Credo

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CREDO ou l’apodicticité de la désignation

réflexions autour de quelques lieux incompatibles

Frédéric-Pierre ISOZ

Il n’y a pas d’acte de fondation. Ce que je veux dire par là c’est qu’il n’y a pas, au départ, de thèses à défendre, de méthodes à donner, ou plus précisément de recours à une méthode. Ce qui suit n’a pris de l’importance que lorsque les mots se sont désignés eux-mêmes incompétents, lorsqu’ils se sont qualifiés comme ressortant d’une nécessité. L’expression toute entière consiste à livrer la totalité du monde. Je ne voudrais pas ici clore l’univers ou ouvrir le champ des critiques. Rien de l’ordre de l’idéal ou de la conversion ne se dit, rien du côté de la recherche non plus. Si ces lignes donnaient à penser, si une idée jaillissait comme on accoste à une terre vierge pour quelques uns, le sort du monde ici serait suffisant. Ce n’est pas un bon livre, ni même peut-être le recueil d’assez de mots pour être un livre, mais la somme de toutes les confessions.

“Es gibt nicht eine Methode der Philosophie, wohl aber gibt es Methoden, gleichsam verschiedene Therapien. “ Philosophische Untersuchungen, Ludwig Wittgenstein

Un lieu de l’humanité est-il et, s’il est, comment est-il pris en compte pour être fondateur des humanités ? Et comment parler d’humanités, comment ne pas sentir pris d’assaut par un vertige métaphysique ? Comment en parler aujourd’hui, c’est-à-dire comment avoir le courage ou l’espoir d’en parler encore, de se laisser à revenir sur ce mot, humanité, entre l’humanitas Romain et le Menschlichkeit allemand, entre le suprasensible et le concret, entre l’idéal commun et l’intime ressenti ? Et comment en un dernier mouvement interroger dans cet acte même de parole, de questionnement sur ce que c’est maintenant prendre le verbe pour parler, comment interroger le langage et ce que le langage à travers son existence pose comme lieu de la pensée et de l’humanité ? La question posée ici, celle qui s’est tout du moins imposée à moi, peu à peu, a été celle de la légitimité à penser et bientôt celle alors de la légitimité dans la pensée, puis rapidement dans le langage, de pouvoir dans un même mouvement saisir Logos et Humanités. J’exprime plus loin l’idée qu’il paraît nécessaire, dès lors qu’il est fait mention d’humanités, d’ouvrir forcément le questionnement religieux. Ici point déjà toute la question de l’intervalle comme seul espace d’interrogation. Bien sûr, et c’est là aussi l’enjeu renouvelé de toute interrogation, il s’agissait d’éviter de rendre hommage à l’Etre comme Etre-donné-au-monde pour tenter d’examiner ce qui fondait la possibilité même de sortir du langage, de s’ancrer à une certaine idée du monde. Il faut sortir du langage, parce qu’au moment même où le religieux s’en mêle, où nous entendons qu’il faut aussi aller à Rome pour ceux qui sont issus d’un monde nominalement chrétien, à ce moment précis nous pensons la Tradition en nous ancrant dans le langage. Pour ne pas sombrer dans le décor. Nous nous ancrons dans le langage comme le navire s’ancre en mer, en s’arrêtant un instant dans ce qui est en mouvement. Il faudra alors aller là où se rompt le monde, avec Luther avant quelques Lumières. Ancrer. La métaphore marine était là toute entière, mise en scène et représentation évidente d’une multitude de mouvements de l’Etre, d’une véritable logique des flux. Pas de ressac ou de marées, mais une logique des flux et des nuances. Plus qu’une métaphore stricto sensu marine c’est à la cartographie que j’aurais dans un premier temps recours pour signifier ce qu’il en est du langage et d’un premier mouvement avant même le langage. Ouvrir la question comme on semble déployer une carte semble nécessiter, faute de ne penser que là où les concepts sont connus, le long des côtes de notre tradition, une boussole.

Comment penser cette question, comment s’orienter dans la pensée lorsque je refuse de suivre a priori toute méthode donnée comme telle, lorsque je pressens qu’au-delà il y a de l’Etre et qu’il me faut quitter les rivages rassurants des incompatibles pour tenter d’aller là où ils se rejoignent, là où ils se mêlent pour former les véritables tourbillons de l’âme ? Un double espace s’ouvre alors face à ce propre questionnement. Comme la mécanique de la pensée accompagne celle de l’angoisse au plus haut, un premier mouvement, originel et toujours répété, apodictique, semble être à l’œuvre à chaque fois que quelque chose de spécifique à l’humanité se met en branle. Ce premier mouvement, qui fonde toute une dynamique, repose à la fois sur une appropriation et sur une mise à distance. Refusant toute méthode, je me pose héritier et non désigné, je produis d’emblée tout ou partie de l’héritage de cette méthode. Evidemment c’est à ce moment que survient ce qui doit être retenu, ce qui de Luther à Freud, de Kant à Wittgenstein, fait problème, pour ne citer que quelques uns des points archimédiques de réflexions. J’institue un rapport à l’objet ‘Héritage’ avant même de faire son inventaire, et, instituant un rapport, je fonde en même temps une place. Cette fondation du rapport est particulièrement importante, elle est à comprendre comme une pensée de l’intervalle. Ce qui relève du rapport, du mouvement, ce qui interroge la possibilité de naissance des humanités avec le langage, cette désignation, elle est à penser du côté de l’intervalle. Ce n’est ni ce que nous nommerons le port d’attache ni le lieu hors de tous les lieux, ce lieu présent au-delà et en deçà de tous les lieux désignés que nous étudierons mais l’intervalle entre le port d’attache et ce lieu. La désignation est du côté du rapport et se pense comme mouvement dans l’intervalle. C’est cela qu’il faut admettre, cette perte des repères dans la pensée, cette dynamique aléatoire. Le mouvement est très précisément là, à cette intersection, il est comme le lien de toutes les monades, comme leur structurant, en creux, fondateur parce que renvoyant à une dynamique qui ne renvoie à aucune monade des monades comme totalité, mais à l’acte de la désignation, ce mouvement, comme totalité des actes. Dire et écrire monade n’est pas innocent, mais de Leibniz à Wittgenstein quelque chose qui justement désigne en permanence le merveilleux dans la pensée et dans l’agir est à l’œuvre : une capacité à enchanter le monde, à sortir du troisième homme. Il faudrait là aussi saisir l’art et peut-être justement s’arrêter à Rome sur ce doigt tendu qui désigne, sur cette chapelle Sixtine, lieu de la désignation Romaine.

Plus que je ne m’affirme je me pose comme étant en rapport à l’héritage, et non plus comme héritier structurellement lié à ceux et à ce que je ne peux refuser. Je ne reçois plus ce qui est recevable mais je l’interroge et me place en position de production de ce recevable. Par là même je constitue les conditions de recevabilité de ce qui devient un objet hypothétiquement recevable. C’est une hypothèque, et non plus forcément une dette que j’escompte là. Poser cette question en ces termes, plus qu’ouvrir un questionnement, nécessite d’interroger ce qui va advenir et dont nul ne sait alors rien dans le rapport à la production, dans le creux, dans l’inconnu de la proportion. De la proportion comme rapport. Dire quelque chose à propos de l’acte de désignation (d’emblée nous sommes dans l’abstraction, dans la question de l’acte), c’est reconnaître, et donc déjà désigner peutêtre, que ce quelque chose est connu et donné dans le langage, tout du moins dans le champ du langage comme jeu de langage. Puisque cela se joue dans le rapport sous les auspices du langage. Comment définir donc ce à quoi nous nous tenons, ‘le jeu de langage, cette terre ronde qui pourtant ne fonde pas de certitude’, ce lieu improbable de rencontre ? Comment le définir avant même de poser la question qui hantera notre interrogation, à savoir la naissance possible d’un lieu hors de l’éthique entre Humanitas et Menschlichkeit ? Cette question des humanités, centrale comme toujours renvoyant au centre même de la béance, c’est la question de l’origine de toute cause, celle que tente constamment de dire ce langage qui sort de lui-même, ce langage qui désigne. D’emblée, et cela aura son importance, le langage ici pose la question du protophénoménal. Celui qui parle, il parle déjà de quelque chose, il désigne dans le langage quelque chose qui fonde le langage à partir d’un lieu improbable de rencontre entre ce qui est dit et l’ensemble des jeux d’acteurs probables qui en découlent. Même ce dont il ne peut parler, il le désigne toujours et sans répit. Comme chacun est en soi la seule possibilité de lire le monde, chaque jeu de langage est propre à celui qu’il définit et qui le définit. Les lieux de rencontres, lieux d’accostage des mondes, sont le passage des probables des jeux de langage aux lieux possibles, ils ne sont existants, ces lieux, que parce le lieu désigné au-delà du langage est peut-être le même, dans et hors du temps. Il y a toujours avant même que le jeu de langage se dénoue entre langage et fiction, entre réel et évanescent donc et dans cette hiérarchie, un a priori de l’ordre de la désignation. Celui qui ne sait rien, il sait déjà quelque chose, il désigne ce lieu.

C’est ce premier lieu (et il y en aura d’autres de lieux), scène primitive d’un lieu avec et au-delà de la désignation, ce lieu comme béance absolue, point d’ancrage à l’œuvre dès que et toujours à propos de la désignation, ce lieu additionnel que nous renommons jeu de langage. Par cet acte nous inscrivons déjà tout à la fois dans la trace et le recueil ce qu’il en est de la désignation comme appropriation, déni et production de la tradition dans la transmission. [C’est donc en insistant que nous rendons hommage ‘au génie et au détraqué’. Ici s’ouvre un champ, celui de la Sainteté. Il faut toujours tendre à vivre comme un saint, c’est-à-dire en allant au bout, à l’extrême limite de sa propre aberration. Vivre c’est aller jusqu’au bout de sa propre aberration. L’hommage est là tout entier, ‘à refuser la raison mentale’, à refuser d’être désigné comme héritier d’une certaine humanité tout en raison après avoir été tout en Tradition.] On comprend ici que l’acte même de ‘ne penser à rien’, de refuser la production automatique des possibles, est la mise en évidence de l’impossibilité de ne pas aller en désignant, de ne pas accompagner d’autorité le mouvement du langage comme point d’ancrage, comme port d’attache. La question posée n’est pas celle de la vérité, de la certitude commune et de son historicité, mais de la capacité individuelle à définir un port d’attache au langage, un lieu d’ancrage toujours et à chaque fois différent et identique, forcément dans un audelà et en deçà de l’histoire. Il y a quelque chose entre le lieu ici et le port d’attache Forcément, donner cette évidence à voir comme on donne un jeu de construction à l’enfant, c’est revenir aussi à la question du protophénoménal, ou plus précisément, revenir à un avant du monde, à un lieu hors du moment et toujours dans l’instant du théologique (comme si le moment de dieu ouvrait sur son tombeau). Ce lieu n’est pas le lieu du jeu de langage, ni ceux à venir. Si j’écris lieu à chaque fois, c’est de manière unique et irrémédiable parce qu’il s’agit toujours d’un lieu, pour montrer l’hypostase de l’ailleurs et des lieux. Lieu est pluriel, il s’agit de tous les lieux et de tout ce que l’on peut désigner comme un lieu. J’userai constamment du lieu, non pas pour être perdu, non pas pour suivre un chemin, mais à chaque fois que cela sera nécessaire. Et pour montrer, désigner toujours, que rien n’est autre qu’un mouvement du port d’attache au lieu hors de tous les lieux, qu’une impossible ellipse dynamique autour de ce lieu hors de tous les lieux.

Il s’agit d’un lieu tout à la fois ‘portion déterminée de l’espace, considérée de façon générale et abstraite et ensemble des points d’un espace affine qui possèdent une propriété donnée’. Lieu reviendra comme mise en abyme de tous les discours, comme point flottant, comme indéterminé nécessaire de toute coordonnée sur la carte du langage. D’autres interrogations, d’autres vertiges, obligent à ouvrir un questionnement sur la religion, comme celui justement des humanités. Au moment où je prononce ce mot, j’ouvre déjà le questionnement religieux. Je l’ouvre parce que j’entends en le prononçant que le mot dit le monde et que le langage supplante le réel. Il faut donc venir là, là où le langage est religieux, aussi théologique, parce qu’il est nécessaire de voir le monde du coté du religieux, de sa propre aberration. Le langage ne renvoie à aucune réalité extérieure, ni ne fait appel à une réalité extérieure, à une autre aberration, il dit la totalité des univers. Il n’y a de réel que de jeux de langages. Ce sont les rencontres des jeux de langage qui donnent naissance au monde, qui le montre et le désigne. Il faut toujours penser ensemble le religieux et le port d’attache, ce lieu premier de départ et de dérive, de l’ordre du dynamique comme aléatoire. Le réel, ce que nous appelons ‘le réel’, est à penser comme fiction de l’ensemble des probables et des possibles. C’est ainsi seulement que je peux définir un lieu de rencontre des jeux de langage, le jeu de langage lui-même lieu improbable de rencontre entre ce qui est dit et l’ensemble des jeux d’acteurs probables qui en découlent. La rencontre de l’ensemble des probables fondent les possibilités d’avènement des possibles. Rapidement, mais non sans insister, nous dirons alors que l’humanité est peut-être à penser comme le passage dans le langage des probables aux possibles. Hors du lieu de rencontre, et pour le penser et arriver à pouvoir accéder à l’abstraction nécessaire que suppose la définition de la désignation, il demeure une question ouverte, celle de poser les limites de son propre langage (le jeu de langage et sa cartographie) comme limites de son propre monde. C’est maintenant que nous posons le port d’attache, que nous devons le poser et penser une véritable cartographie des mondes. Avec le langage nous sommes chacun comme des empires allant toujours à la rencontre des mondes. Et comme les empires nous nous partageons le même monde sous des travers différents, sous d’autres mondes, avec d’autres cartes.

Le port d’attache de chacun est-il alors un lieu sur une carte, ou un hasard ? Est-il quelque part ou est-il toujours ailleurs ? Toujours renouvelé dans l’instant, lorsque je reviens, le port d’attache est toujours aussi ailleurs sur une carte du monde elle-même toujours repoussée et changeante, je reviens vers ce lieu exactement comme je reviens vers le seul lieu, la seule scène que je ne peux contempler et qui fonde toute carte, le point de départ comme port d’attache de tout jeu de langage, ma propre mort. Je reviens vers le port d’attache du langage comme scène de crime puisque le langage lui-même en entier dans son impossibilité à écrire le monde mais seulement à le dire est une scène du crime où il convient de penser l’indice, la preuve. Le point de départ de toute enquête de la pensée, puisque nous pensons comme on mène une enquête, c’est le cadavre. Enquêter en pensée, c’est le faire à propos de quelque chose qui revient, à venir parce que toujours déjà connu. Nous ne sommes pas éloigné des spectres qui nous éclairent, encore faut-il saisir que c’est bien le notre ipse qui est tout à la fois l’arpenteur et l’éclaireur de notre chemin, de ce monde que nous construisons sans cesse en langage. Il y a donc une carte qui se dessine plus qu’elle ne se dit, une carte semblable à celle des explorateurs marins et qui donne à voir les contours et les dépressions, les sanctuaires et les récifs de ce que nous créons toujours comme probables et possibles sans connaître les lieux même où accoster. Il n’y a que lorsque nous accostons, au moment de l’appropriation des biens, de ce que nous avons créés dans le monde et que nous avons donnés à entendre comme ayant une existence propre, que se fait le partage. Comme des empires. Dans ce sens, naviguer en perdant son port d’attache serait sombrer corps et âme, c’est-à-dire n’avoir comme seul lieu de recours que quérir une carte qui ne renverrait à aucune réalité extérieure hors même de tous les jeux de langage, on le devine, on le pressent terriblement, cette carte c’est soit celle des religions soit celle des divans. Je reviendrai sur le lien des religions au divan, mais en un mot il nous parle, au-delà du caractère illusoire de la religion pour Freud, et du souhait de s’en émanciper, de l’impossibilité de vouloir sa disparition puisque c’est là où se situerait une dynamique psychique fondatrice de la culture. Sans avoir perdu de vue le port d’attache de leur langage, quelques uns naviguent dans l’absolue certitude du précipice. Saisis de l’impossibilité à témoigner par cette carte du réel et de son existence, ils se souviennent avoir entrevu leur propre cadavre avant leur spectre et vivent littéralement à la vie à la mort.

Certes là est le risque du jeu de langage, d’amener au plus loin ce vaisseau de l’angoisse, ce pirate inconnu qui se cherche un nouveau port d’attache, un lien nouveau à son aberration. Il sera d’évidence aussi question de trahison, de rupture et réappropriation. Ceux là connaissant la mort absolue comme mode de représentation de ce lieu montré et indicible, ceux là n’ont pas d’autre vie que celle du désespoir. Ce sont justement eux qui, pour rompre ce désespoir, pour donner une légitimité à cette révolte qu’est cette piraterie au monde commettent l’acte du déni de la surérogation, le droit de lire la carte, de sortir des limites de leur propre monde en évacuant celles de la tradition. Evacuer la Tradition, et nous arrivons, nous le sentons, à Rome encore, ne signifie pas abandonner le langage comme religieux. Comme le jeu de langage, mode de production, fonde le monde, rien ne sort du langage et rien ne se dit qui ne soit dans le monde. Il faut toujours penser le monde comme religieux, quelque chose de l’éthique même serait du côté du religieux. Quelque chose est ici à l’œuvre, quelque chose qui interroge la réalité même de toute existence et le mode de production de cette enquête que semble être ce drame à la vie à la mort. La question posée d’emblée avant de poser les jalons du langage est celle de savoir si celui qui va parler, qui va produire quelque soit toujours son mode de production, est désigné ‘par essence’. Poser et reconnaître le langage comme religieux, poser forcément la question de l’héritage de la trace alors, de cette trace originelle dont il faut arriver à rendre compte dans l’instant, c’est déjà séparer par la Tradition, par ce qu’il faut bien nommer l’au-delà de la transmission, les héritiers des désignés. Accepter de penser le langage comme mode de production religieux du monde (toujours comme les empires pensaient le monde, comme autant de mondes pluriels) pour chacun c’est dire que rien n’est de l’ordre du désigné par essence. Aucun phénomène ou sujet ne tend vers sa réalisation en tant qu’il serait par essence quelque chose de l’ordre du désigné, de l’héritier. En cela il est à penser que l’héritage n’est pas constituant ni même structurant. Rien de ce qui est donné comme héritage n’est donné comme structurant, c’est ce qui est à produire au-delà de l’héritage qui fonde le jeu de langage de chacun. Mais quel héritage ? Arrêtons-nous un instant –puisqu’on aura saisi que le moment est littéralement hors de notre portée- et acceptons de dire qu’il est impossible lorsque je prononce le mot humanité de faire l’économie de l’ouverture d’un questionnement sur la religion.

Déjà en invoquant plus haut la figure de Rome je me rapproche forcément du religieux. Pas de religion sans Rome, ou plus précisément, pas de fait religieux sans Rome et de ce qui se dit là-bas d’un divin qui tendrait à l’humanité. A côté et avec cette interrogation, une autre fait irruption à ce point de ce que nous conviendrons d’appeler en quelque sorte notre récit. Là aussi nous invitons les spectres de la fiction à siéger parmi nous puisqu’ils sont à l’œuvre lorsque le langage désigne sur cette carte tous les lieux probables de leur apparition. Après tout ce lieu au-delà c’est aussi celui du Père de Hamlet, celui tout du moins vers lequel il tend lorsqu’incarné il exprime le langage comme lieu absolu du probable par le serment. Le serment est un lieu d’accostage dans le langage. Nous avons vu le lieu d’accostage comme celui des probables et celui de la coïncidence des mondes et des cartes du monde. Sur cette carte, le serment est un lieu d’accostage improbable, une surérogation volontaire, apodictique. En cela il est toujours soit ordalie et donc du côté de la Tradition et avant les humanités, avant le mouvement de la désignation, soit surérogation à soi, comme une tentative de dire ce qui va arriver. Une tentative seulement, une ellipse. Affirmer la capacité à dire, c’est passer de l’autre côté du langage et décrire le lieu indicible. Celui qui est aux prises avec le langage, celui qui arpente la scène du crime en mettant en scène à travers le langage l’existence comme représentation, celui là ne peut dire le lieu. On le pressent, la tentation du temps, tout du moins de se saisir de la question des temporalités et des modes d’énonciation des temporalités est de plus en plus pressante. De la même manière que le langage comme mode de production religieux du monde dit la carte du monde comme carte d’une représentation de la scène du crime (c’est du moins un des motifs de cette carte, il ne saurait bien évidemment être unique), de la même manière on peut dénombrer les modes d’énonciation des temporalités comme de simples articulations rhétoriques. J’irais jusqu’à écrire comme de simples didascalies, d’évidents énoncé de lecture qui n’arriveraient pas à sortir, après la contemplation de cette scène originelle, d’une stricte dualité instant/moment, décor/machinerie, représentation/mise en scène, scène du crime/enquête. Cette dualité, ces dualités, modes d’expression de la même représentation d’un motif d’existence (une dimension peut-être ?) est synallagmatique.

Les modes d’énonciation des temporalités sont tout entier voués à articuler ces deux espaces de représentations de la carte du monde, le langage (le jeu de langage et sa cartographie) devenant le garant de sa propre cohérence, puisque c’est seulement comme mode de production religieux du monde qu’il permet d’énoncer ces deux conditions d’existences des temporalités. Bien évidemment, nous restons dans l’intervalle, dans le rapport interne aux dualités énoncées. Et cet intervalle ouvre le probable d’une désignation au-delà de l’instant et au-delà du moment. Il y a toujours un acte de désignation en mouvement, et cela vraisemblablement dans tous les intervalles que nous avons explorés pour l’instant. Nous c'est-à-dire tous ceux qui ont décidés ici de trouver lieu où accoster dans ce texte. Et ce ‘nous’ est lui aussi un intervalle qui, c’est d’autant plus évident que directement saisissable, est bien du côté de la désignation. Ce n’est pas un jeu de lecture, mais une intimité indéfinie des jeux de langage. L’acte de désignation est indéfini dans son dénombrement, il est comme chaque carte, elle-même comme chaque scène de crime : chaque fois unique et renvoyant toujours à quelque chose entre 1 et n où n est indéfini. C’est en cette mesure (giocchi di parole facile mais justement pour désigner encore ici dans ce jeu de mot les ensembles désignés indéfinis, tous les intervalles à l’œuvre à partir d’un seul lieu d’accostage probable devenu possible lorsqu’il se désigne) qu’il est non pas comme d’autres lieux mais comme une désignation vers des ailleurs de l’instant et des ailleurs du moment, quelque chose qui s’exprime sans se dire comme relevant du lieu hors de tous les lieux, ce lieu présent au-delà et en deçà de tous les lieux désignés. Mais prudence au bord du gouffre. La question n’est pas de penser l’éternité ou l’intemporalité dans l’instant, ni de poser le moment comme point d’appui d’une théologie, même négative, quelconque. L’interrogation n’est pas en soi théologique. Encore une fois, ce lieu n’est pas une espèce de monades de toutes monades, ce lieu n’est pas Dieu. Et s’il l’est c’est un je suis en hypostase. Il n’y a simplement pas de révélation, même dans le langage. L’irruption d’un fait ou d’un phénomène prend simplement sa place, avec des coordonnées plus ou moins précises selon ce que l’on cache à soi-même, sur la carte. Ce qui est dissimulé et ce qui semble perdu comme autant d’îles au trésor ne font pas forcément l’objet d’une quête, mais quelquefois le prétexte nécessaire à l’élaboration de fictions nouvelles. De fictions nouvelles c’est-à-dire de repères nouveaux prenant la forme de territoires : ici ces fictions ne sont plus seulement points, repères géométriques mais lieux d’habitation de celui qui parle.

Eventuellement, de façon improbable, ces lieux sont port d’attache. La réécriture fictionnelle est un choix indéfendable mais aucun argument ne peut en venir à bout, faute de s’évider soi-même. Il faut bientôt penser la difficile mise à distance de la fiction face à la réécriture. Rappelons que le réel, ce que nous appelons ‘le réel’, est à penser comme fiction de l’ensemble des probables et des possibles. C’est ainsi seulement d’ailleurs que je peux définir un lieu de rencontre des jeux de langage, nous l’avons vu. Cette question du réel comme fiction et des modes d’énonciation des temporalités comme donnés à penser du coté de la réécriture pose le seul problème de la coïncidence préalable des cartes. Il serait possible néanmoins d’interroger à partir de cette question le sujet comme sujet pensant et agissant. Un mot rapide. D’évidence il n’est pas fait mention à a partir du langage d’un questionnement sur un éventuel langage naturel. Penser le monde comme production lisible, c’est dire aussi qu’il est toujours une représentation par le langage. Carte et sur cette carte, il apparaît et disparaît comme une onde, au gré des calculs géométriques (mesure du monde) du sujet tentant de se connaître par rapport à son propre port d’attache- et non dans l’absolu, sauf mention religieuse explicite. Le sujet est toujours et constamment dans un rapport au port d’attache. C’est cette tension qui le fonde. La tentative d’énoncer dans le langage cette tension comme universelle, c’est-à-dire la tentative d’énoncer un préalable à tout accostage entre deux ou n cartes, c’est cela que je nommerais ici culture. Nous accosterons justement bientôt à Wien, Berggasse 19 pour mieux fouler le sol de la terre qui vit la naissance de ces interrogations, pour être là où sur toutes les cartes se situent le repère coïncidant de toutes les interrogations sur le sujet et la présence à sa parole dans la culture. La culture, c’est ce qui dit et relie l’universalité probable devant s’incarner en possible de cette tension entre le port d’attache et le sujet. Comme une volonté de mettre en commun l’extrême inquiétude qui consiste à parcourir la totalité du chemin entre le port d’attache et le lieu hors de tous les lieux. Il n’y a que de la culture entre les cartes, avant les accostages, jamais d’au-delà de la culture et jamais non plus d’état de nature. Pas plus qu’on ne peut sortir du religieux du langage on ne peut s’extraire de la culture. La question des transmissions au sein de l’Eglise et de ce que cela veut dire être chrétien, si elle se dessine évidemment, ne sera pas ici abordée en tant que telle.

Nous avons opté pour une interrogation portant sur le mécanisme surérogatoire de la transmission au sein de la Tradition. Le déploiement de la pensée catholique apostolique et romaine, ce qui se dit de l’ordre de la tradition (ici dans l’acceptation unique que lui confère la religion, comme le cheval ou la tour n’ont d’existence que dans le jeu d’échecs), est d’emblée confronté à la difficulté de recueillir une parole toujours à venir pourtant toujours issue d’un moment originel s’enfuyant. Il n’est pas question d’une carte du monde comme forme formante ici mais d’une carte universelle, catholique forcément, seule production du monde. Et de savoir comment rendre compte de cette parole, de cette carte, de cet héritage à ceux qui sont désignés comme héritiers. Notons ce point car c’est peut-être là le moment qui sera plus tard celui de l’interrogation. D’évidence surgit ici sinon le mécanisme de la transmission, et si je refuse de parler de nouvelles humanités autrement qu’en m’appuyant sur un lieu abstrait, c’est aussi pour échapper à l’Histoire et à un certain discours de l’Histoire sur l’humanité. Nous touchons là aussi à la désignation de cet héritage et du travail, de la production à fournir pour pouvoir produire à soi l’héritage même, entre autres, de l’innommable. Interroger la tradition à travers le mécanisme religieux, c’est-à-dire dans le mécanisme même de la machine ‘mécanique’, c’est dire que le mouvement dans l’intervalle, que le mouvement de navigation sur la carte du religieux est toujours dans l’actualité vivante de l’horreur, d’une mémoire toujours à vif, comme l’est le renouvellement liturgique. Dans un crédit analogique. Bien sûr, on pourrait ici comprendre que face à l’horreur, au pouvoir absolu de l’horrible, rien ne se dit de la liturgie. Encore une fois c’est une mise en branle que nous interrogeons, et non l’adéquation de pratiques à une réalité. C’est l’occurrence d’une méthode comme l’est celle du langage production du monde. La tension est là, et à la saisir, à l’appréhender on comprend mieux le besoin d’abstraction, faute de ne plus pouvoir parler et de se laisser aller à un autre discours, celui de la tension entre la foi et la raison. Entre une carte qui fait coïncider le port d’attache et le lieu hors de tous les lieux (ce que nous appelons la foi) et une autre interrogeant sans relâche l’intervalle pour elle irrécouvrable entre le port d’attache et le lieu hors de tous les lieux, ce que nous nommons la raison comme méthode. Mais le choix esquissé préalablement à ce texte, et sur lequel je m’appuie, est d’interroger la transmission comme production de l’humain, d’un au-delà de l’humain, et non pas ici des humanités puisque le sujet se perd, échoue, accoste et plonge. Il se perd à lui en tant que sujet, il se perd s’éloignant du port d’attache sans plus savoir comment se situer par rapport à ce port, sans plus savoir donc comment s’orienter dans le monde.

Encore une fois ne plus savoir s’orienter dans le monde, sur la carte, c’est, nous le savons, ne plus avoir s’orienter avec et dans le langage. Le désorienté, c’est celui qui ne sait plus se situer dans le langage, c’es celui qui n’arrive plus à naviguer dans le monde avec le langage. Il ne fixe plus de limites propres au langage, il n’arrive donc plus à se projeter et à se représenter le monde. Le langage ne produit plus le monde, il ne peut que le constater, le sujet est perdu à luimême. Certes c’est là introduire également forcément la figure de l’analyse puisque le sujet se perd, puisqu’il ne semble plus à même de dessiner de carte, de se représenter le monde, d’être dans l’acte de fondation de la culture. Il semble difficile à cette heure de pouvoir penser sur un sofa alors que le divan nous tend les bras, embarqué lui aussi sur ce navire. C’est donc aussi avec la figure de Freud, Berggasse 19, que nous cheminerons. Je reviens un instant à Rome, et de ce que cela peut nous dire de la transmission, puisque aussi bien c’est par la transmission que nous arriverons à l’humanité. Plus exactement, ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas le débat sur une possible humanité à venir ou une anthropologie qui serait là toujours de Nicée à Vatican II. Non, ce qui me semble remarquable, c’est de considérer le fait religieux catholique sous l’angle du langage et de nous demander ce qui se transmet. Comment la carte du langage catholique est vraiment celle de la tradition, comment le vivant ici se greffe sur du mécanique. Il apparaît inutile de s’interroger sur les croyances via le prisme de la science ou du mythe, mais bien plutôt de se demander comment des mots n’existant et n’ayant de signification qu’au sein même de l’Eglise, puisque les pratiques religieuses n’ont pas à rendre compte d’une réalité extérieure à la religion elle-même, ont pu faire acte de dissémination. Pourquoi sinon pour ceux qui coulent ou qui craignent de naviguer dans les hautes mers du langage ? Je saisis les figures de la contestation du christianisme, qui, de Nietzsche à Freud, nous parlent des ressentis et des névroses. Et c’est justement chez Freud que l’on trouvera quelque chose qui fait signe vers une légitimité à penser avec Rome. On sait que Malaise dans la civilisation exprime l’impossibilité pour le logos à saisir le devenir immédiat de l’humain. Pour Freud, la religion, dans son lien avec la névrose et la reconnaissance, s’impose comme un partenaire fondateur même s’il est ambigu de la culture. L’avenir d’une illusion le dit bien : quelque soit le caractère illusoire de la religion, et le souhait de s’en émanciper, on ne peut vouloir tout simplement sa disparition puisque c’est là où se situerait une dynamique psychique fondatrice de la culture.

Il est difficile, voire impossible, de suspecter Freud de quelconque complaisance pour la formation religieuse qui est pour lui ‘le pendant pathologique de la névrose obsessionnelle’. Sans rentrer par faute de temps et non d’envie dans le jeu de la dialectique du désir se développant dans les représentations religieuses et leur liturgie, sans se heurter non plus à la question du totémisme, ce que nous dit Freud nous parle, au-delà de la critique entre sacrifice et espérance, d’un quelque chose au sein même de la religion qui serait de l’ordre de la fondation. Je sors ici du désigné car il serait fort peu courtois, de cette courtoisie élémentaire en pensant, de vouloir comprendre et disséquer Freud, comme toute carte d’ailleurs qui clôture parfaitement son monde (parfaitement c’est-à-dire en n’oubliant pas les abîmes et les failles), à l’aide d’une carte dédiée à la recherche même de l’opposé de la certitude, du lieu où la terre est plate. Je sors du désigné en refusant de lire Freud ici avec mais je n’échappe pas à la désignation. Le lieu d’accostage pour moi est bien celui de l’intervalle, de l’écoute de ce quelque chose au sein de la religion. Ce quelque chose de l’ordre de la reconnaissance, de la tension vers autrui et, éventuellement, du passage de l’éros en agapè. Dans cet intervalle, le religieux interroge, approche, dans une mécanique de la répétition, le lieu avant les lieux. A sa façon, à sa main littéralement puisque le religieux écrit aussi. Visiblement, c’est-à-dire pour moi qui se donne à voir en se désignant comme mécanique dans le langage, comme objet dédoublé dans la machine, visiblement donc l’acte de désignation est à l’œuvre, et non pas seulement son ombre. Ce que Freud nomme dynamique fondatrice je le nomme acte de désignation en mouvement, mais je ne connais pas encore le sens de ce mouvement ici, en plein ou en délié, déni ou allégeance. Ce qui m’intéresse là dans cet acte et à travers lui, c’est le mécanisme de transmission qui en la religion ne se dit pas mais se révèle à l’extérieur même de la religion. Comme si quelque chose était mis en branle et permettait le passage du langage au monde, ce qui ne va pas d’évidence. Ce passage, puisque le langage est aussi le monde et sa totalité, est celui vers un monde prescrit et forclos hors des langages, du langage de chaque carte. Je sens bien que tout cela m’échappe dans cet espèce de désignation, de ‘pointé du doigt’ d’un au-delà des/du langage(s) du/des lieux(x). S’il n’y avait que ca qui m’échappe je serais heureux mais tout ce mouvement suppose en soi d’échapper, en se construisant dans la fuite même, à celui là qui lui court après et avec. Tentons tout de même de garder le cap dans cette première bourrasque. Et alors, comme il est possible de prendre appui sur l’intervalle, nous pouvons de même démonter les appuis des mots.

Ainsi, en travaillant à rebours sur la langue dans son rapport à Rome, transmission nous renvoie à Tradition. L’idée même de tradition est, classiquement, ‘celle de communiquer et de transmettre un corpus de doctrines et de pratiques à travers les générations et les communautés.’ Au sein d’un monde d’avant la Réforme et l’Aufklärung, qui ne remet nullement en cause son nom même de chrétien, la Tradition, distincte bien évidemment des traditions, est admise sans discussion. C’est-à-dire qu’au sein du monde de l’Antiquité et du Moyen-âge, au sein d’un monde qui ne connaît pas l’Histoire du sujet comme celle du sujet pensant, qui ne peut pas connaître la diversité des mondes pour lesquels s’embarquent les sujets puisque ceuxci sont encore à quai, la tradition catholique, comprise par l’Eglise elle-même incarnation vivante de la tradition dont elle est aussi un outil, s’inscrit comme autorité dans un processus temporel, lui-même étant une histoire du salut. Si la constitution des interprétations des évangiles donna lieu à de multiples controverses débattues et réglées lors de la période de la théologie conciliaire de Nicée à Chalcédoine, il n’en reste pas moins que le rapport à l’autorité, à l’Eglise, et à la Tradition comme transmission ne pose pas de problème. Le rapport ici n’est pas un intervalle en mouvement mais si j’ose un intervalle serein, se connaissant lui-même. La Tradition, cette transmission de cette histoire du salut reste et se veut le mode de vie du monde chrétien, c’est-à-dire une transmission éprouvée comme mode de vie et compréhension du monde, d’un monde encore une fois hors de l’Histoire, entretenant un rapport exclusif au passé. Il n’y a pas de lieu de la modernité à comprendre comme interrogeant un passé, pas plus qu’il n’y a de possibilité de se déplacer en étant à la recherche de cette interrogation. Le point de départ du voyage dans et avec le langage est d’emblée le point d’arrivée : le lieu est tous les lieux. On pense bien évidemment à la formule de Vincent de Lérins ayant défini la règle de la Tradition, ne reconnaissant comme catholique que ‘ce qui a été cru partout, toujours et par tous’. Rappelons que le catholique vient du grec katholikos, universel. L’Eglise est pour Clément d’Alexandrie église universelle, katholikê ekklêsia. Il y a donc dans un premier temps quelque chose qui se dit à Rome, pour qu’il y ait transmission et salut, donc production de l’humain, de l’ordre de l’unilatéral avec le passé et de l’autorité comme garant de l’interprétation. Ce dernier mot apparaît semble-t-il d’un coup. En réalité il est présent depuis le début, de tous temps dans tous les discours, c’est même une évidence, la question des mondes est aussi celle de ses interprétations. Nous arrivons à un point crucial, une sorte de palier de compression de notre carte un rien devenue celle d’un exercice intellectuel en apnée il convient de le reconnaître, parce que la question des interprétations rejoint forcément celle des humanités.

S’il y a ici humanités, au sein d’un monde qui ne connaît pas d’Ailleurs s’interrogeant sur sa propre transmission, elles sont de l’ordre de l’identique. Aucune physique n’est à l’œuvre, aucun flux, car l’ensemble des héritiers reconnait l’héritage donné comme étant production d’un salut et non pas comme étant à produire. Le point qui me semble important à souligner n’est pas tant l’opposition à toute innovation, que l’adéquation à ce moment entre le monde et la religion. J’insistais plus haut sur l’idée qu’aujourd’hui les pratiques religieuses n’ont pas à rendre compte d’une réalité extérieure à la religion, leur vocabulaire lui-même n’ayant de signification qu’au sein de la religion. Il semble qu’au premier instant du monde chrétien, il n’en fut pas ainsi et que le vocabulaire religieux avait alors une signification, une valeur, en adéquation au monde puisque le monde était nominalement religieux, puisqu’une seule carte disait un seul et même monde. Comment ne pas avoir à l’esprit que les humanités d’alors ne peuvent plus être comprises, ni même reconnues aujourd’hui ? Il semble qu’une certaine rupture de l’ordre de l’avènement dans l’humain, dans la conscience même de l’humain, ait été induite ensuite par le double mécanisme de la Réforme et des Lumières. Un double mécanisme de remise en cause de l’autorité, de la place de l’autorité dans la transmission. Et donc dirons-nous d’embarquement, d’invitation au voyage. Vers de nouveaux mondes encore à découvrir. Car si la Réforme pose la question de la conformité de la Tradition, à l’Ecriture en refusant que d’autres sources participent à la transmission (ce qui donnera naissance, ce n’est pas vain, à la ‘théorie des deux sources’ de la révélation en retour, théorie dont la querelle se poursuivra jusqu’à Vatican II), l’Aufklärung se heurte directement et de la façon la plus radicale à la problématique de l’autorité et de son mode de désignation de la transmission. Là un instant il faut sortir des jeux de cartes. D’une façon certaine, en s’interrogeant sur l’Ecriture et les écritures, Luther et Kant, qui propose tous deux un statut nouveau de lecture à l’Ecriture fondent l’éclatement des écritures. Et par là l’éclatement des mondes. La transmission catholique ne se fait plus désormais dans un monde nominalement chrétien mais au sein d’elle-même. Pour le coup et par le jaillissement de la lecture, les mots de la religion ne renvoient plus à une réalité extérieure, et désormais sensible, à la religion. La transmission catholique devient comme une simple monade, mais une monade référentielle dans son unicité spécifique. L’impossibilité pour l’Eglise d’ailleurs de continuer à désigner comme héritiers tous ceux qui ‘croient partout et toujours’ pose les prémices d’une crise de la transmission dont Vatican II n’est que le dernier avatar, après le traditionalisme, l’école de Tübingen, ‘l’école romaine’ chère à Franzelin et la ‘tradition vivante’.

En tout état de cause, la révolte des héritiers, le refus de prendre en compte l’héritage imposé a remis en question non seulement en cause l’héritage mais la transmission elle-même, c’est-à-dire le processus de mise en action de la Tradition. L’apparition de l’éclatement des mondes a donné naissance à la synchronie des langages, et donc à la diachronie des transmissions entre les cartes. Même dans cet intervalle, il faut parler de désignation entre ce qui se dit et ce qui se dit. Laissons donc désormais une Rome qui n’est plus qu’une certaine Rome se chercher enfin dans ce monde qu’elle a déserté en le désignant. La question de la transmission n’est pas celle de la production de l’héritage. Allons maintenant au cœur des transmissions, à la désignation. La Tradition catholique se perd en tant qu’elle fut transmission au moment où ceux qui sont désignés héritiers refusent, non pas de produire l’héritage, mais de reconnaître cet héritage, et de se reconnaître comme désignés à l’héritage. Comme il y a plus d’un monde puisqu’il y a plus d’un langage, il ne peut y avoir une seule carte. En ce sens ce qui pose question n’est pas, face aux humanités, de s’interroger sur la détermination ou non d’objets à transmettre, sur les modes de production mais d’aller en amont de cette réflexion, derrière l’oubli du temps et de la mémoire (qui n’est pas paresse mais pardon de tout imprescriptible), et savoir ce qui est à l’œuvre lors de la désignation. Les Lumières contestent de prime, non pas l’héritage mais l’autorité hypostasique à cet héritage. Ce point est particulièrement sensible avec Kant. Pas nécessairement lors de la proposition du passage du déisme au théisme, en affirmant la nécessité d’accorder un crédit analogique entre un Dieu personnel et le sujet pensant individué. Ce dernier point ressort vraisemblablement plus de la question de la production de l’héritage, des modes de transmission à fournir et à inventer que de la désignation et de l’appropriation de l’héritage. La coïncidence sur la carte religieuse du port d’attache et du lieu hors de tous les lieux est moins à penser que la tension entre la carte catholique et celle à venir, en souffrance, en attente et en production. Hegel semble déjà être à l’œuvre avec Michelet ici. Non plus précisément ils ne peuvent qu’être à l’œuvre. L’acte de se désigner dans l’appropriation, comme étant héritier d’un héritage à produire non pas seulement dans un mouvement double de saisie et de prospection mais aussi dans l’interrogation de la béance qu’est cette production, est comme de l’ordre primitif de l’humain. Ici on touche directement à l’acte, l’humain serait du côté du mouvement dans cet intervalle.

Le mécanisme de transmission et de production de l’héritage (comment ne pas ici aussi s’interroger sur les figures de Heidegger, de Derrida, de Rey) est compris avec une rare et incontestable intelligence, comme étant souvent de l’ordre de l’invention des formes et des contenus par celui qui reçoit cet héritage. Entre l’individuel et le collectif quelque chose, qui ne se dit pas, est à l’œuvre et tourné vers l’invention de formes, de forma de cette transmission. Faut-il avec la forme recouvrir l’intervalle et ce qu’il a d’irrécouvrable, le lieu d’origine ? Faut-il on le voit parler de cet intervalle comme on parle de la démocratie et de la praxis ? Je n’ai pas envie ici d’interroger l’exactitude de cette production, mais peut-être à travers la rupture entre le monde chrétien et ce qu’il faut bien appeler après le monde des hommes, là où l’humanité peut être lésée (et nous allons rapidement venir à ce crime qui en dit long par son mode opératoire et sa victime), me demander ce qui fait que l’humanité se fait jour dans l’intervalle de l’acte de désignation comme refus de désignation. La désignation montre ce mouvement similaire de refus d’une désignation. L’héritage à produire ne serait pas alors conçu comme sur fond d’absence testamentaire, mais le refus justement d’ouvrir le testament (comme certaine confession néotestamentaire que sont les évangiles après Nicée) serait comme un mouvement initial. Celui de refuser d’aller explorer l’intervalle issu de l’éclatement, de refuser de penser et de désigner l’intervalle entre la carte catholique, ses ombres et les cartes issues de la rupture. Ce qui est à l’œuvre ici dans ce refus n’est pas forcément de l’ordre de la liberté, c’està-dire que celui qui refuse de subir la désignation ne commet pas d’acte qui soit libre ou moral, comme étant de l’ordre du devoir. Dépassant justement le mouvement initié par la fondation de Kant, ce mouvement me semble être de l’ordre de ce qui montre, de ce qui fait signe, de ce qui désigne. Ce mouvement semble bien être de l’ordre de l’acte de la désignation comme mouvement. Vers quoi exactement et comment la désignation du déni de la désignation fait-elle signe ? Comment interroger la négation autrement que comme contraction ou en sombrant dans l’Aufhebung chère à Hegel et donc en revenant alors à l’incarnation ? Comment l’apparition de la protéiformité, de la pluralité, de la diversalité de l’humain, et donc le mouvement de retour vers l’unité de l’Humanité, en ce sens que maintenant elle est neuve, peut-elle prendre sa source dans le refus d’être en instance de désignation ? A moins que le refus soit celui de la surérogation. Voilà quelques mots qui, aussi anodins soient-ils, ouvrent un espace plus vaste que ne l’est celui de certaine résilience si terriblement à la mode, quand bien même cet espace nous renvoie pourtant à ce mécanique au de là de la machine, ce mécanique comme du vivant.

L’évidence serait, en pensant à Luther, de comprendre ce statut de Lecture (donc d’interprétation, trop souvent et mal assimilé à un libre-arbitre nouveau) qu’il donne à la transmission, comme parlant d’une discordance entre la promesse, le crédit fait à la promesse, et ce qui est in fine transmis, en touts cas compris comme étant transmis par celui ou ceux, qui désignés à la transmission, reçoivent cette promesse. La Lecture est ici à l’œuvre en se constituant comme un lieu de médiation entre la parole de l’Ecriture et le recueil de cette parole, entre ce qui est à transmettre et ce qui est transmis, en cela la lecture se substitue à l’autorité. C’est en cela que la Lecture fonde le langage et l’éclatement : lire une carte originelle nouvellement, c’est être nouveau toujours. Nouveau n’est pas neuf néanmoins, neuf serait du côté de l’origine de toute chose, nouveau non. Il est évident qu’ici nous céderons le pas à ceux qui engagent une pensée de la fiduciarité et qui sauront démêler les écheveaux de la promesse de la transmission, de la reconstitution de cette parole perdue du père, de ce passé à constituer même si ces thèmes sont coïncidents avec ceux de la transmission telle que nous voulons ici la découvrir, ils nous poussent à nous tourner vers la production comme essence peutêtre du mécanisme. Retournons à Luther en gardant à l’écoute l’horizon anthropologique de Kant et ce passage évoqué du déisme au théisme. Retournons à Luther et tentons de sortir de cette question du crédit pour saisir s’il nous parle, s’il dessine là aussi une carte, avec la Réforme de l’appropriation et de la désignation surérogatoire. S’il nous parle veut dire aussi : avons-nous donc plusieurs langages et avons-nous plusieurs mondes alors ? Le sujet le plus proche du lieu hors de tous les lieux (comme l’est Luther au moment de la rupture) est-il celui qui, disposant de plusieurs cartes pour les mêmes endroits, navigue le plus aux mondes ? Critique et non déconstruction négative de la Tradition romaine, de la transmission donc jusqu’alors, la Réforme est avant tout une remise en cause de l’autorité de la transmission catholique, en niant la légitimité et la dite autorité des Pères, des conciles et des magistères. Introduisant le principe de lecture aux Ecritures, de recherche sur la carte, Luther travaille l’héritage de la transmission en réfutant à la tradition une quelconque valeur normative dès lors qu’il ne s’agit pas de la bible. C’est-à-dire du texte-port-d’attache et carte et lieux hors de tous les lieux. La transmission romaine, cette Tradition qui déjà n’en plus une, est donc tolérée lorsqu’elle n’est pas en désaccord avec le livre fondateur et que les pratiques et doctrines religieuses renvoient en leur signification non seulement à la religion mais à l’Ecriture exclusivement. L’autorité étant clairement remise en question, et réfutée aussi vivement en ne reconnaissant ni pape ni concile, l’Eglise n’est plus incarnation vivante mais église, lieu de médiation entre une foi individuelle et une universalité de la foi.

Refusant l’autorité, Luther refuse ainsi également d’être réceptacle de la transmission et d’une certaine partie de l’héritage. En introduisant la lecture comme lieu de médiation substitutif à l’autorité, il place d’emblée le lecteur comme interprète de la transmission et comme hors de la tradition romaine. Interprète c’est-à-dire en quête, il n’est pas utile de revenir plus avant sur tout ce que cela signifie. Le mouvement du refus est déjà de l’ordre du refus de la surérogation, car ce n’est pas la transmission qui est refusée mais ce qui, en elle, ne ressort pas d’elle-même. De ce qui se rajoute comme interprétation figée, comme Dogme. Il semblerait que ce soit plus l’impossibilité offerte à l’individu de se constituer sujet pensant face à l’Ecriture qui motive le refus de la réforme que l’acceptation des écritures comme Ecritures interprétables ‘selon la règle de la foi et de la charité’. Cette position, qui peut apparaître provocatrice (mais encore une fois nous ne sommes pas dans le religieux comme justifiant au-dehors ni même dans un ailleurs d’une signification quelconque), permet de comprendre le passage si commun du protestantisme à l’athéisme. Ce serait cela la carte de l’athéisme, comme un intervalle poussé à l’extrême, à la rupture. Non plus comme mouvement où la liberté humaine (on pourrait ici assumer une autre position face à ces deux derniers mots et dire : ‘Dieu, que cela sonne creux’ sans forcément se tromper beaucoup) s’affirme mais comme refus de toute surérogation, de tout ce qui se dit de l’ordre d’un au-delà de l’obligation de la conscience. Certes, l’athéisme, derrière lequel se cache souvent l’inverse du théisme rationnel, n’est pas une réponse en soi qui permettrait d’interroger le mécanisme d’autodésignation de ce qui se dit derrière ces ‘nouvelles humanités’. Mais si ces humanités trouvent chez Luther une partie de leur source dans le refus de l’autorité comme légitimité surérogatoire, on comprend que le mode de désignation des héritiers est alors justement ici aussi surérogatoire. Que ce n’est pas l’héritage qui n’est pas connu, il l’est au contraire hors du testament, mais bien plutôt l’ajout improductif de l’autorité, refusant de poser les modalités d’apparition de la transgression comme émancipation. Improductif, cela semble l’être directement pour Luther puisque aussi bien les doctrines patristiques et conciliaires ne sont pas interprétables. Elles ne sont pas données à interpréter, elles ne sont pas interrogeables, fondatrice en soi. Leur interrogation, celle des Pères et Docteurs, aurait fait du monde chrétien un ensemble d’éclats de langage. Leur refus d’être interprétables pourrait apparaître comme surdéterminant toute volonté d’appropriation propre de ce qui est transmis. La désignation est de l’ordre alors de la surérogation. Par coup la désignation de l’héritier d’une transmission figée et auto-réflexive va au rebours même de ce qui se dit dans le mécanisme prospectif de toute transmission, et de toute humanité, elle est aliénation. Il y a une interdiction forclose, une interdiction qui ne fonde pas de condition de la transgression. Force est ici de reconnaître que Luther est un héros grec.

Si le terme paraît à première vue volontiers inadéquat, il permet également d’appréhender la tension qui se joue dans le processus de désignation et de reconnaissance, comme celui entre l’éros et l’agapè auquel se heurte Freud. Il faut parler d’amour puisqu’il est parlé de transgression, d’émancipation et d’intervalle. L’amour entre éros et agapè, le passage d’un état de l’amour à l’autre, c’est combler toujours l’intervalle en croisant les fictions au lieu de le recouvrir (l’amour n’est évidemment pas du côté de la démocratie, voir plus haut), c’est poser l’humanité comme socle et non fil funambulaire, c’est céder aux fictions des constructions à plat. Revenir et s’entretenir sur la tension entre ces deux amours n’est pas seulement un moyen mécanique et déontique d’interroger Luther et Kant en cela qu’ils fondent tous deux une modernité de l’homme, une humanité dans l’amour, mais aussi la possibilité de mieux saisir ce qui est à l’œuvre dans le refus de l’autorité conçue comme surérogatoire. L’invocation en un premier temps de la figure de Freud, qui n’est pas sans engager une théorie de la religion, aide à comprendre ce qui, dans le refus de la désignation romaine, nous parle justement de surérogation. Et nous parle de nos cartes et de cette curieuse façon de parler du langage et des jeux. Sans vouloir prendre comme parole d’évangile l’apport freudien aux théories de la religion, la tension qu’il tente de démontrer à partir du culte totémique entre la figure d’un Père archaïque et une religion du fils permet de déplacer en l’acceptant son nil nisi sexuale. La tension sexuelle après la mise à mort du Père et la constitution de son héritage travaille à la transmutation d’éros en agapè. Elle procède aussi en produisant ce qui comble l’intervalle. C’est par le totémisme que se dénoue la surérogation, comme c’est en suivant le totémisme que se noue cette religion du fils, au sein de laquelle le pouvoir n’est plus l’objet de la lutte mais celui du partage. Cette théorie du partage du pouvoir, de ce pouvoir de la parole comprise comme disant le monde et comme lieu et mécanisme de transmission, est, on le pressent, dans la mouvance de l’humain. Qui ne voit qu’ici on navigue à vue, à plusieurs sur la même mer ? Ce partage comme tension et non comme lutte, c’est aussi ce que dit la Réforme, c’est aussi ce que dit Kant, lors des invitations au partage de l’écriture comme lecture. Lors des invitations à se partager l’héritage, à en prendre ce qui est à prendre et à se désigner héritier de ce qui est à prendre comme pouvant être partagé. On comprend mieux en quoi c’est dans le refus de la désignation surérogatoire, celle qui est de l’ordre d’une toute puissance impartageable, que se constitue un primitif en l’homme, une lumière qui se dit de l’ordre du propre de l’homme, de la naissance, de la fondation et du sortir, du port d’attache et de l’embarquement. Néanmoins, même si c’est l’avènement de la lecture comme partage qui fonde l’acte de naissance du sujet pensant, il convient de comprendre cette naissance, non pas comme rejet, mais comme interprétation, c’est-à-dire comme cartographie.

Encore une fois, ce n’est pas l’héritage, quel qu’il soit, ni la désignation qui pose problème, mais la surérogation et l’imposition de l’ensemble de l’héritage. [Kant lui-même reste dans un mécanisme de recueil de la transmission chrétienne et il faudra attendre un certain Nietzsche pour que quelqu’un réponde à l’humanisme en sa reconnaissance de la chrétienté.] Il y a dans le mouvement de naissance et d’émancipation une intelligence de la reconnaissance et du don. Le travail de la Réforme et des Lumières est un travail au sens analytique stricto sensu. Le recueil du don de la transmission est un recueil en production, en travail d’adéquation au monde. Soulignons que l’oubli est ici un mécanisme non seulement nécessaire mais vital même à la bonne marche de cette production. C’est par l’oubli, le pardon comme porte ouverte à l’oubli, de la surérogation que l’héritier peut se constituer héritier de la transmission. Il peut avec ce pardon, cet oubli magnifique, dire quelque chose de sa propre production et rendre témoignage à celui et aux contenus transmis en passant outre les pratiques. Toute carte comme monade entre les monades rend forcément hommage aux précédentes à côté, figurés sur elle, carte, comme îles aux trésors. Par le pardon se construit une historicité de la transmission, de même que par le pardon se constitue la mémoire vive de ce qui fut pourtant impardonnable. Embarquer c’est partir au monde comme on part dans l’inconnu des possibles en pardonnant. Le don ultime fait partie de l’origine, encore une fois. Revenons à la reconnaissance et à ce curieux mouvement qui nous conduit à passer du refus à l’amour, enfin à quelque chose de l’ordre de la tension érotique. Revenons là parce qu’après tout à quoi pensons nous ? C’est peut-être une digression qui serait au centre de tous les mondes, de tous les langages. De toute oralité. Si l’on conserve à l’esprit la transmission comme processus d’émission de contenant et de passage du testamentaire à l’héritier, on peut, et c’est là l’intérêt de passer par Rome, s’interroger sur l’opposition entre un amor hominis, l’éros, et un amor Dei, un amour testamentaire, l’agapè. Il est difficile de conserver une nette séparation entre ces deux termes, sauf à vouloir les séparer, sans les opposer. L’intervalle ne sépare ni n’associe, il interroge et produit en creux. Mais partant de cette séparation hypostasique terriblement protestante, l’amour humain, l’éros, se place du côté de la volonté, la libération par l’amour ressortant d’une intériorité de la volonté : la reconnaissance du don, de l’héritage de l’éros, est à l’œuvre dans le refus de considérer l’agapè comme surérogatoire.

Une histoire de la mort de Dieu est en marche, un tombeau s’ouvre que fermera Nietzsche. Je navigue avec l’éros, il ne peut y avoir d’agapè sur aucune carte, seul l’éros dit quelque chose vers la tension de la désignation. Loin d’être un meurtre, cette mort de Dieu procède du don même de l’Eglise. Il y a bien dans la transmission quelque chose de l’ordre de la fondation, et d’une fondation de l’humanité. Pourquoi parler de don ? Parce que le seul amour qui permet la fondation, ce n’est pas celui qui institue le refus, l’éros, cet amour humain, mais l’agapè, cet amor dei. La carte de l’Eglise fonde jusqu’à la genèse, et non l’inverse nous l’aurons compris, c’est un peu là tout le propos. [Kant opère ce premier travail lorsqu’il concilie l’éthique de l’amour et la loi morale. Pour lui l’éros ne saurait être procédant d’une morale, étant par définition lié aux humeurs des hommes. C’est du côté de l’agapè que se dit quelque chose de la ‘bonne volonté’ d’un amour pratique, quelque chose de l’idéal. Et de l’idéal seulement, car revenir à l’amor Dei comme origine de la Loi serait nier le travail de dénégation opéré précédemment comme acte de naissance de la modernité comme pensée au monde et comme réponse au mythe de la poésie primitive.] La loi morale et l’accomplissement des actes demandent au sujet d’être capable de réintroduire une tension dans son exercice : n’inscrire la réalisation de la volonté qu’en conformité à la discipline de la Loi. L’amour, s’il est de l’ordre de l’idéal, est de l’ordre ici de l’absence, du vide comme mode d’existence même de l’Etre. Il est bien là, dans l’intervalle en proche parent du lieu hors de tous les lieux. Faut-il faire crédit à l’absent, à cet absent ? Maintenant que nous perdons la carte ? Le travail du refus de la surérogation, qui conduit à une production reconnue d’un héritage à partager, semble tisser bientôt un lien archimédique avec la transmission et son mode d’invention. Fondées sur l’absence d’une figure de l’amour idéale, les humanités naissantes toujours, comme expression de la volonté en action, sont constamment à l’œuvre dans la désignation. Issues d’une appropriation de ce qui fut une désignation surérogatoire, elles oscillent entre pardon et absence comme mécanisme essentiels de la transmission, plus précisément de la production de la transmission. C’est le rapport libre (c’est-à-dire dans le refus de la surérogation) qui établit un sens, une direction (et non encore une valeur, nous ne sommes pas liés à une approche morale de l’être) à l’héritage, à la transmission. Ce rapport établi dans le refus de la surérogation par l’héritier, par celui qui va produire (ou non d’ailleurs, ce qui est d’emblée une forme de production), c’est ce que j’appelle l’éthique. En cela il n’y a pas de lien discontinu entre éthique et esthétique ni entre esthétique et morale.

La délimitation des modes de production (des mondes sur la carte hypostasique des topos) par le langage fonde la nécessité d’une éthique toujours en mouvement dans son interrogation esthétique, c’est-à-dire toujours renouvelée dans son approche des confins de l’Etre, ce mode de production qui supposerait un langage sans langage. Ce mouvement qui fonde l’humanité, celui de la désignation, nous permet l’accès à l’Etre, il est comme une condamnation joyeuse à parcourir le monde. Frédéric-Pierre ISOZ, novembre 2005.

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