Concurrent Project Management And Engineering Departments

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Sociologie du travail 44 (2002) 401–417 www.elsevier.com/locate/soctra

L’activité d’ingénierie et le modèle de projet concourant Concurrent project management and engineering departments Florence Charue-Duboc *, Christophe Midler Centre de recherche en gestion, École polytechnique, 1, rue Descartes, 75005 Paris, France

Résumé Les démarches de management de projet et d’ingénierie concourante qui se déploient aujourd’hui dans les entreprises modifient l’équilibre des pouvoirs et les pratiques. À partir du centre d’ingénierie d’une grande entreprise chimique française, ce texte aborde plusieurs questions. Quelles sont les conséquences pour les métiers engagés dans la conception ? Comment renforcer ces démarches sans affaiblir les professionnalismes techniques qui constituent aussi des ressources clés pour l’innovation–produit ? L’article caractérise les différents niveaux d’évolutions visant à articuler dans les métiers, des pôles de compétence pointus et des équipes-projet fortes. Les démarches d’ingénierie concourante modifient d’abord le cadre d’intervention des experts mais aussi les pratiques élémentaires de conception. Enfin, l’article souligne que la transformation met en cause les modalités d’évaluation et de valorisation de l’activité. © 2002 E´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract The new project-management procedures now being used in firms deeply modify practices and the balance of power. A case study of an engineering center in a big French chemical plant raises several questions of major importance in the current context. What consequences does systematizing “concurrent engineering” have on the occupations involved in design? How to reinforce project procedures without hampering the technical professionalism that is a key resource in the

* Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (F. Charue-Duboc). © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII: S 0 0 3 8 - 0 2 9 6 ( 0 2 ) 0 1 2 4 0 - 2

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race to innovate products? The objective is to characterize the various levels of changes intended to “articulate”, in given occupations, breaking-edge “poles of qualification” and strong project teams. Concurrent project management modify both the framework for interventions by experts and elementary practices in design. These changes call into question evaluation procedures and the ways of promoting the activities and actors in engineering. © 2002 E´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved.

Mots clés: Métiers de conception; Ingénierie; Projet

Keywords: Occupations in design; Engineering; Chemical industry; Project management; France

1. Le management de projet dans les recherches Un enjeu majeur pour les entreprises aujourd’hui est la capacité à mettre sur le marché plus rapidement que les concurrents de nouveaux produits. Partant de cet enjeu, de nombreux travaux ont cherché à mettre en évidence les structures et pratiques de projet qui permettaient de réduire les délais. Ainsi, on trouve dans la littérature de nombreux résultats : Kim Clark et Takahiro Fujimoto (Clark et Fujimoto, 1991) insistent sur le rôle du « heavy weight project manager » et conceptualisent le « concurrent engineering » ; Kim Clark et Steven Wheelwright (Clark et Wheelwright, 1992) analysent le fonctionnement d’équipes plurimétier ; Christophe Midler (Midler, 1993) souligne l’articulation entre acquisition de connaissances et convergence des choix sur un couple produit–process ; Allen Ward et al. (Ward et al., 1995) s’intéressent également au processus de convergence et montrent qu’il faut conserver le plus longtemps possible plusieurs alternatives ; Kathleen Eisenhardt et Behnam Tabrizi (Eisenhardt et Tabrizi, 1995) partent d’une synthèse de ces différents résultats pour vérifier la performance de ces principes de gestion de projet dans le secteur de l’informatique. À partir de ces travaux, se dégage un modèle de gestion de projet « concourant » cohérent et complet. La caractérisation de ce nouveau modèle de management de projet et le discours des entreprises concernant la rationalisation des processus de conception ont conduit à une focalisation sur les structures-projet : le chef de projet, l’équipe-projet et les modalités de reporting. La thèse que nous voudrions défendre est que la mise en œuvre de ce modèle de gestion de projet concourant a des implications bien au-delà de la simple structure formelle, notamment sur les pratiques mêmes des concepteurs. Plusieurs auteurs ont déjà souligné les difficultés rencontrées dans les entreprises lors de la mise en œuvre du modèle concourant : « US engineers tended to quickly decide… trying to avoid « wasting » ressources » (Sobek et Ward, 1996), « managing these broad architectural iteration late in a project is not easy… managers were unable to steer the investigation productively » (Iansiti, 1995). Nous montrerons que ces structures-projet fortes réinter-

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rogent aussi les hiérarchies des métiers quant à l’organisation de leur service et des expertises. C’est sur l’ensemble de ces évolutions que bute aujourd’hui une diffusion rapide de ce modèle de projet. Nous caractériserons ces transformations en distinguant trois niveaux. Nous préciserons d’abord les évolutions du cadre d’intervention du métier d’ingénierie. Nous nous centrerons ensuite sur le contenu de l’activité des concepteurs. Enfin, on s’intéressera aux implications quant à la gestion des ressources humaines et aux modalités d’évaluation et de contractualisation entre les projets et les métiers. Le cas à partir duquel nous avons élaboré notre analyse est exemplaire des évolutions du management de projet qu’ont vécues de nombreuses entreprises dans les années 1990. Il s’agit de la branche chimique de Rhône-Poulenc, aujourd’hui Rhodia. Entre 1992 et aujourd’hui, l’entreprise a opéré une réorientation stratégique majeure qui a été à l’origine d’une transformation profonde du mode d’organisation de ses projets. Dans les années 1980, le management de projet ne concernait que la construction d’unités de production, des projets cruciaux dans des stratégies de croissance et d’économie d’échelle. Le modèle contractuel du PMI (Project Management Institute) (Midler, 1997) avait été adopté pour ces réalisations. Au début des années 1990, l’entreprise prend une nouvelle orientation stratégique. Elle se désengage des marchés de chimie lourde et se réoriente sur le marché des produits de performance, à forte valeur ajoutée et à fort degré d’innovation : la chimie de spécialité (Gaffard et al., 1993). L’entreprise va adapter les modes de management aux caractéristiques de ces projets, associant incertitudes techniques et incertitudes sur les débouchés (Charue-Duboc, 1997). C’est ainsi qu’un modèle concourant sera mis en œuvre pour développer les nouveaux produits. Nous nous centrerons sur le métier d’ingénierie et l’impact du modèle concourant sur ce métier. Il est à la charnière entre des expertises situées en amont (le marketing stratégique et la recherche) et les acteurs de l’aval (les fabricants). De plus, il a été particulièrement touché par les transformations du management de l’innovation. Le matériau sur lequel nous nous appuierons a été construit à partir de plusieurs études : des monographies de projets en cours, des monographies de projets achevés et donc représentatifs des pratiques mises en place quelques années auparavant, l’implication dans une formation-action au management de projet, interne à l’entreprise, donnant accès à un grand nombre de projets (une centaine) et à l’évolution des points durs rencontrés par les acteurs-projet (nous avons été associés à cette formation pendant quatre années), enfin l’accompagnement d’un projet en temps réel en participant aux comités. C’est à partir de ce dernier projet expérimentant le modèle de projet concourant que nous présenterons notre analyse des évolutions en jeu dans les pratiques et l’organisation interne à un métier de conception. Nous développerons notre propos en quatre parties. D’abord, nous présenterons rapidement l’activité de conception du métier sur lequel nous nous sommes focalisés : l’ingénierie de procédé et notamment comment elle s’inscrivait dans les processus globaux de conception dans le passé. Les trois parties suivantes nous permettront de caractériser les évolutions liées au déploiement du modèle de projet concourant en distinguant les différents niveaux auxquels elles se situent.

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2. Présentation de l’activité traditionnelle de l’ingénierie de procédé Présentons donc l’activité traditionnelle d’ingénierie de procédé telle qu’elle se déroulait dans les projets de construction d’unité. Le rôle du métier d’ingénierie de procédé est de passer des paramètres de laboratoire définissant le procédé au dimensionnement et à la spécification des installations industrielles nécessaires pour un processus de fabrication à grande échelle. La description de l’enchaînement des réactions chimiques et des conditions de laboratoire dans lesquelles le procédé a été optimisé est le travail de l’équipe de recherche. C’est le process book qui synthétise ces éléments et les connaissances accumulées. On y trouve ainsi, la proportion des produits en présence dans la réaction, les concentrations, la température de la réaction, la vitesse d’agitation, la pression, le temps de réaction, le rendement de la réaction dans le produit recherché, les modalités de séparation des sous-produits non utilisés dans les réactions ultérieures, les besoins de régulation de température (suivant si la réaction est exothermique ou non). Mais au niveau de l’équipe de recherche, l’expérimentation et l’optimisation se font la plupart du temps avec du matériel de laboratoire et sur des petites quantités. Pour passer à l’échelle industrielle, il s’agit alors de déterminer la taille du réacteur permettant d’atteindre la capacité de production souhaitée et le débit d’entrée et de sortie pour que le temps de réaction soit respecté. Il faut choisir le matériau du réacteur afin qu’il puisse résister aux températures, pression et produits chimiques manipulés dans la réaction. Il y a à dimensionner les échangeurs de chaleur pour que le réacteur reste à une même température, compte tenu des propriétés exogènes ou endogènes des réactions chimiques et de la température optimale pour le rendement de la réaction… La puissance des pompes pour alimenter une étape de réaction vers une autre, compte tenu des pressions auxquelles se font les réactions, est à définir. Telle est l’activité de l’ingénieurprocédé. Le résultat de ce travail consiste en des spécifications d’appareils principaux et des schémas de procédés (schémas de principe sur lesquels figurent réacteurs, tuyaux, diamètre de tuyaux, pompes, agitateurs…). Ces documents seront utilisés ensuite par les acheteurs pour passer les appels d’offres et par le bureau d’étude pour définir les implantations physiques des appareils et des lignes de tuyauterie. Comme mentionné en introduction, le projet typique jusqu’au début des années 1990 est la réalisation d’une unité industrielle. La décision de construire une unité adoptant un procédé innovant ne peut être prise qu’une fois le travail de mise au point et d’optimisation du procédé complètement terminé, l’ensemble des résultats ayant été consignés dans le process book. Le projet se limite à la réalisation de l’unité industrielle. L’organisation mise en place s’apparente au modèle contractuel largement diffusé par le PMI. Il distingue deux rôles : le maître d’ouvrage qui définit le cahier des charges pour l’unité et le maître d’œuvre qui assure la réalisation et coordonne les différents corps de métiers (Giard et Midler, 1993). Le maître d’ouvrage est un responsable de la ligne business du produit considéré ; il définit ses attendus et s’engage contractuellement dessus : capacité de production, niveau de qualité du produit, choix du procédé… Le maître d’œuvre ou chef de projet de réalisation, au département d’ingénierie, s’engage sur un coût et un délai de réalisation d’une unité répondant au cahier des charges. Il constitue une équipe d’ingénierie

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regroupant différents métiers – ingénierie de procédé, ingénieur d’études, acheteurs, chef de chantier – et planifie les différentes activités. Différentes étapes sont clairement dissociées. L’étude de base sert à soumettre un chiffrage, elle est donc antérieure à une décision définitive d’investissement. L’étude de détail est à la base de la passation des marchés, de passages de tuyauteries, etc. Le planning structure séquentiellement les interventions des différents métiers, en particulier celle de l’ingénierie de procédé, de l’ingénieur d’études et des achats. Dans ce contexte, le travail de l’ingénierie de procédé s’inscrit dans un cadre stable et bien défini : les contraintes et les objectifs sont connus au début du processus de conception (process book et cahier des charges de l’unité). Il est conduit de manière autonome et relativement isolée des autres métiers. En effet, les interactions avec les acteurs ayant pris part à la recherche sur le procédé sont rarement possibles. Souvent les délais entre la réalisation du programme de recherche, la synthèse des résultats dans un document écrit comme le process book et la décision de construire une unité adoptant le procédé innovant font que les équipes de recherche ayant travaillé sur le procédé sont réparties sur d’autres sujets. Pour arriver à une première version des schémas de procédé, l’ingénieur-procédé part de l’ensemble des données disponibles et de problèmes d’extrapolation clairement posés. Il mobilise ses compétences et élabore des solutions. Dans cette activité de conception, les interactions avec d’autres concepteurs et d’autres métiers sont extrêmement limitées et les hypothèses de travail sont stables et connues. Les schémas de procédé, les spécifications d’appareils principaux, les plans et les consignes opératoires seront ensuite utilisés par les métiers en aval : bureau d’étude et achat. Mais, le plus fréquemment, les équipes d’ingénierie de procédé sont déjà redéployées sur d’autres projets bien avant les phases de chantier, de réception et de démarrage des installations. La seule exception à cette relative autonomie est l’étape de revue de schémas qui vise à vérifier avec les futurs fabricants et personnels de maintenance que les schémas de procédé satisfont bien les critères d’exploitation et de maintenance : possibilité de vider un réacteur s’il y a eu un problème de maîtrise de la réaction ou de qualité de la matière première…, systèmes de sécurité, déclenchement d’alarmes… Telles sont les principales caractéristiques de l’activité de l’ingénierie de procédé dans le cadre du modèle contractuel. La réorientation stratégique qui intervient dans le courant des années 1990 a des conséquences en cascade. D’abord au niveau des projets. Des projets d’innovation sont structurés pour mettre sur le marché dans les meilleurs délais des produits de spécialité. Le département d’ingénierie qui avait été porteur d’une structuration des projets dissociant strictement les phases de recherche des phases de développement et de réalisation s’engage dans des projets « expérimentaux » marqués par des contraintes de délais extrêmement fortes. L’organisation est alors adaptée pour permettre à l’équipe de réalisation de travailler en parallèle de l’équipe de recherche produit ou procédé. Les futurs exploitants sont également intégrés aux projets pour anticiper au mieux les contraintes de démarrage. Des directeurs de projet sont nommés au niveau des business unit et ont une fonction de pilotage et de coordination du projet bien différente de celle de donneur d’ordre qu’avait dans le modèle précédent le maître d’ouvrage. Cette

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évolution vers un modèle de projet concourant va avoir des conséquences importantes sur le métier d’ingénierie de procédé. Nous les regrouperons en trois niveaux : le cadre d’intervention du métier, l’activité de conception et la gestion interne du service.

3. La transformation du cadre de l’intervention de l’ingénierie de procédé dans les projets d’innovation La transformation du cadre d’intervention du métier d’ingénierie de procédé se situe sur quatre plans. 3.1. Une implication plus longue des acteurs pour des délais plus courts La première transformation est un allongement significatif de l’implication du métier d’ingénierie de procédé dans les projets : présence dès les phases amont des acteurs de l’aval (afin par exemple d’intégrer les exigences d’industrialisation dans les phases de mise au point de procédé) et accompagnement jusqu’aux phases aval des acteurs de l’amont (afin de mettre à profit les compétences accumulées au moment du démarrage pour la mise au point et la formation des exploitants). C’est une conséquence directe du modèle de management de projet concourant et de ses principes d’efficacité : l’anticipation, le gel tardif et la constitution de compétences collectives. L’anticipation conduit à poser les questions concernant le process dans les étapes amont de conception du produit et à intégrer dans la définition du produit les appréciations de clients qui l’auront essayé. Les gels tardifs consistent à repousser le plus tard possible les choix très irréversibles (spécifications précises, volumes, …) afin de ne pas être pris à contre-pied par des évolutions rapides des marchés. Enfin, la constitution d’une compétence collective repose sur le recouvrement des différentes contributions afin que les transferts de compétences entre concepteurs et producteurs se passent au mieux et que toutes les compétences soient à pied d’œuvre pour réagir si des problèmes se révélaient au moment du lancement du produit. On assiste alors, pour les intervenants comme l’ingénierie, à un paradoxe sur lequel plusieurs travaux se retrouvent : pour raccourcir les délais de développement globaux, l’intervention d’un acteur métier se trouve allongée. Elle débute plus tôt, alors que le travail de recherche n’est pas encore terminé et se prolonge plus tard, jusque pendant le démarrage des installations. Dans le cas du projet étudié, l’ingénierie de procédé, impliquée comme traditionnellement dès le début du projet, est restée dans l’équipe-projet jusqu’aux phases de démarrage. En milieu de projet, le travail de conception, qui avait été différé en attendant les derniers résultats de l’équipe de recherche, était à mener. Ensuite, le directeur de projet s’est mobilisé pour que l’ingénieur-procédé ne soit pas affecté à un autre projet une fois les schémas de procédé terminés. Cela a conduit à l’impliquer sur des activités auxquelles ce métier n’était pas traditionnellement associé comme la préparation des formations des futurs exploitants puis la formation des exploitants. Ainsi, l’ingénieurprocédé était à pied d’œuvre pendant le démarrage pour mettre en relation les problèmes rencontrés et les améliorations possibles ou les essais complémentaires à mener compte

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tenu de sa connaissance du procédé. En fin de projet, grâce aux interactions répétées avec l’équipe de recherche, une amélioration de procédé, validée par l’équipe de recherche seulement quelques mois avant le démarrage, a pu être intégrée seulement quelques semaines après le démarrage. 3.2. D’un environnement de travail figé contractuellement à un cadre évolutif Le second changement concernant le cadre d’intervention de l’ingénierie a trait aux incertitudes multiples qui entourent l’activité de conception dans le modèle concourant. Les études d’ingénierie sont menées alors que de nombreuses inconnues demeurent, certains paramètres du procédé ne sont pas encore figés. C’est la conséquence de l’anticipation. Ainsi, dans le projet étudié, l’ingénierie de procédé a dû travailler sur deux scénarios de procédé en attendant les résultats de la recherche. Dans le scénario le plus intéressant économiquement, des incertitudes sur la durée de réaction de nature à optimiser la qualité du produit sont demeurées longtemps. Elles ont conduit à différer les décisions qui concernaient la taille du réacteur et des tuyauteries assurant le débit entre étapes et même à recommencer des dimensionnements car les hypothèses prises ne s’avéraient pas confirmées par les essais menés par l’équipe de recherche. 3.3. De contributions séquentielles à un processus collectif Une troisième caractéristique du cadre d’intervention de l’ingénierie a trait aux interdépendances avec les contributions des autres intervenants. Elles se manifestent d’abord au niveau des plannings, beaucoup plus imbriqués. Au-delà, l’apport d’une équipe-projet plurimétier est de permettre l’élaboration de compromis entre les contraintes portées par les différents métiers. De tels compromis s’avèrent plus performants au niveau du projet global que la somme d’optima locaux. Cela suppose alors de susciter le dialogue et l’ajustement mutuel entre les participants. L’imbrication des plannings est une première source d’interdépendance. Prenons l’exemple de la planification du chantier et de la mise à disposition des installations. L’usine planifie les réceptions par ligne de tuyauterie en commençant par les utilités (air, eau…) puis par étape du procédé. L’objectif, en effet, est de vérifier la conformité aux schémas avant de mettre en eau puis en produit. L’ingénierie planifie le chantier et les réceptions par marché (électricité, tuyauterie, calorifugation…) et par fournisseur puisqu’il s’agit de coordonner des entreprises spécialisées et de déclencher le paiement une fois la prestation terminée. On a donc des logiques de planification tout à fait différentes mais pertinentes compte tenu des objectifs poursuivis par les deux acteurs. Articuler ces deux logiques pour accélérer la vitesse des démarrages suppose une coordination et des ajustements. Il faut négocier des compromis, les logiques des deux acteurs n’étant pas a priori facilement conciliables. Ces plannings enchevêtrés créent également des problèmes de coordination beaucoup plus aigus sur les chantiers, du fait de la variété des tâches menées de front et de l’hétérogénéité des personnels qui s’y trouvent. Au contraire, dans le modèle antérieur, la séquentialité des étapes permettait à

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chaque métier une grande autonomie de planification sur son périmètre, les contraintes étant uniquement sur les jalons initiaux et finaux. La revue de la maquette des installations constitue également une modalité d’ajustement mutuel pour trouver des compromis intégrant les contraintes des fabricants dans la conception non plus sur les plannings mais sur des choix d’installations. Les représentants de l’usine sont sollicités pour que leurs demandes soient connues à un moment où leur intégration dans le projet est peu pénalisante et que des modifications n’apparaissent pas tardivement en phase de réception des installations. L’identification de problèmes sur la maquette est évidemment moins coûteuse (simplement un dessin à refaire) et moins pénalisante en termes de délai qu’une fois l’unité construite (il faut alors casser des tuyaux). Alain Jeantet (Jeantet, 1998) souligne également la centralité de ces « objets intermédiaires de conception » que sont les maquettes, les plans, les schémas de conception, dans la coordination entre experts de différents domaines. Si cette pratique de revue de maquette est ancienne, le modèle concourant conduit à une systématisation de ce type de validation par les acteurs de l’aval en cours de conception. 3.4. De la prestation d’expertise spécialisée à l’allocation d’individus dédiés Alors que les services d’ingénierie raisonnaient jusqu’ici en charge de travail spécialisée (nombre d’hommes par jour) pour répondre à un problème donné, on leur demande maintenant de dédier des individus pour prendre en charge l’ensemble des questions d’un projet durant toute la durée de l’étude. Ce sont les principes de dédicace de responsabilisation et de continuité des acteurs associés au modèle de projet concourant qui sous-tendent ce changement. La stabilité des individus permet d’assurer la mémoire des décisions, des orientations retenues et des pistes explorées mais abandonnées. Cette continuité est également une condition nécessaire à un management fondé sur une responsabilisation sur les résultats : ce sont les mêmes acteurs qui situent les prévisions et sont ensuite chargés de les réaliser. Ainsi, l’allongement de la présence de l’ingénierie de procédé se double d’une implication des mêmes acteurs sur toute la durée du projet et non d’un représentant qui changerait en fonction des phases-projet. Dans le cas étudié, c’est la compétence accumulée sur le procédé et l’intercompréhension construite avec les autres métiers (équipe de recherche et équipe d’exploitation pour le démarrage), pendant les phases amont qui ont produit une coordination et une réactivité au démarrage permettant d’atteindre un fonctionnement de l’unité au nominal en quelques semaines.

4. La transformation de l’activité de l’ingénieur-procédé : une logique de résolution de problème à une démarche de co-construction de la cible et de la solution Ces évolutions du cadre d’intervention de l’ingénierie de procédé s’accompagnent d’une transformation de l’activité élémentaire de conception. Comme on l’a souligné, dans le modèle concourant, l’ingénierie commence à travailler dans un contexte qui

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présente encore de nombreuses incertitudes : les caractéristiques précises du futur produit ne sont pas toutes validées, les scénarios industriels sont variés, les contraintes de procédé ne sont pas toutes connues. Le travail de l’ingénieur-procédé va alors s’organiser et se construire sur ces incertitudes. 4.1. Constituer un savoir partagé sur les incertitudes Une première étape consiste à s’enquérir des incertitudes, qualifier l’information manipulée par l’équipe du projet. L’objectif est alors de constituer une connaissance partagée au niveau du projet (common knowledge) sur les principales incertitudes et leur impact potentiel. Pour cela, l’ingénieur-procédé est amené à s’engager dans une démarche d’enquête et de mise à l’épreuve des propositions des acteurs de recherche, de marketing et de stratégie. Ce sont eux, en effet, qui détiennent l’information sur les éléments les moins validés du projet et qui peuvent donner le degré de confiance à accorder aux différentes hypothèses. Or, les documents qu’on remet aux hommes d’études n’en font en général guère mention. Le Tableau 1 reprend un outil construit par l’ingénieur-procédé dans le cadre du projet étudié concernant une étape du procédé sur laquelle demeurait le plus d’incertitudes. Il témoigne de la stratégie construite par l’ingénieur-procédé pour obtenir une validation des hypothèses à partir desquelles il va concevoir le procédé industriel. L’ingénieurprocédé est l’auteur du récapitulatif des hypothèses (1re colonne du tableau) et des délais pour lesquels il a besoin d’une validation (dernière colonne). Ce tableau était présenté en comité de projet, ce qui montre la dimension collective du processus de validation des options retenues. Les différents métiers (usine, réalisation, recherche et direction de projet) participent aux comités et peuvent ajouter des éléments de nature à modifier les hypothèses envisagées et les délais auxquels elles doivent être validées. Tableau 1 Option choisie Conditions opératoires pour la réaction XX

Par

Validation

Par

Délai

Pression : 4 bars Température : 20 à 60 °C Temps de séjour : 40 s

Direction de projet Ingénierie de procédé Ingénierie de procédé

Importante

Équipe de recherche Équipe de recherche Équipe de recherche

Mai 1993 Fin 1994 Mai 1993

Importante

Ce tableau et les commentaires suscités ont conduit l’équipe de recherche à se mobiliser prioritairement sur la validation du temps de séjour. Cette condition opératoire pour cette étape du procédé était en effet un paramètre de conception extrêmement important pour l’ingénierie de procédé. Elle conditionnait la taille du réacteur et le dimensionnement des tuyauteries. Au contraire, la température pouvait rester une variable d’ajustement ou d’optimisation car elle n’avait pas besoin d’être connue rapidement pour concevoir l’unité industrielle. Symétriquement, l’ingénieur-procédé a différé le dimensionnement du réacteur en attendant, des essais en recherche, une validation du temps de séjour.

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Ce rôle d’exploration, de qualification et de validation des paramètres est bien éloigné du travail de l’ingénieur-procédé dans le processus traditionnel, où celui-ci se sent généralement peu concerné par la qualité des données qui lui sont fournies : « Si les hypothèses sont fausses, ce n’est pas mon problème mais celui des responsables. » 4.2. Figer conjointement les hypothèses de conception et les solutions Dans une deuxième étape, les quelques paramètres sur lesquels il y a un enjeu fort à conserver des marges de manœuvre sont sélectionnés tandis, que les autres sont figés afin de réduire l’incertitude. L’apport de l’ingénieur-procédé est essentiel à ce niveau. En construisant des scénarios attachés aux différentes hypothèses, il donne à l’ensemble de l’équipe une appréciation des enjeux associés à ces gels progressifs des paramètres du projet. Reprenons l’exemple de l’étape de procédé détaillée dans le Tableau 1. La durée de séjour indiquée dans l’option retenue correspond à la plus grande taille de réacteur que l’on trouve usuellement dans des unités chimiques pour des produits aussi corrosifs et dangereux. Augmenter le temps de séjour (qui était une stratégie d’optimisation de la réaction envisagée par l’équipe de recherche) conduisait à une taille de réacteur supérieure impliquant un matériel vraiment exceptionnel et donc des coûts et des délais de mise à disposition plus longs et une fiabilité peu éprouvée. La durée de réaction a donc été figée rapidement. Pour une autre réaction, la température au contraire était le paramètre de conception critique. Envisager une température de réaction supérieure à 80 °C impliquait un réacteur dans un matériau beaucoup plus onéreux. Ainsi, les décisions sur le choix du matériau et la température de réaction ont été prises simultanément. La démarche a consisté à mettre en lumière les implications, pour chacun des métiers de l’équipe-projet, de deux scénarios. Dans le premier, la température était immédiatement fixée à 80 °C alors qu’il manquait certains éléments permettant de valider la performance de la réaction dans ces conditions. Dans le second, la décision quant à la température était reportée jusqu’à l’obtention de l’ensemble des résultats de recherche. Dans le scénario 1, ce sont surtout les risques associés au choix d’une température qui pouvaient s’avérer non optimale qui sont explicités ; le coût d’investissement et le planning étant en effet bien maîtrisés du fait d’une décision rapide et d’un matériau connu. Au contraire, dans le scénario 2, ce sont les implications quant aux investissements et à la capacité à tenir le planning qui sont les principaux risques (Tableau 2). Chaque acteur de l’équipe est porteur d’informations sur les différentes alternatives : il est porteur de savoirs du fait de son expertise sur le prix, l’impact sur la qualité… Il est aussi porteur de critères d’évaluation propres à son métier. C’est en consolidant les savoirs disponibles et en confrontant les critères d’évaluation que le choix sera fait. Ce type de mécanisme est également souligné par Françoise Darses et Pierre Falzon (Darses et Falzon, 1996) et Armand Hatchuel (Hatchuel, 1994). Paul Adler (Adler, 1995) parle de joint team coordination. Ainsi, telle exploration d’un chercheur peut être stoppée car les conséquences d’un retard de gel sur le paramètre seraient trop pénalisantes pour le projet. Ou bien, on surdimensionne au contraire des équipements pour garder la possibilité d’un choix tardif de procédé, au vu du gain escompté par les chercheurs.

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Tableau 2 Acteurs du projet

Scénario 1 : Fixer tout de suite la température à 80 °C sans certains éléments

Scénario 2 : Attendre pour fixer la température les résultats complets

Recherche

Risques associés à une température non optimisée : rendement, qualité du produit Impact économique sur le projet d’un mauvais rendement de production à cette étape Acceptabilité du produit si la qualité est moindre S’il faut changer la température finalement, surcoût d’investissement

Livrer les résultats dans les délais fixés

Direction de projet

Clients Ingénierie

Incertitude sur le montant de l’investissement Valider le produit dans des délais plus courts Date au plus tard pour fixer ce paramètre, surcoût d’étude de plusieurs scénarios

Pour l’ingénieur-procédé, il ne s’agit plus ici d’une approche problem solving (Simon, 1969) où l’on cherche des réponses à une question clairement posée (question + contraintes ⇒ solution). Pourtant, telle était bien la démarche de conception dans le modèle de projet contractuel. L’ingénieur-procédé s’appuyait sur des hypothèses précises émanant du maître d’ouvrage (spécifications du produit, volumes, localisation de l’unité…) et de la recherche (définition des paramètres et des conditions du procédé). À partir de ces données, il spécifiait les appareils (taille, matériau…) et les modes opératoires. La démarche que nous venons de caractériser est en quelque sorte inverse. Elle consiste à accepter ou refuser des contraintes, geler des hypothèses ou maintenir ouvertes des options au vu des conséquences que ces choix auront sur la suite du développement. Il s’agit en fait de choisir une formulation du problème en fonction de l’anticipation que l’on fait de ses solutions possibles (hypothèse + solution A ou hypothèses + solution B). Cette capacité à formuler autour d’une question un ensemble de solutions avec leur domaine de validité et leurs implications renvoie à une compétence plus étendue que celle que les concepteurs mobilisaient pour répondre à une question bien posée. Donald Schön (Schön, 1983) avait remarquablement souligné dans sa métaphore de la « conversation avec la situation » que l’activité de design ne se réduit pas au problem solving (voir aussi Bucciarelli, 1994). Les démarches modernes d’ingénierie concourante renforcent considérablement l’importance du versant mise en problème, construction de la situation et travail sur le cadre de contraintes. Elles requièrent alors une maîtrise redoublée des savoirs professionnels du champ concerné. 4.3. Piloter la convergence sur les options qui restent ouvertes Une troisième étape consiste à mettre sous contrôle la convergence sur les paramètres que l’on a choisis de figer au plus tard : jalonnement, mise sous contrôle et vigilance. La compétence de l’ingénieur-procédé est encore essentielle pour le pilotage de cette convergence. C’est lui qui évalue les durées des différentes étapes qu’il faudra enchaîner. C’est lui qui construit à rebours les plannings mettant en évidence les jalons de décision au plus tard, les dates auxquelles des études doivent être terminées et les éléments

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disponibles de nature à orienter les choix. Il se trouve dans une position privilégiée pour coordonner les interactions au sein de l’équipe-projet, en obtenant des autres acteurs les informations dont il a besoin à une date donnée. Ainsi, dans l’outil construit par l’ingénieur-procédé comme support de validation (Tableau 1) figure une date de validation (mai 1993). Dans la première élaboration de l’outil de coordination, cette date correspond à des étapes standards. Puis, dans les itérations successives, vont apparaître des dates différentes. Ce sont les dates au plus tard pour lesquelles l’ingénieur-procédé a besoin d’une information validée afin d’assurer la mise à disposition des appareils pour que le chantier se déroule dans des délais permettant d’assurer le démarrage comme prévu. Pour expliciter ces dates au plus tard, il est amené à interagir avec les acheteurs pour connaître leurs contraintes, les délais de réponses aux appels d’offres et les délais des fournisseurs. Là encore l’ingénieur-procédé se trouve dans des interactions nouvelles avec d’autres métiers dans lesquelles il cherche à identifier les marges possibles. La caractérisation de l’activité de conception que nous venons de faire à partir de l’analyse du déploiement du modèle concourant dans une entreprise chimique rejoint d’autres analyses notamment celles développées par A. Ward et al. (Ward et al., 1995) à partir des pratiques de conception de Toyota : set based design1. La première étape que nous avons soulignée renvoie à l’identification des incertitudes et des quelques paramètres que l’on peut effectivement considérer comme fixes. La deuxième étape consiste à définir des couples hypothèse-solution en partant des différentes solutions et en se réservant la possibilité de figer certains paramètres tardivement. Enfin, la dernière étape consiste à la mise sous contrôle de l’incertitude.

5. Une transformation de l’organisation du métier d’ingénierie Ces évolutions du cadre d’intervention et de l’activité de l’ingénierie appellent des transformations au niveau des unités d’ingénierie de procédé, tant d’un point de vue de leur fonctionnement interne que dans leurs relations avec les projets. 5.1. Management des compétences et gestion du personnel d’ingénierie Les secteurs d’ingénierie ont fait l’objet depuis des années d’un courant de spécialisation et de normalisation des tâches de conception qui est à relier au formidable développement scientifique et technologique. On retrouve, au niveau de la conception, une parcellisation des expertises et une formalisation à l’image de l’évolution de l’organisation de la production de la première moitié du siècle. Dans ce contexte, le modèle de la bureaucratie professionnelle (Mintzberg, 1979) constitue le référent en 1 Le set based design est caractérisé par un certain nombre de principes de conception construits à partir d’une longue observation des pratiques dans l’industrie automobile japonaise : « impose minimum constraints, define feasible region, communicate sets of possibilities, explore trade-offs by designing multiple alternatives, seek solution robust to physical, market and design variation, narrow sets smoothly, control by managing uncertainty at process gate ».

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matière d’organisation d’un métier de conception. Il présente deux traits caractéristiques : spécialisation des experts et autonomie dans le travail de conception. Ces deux caractéristiques sont bien illustrées sur les cas des universités et des hôpitaux, exemplaires de ce modèle. Compétence et autonomie des professeurs et des médecins sont des principes de base du fonctionnement de ces organisations. Mais ces traits caractéristiques du modèle viennent en contradiction avec certaines exigences de l’ingénierie concourante. Nous soulignerons trois points problématiques : le cloisonnement des champs d’expertise, l’importance de l’apprentissage en situation dans la constitution des expertises, l’absence d’articulation des savoirs entre experts de différents domaines (voir également Weil, 1999). Tout d’abord, la question des interfaces entre les champs d’expertise. Dans le modèle de la bureaucratie professionnelle, l’intervention de l’expert se limite aux frontières de son domaine, il s’intéresse peu à l’intégration de sa contribution dans un processus plus global. De plus, l’évaluation et la valorisation des individus s’opèrent à l’intérieur de son champ d’expertise (on est jugé par ses pairs) ; c’est dans cet espace aussi que se déploient les carrières. Dans un tel système, la réussite globale du projet reposant sur la négociation de compromis interdisciplines ne constitue pas un critère de performance important ; de même la solidarité entre les différents intervenants est secondaire. Concernant les processus d’apprentissage, les processus de socialisation, de transmission de savoirs tacites par interaction longue et peu formalisée entre « seniors » et « juniors », jouent un rôle important dans la constitution des expertises dans ce modèle. Or, cette forme de transmission est plus difficile lorsque la communauté des professionnels est éclatée entre différents projets et que les experts, mobilisés sur les objectifs immédiats des projets, ont moins de disponibilité pour la transmission de leur expertise au sein du métier. Pourtant, si le métier n’est pas en mesure de maintenir son expertise et de la renouveler avec les avancées scientifiques et techniques, il y a un risque à terme pour le métier comme pour les projets. Enfin, dernier point, la compétence est en partie tacite et surtout non accessible à des acteurs n’ayant pas le même champ d’expertise. L’expert interagit sur le mode de l’opacité et de la confiance avec des acteurs appartenant à d’autres champs d’expertise. Un tel mode d’interaction est peu compatible avec les processus décrits dans la partie précédente, en matière de négociation et de contrôle des incertitudes du projet. Les solutions inventées pour faire face à ces points problématiques ne sont encore qu’émergentes. Elles se situent au niveau des modalités d’évaluation individuelle et d’incitation, au niveau de l’affectation des personnes aux projets et dans la gestion des savoirs au niveau des services. Ainsi, on voit apparaître dans les unités d’ingénierie, des systèmes de gestion du personnel qui associent plusieurs systèmes d’évaluation et d’incitation : à court terme un système incitatif à l’implication dans les projets (évaluation des experts par la direction de projet, prime associée à la réussite de jalons clés du développement) ; à moyen terme, une gestion des carrières qui valorise la contribution des agents au métier (évaluation par le responsable métier, alternance de postes dans des équipes-projet et de responsabilités techniques dans les trajectoires de carrière). Pour faire vivre des processus d’apprentissage et de capitalisation entre experts, l’affectation de jeunes embauchés comme de seniors, à des projets, est problématique dès

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lors qu’ils sont dédiés. Dans le cas de jeunes embauchés, leur faible rattachement au métier du fait de leur forte appartenance au projet s’ajoute à l’absence de réseau préalablement constitué et rend difficile la mobilisation de la compétence collective du service sur le projet. Symétriquement, la mobilisation à plein temps de seniors dans un projet pose le problème de leur absence dans l’animation scientifique du service et la formation des jeunes recrues aux acquis spécifiques du service. C’est la double appartenance au service et au projet qu’il s’agit de construire et le rôle des hiérarchies des unités d’ingénierie est essentiel. Une modalité consiste à allouer aux projets non pas une personne mais un binôme : senior à temps partiel et junior à temps plein. Une seconde modalité conduit à formaliser et renforcer l’animation de réseaux de compétences interprojets… Ainsi, dans un projet, le rôle de chef de projet était tenu par un binôme composé d’un jeune chef de projet dédié et d’un acteur ayant plus d’expérience et ayant un réseau important dans l’entreprise consacrant 10 % de son temps et se définissant comme « coach ». Dans un autre cas, la direction du service était assurée de manière collégiale. Elle réunissait de manière hebdomadaire autour du chef de service, les cinq seniors de compétence chargés chacun pour leur thème de l’animation scientifique et technique et ayant un rôle quasiment hiérarchique sur des petites équipes. Ainsi, les croisements entre nouvelles compétences et sujets à traiter dans les projets étaient facilités. Enfin, se développent des démarches qui poussent à l’explicitation et à la formalisation d’expertises individuelles (Charue-Duboc, 2001 ; Charue-Duboc et Midler, 2001). Elles se heurtent à une succession d’obstacles car elles sont souvent perçues, dans ce contexte social, comme une perte de confiance et une prise de contrôle du management sur l’expert. La recherche de réponses aux problèmes posés par le modèle de management de projet concourant aux unités d’ingénierie nécessite d’imaginer de nouvelles configurations organisationnelles hybrides par rapport aux types idéaux déjà répertoriés. Au-delà de la difficulté liée à la mise au point de ces nouveaux schémas d’organisation, la prégnance des modèles déjà institutionnalisés, cohérents et légitimes est une source supplémentaire d’inertie dans ces dynamiques de métiers (Sardas, 1997). 5.2. Outils de gestion et contractualisation entre projets et métiers L’extension des systèmes de comptabilité analytique aux métiers de conception a conduit à la mise en place de deux systèmes : d’une part, une comptabilisation méthodique, pour chaque projet, des heures de concepteurs de chaque service et symétriquement, une consolidation au niveau de chaque service des heures consacrées aux différents projets en cours. D’autre part, les contrats internes entre les départements supports et les lignes de produits se sont développés. Ainsi, l’ingénierie s’engage à réaliser un projet à tel coût, ou le centre de recherche à mettre au point un procédé pour tel budget. Il existe un système de facturation interne entre les unités d’ingénierie et les centres de profits (strategic business unit) à l’image du mode de rémunération d’une ingénierie externe. Ces systèmes de gestion, s’ils participent du courant de rationalisation et d’instrumentation des activités de conception, entrent en tension avec les principes du modèle de

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projet concourant sur certains aspects. Il nous paraît important de les souligner car ce sont autant de freins au déploiement de ce modèle. Un premier aspect problématique a trait à la contractualisation interne. La formulation initiale des objectifs du projet dans un cahier des charges précis et détaillé est la clé de voûte de la relation économique qui s’engage entre les partis. Ce mode de relation incite l’homme d’ingénierie à ne commencer aucune étude tant que le cahier des charges n’est pas figé avec précision et à facturer lourdement toute modification. Au contraire, dans le modèle concourant, il s’agit de figer le plus tard possible des caractéristiques techniques et fonctionnelles sur lesquelles il y a, au départ, beaucoup d’incertitude. Une seconde conséquence de ce système de contractualisation est une focalisation sur la prévision initiale de coûts d’études et sa réduction, faute de quoi la strategic business unit peut renoncer au projet ou le confier à une ingénierie externe. Le prestataire d’ingénierie cherche alors à restreindre sa prestation. Cette tendance est à l’opposé des principes d’anticipation associés au modèle concourant qui conduisent au contraire à une augmentation relative du coût des études en amont compensée par des gains dans les phases en aval : surcoûts associés aux dysfonctionnements beaucoup moins nombreux et moins pénalisants que dans l’approche séquentielle (réduction des modifications, réduction des pertes au démarrage des installations) et réduction du délai de mise sur le marché. Le troisième point de tension entre les outils en place et le modèle concourant est une focalisation sur le suivi des dépenses une fois les prévisions élaborées et les allocations décidées. Des raisonnements du type investir à une date t pour avoir des effets bénéfiques à une date t + 1, ou investir dans un métier pour avoir de meilleurs résultats dans un autre, sont difficiles à développer à partir de ces outils comptables. Enfin, ces systèmes comptables gèrent des heures d’experts et non des personnes dédiées. L’optimisation des critères de performance au niveau d’un département a même de fortes chances de conduire à concentrer dans le temps l’intervention de l’ingénierie afin que les personnels puissent être réaffectés sur d’autres projets dans une optique de rentabilisation maximale des ressources d’expertise. Les tentatives de réponse à ces problèmes dans les cas étudiés sont doubles. L’une concerne les contrats et l’autre a trait à la prise en charge de la gestion des personnes au niveau du projet et de l’élaboration du budget. Inciter à l’anticipation, et à l’exploration interactive du problème et des réponses possibles, suppose en effet d’inventer de nouvelles formes contractuelles qui intègrent un gel progressif de caractéristiques du cahier des charges. Un tel système devrait alors à la fois inciter économiquement l’ingénierie à développer les pratiques de conception caractérisées en deuxième partie et engager le directeur de projet, maître d’ouvrage, à expliciter et assumer les risques associés aux incertitudes du projet. Les modalités contractuelles expérimentées pour supporter les relations de partenariat entre entreprises (Garel, 1999) sont autant de sources d’inspiration pour adapter les contrats internes. Prendre au sérieux l’intérêt d’une continuité des acteurs sur le projet conduit à inverser en quelque sorte la démarche de chiffrage : plutôt que de partir des tâches « nécessaires » et d’en déduire les ressources « indispensables », il s’agit de s’interroger sur les moyens de financer le maintien des ressources d’expertise clés sur la période pertinente. On cherche alors les différentes tâches solvables qui peuvent être confiées à l’ingénieur-

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procédé de manière à lui assurer un volume de travail échelonné sur toute la durée du projet. On évite ainsi qu’il soit affecté sur un autre projet entre la fin des études et le démarrage. Sans une telle réflexion sur le périmètre de l’intervention des différentes expertises, le risque est fort que les projets soient ballottés en fonction de la demande adressée à l’ingénierie. En période de surcharge, il sera très difficile de négocier qu’un acteur reste sur toute la durée du projet et puisse contribuer à des actions jugées « périphériques » par son métier (animation de formations par exemple). Au contraire, si le service est en sous-charge, le projet sera plus avantageusement placé dans la négociation à condition qu’il puisse financer cette sous-charge. On le voit, au niveau de l’organisation interne des métiers, le déploiement du modèle concourant implique des transformations. Mais on n’en est encore qu’à leur ébauche. Depuis le début des années 1990, le domaine de la conception est le lieu d’évolutions majeures dans les firmes tant le développement de nouveaux produits est un enjeu prioritaire. Une première étape de cette révolution s’est focalisée sur la coordination des différents métiers engagés dans les projets et sur le rôle qui incarnait cette coordination, le chef de projet. Aujourd’hui, une deuxième étape est en cours qui remet en cause profondément les différents métiers engagés dans la conception des produits. L’analyse que nous avons conduite sur le cas de l’ingénierie de procédé a permis de montrer les différents niveaux auxquels elle se situait : de la pratique individuelle à l’organisation collective du métier comme son cadre d’intervention dans les projets. Ces évolutions importantes, profondes, déstabilisantes parfois pour des experts ayant travaillé dans d’autres contextes, n’opèrent ni automatiquement ni spontanément. Certes, certains acteurs impliqués dans des équipes-projet dynamiques et créatives inventent de nouvelles pratiques et de nouveaux outils comme nous en avons présentés. Mais l’extension de ces pratiques innovantes, au-delà de cas isolés, et leur institutionnalisation passent par une prise de conscience des évolutions en jeu et une implication des hiérarchies des métiers pour diffuser ces nouvelles pratiques et construire de nouveaux référents. Paradoxalement, l’itinéraire de carrière des personnes qui tiennent ces rôles hiérarchiques ne les a pas toujours amenées à participer à des projets, ni préparées à conduire ces dynamiques. Il nous semble que la typification que nous avons construite est une ressource dans l’élaboration des actions à entreprendre pour les acteurs embarqués dans ces dynamiques et en charge de les conduire. Au-delà, des voies de recherche restent à explorer qu’il s’agisse des nouveaux outils de gestion permettant d’articuler modèle concourant et suivi comptable dans les projets, ou des modalités d’évaluation individuelle valorisant expertise et implication dans les projets, ou enfin les processus organisationnels de capitalisation des savoirs entre projets.

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