Cours Imagologie : J.J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes Leçon n° 1 L’image de la communication et de la communauté dans le discours de J. J. Rousseau. Pr. M. Lamnaoui Sliman
L’origine du langage et de la communication dans : DISCOURS SUR L'ORIGINE ET LES FONDEMENTS DE L'INÉGALITÉ PARMI LES HOMMES
Introduction Amener le sujet : Le langage est dans la tradition le lieu de révélation de ce qui est, au-delà du commun des mortels. Le lieu secret de la Manifestation de l'Absolu. Le langage a une vocation qui est celle de la pensée. Mais dans le fait, le langage assume le rôle d’un médiateur de la relation, et peut être ainsi considéré comme un moyen d’expression, de communication, de domination. Comment le langage est-il advenu à la pensée ? Et qu’en est-il, pour avancer le projet de Rousseau : « De la naissance de cet art de communiquer ses pensées, et d'établir un commerce entre les esprits » p190 Problématique : Rousseau pose en ces termes la Problématique : « Comment les langues purent commencer à s'établir ? » Intérêt du sujet : Rousseau se démarque d’abord par rapport à la pensée de son temps (Condillac) : « Cela montre bien comment on enseigne des langues déjà formées mais cela n'apprend point comment elles se forment. p. 186 Il épingle un vice de la méthode chez son contemporain : « il a supposé ce que je mets en question, savoir une sorte de société déjà établie entre les inventeurs du langage. P185 Arborescence de la problématique : Dans le sillage de Rousseau, nous nous intéresserons à : - A quoi sert le langage ? - La communication est-elle vraiment la vocation la plus élevée du langage ? - Considérer le langage comme un moyen parmi d’autres de communiquer.
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Développement :
I- A l’origine : un langage pour communiquer « Qu'il me soit permis de considérer un instant les embarras de l'origine des langues » p.185 D’abord un constat : « La vie errante, et vagabonde qui ne laisse à aucun idiome le temps de prendre de la consistance. » P185-186 Il nous est nécessaire non seulement de nous exprimer, ce que nous faisons de toute manière avec notre démarche, nos gestes etc : « Les mâles et les femelles s'unissaient fortuitement selon la rencontre, l'occasion, et le désir, sans que la parole fût un interprète fort nécessaire des choses qu'ils avaient à dire. » p186 Mais surtout de communiquer et nous communiquons avec autrui au niveau du sens. « Si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu bien plus besoin encore de savoir penser pour trouver l'art de la parole. » Qui dit communication dit : a) mise en commun, relation qui s’établit, cela veut dire aussi b) terrain commun où l’on se retrouve à plusieurs : mais aussi c) ce qui est commun au sens d’ordinaire, du lieu commun, de banal ; d) enfin, la communication, dans le sens humain de langage, est la mise en commun du sens entre plusieurs sujets, de telle manière que s’effectue entre eux un partage sous la condition réalisée d’une compréhension mutuelle, dont la réciprocité ne fait jamais défaut. Si cela n’est pas le cas, alors la première difficulté qui se présente selon Rousseau est : « d'imaginer comment elles purent devenir nécessaires; car les hommes n'ayant nulle correspondance entre eux, ni aucun besoin d'en avoir, on ne conçoit ni la nécessité de cette invention, ni sa possibilité, si elle ne fut pas indispensable. » Communiquer est bien plus qu’informer. S’informer veut dire acquérir un savoir, l’information est reçue et elle est plus ou moins bien comprise et assimilée. La communication suppose non seulement le fait de transmettre une information, mais encore de l’avoir si bien intégrée ; elle donne lieu à un échange vivant de point de vue, suppose implicitement le dialogue. Quel rôle exact joue le langage dans la communication ? Il assume le rôle d’un médiateur de la relation. Ce médiateur, c’est la langue commune qui le fournit. Ces langues « Comment elles purent commencer à s'établir ? » Première phase : Par la constitution des mots d’abord: 0- « Le premier langage de l'homme, le langage le plus universel, le plus énergique, et le seul dont il eut besoin, avant qu'il fallût persuader des hommes assemblés, est le cri de la nature » 190 1- « Quand les idées des hommes commencèrent à s'étendre (…) ils cherchèrent des signes plus nombreux et un langage plus étendu »: 2- « ils multiplièrent les inflexions de la voix » 3- « et y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sont plus expressifs » 4- « Ils exprimaient donc les objets visibles et mobiles par des gestes, et ceux qui frappent l'ouïe, par des sons imitatifs » 5- « mais le geste n'indique guère que les objets présents, ou faciles à décrire, et les actions visibles » 6- « on s'avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués » 7- « Chaque objet reçut d'abord un nom particulier, sans égard aux genres, et aux espèces » 8- « tous les individus se présentèrent isolés à leur esprit » 9- « pour ranger les êtres sous des dénominations communes, et génériques, il en fallait connaître les propriétés et les différences »
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Seconde phase : Constitution d’une grammaire: 1- « les premiers mots, (..), eurent dans leur esprit une signification beaucoup plus étendue que n'ont ceux qu'on emploie dans les langues déjà formées » 2- « ignorant la division du discours en ses parties constitutives, ils donnèrent d'abord à chaque mot le sens d'une proposition entière. » 3 –« distinguer le sujet d'avec l'attribut, et le verbe d'avec le nom 4- « les substantifs ne furent d'abord qu'autant de noms propres, l'infinitif fut le seul temps des verbes » 5- « adjectifs la notion ne s'en dut développer que fort difficilement, parce que les abstractions sont des opérations pénibles. » Derrière le besoin de communiquer, il y a le besoin de la relation. Dans les termes de Rousseau, si dans l’état de nature, nous aurions pu, en animal avantageusement organisé, nous contenter des signaux naturels, dans l’état social - La société « où tant d'intérêts communs les réunissent » 185- , il nous fallait un langage. Il nous fallait un moyen pour dialoguer avec notre semblable : « Il est impossible de concevoir comment un homme aurait pu par ses seules forces, sans le secours de la communication, et sans l'aiguillon de la nécessité, franchir un si grand intervalle ». P 183 En quel sens le langage est il un outil de communication ? A partir du moment où existe un état social, il faut bien qu’il y ait un moyen de mise en relation des individus entre eux, qui répond au besoin de faire circuler de l’information, au minimum dans le but du partage des tâches. Langage et société vont ensemble. Selon Rousseau sitôt qu’un homme fut reconnu par un autre pour un être sentant, pensant et semblable à lui, le désir ou le besoin de lui communiquer ses sentiments et ses pensées lui en fit chercher les moyens : « Je dirais bien, comme beaucoup d'autres, que les langues sont nées dans le commerce domestique des pères, des mères et des enfants » p. 185 La communication n’est pas seulement un processus intellectuel. Elle est aussi et avant tout une relation affective. La communication suppose une unité. En communiquant, nous ne faisons pas que partager des idées, nous partageons aussi des émotions et des sentiments, nous partageons une commune présence. Communiquer, c’est être ensemble, être uni. L’enrichissement que l’on tire de la communication n’est pas seulement fait pour l’intellect, il nourrit aussi le cœur. Il réalise le sentiment précieux de pouvoir être ensemble, et pas seulement d’être avec des « autres ». Le but de la communication c’est aussi la chaleur d’une relation humaine. Rousseau considère que le langage a d’abord été au service des passions. Ce sont des besoins moraux (les désirs) et qui sont portés dans la communication à travers le langage et non de simples réactions physiques (les besoins) : « l'entendement humain doit beaucoup aux passions, qui, d'un commun aveu, lui doivent beaucoup aussi: (…) nous ne cherchons à connaítre que parce que nous désirons de jouir, et il n'est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n'aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner. Les passions, à leur tour, tirent leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos connaissances; car on ne peut désirer ou craindre les choses que sur les idées qu'on en peut avoir, ou par la simple impulsion de la nature; et l'homme sauvage, privé de toute sorte de lumières, n'éprouve que les passions de cette dernière espèce; ses désirs ne passent pas ses besoins physiques (…) la nourriture, une femelle et le repos; les seuls maux qu'il craigne sont la douleur et la faim. » P. 182 Le langage devient indispensable dès l’instant où c’est la pensée que veut se communiquer dans des idées. « Quand on comprendrait comment les sons de la voix ont été pris pour les interprètes conventionnels de nos idées, il resterait toujours à savoir quels ont pu être les interprètes mêmes de cette convention pour les idées qui, n'ayant point un objet sensible, ne pouvaient s'indiquer ni par le geste, ni par la voix »
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II- La vocation du langage : penser Le langage n’est pas un instrument au sens où la pioche est un instrument pour creuser un trou. Quand on parle d’instrument, on oppose l’homme et la Nature. Or le langage n’est pas un outil pour fabriquer une chose et ne se situe pas dans une opposition à la nature. Au lieu d’être un instrument de communication, il est le lieu de l’exercice de la pensée de l’homme. C’est ce que nous devons appeler la vocation logique du langage : « Les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions » Dire que le langage est un instrument implique qu’il y a une distance entre le langage et le sujet, telle que le sujet peut se saisir du langage comme d’un outil parmi d’autres. Mais qu’est-ce que c’est que cette pensée en dehors du langage ? Voir dans le langage un instrument voudrait dire que la pensée pourrait exister sans ce « moyen » d’expression qu’est le langage. Ce n’est pas absurde) Enfin, que le langage soit un instrument voudrait dire qu’il est un moyen et non une fin, au sens où l’expression pourrait s’achever en lui, sans qu’il soit nécessaire d’aller au-delà (Ce n’est pas non plus évident). En un sens, à la rigueur, si le langage peut être dit servir à quelque chose, c’est qu’il sert à penser. La Pensée au sens de la réflexion, privilège de l'homme comme être pensant. Dire que le langage sert à penser, c’est dire que sa vocation s’accomplit comme expression de la raison raisonnante. La pensée rationnelle, la pensée discursive suppose une forme de verbalisation, même quand elle est un dialogue de la pensée avec elle-même. La pensée suppose la logique et la logique ramène au logos : « Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales; car sitôt que l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours. » Dire que le langage est fait pour penser, c’est dire que la raison peut construire avec le langage, peut connaître avec le langage, peut créer avec le langage : « Toute idée générale est purement intellectuelle; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt particulière. » Le langage vient accomplir la pensée quand celle-ci y effectue une prise de conscience de soi : « Les êtres purement abstraits (…) ne se conçoivent que par le discours. » Le langage a pour vocation la connaissance. Le langage n’est pas la connaissance, mais le mental a besoin du langage pour exprimer la connaissance. Il y a dans le voir de l’intelligence un pouvoir qui ne se réduit pas au brassage des mots. Le langage permet l’expression de la pensée en lui donnant une forme qui d’emblée se porte vers l’universel : « Les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions » Raisonner avec des mots, c’est déjà être invité à sortir de la bulle de notre intimité. Entrer dans le langage par la porte de la pensée, c’est être invité à aller au delà des limites de la pensée personnelle. Mais ce n’est pas tout : l’idée que le langage est un instrument en appelle une autre, qu’il sert à manipuler son objet en vue d’une fin quelconque. Effectivement. Le langage peut-être utilisé comme moyen de pression, de domination et même de manipulation (l’arrogance du pouvoir sur autrui que le langage rend possible). Dès que nous posons une fin à réaliser par le langage : « Le premier qui ayant enclos de terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, … » p204
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Conclusion : « Comment les langues purent commencer à s'établir ? » La communication est-elle vraiment la vocation la plus élevée du langage ? A quoi sert le langage ? Il faut considérer le langage comme un moyen d’expression, de communication, voire de domination. Cependant, le langage n’a pas de vocation qu’utilitaire. La valeur du langage tient à une vocation qui est celle de la pensée Parler, au sens le plus élevé, ce n'est pas bavarder, ni communiquer; c'est dire ce qui est, révéler le sens de ce qui, dans le silence de l'Être, peut entre dans le dicible. Doué de la Parole, nous sommes porté dans la sphère du sens de ce qui est et c'est pourquoi la compréhension du sens de l'existence est une vocation plus haute de la parole que la simple communication. Ce n'est pas parce que le langage commence dans la communication, que sa vocation la plus haute doit pour autant s'achever dans le fait d'être un outil de communication. Il est agréable de penser qu’avec des moyens nouveaux de communication plus puissants, les hommes communiqueront davantage. Mais de nouveaux moyens de communication ne changent pas l’essence de la communication, ni ce qui est communiqué. Le média seul change. .
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