Badiou-lacan

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LACAN Alain Badiou (1994-1995) Notes de Daniel Fischer

16 NOVEMBRE 1994

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30 NOVEMBRE 1994

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21 DECEMBRE 1994

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11 JANVIER 1995

8

18 JANVIER 1995

11

15 MARS 1995

13

5 AVRIL 1995

15

31 MAI 1995

16

16 NOVEMBRE 1994 Je m'insurge, si je puis dire, contre la philosophie. Ce qui est sûr, c'est que c'est une chose finie. Même si je m'attends à ce qu'en rebondisse le rejet (J. Lacan - "Monsieur A." Ornicar ? 21/22, été 1980, p. 17) Avec Lacan s'achève cette année le parcours du cycle de l'antiphilosophie contemporaine que nous avions commencé avec Nietzsche et poursuivi avec Wittgenstein. Deux tâches connexes nous retiendront spécifiquement. D'une part, déterminer en quel sens Lacan est réellement un antiphilosophe (ce qui sera en principe facilité par le fait que, à la différence des deux précédents, Lacan se déclare explicitement comme tel); je soutiendrai à cet égard que le rapport que Lacan entretient avec le couple matière/acte, rapport qui singularise toute antiphilosophie, est le suivant : la matière qui le requiert est indiscutablement l'amour (considéré du point de la psychanalyse, i.e. dans son nouage au désir), tandis que son acte est de nature archi-scientifique. D'autre part, il nous faudra comprendre en quel sens Lacan peut être tenu comme la clôture de l'antiphilosophie contemporaine dont le cycle est ouvert par Nietzsche, et par voie de conséquence, ce qui nous est légué par cette clôture dans le champ de la pensée, singulièrement en ce qui concerne la philosophie. 1. La certitude anticipée de la victoire - ce sera mon point de départ - est une dimension subjective absolument récurrente dans l'antiphilosophie, et qui se démarque de la temporalité propre à la subjectivité philosophique dont le discours est toujours à la fois intemporel et adressé au présent. "Un jour ma philosophie vaincra", déclare Nietzsche dans Ecce homo; et Wittgenstein, dans la préface au Tractatus, affirme : "La vérité des pensées communiquées ici me paraît intangible et définitive"; Lacan enfin : "Ce n'est pas moi qui vaincrai, c'est le discours que je sers" (L'Etourdit). Ces déclarations, à première vue présomptueuses, sont au contraire selon moi les témoins de la foncière probité du sujet qui les énonce. L'élision du moi et la mise en avant de la notion de service sont patentes dans la phrase citée de Lacan. Pour Nietzsche, ce qui vient au point béant de son acte, c'est un "Nietzsche" tel que lui-même l'a produit comme une sorte de chose, moins un moi qu'un destin (c'est cette venue elle-même que désigne ce que l'on a coutume d'appeler sa "folie") : "Il n'est pas impossible que je sois le premier philosophe de notre époque, même peut-être un peu plus que cela, et pour ainsi dire quelque chose de décisif et de fatal qui se lève entre deux millénaires" (lettre à Reinhart von Seydlitz - 12 février 1888). "Il m'est indifférent de savoir si ce

que j'ai pensé l'a déjà été par quelqu'un d'autre que moi", déclare Wittgenstein dans la préface au Tractatus, indiquant que la question de l'originalité est pour lui, comme pour tous les antiphilosophes, une question académique. C'est en réalité au point de l'acte que s'assure la certitude de l'antiphilosophe, et cette certitude est nécessairement anticipée car l'assurance que donne l'acte ne peut être donnée que par ses effets : c'est l'acte nietzschéen de "casser en deux l'histoire du monde" qui va rendre visible la péremption du vieux monde, de même que c'est l'acte archi-esthétique de Wittgenstein qui va permettre l'accès à "l'élément mystique". Dans le cas de Lacan, il nous faudra déterminer si l'acte analytique peut être identifié comme principe de l'acte anti-philosophique ou bien s'il n'entretient avec celui-ci qu'un rapport de connexion. En effet, l'acte au sens lacanien, dans son agir, i.e. dans ce qu'il garantit de certitude victorieuse, n'est pas exactement de l'ordre de la vérité; ce que cet acte a de convaincant touche moins à la vérité qu'à sa dimension de savoir : La vérité peut ne pas convaincre, le savoir passe en acte (J. Lacan : allocution de clôture du congrès de l'Ecole freudienne de Paris - 1970). C'est parce que l'acte est, en un sens complexe, une passe du savoir que l'on est autorisé à dire que cet acte est de nature archi-scientifique, ou qu'il l'est devenu - il ne nous faudra pas moins que toute cette année pour tâcher de le comprendre. Il y a de façon générale dans toute antiphilosophie un mouvement visant à la destitution de la catégorie philosophique de vérité. Nietzsche est ici bien sûr emblématique : "Nous avons aboli le monde vrai : quel monde restait-il ? Peut-être celui de l'apparence ?... Mais non ! En même temps que le monde vrai, nous avons aussi aboli le monde des apparences ! (Midi : l'heure de l'ombre la plus courte. Fin de la plus longue erreur. Apogée de l'humanité. INCIPIT ZARATHOUSTRA)" (Crépuscule des idoles). L'abolition de la vérité est juxtaposée à la plus éclatante affirmation et est indiscernable d'elle. Les ressources métaphoriques de la pensée tirent de la verticalité solaire, du moment où l'ombre s'exténue, un nom - "Midi" - qui devient en quelque sorte le nom de l'acte luimême. De fait, toute décision de pensée opte pour midi ou pour minuit, elle est "méridienne" (P.Celan); la prescription poétique, en ce qu'elle expose la métaphore du midi et du minuit, ainsi que leur scission respective, est antécédente à toute décision de pensée. Car il y a deux faces de midi comme il y en a deux pour minuit. Le minuit de Hölderlin est le temps du trésor et de la sainteté de l'oubli, le temps où se recueille la pensée; celui de Mallarmé est le temps de l'indécidable, du jeu de hasard, de l'acte (le jet de dés). Le midi de Valéry est stupeur de l'Un; il est à la fois massif et plombé, accablé et triomphal; l'éclat excessif de l'apparaître y est obnubilation d'un retrait plus essentiel, celui de l'être. Alors que le midi de Claudel est le moment de la plus haute décision : à la fin de l'acte 1 de Partage de midi après que Mésa eut prononcé "Impossibilité de l'arrêt en aucun lieu", la sirène retentit (du moins dans la deuxième version de la pièce) pour marquer midi - et le passage de Suez; elle est le tenant-lieu de la déclaration innommée, celle de l'amour qui va désormais lier de façon irréversible Mésa et Ysé, amour impossible et par conséquent réel pour Claudel; midi devient ici le nom de l'événement réel, celui qui fait basculer la vie, il nomme ce qui césure le néant solaire étale de Valéry. Les deux faces sont réunies dans le midi nietzschéen : unité absolue de l'affirmation, sans différentiation des valeurs, mais aussi mobilité perpétuelle de la vie, recommencement de l'intégralité du il y a. Volonté de puissance et éternel retour. Et Lacan ? Il est certes déclaré dans L'Etourdit que "De vérité, il n'y a que midit". Mais aurait-on pu trouver dans le corpus lacanien un énoncé tel que "La vérité nuit" ou encore "La vérité nuit à demi" ? Autrement dit : Lacan aurait-il pu dire : "la vérité minuit" ? - ce qui, on en conviendra, serait cohérent avec la tentative antiphilosophique de discréditer la catégorie philosophique de vérité. La conception lacanienne de l'acte analytique s'inscrit indiscutablement dans une tentative de refonte de la catégorie philosophique de vérité. Ce qu'il me paraît important d'établir c'est qu'à partir des années 70, Lacan procède à un lent et lacunaire mouvement d'écartement de la catégorie de vérité au profit de celle de savoir. L'acte analytique, en tant que passe du savoir, devient simultanément la chute d'un savoir supposé au sujet (le savoir que l'analysant suppose à l'analyste) et l'assomption d'un savoir in-supposable, qui ne soit plus captif d'un sujet auquel il est supposé, i.e. un savoir intégralement transmissible. L'acte est l'entre-deux de ces deux identifications du savoir, la subjective et l'impersonnelle. Pour que de vérité il n'y ait que midit, il faut que le savoir soit minuit.

Ô miracle, ô faveur de la Nuit sublime ! Nul ne sait La source, la grandeur des dons qu'un être reçoit d'elle. C'est ainsi qu'elle meut le monde et l'âme des hommes chargés d'espérance, Les sages même n'ont point l'intelligence de ses desseins, car tel Est le vouloir du Dieu suprême qui t'aime de grand amour, et c'est pourquoi Plus qu'elle encor le jour t'est cher où règne ta pensée. Mais parfois le limpide regard lui-même goûte l'ombre, et devançant l'heure Il quête le sommeil comme une volupté, Et l'homme au coeur fidèle aime à plonger les yeux dans la nuit pure. Qu'on lui dédie, ainsi qu'il sied, des chants et des couronnes ! Car elle est le trésor sacré des insensés et des morts, Et perdure, elle-même éternel esprit pur de contrainte. Mais qu'elle aussi (car il le faut, afin qu'en notre lent séjour Dans cette ombre, quelque chose nous soit gardé qui nous conforte) Qu'elle aussi nous donne l'oubli, qu'elle aussi nous donne l'ivresse Sacrée et le jaillissement du verbe ! et qu'ainsi, comme des amants, Yeux jamais clos, coupes à pleins bords, audace à vivre et sainte Souvenance, nous traversions la nuit au comble de l'éveil. F. Hölderlin Le Pain et le vin 2

Minuit sonne - le Minuit où doivent être jetés les dés. Igitur descend les escaliers, de l'esprit humain, va au fond des choses : en "absolu" qu'il est. Tombeaux - cendres (pas sentiment, ni esprit), neutralité. Il récite la prédiction et fait le geste. Indifférence. Sifflements dans l'escalier. "Vous avez tort" nulle émotion. L'infini sort du hasard que vous avez nié. Vous, mathématiciens, expirâtes - moi projeté absolu. Devais finir en Infini. Simplement parole et geste. Quant à ce que je vous dis, pour expliquer ma vie. Rien ne restera de vous - L'Infini enfin échappe à la famille, qui en a souffert, - vieil espace - pas de hasard. Elle a eu raison de le nier, - sa vie pour qu'il ait été l'absolu. Ceci devait avoir lieu dans les combinaisons de l'Infini vis-àvis de l'Absolu. Nécessaire - extrait l'Idée. Folie utile. Un des actes de l'univers vient d'être commis là. Plus rien, restait le souffle, fin de parole et geste unis - souffle la bougie de l'être, par quoi tout a été. Preuve. (Creuser tout cela) S. Mallarmé : fragment d'Igitur

Soleil, soleil ! ... Faute éclatante ! Toi qui masques la mort, Soleil, Sous l'azur et l'or d'une tente Où les fleurs tiennent leur conseil; Par d'impénétrables délices, Toi, le plus fier de mes complices, Et de mes pièges le plus haut, Tu gardes les coeurs de connaître Que l'univers n'est qu'un défaut Dans la pureté du Non-être !

Grand Soleil, qui sonnes l'éveil A l'être, et de feux l'accompagnes, Toi qui l'enfermes d'un sommeil Trompeusement peint de campagnes, Fauteur de fantômes joyeux Qui rendent sujette des yeux La présence obscure de l'âme, Toujours le mensonge m'a plu Que tu répands sur l'absolu, O roi des ombres fait de flamme ! P. Valéry Ebauche d'un serpent 3,4

2. Considérons les deux énoncés suivants provenant du Séminaire XX Encore : "Il y a du rapport d'être qui ne peut pas se savoir" (15.05.73). "Le propre de l'analyse c'est qu'il puisse se constituer de son expérience un savoir sur la vérité" (20.03.73). C'est de la vérité qu'il est question dans le premier énoncé, en tant que quelque chose de soustrait au savoir y touche; la vérité a trait à l'in-su. Le deuxième énoncé soutient pourtant que sur la vérité un savoir peut être constitué par l'analyse. La tension entre les deux énoncés se formulerait par conséquent ainsi : il y a du rapport d'être qui est in-su, et néanmoins un savoir sur l'in-su est possible : Le savoir fait la vérité de notre discours (J. Lacan - allocution de clôture du congrès de l'Ecole freudienne de Paris - 1970).

Comment donc peut advenir au savoir une vérité dont tout l'être, ou le rapport d'être, est de ne pas se savoir ? La résolution de cette tension a chez Lacan pour nom : le mathème. "C'est en quoi les mathèmes dont se formule en impasses le mathématisable, lui-même à définir comme ce qui du réel s'enseigne, sont de nature à se coordonner à cette absence prise au réel" (L'Etourdit). Le réel dont il est question, "l'absence prise au réel", c'est ici l'absence de rapport sexuel. Le mathématisable est ce qui, de ce réel, s'enseigne et les mathèmes sont les impasses de ce mathématisable. Le mathème est donc ce qui s'inscrit du réel enseigné au point d'impasse de celuici, i.e. à son point de réel; de sorte que le lieu de l'acte de pensée de Lacan serait, selon une formule totalement étrangère à son lexique, "le réel du réel". Je pense que le dé-rapport du mathématisable au mathème est, chez Lacan, analogue au dé-rapport entre la vérité et le sens chez Wittgenstein, en tant que la première est ce qui du réel prend la forme de propositions et que le second est ce qui ne le peut pas et qu'il faut taire. Le mathème est l'équivalent lacanien de l'élément mystique de Wittgenstein à ceci près qu'il y en a écriture; il est en quelque sorte comme du silence écrit. Le mathème est la clé de l'acte lacanien, en tant qu'il est passe d'un savoir, par où s'indique sa nature archi-scientifique : il est situé au point d'impasse de la science. Le mathème est ce qui est 1 capable d'inscrire le réel de ce qui est dicible du réel . Il faudra alors nous interroger sur ce que Lacan veut dire quand il prétend que le désir de l'analyste c'est le mathème; si ce désir doit emprunter la figure de l'objet, que peut signifier pour l'analyste que son désir se confonde avec la venue du mathème au point de l'objet ? 30 NOVEMBRE 1994 Nous nous attacherons aujourd'hui à préciser ce que veut dire Lacan quand il parle de "métaphysique". Il faudra en particulier nous demander s'il est en accord implicite ou explicite avec le montage historial heideggerien. Plus précisément : valide-t-il la catégorie heideggerienne de métaphysique entendue comme catégorie de l'histoire de l'être, et se considère-t-il comme contemporain de la "fin" (ou de la "clôture") de la métaphysique ? Il faut ici rappeler que Lacan a traduit l'article Logos de Heidegger, ce qui suggère un possible appareillage de sa pensée à l'antihumanisme de Heidegger et à sa thématique d'un saisissement du sujet par la parole. 1. Voici d'abord ce qu'il déclare dans Radiophonie : "On peut étendre ce succès [il parle ici de la linguistique] à tout le réseau du symbolique en n'admettant de sens qu'à ce que le réseau en réponde et de l'incidence d'un effet oui, d'un contenu non. Le signifié sera ou ne sera pas scientifiquement pensable selon que tiendra ou non un champ de signifiants qui de son matériel même se distingue du champ physique par la science obtenu. Ceci implique une exclusion métaphysique à prendre comme fait de desêtre. Aucune signification ne sera désormais tenue pour aller de soi". En d'autres termes : - le sens, pour autant qu'il est pensable, n'est pas de l'ordre du contenu mais il est effet du symbolique, lui-même entendu comme réseau. - il y a de la science, ou du scientifiquement pensable, dont la condition n'est pas physique (au sens précisément de la science) mais strictement méta-physique, dès lors que la pensabilité concerne le sens. - pour que quelque vérité puisse s'obtenir du sens il y faut une exclusion, i.e. une opération soustractive. D'un côté, pour Lacan, on ne peut tenir le pensable dans le strict registre de la physique (entendue comme l'ensemble de ce qui de la nature advient au scientifiquement pensable), et sur ce point il est aristotélicien (ou, si l'on veut, aristotélo-stoïcien, en référence à sa dette - revendiquée d'ailleurs - envers la théorie stoïcienne des incorporels); mais d'un autre côté, la nécessaire méta-physique 1

Il y aurait là matière à une disputatio avec J.C. Milner (L'oeuvre claire - Lacan, la science, la philosophie, Paris, Seuil, 1995, p. 124) dans la mesure où, selon moi, l'irréductible singularité de l'acte analytique est fondée sur le mathème mais non pas pris dans la guise de sa transmission, mais précisément dans ce qui le soustrait à toute visée éducative : "Ce qui me sauve de l'enseignement, c'est l'acte" a déclaré Lacan dans l'allocution de clôture du congrès de l'Ecole freudienne de Paris - c'est proprement ce que désigne le caractère archiscientifique de l'acte, qui est aussi sa dimension antiphilosophique (au sens où la philosophie s'origine, avec Platon, dans une pulsion éducative).

ainsi convoquée n'est pas la "science de l'être en tant qu'être", par où se manifeste pour le moins une retenue sur le fond de sa reconnaissance d'Aristote : que le sens ait pour registre métaphysique l'être est en effet tout à fait explicitement ce qu'il faut exclure. "Métaphysique" est le nom chez Lacan de l'opération soustractive par laquelle le sens est exclusion de l'être, fait de desêtre. On est dès lors tenté de conclure que Lacan, par cette utilisation du terme "métaphysique", ne se situe aucunement dans l'espace heideggerien. Mais cette affirmation, approximativement exacte, nécessite qu'on l'examine avec plus de précision. 2. Pour Heidegger, "le caractère distinctif de la métaphysique", de Platon jusqu'à Nietzsche, est que la puissance normative de l'un oblitère la vérité (αληθεια) conçue comme éclosion la plus originaire de l'être. Dans la présentation la plus "scolaire" de cette thèse (Projets pour une histoire de l'être en tant que métaphysique in : Nietzsche II p.369), l'opération décisive, attribuée à Platon, consiste en "la subjugation de l'αληθεια (...) la prédominance de l'apparaître et du se-montrer, de l' ιδεα, le ευ en tant que ϕαιυοτατου", c'est-à-dire en la subjugation de l'αληθεια comme nonvoilement par la découpe de l'Idée; dans l'oubli du mouvement natif de l'être comme éclosion, l'être en tant qu'Idée va devenir la norme intime du ce qui est, i.e. de l'étant : "la prééminence de l'ιδεα porte avec l'ειδοζ le τι εστιυ dans la position de l'être normatif. L'être est d'abord la quiddité". Enfin "la prééminence de la quiddité amène la prééminence de l'étant même à chaque fois dans ce qu'il est. La prééminence de l'étant fixe l'être en tant que le χοιυου (commun) à partir de l'ευ (l’un). Le caractère distinctif de la métaphysique est décidé. L'Un en tant qu'unifiante unité devient normatif pour la détermination ultérieure de l'être". A.B. le dira ainsi dans CTOT : ce par quoi « ce qui est » est ce qui est [soit l’être en tant qu’Idée] est aussi ce par quoi il est un. C’est parce que l’un décide normativement de l’être que l’être est réduit au commun, à la généralité vide et doit endurer la prééminence métaphysique de l’étant (p. 25-6). On peut donc définir la métaphysique comme arraisonnement de l’être par l’un. Chez Lacan, la question de l'Un est particulièrement complexe. Nous nous contenterons pour l'instant de quelques pistes prélevées dans le séminaire XIX Ou pire ... (1971-72) : "L'Un est ce après quoi on s'oupire. Ceux que je désigne de s'oupirer, c'est à l'Un que ça les porte" [ c'est aux analystes, et non aux philosophes, notons-le bien, qu'en l'occurrence Lacan en a dans ce passage]. Il y a donc dans la dimension du "s'oupirer" une touche d'imaginaire normatif qui porte les intéressés à l'Un. Lacan dit ailleurs que c'est "l'honneur de la pensée" que de ne pas se laisser porter à l'Un. "Les analystes ne peuvent se faire à être promus comme abjection à la place définie de ce que l'Un l'occupe de droit, avec l'aggravation que cette place est celle du semblant". La place de l'Un c'est celle d'une obturation du réel par un semblant, place occupée dans l'abjection, à quoi les analystes qui "s'oupirent" après l'Un ne peuvent se faire. "Une femme ne s'oupire pas de l'Un, étant de l'Autre". L'Un est ici accordé à la maîtrise universelle liée à la position masculine, dont une femme est l'ébrèchement. Ces énoncés, par l'accent mis sur la dimension normative de l'un et sur l'obturation du réel par un imaginaire, peuvent tant bien que mal entrer en consonnance avec la critique heideggerienne de la métaphysique. Cependant Lacan déclare plus loin : "Je ne faisais pas pensée de l'un, mais à partir du dire qu"Y a de l'un", j'allais au terme de son usage pour en faire psychanalyse". "Faire pensée de l'un", c'est, pour Lacan, penser l'un selon son être; cet un qui est, c'est effectivement, lorsqu'on "s'oupire" après lui, celui de la "mauvaise" métaphysique, celle qui tombe sous les coups de la critique heideggerienne. Mais il est aussi possible de penser l'un selon son desêtre, i.e. dans la détermination de son opération : c'est la thèse soustractive "il y a de l'un", conforme au principe de la "bonne" métaphysique, par quoi tout être est retiré au sens afin de pouvoir penser le sens comme effet. Cette distinction est pour moi absolument fondamentale; elle constitue d'ailleurs l'envoi de L'être et l'événement : la décision de pensée instituant le il y a pur dans la forme d'un étalement multiple jamais subsumable sous une figure canonique de l'Un ainsi que l'affirmation que "l'un, qui n'est pas, existe seulement comme opération" (EE p. 32), sont d'inspiration lacanienne. Je soutiens par conséquent que l'opération soustractive de Lacan, que lui-même nomme "métaphysique", est foncièrement distincte de ce que Heidegger entend sous ce terme : alors que pour celui-ci la métaphysique, comme catégorie de l'histoire de l'être, est oubli et rature de la physis (entendue comme plénitude initiale de l'être dans son éclosion la plus originaire), "l'exclusion métaphysique" dont il est question dans Radiophonie appartient à l'histoire du desêtre et est la condition pour une

science possible des opérations de l'Un. Autrement dit, cette "métaphysique"-là est une extension du scientifiquement pensable et non une rature de la physis. Le rapport de Lacan à la philosophie n'est donc pas un rapport historial, en quoi il s'avère en définitive plus complexe que le rapport que Heidegger entretient avec elle. Ce que vise Lacan à travers la philosophie, c'est de la soumettre à une épreuve, celle de l'acte analytique. Voici ce qu'il en dit, de cet acte, dans le Séminaire XX : "De là surgit un dire qui ne va pas toujours jusqu'à pouvoir ex-sister au dit. (...) C'est là l'épreuve où, dans l'analyse de quiconque, si bête soit-il, un certain réel peut être atteint. (...) Mais je peux vous annoncer que ce qu'il va y avoir cette année de plus emmerdant, c'est de soumettre à cette épreuve un certain nombre de dires de la tradition philosophique" (19.12.72). Car cette "tradition philosophique" est en réalité dans une duplicité originaire. "Que l'être soit supposé penser, c'est ce qui fonde la tradition philosophique à partir de Parménide" (08.05.73). On a là, à son origine, la voie de la métaphysique conçue comme catégorie de l'histoire de l'être; mais on a également à l'origine Héraclite qui énonce dans le fragment 93 "Il n'avoue ni ne cache, il signifie", se faisant ainsi le premier champion des opérations du desêtre. Contre Heidegger faisant du couple Parménide / Héraclite un site originaire pour la pensée, Lacan maintient qu'il y a en ce point une scission originaire : "Parménide avait tort et Héraclite raison". 21 DECEMBRE 1994 Il est tout à fait passionnant de caractériser les stratégies d'identification de la philosophie auxquelles ont recours les antiphilosophes, stratégies qui ont toutes pour but, nous l'avons vu, de jeter un discrédit sur la philosophie, mais qui usent de protocoles différents selon les antiphilosophes concernés. Elles se singularisent en particulier par l'identité du destinataire du discours antiphilosophique qui n'est jamais directement le philosophe, mais une sorte de "contrepersonnage" auquel s'adresse l'antiphilosophe pour tenter de le soustraire à l'influence néfaste du 2 philosophe . Chez Lacan, ce sont les analystes qui sont ce contre-personnage, et il a toujours prétendu ne s'adresser qu'à eux (ce qui l'autorisait d'ailleurs à les injurier copieusement). Cela signifie que pour lui la position des analystes est incertaine, menacés qu'ils sont, dans leur acte, par quelque chose de la philosophie - quelque chose qu'il est donc d'une importance cruciale d'identifier. Je pense que pour Lacan ce péril intime auquel la philosophie expose l'analyse, c'est celui d'abdiquer son acte au profit d'une herméneutique (Lacan, proche en cela de Nietzsche, impute en effet à la philosophie une reprise de la position religieuse du sens). L'opération peut-être la plus fondamentale de l'antiphilosophie consiste à affirmer une suprématie du sens sur la vérité. Chez Nietzsche, le sens (l'évaluation) est effectivement primordial et un énoncé ne peut être évalué que rapporté au type de puissance qui en soutient l'énonciation; la vérité n'est qu'un registre typologique du sens, c'est la préférence donnée aux valeurs qui vont à l'encontre de l'affirmation de la vie. Chez Wittgenstein, le sens d'une proposition est ce qui fait tableau d'une possibilité inscrite dans l'être comme état de choses: "Ce que nous présente le tableau est son sens" (TLP 2.221) [cf. W p. 21]; une proposition vraie ne fait tableau que d'un état de choses possible 2

Dans le cas de Pascal, sa tête de Turc intime est bien évidemment Descartes, qui incarne pour lui la figure sophistiquée du divertissement (au sens où celui-ci nous divertit de notre situation réelle - le néant effroyable de la mort qui est nôtre seule certitude). La philosophie c'est le divertissement de la pensée elle-même en ce qu'elle prétend parler de Dieu : le Dieu-concept des philosophes est la forme ultime du divertissement au regard de ce qui dans l'existence peut se nouer au Dieu sensible au coeur (Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob), i.e. à la divinité réelle. Le contre-personnage qui accompagne cette identification de la philosophie et qui est le véritable destinataire du discours pascalien c'est le libertin : c'est lui qu'il faut patiemment tenter de soustraire à l'emprise du philosophe (le cas de ce dernier est en effet réglé - et perdu), pour le rallier ultimement à l'acte antiphilosophique. Ce que Rousseau discerne dans la subjectivité philosophique de son temps (incarnée principalement en Voltaire), c'est une méchanceté qui refuse de s'ouvrir à la voie du coeur : le philosophe est caractérisé par une oblitération concertée du sensible (en tant que sens intime). Et le contre-personnage auquel Rousseau s'adresse et qu'il entend soustraire à la méchanceté philosophique, c'est l'âme sensible populaire. On pourrait montrer de même que le pôle d'adresse chez Nietzsche ce sont les "esprits libres" et chez Kierkegaard la femme.

qui est en outre existant, i.e. "qui arrive" - mais que cet état de choses arrive ou n'arrive pas n'a aucune nécessité : la vérité est contingence pure [cf. W p. 25]. Dans les deux cas le sens l'emporte radicalement sur la vérité, qui est une figure restreinte, et l'acte est toujours dans le registre du sens (chez Wittgenstein le sens dont relève l'acte archi-esthétique est ce qui ne se laisse pas inscrire dans une proposition - c'est pourquoi on ne peut le dire). Chez Lacan, cette question est d'une certaine façon plus complexe. Dans un premier temps, la vérité est placée sous l'idéal de la science (galiléenne et mathématisée) et elle a une fonction causale (la vérité comme cause du sujet lui-même); le sens est alors pour une part destitué. Un texte comme La science et la vérité illustre parfaitement cette période. Mais avec le "deuxième Lacan" (celui qui est postérieur aux années 1970), la vérité est, comme je l'ai indiqué, en position d'éclipse entre le savoir supposé et le savoir transmissible. La dichotomie du sens et de la vérité ne fonctionne plus, car le sens doit (aussi) être interrogé dans sa corrélation au savoir. Dans les textes des années 70 le sens est impliqué dans la définition du réel fût-ce dans la modalité de l'ab-sens; celle-ci se situe quelque part entre la classique fonction du manque (ce qu'il y a d'absence dans le sens) et quelque chose qui fait allégeance au sens dans la modalité de son retrait (la soustraction du (au) sens). C'est cette modalité de l'ab-sens qui va désigner le réel du rapport sexuel, soit son impossible propre. "Freud nous met sur la voie de ce que l'ab-sens désigne le sexe" (L'Etourdit). Car la thèse lacanienne sur le réel, comme impossible, s'annonce : il n'y a pas de rapport sexuel. Il faut donc en venir à écrire que l'ab-sens qui désigne le sexe dans son réel (de non-rapport) est un sens absexe. Si l'ab-sens est sens absexe, il ne s'agit par conséquent pas de nonsens : un réel (l'impossibilité du rapport sexuel) est désigné dans une registration quand même du sens. A mes yeux, la question de la rationalité du dispositif lacanien se joue sur le caractère rationnel (ou pas) de la catégorie d'ab-sens, i.e. sur sa séparation (ou non) d'avec le non-sens; comprendre cette différence, ce sera comprendre quelque chose (de l'incompréhensibilité) du réel. Le savoir transmissible, le mathématisable, dont nous avons vu que c'est en son point d'impasse que s'inscrit le réel, soit le mathème, doit par conséquent être dans une corrélation à cet ab-sens ou sens absexe qui désigne le réel du "n'y a pas" de rapport sexuel. La vérité en serait plutôt le voile, de ce réel. "Et je reviens au sens pour rappeler la peine qu'il faut à la philosophie - la dernière à en sauver l'honneur d'être à la page dont l'analyste fait l'absence - pour apercevoir ce qui est sa ressource, à lui, de tous les jours : que rien ne cache autant que ce qui dévoile, que la vérité, Αληθ εια = Verborgenheit" (L'Etourdit). La dernière philosophie qui soit "à la page" de ce qui est la ressource quotidienne de l'analyste, c'est celle de Heidegger (ultime coquetterie que, immédiatement après, de ne pas renier la "fraternité de ce dire"). Mais dans le vis-à-vis du sens et de la vérité, qui est le dispositif (spéculaire) dans lequel la philosophie reste en fin de compte enfermée, cette "découverte" de la fonction de voile de la vérité est le dernier mot dont elle a la ressource (et encore moyennant de grands efforts). Ma supposition (provisoire) est que Lacan propose une excentration de ce rapport en vis-à-vis du sens et de la vérité dans une triangulation qui fait intervenir le savoir : car c'est du point du savoir que se laisse pour lui énoncer ce qu'il en est du réel. Et c'est de n'y pas faire figurer le savoir que la philosophie manque l'ab-sens, i.e. le réel. L'enjeu de l'acte anti-philosophique lacanien - l'acte analytique - c'est qu'il y ait production d'un savoir transmissible quant au sens absexe. Il ne s'agit donc pas d'une nouvelle mouture de l'acte du sens (comme l'est l'acte silencieux de Wittgenstein), mais de la mise à distance du simple vis-àvis du sens et de la vérité par l'espace de l'ab-sens - acte de mise à distance qui n'est contrôlable qu'en termes de savoir. Ce qui nous introduit à la question de la passe. Rappelons que la passe, telle que l'entend l'Ecole freudienne de Paris, est ce dispositif qui consiste à vérifier qu'il y a eu de l'analyse (et dont il s'infère qu'il y a de l'analyste, promu de ce fait membre de l'Ecole). Elle repose entièrement sur une transmissibilité : ce qui a eu lieu entre A et B, B le transmet à un C (constitué au besoin de plusieurs C formant un jury) en état de prononcer si oui ou non il y eu de l'analyse entre A et B et donc si cela est ou non passé. Ce dispositif est indiscutablement dans une proximité empirique avec la procédure scientifique; C joue le rôle du comité de lecture d'une revue scientifique dont la fonction est de faire en sorte que, dans la masse des énoncés à prétention scientifique qui lui sont proposés, le minimum de conneries arrive à publication. Lacan s'avère ici un novateur singulier sur la question du caractère ineffable ou non de l'acte. D'un côté, l'acte analytique comme tel, qui est le réel de l'analyse, n'est pas présentable dans une proposition; il a lieu dans son lieu, qui est le divan (et/ou le fauteuil ?) et rien d'autre ne peut en

être dit. Mais d'un autre côté, il est attestable dans la passe. Mon hypothèse se formulera ainsi : si l'acte analytique n'est attesté que comme savoir (raison pour laquelle les preuves disponibles de son existence sont uniquement de l'ordre de la transmissibilité), c'est parce que, en fin de compte, c'est le savoir qui touche à l'ab-sens. Le philosophique, quant à lui, c'est ce qui ne passe pas; si le déchet d'une cure est à ce point rempli de philosophique (conscience de soi, fausse ou pas, herméneutique en tous genres, et autres baratins), c'est que le philosophique reste enfermé dans le binôme sens / vérité. Pourquoi est-ce là, dans l'analyse et pas ailleurs, que se rencontre l'expression d'une organisation anti-philosophique, d'un appareil au sens strict : Lacan a, en ce qui concerne la passe, rêvé d'un dispositif machinique qui fasse passer le "il y a eu de l'analyse" sans critères extrinsèques, idéalement sans que cela ne dépende de la compétence de tel ou tel (que les intervenants de la passe soient tous des crétins est une éventualité qui ne devrait pas entraver son bon fonctionnement). C'est qu'il y a une différence historiale entre Lacan et les autres antiphilosophies et c'est la fondation freudienne. La référence à Freud autorise, pour la première fois dans le cadre de l'antiphilosophie, à pouvoir affirmer que quelque chose de l'acte a déjà eu lieu. Contrairement à Nietzsche et à Wittgenstein, pour qui l'acte revêt nécessairement une dimension programmatique, l'acte anti-philosophique lacanien peut toujours arguer, appuyé à la fondation freudienne, de ce qu'il y a eu de l'analyse; peut-être n'y en a-t-il plus eu depuis, ou peu, mais au moins il y aura eu Cinq Psychanalyses. D'où le caractère constituant, pour l'analyse, du retour à Freud : elle est vouée à revenir périodiquement sur cette fondation et à incessamment se poser la question "qu'est-ce qui atteste que l'acte a bien eu lieu ?" sous la forme : "qu'est-ce que Freud ?" ou "qu'est-ce que Freud a interrompu (de la philosophie) ?" Une telle position vis-à-vis du fondateur est bien singulière : un retour à Euclide par exemple serait totalement inconsistant du point de vue des mathématiques, déployées depuis leur fondation à travers une cumulation d'énoncés. C'est précisément le fait de ne pas être programmatique qui, pour une antiphilosophie, modifie son rapport au savoir : si l'acte a déjà eu lieu, il perd son caractère transcendant et doit être déchiffrable dans les productions du savoir. La pensée lacanienne est la première antiphilosophie immanente et, en tant que telle, elle est nécessairement la dernière : si elle est réelle, elle s'atteste comme savoir. 11 JANVIER 1995 L'identification de la philosophie par Lacan passe entre autres par des énoncés singuliers qui portent sur son articulation avec les mathématiques, la politique et l'amour. Je voudrais montrer que cette identification est plus fine que celle qui est communément reçue et qui fait de la philosophie une variante du "discours du maître". A. Commençons par les mathématiques : "Pour être le langage le plus propice au discours scientifique, la mathématique est la science sans conscience dont fait promesse notre bon Rabelais, celle à laquelle un philosophe ne peut que rester bouché" (L'Etourdit). La question des mathématiques a toujours été importante dans le dispositif anti-philosophique. J'ai déjà indiqué que, aussi bien chez Nietzsche que chez Wittgenstein, on peut repérer une certaine thèse sur les mathématiques à titre de prolégomène du discrédit dans lequel la philosophie va être tenue. C'est ce qu'on pourrait appeler le versant anti-platonicien de l'antiphilosophie, dans la mesure où "Platon" est le nom propre traditionnellement reçu du nouage institué entre philosophie et mathématiques. Car tant chez Nietzsche que chez Wittgenstein l'identification des mathématiques vise à leur abaissement : leur thèse axiale concernant les mathématiques est que, en définitive, elles ne sont pas une pensée (c'est un énoncé explicite du Tractatus), mais peu ou prou une simple grammaire; ce qu'ils critiquent en conséquence chez les philosophes c'est que ceux-ci prétendent y trouver quelque chose - une fonction de garantie - qui n'y est aucunement. L'énoncé lacanien est à ce titre singulier, puisqu'il identifie bien la mathématique comme une pensée (c'est même, dans le Séminaire Encore, "la seule science du réel"), et qu'il établit que la philosophie est précisément en défaut de manquer cette dimension pensante. Le fait pour Lacan de s'assurer des mathématiques est bien entendu lié à ce que j'appelle le caractère archi-scientifique de son acte : il entend que cet acte soit placé sous le signe du mathème. Pour Lacan, les mathématiques, "science sans conscience", sont proprement l'os de la vérité, en ce qu'elles sont nettoyées de tout sens, pour autant que le sens participe de la conscience. (Dans le discours de la mathématique) "le dit se renouvelle de prendre sujet d'un dire plutôt que d'aucune

réalité" (L'Etourdit). Le grief fait à la philosophie est, qu'au contraire, elle transfère ce qui des mathématiques possède l'autorité du dire (où elles trouvent leur véritable fondement) à un espace conscience-réalité où règne le sens; autrement dit le traitement philosophique des mathématiques aboutit à les inféoder à une herméneutique latente. C'est la puissance de la lettre que manque la philosophie dans cette opération, et plus précisément la contingence connexe du réel et de la lettre (ce que souhaite la philosophie c'est que la lettre soit une lettre de la nécessité). Mais est-il historiquement vrai que la philosophie sature les mathématiques de la question du sens ? L'examen de trois philosophes - Platon, Descartes et Hegel - apporte des appuis à cette thèse lacanienne, mais aussi, on va le voir, des objections. Platon. Dans le Ménon, "l'expérience de pensée" que constitue la (re)découverte par l'esclave de la solution du problème du doublement du carré sert de fondement à la théorie de la réminiscence; "l'autre vie" où s'origine le savoir de l'esclave pourrait par ailleurs avoir comme nom : l'Inconscient. La critique lacanienne est apparemment pertinente car il s'agit bien ici de la venue à la conscience de quelque chose de l'ordre du sens - l'enjeu est en définitive que l'esclave comprenne - dans l'épreuve d'une réalité : c'est la figure, le tracé diagrammatique, qui fait s'éveiller sa conscience. Dans la République, Platon fait reproche à la mathématique de fonctionner à partir d'hypothèses dont elle ne rend pas compte - il lui oppose la dialectique philosophique qui, quant à elle, s'approprie un principe inconditionné, an-hypothétique : (l'Idée du Bien) "est dans le lieu intelligible au regard de l'intellect et des intelligibles ce que le soleil est dans le visible au regard de la vue et des visibles" (VI 508c). Ce qui origine par conséquent la mathématique dans un pur dire qui, Platon le sait, est sa seule garantie; il désigne ainsi ce qu'en termes contemporains on appellerait sa dimension axiomatique : le doublet d'un dire constituant et de l'enchaînement fidèle à ce dire. Certes il en fait reproche à la mathématique (et c'est même cela qui lui permet de penser l'écart de la philosophie et de la mathématique), mais en tout cas il ne manque pas ce qu'il y a en elle de défection du sens et que cela s'origine dans un primat du dire. A ce titre il n'est nullement "bouché" à son essence. Descartes. Ce que Descartes recherche dans les mathématiques c'est un paradigme pour l'ordre des raisons ("l'ordre consiste en cela seulement, que les choses qui sont proposées les premières doivent être connues sans l'aide des suivantes, et que les suivantes doivent être disposées de telle façon, qu'elles soient démontrées par les seules choses qui les précèdent"); leur rôle et leur véritable utilité, c'est de conduire l'esprit vers "une autre discipline", à cette science qui contient "les premiers rudiments de la raison humaine" (Règles pour la direction de l'esprit IV). Autrement dit, les mathématiques sont traitées comme une méthode afin que, grâce à elles, on puisse traiter du sens. Descartes n'échappe pas ici à la critique lacanienne, car de fait les mathématiques ne peuvent être paradigmatiques pour autre chose qu'elles-mêmes, et certainement pas pour un effet de sens ou de réalité qui leur est hétérogène. Mais il y a chez Descartes une autre identification des mathématiques. L'énoncé mathématique occupe une position particulière quant au doute : les "vérités mathématiques" sont en fait ce dont on ne peut pas douter dans le doute ordinaire, car elles sont telles que, sitôt dites, elles 3 contraignent le sujet indépendamment de quelque réalité . Il faut, pour les suspendre, recourir au "doute hyperbolique", c'est-à-dire à des hypothèses extrêmes faisant intervenir des figures extérieures à la pensée humaine, des figures de l'Autre, en l'occurrence d'un "mauvais Autre" (Dieu trompeur). Descartes conjoint en outre de façon géniale l'idée selon laquelle les vérités mathématiques sont de l'ordre non de quelque réalité mais d'un dire contraignant pour le sujet avec celle de la contingence de ces mêmes vérités mathématiques : puisqu'elles sont créées par Dieu, elles n'ont, dans leur être, aucune nécessité. Il a ainsi nommé, pour la première fois, le véritable régime discursif de la vérité mathématique (sa dimension non religieuse), en affinité profonde, en définitive, avec la figure lacanienne de la vérité. Hegel. L'infini mathématique est pour Hegel un infini qui existe en soi mais qui ne ressaisit pas dans l'élément du pour-soi sa propre intelligibilité; c'est un infini par conséquent "aveugle", 3

Les vérités mathématiques "ne (traitant) que de choses fort simples et fort générales, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature ou si elles n'y sont pas", Descartes peut conclure : "soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n'aura jamais plus de quatre côtés; et il ne semble pas possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées d'aucune fausseté ou d'incertitude" (Méditation première).

soustrait au mouvement de l'intériorisation, et donc subordonné à l'infini spéculatif que va déployer la philosophie. Subordination qui prête le flanc aux critiques de Lacan, celui-ci disant, dans une note de L'Etourdit, que "Hegel, de parler aussi juste du langage mathématique que Bertrand Russell, n'en loupe pas moins la commande : c'est que Bertrand Russell est dans le discours de la science". Autrement dit, c'est pour la seule raison que Hegel est dans la stratégie du discours philosophique, qu'il reste "bouché" à la mathématique. Et pourtant il y a dans le texte hégélien l'affirmation que les mathématiques constituent le surgissement historique d'un dire non théologique, i.e. rationnel, sur l'infini. C'est inauguré dans l'élément du dire - un dire qui n'est pas parvenu à la conscience de soi, un dire inconscient - et ça demeurera tel. On pourrait en tirer la conclusion qu'il est inutile de persister dans l'inauguration par le dire dès lors que la philosophie est en position de relever le propos sur l'infini antérieurement détenu par la mathématique; autre façon de dire que, comme l'art, comme l'histoire, la mathématique est "finie". Mais on sait aussi que pour Hegel ce thème de la "fin" ne signifiait pas une fin empirique : l'art, l'histoire et aussi les mathématiques continuent (ils n'ont nullement épuisé leurs capacités de création); leur "fin" signifie seulement qu'ils cessent d'être une source féconde pour l'opération philosophique, qui n'a plus besoin d'en passer par eux. Hegel n'est donc pas plus "bouché" aux mathématiques que Platon et Descartes, ce qu'il énonce c'est un détachement vis-àvis des mathématiques (mais aussi vis-à-vis de l'art, de l'histoire) sous l'idéal - en un sens intenable, c'est du moins ce que je soutiens - d'une philosophie soustraite à la totalité de ses conditions, ce que je propose d'appeler une philosophie pure. Ainsi Lacan discerne dans le "discours philosophique" une suréminence organisée de la philosophie sur les mathématiques, qui en dernière instance est une suprématie du sens. On en conviendra sur les trois exemples précédents, mais à condition de reconnaître l'essentielle division de la philosophie (en particulier au regard de sa condition mathématique). La philosophie est en effet simultanément épreuve du non-sens et tentative de récollection d'un sens - elle est une disposition qui s'écarte de l'Un et qui en même temps est une tentation métaphysique de l'Un, elle est le procès divisé d'une tentation et de la résistance immanente à celle-ci. Toute grande philosophie, on pourrait le montrer, connaît cette division entre une herméneutique et une orientation qui s'en écarte; le système de cette division c'est cela dont la pensée philosophique fait le procès, ou l'instruction. L'antiphilosophie de Lacan consiste au contraire à indiviser la philosophie sur la question de son rapport aux mathématiques, par où elle communique en fin de compte avec l'idée heideggerienne d'une unité historiale de la philosophie. Il y a ici à l'oeuvre une conception topique de la philosophie : celle-ci est traitée comme si elle était un lieu - ce qu'elle n'est pas : elle est quelque chose qui, sous condition d'événements de pensée, va déplier et césurer une tentation. Si elle n'était que cette tentation - la tentation de l'Un - elle serait indistinguable de la religion. Lacan a d'ailleurs parfaitement discerné cette collusion du sens et de la religion : "La stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux; d'où mon obstination dans ma voie du mathème" (Lettre de dissolution de l'Ecole freudienne). Les critiques positivistes de la philosophie ont beau jeu de déceler en elle l'insistance du religieux, car de fait le religieux y est présent, mais il faut aller jusqu'à reconnaître que la philosophie est dans son principe un protocole immanent de scission d'avec le religieux qui y est inclus, qu'elle est le (re)commencement perpétuel de cette scission, en quoi elle est une opération vivante. Pour cette scission d'avec le religieux et le sens, on pourrait le montrer, c'est précisément dans les mathématiques que la philosophie trouve son appui. B. L'énoncé lacanien sur la politique se trouve dans l'"Introduction à l'édition allemande d'un premier volume des Ecrits" : "La métaphysique n'a jamais rien été et ne saurait se prolonger qu'à s'occuper de boucher le trou de la politique. C'est son ressort" (Scilicet n° 5 1975 p. 13). En quel sens faut-il entendre que la politique est un "trou" ? D'abord, et c'est le plus connu, la politique est liée de façon indémélable à l'imaginaire du groupe. On pourrait dire que la politique est un trou imaginaire dans le réel du capital - réel qui est celui de la dissémination universelle aussi bien que d'un certain régime de jouissance (le "plus-dejouir"). Lacan parle à son propos d'effet de colle (effet d'Ecole ?), d'effet d'Eglise, d'effet de sens. La Lettre de dissolution de l'Ecole freudienne nous apprend que "ça fait colle ... quand l'effet de groupe l'emporte sur l'effet de discours". C'est quand la philosophie appelle "politique" cet effet de colle-là, qu'elle en bouche le trou (elle ferait mieux de le laisser ouvert). Lacan a déclaré en 1980 : "J'ai rendu hommage à Marx comme l'inventeur du symptôme". Pour Lacan, Marx est celui qui, le premier, a déjà vu que la philosophie servait à boucher le trou de la

politique (l'emblème en serait la dernière des thèses sur Feuerbach); à l'impasse imaginaire des "bonnes politiques", il a substitué une pure logique en soustraction au sens - la logique du capital où un réel est capté. Mais le tort de Marx aux yeux de Lacan c'est d'avoir été aussi un philosophe, c'est-à-dire d'avoir réinsufflé du sens dans ce trou réel qu'est le prolétariat, d'avoir ainsi tenté de le colmater; Marx a légitimé l'idée que le prolétariat comme groupe, par exemple sous les espèces du parti, doit l'emporter sur l'effet de discours : en posant que le groupe - le Parti communiste - était la condition du discours (au lieu que ce soit la discursivité prolétarienne qui autorise le groupe), il a paradoxalement rendu le prolétariat muet. Le projet de Lacan est que l'effet de discours attendu de l'expérience l'emporte sur l'effet de groupe. Quand il reconnaît sur la fin avoir "échoué", l'échec dont il s'agit à ses yeux, est de n'avoir pas réussi à ce que le discours analytique l'emporte sur le groupe, et c'est en définitive d'avoir été comme Marx un restaurateur de l'ordre. Il ne reste donc qu'une chose à faire : dissoudre. La dissolution, en son sens générique, c'est ce moment où l'on fait en sorte que la politique comme trou ne soit pas bouchée par la philosophie, ou encore, ce moment où on aurait la possibilité de saisir, fût-ce en éclair, l'écart entre discours et groupe - ce qui suppose de soutenir la thèse de l'existence d'un discours pur, perceptible dans cet écart, et soustrait à la philosophie en tant que celle-ci est ce qui vient légitimer la suprématie du groupe sur le discours : ce n'est qu'en dissolvant le groupe (dont l'existence était pourtant une condition nécessaire à l'expression du discours) qu'on peut véritablement attester le discours. Il est clair que cette tension a animé toute l'histoire des groupes politiques révolutionnaires. Le (nécessaire) découvrement politique du discours est peutêtre dans son essence une opération dissolutive : c'est ce qu'ont successivement expérimenté Marx (en dissolvant la 1ère internationale en 1871), Lénine (en faisant planer constamment, entre février et octobre 17, la menace d'une dissolution) et Mao (la GRCP). Lacan nous laisse entrevoir qu'il y aurait une corrélation entre cette conception dissolutive du groupe comme acte de découvrement du discours et l'antiphilosophie elle-même. La dissolution serait à ce titre l'opération antiphilosophique exemplaire. 18 JANVIER 1995 Poursuivons l'investigation "borroméenne" de la politique conçue comme un trou. Elle est, nous l'avons vu, un trou imaginaire dans le réel (du capital). Mais elle est aussi un trou symbolique dans la cohérence imaginaire des discours, i.e. un trou dans le semblant. La politique n'est pas un discours, elle est plutôt un entre-discours, et, plus exactement, pour autant qu'elle procède, elle est un fonctionnement, i.e. une production d'effets qui ne coïncide avec aucune coalescence imaginaire discursivement présentable et qui, à proprement parler, ne renvoie à rien. Lacan a déclaré : "Je n'attends rien des personnes, et quelque chose du fonctionnement". Il faut bien comprendre la radicalité de cette position lacanienne : selon lui, la politique ne requiert pas des personnes, mais est un fonctionnement qui est dans une autorisation symbolique fonctionnant toute seule. De quoi est-elle alors le fonctionnement ? Certainement pas de la vérité : en un sens, la question n'est pas celle d'une politique vraie. C'est au savoir que touche la politique, elle est ce qu'en termes de savoir on peut attendre d'un fonctionnement. Enfin la politique est un trou réel dans le symbolique. Car elle peut décider de la mort, et en ce point où toujours elle est en trouée de la loi, c'est au pied du réel qu'elle nous place. C'est cette triple trouée de la politique qui est selon Lacan occultée par la philosophie dans la guise d'un discours précisément supposé sans trou : le discours de la "politique idéale", de la "bonne politique" ou de la "politique fondée". Pour autant qu'une politique est rationnelle, elle ne saurait pour Lacan être réelle, et réciproquement, pour compléter le discord avec la formule hégélienne, une politique réelle ne saurait être rationnelle. Dans la République de Platon est effectivement esquissée la topologie d'un espace plein où chaque disposition est exactement placée (avec, à son sommet, le "philosophe-roi"). Lacan en a conclu (à la suite de Kojève) que la seule façon convenable de lire ce texte dont la visée apparente est d'instituer un "élevage de chevaux bien tenus", est de le comprendre comme un dialogue ironique. Il faut reposer à propos de la politique la même question que nous avons posée à propos des mathématiques : la philosophie est-elle aveugle à son essence ? C'est-à-dire est-elle aveugle à l'essentielle béance inhérente à la politique, à la blessure inguérissable qui objecte à sa propre

entreprise de fondation ? Ma thèse est que Platon, dans la République, est parfaitement au fait de cette béance hasardeuse que rien ne peut combler et je le discerne à trois signes (sans tenir compte de ce que peut avoir de corrosif le ricanement des interlocuteurs de Socrate qui circule tout au long du dialogue et qui a, face aux grandioses constructions de celui-ci, la valeur d'un "Ce n'est pas demain la veille") : 1. La reconnaissance de la pluralité des politiques (tyrannie, démocratie, oligarchie,...) 2. La reconnaissance de la précarité de la politique. Toute politique réelle est amenée à se transformer en une autre. Le caractère inéluctable du devenir tyrannique de la démocratie en est l'exemple canonique; mais c'est vrai de toute politique réelle et cette précarité concerne même le propre dispositif mis en place par Platon : à supposer que celui-ci se réalise un jour, sa dégénérescence est également assurée. La raison en est qu'un nombre sera oublié, le nombre qui précisément code la répartition des choses. Il est remarquable que pour Platon la conséquence empirique de cette précarité de la mémoire sera que la gymnastique l'emportera sur la musique (ce qui est une façon de reconnaître que la dégénérescence prendra la forme d'une victoire du militaire sur l'élément générique de la formation intellectuelle). 3. Tout ceci est ultimement une affaire de hasard : "Il s'en occupera [de la Politeia, i.e. de la politique en tant qu'elle produit un ordre propre de vérité] dans sa propre Cité et beaucoup, mais non pas sans doute dans sa patrie, à moins que ne lui en soit octroyé quelque divin hasard" (Rép. IX 592a). Ce n'est que dans des circonstances hasardeuses et atopiques, sous l'effet de quelque réquisition événementielle, que la construction idéale pourra devenir lisible dans une vérité effective. La règle est la disjonction, le non-comblement de la faille. Je pense donc que, même au comble de son désir fondateur, la philosophie identifie dans la politique quelque chose qui ne se laisse pas suturer, une béance contingente que la pensée fondatrice ne peut réduire - et qui est son réel, i.e. son impasse propre. Quant à l'antiphilosophie, peut-on dire ce que serait une politique qui s'en réclame, politique qui serait une politique du trou (à ne pas boucher) et qui aurait nécessairement à s'affronter à la question du groupe ? Il faudrait qu'elle sache quelles conditions doit remplir un groupe pour "échapper à l'effet de groupe" (Lettre de dissolution) i.e. pour ne pas être au régime de la coalescence imaginaire. Il faut bien reconnaître que les propositions concrètes que Lacan a avancées sur ce point (permutation hiérarchique, mobilité de tout, "collaboration de n'importe qui avec n'importe qui") sont décevantes parce que déjà connues et éprouvées. Les métaphores du champ ("la Cause Freudienne n'est pas école mais champ"), l'insistance mise à résilier la durée ("elle ne durera que par le temporaire") témoignent d'un idéal de fonctionnement pur dont le régime serait particulaire, tourbillonnaire. Sa maxime véritable est en définitive qu'il n'y a que la dissolution qui compte. "Collez-vous ensemble le temps qu'il faut pour faire quelque chose et puis après dissolvez-vous pour faire autre chose" ("Monsieur A" 15.03.80). Ne retrouve-t-on pas en réalité la vieille matrice démocratique-utopique de l'égalitarisme particulaire et son rêve d'une situation où il n'y aurait que de la trouée ? Je pense en fait que cette figure de détotalisation radicale est en simple symétrie par rapport à la figure de la politique comme "boucheuse de trou" telle que l'identifie Lacan et qu'elle aussi manque quelque chose qui est essentiel à la politique : à savoir qu'elle a affaire avec la question des places, non à travers un espace sans places, mais dans une figure de dé-placement. La posture adoptée par Lacan, celle d'un anarchisme tyrannique, de même que son geste politique propre, la dissolution, ne peuvent, en conséquence, être considérés comme de véritables créations politiques. Il n'y a eu nulle autre instauration politique et c'est pourquoi ce qui vient par la suite est si confus et que la mélasse subséquente est irrémédiable. Le seul impératif qui a été légué aux successeurs c'est : "Dissolvez-vous !"; impératif qui n'est pas plus indigne que "Aimez-vous les uns les autres" et est sans doute porteur de moins d'effets catastrophiques, mais qui a été, et qui continue d'être, suivi littéralement : depuis la disparition de Lacan les analystes n'ont en effet pas cessé de se dissoudre. Ce qui par contre, dans l'après-Lacan, ne relève pas de la dissolution bouche, pour le compte, le trou de la politique d'une manière particulièrement compacte... C. L'amour. Une des trois grandes passions de l'homme, sinon la passion majeure, est, aux yeux de Lacan, l'ignorance : il n'existe pas en l'homme quelque chose comme un désir de savoir. Par contre, il peut y avoir un amour du savoir (qui s'atteste, le Séminaire sur le Banquet de Platon nous l'apprend, dans l'amour du maître et dans l'amour de transfert); l'amour est sans doute la seule corrélation possible au savoir offerte à l'humain. Toute subjectivation du savoir est amoureuse (et non

désirante), même si précarisée par la passion de l'ignorance. C'est toujours sur la ruine d'un amour que triomphe l'ignorance. La philosophie prétend, quant à elle, s'animer d'un amour de la vérité; mais que peut être un tel amour sinon "l'amour de cette faiblesse dont nous avons soulevé le voile, ... l'amour de ceci que la vérité cache, et qui s'appelle la castration" (Séminaire XVII L'envers de la psychanalyse 14.01.70)? Immédiatement après, Lacan précise que l'amour de la vérité c'est l'amour d'une impuissance - comprendre : l'amour de ce qui est impuissant à se dire tout entier, puisque "nulle évocation de la vérité ne peut se faire qu'à indiquer qu'elle n'est accessible que d'un mi-dire, qu'elle ne peut se dire tout entière" (ibid.). L'amour de la vérité est en réalité amour de ce qui fait barre ou limite - et dont le nom théorique est : castration. Mais l'amour de la vérité que Lacan suppose à la philosophie - et ce dans la forme d'un impératif : il faut aimer la vérité - est au contraire amour d'une vérité conçue comme puissance, comme plénitude, et, à ce titre, il est une imposture, qui rend la philosophie précaire vis-à-vis de la passion de l'ignorance. Une façon de concevoir l'éthique de l'analyste sera de résilier cet amour et de lui préférer l'amour du savoir, y compris jusqu'au point de déjection où l'effet d'acte du processus analytique s'accomplit comme "déchet d'une symbolisation correcte" (Radiophonie). 15 MARS 1995 Nous allons voir sous quelles formes se retrouvent chez Lacan les traits de l'antiphilosophie que nous avons précédemment identifiés et ceci nous permettra de faire en quelque sorte une synthèse de ce qui a été avancé jusqu'à maintenant. 1. Il y a chez Lacan, comme chez tout antiphilosophe, une destitution de la prétention de la philosophie à être une théorie du réel, et ce pour 4 raisons essentielles : a) La philosophie est captive de la figure du discours du Maître. Cette thèse lacanienne est bien connue et je n'y ai guère insisté jusqu'à présent. Il vaudrait mieux dire d'ailleurs que la philosophie prétend à être soustraite à la rotation des discours, i.e. au "quart de tour" par lequel les quatre positions - discours du Maître, discours de l'Hystérique, discours de l'Université, discours de l'Analyste - se déplacent de façon inéluctable; cette prétention de la philosophie à être au point d'arrêt de la permutation des places, le discours philosophique se suffisant à lui-même, n'est qu'une autre façon de désigner sa prétention au fondement. On peut l'illustrer d'une formule équivalente, où se discerne le croisement de la pensée de Lacan avec celle de Wittgenstein : la philosophie - et c'est un signe indubitable de sa "canaillerie" (S XVII) - prétend qu'il y a un métalangage. b) La philosophie méconnaît que le réel c'est l'absence de rapport sexuel. Plus généralement, la philosophie c'est ce moment où un non-rapport est forcé au rapport, où l'ab-sens est forcé au sens (y compris dans la catégorie philosophique du non-sens). C'est précisément en ce point que s'origine le fantasme philosophique de la totalité. c) La philosophie ne veut rien avoir à connaître de la jouissance et par conséquent de la Chose. d) "Que l'être soit supposé penser, c'est ce qui fonde la tradition philosophique depuis Parménide" (08.05.73). Contre cet axiome fallacieux, Lacan assume qu'il n'y a de pensée qu'au point d'une défection topique de l'être, fût-ce l'être supposé d'un sujet. D'où sa déconstruction du Cogito cartésien : "Là où ça pense, je ne suis pas". 2. L'antiphilosophie vise à mettre au jour, derrière l'apparente discursivité de la philosophie, ce qui est sa vraie nature, à savoir d'être un acte. Ses véritables opérations (foncièrement nuisibles) ce sont pour Lacan : la déposition des mathématiques, le colmatage de la politique et une promotion, qui est en fait un détournement, de l'amour. 3. Enfin, l'antiphilosophie oppose à l'acte philosophique un acte radicalement différent qui parachève la destitution de la philosophie. Cet acte est bien entendu pour Lacan l'acte analytique et ce qui témoigne de cet acte c'est le surgissement de l'oeuvre de Freud. Les traits de l'acte analytique l'opposent en effet point par point aux opérations de la philosophie : a) Celle-ci prétend ultimement délivrer une satisfaction, voire une béatitude (c'est le cas même, et peut-être surtout, des philosophies sceptiques ou nihilistes). La thèse platonicienne selon laquelle le philosophe est plus heureux que le tyran est à cet égard décisive. Mais si le sujet que promeut la philosophie est un sujet comblé, l'acte analytique, Lacan le déclare expressément, ne suscite au

contraire, pour l'analyste lui-même, que l'angoisse. Et il ajoute, le 24.01.80 : "Le psychanalyste a horreur de son acte ... L'acte, je leur [aux analystes, bien sûr, ses interlocuteurs de toujours] donne chance d'y faire face". La fonction propre du discours analytique, c'est, au regard de l'acte analytique, de permettre d'en (sup)porter l'horreur - en dehors de quoi, il n'est que bavardage, si subtil soit-il, i.e. au fond simple philosophie maquillée. b) Les opérations philosophiques prétendent être coextensives à la vérité, et plus précisément elles prétendent disposer en savoir une vérité du réel (c'est le thème philosophique traditionnel de la "recherche de la vérité"); tandis que pour Lacan "la vérité se situe de supposer ce qui du réel fait fonction dans le savoir" (Radiophonie). L'acte analytique peut être la mise en jeu d'un effet de vérité pour autant que dans le savoir un réel vient en fonction, mais il n'est certainement pas une recherche de la vérité. L'idée que l'inconscient détiendrait une vérité du conscient, à la recherche de laquelle serait vouée la psychanalyse, relève certes de sa présentation vulgaire, mais est plus essentiellement une tendance - une tentation - qui lui est immanente et qui est en fin de compte l'appropriation philosophique de l'analyse. Tout le nerf de l'antiphilosophie de Lacan est là : sa détermination antiphilosophique tient à ce qu'il désigne dans la philosophie un péril immanent qui est immédiatement subversion de l'acte analytique. "L'inconscient n'est que terme métaphorique à désigner le savoir qui ne se soutient qu'à se présenter comme impossible pour que de ça il se confirme d'être réel" (Radiophonie). Dans l'analyse, la vérité se laisse situer dans la supposition que si un savoir se présente comme impossible ("inconscient" en est le nom), alors c'est qu'il y a une fonction du réel qui y est engagée. On lit la formule suivante dans la présentation écrite du Séminaire Ou pire ... : "L'inconscient en tant qu'il s'avère [en tant qu'il vient à sa propre vérité] comme savoir". Pour Lacan, il n'y a pas de vérité du réel; la vérité n'existe qu'en tant que fonction du réel dans un savoir. Il n'y a donc pas de savoir du réel non plus, mais seulement une fonction du réel dans un savoir et il n'y a pas de savoir de la vérité, mais tout au plus il y aurait vérité d'un savoir à proportion qu'un réel y fonctionne. La mise au(x) pair(es) du triplet vérité / savoir / réel, (c'est-àdire la thèse d'un savoir possible de la vérité du réel) qui est l'opération même de la philosophie, n'a aucune validité; le triplet ne se laisse pas segmenter : telle pourrait être une des formulations de l'antiphilosophie lacanienne. Un de ses théorèmes serait : si on subvertit le Trois (du triplet) par le Deux (des paires), c'est qu'on a une pensée fausse de l'Un (pensée fausse qui est : l'Un est). On peut le dire autrement : le réel n'est jamais ce qu'on connaît, que ce soit au sens de la vérité ou au sens du savoir. Mais le réel n'est pas non plus ce qu'on ne connaît pas. On conviendra d'appeler "réalité" ce qu'il est possible de connaître (le tout dans une forte tonalité imaginaire) et "réel" ce qui est dans une radicale extériorité au connaître, mais tout aussi bien au ne-pas-connaître qui en est une modalité. "Ainsi le réel se distingue de la réalité. Ce pas pour dire qu'il soit inconnaissable, mais qu'il n'y a pas question de s'y connaître, mais de le démontrer" (Radiophonie). Ce n'est pas dans l'opposition de la réalité et du réel, qui s'apparente à d'autres oppositions canoniques de la philosophie (celle de l'apparence et de l'essence, du devenir et de l'être, du phénomène et du noumène etc.) que réside le geste antiphilosophique lacanien. Celui-ci consiste à écarter dans le même temps les deux thèses philosophiques suivantes : a) la thèse, que l'on dira platonicienne, suivant laquelle le réel est le seul objet de connaissance (la réalité étant ce qui n'est qu'apparence ou devenir) et b) la thèse, disons kantienne, suivant laquelle le réel - la chose en soi - est inconnaissable (la faculté cognitive ne peut se saisir que du phénomène). Le réel, pour Lacan, n'est ni une essence dont il y aurait apparence, ni un noumène dont il y aurait phénomène. Quel est donc pour la pensée l'accès au réel ? Il y a là comme un invariant de l'antiphilosophie : l'existence d'une instance où quelque chose du réel doit s'avérer, qui soit en même temps soustrait à l'opposition dialectique du connaître et du nepas-connaître - sa réquisition se confond avec l'hostilité de l'antiphilosophie à tout métalangage (il n'y a pas de vérité de la vérité). Cette instance se signale régulièrement de ce qu'elle ne trompe pas. Chez Pascal, c'est "le Dieu sensible au coeur" opposé au "Dieu des philosophes". Pour Rousseau, chez qui le discrédit jeté sur la philosophie se confond avec l'identification de la Raison comme puissance trompeuse (en opposition à la tradition philosophique qui met l'Imagination à cette place), ce qui ne trompe jamais c'est la conscience: "les actes de la conscience ne sont pas des jugements mais des sentiments" (Profession de foi du vicaire savoyard). Ce qui ne trompe pas est donc de l'ordre de l'affect - Dieu sensible au coeur chez Pascal, sentiments chez Rousseau, angoisse, on le reverra, chez Lacan - et c'est un affect de l'excès : l'éclair de ce-qui-ne-trompe-pas ne peut être qu'une surabondance contingente du réel sur lui-même, car, le réel étant

insymbolisable, toute autre thèse reviendrait à la possibilité de le connaître. Ce saisissement par l'excès de réel, cette extase, le paradigme en est donné par le Mémorial de Pascal : "Joie, Joie, Joie, pleurs de joie" - ce qui arrive sur le divan est en réalité du même ordre : quelque chose met la prise symbolique à découvert, même s'il s'agit plutôt en l'occurrence d'une extase noire ... Chez Kierkegaard, "la vraie subjectivité n'est pas celle qui sait" (Post-scriptum aux miettes philosophiques) et le lieu de l'acte - "lieu éthique" - est la convocation instantanée du sujet, la subjectivation de, et dans, l'instant. Ce qui ne trompe pas, c'est ce qu'il appelle le "choix absolu", dont l'essence est d'être choix du choix ["l'alternative ne porte pas sur des termes à choisir, mais sur des modes d'existence de celui qui choisit ... Le choix spirituel se fait entre le mode d'existence de celui qui choisit à condition de ne pas le savoir, et le mode d'existence de celui qui sait qu'il 4 s'agit de choisir" ]. "Si seulement on peut mener un homme au carrefour de manière qu'il n'y ait d'autre issue que le choix, alors il choisira juste" (cf. Ou bien ... Ou bien... "Equilibre entre esthétique et éthique"). Pour peu qu'il y ait un dispositif contraignant ("si seulement on peut mener un homme au carrefour"), alors l'acte qui fait coupure dans ce dispositif n'a pas besoin de norme extérieure et se trouve dans sa pureté, sa radicalité effective. 5 AVRIL 1995 Ce dans quoi nous sommes engagés c'est le procès de qualification de l'acte analytique. Et ceci va nous amener à nous interroger sur la corrélation énigmatique entre l'acte et le mathème à laquelle, c'est ma conviction, toute l'antiphilosophie lacanienne est suspendue. On peut à cet égard rappeler que la dispute entre les lacaniens, du vivant même de Lacan, a porté sur le rapport entre la clinique et la théorie : aux accusations de logicisme, de théoricisme etc. lancées par les uns (et qui se ramenaient à un brutal "Vous n'êtes pas des cliniciens") ont répondu les accusations d'empirisme lancées par les autres (la faute, là, c'était d'avoir cédé sur le concept). Or, l'usage même de cette disjonction ruine l'édifice lacanien tout entier. Non que celui-ci consiste en une synthèse des deux orientations; c'est plutôt que l'acte analytique lui-même ne peut être instruit qu'autant qu'il se soutient de ce que j'appellerai "le désir du mathème" et qu'inversement le mathème n'est intelligible que du point de l'acte. C'est d'une torsion qu'il s'agit et non d'une disjonction. Rappelons la phrase précédemment citée de Lacan : "Ainsi le réel se distingue de la réalité. Ce pas pour dire qu'il soit inconnaissable, mais qu'il n'y a pas question de s'y connaître, mais de le démontrer" (Radiophonie). Le réel n'est pas ce qui se montre, mais ce qui se dé-montre, il est en quelque sorte la chute de la monstration. Le réquisit lacanien (mais aussi, on l'a vu, kierkegaardien, celui plus généralement de toute antiphilosophie) est celui d'une symbolisation qui prend la figure d'un dispositif de contrainte, jusqu'au point d'impasse de cette symbolisation où l'acte fait coupure réelle ("le réel est l'impasse de la formalisation"). La cure analytique, en ce sens, est le dispositif par lequel une non-issue est construite, qui soit le bord de possibilité de l'acte (au rebours de la conception commune pour qui elle est au contraire la recherche d'une issue au "problème" d'un individu). "L'effet d'acte qui se produit comme déchet d'une symbolisation correcte" (Radiophonie). Le mode propre sur lequel la psychanalyse construit la non-issue, et qui est sa singularité antiphilosophique, c'est sa capacité à élever une impuissance en impossibilité : "Il s'agit dans la psychanalyse d'élever l'impuissance (celle qui rend raison du fantasme) à l'impossibilité logique (celle qui incarne le réel)". Par la promotion d'un impossible à symboliser est construit un point tel qu'il n'y a plus que l'acte qui vous conjoint au réel. Le processus qu'est la cure est normé (le nom que prend cette norme est : conduite de la cure) et dans ce processus plusieurs moments sont intriqués (sans qu'il faille bien entendu y voir une quelconque chronologie). 1. Il y a le moment où il s'agit de pouvoir situer l'impuissance - admis que la demande d'analyse soit de parer à une impuissance (à vivre, à aimer, ...); la doctrine est ici que l'impuissance est "incarnée par le phallus" comme fonction imaginaire, elle est épinglée à la dimension du fantasme, par quoi l'errance de l'impuissance ("souffrance" serait un nom convenable pour une telle errance) est interrompue. 2. Il y a le moment où l'impuissance, une fois située, est élevée à l'impossibilité logique : c'est proprement le temps de la contrainte formelle, celui de la 4

G. Deleuze L'image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, p.160-1

"symbolisation correcte" (celui par quoi la cure est soustraite à toute herméneutique dans laquelle elle serait impliquée comme découvrement d'un sens caché); contrairement à l'étape précédente qui est en quelque sorte standard, le temps de la formalisation est une invention, qui relève d'un véritable art de la singularisation; c'est aussi le temps le plus risqué, car il introduit l'imminence d'une conjonction au réel. 3. En effet, au terme supposé de cette étape, un bord de coupure est institué; la tâche, dès lors, est de faire venir le réel au point d'impossible de la formalisation. L'acte n'est attesté qu'autant qu'un dispositif de savoir intégralement transmissible en éprouve la coupure (mathème). Qu'est-ce qui, ici, ne trompe jamais ? La réponse formelle de Lacan est que c'est l'angoisse : "L'angoisse est pour l'analyse un terme de référence crucial, parce qu'en effet l'angoisse est ce qui ne trompe pas." (S XI p. 40-41). Pour Kierkegaard, grand spécialiste en la matière, "l'angoisse est l'approximation la plus sûre du péché". Mais l'angoisse n'est pas la présence du péché lui-même : pour éprouver le réel du péché - son marquage en tant qu'originel - un saut qualitatif même par rapport à l'angoisse est nécessaire. L'angoisse fait donc partie du dispositif de contrainte et c'est sur son bord que le péché est éprouvé en son réel. Elle n'est pas corrélative de l'acte, qui, pour Kierkegaard, se confond avec le choix absolu; c'est par le choix que l'angoisse est au contraire 5 rompue . Chez Lacan, on le sait, l'angoisse est rapportée à un excès de réel; elle est submersion par le réel, mise en défaillance de la structure même du réseau des signifiants qui implique les retours (l'automaton) - et que commande l'effet métonymique du manque - par une "rencontre du réel" en ce qu'il a "d'originellement malvenu" (la tuchè). D'où qu'il caractérise l'angoisse comme manque du manque. Il y a chez lui un principe de modération dans la conduite de la cure qui s'apparente à un calcul de l'angoisse. "Dans l'expérience, il est nécessaire de la canaliser et, si j'ose dire, de la doser, pour n'en être pas submergé. C'est là une difficulté corrélative de celle qu'il y a à conjoindre le sujet avec le réel" (S XI p.41). Le dosage de l'angoisse est en quelque sorte ce qui dans la cure vient bloquer la précipitation formalisante, qui, quant à elle, cherche à aller jusqu'au bout de la symbolisation, i.e. à son point d'impasse. L'angoisse est retenue pour que le véritable acte analytique ne soit précisément pas obnubilé par un "passage à l'acte". Ce que j'appelle le "désir du mathème" de l'analyste, et qui est ce sans quoi il ne peut supporter l'horreur de son acte, ce sans quoi il ne peut supporter la déchéance qui le fait venir en position de reste, est inhérent à la possibilité d'une symbolisation correcte; mais ce désir s'effectue comme désir contrarié - contrarié par ce qui ne trompe pas. Dans la cure l'impatience de la formalisation est bridée par le temps de l'angoisse, et c'est ce qu'il importe de respecter. L'éthique de l'analyste se concentre en ce point : il s'agit certes pour lui de ne pas céder sur son désir, mais à condition de reconnaître qu'il s'agit d'un désir contrarié. Il faut par conséquent que sur sa contrariété il ne cède pas non plus. 31 MAI 1995 Il y a selon moi un point où l'antiphilosophie de Lacan fait butée sur quelque chose. Mon diagnostic est que ce point est la contrariété dont je parlais entre la maîtrise de la formalisation (le "désir de mathème") et la retenue de l'angoisse. Ce qui est en jeu est le temps de l'analyse, temps qui est fixé par le procès de contre-symbolisation : car en lui-même le mathème est sans temps; s'il y a un temps dans l'analyse, c'est celui de l'angoisse, qui ne trompe pas. Il faut reconnaître qu'on attendait ici de Lacan quelque chose comme une nouvelle pensée, de nouvelles règles, pour la cure. L'absence selon moi de texte lacanien véritablement consistant sur la conduite de la cure est à l'origine d'un lourd silence sur la pensée même du processus analytique. Car s'il y a quelque chose dont Lacan est persuadé, c'est bien que le processus analytique, en ce point où théorie et pratique s'indiscernent, est pensable; et je soutiens que le formidable 5

Le possible de la liberté n'est pas de choisir entre le bien et le mal. Un tel manque de reflexion est aussi étranger à l'Ecriture qu'à la philosophie. Le possible est de pouvoir. Dans un système logique, on a beau jeu de parler d'un passage du possible au réel. Dans la réalité, ce n'est pas si commode, et on a besoin d'un intermédiaire. Ce facteur est l'angoisse qui n'explique pas plus le saut qualitatif qu'elle ne le justifie éthiquement. L'angoisse n'est pas une catégorie de la nécessité, mais pas davantage de la liberté, c'est une liberté entravée, où la liberté n'est pas libre en elle-même, mais dont l'entrave est non dans la nécessité mais en elle-même. " (Le Concept de l'angoisse "Idées/nrf "p. 54)

remaniement qu'il a apporté à la pensée de Freud est de fait en capacité d'une réponse à la question "Que faire d'autre ?" (d'autre que ce qu'on a fait jusqu'à présent, en ce qui concerne la cure). Mais voilà : Lacan qui s'est volontiers comparé à Lénine en maintes occasions (prétendant être, en tant que "second fondateur" par rapport à Freud, ce que Lénine a été pour Marx - p. ex. : S XX p. 89), n'a pas écrit son Que faire ? Lui qui a été si durement attaqué sur la question de la durée des séances, n'a produit aucun texte théorique véritable sur ce sujet; on chercherait en vain dans tout le corpus lacanien ce qui pourrait ressembler à un concept disons de la séance courte; on trouve tout au plus certaines déclarations dans lesquelles Lacan recommande dans la conduite de la cure ... de faire comme on peut. Il faut se rendre à l'évidence : il n'y a pas, après Lacan, de quoi cimenter le faire analytique; la cure post-lacanienne est insondablement mystérieuse. L'interprétation que je propose de ce symptôme est que l'affirmation, propre à l'antiphilosophie, du caractère irréductible de l'acte, s'accompagne d'une indétermination en pensée du lieu de l'acte. Ce qui sous-tend cette indétermination c'est la crainte pour l'antiphilosophe d'être reconduit à la philosophie, à quoi exposerait l'organisation du propos de sa césure vis-à-vis de la philosophie. On le voit bien chez Pascal pour qui l'acte c'est le pari; mais le libertin jouisseur peut refuser de parier et la question "comment l'amener malgré tout au pari ?", qui est la question du lieu de l'acte, ne s'infère pas du pari lui-même et reste chez lui sans réponse. La rigueur de sa pensée lui interdit par ailleurs de légitimer la fiction d'un malheur propre au libertin qui serait à l'origine d'un supposé désir de celui-ci pour le pari; une telle thèse, qui est la thèse platonicienne selon laquelle le méchant est malheureux, serait immédiatement philosophique et Pascal répugne à s'y engager. On ne peut pas imaginer un pascalien conséquent au-delà de l'extase des "pleurs de joie" du Mémorial 6 : Pascal non plus n'a pas écrit son Que faire ? De même, l'acte rousseauiste, le Contrat Social, est inassignable à quelque lieu que ce soit ("écartons d'abord tous les faits") et le Législateur, qui est sa condition subjective, a une existence bien improbable. Pour Rousseau, répondre à la question du lieu de l'acte, ce serait réintégrer le dispositif de l'historicité progressiste des Lumières, incarnée par Voltaire. Et si les dirigeants de la Révolution française sont communément considérés comme "rousseauistes", il ne faut pas oublier que, précisément faute de pensée concernant le lieu de l'acte, absente comme telle chez Rousseau, ils ont du inventer cette pensée dans les circonstances inouïes que l'on sait. Enfin, de Kierkegaard, je dirai que les milliers de pages que ce penseur du choix absolu a écrites ont de façon énigmatique en leur centre le non-choix que celui-ci a fait en n'épousant pas Régine. Et Lacan ? On sait qu'il a vigoureusement dénoncé comme un dispositif d'adaptation de l'individu aux normes sociales les règles de la cure inspirées de l'école de Chicago. Mais au-delà de cette dénonciation, le péril à s'engager dans la voie d'une véritable pensée novatrice du processus analytique était lié pour lui, à ce que celle-ci aurait nécessairement induit une théorie du temps (qui soit autre chose qu'une théorie du temps logique). Or, une telle théorie est absente chez Lacan et je soutiens même que l'absence d'une véritable doctrine du temps est un trait fondamental de l'antiphilosophie - c'est la raison pour laquelle Hegel ("Le Temps est l'être-là du concept") est l'irréductible ennemi intime de toute antiphilosophie. Le dernier Lacan a tout cherché du côté de l'espace, et non du temps, y compris à penser l'inouï de l'acte dans son essence non temporelle, dans ce qu'il a de radicalement soustrait au temps. Si l'on admet que la philosophie supporte une dimension constitutive du temps, il y a dans la topologie développée par le Lacan terminal une sorte d'Esthétique Transcendantale antiphilosophique qui éradique le temps dans une métaphore spatiale de l'éternité. L'acte y est pensé comme la coupure instantanée (a-temporelle) d'une configuration paradoxale de l'espace (telle que les figures en torsion type bande de Möbius). L'antiphilosophie soutient ultimement qu'une coupure dans la torsion spatiale fera l'économie de toute règle du temps, ce à quoi la philosophie impose l'impératif du "long détour". On peut soutenir que le geste lacanien de fondation appartient à la philosophie, en ce que toute fondation est instauratrice d'un temps et requiert précisément le "long détour" tandis que ce qui chez lui est proprement antiphilosophique c'est le geste de dissolution, par lequel il tente d'économiser la sédimentation temporelle.

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Le refus de parier du libertin n'a pas la même signification que, chez Platon, le silence de Thrasymaque ou de Calliclès; après leur exclusion du débat, Socrate continue certes seul à développer son propos, mais en présence et à destination de ceux qui en ont été le véritable enjeu : les jeunes gens. Il garde donc en définitive la maîtrise de l'argumentation.

Il déclare le 26 janvier 1981 (1ère Lettre du Forum) : "Voici un mois que j'ai coupé avec tout". C'est ici l'antiphilosophe qui parle. Et, deux mois plus tard, le 11 mars 1981 (sans doute la dernière attestation écrite de Lacan avant sa mort) : "Mon fort est de savoir ce qu'attendre signifie", qui est une profession de foi qu'aucun philosophe ne renierait. Coupure et/ou attente sont l'état actuel du testament de cette pensée. ****