« Compte rendu de la journée de couronnement de Prospéro Silverclaws. Aube : après avoir veillé comme l’impose le protocole sur la dépouille de feu son père, le jeune Prospéro est ramené jusque dans sa chambre par cinq hommes d’armes. J’ai pu, au cours de cette nuit, examiner avec attention le visage de notre futur monarque. Il s’est peu à peu fermé. Les pleurs ont été versés, il règnera en auguste, comme ses aïeux, du moins j’ose l’espérer. Sept heures : nous venons à peine de réussir à ôter les griffes des poignets de feu le roi Horatio Silverclaws. Je souhaite ne jamais avoir à refaire ou assister à pareille besogne. Les deux lourdes armes d’argent ont, semble-t-il, vidé de toute substance les bras de feu mon seigneur. Comme si son âme même avait été aspirée par les griffes de métal. D’ailleurs, est-ce une illusion, mais j’ai l’impression qu’un moment, les griffes m’ont parut plus lourdes qu’à l’accoutumée. Sept heures et demie : je me suis accordé un peu de repos, la nuit blanche ne m’a pas épargné, et il reste tant à faire. Déjà, on me signale un problème en cuisine, chez les gardes, l’organisation de la cérémonie sur la grande place s’annonce compromise… Les dieux aient pitié de moi. Neuf heures : les ravitaillements frais sont finalement arrivés, au dernier moment. J’ai fait promettre de mes propres deniers aux cuisiniers qu’ils arrivent à tenir les délais. Le repas doit être digne d’éloges et de chants, et il doit durer de treize heures à minuit. Les gardes se sont finalement mit d’accord. Le premier corps d’élite assurera la sécurité du prince, le second défilera sur la place. Il reste si peu de temps, si peu de temps. Dix heures trente : la populace commence à s’assembler sur la grande place, alors que l’estrade n’est qu’à moitié montée. Les clowns, bouffons et autres amuseurs de foule fendent la plèbe pour divertir un peu, mais tout le monde gronde, personne ne voit rien. Les gardes autour sont nerveux. Ils sentent venir l’émeute. Trop d’alcool a circulé, les gens sont trop sûrs d’eux... Onze heures : l’émeute a été évitée de justesse par l’intervention d’un mage de passage. Et ma cassette s’en est trouvée vidée d’autant. L’estrade est montée, la foule heureuse. Les tables sont dressées dans le château, les charrettes remplies de victuailles. Peut-être que tout se déroulera bien. Midi moins dix : la tension m’a réveillé, je m’étais effondré dans un alcôve du palais. Je me précipite jusqu’aux tombeaux des rois. Les griffes sont là, propres, sur un coussin de cuir noir brodé d’or. Je le soulève avec mille précautions, et prend mon temps pour remonter jusqu’à la salle du trône. L’instant critique arrive. Midi : tout se joue ici. Dans les archives, j’ai trouvé mention d’un couronnement qui s’était mal déroulé car les griffes avaient refusé le monarque. Les juristes avaient mis trop longtemps à trouver une solution. La vile multitude avait tranché en massacrant l’héritier légitime et en imposant son frère. Dieux, faîtes qu’il n’en soit pas de même aujourd’hui. Nous n’avons pas de frère à mettre sur le trône ! Midi dix : les serments sont répétés scrupuleusement par le jeune homme. Il ne se trompe à aucun moment, et j’en suis heureux. Les trois jours passés à lui faire apprendre par cœur n’ont
pas été gâchés… Les nobles le toisent avec un sourire mesquin. Il va lui falloir apprendre à se méfier. Je lui apprendrai. Midi trente : la longue file des familles nobles vient enfin de finir de défiler et de s’agenouiller devant le futur roi. Ils l’ont tous reconnu comme leur souverain légitime, et juré aide et paix. Mes premières craintes sont apaisées : il n’a vexé personne par des mots trop hauts. Maintenant, le moment de vérité. J’avance lentement jusqu’à lui en portant précautionneusement les Silverclaws, cet emblème de sa maison, cette épreuve qu’il va lui falloir surmonter. Midi quarante cinq : je suis affalé sur une chaise tandis que tout le monde danse joyeusement au bruit d’une musique entraînante et cacophonique. Les griffes ne l’ont pas rejeté, il les a enfilées sans anicroche, puis les a reposées de même. Nous sommes sauvés… Pour le moment. Il faut penser à la suite, déjà. Dix sept heures : l’enclos est fermé soigneusement. Toute la populace a suivit le cortège royal depuis la grande place où le roi leur a été présenté. Tout le monde est content, ce qui n’empêche pas la sueur de couler à flots ininterrompus dans mon dos. L’épreuve qui va suivre, le roi ne la connaît pas. Il ne sait pas ce qui l’attend, et quand il est placé seul au milieu de l’enclos ennemi, je lis la détresse dans son regard qui se vrille dans le mien. Je baisse les yeux. Pour ne pas voir l’éclair qui traverse les siens quand il comprend que je l’abandonne, que je le trahis. Les lampas en colère déferlent par le mince couloir qui relie leur cage à l’enclos. Ces bêtes, plus grandes qu’un homme, marchant sur deux pattes pourvues de griffes aussi longues qu’un avant bras, possédant deux pattes antérieures mortelles, une gueule dentue comme seule l’enfer pourrait en concevoir, foncent sur mon souverain en hurlant leur hargne de l’humanité. Il va se faire déchiqueter. Grands dieux ! Je lève les yeux pour assister à l’hallali. Je croise de nouveau les siens. Qu’elle est cette folie ? Dix sept heures dix : un massacre unilatéral. Une boucherie à sens unique. Un bain de sang. Voilà ce à quoi j’ai assisté. Prospéro est assis sur un siège, non loin, et tout le monde hurle encore son nom. Pas un des lampas n’a survécu. Il est digne de porter les Silverclaws. Vingt et deux heures : le repas se déroule dans le calme. Les gardes commencent à se saouler de concert avec les gens du commun, signe que tout va pour le mieux. J’évite autant que possible de passer à côté du roi. Combien de temps les remords vont-ils m’accabler ? Minuit : le dîner se clôture par un feu d’artifice splendide, comme il n’en est que pour les sacres. Je m’éloigne dans les bois pour me soulager un peu, évacuer les toxines, l’alcool, le stress en même temps que l’urine. Minuit deux : quel est ce craquement ? Ces yeux ? Ses yeux ? Vous ? Non ! » Journal du Grand Conseillé Mercutio, tenu à distance par magie commune, retrouvé ouvert sur son bureau dans ses appartements le lendemain de sa mort.