Quand Joshua le bûcheron ne revint pas, ce soir d’Octobre, de la forêt, personne ne s’inquiéta vraiment. Homme d’expérience, il n’était pas du genre à se laisser piéger par la sylve traître, et quand bien même, trois arbres menaçants aux branches un peu basses ne feraient pas le poids contre sa lourde cognée, et sa main d’expert. En plus, étant un peu trappeur, il était fort capable d’avoir découvert, sur le chemin qui le menait à sa parcelle, la piste d’un gibier mieux que quelconque, et décidé que, plutôt que ramener un plein boisseau de bois, il prendrait un jour ou deux pour surprendre tout le monde en rentrant avec un chevreuil ou une biche déjà évidé sur l’épaule. Aussi, quand le lendemain non plus il ne réapparut pas, cela ne choqua aucun de ses compagnons. Certains gibiers sont plus coriaces que d’autre, et, sans doute, tout à sa chasse, tout au plaisir de la traque, il s’était laissé entraîner plus loin que de raison, quittant peut-être même les terroirs les plus connus pour s’aventurer dans ceux que peu des hommes osaient explorer. Nonobstant, le maître bûcheron était tout sauf stupide, et éviterait à tout prix, même à celui d’une capture exceptionnelle, de s’enfoncer dans le cœur du bois, là où la lumière ne pénètre plus et où les feuilles pourrissent dans l’éternité silencieuse et oppressante des brumes humides qui jamais ne se lèvent vraiment dans cet endroit mythique. Au bout d’une petite semaine seulement, quand toujours sa voix ne résonnait pas dans les rues animées de la petite bourgade bûcheronne, des rumeurs commencèrent à sourdre des pierres et des rondins. D’aucuns l’auraient aperçu quelque part dans la futaie, d’autres sur le comptoir d’une taverne dans une ville voisine, d’autres encore en train de se baigner dans le lac. Ce qu’il y avait d’étrange, cependant, c’est que jamais Joshua n’était vêtu de la même façon, et comment aurait-il pu se trouver dans un village éloigné de plus de cent lieues du sien en si peu de temps ? Ewal, sa femme, rude bougresse, tout aussi expérimentée que son mari, décida, après avoir placé ses enfants en garde chez une amie, d’aller elle-même éclaircir l’affaire à coups de cognée s’il le fallait. Jamais elle ne revint, et les murmures de la rumeur se firent torrents. Pire encore, elle et son mari n’étaient pas les seuls à avoir mystérieusement été happés par la forêt. De nombreux autres abatteurs étaient signalés manquant depuis plusieurs jours, plus longtemps parfois, et l’inquiétude gagnait les équipes de chasseurs d’arbres, qui craignaient de s’aventurer de nouveau sous les poutres végétales aux décors chamarrés par les couleurs ocres de l’automne. Les villages décidèrent d’envoyer des explorateurs de renom, des hommes connus pour leurs nerfs en acier trempé, leur promptitude à prendre la bonne décision, leur capacité à se sortir vivants des situations les plus périlleuses. Si quelqu’un pouvait résoudre le secret des bois, c’était bien eux, et seulement eux. Grande liesse quand ils partirent, la confiance était si grande dans leurs pouvoirs humains que pas un n’imaginait qu’ils failliraient à leur tâche, que pas un n’imaginait que nul ne reviendrait des chemins ombrageux des augustes frondaisons. A tel point que des gens du commun insistèrent pour aller avec eux, arguant qu’ils connaissaient ce point ou un autre de la forêt mieux que quiconque et qu’ils sauraient les guider bien plus efficacement qu’eux ne pourraient le faire. Et bien souvent, ils acceptèrent, tant leur propre foi en leur puissance était forte. La chance voulu que l’un de ces bonimenteurs vantards survécu et réchappât aux événements qui se déroulèrent pendant cette semaine de battue intensive, qui resterai dans les mémoires comme la semaine des illusions perdues, et reparaisse, hébété, hagard, le regard insensé et les gestes fous, pour pouvoir raconter ce qu’il avait vécu. La rumeur prétendant qu’il ait pu décrire par le menu toute son expérience est fausse. Nous le savons. Nous savions que son esprit n’avait pas résisté. Nous étions là, quand tout s’est déroulé. La colère faisait frémir les cimes des ormes, des hêtres et des chênes, les arbustes des bocages tendaient des
racines malignes sur les chemins des hommes, les fleurs poussaient trop vite et recouvraient les sentes et les sentiers, et bientôt la forêt redevint sauvage, le feu lui-même craignant de s’en approcher, trop vite éteint par les humides pleurs de la morte saison. Tous les bois du royaume connurent ce phénomène. Pas un ne fut épargné. Et l’abatage des arbres fut mis en berne. Et petit à petit l’économie du pays se mit à péricliter, privée de sa ressource principale. Et les torrents de rumeurs se firent rivières d’échos qui devinrent marée de faits, qui finirent océan d’histoires et arrivèrent jusqu’aux oreilles pointues du drow qui tenait le trône, l’héritier en droite ligne de Lomack Silverclaws, son arrière petit-fils, Caliban le Droit, qui bientôt deviendrait Caliban le Légendaire. Son nom l’indiquait pour lui, il était juste et noble, et ce avec chacun, et personne n’avait eut à se plaindre de son arbitrage chaque fois qu’il lui avait fallut le donner. Mais le peuple, désormais, attendait autre chose de son monarque. La plèbe revendicatrice, la lie dont les racines plongeaient jusqu’aux paysans qui avaient défié son illustre aïeul n’avait pas oublié la force de ce dernier, et voulait que le fils prouvât la valeur du père. Les terribles griffes d’argent qui avaient convaincu les rebelles de plier le genou devant la monarchie devaient redevenir autre chose qu’un simple symbole, un décorum fastueux sans utilité aucune. La foule appelait un acte, les griffes voulaient du sang, le drame des acteurs, et nous, nous étions là. Caliban était beau. Caliban était grand. Caliban était fier. Caliban était d’une intelligence rare. Mais Caliban était jeune. D’une jeunesse impétueuse, de celles qui font bouillir le sang dans les veines et gagnent l’esprit plus vite que la raison. D’une jeunesse ardente, nourrie de hauts faits d’armes, de gloire et de grandeur. De celles qui aspirent à être héros de tout un peuple, légende de toute une nation. De celles qui hurlent de vivre vite et de mourir jeune. De celles pour qui importe peu la mort, pourvu qu’elle soit épique, glorieuse, magnifique et urgente. Lorsqu’il enfila les Silverclaws, au vu de tout un peuple, avant de pénétrer dans les bois maléfiques et hantés désormais, cet obscure et froid soir de Décembre, un afflux nouveau parcourut tout son corps et lui laissa le souffle court. Pour la première fois, il comprenait vraiment quelles étaient ses griffes. Non pas symbole destiné à s’empoussiérer sur un meuble et à ne voir le soleil que dans les grands jours, mais instrument de force, de puissance, de meurtre, où se tapissait une frénésie sauvage qui ne demandait qu’à se répandre en lui, à s’échapper, et à semer la désolation, le carnage et l’horreur, peu importe la cible, peu importe la cause, pourvu qu’il y’ait du sang, du sang et de la fureur. Il se maîtrisa à grand peine, et agitant la main envers ses fidèles sujets (il chassa les images qui se télescopaient en son esprit où il se voyait passer dans leur rang tel un fauve funeste, hurlant sa satisfaction de se baigner dans l’ichor sale de ces cuistres, plongeant ses griffes dans leur cœur, ses dents dans leur gorge, et jouissant sous la lune) il pénétra à pas lents et crissant sur les premières neiges dans la forêt, pour s’enfoncer jusqu’au saint des saints de ce temple primordial, pour y porter la folie et en chasser le mal. Nous l’attendions. Nous savions qu’il viendrait. Tel était son destin marqué dans les étoiles, tel était son chemin, tracé par ses ancêtres. Nous le connaissions, comme nous connaissions son père, et le père de son père et son père avant lui. Nous savions la lignée, nous savions la lettre rouge apposée sur son nom par son fondateur. Nous savions tout cela, et depuis le début. Nous avions été patients. Nous avions été discrets, calmes, cachés dans les futaies, au plus profond des cœurs des bois, là où les légendes prennent vies, là où la normalité devient floue et la frontière entre les mondes s’efface pour laisser place au doute, au pourpre des choses inconnues, aux ténèbres de celles terrifiantes et à la lumière vive et
obscure des merveilles. Nous étions des gardiens, des garants, des geôliers, des prisonniers tout à la fois, enfermés par les astres dans une sente précise, et nous n’en avions cure. Notre devoir sacré ne souffrait désertion, et notre temple nulle profanation. Notre souffle pesa sur lui tout au long de sa marche, nous écartâmes les racines vineuses de ses pas hasardeux de noble peu enclins aux forêts, nous relevâmes les branches traîtresses qui visaient son chef, nous chassâmes les prédateurs loin de lui, nous fîmes taire les bruits oppressants de notre monde, et peu à peu, nous opérâmes son transfert jusqu’à nous, pour ne pas l’effrayer. La furie qui coulait en ses veines se calmait lentement au silence de la nuit, et la quiétude de la forêt enneigée baignait ses sens d’un bien être irréel. Sans le savoir, il était déjà acquis à notre cause, et cela était bien. Alors, nous lui apparûmes. Il ressortit au petit jour du lendemain sous les acclamations de la foule, marchant difficilement, soutenu par les épaules de tout les disparus qu’il avait libéré de l’antre de la bête, portant les stigmates de son combat contre elle comme autant de médailles. Les silverclaws sanglantes pendaient à ses poignets, retenues seulement par leur lanière de cuir. Caliban entrait dans la légende, et son autorité s’en trouvait accrue d’autant. Il était le vainqueur de la bête, il ramènerait paix et prospérité sur le royaume, sans plus toucher à la forêt. Nous y veillerons. Nous sommes les gardiens, les garants. Lui et sa descendance nous sont liés pour jamais par un pacte qui sera respecté tant que la monarchie tiendra sa place, et que rayonneront les Silverclaws. Nous y veillerons.