Images et apparences ________________________________________________________________________________
L'image, notre apparence physique, est l'une des pertes essentielles que nous subissons progressivement, tout au long de notre chemin de vie. Pour une personne atteinte d'une maladie mortelle, ce processus est évidemment accéléré. Pour la personne âgée, l'image est bien souvent l'un des derniers moyens d'expression de l'être, après de nombreuses autres pertes. Chaque perte entraîne un deuil, plus ou moins vif, selon le degré d'anticipation et la faculté d'adaptation de l'être concerné. À notre époque, l'anticipation tend à être réduite à quelques sursauts de conscience, dans un environnement social presque exclusivement tourné vers la beauté physique, l'éternelle jeunesse, le succès et le bien-être à tout prix. Quant à l'adaptation, bien que également influencée par l'environnement social, elle dépend surtout de la personnalité de chacun: face aux changements, certaines personnes réagissent avec plus de souplesse que d'autres. Les pertes que subit chaque être humain au long de sa vie sont nombreuses et variables, mais il y a des pertes communes à la plupart des gens: celle de notre fonction sociale qui prend fin en grande partie au moment de la retraite; celle de nos capacités physiques qui s'amenuisent au fil des ans; celle de notre rôle familial qui se transforme à chaque fois que nous passons d'une génération à la suivante; celle de nos relations avec les autres qui dépend en grande partie de nos facultés physiques et intellectuelles; celle de nos racines quand nous sommes obligés de quitter notre maison ou notre coin de terre; celle de notre capacité à communiquer lorsque s'installe une dégénérescence quelconque; celle de notre image; celle de notre indépendance; celle de nos illusions et de nos espérances; celle de notre identité, reliée à toutes les autres pertes; et enfin la perte ultime, celle de l'existence. Il semblerait que les différentes pertes accumulées au cours d'une vie représentent une préparation à la perte de l'existence, qui survient avec la mort. Si nous apprenons à nous adapter à chacune de nos pertes, nous serons mieux préparés à tout laisser au moment de mourir, à rendre à la vie ce qu'elle nous a prêté pour ________________________________________________________________________________ © Hermine Aitken 2006 www.hermineaitken.com 1
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vivre. Car, en définitive, tout n'est qu'emprunt, même ce que nous acquérons avec de l'argent durement gagné. Et l'image est un emprunt encore plus éphémère que les autres. Certes, notre condition d'être humain nous incite à résister à toutes ces pertes. Qui n'a pas connu la peur de perdre son travail? Qui ne s'est jamais soucié de cette raideur qui s'installe progressivement dans le corps? Qui n'a jamais appréhendé le départ des enfants de la maison? Qui ne s'est jamais interrogé sur son avenir de vieillard? Qui parle avec détachement de la maladie d'Alzheimer? Qui n'a jamais regardé avec nostalgie des photos de sa jeunesse, au temps où il n'y avait ni rides, ni cheveux blancs? En ce qui concerne l'image, la résistance s'organise à coups de crèmes, de coiffure, de régimes, de vêtements qui masquent les imperfections de l'âge, de maquillage, de massages. De petits soins de rien, qui n'impressionnent personne mais nous font sentir mieux dans notre peau. Le besoin de ces "soins de beauté" est manifeste chez les personnes âgées et les malades. Il ne s'agit pas seulement d'une tentative de préserver une image de soi aussi agréable que possible, de se rendre acceptable aux yeux des autres, de nourrir encore l'illusion de pouvoir masquer la marque du temps ou de la maladie. Il s'agit aussi de s'occuper de soi, de tourner son attention vers soi-même et vers ce qui nous est si cher parce qu'en fin de compte, que serions-nous sans image? Il s'agit d'une affirmation de la vie: j'existe encore et je me le dis en m'occupant de mon image, ou bien "on" me le dit en s'occupant de mon image. Même si je n'ai plus la capacité à parler ou à manger tout seul. Mais lorsque la fin du voyage approche, il est préférable de ne pas entretenir cette relation à l'image de soi. Au contraire: la personne qui se trouve au seuil de la mort a besoin de se tourner davantage vers son être intérieur, pour lui permettre de grandir et de prendre le pas sur l'être extérieur. L'être intérieur n'a pas d'image, il est audelà de toute représentation. Il est la vie sans laquelle le corps ________________________________________________________________________________ © Hermine Aitken 2006 www.hermineaitken.com 2
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n'existerait pas. Il appartient et est relié à la Vie, celle qui anime toute chose dans l'univers entier. Lorsqu'un être humain parvient à la fin de son existence, de même que sa profession, son rôle de parent ou ses projets deviennent inutiles pour lui, ce n'est pas son culte de l'image qui va l'aider à s'abandonner à la Vie. Seule la conscience de la vie présente en lui peut donner au mourant la confiance pour faire son dernier pas, le pas qui peut-être lui coûtera le plus. Car la Vie seule peut le guider. Hermine Aitken, psychothérapeute, accompagnante de personnes en fin de vie et formatrice en Soins Palliatifs. 2006.
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