JEAN FRANÇOIS RAUZIER Les Belles Endormies Je ne peux pas porter mon regard sur la femme endormie. La pensée de la vieillesse et de la dépression m’accable. Ces belles endormies… Leur beauté est insoutenable, leur grâce dans leur sommeil et leur insondable innocence me tuent. Elles me renvoient à la mort plus sûrement que ne le ferait une charogne. Je pourrais me coucher contre elles, sentir leur souffle contre ma bouche, observer la netteté de leur visage, de l’implantation de leur chevelure sur leur front. Leur poitrine se soulève régulièrement. Toutes m’ont torturé . Mon esprit n’est qu’une masse d’impressions confuses et grisâtres. Le temps est passé, le temps est perdu, j’aurais cru capter quelques secondes d’un présent violent et délicieux, au lieu de quoi je me cache, je dérobe mon visage à ces filles trop belles endormies. Comment oserais-je les toucher quand je ne puis même pas les regarder : mon visage tombe dans mes mains. Non, je leur tourne le dos après avoir longtemps négocié en chuchotant avec la matrone du château à la longue robe grenat qui tombe au sol. Parler avec Macha me rassure, elle encadre ma rencontre avec les beautés, cette vieille femme qui me comprend et organise le sommeil des filles dans un art consommé de la mise en scène. A chaque fois elle a trouvé, -est-ce bien elle ?- des tenues dont les étoffes, soit blanches et mousseuses soit aux profonds accents de couleur, s’accordent avec la somptuosité des lieux- ou leur modestie dans les chambres de service. Je lui suis reconnaissant de son goût car seule la beauté me calme. Je crois que si la beauté dans toutes ses formes, celle des femmes et des paysages, des jardins ou des tissus et des intérieurs n’existait pas ou venait à disparaître, je disparaîtrais avec. Les belles endormies, les belles nonchalantes, les belles innocentes offertes à mon désir me poignardent et me consolent à la fois. Leur sommeil suspend le temps sans effacer ma douleur de n’être qu’un voyeur qui ne se livre même pas à l’exercice de son regard. A chaque rencontre je crois déjouer le sort, j’espère m’approcher d’elles, les effleurer…et la paralysie s’empare de moi. Je les vois une fois et c’est alors que la magnificence du tableau qu’elles forment dans les diverses salles du château, m’oblige à me détourner. Je n’ai droit qu’à un regard comme un photographe n’aurait droit qu’à une prise. Après leur avoir échappé, je peux penser à elles du fond de ma douleur, les imaginer les revoir. Comment ne pas deviner, je vous le demande, derrière le triomphe de ces chairs jeunes et fraîches et de cette pure féminité, la mort au travail plus que la circulation de la douce sève de la vie ? Christine Fiszer