires entendus dans la salle. En fait, les jeunes avaient du mal à admettre certaines situations et trouvaient là une manière de garder une distance personnelle, car au cours du débat, ils se sont maladroitement expliqués, mais ont eu envie tout de même d’en parler. Le débat a été assuré par nous-mêmes, nous avons rappelé des faits historiques : date de la séparation de l’Eglise et de l’Etat en France, droit de vote des femmes dans les différents pays européens, la position de l’Eglise actuellement en Irlande, suivi d’un bref rappel politique de ce pays, danger de l’intégrisme religieux quel qu’il soit dans le monde, etc…. Nous avons rappelé la différence entre 2
« Etat confessionnel et séculier », ce qui a permis aux enfants de rebondir sur ces notions et de réfléchir sur la situation en France et ce qu’ils vivaient au quotidien. Cependant, aucun dérapage vers des sujets actuels n’a eu lieu. Une enseignante est intervenue dans un style oratoire, plus proche de ses élèves, pour rappeler la permanence qu’il y a de voir « grignoter des acquis (droit et égalité des femmes, droit à l’avortement), en conséquence, être attentif à ne jamais se laisser imposer sa conduite par d’autres, afin de rester libre et responsable ». Tandis que les jeunes femmes du film supportent l’abus de déshumanisation, les trois héroïnes affichent une force intérieure remarquable qui leur permet de s’en sortir la tête haute. Cela n’est pas passé inaperçu chez une jeune élève qui affirme « qu’il faut du courage parfois pour être soi-même ». Nous espérons que cette séance aura donné un éclairage indispensable sur les dangers de tous les extrémismes religieux. Joëlle Saunière. LA PLANETE SAUVAGE Dessin animé de R. Topor et R. Laloux. Séance du 13 juin 2006. Thème : la différence. Nous avons présenté ce film d’animation à des élèves de CM2 et avons été agréablement surpris de voir l’intérêt qu’il avait suscité chez beaucoup d’entre eux. Les Draags sont des géants (12 mètres de haut) qui vivent en autonomie sur la planète Ygam. Leur existence est faite de loisirs et de méditation. Ils ont des petits animaux, les Oms, qui leur servent de jouets et aussi d’esclaves, quelquefois très accidentellement. Le fille du Grand Edile a ramassé un bébé Om dont la mère a été écrasée par un énorme doigt. Elle l’adopte, le baptise Terr et tente de l’élever. Mais ce bébé grandit, réussit à acquérir la connaissance des Draags par la lecture en particulier. Il ne rêve plus que de liberté. Il rejoint d’autres petits Oms, également prisonniers des Draags, mais sauvages. Il essaie de leur enseigner ses connaissances et les pousse à la révolte pour se rendre indépendants. Les Draags réalisent que c’est la fin de leur tranquillité et de leur sérénité et déci-
dent de détruire ces petits animaux nocifs qui menacent leur équilibre. Ils organisent une déomanisation en les tuant avec des armes très sophistiquées, mais les Oms résistent par les moyens en leur pouvoir. Après avoir tenté diverses expéditions pour se nourrir et survivre, ils réussiront à s’échapper et gagneront une autre galaxie « La planète sauvage ». Les Draags, après de nombreux pourparlers et réunions du Conseil des sages, réalisent qu’ils ne gagneront rien en continuant à lutter et essayent d’organiser la paix avec plus de justice et d’égalité. En voyant ce très beau film de sciencefiction, on peut se demander s’il est fait plus spécifiquement pour des adultes ou pour des enfants. Les images et les tableaux faits par Topor pourraient figurer dans les tableaux des grands peintres surréalistes. La voix de Jean Topart est une véritable musique, et le film tout entier fait dans les studios de Prague est un enchantement technique. Je crois que les enfants ont été sensibles au film, car il n’y a pas eu un bruit pendant la projection et des applaudissements à la fin. En l’absence inopinée de l’animatrice prévue, c’est Claudine, notre secrétaire générale, qui s’est chargée, de main de maître, du débat et les questions ont fusé tout de suite. Ce n’est pas toujours le cas. Les enfants ont été surpris par le côté fiction et par les couleurs : — Pourquoi les Draags sont-ils bleus ? — Pourquoi sont-ils si grands ? — Comment ont été faits les dessins ? Serge, à son tour, demande : — Pourquoi les Draags traitaient-ils les Oms si mal ? Cela a permit à Claudine de pousser les élèves à faire un parallèle entre la fiction et les réalités actuelles ou anciennes comme l’esclavage, les génocides. Nous avons pu alors constater que bien que très jeunes, les spectateurs étaient au courant de ces questions. Ils ont évoqué le Rwanda, le génocide des juifs et des Tziganes, et nous avons pu constater qu’ils étaient, malgré leur jeune âge, intéressés par ces questions. Cette séance a permis de mettre en lumière l’injustice qui règne entre les forts et les faibles mais que par l’intelligence et le désir de liberté, ceux-ci peuvent parfois venir à bout de leurs différences et de bien des préjugés. Denise Becker. Mémoire 2000. No 49 - Juillet 2006
B i l a n
e t
p e r s p e c t i v e s
Une année vient de s’écouler, rapide comme l’éclair. Nous avons honoré notre contrat en respectant encore une fois les règles que nous nous sommes imposées depuis la création de l’association . Nos séances - débats ont connu une bonne fréquentation : plus de 1250 élèves ont assisté et participé à nos projections. Le Festival n’a pas eu moins de succès puisque près de 750 élèves y sont venus. Ces résultats sont, pour nous, un encouragement et nous signalent aussi que notre action est, sinon indispensable, du moins utile. Nous allons donc continuer!… Le programme de la rentrée prochaine est très varié, les débatteurs prestigieux. Quant au Festival 2006, entièrement dédié à l’engagement à travers l’œuvre d’un réalisateur que nous aimons beaucoup, C. Costa-Gavras, il nous promet de bien intéressants débats. Nous sommes impatients de vous retrouver… Bonnes vacances! Mémoire 2000.
N O S P R O G R A M M E S C I N E M A E T F E S T I VA L 2006/2007 L E S SE A N C E S - D EB A T S
LE FESTIVAL
Au cinéma L’Escurial Panorama, à 9 heures. 11, boulevard de Port-Royal, 75013 Paris.
Au cinéma L’Escurial Panorama, à 9 heures. 11, boulevard de Port-Royal, 75013 Paris.
Du lundi 4 au vendredi 8 décembre 2006 :
Jeudi 19 octobre 2006
LAND AND FREEDOM Film de Ken Loach. L’engagement.
“L’ENGAGEMENT A TRAVERS L’ŒUVRE DU REALISATEUR CONSTANTIN COSTA GAVRAS” PARRAIN DU FESTIVAL
Mardi 14 novembre 2006
COLLISION Film de Paul Haggis. La peur de l’autre.
Vendredi 26 janvier 2007
SECTION SPECIALE
Documentaire de Guillaume Moscovitz. La Shoah.
Film de Costa-Gavras. Soumission à la raison d’Etat..
Jeudi 15 février 2007
Film de Costa-Gavras. Naissance d’une dictature.
Film de Marc Rothemund. La résistance allemande
Mardi 13 mars 2007
Mardi 5 décembre 2006
Z
SOPHIE SCHOLL, LES DERNIERS JOURS
Lundi 4 décembre 2006
BELZEC
Mercredi 6 décembre 2006
PHILADELPHIA
L’VEU
Film de J. Demme. L’exclusion par la maladie.
Film de Costa-Gavras. Les procès staliniens.
Mardi 24 avril 2007
Jeudi 7 décembre 2006
LE TEMPS DE LA DESOBEISSANCE
LA MAIN DROITE DU DIABLE
Film de Patrick Volson. Les Justes.
Film de Costa-Gavras. Le racisme.
Jeudi 10 mai 2007
Vendredi 8 décembre 2006
LA RECONCILIATION
MUSIC BOX
Documentaire de Marion Stalens. Après l’Apartheid.
Film de Costa-Gavras. L’impunité.
Mardi 5 juin 2007
LAPROPHETIE DES GRENOUILLES Animation de Jacques-Rémy Girerd. Accepter la différence.
Mémoire 2000. No 49 - Juillet 2006
Les professeurs qui le souhaitent peuvent réserver pour les séances ou le Festival, dès le mois de septembre en appelant le : 01 40 47 73 48.
Un Allemand à Auschwitz ue la Pape Benoît XVI se rende en visite à Auschwitz, voilà, pour un ancien des jeunesses hitlériennes, une fort louable action. Cette visite aurait dû parachever l’œuvre entreprise par les papes précédents, instaurer une bonne fois, des relations d’amitié et de respect entre juifs et Chrétiens; de plus, renforcer les liens entre juifs et Allemands. Alors pourquoi, diantre, a-t-il fallu que le Pape gâchât, en partie, son beau geste en désignant dans son discours un simple « groupe de criminels qui aurait abusé le peuple allemand »? Sans vouloir, en aucune manière, incriminer tout un peuple, encore moins les nouvelles générations qui ne sont en rien responsables des fautes de leurs aînés, il convient tout de même de respecter la vérité historique et rappeler qu’ Hitler, a certes été un grand manipulateur, mais qu’il n’aurait rien pu faire s’il n’avait été élu à une très confortable majorité sur un programme antidémocratique et raciste sans équivoque. Sans doute doit-on tenir compte du fait que pour un Allemand de cette génération— celle enrôlée dans les jeunesses hitlériennes, qui a adhéré, même symboliquement à la politique nazie — il doit être douloureux d’être placé du côté des persécuteurs. La grandeur ne consisterait-elle pas justement à reconnaître s’être trompé et offrir cet aveu aux victimes — à toutes les victimes ? Qui mieux que le Pape serait en mesure d’accomplir un tel acte ? Mais il faut croire que pour être pape, on n’en est pas moins homme et que, ès qualité, tous les moyens sont bons pour alléger le fardeau quand il y en a un à porter. De surcroît, quand Joseph Ratzinger parle, c’est l’Eglise tout entière qui s’exprime par sa bouche, et l’on peut ainsi mesurer combien il lui est encore difficile d’absoudre les juifs du péché de n’avoir pas tous,suivi Saint-Paul. Ce sont, me semble-t-il, ces approximations, ces rencontres imparfaites qui obligent, d’une certaines manière, les juifs à prendre en charge de façon excessive, quasi exclusive, la mémoire de la Shoah. On le leur reproche, et on a raison de le faire: la Shoah ne doit pas être une « affaire juive». Il incombe à tous ceux qui se proclament humains d’en assurer la mémoire… Quoiqu’il en soit, ce bémol énoncé, soyons positifs. Reconnaissons que cette visite fut, à m’en pas douter, un grand moment historique. Alléluia !
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Lison Benzaquen.
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Etat de guerre à la préfecture
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omment raconter aux autres ce qui se passe là-bas ? Difficile, quand chacun pense que seul compte ce qu’il possède, que rien ne vaut dans la vie que de la prolonger autant qu’il est possible, d’augmenter son avoir, d’accroître ses plaisirs et de voter au prochain tour pour que ça continue comme ça longtemps. D’accord puisque, disent les bouches politiques autorisées, c’est là la condition, pour tenir à l’écart de ce monde clinquant, morose mais où il fait bon vivre, les gens pauvres, les habitants des quartiers populaires de nos villes, de tous ces “étrangers ” qui vivent ici et font la queue aux portes closes des préfectures. Précieux étranger dont les souffrances attestent les privilèges des autochtones! J’étais il y a quelques semaines avec deux amis à la Préfecture de Créteil : nous accompagnions une jeune femme, appelons là Mona, convoquée au service des étrangers. Une lettre la conviant à la préfecture à la date qui lui conviendrait à partir de 8 h 45 avec passeport, photos et 70 euros ; elle apprendrait alors “la suite donnée à sa demande de régularisation”. Pourquoi ne lui disait-on pas : “venez retirer votre carte”, ou “c’est un refus ”, ou “ il manque des pièces”? Intrigués par la formulation nous avons décidé de ne pas la laisser aller seule. Nous sommes allés une première fois avec Mona, dans un créneau horaire compatible avec nos activités, c’était en fin de matinée. Un vigile a examiné la lettre de Mona et déclaré que ça n’était pas là une convocation. Nous devions revenir : “Il faut être là le matin avant six heures. Quand le quota de la journée est atteint, c’est fini.Y en a même qui passent la nuit dehors”. Et devant notre air incrédule, il avait ajouté: “C’est comme ça, c’est la guerre !”. C’est ainsi que nous sommes revenus ce matin : à cinq heures, pour plus de sûreté. Derrière les barrières dressées pour endiguer le flot des étrangers, un début de queue est déjà formé. Il fait très froid ce matin, mais nous sommes équipés. Une femme, que manifestement nous intriguons, nous raconte sa vie : mariée, deux enfants ici, elle a déjà eu un an et vient pour un renouvellement. Elle est algérienne, et nous, français? Oui, français. Nous nous sentons chez nous pourtant parmi ces “étrangers” avec qui nous partageons le froid et l’attente. Etrangers en notre propre pays. Nous faisons connaissance de nos compagnons de queue les plus proches : un vieil ouvrier algérien nous explique qu’il est là pour sa femme. Elle a voulu rentrer au pays, sa carte a expiré pendant qu’elle était là-bas. Tant pis pour elle, fallait pas partir !. Elle est à l’hôpital. Ca fait cinq ans qu’elle est revenue en France, pour se soigner. La carte, ça ne devrait pas poser de problème : il est tout de même ici depuis
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1965, les enfants, les petits-enfants sont là ! Une autre jeune femme déroule son cas : elle a obtenu un an grâce à son contrat de travail, pour elle non plus ça ne posera pas de problème, une simple formalité, mais qu’il fait froid ! Des gens nouveaux ne cessent de s’agglutiner à notre queue de gens venus de partout. De partout où la vie est assez dure pour décider quelqu’un à tout quitter et tenter l’aventure. Il y a maintenant deux autres queues comme la nôtre. “Une pour les demandeurs d’asile, une pour les étudiants”, explique le vieil algérien. Le panneau des horaires de la préfecture n’est pas pour nous. Le “service des étrangers” a ses horaires spéciaux. Pourquoi d’ailleurs “service des étrangers” et pas service des cartes de séjour, comme il y a celui des cartes grises, des passeports et de l’état civil ? “Service des étrangers” résonne tout à coup comme “service spécial”. Sept heures, huit heures. Nous ressentons de plus en plus durement le froid. Neuf heures les employés de la préfecture arrivent. Enfin, un homme en civil entrouvre la porte. Il crie: “les demandeurs d’asile!...Dépêchezvous !”. Un coup d’œil sur la convocation, et il laisse entrer, un à un. La file disparaît à nos yeux pour se reformer de l’autre côté de la grille. Les demandeurs d’asile attendent de nouveau. De nouveau le préposé en civil. “Il a l’air méchant, mais il est bien ; c’est le mieux de tous, Pinochet. Pinochet, c’est son surnom” explique à notre intention le vieil algérien. Pinochet se dirige vers nous. La file se tend comme une corde. “Les convocations ! Ceux qui ont une convocation !”. Les privilégiés sortent du rang, agitant leur lettre. On nous a déjà expliqué que le document de Mona n’est pas une convocation, mais elle veut tout de même vérifier, on ne sait jamais. Le flic auquel Mona s’adresse la repousse : “ce n’est pas une convocation. Laissez passer les convocations !”. Les convoqués ont tous franchi la grille et ils attendent, dans ce froid ? Pinochet revient à la criée : c’est le tour des étudiants. Enfin c’est à nous. Mona présente sa lettre “pourquoi vous n’êtes pas venue tout à l’heure quand j’ai appelé les convocation?” Pinochet va-t-il nous refouler ? Il nous laisse passer. A 10 heures, nous franchissons le sas du service des étrangers, un pavillon spécial. Le sas débouche dans un grand hall où la queue s’enroule sur elle même. Il y a maintenant peut-être cent personnes devant nous, à croire que les différentes files se sont rejointes ici ! C’est bien ça, “les convocations d’abord”. Ca recommence. Quand vient notre tour, nous glissons vers une employée qui regarde les documents de Mona et lui donne un ticket. Nous voilà du côté des guichets. Un panneau affiche des numéros. Il n’y a plus
qu’à attendre. Tout à la joie d’avoir franchi la passe, nous avons perdu de vue nos amis du matin. Je cherche des yeux le vieil algérien ; la tête dans les épaules, hagard, il rebrousse chemin vers l’entrée. Je cours vers lui : ils n’en ont pas voulu. Pas de ticket pour lui. Ils ont dit qu’il doit revenir avec une procuration et puis un certificat secret du médecin parce que les papiers de l’hôpital ne suffisent pas. Il s’éloigne pendant que je cherche encore quels mots lui adresser. Alors j’aperçois à l’accueil la jeune fille au contrat de travail qui range elle aussi ses documents ; son visage est triste sous les larmes. Ils veulent d’autres papiers, elle ne comprend pas lesquels, mais ils ont refusé de lui donner un ticket. La femme de l’accueil l’a prévenue : elle n’obtiendra rien avant d’avoir prouvé qu’elle est toujours avec son mari. “Comment, implore-t-elle on peut prouver ça ?” Elle a donné la déclaration d’impôt commune, les actes de naissance des enfants, les papiers du logement: qu’est-ce qu’ils veulent de plus ? Numéro 98, guichet 8 : c’est nous. Une employée souriante nous accueille avec Mona dans son réduit. Elle note le nom de Mona, disparaît et revient avec un énorme dossier qui contient toute la vie administrative de Mona depuis quinze ans ! L’ouvre, cherche, fouille, s’énerve. Ah, le voilà ! “Ils n’auraient pas pu trouver plus petit !”. Le responsable a griffonné son accord sur un post it ! C’est donc bon ! Nous l’avons tous vu, le papier vert, au dessus du dossier. L’employée l’a vite glissé dessous, mais nous avons eu le temps de voir. “Vous avez les photos?” La femme prend les photos. “Vous avez les 70 euros... Alors allez à la caisse, je vous rejoins”. Pas de queue pour l’ultime étape. Mona reçoit en échange de ses billets...un accusé de dépôt de demande de titre de séjour valable trois mois. “La carte de travail ! Hein, j’ai ma carte de travail !” Il est écrit c’est vrai que ce papier donne le droit de travailler. Trois mois, il va falloir faire vite, trois mois pour trouver du travail et un logement. La jeune femme algérienne nous a vus : “Alors, c’est bon? tant mieux, tant mieux”. Nous lui souhaitons bonne chance. De ceux avec qui nous avons parlé, Mona est la seule rescapée. Pour le moment. Nous avons regagné la voiture, retrouvé la ville, le travail. Retour du front. Le vigile avait dit juste. C’est la guerre. La guerre contre les étrangers, cet ennemi forgé de toutes pièces par la politique ambiante. Cet étranger-là c’est l’Etat qui l’a fait, dans la légalité définie par ses lois avec l’accord actif des partis politiques et leurs électeurs. Au nom de quoi ? Au nom de qui ?
Martine Dumont-Leruch. Professeur agrégé de philosophie. Mémoire 2000. No 49 - Juillet 2006
L’Holocauste en plein centre de Berlin e n’est pas un hasard si plus de trois millions et demi de personnes, toutes nationalités confondues, ont déjà visité le double monument consacré à l’Holocauste à Berlin, inauguré en 2005. Ce n’est pas « un monument de plus sur l’Holocauste ». C’est un lieu rare. La visite commence au niveau de la rue, à deux pas de Brandenburger Tor, symbole emblématique de la capitale allemande. Egalement ancienne capitale nazie, puis arbitrairement coupée en deux pendant des années. La partie en surface du monument se compose de 2711 stèles de béton, de taille et d’orientation différentes, sans aucune marque, ni aucune inscription. Ce parti pris de l’architecte juif américain Peter Eisenman peut surprendre. Mais, sur place, on est vite convaincu de la justesse du raisonnement. Eisenmann ne voulait rien imposer, ni formuler aucune accusation. Il ne voulait pas non plus que son monument s’apparente à un cimetière. En revanche, il misa sur l’esthétique, et voulut créer un lieu unique, semblable à rien d’autre au monde. Il y avait déjà Yad Vashem, situé en Israël. Un tel monument aurait été incongru dans une ville où eut lieu l’ascension, la gloire et la chute du régime nazi. La solution retenue par Eisenman remplit parfaitement sa fonction: rappeler et rendre hommage aux millions de juifs victimes de la barbarie nazie. Le lieu n’est pas choisi au hasard. C’est ici que se trouva le bunker de la villa de fonction de Goebbels, et celui de Hitler à 300 mètres. D’autre part, cet endroit, si près de Brandenburger Tor, se situa en pleine « zone de la mort» lors de la séparation de Berlin. Double symbole. Le monument a rapidement pris une place essentielle dans la vie quotidienne de Berlin.
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Tout le monde le connaît. Il est ouvert jour et nuit, et de nombreux visiteurs viennent flâner à travers le dédale des stèles de béton. Quarante et un arbres poussent au milieu, pour humaniser un peu l’aspect austère. Austère oui, mais avec une force insoupçonnée. En marchant le long des stèles, sans but, ni horizon, on se sent transporté ailleurs. Les pensées viennent toutes seules, et l’on n’a aucun mal à évoquer en mémoire tous ces destins tragiques, toutes ses souffrances inhumaines. Le silence s’impose, et la solitude est la bienvenue dans un lieu si chargé d’émotion. On croise les autres visiteurs la tête baissée. Les handicapés ne sont pas oubliés, avec certains passages prévus pour eux. Le nom exact est « Mémorial aux juifs assassinés d’Europe ». Pourquoi uniquement aux juifs assassinés ? Le mémorial répond que ce fut après un long débat au Parlement allemand (Bundestag), que l’on décida de dédier le mémorial aux juifs d’Europe assassinés. Cette décision démontre que la reconnaissance du caractère unique de ce crime et de la responsabilité historique est au cœur de l’identité de l’Etat allemand. La fondation qui gère le mémorial veille à ce que soit cultivée la mémoire de toutes les victimes du national-socialisme. Le gouvernement fédéral a déjà décidé de construire des mémoriaux dédiés aux Sinti et aux Rom ainsi qu’aux victimes homosexuelles, qui vont avoir leur stèle dans le Tiergarten tout près. En fait, la capitale allemande a entrepris un grand programme de construction dédié au passé, mais en même temps tourné vers l’avenir. Berlin et ses habitants souhaitent en quelque sorte « réparer » l’histoire et redonner à la ville un centre architectural tel qu’il fut à l’origine. Il ne faut pas y voir une dérobade des
responsabilités. Au contraire, le souhait d’assumer tout le passé, y compris les pages les plus noires de l’histoire, est omniprésent, et les jeunes Allemands sont parfaitement éduqués dans ce sens. Revenons au mémorial de Brandenburger Tor, symbole de la partition déchirante de Berlin mais aussi de la chute du mur en 1989. Cette fois, il faut descendre sous terre, au centre d’information. Ici, le schéma est plus classique, avec une salle des noms, des témoignages, des photos, des films et quelques destins plus explicites, terriblement humains et déchirants. Lire le nom et la biographie de toutes les victimes prendrait à peu près six ans. Plus pratique, les visiteurs ont accès à la banque de données des noms du mémorial de Yad Vashem, permettant d’effectuer des recherches individuelles. Ce mémorial, dans le centre de l’ancienne capitale nazie et voisin du bunker de Hitler, n’est pas comme les autres. Ce qui explique sans doute son succès, même si des voix critiques se sont élevées lors de sa construction (on peut suivre le débat dans le centre d’information). Et, pour ceux qui font le déplacement, on peut compléter la visite par Wannsee (en banlieue), où fût élaborée la solution finale, et tous les lieux de guerre, trop nombreux à énumérer ici. Berlin ne pourra jamais effacer les années de guerre, et ne le souhaite pas non plus. Mais les Berlinois ne semblent pas troublés par le fait que le stade olympique, réservé à la finale des Championnats du monde de football, fut construit à l’origine sous Hitler et abrita les Jeux Olympiques de 1936. Vibeke Knoop. Envoyée spéciale de Mémoire 2000 à Berlin.
Nous sommes tous des « Mémoire 2000 » ! Le remarquable programme de conférences et de films sur les « Justes » organisé récemment par le Mémorial de la Shoah mais hélas terminé (sauf une séance le 16 juillet et trois tables rondes en octobre), m’incite tout d’abord à vous recommander chaudement de vous tenir au courant de son activité afin de vous inscrire pour d’autres manifestations. J’ai aussi envie de vous rappeler que vous êtes le chaînon vivant entre vos enfants, vos petits enfants, un fil qu’il faut maintenir et qui nous relie à notre histoire. Comme le fait Mémoire 2000, vous aussi vous devez transmettre. Je ne doute pas d’ailleurs que beaucoup d’entre vous le font et l’ont déjà fait. Mais je crois que notre rôle n’est jamais fini et que nous devons profiter de l’intérêt que portent particulièrement nos petits enfants à ce qui s’est passé. C’est ainsi que je me suis retrouvée assise dans une des salles du Mémorial pour assister avec trois de mes petits enfants à la projection du très beau film de Pierre Boutron Des enfants dans les arbres. J’ai même eu l’audace de leur demander d’écrire ce qu’ils en avaient pensé. Ils l’ont fait gentiment. Voici quelques une de leurs réflexions : Arthur (12 ans) : “Je ne savais pas que des gens avaient risqué leur vie pour sauver des enfants juifs” ; Mathilde (13 ans) : “C’était intéressant de voir le rôle de personnes très différentes dans un petit village pendant l’occupation”; enfin sa sœur jumelle Juliette a “éprouvé de la haine envers les Nazis et beaucoup de tristesse envers les enfants.” Alors courez dès que vous le pourrez avec les jeunes de votre entourage au Mémorial ! Claudine Hanau. Mémoire 2000. No 49- Juillet 2006
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L e l i v r e n o i r d e l a c o n d i t i o n d e s fe m m e s
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uarante auteurs(es) ont analysé, sous la direction de Christine Ockrent, la nature des violences qui frappent les femmes sur la plupart des continents. Journalistes, démographes, anthropologues, avocats(es), hommes et femmes. Le livre* connaît un succès qui le place au rang des meilleures ventes. C’est que la situation est noire. Pour dire clairement les choses, au début du troisième millénaire, des femmes meurent parce qu’elles sont des femmes. Viols, mutilations, assassinats, humiliations : il ne s’agit pas d’une BD spécialisée, mais d’un constat. Nous le savions déjà, sur la plus grande partie de la terre, naître fille est un handicap.
Le féminicide En Amérique Centrale, les assassinats de femmes sont devenus assez fréquents pour justifier la naissance d’un mot nouveau : le féminicide. Dans une ville mexicaine proche de la frontière des Etats-Unis, Ciudad Juares, plus de 400 femmes ont été assassinées, 500 autres ont disparu depuis 1993. Elles avaient entre 13 et 22 ans. Cette succession de “faits divers”, survenus dans une cité pauvre, livrée à la drogue et à la corruption, a trouvé son appellation spécifique dans l’histoire criminelle : le terme “féminicide” définit l’assassinat misogyne des femmes par les hommes (...) soit parce q’elles sont des femmes, soit parce qu’elles ne le sont pas de la bonne manière.
*** L’honneur, la mort, l’horreur. En Asie, la vie d’une fille vaut moins que celle de son frère. On commence par l’empêcher de venir au monde par avortement sélectif. Si elle s’obstine à naître, on la laisse mourir faute de soins et de nourriture. En vertu de ces bons vieux usages, il “manque” aujourd’hui 90 millions de filles en Chine. Dans certains pays en guerre, si elles ne sont pas assassinées, elles sont violées : faire un enfant à la femme de l’ennemi est un acte de guerre car l’enfant de l’ennemi est porteur de l’identité paternelle. Autre arme de guerre : l’usage du virus du SIDA comme arme d’extermination continue. La contamination délibérée par le violeur séropositif achève le massacre et le viol des femmes. Et des fillettes. “Quand le milicien en armes et en bande fait face à une petite fille, la pulsion sexuelle rencontre alors la jouissance politique du pouvoir absolu sur autrui.” Islam Chaque année, 5000 femmes sont victimes de crimes d’“honneur”, assassinées, brûlées, lapidées, dans les pays où l’islam le plus dur est au pouvoir, et au sein des communautés musulmanes du monde occidental. La France a connu ces pratiques, à l’origine de la création du mouvement Ni Putes, ni Soumises, mais aussi l’Afghanistan, le Bangladesh, le Brésil, l’Egypte, L’Inde, L’Iran, Israël, La Jordanie, le Liban, le Nigéria, le Pakistan, la Palestine, le Pérou, la Turquie, les Etats-Unis, l’Europe... Il suffit d’une suspicion ou d’une rumeur, d’un risque de scandale. Autre possibilité : telle femme aurait “fauté” et son entourage l’aurait persuadée de mourir en martyre pour restaurer son honneur. Des kamikazes auraient été ainsi envoyées à la mort par leurs proches. Le caractère élastique de la notion d’honneur permet également de régler des conflits financiers : dettes, dotes, héritages... 6
Afrique Les petites filles africaines sont excisées et parfois infibulées, en Afrique comme dans d’autres pays musulmans et comme au sein des communautés musulmanes d’Europe. Elles en souffrent, elles en meurent. Elles y perdent leur sexualité, parfois aussi leur avenir de mère : dans certains pays en développement, devenir mère est un risque vital, les chiffres de la mortalité maternelle en témoignent. Pour boucler la boucle, maltraitées, privées d’éducation, elles transmettent ellesmêmes les coutumes dont elles sont victimes. Huis-Clos Parmi tous les espaces de vie (travail, lieux publics, famille) la vie en couple apparaît comme le contexte le plus dangereux pour les femmes. Les violences physiques et sexuelles concernent aussi bien les pays du nord que ceux du sud. Fondées sur un rapport de forces, elles se manifestent aussi par des brutalités mentales : propos blessants, paroles injurieuses, autoritarisme paternaliste, condescendance tyrannique, contrôles, jalousie maladive, climat de dépendance absolue. Elles correspondent à des normes sociales admises, reposant sur un système de valeurs producteur de violences envers les femmes. Le phénomène touche entre 10 à 50% des femmes à travers le monde. Flux migratoires spécialisés Les grandes rencontres sportives et culturelles ( Festival de Cannes, Jeux Olympiques, Coupe du monde…) impliquent, dans un silence qui dépasse le clivage gauche-droite, l’importation de femmes aux fins de prostitution. Il existe des règles du marché du sexe, dans les hôtel de luxe, les casinos, les trafics de faux mariages, etc... La route des prostituées chinoises, de Shangaï à Taïwan, Hong-Kong et Macao, est sérieusement concurrencée par les
filles venues de l’Est… de tout premier choix…, en particulier de Russie, Pologne et Roumanie. C’est un flux de migration sans précédent dans l’histoire qui a gagné l’Europe et les Etats-Unis. Ces nouvelles routes impliquent des passeurs et des gangs maffieux, qui font également prospérer une nouvelle forme d’esclavage, le tourisme sexuel. Selon l’Unicef, 200 000 adeptes parcourent le monde, voyageant à travers le circuit du sexe organisé. Haro sur le féminisme De la statistique abstraite au témoignage vivant, des affaires de voile aux droits civiques bafoués, de la parité diversement appliquée au “plafond de verre”, de la sousreprésentation politique aux affaires révélées d’esclavage domestique, du droit à l’avortement à l’homosexualité féminine, tout est abordé et précisé. Pourtant, alors que des sociétés entières dénient aux femmes leur liberté, et leur droit fondamental à la dignité en exploitant la pauvreté, l’ignorance, la détresse, il apparaît que l’égalité des sexes s’impose, dans les analyses les plus récentes, comme la condition sine qua non du développement économique et social. Pour compléter ce sinistre constat, il faut ajouter la barrière culturelle que constitue “l’extraordinaire persistance d’un obstacle majeur : le crédit attaché à l’idée même du féminisme, quelles que soient ses formes. La lutte des femmes, radicale ou seulement modérée dans la forme, a été raillée, ridiculisée avant même d’avoir été niée ou oubliée sitôt les revendications atténuées ou atteintes. Et ce n’est pas fini, loin de là. L’antiféminisme n’est pas l’apanage des conservateurs et d’un ordre social qui profite d’une supposée différence ontologique des sexes. A gauche également, dès les premiers temps du socialisme, le féminisme a été qualifié de bourgeois dénoncé comme dévoyant la lutte principale, celle qui devait s’en prendre d’abord au capitalisme. Dans de nombreux pays de culture musulmane, il est aujourd’hui dénoncé comme une collusion coupable avec l’Occident, lequel est donné pour être le terrain, par excellence, de la dépravation des mœurs”. Le besoin d’une norme internationale sur l’égalité hommes/femmes se fait cruellement sentir. Les instruments juridiques existent. Sont-ils appliqués ? Colette Gutman. *“Le livre noir de la condition des femmes”, dirigé par Christine Ockrent, coordonné par Sandrine Treiner, post-face de Françoise Gaspard. XO Editions. Mémoire 2000. No 49 - Juillet 2006
UN DIMANCHE RUE DES ROSIERS
A
près l’assassinat odieux d’Ilan Halimi, je m’inquiétais ici même de l’émergence, dans notre société, de la barbarie et d’une certaine forme de fascisme. Je ne souhaitais pas pour autant que de nouveaux événements viennent si rapidement m’en donner confirmation. En effet comment qualifier autrement que de fasciste le procédé qui consiste pour un groupe de “gros bras” à déferler brutalement dans une rue tranquille, un jour férié, à semer la panique en proférant menaces et insultes à l’encontre de simples promeneurs parce que identifiés comme juifs : effrayant et paralysant même les plus hardis. C’est pourtant bien cela qui s’est passé le dimanche 28 mai, rue des Rosiers. Les auteurs de cette “descente” sont une trentaine de nervis “baraqués” appartenant à un groupe séparatiste appelé Tribu K, elle même émanation du Parti Kémite, supporter de Dieudonné qui prône aujourd’hui la séparation totale des noirs et des “ leucodermes ”
entendez par là, les blancs. Le leader de cette Tribu qui se fait appeler Kémi Seba déçu par le groupe antisémite noir Nation of Islam, de l’extrémiste Louis Farakhan, a fondé en 2003 le parti Kémite qui veut s’imposer comme le principal mouvement identitaire noir. Tribu K considère que le peuple élu, Kémite (les Noirs), doit prendre sa vraie place, à savoir celle de guide de l’humanité. Elle proclame également que chaque morceau de cette planète lui appartient car, “à l’époque où le leucoderme marchait encore à quatre pattes dans les cavernes, les Kémites étaient déjà les rois et les propriétaires de ce monde”. Au delà de ce discours qui pourrait paraître délirant s’il n’était pas aussi dangereux, Tribu K dénonce l’intégration conçue comme une “haute trahison”, le métissage comme “la fornication avec l’ennemi” et les juifs comme l’ennemi absolu — Rien de moins! Jusqu’à présent Tribu K n’a exercé aucune violence autre que verbale. Cependant par son
discours et des actions d’éclat comme celle de la rue des Rosiers, elle ne peut que faire des émules parmi une frange radicale de la population noire. On risque alors d’assister à une montée encore plus forte de la haine antisémite qui débouchera fatalement sur l’usage de la violence. Comment éviter d’en arriver là ? Personne ne semble avoir de solution. Pour ma part je crois qu’il est déjà trop tard. Le défaut de prise au sérieux des premiers discours antisémites inaugurés à Durban ; le défaut de prise en charge d’actes antisémites perpétrés il y a plusieurs années déjà qui sonnaient comme un des premiers symptômes du malaise de notre société ; le défaut d’éducation; le défaut de prévention nous ont menés tout droit à cette situation où faute d’idéal et de projets communs, chacun va chercher refuge dans “sa communauté” avec toutes les dérives que cela peut entraîner. Nous redoutions, sans trop y croire, la communautarisation de la société française et ses dangers ? Eh bien nous y sommes ! Lison Benzaquen.
UNE VICTOIRE SUR LE NAZISME : Rencontre avec Denise Epstein.
D
enise Epstein, la fille d’Irène Némirovsky, auteur de Suite Française, a permis la publication (posthume) de ce livre écrit pendant la guerre, avant la déportation et la mort de l’auteur en 1942. — Je suis contente de voir que ma mère retrouve sa place. On reconnaît son grand talent. C’est une victoire sur l’abandon. C’est aussi une victoire sur le nazisme, dit Denise Epstein. La fille aînée, seule survivante, d’Irène Némirovsky a aujourd’hui 77 ans. C’est une femme énergique, les yeux vifs et pétillants, le visage marqué par les rides et les épreuves, mais aussi plein d’humour. Son histoire est extraordinaire.
chantait plus, et ma mère était triste quand le facteur venait les mains vides. Nous portions l’étoile jaune, je ne comprenais pas pourquoi. On ne m’expliquait rien. Irène Némirovsky, déjà écrivain célèbre mais victime de “l’aryanisation”, fut arrêtée le 13 juillet 1942 par les gendarmes français. Elle sera assassinée à Birekanau le 17 août, et son mari le 6 novembre, gazé à son arrivée à Auschwitz. Il avait tenté de sauver Irène en écrivant à Pétain. Pour toute réponse, il fut arrêté.
— J’ai eu une enfance heureuse. Ma mère écrivait beaucoup, sous mes yeux. Elle écrivait tout le temps, se souvient Denise Epstein. Avec sa soeur Élisabeth, elle fut conduite en 1939 à Issy-l’Évêque, en Saône-et-Loire, chez leur nounou, Cécile Michaud (les Michaud sont les seuls qui figurent avec leur vrai nom dans le livre, largement inspiré de faits réels). Leurs parents les rejoignirent en 1941.
— Elle ne connaissait pas la réalité des camps de concentration, mais elle savait qu’elle allait mourir. Elle était calme, mais son visage était grave. Elle a même laissé des notes pour son éditeur. La dernière image que Denise garde de sa mère fut ce départ déchirant, entre deux gendarmes. Elle même échappa de justesse à l’arrestation, mais dût se cacher avec sa soeur jusqu’à la fin de la guerre, emportant avec elle — partout — la valise avec les papiers de sa mère. — Elle me servait parfois d’oreiller. Elle était lourde.
— C’est l’époque la plus heureuse de ma vie. Les parents étaient là tout le temps, dit Denise Epstein. J’étais trop jeune pour me rendre compte de l’atmosphère. Mais en 1941 la situation a changé. Mon père ne
Après la libération commença l’interminable attente. Une première fois, Gare du Nord, Denise s'évanouit d’émotion. Après, devant l’Hôtel Lutetia, tous les jours, avec une pancarte, guettant l’arrivée des
Mémoire 2000. No 49 - Juillet 2006
anciens déportés. Denise se retournait sur chaque silhouette qui lui paraissait familière. — Il fallait s’empêcher de se tuer, dit-elle. Les travaux de Serge Klarsfeld dans les années 1956/57 leur permettent enfin de savoir. — Pour moi elle a toujours 39 ans. Je me rappelle de ma colère quand mon fils a parlé de grand-mère. Ce fut un choc, comme quand j’ai eu 39 ans ou l’âge d’être la mère de ma mère. Pour moi, elle reprend son identité avec la publication de “Suite Française”. Elle est revenue sous une autre forme. Celle-ci n'intervint qu’en 2004. Denise mit des années à ouvrir la valise et hésita, ne voulant pas publier une oeuvre que sa mère considérait comme inachevée. Une dernière douleur l’attendait. Sa soeur cadette, Elisabeth Gille, auteur de Le Mirador, publié en 1992, mourut avant elle. Denise Epstein, qui fait actuellement la promotion de Suite Française aux EtatsUnis, se sent fière de l’œuvre de sa mère mais garde encore des sentiments partagés sur la parution du livre. — Mes sentiments ne sont pas linéaires, dit-elle, cependant heureuse que le génie de sa mère sorte de la nuit et du brouillard Vibeke Rachline. 7
A
LIRE…
A
VOIR…
LE COIN DES AMIS
ASSASSINAT D’UNE MODISTE Documentaire de Catherine Bernstein.
ALFRED DREYFUS, L’HONNEUR D’UN PATRIOTE Vincent Duclert Ed. Fayard. Un siècle après la réhabilitation du Capitaine Dreyfus, Vincent Duclert raconte l’homme derrière le symbole. Si l’Affaire est connue, Dreyfus, lui, semble avoir été exclu de son histoire qui se confond avec l’Histoire. Dreyfus a toujours été décrit comme un être rigide et terne. On a simplement oublié de voir que s’était aussi un homme endurant, combatif, entêté. Ce sont ces qualités qui ont permis l’ouverture d’un nouveau procès qui a fait éclater au grand jour l’injustice dont il a été victime et restaurer son honneur. A lire pour comprendre. Daniel Rachline.
FRAGILITE Jean-Claude Carrière Ed. Odile Jacob. Jean-Claude Carrière est par excellence un “honnête homme” qui aborde avec autant d’érudition que de profondeur des sujets aussi divers que le théâtre, la littérature, la philosophie, les religions… Son dernier ouvrage est consacré à notre époque et à nous-mêmes. Son constat n’est pas réjouissant et son conseil pour soigner une foule, fort judicieux : ne pas adhérer. Refus primordial. J’en ai connu, écrit-il, englués, noyés dans la vérité…Nous avons besoin d’une voix qui parlerait sans idée préconçue, sans référence suprême. La sagesse même…
Nous saluons la venue au monde le 16 Mars 2006 de
Le 29 mai, Arte a eu l’heureuse initiative de diffuser un documentaire que Catherine Bernstein a consacré à sa grand-tante disparue en déportation : Odette, Fanny Bernstein, plus connue dans les années 30 sous son nom de modiste, Fanny Berger. A travers cette histoire, Catherine Bernstein démonte méticuleusement les rouages infernaux de la machine administrative qui a spolié les juifs sous le régime de Vichy. Son enquête nous permet de suivre pas à pas, grâce à des fiches, dossiers, factures, relevés, et autres documents, le chemin “administratif” froid et impersonnel qui a conduit inexorablement Fanny à la mort. Catherine Bernstein est une amie, appréciée depuis longtemps de Mémoire 2000. C’est une talentueuse cinéaste. Née d’une mère allemande, elle a réalisé de nombreux documentaires essentiellement consacrés au regard porté par deux générations de femmes allemandes sur la période nazie. Nous avons régulièrement passé et aimé ses films. Aujourd’hui elle poursuit, avec le même talent, ce que l’on pourrait appeler une quête, en se penchant plus précisément sur l’histoire de la branche française de sa famille. Un cycle est ainsi, peut-être, désormais bouclé. Que nous réserve Catherine pour l’avenir ? En tout cas, ce documentaire va sortir en salle à la rentrée prochaine; surveillez les programmes, ne le laissez pas vous échapper ! Lison Benzaquen
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ROSA, LA VIE Lecture de la correspondance de Rosa Luxemburg Par Anouk Grinberg Théâtre de l’Atelier. Tout le monde connaît la militante politique énergique qu’était Rosa Luxemburg. Ce que l’on connaît moins bien en revanche, c’est son côté tendre, amoureux de la nature. On le découvre dans des lettres écrites alors qu’elle était emprisonnée, de 1915 à 1918, pour son engagement auprès des pacifistes. C’est la lecture de ces lettres qu’Anouk Grinberg livre, durant une heure quinze au théâtre de l’Atelier. Anouk Grinberg a du talent et de la sensibilité à revendre. De sa voix, reconnaissable entre mille, toujours au bord de la rupture, elle fait partager au spectateur toute la douceur, la poésie, l’amour, le courage contenus dans ces lettres très intimes. On frissonne sans cesse. A voir, à écouter absolument. E.B.
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