Gonzalez Prada Et La Mort

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De l’angoisse métaphysique à la réjouissance révolutionnaire Représentations de la mort chez Manuel González Prada (1844-1918)

Publié dans Les Représentations de la mort. Actes du colloque organisé par le CRELLIC à l’Université de Bretagne-Sud, Lorient, 8-10 novembre 2000, ss. la dir. de Bernard-Marie Garreau, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 307-316.

Joël DELHOM, CRELLIC-LIRA

Le Péruvien Manuel González Prada n’était pas de ces hommes obsédés par l’idée du néant. Il n’était pas non plus de ceux qui préfèrent ignorer que la mort, toujours, nous guette. Né sous des latitudes peu clémentes pour les vivants, il avait eu la chance d’appartenir à la classe privilégiée, ce qui allongeait indubitablement son espérance de vie. Il n’avait pas craint, non plus, de s’engager dans les conflits militaires lorsque son devoir l’y avait contraint, à deux reprises en 1866 et 1880, mais il n’était certainement pas un foudre de guerre. C’était donc un homme « normal », dirons-nous, ni plus ni moins angoissé qu’un autre par l’idée de mourir, bien qu’il ait perdu son père alors qu’il n’était âgé que de 19 ans. Mais, comme intellectuel, il ne pouvait, cependant, manquer d’y réfléchir. Les drames de la vie lui en fournirent l’occasion à la fin des années 1880, lorsqu’il fut frappé par une série de deuils. En mai 1887, sa mère disparaissait après une longue agonie et, en décembre 1888, son premier enfant légitime devait décéder quelques semaines après sa naissance. A peine un mois plus tard, c’était le tour de sa sœur aînée et, un an après, en février 1890, son deuxième enfant mourait aussi après avoir vu le jour. La première réflexion de l’écrivain sur la mort est un discours prononcé en 1888 pour l’enterrement de l’un de ses amis. La vie y est présentée comme une longue souffrance précédant l’ultime douleur, au delà de laquelle règne l’inconnu des ténèbres ; et pourtant, il constate, presque étonné, que nous nous cramponnons de toutes nos forces à cette vie misérable. Exister, affirme-t-il, n’est rien d’autre « qu’hésiter entre un mal certain et connu –

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la vie – et un autre mal douteux et ignoré – la mort – »1. Faisant écho à Leconte de Lisle, González Prada ouvre son discours par les paroles suivantes : « Je ne viens pas verser des larmes publiques pour l’homme déjà libéré de l’horreur de penser et de l’opprobre de vivre […] »2. En effet, il rappelle que la disparition d’un être cher nous ramène à notre propre existence, car celui qui s’éteint emporte avec lui nombre de nos espoirs, de nos joies et un peu de notre amour. Lorsque nous pleurons le disparu, c’est avant tout sur nous-mêmes que nous pleurons, fait-il remarquer avec honnêteté. Face à une nature indifférente, l’homme reste seul avec ses questions sans réponse. Les philosophies et les religions, inaptes à percer le grand mystère, sont impuissantes à soulager la peine et l’angoisse de ceux qui doivent un jour affronter la mort. Devant ce qui semble davantage relever du hasard que du dessein des dieux, les hommes, donc, se résignent, mais enragent : « […] ils commencent par appuyer le front sur le marbre froid, silencieux et impénétrable, et finissent par lancer un regard d’indignation et de dépit vers cette immensité plus froide, plus silencieuse et plus impénétrable que la pierre des sépulcres. […] Philosophies ! Religions ! Sondes lancées pour mesurer l’insondable ! Tours de Babel élevées pour accéder à l’inaccessible ! A l’homme, cette poignée de poussière que le hasard assemble et le hasard disperse, il ne reste plus que deux vérités : l’amer cauchemar de l’existence et le fait brutal de la mort »3. Tout au long du texte, l’auteur représente de manière très graphique, sur un plan vertical, ce mouvement alternatif de la vie à la mort, de l’espoir au découragement, de la révolte à la soumission. L’agnosticisme et le pessimisme qui imprègnent ce texte bref de 1888, dans lequel le monde est perçu comme une vallée de larmes désertée des dieux, et l’homme pensé comme le jouet d’une fatalité inaccessible à la raison, se retrouvent dans un essai beaucoup plus long, composé deux ans plus tard. « La mort et la vie » commence par l’affirmation du destin commun des êtres humains, quelle que soit leur position sociale ou leur intelligence, comme s’il était nécessaire de rappeler à certains que les privilèges de ce monde ne préservent guère contre ce qui fait l’égalité essentielle des êtres vivants. Il n’hésite pas à écrire dès le début : « […] à la fin nous avons […] pour seuls amis les vers et la pourriture »4, phrase qui annonce la tonalité sombre et même, à certains égards, choquante du texte. S’interrogeant sur la souffrance provoquée par le dernier instant, González Prada note : « Quelques fois la mort nous laisse mourir et

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Manuel González Prada, « Discurso en el entierro de Luis Márquez », Páginas libres dans Páginas libres. Horas de lucha, pról. y notas de Luis Alberto Sánchez, [Caracas], Biblioteca Ayacucho, 1976, p. 34. Toutes les traductions sont de nous. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 35.

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d’autres elle nous assassine »5. Douce ou violente, acceptée ou rejetée, lente ou rapide, la mort demeure effroyable et universelle. Il rejette donc catégoriquement, comme il l’avait déjà fait auparavant, toute tentative philosophique ou littéraire de l’embellir ou la magnifier, sous prétexte d’en atténuer la douleur : « Célébrer la beauté et la majesté du cadavre ne va pas au delà de l’illusion poétique ou du recours théologique. Qui peut concevoir que Roméo trouve Juliette plus belle morte que vivante ? Un cadavre provoque l’éloignement, la répugnance ; statue sans la pureté du marbre, avec toutes les horreurs et misères de la chair »6. Le mal doit donc être regardé en face, avec lucidité. Plus ouvertement matérialiste, cet essai n’hésite pas à donner de la mort son exacte dimension, d’où la tentation de la décrire à laquelle ne résiste pas l’écrivain : « […] d’abord, une grande douleur ou un pesant assoupissement ; ensuite, un sommeil irrésistible ; tout de suite, un froid polaire ; et enfin, quelque chose qui s’évapore dans le cerveau et quelque chose qui se pétrifie dans le reste de l’organisme »7. Par souci de réalisme et volonté de désacralisation, l’écrivain évoque les vers et la putréfaction du corps, c’est-à-dire ce qui épouvante l’homme ordinaire et lui répugne. González Prada estime que ce dégoût et cette horreur, habituellement refoulés, sont utilisés par les religions pour gagner des adeptes. Par conséquent, il suggère de généraliser l’incinération afin que l’homme cesse d’entretenir sa douleur et son angoisse par la vision d’un avilissement corporel prolongé : « Les hommes ne s’imaginent pas seulement morts, mais en train de mourir progressivement, sur une longue durée. Lorsque la tombe sera remplacée par le four crématoire, quand la chair infecte sera transformée en flammes bleutées, et qu’au squelette emprisonné dans le cercueil aura succédé la poignée de poussière dans l’urne funéraire, le fanatisme aura perdu l’une de ses armes les plus efficaces »8. Dans un poème en prose intitulé « Ma mort » et publié en 1911, González Prada évoque d’ailleurs les derniers instants de sa dépouille sur le bûcher, mais ses dernières volontés ne purent être exaucées, l’incinération étant alors interdite au Pérou : « Lorsque tu viendras, jour suprême, je ne veux autour de moi ni pleurs, ni plaintes, ni gémissements ; pas de prières sacrées, pas de pompes rituelles, pas de macabres cierges verts, pas de sinistre ou maussade face de bonze ignare. Moi je veux mourir conscient et libre, au milieu de fraîches roses, empli d’air et de lumière, le soleil dans les yeux. Je ne veux ni marbre ni tombe. Bûcher grec, toi, feu chaste et pur, embrase mes humeurs ; toi, vent ailé, emmène mes cendres à la mer. Et si quelque chose en moi 4

« La muerte y la vida », Páginas libres, op. cit., p. 190. Ibid. 6 Ibid., p. 191. Dans son « Discurso en el entierro de Luis Márquez », il avait déjà écrit : « C’est en vain que les anciens répètent par la bouche de Ménandre : ‘Les préférés des dieux meurent jeunes’ ; c’est encore en vain que les rêveurs d’aujourd’hui murmurent : ‘Il est horrible de mourir et doux d’être mort’ », ibid., p. 34. 7 « La muerte y la vida », ibid., p. 190. 8 Ibid., p. 191. 5

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ne meurt pas, si quelque chose au rouge feu échappe, que je sois fragrance, pollen, nuée, rythme, lumière, idée »9. On constate ici, à l’inverse de l’essai, une dédramatisation manifeste de la mort, qui met en perspective l’affliction ressentie vers 1890, et un net refus des rituels religieux traditionnels. Bien sûr, notre intellectuel s’interroge sur la vie après la mort et, par deux fois, il évoque même la métempsycose10, avant de conclure tout bonnement qu’on ne sait rien. S’en tenant à la rationalité positiviste, il constate qu’aucune preuve expérimentale ne peut ni prouver ni infirmer nos hypothèses sur l’immortalité de l’âme ou l’existence de Dieu. Par conséquent, il ne faut nourrir aucune espérance afin de n’être point déçu ; et il ajoute : « Jusqu’à présent, à quoi se réduisent Dieu et l’âme ? A deux entités hypothétiques, imaginées pour expliquer l’origine des choses et les fonctions du cerveau »11. Les inquiétudes métaphysiques ne pouvant être résolues de manière scientifique, le scepticisme constitue, selon lui, la voie de la sagesse. Il réfute aussi bien le pari pascalien, considérant absurde de fonder toute une vie sur de simples hypothèses, que le dogmatisme matérialiste qui affirme sans preuve : « Dire ‘cela relève du possible’, ‘cela n’en relève pas’, atteint le comble de la présomption ou de la folie. La Philosophie et la Religion lancent des déclamations et des anathèmes ; mais déclamations et anathèmes ne prouvent rien. Où sont les faits ? »12. Ne rejetant a priori aucune possibilité, profondément agnostique et matérialiste, González Prada se révèle également panthéiste lorsqu’il écrit que la « véritable charité n’est pas circonscrite à l’homme : telle une aile gigantesque, elle se déploie pour couvrir tout l’Univers »13. Avec lucidité, il souligne que même s’il y avait une autre forme de vie après la mort, rien ne garantit qu’elle serait meilleure que celle que nous connaissons. La nature, fait-il observer, ne répond pas à nos errements anthropomorphiques sur l’immanence de la justice, qui voudrait qu’à tout malheur corresponde un bonheur, selon une exacte comptabilité divine. Comme l’a expliqué Darwin, ce sont les plus faibles qui périssent et la nature n’est pas soumise à la morale humaine. La seule loi qui s’applique, affirme l’auteur, est celle de la création et la destruction permanentes, aussi injuste que cela puisse nous sembler : « La Nature n’apparaît pas injuste, ni juste, mais créatrice. Rien n’indique qu’elle connaisse la sensibilité humaine, la haine ou l’amour : réceptacle infini de la conception, divinité en couches interminables, mère toute de sein et rien de cœur, elle 9

« Mi muerte », Exóticas, dans Obras completas, pról. de Luis Alberto Sánchez, vol. IV, Lima, P.T.C.M., 1948, p. 84. 10 « La muerte y la vida », op. cit., pp. 191 et 194. 11 Ibid., p. 191. 12 Ibid. 13 Ibid., p. 196.

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crée et recrée pour détruire et recommencer à créer et recommencer à détruire. En un souffle, elle ruine l’œuvre de milliers et milliers d’années : elle n’épargne ni les siècles ni les vies, parce qu’elle peut compter sur deux choses inépuisables, le temps et la fécondité. Elle observe avec autant d’indifférence la naissance d’un microbe que la disparition d’un astre, et elle remplirait un abîme du cadavre de l’Humanité pour qu’il serve de pont à une fourmi »14. L’homme que dépeint González Prada, impuissant à contrôler son destin, instrument d’une force qui le dépasse, révèle également le profond pessimisme de l’essayiste, qui en vient à regretter que l’instinct de vie qui l’anime soit aussi puissant : « Naître c’est comme entrer dans une danse macabre pour n’en jamais sortir, tomber dans un tourbillon vertigineux pour tournoyer éternellement sans savoir comment ni pourquoi. Y a-t-il quelque chose de plus désolant que notre sort, de plus lugubre que notre servitude ? […] Pourquoi ne sommes-nous pas seulement maîtres de nous-mêmes ? […] pourquoi n’avons-nous pas le pouvoir de nous anéantir par un acte de volonté ? »15. Il pense que la vie, un mal en soi puisqu’elle implique la mort16, corrompt l’homme en lui infligeant la souffrance. « Qu’est-ce qui génère la perversité ? » s’interroge-t-il, avant de répondre simplement par une autre question : « Un malheureux peut-il être bon et résigné ? Toute chair déchirée se rebelle contre Ciel et Terre »17. Il prétend même que s’il existait un dieu miséricordieux, il anéantirait la vie : « Qui dit existence, dit douleur ; et l’œuvre la plus digne d’un Dieu consisterait à réduire l’Univers au néant »18. C’est peut-être dans cette exécration de la vie qu’il manifeste alors, que l’écrivain puise le courage de regarder la mort en face, aussi hideuse qu’elle puisse être, et d’en faire l’ultime expérience cognitive de l’intelligence humaine. Sa propension pour le réalisme macabre n’est donc ni gratuite ni perverse. « A l’approche de la mort, – écrit-il – sortons à sa rencontre, et mourons debout comme l’Empereur romain. Fixons nos yeux sur le mystère, même si nous voyons des spectres menaçants et furieux ; tendons les mains vers l’Inconnu, même si nous sentons la pointe de mille poignards »19. L’homme doit surmonter sa peur et assumer sa mort comme sa vie, dignement, la mort étant, de toute façon, inévitable et la peur inutile. González Prada montre bien, en outre, que la vie et la mort sont les deux faces d’une même réalité, d’un même principe naturel dont la souffrance est le révélateur, le moyen par lequel l’homme accède à la connaissance du réel :

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Ibid., p. 192. Ibid., p. 193. 16 « Si la vie était un bien, la certitude de la perdre suffirait à la changer en mal. », ibid., p. 195. 17 Ibid., p. 196. 18 Ibid. 15

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« Nous croirions que tout ça n’est qu’un rêve, si la douleur ne prouvait la réalité des choses. Le doute, comme une nuit polaire, enveloppe tout ; ce qui est évident, ce qui est indéniable, c’est que, dans le drame de l’existence, tous les individus que nous sommes interprètent le double rôle de bourreaux et victimes. Vivre signifie tuer l’autre ; croître, assimiler nombre de cadavres. Nous sommes un cimetière ambulant où sont enterrées des myriades d’êtres pour nous donner la vie par leur mort »20. Définissant encore la vie comme « la guerre de tous contre un et d’un contre tous »21, l’intellectuel dépasse son pessimisme pour prôner l’action et la lutte comme remèdes au désespoir. Bien qu’en partie déterminé, l’homme trouve dans l’action un espace de liberté. Mais, dans l’esprit de González Prada, il ne s’agit aucunement de mener un combat égoïste. L’altruisme, qu’il propose comme principe moral, permet de rentabiliser le séjour sur terre au profit des générations suivantes, en cherchant à rendre leur existence moins pénible. En effet, la philosophie évolutionniste et positiviste à laquelle il souscrit, le conduit à constater que l’humanité progresse, non pas grâce à une intervention extérieure mais grâce à ses propres œuvres : « L’action étourdit, enivre et soigne le mal de vivre ; la lutte centuple les forces, enorgueillit et donne la domination de la Terre. […] Un homme vaut peu, rien ; mais connaissons-nous le destin de l’Humanité ? […] […] ce que nous avons été, ce que nous sommes, nous le devons à nous-mêmes. Ce que nous pourrons être, nous nous le devrons aussi. Pour avancer, nous n’avons pas besoin de voir au-dessus, mais devant »22. Rejetant les « fantômes de notre imagination » et les « hallucinations forgées par la peur et l’espérance » dont nous « peuplons le Firmament », l’écrivain nous exhorte à « jeter au loin le bandeau qui couvre nos yeux et regarder l’Univers dans toute sa merveilleuse mais aussi dans toute son implacable réalité ». La vie, en somme, nous impose le devoir de vivre aussi pour les autres, ce que González Prada résume dans sa conclusion de la manière suivante : « Nous n’avons pas demandé à exister ; mais par le fait de vivre, nous acceptons la vie. Acceptons-la, donc, sans la monopoliser ni vouloir l’éterniser pour notre bénéfice exclusif ; nous autres, nous rions et nous aimons sur la tombe de nos parents ; nos enfants, eux, riront et s’aimeront sur la nôtre »23. C’est un contrat moral qui est ici mis en avant entre l’individu et l’espèce à laquelle il appartient, sous la forme d’une sorte de collectivisation du destin humain : l’individu passe ainsi le relais aux générations suivantes pour l’accomplissement de

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Ibid., pp. 193-194. Ibid., p. 195. 21 Ibid., p. 197. 22 Ibid. 23 Ibid., pp. 197-198. 20

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l’œuvre inachevée. Cette conception de l’humanité autorise le dépassement des limitations individuelles imposées par la nature, rendant moins absurde la brièveté de la vie. Cette philosophie de l’action comme facteur de progrès conduit aussi l’auteur à admettre le caractère légitime de l’exercice de la violence pour combattre l’égoïsme social des privilégiés. Dans l’essai « Propagande et attaque », il soutient sans ambages : « […] les déshérités ont le droit d’user de tous les moyens pour se soustraire à leur malheureuse condition. Pourquoi défaillir de faim aux portes du festin, lorsqu’en forçant l’entrée on obtient des mets et de la place pour tous ? Les spoliations sociales sont nées de la violence, se fondent sur la violence plus ou moins dissimulée, et les combattre violemment c’est exercer le droit de répondre à la force par la force »24. Il estime que le recours à ce droit naturel et fondamental qu’est la violence restitue sa dignité à l’opprimé, c’est pourquoi il la préconise pour que les indigènes péruviens s’émancipent de leur asservissement : « Si l’indien utilisait en rifles et en capsules tout l’argent qu’il gaspille en alcool et en fêtes, si dans un coin de sa cabane ou dans le trou d’une roche il cachait une arme, il changerait de condition, il ferait respecter sa propriété et sa vie »25. Verser le sang pourrait donc être un moyen de régénérer les sociétés, comme il le laisse entendre dans un autre essai consacré à la Révolution française, où il dit de Napoléon : « Il a divinisé la force et, comme un nouveau Messie d’une ère nouvelle, il a régénéré les nations par un baptême de sang »26. Comparant les soubresauts de l’histoire humaine aux cataclysmes naturels, l’écrivain demande : « Quand l’Humanité a-t-elle réalisé quelque chose de bon sans verser ni larmes ni sang ? Quand la Nature le réalise-t-elle ? Les lentes évolutions de l’Univers demandent-elles moins de sacrifices que les violentes révolutions des sociétés ? Chaque époque de l’existence de la Terre est marquée par une boucherie universelle, toutes les couches géologiques renferment des cimetières de milliers d’espèces disparues. Si nous accusons la Révolution française parce qu’elle a progressé en marchant sur des décombres et des cadavres, accusons aussi la Nature parce qu’elle chemine éternellement sur les larmes de l’homme, sur les ruines des mondes, sur la tombe de tous les êtres »27. L’idéal de González Prada serait, cependant, que les révolutions causent le moins possible de victimes, et donc qu’elles éliminent en premier lieu les personnalités les plus ostensiblement responsables des situations iniques. Mais, il prévient contre tout angélisme que les progrès sont toujours d’un coût élevé en sacrifices humains :

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« Propaganda y ataque », Páginas libres, op. cit., p. 104. « Nuestros indios », Horas de lucha, dans Páginas libres. Horas de lucha, op. cit., p. 343. 26 « La Revolución francesa », Páginas libres, op. cit., p. 184. 27 Ibid., p. 189. 25

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« Selon Rousseau, ‘aucune révolution ne mérite le qualificatif de bonne si elle coûte la vie d’un seul homme’. Nous ressusciterions le bon Genevois pour qu’en Russie il accomplisse aujourd’hui [1905] une révolution sans sacrifier quelques milliers d’hommes, quelques dizaines, pour le moins. […] La bonté d’une révolution consisterait à sacrifier le plus petit nombre d’hommes, en choisissant les plus coupables et haut placés […] »28. Cette même logique le pousse à partir de cette époque à justifier a posteriori, voire prôner, les actes de terrorisme anarchiste, dits de « propagande par le fait », qui avaient frappé la France et l’Espagne durant la première moitié des années 1890 et qui allaient se multiplier en Russie après la sanglante répression de janvier 1905 (« Dimanche rouge »). Dans les articles publiés dans la presse ouvrière de Lima, l’assassinat politique apparaît non seulement comme un moyen d’épargner des vies humaines, mais aussi comme une réaction individualiste venant se substituer de manière transitoire à une action collective rendue impossible par la puissance croissante des moyens de répression de l’Etat. Le terrorisme est donc, une nouvelle fois, pensé comme une légitime défense de ceux qui se trouvent en position de faiblesse : « Justiciers et vengeurs ne naissent pas par génération spontanée : ils viennent des semences lancées par les injustes et les scélérats »29. Il déstabilise le pouvoir en place tout en édifiant les masses : « […] les actes individuels et sanglants ne sont que des préludes de la grande lutte collective »30, qui « […] ne peut venir sans avoir été commencée par une série de révoltes individuelles […] »31. Le sacrifice de quelques martyrs fait donc germer l’esprit révolutionnaire et la mort redonne ainsi la vie, selon une conception cyclique du monde déjà théorisée, entre autres, par le géographe anarchiste Elisée Reclus32. González Prada resitue également l’attentat anarchiste dans la tradition du tyrannicide, dont le père jésuite Juan de Mariana (1536-1624) s’était fait l’apologiste au début du XVIIe s.33 : « On ne peut plus affirmer que le monarque est uniquement responsable devant la Divinité : le sujet s’interpose, s’érigeant en accusateur, juge et exécuteur de la sentence »34, note l’essayiste péruvien. Evidemment, González Prada déplore qu’il puisse y avoir des victimes innocentes. S’il peut se réjouir de l’élimination physique des oppresseurs, il ne souhaite pas pour autant l’instauration d’un régime de terreur sanguinaire : « Bien sûr, le sang nous fait horreur ; mais s’il doit être versé, que ce soit celui du scélérat. […] Frapper le coupable, lui seul, sans

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« Cambio de táctica », Anarquía, Santiago de Chile, Ed. Ercilla, 1940, p. 56. « Cosechando el fruto », ibid., p. 61. 30 « La acción individual », ibid., p. 127. 31 « Rebelión del soldado », ibid., p. 100. 32 Voir son ouvrage de 1897 L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, Paris, Stock, 1979, 205 p. 33 Voir son traité De rege et regis institutione (1599). 34 « La acción individual », Anarquía, op. cit., p. 122. 29

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sacrifier des innocents, concrétiserait l’idéal de la propagande par le fait »35. La tâche du sacrificateur qui, le plus souvent, se sacrifie aussi lui-même sur l’autel de la justice de classe, est des plus nobles, aux dires de notre écrivain : « Mais que l’on approuve ou que l’on réprouve l’acte violent, on ne pourra que reconnaître la générosité et l’héroïsme des propagandistes par le fait, des vengeurs qui font don de leur vie pour châtier des outrages et des préjudices non par eux subis. Ils frappent sans haine personnelle contre la victime, seulement par amour de la justice, avec la certitude de mourir sur le gibet. Peut-être sont-ils dans l’erreur ; qu’importe ? Le mérite du sacrifice ne repose pas sur la vérité de la conviction. […] Les grands vengeurs d’aujourd’hui ne seront-ils pas les christs de demain ? »36. Cette mystique quasiment chrétienne du sacrifice ne s’oppose pas fondamentalement aux angoisses métaphysiques de la mort, telles que nous les avons présentées au début de cette communication. Elle en est plutôt un prolongement cohérent par le sens qu’elle donne à la vie dans un système matérialiste qui impose à l’individu de se choisir un destin. La mort, événement tragique au niveau personnel, cesse de l’être à l’échelle collective. La vie, assumée jusqu’à sa limite ultime – la décision d’y mettre soi-même un terme – constitue chez l’auteur un acte de foi dans l’humanité. Une humanité sans dieu, en quête de justice, dont le destin collectif dépend du courage d’innombrables choix individuels. Mais cet existentialisme particulier ne contient-il pas en germe toutes sortes de fanatismes idéologiques, toujours prêts à exiger le sacrifice de l’individu au nom d’une cause supérieure ? Nombre d’entre nous préfèreront probablement la position plus prudente d’un autre libertaire, Georges Brassens, qui chantait « Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente » (« Mourir pour des idées »).

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Ibid., p. 123. Ibid., p. 127.

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