Correction du texte de Nietzsche "Exprimons-la, cette nouvelle exigence : nous avons besoin d'une critique des valeurs morales, c'est la valeur de ces valeurs qu'il faut commencer par mettre en question - et pour cela il faut une connaissance des conditions et des circonstances qui les ont produites, dans lesquelles elles se sont modifiées (la morale comme conséquence, comme symptôme, comme masque, comme tartuferie, comme maladie, comme malentendu ; mais aussi la morale comme cause, comme remède, comme stimulant, comme entrave, comme poison, une connaissance telle qu'il n'en a jamais existé et telle qu'on n'en a même jamais désiré de pareille jusqu'ici. On prenait la valeur de ces « valeurs » pour donnée, pour réelle, au-delà de toute question ; jusqu'ici on a placé la valeur « du bon » plus haut que celle « du méchant », sans l'ombre d'un doute ni d'une hésitation, plus haut au sens de promotion, d'utilité, de croissance pour l'homme en général (y compris l'avenir de l'homme). Eh quoi ? Et Si le contraire était vrai ? Eh quoi ? Si dans le « bon » se nichaient aussi un symptôme de recul ainsi qu'un danger, un égarement, un poison, un narcotique grâce auquel le présent vivrait aux dépens de l'avenir ? Peut-être d'une manière plus confortable, moins dangereuse, mais dans un style plus mesquin, plus vil ?... De sorte que ce serait bien la faute de la morale si le type humain ne pouvait jamais atteindre à la plus haute magnificence et splendeur qui lui est possible ? De sorte que la morale serait justement le danger des dangers ?..." Nietzsche, Généalogie de la morale, 1887, tr. E. Blondel, O. Hansen-Love, T. Leydenbach et P. Pénisson, GF, 1996, pp. 31-32.
Introduction I. La morale : Les principes moraux ne sont pas indubitables Ce texte de Nietzsche traite du problème de la morale. Or qu’est-ce que la morale ? Comme nous l’indique Nietzsche à la fin de son texte, la morale consiste d’abord en la distinction du bien et du mal : « C’est sans le moindre doute que l’on a attribué au « bon » une valeur supérieure à celle du « méchant » » (lignes 14-15). D’autre part, il ne s’agit pas seulement de distinguer et de connaître le mal et le bien mais cette connaissance doit diriger nos actions, si nous voulons être des personnes morales à part entière. Les idées morales sont donc des idées à part, puisqu’elles sont, au contraire de la plupart des idées purement théoriques, sensées avoir un impact dans notre vie. Elles permettent la mise en application du bien dans nos vies. C’est pour cela que nous y sommes particulièrement attachés et appelons ces idées des « valeurs ». Les valeurs sont, par exemples, la liberté, la justice, la fraternité, l’honneur, la générosité, l’égalité etc.. L’enjeu n’est donc pas seulement théorique mais aussi pratique. Les valeurs dirigent nos vies. On voit alors la gravité que peut avoir le vacillement de ce que Nietzsche appelle notre « foi en la morale » (ligne 3). En utilisant cette expression (« foi »), Nietzsche met déjà la morale en question. Car ce qui caractérise la foi, c’est qu’elle n’est pas établie sur des fondements rationnels. La foi s’oppose à la science et à la raison. « Le coeur à ses raisons que la raison ignore », dit Pascal dans ses Pensées. Remarquons que Nietzsche s’oppose ici à Socrate et Platon, pour qui un principe moral, tel, par exemple, « il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre » (Rép. I), est
isolé et reconnu par la raison, au terme d’un raisonnement dialogué. On est donc en droit de penser que c’est Socrate et Platon qui sont ici visés par Nietzsche. C’est en effet pour Platon et Socrate que la morale, ayant des fondements rationnels, étant basée sur la contemplation des idées éternelles est indubitable. La morale tient sa valeur du monde intelligible, du monde de la vérité. C’est pourquoi on est en droit de tenir « la valeur de ces valeurs pour donnée, réelle, au-delà de toute remise en question » (ligne 12-13). Ainsi, pour Platon, le « méchant » vaut moins que le « bon ». En tout premier lieu, parce que sa connaissance est moins indubitable. Elle ne se base pas sur la connaissance du bien en soi, du bien intelligible. Mais, une âme, une fois qu’elle à vu le vrai et le bien en soi ne peut se tromper, et ne peut que vouloir suivre ce bien en soi, son plus grand bonheur consistant en la recherche de la vérité. Ainsi, pour Socrate et Platon, l’âme bonne, est bien supérieure « au sens du progrès, de l’utilité, de la prospérité pour ce qui regarde le développement de l’âme en général (sans oublier l’avenir de l’homme) » (lignes 15-17). Au contraire, si comme Nietzsche le pense, la morale est une croyance, elle devient alors relative à chacun. En perdant ses fondements rationnels, elle perd aussi toute légitimité à pouvoir s’imposer à tous, universellement, et diriger les actions de tout un chacun. Mais pour quelles raisons et sur quelles bases condamnerions-nous la morale ? Pourquoi, et sous quel prétexte suivre Nietzsche dans son renversement de tout ce qui nous semble indubitable et essentiel, dans son« renversement de toutes les idoles », dans sa « philosophie à coup de marteau » (Le Crépuscule des Idoles)?
II. Une nouvelle philosophie : la généalogie. Comment Nietzsche, ici, caractérise-t-il la morale ? Il lui applique successivement deux séries de caractères parfois imagés qu’il nous faut à présent commenter. Ces deux séries de caractères paraissent être très hétéroclites. Certains font référence à une loi de la nature, la causalité (cause et conséquence). Certains sont imagés et rentrent soit dans le champ lexical médical (symptôme, maladie, remède, entrave, stimulant, poison), soit dans le champ lexical de la tromperie (masque, malentendu). Mais comment la morale peut-elle être à la fois maladie et tromperie ? Et comment peut-elle être à la fois cause et conséquence. On voit bien ici que Nietzsche, pour établir ses thèses envoie promener la logique et toutes ses démonstrations. Il nous reste à essayer malgré tout de comprendre ce qu’il veut dire. 4 concepts sont ici en opposition 2 à 2 : cause et conséquence, remède et maladie. D’autre part les notions de conséquence et de cause initient les deux séries d’attribution. On peut donc penser que tout s’organise par rapport à elles. La morale comme cause est une maladie, mais comme conséquence, elle est un remède. Tâchons d’expliquer ceci en faisant appel à notre connaissance de la philosophie nietzschéenne. Car si Nietzsche refuse la méthode de la logique, quelle est alors sa méthode ? Il faut, nous dit-il, « connaître les conditions et les circonstances de [la] naissance [des valeurs morales] » (ligne 7-8). Autrement dit, il faut procéder à une généalogie, c’est à dire remonter à l’origine et à la source dont procède nos idées : les pulsions vitales. Il s’agit donc de passer outre les idées morales formées pour reconnaître et évaluer l’état de la pensée corporelle qui génère ces valeurs. Cette pensée corporelle estelle saine ou malade, active ou ré-active, caractérisant le maître ou l’esclave ? Nous sommes donc fondés à utiliser, vis à vis de toutes valeurs « toutes espèces de méfiance, de soupçons, d’appréhensions » (ligne 3).
Forts de ces indices, commençons donc par la première série d’attributs: « la morale en tant que conséquence, symptôme, masque, tartuferie, maladie ou malentendu » (ligne 8-9). La morale n’est qu’une conséquence parce qu’elle provient de pulsions plus essentielles qu’elle même. La morale n’est qu’une « conséquence » de l’état des pulsions, et elle en est totalement dépendante. La morale est une production des pulsions. Mais d’autre part elle est un « symptôme » parce qu’elle fournit des indices pour reconstituer et évaluer l’état des pulsions. En tout état de cause, les pulsions qui génèrent la morale, sont, pour Nietzsche, malade. La morale est donc une « maladie ». Mais d’autre part, la morale se cache comme maladie. Elle se dissimule en s’affirmant comme indubitable, neutre, produit de la rationalité et basée sur la vérité éternelle. La morale nie son origine corporelle. On peut donc dire qu’elle est « masque et tartuferie ». Enfin, la morale est un « malentendu », parce que tout le monde pense qu’elle est basée sur la raison, alors qu’elle vient des pulsions vitales. Voyons à présent la seconde série d’attributs : « la morale en tant que cause, remède, stimulant, entrave, ou poison » (ligne 10). Les pulsions malades ne produisent pas la morale de façon désintéressée, mais parce qu’elles ont besoin de cette morale. La morale aide la vie malade à survivre. Grâce à la morale, la vie malade continue à vivre. La morale est donc un « remède et un stimulant ». Mais d’autre part, la morale nous fait vivre sur le mode de la maladie, elle enfonce l’humanité dans sa maladie. Elle est donc « une entrave et un poison » pour l’humanité. On voit ici toute l’ambiguïté du médicament, du Pharmacon, comme Platon l’avait déjà montré dans son Phèdre, en parlant de l’écriture. Le Pharmacon est à la fois un remède et un poison. Pour Nietzsche, la vie malade cherche à s’étourdir par tout les moyens et fait grand usage des narcotiques. Elle s’étourdit soit par le calmant, soit par l’excitant (cf. le rapport du savant à la connaissance). Concluons-donc avec Nietzsche : la généalogie nous montre que la morale est un narcotique, et qu’elle est le symptôme d’une vie pulsionnelle maladive. La morale dont il est ici question est la morale des esclaves, qui favorise le présent au détriment de l’avenir. Mais faut-il alors pour autant condamner toute morale ?
III. La philosophie pour l’amour de l’humanité. Tout vient du renversement des valeurs, et du malentendu qui s’en suit. Car, selon Nietzsche, il ne faut pas opposer « méchant » à « bon » mais « mauvais » à « bon ». Si la morale à évolué pour substituer le terme de « méchant » à celui de « mauvais », c’est que la vraie morale, la morale des maîtres, et leurs valeurs, « se sont développées et déformées » (ligne 8) par suite d’une prise de pouvoir idéologique des esclaves. Il s’agit donc d’opérer un nouveau renversement des valeurs qui est en fait un retour aux valeurs des maîtres. Celui qui doit être déprécié, ce n’est plus celui qui est injuste et cruel, le contempteur de la liberté et de l’égalité universelles, mais celui qui est « mauvais », c’est-à-dire celui dont les pulsions vitales sont faibles et malades. Il en va de la décadence ou de la renaissance de l’humanité. Ce n’est pas la raison mais la vie qui doit être le critère de hiérarchie des valeurs, si on ne veut pas que la vie de l’homme s’étiole, mettant en péril l’avenir de l’humanité. « Video meliora proboque, deteriora sequor ». « Je vois le bien, et je l’approuve », nous dit Ovide, « mais je fais le mal », et ceci semble bien être l’expérience commune.