Arris Bouaziz
Moissons du sang
Publibook
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IDDN.FR.010.0110242.000.R.P.2008.030.40000
Cet ouvrage a fait l’objet d’une première publication aux Éditions Publibook en 2008
Ce livre est dédié à ma mère et à tous ceux qui résistent, ainsi qu’aux enfants d’Algérie ; victimes de la dictature militaire et l’endoctrinement islamiste aveugle.
Nul ne résiste à la force de la vérité, il faut combattre donc le démon du mensonge avec la lumière de la raison. Ibn Khaldoun
Il faut être toujours ivre, tout est là : c’est l’unique question. Pour ne sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie u de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. Baudelaire
Dans une anxiété pesante, dans un désaccord avec ma pensée, je m’affalai sur le même siège orange du troisième quai de la gare routière, sur lequel fut assise pour la dernière fois la fille de l’écrivain, un certain dimanche du mois de juillet à seize heures. De ce siège je revoyais son regard clair et ses mèches rebelles qui me taquinaient. Je me suis accroupi devant elle, pour bien voir dans le blanc de ses yeux. Et elle me disait toute perplexe : « Veux-tu que je revienne demain ? ». « Oui, toujours, je ne supporte point ton éloignement. En ton absence je deviens orphelin et triste sera ma vie » ; répondis-je sur le coup obstinément. Pourtant on ne s’était rencontré que deux fois ; je ne savais par quel mystère je m’étais attaché à ses traits, mais je savais juste que cette fille de l’écrivain, abandonnée depuis l’âge de douze ans, me paraissait alors comme l’un de ses meilleurs poèmes de défi, d’espoir, qu’on n’a pas encore exprimés. Oui, tout comme l’arbre fleuri au printemps, a d’abord subi l’hiver, pour elle, la souffrance finie toujours par abandonner sa victime au seuil du bonheur. Conformément au temps qui ne s’arrêtait jamais, elle augurait bien dans toutes situations. Elle était le contraire caressé de Mériem, cette héroïne qui marquera ma vie à jamais. Au deuxième jour d’attente, sous cette vague de chaleur, alors habillé seulement d’une chemise flottante d’une couleur imprécise et d’un large pantalon de toile, qui dénota un laisser-aller flagrant. La fille de l’écrivain que j’attendais ne s’était toujours pas manifestée. Par moment, sa silhouette s’éclipsait dans ma pensée par de belles voyageuses qui défilaient en tous sens. Elle ressurgissait de loin, car je croyais à son retour, mais à l’approche
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d’une inconnue, tout coule à pic en moi. « Elle n’arrivera donc jamais », pensai-je. Je levai mes yeux et me brusquai face à une Nissan de la BMPJ – véhicule des brigades mobiles de la police judiciaire, spécialisées dans la lutte antiterroriste – colorée en bleu et blanc. Trois agents debout, épiant de loin tout ce qui se tramait dans cette gare. Ils étaient gais. Ils riaient entre eux. Parfois ils saluaient les passants. Quelques fois échangeaient des embrassades avec d’autres anonymes ; ils se permettaient même de s’éloigner de la Nissan pour faire des virées au milieu des voyageurs, qui attendaient dans ces poussiéreux quais. Aussi se permettaient-ils des moments de drague en toute confiance et sécurité, comme s’ils ne portaient pas d’uniformes. En faufilant à travers les passagers, ces détenteurs d’autorité, pour attirer l’attention d’une fille, spectaculairement, ils n’hésitaient pas à terroriser un pauvre citoyen en contrôlant son identité et en fouillant ses bagages. Deux pigeons bariolés de blanc, qui béquetaient des fragments de cacahuètes jonchant le sol de la gare, chancelaient à travers les pieds de passants. Des barbus, en solitaire survenaient de çà et là, affluant de nulle part et prenaient siège entre nous autres. Ils n’étaient point effarouchés par ces femmes boudinées dans des pantalons transparents, dans des habits courts et échancrés, qui dandinaient leurs corps sous les rythmes excitants des regards. Tout exprimait une concordance forcée, mais en paradoxe avec un temps moderne. Instamment/sur ce, j’avais compris que ce pays de toutes les tares ne se remettra plus et le soleil ne saura jamais/éternellement en quel lieu se coucher. Lorsqu’un bus flotta devant mes yeux, je sus que j’étais coincé là depuis longtemps dans le flot de mes idées. Sans consolations, le bruit des moteurs me faisait mal. Je m’étais relevé tranquillement jusqu’au minibus qui l’avait prise la dernière fois. Là, au fond, où elle siégeait religieusement d’habitude, il n’y avait personne : c’était un vide
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froid. Je regagnai alors ma place, tout désarmé ; j’étais enivré par mes regards, là ou mes yeux se posaient, j’étais en ribote. Car je ne pouvais pas me retenir et me taire. Le monde qui m’avait lâché semblait me fuir. Quelque chose agonisait en moi, sous mon torse je sentais un étranglement, l’attente n’a pas pu alléger ma douleur, plutôt, elle devint corvée… Que faire ? Écrire ? Il faut avoir bien l’Algérie devant les yeux pour ne pas tout gâcher. Et puis, ne dit-on pas que « quand l’écrivain se met à écrire, la plume lui excelle la danse des pleurs ? Suis-je réellement près a cela ? Je replaçai mon cartable noir sur mon giron en guise de support, je ressortis mon bloc note pour écrire. En l’ouvrant, j’avais oublié que j’avais déjà griffonné quelques choses là. « Passé de l’autre coté sans avoir choisi où coopter, sans atteindre l’âge, sans avoir contribué à l’erreur, quelques fois sans nous mêler de ce qui nous regarde, sans être avisé, injustement… Mourir sans avoir effleuré aussi ardûment une lèvre humide d’amour, toujours indisponible… Sans avoir connu ce dernier, en soiffard… Sans avoir vu nos rêves prendre forme… Mourir sans savoir où, ni quand ou comment, simplement, car la mort est partout… Non plus en hôte… Mais en séjournant avec toute sa férocité. L’instinct de la mort s’accroît. La mort qui s’étend est sans valeur… Sans poids… Elle nous sourit de tout coin afin de voler nos vies. Elle est à chaque instant près de nous, en muette, elle nous accompagne comme nos ombres pour nous ravir si l’on crie des meurtrissures de nos coeurs… Captivité sans issue… Processions funèbres… Sonates de deuil… Nous voilà habitons parmi les tombes. Chaque jour la foule emplit les rues. Les lamentations qui bouleversaient les villages au moment où le clair de lune est figé sur les pierres, ont abandonnées les vivants. Le soleil se cache entre les crêtes. Et mourir indûment c’est pas gai, même pour un chien… Ainsi, elle court dans toute sa banalité… Bombes
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humaines… Contorsions… Attentats… Par-delà les cols on enterre sans linceul, sans les prières des marabouts… Et les fossoyeurs n’ont plus de forces. Alors quelques-uns, tentent de renaître là où meurent les râles de leurs soupirs. Dans ce flux d’attentes ou l’on ai guetté à chaque empan, aussi malheureuses, les fleurs, ne parvient plus à arranger les couleurs… Misonéismes… Rejets… Édifices de connaissances saturés, l’on se regarde alors passivement avec le désir de parler tout on imaginant le jour où la mort serra en face de nous… où fuirons-nous ? Si nous ne tuons pas nous mourons. Mais si nous tuons aurons-nous pas de la peine ? Avons-nous oublié le pris de la vie ? En récalcitrants peut-être, l’on se dévisage béatement, sans vigueur et puis on comprend que ça ne va plus et tout va à vaul’eau. Rester ici, c’est mourir à coup sûr. Il faut partir. À force de partir, l’on sait plus où on va. On n’a plus de pays. Les lieux d’exil nous lacèrent. Dans cet avatar tourmenté et tourmenteur, vous sentirez et nous sentirons l’idée et l’envie de nous révolter contre la société, contre tous ceux qui ont fait de nous des outils, nous canonnant la poitrine. Cependant, dans cette attente ou les cœurs en tribulation se désespèrent, l’on ressent, puis on cède sans se comprendre. Mais voyons ! Nous n’avons rien gagné et nous gagnerons rien, quand tout espoir est perdu entre nous. Pourtant on doit se comprendre, car on a la même langue et le même langage. Quand on se comprend, nous inventerons l’union et nous verrons se réaliser nos aspirations et les choses iront selon notre volonté et l’astre qui avait peur de resplendir dans le ciel éclairera notre longue marche. C’est dans cet entrebâillement phraséologique, où s’enfante la défaillance que réside le tout. Il faut se comprendre. Sommes nous pas dans le même pétrin ? Sommes nous pas semblables ? Fils d’Adam, tisonnez cette lumière enfouie au plus profond de vous. De mon côté, je cherche à me rappeler la cause de notre malentendu. Je n’ai rien encore trouvé. J’ai tout oublié le jour ou s’étaient déchaî-
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nées les colères avec une violence inouïe. Je cherche aujourd’hui encore à la grande surdité de ceux qui m’écoutent… Mais… Quand on ne se comprend plus, je n’attends qu’une chose : m’en fuir aussi avant qu’il ne soit trop tard et partir en dérobade sans savoir où… Mon exil serra sûrement très long, ces voies sont corrosives et j’ai peur que le jour où je reviendrai, le temps n’ait déjà fait son œuvre… Soliloquais-je au fin fond de mon âme, désabusée, devant une baissière, me demandant en toute crédulité : Mais, quel est cet attendu qui sauverait ce bled où l’on ne fait que détruire, condamner et punir ? Dans ce pays où le politique prime toujours sur le juridique, entre appelants et concluants, l’on se dit souvent, enfin, comment instrumentaliser ce système ? Et l’on se bute inéluctablement sur une décennie noire. Peut-on arranger alors cette vérité ? Je pense qu’on ne doit que se soumettre devant elle, afin de s’accepter idéologiquement et se converger à l’avenir. Car l’utilité des droits de l’homme justement, c’est de régir la société internationale et non la détruire. Avions-nous oublié que nous sommes au pays de Caracalla ? Acceptez-vous que tout un peuple serait porté sur des charrettes aux roues de silicium que tirent des ânes, vers un royaume d’injustice ? Sommes-nous dans la djahilia et des âges lors desquels régnaient les palais de sable dans des formes évanescentes, tapissés par des soieries et des étoffes en dorures ? ». Je tournais la page. « Repus de la guerre, las de combats, en passant près de la place où vous vous êtes revus pour la dernière fois, autour de qui maintenant l’herbe a poussé, dans vos têtes y aura sûrement des images et souvenirs qui se télescopent, s’entremêlent, que vous ne pouvez décrypter sur le coup. Mais, regardez-la bien et vous conclurez que les temps qui s’écoulent sous vos yeux, en prenant vos âges avec eux, ne reviendront jamais, mais vous verrez aussi vos souvenirs en vie et vous-mêmes, assis ou marchant, la main dans la
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main, vous vous caressant par les yeux. Cela vous rendra sûrement triste, car au bord de cette nostalgie, les jérémiades et les déchirures recousues refont surfaces. Tout de même, en parcourant en routard vos cœurs, qui vous esquisseront un rictus sarcastique, vous verrez qu’en vérité vous pleurez inutilement, car vos corps sont pas réduits en poussière, et cet instant du passé n’est présentement que la mémoire vivante d’un rêve atrophié ». Ce sont les mots qui me saluent à chaque fois que j’ouvre mon petit machin d’écriture d’alors. Dans des yeux noyés dans la fuite en avant d’un souhait qui ne verra peut-être jamais de jour, et qui rend plus lisible, plus déchiffrable les stigmates de mon extranéité, de ma souffrance. Et je m’attelai à l’écriture de mon premier roman, en cet instant. Peut-être du n’importe quoi, et n’importe comment, mais en épaves qui guettaient inlassablement le calme des vagues pour se reposer sur un rivage quelconque, je raccommodais monèmes, lexèmes à phonèmes, afin de préparer une ambroisie, pour avoir suffisamment du temps à refaire mon monde qui s’ensauvageait, et qui tentait quotidiennement de m’entraîner vers l’animalité. Donc c’était une manière à moi de fuir cette froideur de mes concitoyens et de me maintenir dans cet espace d’humain, sensible, fragile et sans complications, et l’instant d’après, je me sentis mieux. J’ouvris les yeux, me redressai, et je me disais ; je me disais alors, si je n’écris pas je porterai sur moi ma peine, comme l’escargot sa coquille. C’était ce que je sentis à l’instant même. Je ne savais pas écrire peut-être, ce que je racontais ne me semblait souvent qu’un remplissage de feuilles. Mais une chose était sûre, dans cet exil noir, à l’image d’une rose niellée, boudant la rosée et l’aube printanier, devant mes feuilles qui tombaient par terre, j’écrivais, j’écrivais peutêtre parce que c’est ma manière de prendre la parole, ou juste pour retenir ce qui venait de se passer. En rescapé, je n’inventais rien, j’écrivais, tout en lourant notes à notes,
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tout en rapiécant courageusement et minutieusement par devoir de mémoire et de fidélité, un récit pourtant réel que chacun pouvait vivre à sa manière et où toute une vie était égarée. J’écrivais, parce que je ne voulais plus voir le peuple bercé et berné par les cassolettes d’encens qu’on lui agitait dessous les narines… Afin de donner un peu d’air à ces mots qui se trottaient dans ma tête, qui me lutinaient, me secouaient, et puis me malmenaient… Mais j’écrivais sans cesse afin de créer des heures de plus, en dehors du temps, afin qu’il n’y ait jamais cette fin qui s’apprêtait à venir, et me feraient apparaître le lendemain alors tel un désert aride, crevassé, sans l’ombre agréable des palmiers. J’écrivais non parce que je suis libelliste. Mais sous un coup de cœur permanant, peiné, je me sens forcé de dévier les sentiers battus, et par amour pour ce pays, je dois continuer la marche à destin tragique du fils du pauvre et d’un vigile qui ont été surpris incongrûment sur un layon bien layé par cet argus qui s’étendait longitudinalement sur un jard à couleur de sang. Et pourquoi m’avait-elle promis le retour ? Etait-ce une manière à elle d’apprendre aux gens à patienter et à s’investir dans l’attente et l’espoir ? Ne dit-on pas que l’attente devint généralement corvée ? Mais par quel mystère, cette fille abandonnée, avait pu réussir sa vie ? Eprouvait-elle réellement de la haine envers son père comme elle me le faisait sentir à chaque fois que je le lui évoquais ? Vivait-elle avec la peine de ce sentiment telle une esclave juive en errance à travers les temps ? C’étaient ces questionnements, dans l’attente de cette fille que je ne reverrais peut-être jamais, qui avaient fécondé ma plume en me bannissant du bonheur et m’axant sur cette avalanche de misère qui se poursuivait dans l’avaloir de mes mésaventures. Alors, je tissais les mots pour comprendre et faire comprendre aux miens que la situation de drame qu’on vivait était expugnable, et ce qui semblait égarement en nous n’était en réalité que détermination et
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liberté. Et si l’on se mettait tous, à l’instar de cette fille, à arborer le sourire, à semer l’espoir, ces derniers se répandraient, se déploieraient et chemineraient sur tous les sentiers, comme un liseron géant tintant ses cloches éparses pour un nouveau jour luisant. Donc, si nous voulons connaître la paix, je vous invite à la reconnaître, mais, préparons les pans de nos bras, car nous allons en avoir besoin ; nos larmes couleront à foison, ne craignez rien, vos cils ne se rallongeront pas. Ne soyons pas préoccupés à éperonner ce passé, car la paix, à l’instar de la révolution, exige un souffle d’air pur. S’il vous arrive à venir à résipiscence, tachez de reconnaître le mal que vous faites et d’accepter au même temps d’attendre chaque jour, pour parvenir enfin à oublier ce mal, qui est votre destinée dans le temps. Cependant, arrosons plutôt cet espoir présentement bourgeonné par la lucidité, la tolérance, pour que l’avenir ait une raison de fleurir. Et faire de l’Algérie, « terre des hommes », la terre promise de la vraie démocratie, la terre où se cicatrisent les blessures. Livré à l’engrenage de cette attente cupide qui s’alimentait de ma cervelle, je retournai inlassablement à cette gare routière dans l’espoir d’un nouvel amour, d’une nouvelle vie. Là du moins, j’avais à préserver le peu de foi qui me restait et qui me menaçait de l’abandon. Itérativement je me plaçais sans répit dans le même siége où nous fussions tout spontanés pour la dernière fois, j’attendais dans mon ironie mordante, en proie au hasard et au déterminisme, afin de m’introduire tel un intrus dans l’espoir de mon espoir avec opiniâtreté. Je ne voyais point ces mendiants qui se déplaçaient, mains tendues, de quai en quai, ni même ces beautés pressées de booker1 une place pour un rendez-vous lointain, point encore le bruit fracassant des bus vétustes. Mais, l’approche de pigeons était religieuse, et j’avais compris pourquoi ces oiseaux étaient 1
booker = réserver
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vénérés de toujours chez moi, comme des saints. Seulement, cette fois-ci, ils étaient plusieurs. La pigeonne qui se distinguait par sa couleur blanche, était suivie par quatre pigeons ; je leur avais fragmenté une poignée de cacahuètes et l’avais jetée devant mes pieds. Et pendant qu’ils picoraient familièrement ce repas frugal, dans leurs volettements, je remarquais que les quatre étaient des pigeonneaux, nouvellement dénichés. Leurs plumages épais étaient submergés et cotonnés d’un duvet fin, long et jaune, les couvrant et leurs grimpant jusqu’à la tête telle une vesce. Ces nidifuges n’étaient là que pour apprendre à vivre. Je me demandai justement comment ces oiseaux s’étaient imposés respect et sacralisation au mitan d’une société qui minorait, qui ne se souciait pas du sort d’un bipède. Un peu plus loin de mon quai, j’entendis des voix juvéniles énoncer : « Désaltère-toi, ô assoiffé ! ». Ces petits marchands qui devaient se réjouir de leur vacances, entraient et sortaient des bus et proposaient leurs marchandises : Eau, limonade, glace, disaient-ils, dans cette ville brûlée par le soleil d’été. Ces gosses transportaient à longueur de journée la marchandise dans des cageots en plastique légers et bien visibles, je me demandai d’ailleurs s’il y avait un entrepôt de boissons glacées dans cette gare. Travaillaient-ils pour leur compte ou pour le compte d’une personne ou un groupe de personnes ? Au milieu de la journée, à l’heure où le soleil au zénith darde des rayons à faire fondre les pierres, à faire évanouir les ânes, peu de voyageurs assoiffés et assommés par la chaleur résistaient à la couche de givre qui couvrit la bouteille d’eau minérale ou de soda. Soudain le fourmillement de ces gamins, m’a fait rappeler une lecture que j’avais faite dans les archives de la guerre de libération algérienne, et précisément, aux réactions françaises à la radio contre les premiers attentats organisés au premier novembre 1954 par les indépendantistes, par la voix de Roger Léonard,
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Gouverneur général de l’Algérie, annonçait et clamait : « Nous ne permettrons jamais que des fanatiques ou des inconscients minent l’œuvre de la France. Nous appliquerons toutes nos forces pour qu’il y ait moins de misère, plus de travail, plus d’amitié aussi ». Apporte une bouteille, apporte… Entendons-nous dans cette atmosphère aride qui m’essorait tel une étoffe de linge. Chaque fois que le cageot se vidait un autre gosse mal mis se pointait avec un autre plein de bouteilles givrées. Je me souviens d’être resté longtemps muet et en les observant, j’entrevois une colère immense qui nous guettait en se tonifiant. Aussi loin de Kaboul, cette atmosphère algérienne ne différenciait de rien de ce qu’on voit dans les documentaires concernant l’Afghanistan. En effet, ce pays qui croule sous l’influence persane, surtout après la conquête arabe en 651, a évolué semblablement à l’Algérie de 670. Cela dit, depuis l’arrivée des barbares d’Arabie. Telle une malédiction, depuis cette date, les berbères de l’Afrique du nord n’ont pas connus le bonheur, pire encore, ils sont réduits par toutes sortes de violences en minorité, qui n’à actuellement aucun droit. Eh oui, où les arabes passent, la nature cesse de s’exprimer. Par une abréaction, je m’arrachai à la contemplation du spectacle distrayant des gosses et des pigeons et me butai brusquement sur un pilum enfoncé dans mon cœur. Sous d’intolérables douleurs, j’imaginai Mériem, seule dans son monde animal, ce monde inhumain dans lequel elle s’était projetée. Et finalement, je me replongeai dans ce ciel iridescent où naquit cet amour pour Mériem que j’avais ciselé à jamais sur l’épitaphe de mon cœur.
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