Deuxième Partie
Tout au long de la première partie de cet exposé, nous nous sommes efforcé de dresser un portrait psychologique du personnage à partir des données recueillies dans les soixante récits qui constituent le Canon. La mise en lumière des traits de caractère les plus saillants évoqués de façon récurrente dans les textes nous ont permis de considérer Sherlock Holmes non plus du point de vue professionnel – ce qui a fait sa renommée –, mais en tant qu’être humain, c’est-à-dire sur le plan de sa personnalité. La confrontation de ces traits, ainsi que la nature relationnelle établie avec autrui, avec les critères définis par le DSM-IV1 nous a permis d’envisager une personnalité pathologique de type « borderline ». Avant de revenir sur l’individualité complexe et torturée de Sherlock Holmes pour tenter d’expliquer plus en détail l’élection d’un tel diagnostic – en énumérant notamment les symptômes ayant permis d’y parvenir – et fouiller plus en profondeur la plausibilité d’une telle pathologie chez le sujet, peut-être serait-il nécessaire, pour éclairer notre démonstration, de nous attarder, sans trop nous appesantir cependant, sur les contenus théoriques des textes définissant les différents troubles de la personnalité existants. Aussi, cela fait, pourrons-nous, par la suite, en nous appuyant sur la typologie de la personnalité borderline et sur les critères diagnostiques permettant de la suspecter, grâce à un regard volontairement focalisé sur le côté obscur du personnage tu par le Dr Watson – son ami, confident et thérapeute – nous prêter enfin, dans une ultime partie, au jeu de l’extrapolation, lequel nous conduira, cela va de soi, à laisser la porte ouverte à un imaginaire spéculatif et jubilatoire dont le caractère discutable, avouons-le, ne nous échappe pas...
1. Troubles de la PersonnaliTé : GénéraliTés2 définiTion & CriTères diaGnosTiques Loin d’être l’expression de petits défauts ou travers observables chez tout un chacun, le trouble de la personnalité – quel qu’il soit – nuit véritablement à l’adaptation de l’individu qui en souffre. Ses critères diagnostiques généraux sont définis comme suit : Modalité durable de l’expérience vécue et des conduites qui dévie notablement de ce qui est attendu dans la culture de l’individu. Cette déviation se manifestant dans au moins deux des domaines suivants : - la cognition3, - l’affectivité (c’est-à-dire diversité, intensité, labilité et adéquation de la réponse émotionnelle), - le fonctionnement interpersonnel, - le contrôle des impulsions. Ces modalités durables sont rigides et envahissent des situations personnelles et sociales très diverses. Ce mode durable entraîne une souffrance cliniquement significative ou une altération du fonctionnement social, professionnel ou dans d’autres domaines importants. Ce mode est stable et prolongé et ses premières manifestations sont décelables au plus tard à l’adolescence ou au début de l’âge adulte. Cette modalité n’est pas mieux expliquée par les manifestations ou les conséquences d’un autre trouble mental. Ce mode durable n’est pas dû aux effets physiologiques directs d’une substance (drogue) ou d’une affection médicale générale. Compte tenu de la pluralité des facteurs à considérer (durabilité des traits dans le temps, différences inter-culturelles, réponses à des stress spécifiques, liens avec d’autres troubles mentaux,
consommation de substance) et du fait que ces facteurs ne soient pas perçus par le sujet souffrant comme équivoques, le diagnostic de trouble de la personnalité est difficile à poser. Selon le DSM-IV4, il existe dix troubles de la personnalité répartis en trois grands groupes (A, B et C), lesquels sont établis selon des similarités descriptives : - le groupe A comprenant : la personnalité paranoïaque, caractérisée par une méfiance soupçonneuse envers les autres dont les intentions sont interprétées comme malveillantes ; la personnalité schizoïde, caractérisée par un détachement des relations sociales et une "froideur émotionnelle" ; la personnalité schizotypique, caractérisée par des problèmes relationnels, par des distorsions en terme de connaissances et perceptions et des conduites excentriques ; - le groupe B comprenant : la personnalité antisociale (ou psychopathie), caractérisée par un mépris et une transgression des droits d'autrui ; la personnalité borderline (ou "état limite"), caractérisée par un problème de gestion des émotions, de l’impulsivité, des problèmes relationnels, de l’image de soi ; la personnalité histrionique, caractérisée par une quête exacerbée d'attention ; la personnalité narcissique, caractérisée par des comportements grandioses, un besoin d'être admiré et un manque d'empathie ;
- le groupe C comprenant : la personnalité évitante, caractérisée par une inhibition sociale, par des sentiments de ne pas être à la hauteur et une hypersensibilité au jugement négatif d'autrui ; la personnalité dépendante, caractérisée par un comportement soumis lié à un besoin excessif d'être pris en charge ; la personnalité obsessionnelle-compulsive est caractérisée par une préoccupation par l'ordre, la perfection et le contrôle. auxquelles il faut ajouter : le trouble de la personnalité non-spécifiée, catégorie prévue quand sont observés les critères généraux d’un trouble de la personnalité, en même temps que des traits spécifiques à plusieurs autres sans que soient toutefois constatés complètement les critères d’aucun trouble ; la personnalité dépressive, mode envahissant de cognitions et de comportements dépressifs (à distinguer cependant des diagnostics de dépression) ; la personnalité passive-agressive, mode envahissant d’attitudes négativistes et de résistance passive aux demandes de fournir une performance adéquate ; la personnalité multiple (ou « trouble de l’identité dissociative »), mode présentant une alternance de deux états ou plus de personnalités distinctes prenant tour à tour le contrôle du comportement de la personne, avec une altération de la mémoire entre les différents états de personnalité.
a noter : ces troubles de la personnalité, pour l’heure à l’étude, ne sont pas reconnus en tant que tels par le DSM-IV.
en Guise d’illusTraTion… De par sa méfiance soupçonneuse à l’égard des autres quand il refuse de divulguer ses plans à l’avance (principale caractéristique de la personnalité paranoïaque) ; sa froideur émotionnelle (trouble schizoïde), ses problèmes relationnels et ses conduites excentriques (trouble schizotypique) ; à cause de son mépris et de ses transgressions des droits d’autrui et notamment ceux de Watson (trouble antisocial) ; parce qu’il met en scène le dénouement de ses enquêtes pour tenter de focaliser l’attention sur sa personne (trouble histrionique) tout en veillant par ses comportements grandioses à susciter l’admiration de tous qu’un Dr Watson – préalablement désigné par lui – relaye par le truchement de ses comptes rendus (trouble narcissique) ; de par son inhibition sociale et les sentiments dévalorisants qu’il éprouve à l’égard de lui-même lorsqu’il sombre dans une de ses phases périodiques de neurasthénie (personnalité évitante) ; par ce besoin d’un allié - à la fois témoin de ses actes et accessoire de sa quête - à ses côtés dans ses enquêtes (personnalité dépendante) ; à cause, enfin, de sa volonté de tout contrôler et d’archiver chaque élément ayant pris part dans l’une de ses affaires (tendance obsessionnelle compulsive), Sherlock Holmes pourrait bien être perçu comme une individualité « patchwork »intégrant à elle seule l’ensemble de ses troubles, si l’on s’en tenait uniquement à ces laconiques définitions des dix troubles de la personnalité répertoriés par le DSM-IV… Certains troubles présentent, certes, des points d’intersection avec d’autres – ce qui, nous l’avons dit, rend souvent difficile le diagnostic –, mais quel que soit un individu donné présentant une personnalité à structure déviante, il existe toujours un ensemble de symptômes qui, amalgamés, du moins existant concomitamment, permettent de définir le dit trouble. Ainsi, le DSM-IV répertorie-t-
il, pour chacun des troubles susmentionnés, un ensemble de critères diagnostiques définis comme autant de symptômes qui leur correspond respectivement5 : s’ils présentent une stabilité dans le temps et si, de part leur caractère rigide et envahissant, ils s’avèrent une source de souffrance ou d’altération du fonctionnement, alors - observés de façon synchronique chez un même individu et ce, à un degré jugé excessif - ils autorisent le diagnostic du trouble en question. Pour illustrer notre propos, considérons la personnalité obsessionnelle-compulsive, laquelle est régulièrement évoquée par la scène médiatique sous l’appellation de TOC6 et le plus souvent illustrée par des témoignages d’individus obnubilés de façon maladive par la propreté de leur corps et, par la même, de leur environnement. Généralement, ces patients se croient contaminés par d’invisibles agents pathogènes qu’ils combattent par des rituels de nettoyage répétés, dont la durée - variable selon chacun d’entre eux - empiète, quoi qu’il advienne, sur le déroulement habituel d’une journée. Pour l’expert, ce trouble ne peut être diagnostiqué que si au moins quatre des huit critères (4/8) exposés ci-dessous7 sont décelés chez le patient : préoccupation pour les détails, les règles, les inventaires, l’organisation ou les plans au point que le but initial d’une activité en est occulté ; perfectionnisme qui entrave l’achèvement de tâches (p.ex. incapacité d’achever un projet parce que des exigences personnelles trop strictes ne sont pas remplies); dévotion excessive pour le travail et la productivité avec exclusion des loisirs et des amitiés (sans que cela soit expliqué par des impératifs économiques évidents); est trop consciencieux, scrupuleux et rigide sur des questions de morale, d’éthique ou de valeurs (sans que cela soit expliqué par une appartenance religieuse ou culturelle) ; incapacité de jeter des objets usés ou sans utilité même si ceux-ci n’ont pas de valeur sentimentale ; réticence à déléguer des tâches ou à travailler avec autrui à moins que les autres se soumettent exactement à sa manière de faire les choses ; se montre avare avec l’argent pour soi-même et les autres ; l’argent
est perçu comme quelque chose qui doit être thésaurisé en vue de catastrophes futures ; se montre rigide et têtu. Critères diagnostiques pouvant avoir des troubles associés tels que des troubles anxieux ou de l’humeur. Ainsi, selon les référents susmentionnés, si un individu donné présente au moins quatre de ces symptômes, sera-t-il susceptible de présenter une personnalité obsessionnelle-compulsive. On proposera alors de pousser plus avant l’examen et par le biais d’une psychothérapie adaptée, associée ou pas (selon le cas) à une pharmacopée idoine, on pourra tenter de juguler cette personnalité déviante en tentant de trouver l’origine probable d’un tel trouble. susPiCion d’un Trouble de la PersonnaliTé Chez sherloCk holmes Si l’on consulte la littérature – foisonnante8 – consacrée à l’étude du Canon holmesien, nombreux sont les auteurs qui ont souligné le caractère à la fois narcissique et paranoïaque du détective, ainsi que sa probable dépendance à un syndrome maniaco-dépressif. Quelques-uns parmi eux – intrigués par certains traits appuyés de sa personnalité – ont fait part de leurs inquiétudes quant à la santé mentale de Sherlock Holmes, avec prudence cependant – le statut de mythe du personnage ayant pour une grande part évincé son côté obscur et le maître lui-même portée par une multitude d’adorateurs9 n’acceptant pas d’être déchu. Ainsi, Pierre Bannier10, le présentant comme un « héros sujet à un mal de vivre caractérisé11 » qui nous dévoile « son profil de cyclothymique* par cette alternance régulière de moments d’exaltation intense et de mélancolie destructrice12 », s’interroge-t-il sur la complexité intrinsèque de son psychisme et sur les causes réelles de son engagement aveugle, presque compulsif, dans la chasse aux criminels : il « devait peut-être l’essentiel de sa personnalité, et notamment sa passion
pour le développement des sciences déductives à des déséquilibres psychologiques revêtant une dimension pathologique13 ». Même si cet article – à cause de sa brièveté sans doute – ne fait qu’effleurer le sujet, Bannier a le mérite d’évoquer le « profil psychologique extrêmement ambigu et contrasté14 » de cet homme dont les « prodiges intellectuels15 » sont l’expression de son « combat personnel contre son mal de vivre16 », lequel « par extraordinaire17 » en tant que « mode de fonctionnement personnel rejoint l’intérêt général 18» ; et de poser des jalons sur un diagnostic possible par la prise en compte de certains symptômes : « le trouble psychiatrique holmésien est de plus aggravé par un non-rapport au corps caractérisé. En effet, vivre pour la logique et la déduction ne peuvent qu’amener un désintérêt de la vie matérielle (mépris de la sensualité, de l’union homme-femme) jusqu’à outrepasser pratiquement l’instinct de conservation (Holmes n’hésite pas à négliger repas et sommeil lorsqu’il est sur une piste). Ce positivisme exacerbé engendre ainsi un refoulement des instincts et des sens. Holmes rejette le support biologique qu’est son corps et s’élève à un autre niveau, celui de l’esprit. Il rejoint indirectement l’ambiance puritaine environnante, puribonde et moralisatrice par essence, même si ses motivations n’ont rien à voir19. » Dans une autre étude sherlock holmes, enquête privé20, Ronald Nossintchouk présente, pour sa part, le détective comme un être affaibli par un déficit existentiel qui tente de dissimuler ses tensions névrotiques tout en donnant libre cours à ses accès paranoïaques, ses débordements tyranniques et ses tendances obsessionnelles. Ainsi Holmes est-il décrit comme un « égocentrique qui souffre à l’évidence d’un complexe de supériorité (ou d’un complexe d’infériorité surcompensé) [dont le] psychisme rigide et le rôle qu’on lui assigne l’entraînent à rompre avec le réel et à lui faire préférer un univers mental recomposé à sa seule mesure 21» et qui « développe des tendances schizoïdes (fortement teintées de paranoïa22), …[en] s’isol[ant] du reste de l’humanité pour mieux parfaire son idéal intellectuel.23» Selon cet auteur qui affirme de plus que « son narcissisme maladif le rend obsessionnellement hostile24 et [que] son goût du pouvoir inconditionnel n’est peut-être que l’aveu assez désespéré d’une faiblesse à laquelle la dynamique même de sa virtuosité le condamne25 », « le bonheur d’être reconnu, respecté, adulé » immuniserait le personnage « contre son propre sens
de la destruction – [grâce au perpétuel] affrontement d’un moi mortifère à un moi grandiose26 » qui se joue sur la scène de son intimité psychique ; et de conclure que : « le plus grand drame de ce héros – à la nature tourmentée en proie à d’impressionnants troubles névrotiques27 – est son impuissance à assumer son histoire personnelle28 ». Egocentrisme, narcissisme maladif, tendances schizoïdes, pulsions tyrannicides et persécutrices alliées à des penchants d’autodestruction… autant de travers révélant une facette bien négative de notre personnage ! Le détective anglais le plus réputé de toute l’histoire du roman policier souffrirait-il donc de troubles psychologiques insoupçonnés jusque-là, parce que considérés comme des composantes de son excentricité ? Comme nous avons tenté de le démontrer dans la première partie, Watson – en dépit du rôle de faire-valoir qu’il veut nous convaincre d’avoir joué au cours des quelques vingt années passées aux côtés de Holmes – semble n’avoir jamais été dupe de sa souffrance psychique dissimulée sous ses grands airs conquérants et sa grandiloquence exacerbée. Certains de ses témoignages – bien qu’autocensurés, secret professionnel oblige – nous laissent accroire cela. Car sous le masque du naïf émerveillé et dévoué, Watson occulte sa clairvoyance de médecin que nourrissent les dernières avancées médicales d’où germeront les sciences à venir. Souvenons-nous en effet qu’au moment où débute l’association des deux hommes la psychiatrie moderne tend à s’imposer… Si Watson se montre si dévoué et si prompt à répondre aux demandes de Holmes, peut-être est-ce pour approcher au plus près sa pathologie… En laissant s’exprimer les pulsions du détective, en ne posant aucun frein peut-être veut-il provoquer la pleine expression de sa personnalité afin de la cerner, pour ensuite tenter de l’exorciser en appliquant les préceptes et traitements prônés par les précurseurs dont il a lu les articles dans The Lancet ou The British Medical Journal avant d’en étudier leurs traités. Nous avons déjà souligné dans la partie précédente29, le caractère quasi éthologique du premier portrait que dresse le Dr Watson dans une eTude en rouGe, laquelle est, selon nous – d’autant que cette approche tend à perdurer tout au long des narrations qui constituent le Canon –
significative du rôle véritable qu’il s’est assigné… Qui d’autre que lui, en effet, aurait pu s’y atteler ? En dépit de ses sarcasmes et de sa condescendance, Holmes n’avoue-t-il pas tacitement voir en Watson le seul être capable de le comprendre et de l’aider à surmonter son malaise existentiel ? Le fond narcissique demeure une constante dans la personnalité de Sherlock Holmes, mais si cet aspect s’avère, de prime abord, l’un des plus visibles et des plus imposants, il en est d’autres plus insidieux, parce que latents ceux-là, qui nous poussent à approfondir notre analyse.
2. de la PersonnaliTé borderline en ParTiCulier… L’étude des indices textuels exposée dans la première partie de cet ouvrage nous a permis de mettre à jour certains comportements et déviances du personnage qui, posés comme autant de symptômes et confrontés au référent théorique qu’est le DSM-IV, nous ont amenés à considérer la personnalité de notre sujet comme relevant d’une structure borderline. Qu’en est-il vraiment ? desCriPTion du syndrome Il existe différents types d’états borderline et nombreux sont les analystes qui utilisent ce terme pour désigner des patients montrant un certain nombre de caractères psychotiques sans qu’ils soient ouvertement schizophrènes ou psychotiques. La personnalité borderline est constituée de traits aussi bien névrotiques que psychotiques ou déséquilibrés, voire pervers. Une tendance anxieuse, extrêmement importante, liée à une angoisse de séparation est aussi une constante de ce trouble : le sujet a peur de perdre la personne à qui il est attaché et dont il dépend. A cela, s’ajoutent un trouble de l’identité qui se traduit par une perception de soi souvent mégalomaniaque, ou totalement dévalorisée – en-
traînant une psychorigidité marquée qui empêche l’autocritique et engendre une fausseté du jugement liée aux interprétations –, avec des risques suicidaires30 et des symptômes névrotiques de type phobique, le tout accompagné de troubles du comportement marqués par l’impulsivité, l’imprévisibilité associés à des tendances alcooliques ou toxicomaniaques et des conduites addictives31. Le mode de relation est lui aussi caractéristique : il est dominé par une affectivité intense, peu maîtrisable, qui explique des relations envahissantes, avides, de type anaclitique32, avec risque de rupture ou de mise à distance. Ces difficultés relationnelles sont parfois accentuées par un sentiment de persécution. De façon générale, l'adaptation socio-professionnelle est médiocre en raison de l'instabilité ; néanmoins, de grandes périodes de normalité peuvent émailler cette évolution. Les complications sont marquées par des dépressions graves avec tentatives de suicide et auto-mutilation. Parfois des épisodes délirants persécutoires peuvent apparaître. Sur le plan thérapeutique : la prise en charge est difficile et requière en général une équipe, en raison des risques d'anaclitisme, l'hospitalisation pouvant même s’avérer nécessaire en cas de décompensation. Selon une étude menée par le Dr Herbert Rosenfeld33 sur un groupe de patients dit borderline, la présence de symptômes névrotiques associant de l’anxiété, une sexualité perverse polymorphe, des traits de caractère pré-psychotique schizoïdes ou hypomaniaques, des phobies d’impulsions, de la dépendance, des troubles du caractère infantile et antisocial, ainsi que d’autres manifestations telles que des phobies, des obsessions, des tendances dissociatives et paranoïdes, est chose courante chez la majorité d’entre eux, le syndrome se trouvant accentué par leur manque de tolérance à l’anxiété et leur déficit de contrôle des pulsions. Cependant, il semble caractéristique de tous les cas borderline que les angoisses d’apparence psychotique34 soient soigneusement cachées dans des situations de réalité externes, comme les sentiments paranoïdes. Cette étude
révèle, d’autre part – affirmation qui pourrait rejoindre notre hypothèse émise dans la première partie de cet exposé35 –, que la plupart de ces patients « ont souffert dans la première enfance d’un traumatisme psychique pendant de longues périodes, parfois des années. Ils n’ont pas seulement manqué de maternage dans la petite enfance, mais ont eu à faire face à de longues séparations plus tard. (…) En dépit de la force de leurs angoisses psychotiques, ils sentent qu’ils ont une force et un sens naturel de la réalité car ils ont survécu. Ils ont souvent une intense fierté narcissique de s’être gardés en vie presque tout seuls36 ». Ainsi, leurs mécanismes de défense qui s’expriment par un clivage des objets en bon et mauvais, une idéalisation primitive, des formes précoces de projection – et, en particulier, une identification projective –, le déni et une omnipotence de façade leur donnent-ils une apparente stabilité et l’illusion d’une fausse santé mentale. On peut résumer la somme d’informations concernant le syndrome qui nous occupe comme suit : Le trouble de la personnalité borderline se caractérise par un problème sur le plan de la gestion des émotions (du point de vue de leur intensité et de leur instabilité) qui se traduit par de l’anxiété, une impulsivité, des sautes d'humeurs fréquentes, un sentiment de vide et des comportements jugés parfois excentriques. La relation à autrui est aussi problématique. Le mode de pensée du borderline l’amène à voir l’autre soit comme « tout bon », soit comme « tout mauvais ». En fait, il perçoit l’autre comme il se perçoit : il ne sait pas qui il est et a une image de lui instable, globalement négative mais pouvant alterner avec une image très positive d’où son humeur fluctuante, laquelle varie selon cette alternance. La souffrance qu’il en éprouve est exacerbée au point de l’amener à avoir des conduites auto-destructrices. Le risque de suicide étant avéré, ce trouble revêt une réelle gravité nécessitant une prise en charge psychothérapeutique. On notera pour finir qu’un des facteurs déclenchant du trouble puise ses origines dans la petite enfance.
CriTères diaGnosTiques de la PersonnaliTé borderline D’emblée, posons comme référent la définition du DSMIV, laquelle nous servira de support : jPersonnalité borderiine (BorderIine Personality Disorder) Mode général d'instabilité des relations interpersonnelles, de l'image de soi et des affects avec une impulsivité marquée, qui apparaît au début de l'âge adulte et est présent dans des contextes divers, comme en témoignent au moins cinq des manifestations suivantes : - Efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés (NB. Ne pas inclure les comportements suicidaires ou les auto-mutilations énumérées dans le critère 5). - Mode de relations interpersonnelles instables et intenses caractérisées par l'alternance entre les positions extrêmes d'idéalisation excessive et de dévalorisation. - Perturbation de l'identité: instabilité marquée et persistante de l'image ou de la notion de soi. - Impulsivité dans au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le sujet (p. ex.., dépenses, sexualité, toxicomanie, conduite automobile dangereuse, crises de boulimie). NB. Ne pas inclure les comportements suicidaires ou les auto-mutilations énumérées dans le critère 5. - Répétition de comportements, de gestes ou de menaces suicidaires, ou d'automutilations. - Instabilité affective due à une réactivité marquée de l'humeur (p. ex., dysphorie épisodique intense, irritabilité ou anxiété durant habituellement quelques heures et rarement plus de quelques jours). - Sentiments chroniques de vide. - Colères intenses et inappropriées ou difficulté à contrôler sa colère (p. ex., fréquentes manifestations de mauvaise humeur, colère constante ou bagarres répétées). - Survenue transitoire dans des situations de stress d'une idéation persécutoire ou de symptômes dissociatifs sévères.37
Troubles associés : symptômes d’allure psychotique (hallucinations, distorsions,…), troubles de l’humeur, troubles liés à la prise d’une substance et autres troubles de la personnalité. diagnostic différentiel : ces symptômes peuvent être présents dans les autres types de troubles de la personnalité : narcissique, histrionique, paranoïaque, schizotypique, antisociale, dépendante. sherloCk holmes,
PersonnaliTé
à sTruCTure borderline
?
Nous nous proposons de confronter ces critères diagnostiques définissant la personnalité borderline aux différents symptômes observés chez notre sujet. Nous les considèrerons donc un à un et tenterons de les illustrer par des attitudes et comportements relevés dans le Canon pour parvenir à valider – ou invalider – notre hypothèse de départ. jeviter les abandons réels ou imaginaires… Dès leur première rencontre, Holmes semble avoir jeté son dévolu sur Watson. Le désœuvrement de ce médecin démobilisé de l’armée des Indes pour cause de santé, réduit à la solitude et dans une situation financière précaire, qu’un portrait peu flatteur de lui fait par Stamford (il n’en est pas dupe) n’a pas arrêté, séduit d’emblée le détective. Sa douloureuse oisiveté – qui lui rappelle sans doute ces crises de cafard, lesquelles le laissent « plusieurs jours de suite sans ouvrir la bouche38 » – et la sincérité de l’enthousiasme qu’il lui exprime l’amènent à présager une salutaire complicité ; peut-être même, voit-il déjà en cet homme une promesse de rédemption, du moins un moyen de se décharger d’une part de sa souffrance. Même si la rencontre des deux hommes apparaît comme
fortuite, on ne peut s’empêcher de penser que Sherlock Holmes, décrit par la suite comme un être alliant le calcul à l’omnipotence, choisit Watson pour servir son dessein. Bien que rien dans le texte ne nous dise que le détective a auditionné d’autres candidats à la colocation qu’il propose, rien non plus ne le dément. Nous est donc laissé toute latitude d’envisager une telle éventualité … Et si Holmes avait élu Watson selon une fonction qu’il soit à même d’assurer, celle de renvoyer au détective une image sublimée de luimême capable de le rassurer et de chasser ses démons ? La relation39 qui en découle est à la hauteur de ses attentes, et va même au-delà : impressionné par ses talents d’investigateur, Watson rédige et publie les comptes rendus d’enquêtes menées à ses côtés. Les critiques acerbes que leur destine Holmes sont – ne nous leurrons pas ! – autant de manifestations de reconnaissance et de remerciements adressées à leur auteur à qui Holmes ne peut décemment avouer le réconfort qu’il lui apporte. Il le fera pourtant, mais seulement une fois Watson parti vivre aux côtés de son épouse, comme pour lui signifier le prix inestimable qu’il attache à leur amitié et le sentiment d’abandon40 qu’il éprouve depuis son départ : « je ne suis plus du tout le même homme quand je ne suis pas seul et que je peux me fier entièrement à quelqu’un41 », confession qu’une autre, plus explicite sur son mal de vivre, viendra compléter : « je vous assure que c’est énorme, pour moi, d’avoir quelqu’un à qui parler librement, car mes propres pensées ne sont pas très agréables42 ». Emotionnellement hypersensible, oscillant entre amour et haine et gérant difficilement cette ambivalence qui le positionne souvent sur la défensive (et ce, parfois, jusqu’à la paranoïa), Holmes se voit admiré et soutenu comme jamais personne ne semble l’avoir fait auparavant (le refus de parler de sa famille est, en ce sens, significatif). De ce don de soi que lui accorde Watson, aussi affligé que lui mais pour des raisons bien différentes, naît un lien que la plupart prendront pour une indéfectible amitié alors que Holmes lui-même la conçoit comme la clé de voûte de son équilibre mental, à la fois vitale et régénératrice. Mais, engagé dans cette relation anaclitique avec ce compagnon qui, tout à la fois, le comprend, le soutient et l’encourage, il se
dissimule derrière le masque d’une feinte autocratie, simulée pour donner le change à la conscience aiguë qu’il a de sa dépendance et pour se rassurer face à l’éventualité d’un futur désistement. Dans cette optique, il ne peut qu’honnir tout événement susceptible d’entraver leur relation et multiplier les coups d’éclat pour maintenir focalisée sur sa personne l’attention de Watson afin de l’empêcher de trouver ailleurs d’autres amitiés. Aussi, son mariage avec Mary Morstan à la fin du siGne des quaTre est-il un coup porté à son intégrité morale… L’abandon redouté est bien là43, personnifié par cette femme. Ne pouvant s’y opposer sans se découvrir, il clame avec forfanterie qu’à lui, « il […] reste la cocaïne44 », envisageant par là même sa régression à venir, laquelle le laissera dans la plus grande solitude45. Cependant, en dépit de la vie maritale de Watson, Holmes ne lâchera pas prise. Si les premiers mois de cette union semblent pleinement occuper Watson46, celui-ci demeure pour Holmes – comme il lui avouera lors de leur ultime enquête – « le seul point fixe d’une époque changeante47 », c’est-à-dire l’unique personne en qui il ait consenti à placer toute sa confiance. De ce fait, jusqu’à ce que se dresse ce point de non-retour que sont les chutes de Reichenbach, il n’aura de cesse d’enrôler Watson dans de nouvelles affaires, le déliant de sa fonction d’époux pour le réinvestir du rôle qu’il lui assigna initialement, se donnant ainsi l’illusion de n’avoir jamais subi cette séparation. Malgré tout, celle-ci vécue comme une atteinte personnelle, le poussera à se perdre lui-même : en mettant en scène sa propre mort lors d’un duel avec le funeste Moriarty, mais surtout en entraînant avec lui le seul homme capable de témoigner de son héroïsme et de son intégrité, il affirmera sa supériorité – avec une force d’autant plus grande que l’acte sacrificiel est contrefait – tout en générant chez son ami cette sensation d’un manque douloureux, aussi lancinante que celle qu’il eut à éprouver quand on le délaissa. Puis, un jour d’avril 1894, réorchestrant la scène inaugurale de leur amitié, Holmes investira à nouveau l’existence rangée de Watson qui, sous le couperet de son récent veuvage, trouvera dans sa proposition de cohabitation un moyen pour lui de faire face à son
deuil… Jusqu’à ce que l’histoire se répète à nouveau (Watson se remariera quelques huit années plus tard48) et que – soit guéri de son affection, soit convaincu de sa totale impuissance – il se retire définitivement, loin des hommes et du trop plein d’émotions qu’ils génèrent. jrelations interpersonnelles instables et intenses… Préférant la solitude au commerce avec ses semblables, Sherlock Holmes avoue n’« avoir jamais été un individu très sociable49 ». Pourtant, il accepte le Dr Watson comme colocataire puis, le temps aidant, comme « ami et biographe », trouvant chez lui semble-t-il une panacée au mal qui le ronge. La relation que les deux hommes entretiennent est d’une intensité rare, fusionnelle par certains côtés, chacun d’entre eux donnant l’impression parfois d’être la composante d’une seule et même entité. Mais si Watson s’avère capable de prendre de la distance par rapport à l’amitié qui le lie à Holmes – souvenons-nous que par deux fois au moins50, il se mariera et quittera Baker Street –, Holmes, pour sa part, en demeura prisonnier. S’entourant de subalternes aptes à servir son dessein – qu’ils soient informateurs ou représentants de l’ordre – , il sombrera dans les affres noirs de la dépression, attendant le moment propice pour signifier à son complice le caractère fondamental de l’amitié qu’il lui voue. La réflexion proposée dans aPProChe des TraiTs de CaraCTère les Plus saillanTs du PersonnaGe51 développe cette remarque de Watson qui le décrit comme un individu « déficient sous le rapport de la sympathie humaine52 » et qui n’envisage la relation à autrui que comme servante de son dessein : soit utilitaire du point de vue professionnel, soit comme baume à son angoisse existentielle ; quant à l’étude, précédemment exposée, concernant la notion d’abandon contre lequel le détective tente désespérément de se prémunir en investissant Watson dans sa fonction d’incontournable allié, elle vise à démontrer l’assujettissement du détective à celui à qui, en dépit des apparences, il doit plus qu’il ne l’a jamais avoué et dont l’engagement auprès de Mary Morstan signera sa régression, non
pas professionnelle – bien que sans biographe, il perde de sa prestance – mais psychique. La nature de la relation Holmes-Watson est, du point de vue de Holmes, à ce point nécessaire à son équilibre mental que, jouant sur la corde sensible, il n’aura de cesse de solliciter son ami, sans en avoir l’air. Ainsi, dès mars 188953 – après quelques trois mois d’isolement54 durant lesquels, selon le narrateur, il « altern[e] entre la cocaïne et l’ambition55 » –, trouvera-t-il toujours un prétexte pour amener Watson à accepter de partager à nouveau l’intimité de Baker Street, manœuvre qui lui permettra de retrouver alors une sérénité provisoire. Ses laconiques, mais péremptoires, télégrammes56 visant à réveiller cette excitation qu’ils partagèrent à leur début ou ses visites rendues à des heures indues57 seront des moyens détournés pour ramener Watson vers lui, avec peut-être un espoir caché de le voir délaisser son épouse. Les affaires telles un sCandale en bohême, l’emPloyé de l’aGenT de ChanGe ou le TraiTé naval sont pour Holmes l’image d’un équilibre retrouvé, malheureusement provisoire, dont il saura se contenter jusqu’à cette soirée de mai 1891, où sa solitude laissant prise à une insurmontable crise de paranoïa, il entraînera son ami dans un périple qui signera sa fin, mais une fin grandiose orchestrée comme un acte sacrificiel visant à l’anéantissement de celui qu’il conçoit comme le mal absolu… En confiant au lecteur l’impression générale « d’inhumanité58 » qu’il ressent en présence de Holmes et en révélant « son aversion pour les femmes, sa répugnance à se faire de nouveaux amis (…) [et] son obstination à ne jamais parler des siens59 », Watson témoigne du manque d’empathie de son ami à l’égard de ses congénères. S’affichant comme le défenseur d’une cause à laquelle il voue son existence au détriment de son intimité, il n’a que faire des relations humaines si elles ne servent pas, de près ou de loin, l’objet de sa quête. Voilà pourquoi, portant peu d’intérêt – pour ne pas ne pas dire, aucun – au beau sexe, il semble s’être cloîtré dans une ascèse volontaire…On peut cependant s’interroger : cette abstinence sexuelle forcenée ne pourrait-elle pas occulter des pulsions inédites ?
« Ce que vous faites n’a pas d’importance aux yeux du public. Ce qui compte, c’est ce que vous lui faites croire ! … 60», telle serait donc la philosophie de Sherlock Holmes qui, derrière le masque de l’implacable logicien, occulterait sa vraie nature. Ainsi, toutes ses attitudes, ses actions, ses rapports à autrui résulteraient-ils de scenarii mûrement réfléchis, visant à donner de lui-même une image à la hauteur de ses aspirations capable de justifier de son degré de maîtrise, non seulement sur le plan professionnel, mais aussi sur le plan humain. L’autocratie dont il fait montre à l’égard de Watson, son égotisme, son pédantisme et cette suffisance qui nous le rendent si souvent exécrable, ne seraient donc qu’une façade, et Watson lui-même un exutoire à son mal-être. Dans cette optique, on pourrait envisager que son côté casanier et antisocial pourrait être, comme ses défauts énumérés ci-avant, autant de paravents dressés pour mettre à couvert sa personnalité défaillante, autant de mécanismes de défense pour se garder du regard d’autrui par trop inquisiteur lequel, en le côtoyant, pourrait déceler en lui le trouble psychique qui l’étreint ? Conscient de son problème dont il pose les jalons en les minimisant dès sa rencontre avec Watson61, il s’avère incapable d’expliquer son mal et encore moins d’y remédier ; la mise en œuvre de stratégies de camouflage en témoigne… jPerturbation de l’identité… Le cas Sherlock Holmes est une belle illustration de cette conception psychanalytique qui reconnaît la coexistence de deux instances distinctes dans une même individualité : l’anima (le moi profond et véritable) et la persona (le moi apparent), lesquelles correspondent plus généralement aux notions de personne et de personnage. Et il l’est d’autant plus que son être est le théâtre de la lutte incessante de ces deux principes antagonistes qui, chacun tour à tour, tentent d’asseoir leur précellence pour donner de l’homme qu’ils définissent l’image la plus valorisante. Pour le plus grand bonheur des amateurs de mystère, l’implacable logicien s’impose le plus souvent, mais le double torturé qui demeure tapi dans
l’ombre tend à vouloir lui aussi s’exprimer, se manifestant tel un diable dans la boîte, lorsque l’instance dominante baisse sa garde. Chez Holmes, le personnage social qu’il incarne dans sa fonction de détective relègue ainsi le moi personnel à l’arrièreplan et son intimité, purement mise de côté, est littéralement muselée pour laisser à cette facette de son individualité la pleine possibilité de s’épanouir au point parfois de mettre sa vie en péril. Dans un paragraphe précédent intitulé sherloCk holmes… un aDDICTé au Travail62, nous avons montré combien le détective était assujetti à sa cause, définie comme une raison de vivre, et combien celle-ci pouvait le mener, dans un total oubli de soi, à la négation des exigences corporelles les plus élémentaires. Il semblerait en fait que la fonction sociale joue ici le rôle d’une compensation à des frustrations dans d’autres domaines. En s’absorbant dans le personnage qui lui sert de refuge, Sherlock Holmes parvient à échapper à l’angoisse existentielle que génère son anima. Cependant, si cette attitude - somme toute courante chez beaucoup d’entre nous -, apparaît comme un moyen de gestion des angoisses qui le taraudent, elle est à ce point exacerbée qu’elle en devient monomaniaque. En effet, par son engagement quasi obsessionnel dans sa lutte contre le crime, que ses compétences reconnues désignent comme un recours suprême lorsque toutes les parties susceptibles d’œuvrer pour la justice se sont avérées impuissantes, il affiche sa volonté d’étouffer son anima sous le poids décuplé de son identité sociale à laquelle il donne plus d’autorité encore grâce à l’usage de subtils artifices. La mise en scène, par exemple, fait partie de l’un d’entre eux et pourrait témoigner, de par sa récurrence, de tendances histrioniques que le détective utilise comme des composantes nécessaires à la pleine illustration de son art. Sa manière de taire ses avancées dans une enquête pour le seul plaisir de présenter à un public choisi la conclusion de ses investigations (on pense ici, notamment, au dénouement du TraiTé naval63 où le document dérobé est restitué à son propriétaire au cours d’un déjeuner, dissimulé dans le plat qui lui est destiné) montre combien cet homme, sous couvert d’une assurance de façade, réclame la reconnaissance de ses pairs.
Selon Cooley, auteur de la théorie dite du « moi-miroir » (lookingglass self), « le type de sentiments que l’individu a vis-à-vis de lui-même est déterminé par l’attitude qu’il attribue à autrui vis-à-vis de lui… De même que nous nous voyons dans un miroir et sommes intéressés à cette image parce qu’elle est nôtre, satisfaits ou non selon qu’elle répond à nos souhaits, de même, nous percevons en imagination dans l’esprit d’autrui quelques pensées au sujet de notre apparence, de nos manières, de nos caractères, etc., et nous sommes affectés par cette image de façon variable64». Sherlock Holmes, par ces jeux d’acteurs – qui incluent aussi son art du déguisement dont sa maîtrise lui permet de tromper avec jubilation son entourage (pour n’en citer qu’un exemple, nous nous remémorerons sa prestation du vieux bibliophile dans la maison vide65), nourrit son inclination exagérée à être considéré favorablement. Le besoin d’être reconnu par autrui ou la « conscience de soi » – telle que la nomme William James66, un de ses contemporains, lequel affirme qu’à défaut de l’opinion réelle d’autrui, partiellement inconnue, l’individu peut se contenter de l’opinion imaginée –, semble être l’une des préoccupations essentielles de Sherlock Holmes qui multiplie les manœuvres pour en recueillir les témoignages. Cette attitude met en évidence le peu de confiance qu’il accorde à son propre discernement en la matière, mais aussi peutêtre la défiance qu’il éprouve à l’égard de Watson, son plus fidèle promoteur. La faiblesse de son self-confidence67 allié à ce besoin itératif d’être rassuré sur la validité du crédit que l’opinion générale lui octroie montre combien cet homme à du mal à cerner sa propre identité. Qui est-il vraiment ? Ce détective omniscient auquel les plus noirs criminels londoniens n’osent pas se frotter ou cette âme rongée par d’inavouables angoisses, parce que non-identifiées, que seuls l’immersion dans le travail et le recours à la drogue permettent d’atténuer partiellement ? Son rejet d’une filiation, sa façon de clamer son autodidactisme ou encore la revendication de sa singularité sont autant d’indices de sa volition d’exister en dehors des limites imposées par son anima. « L’identité personnelle est celle d’une histoire et elle se confond avec l’historicité de la personnalité », écrit Jean-Claude Filloux68. Sherlock
Holmes, pour sa part, a choisi de tirer un trait sur son histoire pour se recréer dans celle du détective que confortent les écrits du Dr Watson, désigné à cette fin. En inaugurant cette profession unique qui est la sienne et en lui donnant ses lettres de noblesse, il parvient à devenir qui qu’il veut être en balayant celui qu’il est réellement. En se redéfinissant de la sorte, il se donne alors un cadre de référence qui nourrit son sentiment de sécurité puisque grâce à cela le monde perd son caractère imprévisible et donc angoissant. Ainsi, par la sublimation, ce « déplacement vers le mieux » qui est l’expression même du transfert équilibrant, décharge-t-il son malêtre sur un but ayant l’avantage d’être socialement approuvé, lequel présente une équivalence avec le but primitif dont on doute qu’il ait véritablement connaissance. jimpulsivité potentiellement dommageable… Si Sherlock Holmes semble afficher un certain mépris à l’égard de son entourage, allant parfois jusqu’à la transgression de ses droits élémentaires, c’est parce que, tout entier voué à sa quête, il se laisse submerger par elle, perdant ainsi de vue toute notion de savoir vivre… Témoignant par là d’un déficit social et interpersonnel marqué par des compétences réduites dans ses relations à autrui, il ne perçoit l’autre non pas comme un individu mais bien comme un instrument susceptible de l’aider à mener sa quête à son terme. Ainsi en est-il de Watson qui, lui, en plus de sa fonction d’auxiliaire, endosse celle d’exutoire à son angoisse. Sa conception des relations humaines, assujetties aux nécessités que détermine la cause à laquelle il a chevillé son destin, est à l’image de celle qu’il a de sa santé, laquelle rejoint celle qu’il a de lui-même : « Je suis un cerveau… Le reste de mon individu n’est que l’appendice de mon cerveau69 ». Ainsi, le corps doit-il lui aussi être mis au service de l’esprit exalté, pour se conformer à cette identité de surhomme que Holmes s’est construite, et cela parfois au détriment des besoins corporels les plus essentiels – à se demander si l’instinct de conservation n’est pas lui aussi défaillant chez cet homme.
L’événement évoqué au début des ProPriéTaires de reiGaTe70 et celui, à peu de choses similaire, mentionné en ouverture de l’avenTure du Pied du diable71, montrent comment Holmes, engagé dans une affaire et, par conséquent, soumis à sa frénésie de la quête, s’oublie littéralement au risque de se perdre. Séparés par dix années environ, ces deux épisodes72 de la vie de notre héros attestent de l’indifférence qu’il manifeste à l’encontre de sa propre existence organique… et pour cause, souvenons-nous de cette citation de Flaubert lancée comme un credo : « L’homme n’est rien ; c’est l’œuvre qui est tout73 ». Si ces circonstances, somme toute paroxystiques, portent la marque d’une impulsivité potentiellement dommageable pour le sujet, il est d’autres domaines dans lesquels Holmes met sa vie en danger... En témoignent ses conduites addictives. jComportements, gestes ou menaces suicidaires ou d’automutilations… Si Sherlock Holmes est en proie à des pulsions suicidaires, il sait le dissimuler. Dans l’ensemble du Canon, rien ne semble en effet attester d’une telle tendance. Néanmoins, sous couvert de son combat obstiné contre le crime qui, tout à la fois, sert de palliatif à son angoisse existentielle et de mobile à certains agissements – que, chez un autre, on jugerait plus qu’anormaux –, on devine la dualité qu’occulte parfois l’incongruité. La mise à jour de conduites addictives, sur lesquelles nous nous sommes longuement arrêté dans la première partie de cet ouvrage, peut laisser présager l’existence de telles pulsions qui, compte tenu de l’attitude générale du personnage, donnent l’impression d’être le point d’ancrage d’une incessante lutte intérieure. Celle-ci pourrait d’ailleurs donner leurs origines aux symptômes observés chez notre sujet : la somme de tentatives visant à garder Watson à ses côtés, la perturbation du mode de relation interpersonnel comme celle de l’identité – le moi intime soumis à la pression de telles pulsions perdant alors tous ses repères –, l’impulsivité, l’instabilité affective résultant du doute quant à l’identité personnelle et, enfin,
en période d’assujettissement extrême aux pulsions susnommées, l’émergence d’une idéation persécutoire, voire de symptômes dissociatifs… l’ensemble survenant comme autant de mécanismes de défense instinctivement brandis – de façon « réflexe », pourrionsnous dire –pour contrecarrer les assauts de la pulsion d’autodestruction… L’inconscience dont Sherlock Holmes fait montre dans certaines situations – et, pour n’en citer qu’une, on fera référence ici à l’expérience de la lampe décrite dans l’avenTure du Pied du diable à la suite de laquelle, sans l’intervention de Watson, il ne serait pas sorti vivant, à moins qu’il ne versât dans la démence – peut en effet susciter le doute : est-il si complètement obsédé par la résolution de ses enquêtes criminelles au point de perdre le sens de la réalité ou, profitant des circonstances d’une affaire, se met-il sciemment en scène (reconnaissons-lui ses talents d’acteur) dans des situations potentiellement dangereuses pour satisfaire ses pulsions suicidaires ? Watson reste muet sur la question et s’acquitte, de bonne grâce, du rôle de chaperon (de garde-fou, oserions-nous dire ?) quand la situation l’impose. Notons, tout de même, combien son engagement dans une affaire – notamment lorsqu’il investit les lieux d’un crime – le transfigure. Concernant la collecte des indices autour du corps d’Enoch J. Drebber dans une eTude en rouGe, Watson relate ainsi les procédures du détective : « Muni de ces deux instruments [un mètre en ruban et une grosse loupe ronde], il trotta sans bruit dans la pièce ; il s’arrêtait, il repartait ; de temps à autre, il s’agenouillait et, même une fois, il se coucha à plat ventre. Il semblait avoir oublié notre présence ; il monologuait sans cesse à mi-voix ; c’était un feu roulant ininterrompu d’exclamations, de murmures, de sifflements, et de petits cris d’encouragement et d’espoir. Il me rappelait invinciblement un chien courant de bonne race et bien dressé, qui s’élance à droite puis à gauche à travers le hallier, et qui, dans son énervement, ne s’arrête de geindre que lorsqu’il retrouve la trace74 » ; description significative à laquelle fait écho celle qui suit, extraite du mysTère du val bosCombe : « Quand il était sur une piste (…), Sherlock Holmes était transformé. Des gens que ne l’auraient connu que sous les apparences paisibles du logicien
et du penseur de Baker Street l’auraient difficilement reconnu. Son visage pouvait s’assombrir ou s’éclairer. Ses sourcils se résumaient à deux lignes noires, sous lesquelles brillaient deux lueurs d’acier. (…) Ses narines semblaient se dilater sous l’effet d’une passion animale pour la chasse ; son esprit tout entier concentré sur l’affaire qui le préoccupait, au point qu’une question ou une remarque ne soulevait en réponse qu’un grognement impatient.75 » Les exemples de cette transfiguration – tant physique que psychique – ne manquent pas dans le Canon ; ils révèlent, à notre sens, la puissance cathartique que lui octroie sa Quête (et là, la majuscule s’impose) laquelle revêt pour lui une dimension propitiatoire, dont l’aboutissement doit lui permettre d’accéder à la rédemption. La conception quasi mystique qu’il semble avoir de sa mission – laquelle transparaît au travers de l’ascèse qu’il s’impose, alliée à l’abnégation et aux sacrifices – pourrait tout aussi bien être un voile jeté sur ses pulsions destructrices qui, outre sa propre personne, peuvent – justifiés par des prétextes scientifiques – s’étendre à autrui ; gardons en mémoire le témoignage de Stamford : « il administrerait à un ami une petite pincée de l’alcaloïde le plus récent, non pas, bien entendu, par malveillance, mais simplement (…) pour connaître exactement les effets du poison ! Soyons juste ; il en absorberait lui-même, toujours dans l’intérêt de la science ! 76», conduite que Watson expérimentera quelques quinze années plus tard dans la déjà nommée avenTure du Pied du diable. Ce que nous avons appelé « transfiguration » et qui, tout à la fois, figure l’acte de soumission de Holmes à sa Quête et, par son biais, la métaphore de son combat contre ses tendances mortifères, trouvera sa pleine expression dans le dernier Problème, censé clore définitivement les aventures du détective. Le duel qui l’opposera au Professeur Moriarty, après une fuite effrénée (sur laquelle nous ne manquerons pas de revenir), lui permettra de rassasier les deux facettes de sa personnalité : tout en instaurant l’idéal de justice que les agissements du Napoléon du Mal ne pouvaient autoriser, il satisfera aux pulsions suicidaires qui l’assaillent en mettant en scène sa propre mort – une mort sublimée qui, non seulement, ancrera dans l’esprit de son entourage l’image préfa-
briquée qu’il a toujours voulu qu’on ait de lui et qui, d’une certaine façon, le portera vers une renaissance qu’un séjour au Tibet77, berceau d’immémoriales sagesses aux vertus exorcistes, rendra sans doute plus recevable… jinstabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur… Comme il l’avoue lui-même, Sherlock Holmes est l’esclave d’une humeur fluctuante qui se traduit par l’alternance de périodes d’ « énergie à toute épreuve78 » auxquelles succèdent, par réaction peut-être à cette vitalité survoltée déployée jusqu’à épuisement, des phases antithétiques de léthargie morose. Celles-ci, comme en témoignera Watson à plusieurs reprises, se traduisent par un repli sur soi, avec refus de toute interaction avec le monde extérieur, et par un mutisme obstiné – le sujet donnant l’impression à qui l’observe qu’il est en proie à un état de prostration : « pendant de longues journées, il restait étendu sur le canapé sans rien dire, sans remuer un muscle, depuis le matin jusqu’au soir. alors son regard devenait si rêveur et si vague…79 ». Certains ont vu dans la description de ses retranchements, faisant toujours suite à des épisodes de frénétique activité – frénétique, parce que sous-tendue par une incoercible impulsivité (et rappelons ici les deux noires dépressions, ou menaces d’y sombrer, auxquelles nous faisons allusion dans une rubrique précédente), la possibilité de déceler sous ses attraits les symptômes d’un trouble bi-polaire, aussi appelé cyclothymique ou maniaco-dépressif. Caractérisée de façon générale par une alternance de nombreux épisodes hypomaniaques et dépressifs – ce qui pourrait correspondre aux états observés chez notre sujet –, cette maladie de l’humeur considérée comme résultant d’un déterminisme génétique est à distinguer des dépressions névrotico-émotionnelles auxquelles on suppose, pour leur part, une étiologie psychologique ce qui impliquerait, selon l’ouvrage qui nous sert de référence80, une plus grande continuité entre le trouble thymique et la personnalité de base et, surtout, une évolution variable liée aux circonstances de la vie.
Si, comme nous l’envisageons, Holmes souffre d’abord d’un trouble de la personnalité dont les ramifications s’étendent jusqu’à la régulation de son humeur entre autres, il se pourrait que cette succession alternée de phases hypomaniaques (qui se définissent chez lui plus particulièrement par une augmentation de l’estime de soi accompagnée selon le cas d’idées de grandeur, une réduction du besoin de sommeil, une plus grande communicabilité – notamment lors du dénouement d’une affaire, quand des explications s’imposent –, et un engagement excessif dans des activités agréables mais à potentiel élevé de conséquences dommageables) et d’épisodes neurasthéniques relèverait plus de la dépression névrotico-émotionnelle que d’un véritable syndrome maniaco-dépressif. Qu’importe, même si la pathogenèse de cette affection ne relève pas de nos compétences, cette irrégularité d’humeur n’ayant pas manqué de nous intriguer, était-il au moins nécessaire de soulever la question… Avouant subir, impuissant, le joug d’un syndrome thymique, Sherlock Holmes donne aussi l’apparence de ne pas ressentir l’éventail des émotions humaines. En dépit de l’amitié (dont on a souligné la valeur qu’il lui accorde et les fonctions qu’elle revêt) qui le lie à Watson, il ne lui exprime que peu de fois – et ce, toujours avec une réserve affectée – de l’attachement. un sCandale en bohême est en ce sens manifeste de son affectation : « Il ne me prodigua pas d’effusions, rapporte Watson. Les effusions n’étaient pas son fort. Mais il fut content, je crois, de me voir. a peine me dit-il un mot. Toutefois son regard bienveillant m’indiqua un fauteuil…81 » ; pourtant derrière les gestes contraints qu’il s’oblige à avoir et le thème de la conversation sur lequel il s’engage (le mariage82), on pressent la joie contenue d’un homme pour qui le retour d’un autre laisse présager la reconquête d’un équilibre. Ce manque d’empathie est une constante de la personnalité du détective. Comme beaucoup de ses travers révélés jusque-là, il pourrait bien être un de ces mécanismes de défense dressés pour dissimuler une hyperémotivité qui, si elle était exposée, pourrait trahir – aux yeux de celui dont le dessein est la maîtrise de tout et en toutes circonstances – l’expression de sa propre faiblesse. Car,
Holmes n’est pas dénué d’émotions et ce masque d’indien PeauRouge qu’il s’oblige à porter n’est pas sans faille : en atteste sa faiblesse dans les Trois Garrideb où, croyant Watson blessé, il laisse transparaître l’effroi d’avoir perdu son ami : « je vis s’embuer les yeux durs, et frémir les lèvres fermes83 »… Ainsi, en est-il de Sherlock Holmes, un être dont l’apparence soutenue par des talents d’acteur tente de dominer la vrai nature, mais un être malgré tout qui, en dépit de l’usage d’une panoplie d’artifices, ne parvient pas à faire taire cette angoisse qui sert de fondation à sa personnalité… jsentiments chroniques de vide… Le jeu de la duplicité distillant bien souvent le doute et le tourment, on comprend que Sherlock Holmes s’égare parfois, laissant remonter à la surface le spectre de ses affres existentielles, celles-là même que l’on aurait cru très loin de ses préoccupations de détective. Aussi peut-on entendre ses plaintes qu’il scande comme d’autres prient, comme pour exorciser ses douleurs enfouies trop longtemps tues ou ignorées : « … toute la vie n’est-elle pas pathétique ? (…) Nous atteignons. Nous saisissons. Nous serrons les doigts. Et que reste-t-il finalement dans nos mains ? Une ombre. Ou pis qu’une ombre : la souffrance84 ». Trahissant à la fois la vacuité de la vie terrestre et la petitesse de l’homme face à un destin qu’il ne maîtrise pas malgré tout, elles sont les confessions d’un homme qui, dépouillé de ses attraits socio-professionnels et rendu face à lui-même, ne sait plus qui il est : « a quelle fin tend ce cercle de misère, de violence et de peur ? Il doit bien tendre à une certaine fin, sinon notre univers serait gouverné par le hasard, ce qui est impensable. Mais quelle fin ? 85» Résultant de sa nature en propre, mais aussi des troubles thymiques dont il souffre, ces accès négatifs – auxquels Holmes nous donne peu l’occasion d’assister – sont l’expression même de sa personnalité qu’avec ses termes – « j’ai le cafard86 » – il avait tenté de définir dès sa première rencontre avec Watson.
jColères intenses et inappropriées ou difficulté à contrôler sa colère Il n’est pas de colères explicites, à ce point intenses et inappropriées, décrites dans le Canon… sans doute à cause (ou grâce à) la discrétion du Dr Watson dont les comptes rendus, il faut le rappeler, visent non pas à nous décrire les mœurs de son ami, mais bien ses méthodes de précurseur en matière d’investigation policière. Cependant, quand on connaît la nature duelle du détective et ses dons de dissimulateur, on ne manque pas de s’interroger, une fois encore, sur la portée véritable de certaines de ses conduites ou actions. Deux d’entre elles, en particulier, nous ont interpellé, même si le texte a vaguement tenté de les justifier. La première concerne le fait que Holmes, alors qu’il occupe une fonction mal spécifiée à l’hôpital St-Bartholomew’s, « bat dans les salles de dissection les cadavres à coup de canne87 ». Le ton que l’on pressent outré qu’adopte Stamford pour en informer Watson semble témoigner du caractère à la fois sacrilège et exagéré de cette pratique – et d’ajouter : « je l’ai vu, de mes yeux vu », comme s’il confiait avoir assisté à un événement inconcevable. Derrière cette déclaration qui sonne comme une mise en garde, on perçoit l’homme qui, tout en voulant prêter assistance à son ancien collègue, se dégage des responsabilités qui pourraient lui incomber si la cohabitation dont il s’est fait l’entremetteur tournait mal. Que cache donc cette pratique qui, bien que peu coutumière, trouve une explication médico-légale – il s’agit en effet de vérifier si l’on peut faire des bleus aux corps post-mortem ? Stamford qui donne de Holmes un portrait peu avenant, bien qu’il salue par ailleurs ses qualités scientifiques, aurait-il perçu chez cet homme un inquiétant, voire dangereux, côté ? Et si battre les cadavres était une façon détournée de décharger une colère sourde enfouie au tréfonds de son être… La seconde attitude de Holmes qui a retenu notre attention concerne l’entraînement au pistolet qu’il pratique en chambre88, en dépit du fait que Watson soutienne – par écrit, du moins – que c’est là plutôt un « passe-temps de plein air 89». Le décrivant comme « en
proie à une humeur bizarre* », le narrateur nous le dépeint assis « dans un fauteuil avec son instrument à double détente, une centaine de cartouches, [et entreprenant] de dessiner sur le mur un patriotique V.R. (Victoria Regina) en poings grêlés90 ». N’est-ce pas là une activité pour le moins dangereuse et tout à fait incongrue lorsqu’elle est menée dans un salon ? Même si derrière les mots de Watson, on détecte une pointe d’humour (anglais, bien sûr) quant à la formulation de la remarque notamment, on peut se demander comment celui qui s’était présenté comme étant « antibruit parce que [ses] nerfs sont ébranlés91 » a pu endurer un tel supplice – sans parler de Mrs Hudson qui, même s’il est dit qu’il l’a réglée « princièrement92 », dut à subir « le pire des locataires de Londres93 » pendant près de vingt ans. Mais d’autres questions demeurent : comment Holmes luimême a-t-il pu aboutir à une telle extrémité ? Et qu’elle était la véritable nature de cette « humeur bizarre » ? Le caractère agressif de ces deux conduites susmentionnées pourraient bien révéler un point d’origine commun : cette colère irrépressible et incompréhensible née des replis de son être – relique dépositaire des souffrances anciennes et refoulées –, trouvant là à s’exprimer de façon dérivée … Ces agissements jugés symptomatiques ne doivent cependant pas nous laisser passer outre les continuelles attaques que Sherlock Holmes, sous forme de brimades et de sarcasmes, destine à Watson. En dépit de cet aveu – « En dehors de vous, je n’ai pas d’ami (…). Et je n’encourage pas les curieux94 » (avec de telles attitudes, on s’en serait douter) –, le détective se montre des plus odieux avec celui à il doit beaucoup. Nous mettrons cela sur le compte de sa pathologie en citant ce que nous enseignent les dernières études traitant du trouble de la personnalité qui nous occupe. Ainsi, existerait-il deux catégories de borderline, chaque patient appartenant plus ou moins à l’une d’entre elles ou oscillant entre les deux : · ceux dits « extériorisant » qui utilisent la colère dirigée vers les autres pour apaiser leur rage intérieure et calmer ainsi leur souffrance ; · ceux dits « intériorisant » (ou borderline silencieux) qui, pour leur part, s’auto-infligent cette colère en la dirigeant vers eux-
même et rendant, par là-même, invisible pour leur entourage le poids de leur souffrance. On soulignera que les premiers réservent généralement leurs crises aux personnes qu’ils jugent importantes et agissent le reste du temps tout à fait normalement, trompant de ce fait ceux qu’ils côtoient, grâce au mensonge et au déni, lesquels sont souvent perçus comme de la manipulation. Holmes, s’il semble plutôt « extériorisant » – eu égard les exemples de conduites sur lesquelles nous venons d’asseoir notre démonstration –, est aussi, à certains égards, notamment lorsqu’il sombre dans ce qu’il appelle nonchalamment le « cafard 95 » ou lorsqu’il donne libre cours à ses pulsions autodestructrices, « intériorisant ». Encore une façon de se démarquer et d’affirmer son unicité ? jidéation persécutoire ou symptômes dissociatifs sévères Les auteurs qui se sont penchés sur la psychologie de notre personnage ont souligné de façon récurrente, outre son narcissisme, une tendance marquée à la paranoïa. Si cet aspect de sa personnalité se pressent plus qu’il ne se révèle tout au long des récits qui composent le Canon, il montre cependant sa pleine expression dans le dernier Problème qui, pour l’occasion, s’apparente à la description d’un épisode d’idéation persécutoire. Rappelons les faits : un soir d’avril 1891, à une heure très tardive, Sherlock Holmes se présente en homme traqué chez son ami Watson. Ayant passé les semaines précédentes à enquêter dans le milieu de la pègre londonienne et y ayant découvert qu’un seul homme – le sinistre Professeur Moriarty – régentait la faune interlope qui la compose, il a été la cible de plusieurs attentats manqués, fort heureusement. La confrontation avec les sbires de celui qu’il nomme le Napoléon du Crime n’ayant pas abouti pas à l’arrestation de cet homme de l’ombre, il est parvenu à mettre en place avec le concours de Scotland Yard un stratagème mûrement réfléchi par ses soins afin d’annihiler l’ensemble des représentants du « plus habile syndicat criminel d’Europe96 » et, par dessus tout, à en anéantir
la tête pensante. Mais, selon ses dires, pour que cette manœuvre réussisse, il est nécessaire qu’il quitte l’Angleterre et c’est dans l’espoir de voir Watson accepter de l’accompagner sur le continent, qu’il lui rend visite. Sous cette apparence de maîtrise qu’on lui connaît, Sherlock Holmes s’exhibe comme le cerveau d’une opération policière de grande envergure qu’il décrit comme le point culminant de sa carrière, mais aussi comme son aboutissement. Cependant, derrière cet exposé dicté par le souci de préserver une réputation, la peur – bien qu’avouée d’emblée97, mais aussitôt minimisée grâce à l’un de ces aphorismes dont il a le secret : « ce n’est pas être courageux, c’est être stupide que de refuser de croire au danger quand il vous menace de près98 » – exsude sous chacun de ses mots et de ses agissements : en témoignent le fait de fermer les volets99 et celui de demander la permission à son hôte de quitter la maison en escaladant le mur de son jardin100. Le récit de Holmes, habile manipulateur, se trame comme un écran de fumée jeté devant les yeux de son interlocuteur visant, une fois de plus, à préserver l’image valorisante du grand détective à laquelle les lecteurs des vingt-cinq enquêtes antérieures au dernier Problème101 ont été accoutumés et à occulter la terreur secrète qui l’étreint – « le danger fait partie de mon métier102» revendiquera-t-il en rapportant son tête-à-tête avec Moriarty. Mais malgré cette subtile diversion, la peur reste palpable tout au long du récit ; plus encore, elle sert de support à l’expression même de l’individualité du personnage qui, à cet instant de sa biographie, se dévoile complètement : le chasseur devenu proie s’affiche dans toute sa faiblesse – celle-là même qu’il a tenté d’étouffer par le biais de son engagement professionnel forcené – et laisse tomber le masque. A l’orée d’un délire paranoïaque menaçant de le faire sombrer dans une déraison que sa facette obscure avait laissé augurer, il avoue (par sa volonté de voir à ses côtés l’unique être capable par sa seule présence, à la fois rassurante et bienveillante – presque maternelle – de lui rendre son intégrité psychique) son désir d’en finir avec cette duplicité qui le définit en tant qu’humain, mais contre laquelle il semble n’avoir plus la force de
combattre. Parce que justement ce délire s’avère trop imposant et/ou parce qu’il se nourrit de son “métissage” avec d’autres troubles qui composent son être, la déroute s’impose comme la seule alternative possible à sa peur dévorante qui, transcendée par la nécessité de préserver sa réputation, donne à sa quête une dimension sacrée que viendra consacrer l’extermination de Moriarty – incarnation du Mal absolu et cristallisation de toutes les obsessions du justicier. Ainsi, le grand Sherlock Holmes, le recours suprême, celui-là même qui a résolu plus de mille affaires dont certaines au profit de grandes familles régnantes d’Europe, en se frottant parfois aux pires des malfaiteurs, choisit-il la fuite – une fuite effrénée à travers la France qui l’acculera au bord des chutes de Reichenbach – plutôt que de faire front, comme il l’a toujours fait. Cela ne lui ressemble en rien… Comment est-ce donc possible ? Aurait-il perdu cette assurance que lui octroyait sa fougue professionnelle ou serait-il à ce point désemparé par l’épreuve à venir qu’il pressent vouée à l’échec ? La prescience qu’une confrontation directe avec Moriarty – dont, soulignons-le, le seul nom annonce de funestes présages (MORIARTY étant, à une lettre près, l’anagramme de MORTUARY qui signifie morgue) – mettrait un point final à sa carrière ferait-elle enfin surgir du tréfonds de son être un instinct de conservation qu’on croyait inexistant ? Ce mal-être si fortement ancré en lui – et parvenu à terme – aurait-il eu raison de toutes ses défenses dressées pour s’en préserver, au point de laisser prise au délire et place à l’expression débridée de son angoisse ? Bien des questions subsistent encore, convergeant toutes par les réponses qu’elles engendrent vers une validation de la thèse de l’idéation persécutoire. On ne peut cependant pas faire fi de Moriarty, car s’interroger sur la nature de son personnage, c’est aussi s’interroger sur les motivations véritables de cette fuite. Décrit par le détective comme un adversaire à sa hauteur, sur le plan intellectuel du moins103, le professeur Moriarty n’apparaît dans le Canon qu’à deux reprises : dans la vallée de la Peur (en janvier 1891104) et dans le dernier Problème (en avril de la même année). Mais sa présence physique n’est jamais attestée par le Dr Watson qui, à
aucun moment de son association avec le détective, n’est personnellement confronté à lui. Il n’en a en effet connaissance de sa personnalité et de ses forfaits qu’au travers des paroles rapportées de son ami, lequel lui dévoile les agissements du Napoléon du crime en ne manquant jamais de souligner le caractère insoupçonnable du personnage : « Cet homme règne sur Londres et personne n’a jamais entendu parler de lui. C’est ce qui le met au pinacle dans l’histoire du crime !105 » La confiance aveugle que Watson fait à son compagnon l’empêche de mettre en doute ses assertions ; pourtant, au regard du profil psychologique auquel nous avons abouti, on peut se demander si Moriarty – le double de Holmes dans le Mal, son portrait inversé en quelque sorte106 – n’est pas à la fois la concrétion virtuelle d’un fantasme nourrie par le désir de se mesurer enfin à un égal, une illusion mythomaniaque permettant de donner corps à un délire de persécution, mais aussi un artifice nécessaire à la mise en scène de sa propre mort, conçue comme un moyen de remédier à la colonisation de l’ego par ce côté obscur qui tend par trop à étendre son emprise sur l’ensemble de sa personnalité et à ancrer, dans l’esprit populaire – grâce à Watson qui s’en porte caution –, une image de soi définitivement grandiose. Le professeur Moriarty est-il le produit de l’imagination délirante de Sherlock Holmes ou est-il vraiment cet infâme criminel dont l’extermination méritât le sacrifice du « meilleur et [du] plus sage des hommes107 » ? Le lecteur saura trancher la question, à moins qu’il ne préfère laisser le doute persister… Quelle que soit la réponse à cette interrogation, il ne pourra néanmoins nier que Sherlock Holmes dans ce récit du dernier Problème n’est pas lui-même, que ses agissements vont à l’encontre de tous les préceptes édictés par son éthique et que l’éventualité pour que le Professeur Moriarty soit le produit hallucinatoire né d’une crise aiguë de paranoïa, c’est-à-dire une chimère holmesienne créée par le psychisme pour justifier une pulsion suicidaire que les circonstances et le témoignage de Watson transmueront en acte sacrificiel en dépit de son non-accomplissement est, somme toute, assez tentante. Quant à l’émergence de symptômes dissociatifs sévères, jamais évoqués dans le Canon – sauf peut-être, de façon détournée, à
travers le don du travestissement que Holmes maîtrise au point de duper, avec une jubilation à peine contenue, son entourage le plus proche –, nous nous permettons de les taire ici pour mieux les aborder dans l’ultime partie de cette étude. L’énumération des symptômes accompagnés de leur illustration laisse peu de doute sur la nature du trouble de la personnalité dont semble souffrir Sherlock Holmes. Les génies, quel que soient les domaines dans lesquels ils excellent, sont souvent des êtres inadaptés au monde qui les entoure et qui, pour donner l’illusion aux autres comme à eux-mêmes d’y avoir leur place, doivent s’accommoder d’exutoires susceptibles de combler leurs carences tant sociales qu’émotionnelles. Pour notre détective, c’est l’acharnement professionnel visant à une reconnaissance unanime qui fait figure d’efficace subterfuge. Au regard de cette étude, et parce que les critères diagnostiques posés en référence s’avèrent, dans leur majorité, effectivement présents chez notre personnage, celui-ci se définirait donc comme une personnalité à structure borderline dont est conscient – sans pouvoir la nommer – le Dr Watson, lequel focalise toute l’attention du lecteur sur les méthodes d’investigation de son ami, pour justement détourner son regard de son intimité. Ces non-dits qui émaillent l’œuvre écrite par Watson, laquelle est à considérer comme « ouverte » dans le sens où l’entend Umberto Eco108, et sa volonté affichée de n’exposer au lecteur que le profil glorieux de son compagnon – en taisant, s’il en est, sa face inavouable – ont fait naître nos soupçons et nous ont orienté, malgré tout, vers l’existence probable d’un autre Sherlock Holmes dont la nature véritable, si elle était divulguée, aurait pu nuire à la notoriété qu’on lui connaît. ConséquenCes d’une Telle PaTholoGie ? L’instabilité – qu’elle soit émotionnelle, relationnelle ou comportementale – et l’impulsivité sont deux constantes du trouble borderline. Présentes chez Holmes sous des aspects protéiformes,
mais habilement dissimulées sous couvert d’une excentricité définie, par les soins du narrateur, comme le pendant de son talent, elles demeurent néanmoins jugulées grâce au soutien de Watson qui, sans en mesurer véritablement la portée, assume le rôle d’un facteur régulateur. Ainsi accompagné, Sherlock Holmes – fort de cette assistance que lui prête Watson par son fervent engagement à ses côtés – parvient-il à résister à ses pulsions. On peut se demander quelles seraient les réactions de cet homme une fois dépourvu de cette solide amitié. Outre l’ensemble des symptômes exposés ci-avant, la pathologie borderline est susceptible d’afficher d’autres sinistres aspects : elle peut notamment engendrer des conduites bien plus menaçantes que ne le sont déjà les tentatives de suicide ou d’automutilations auxquelles peut céder le sujet. Dans le cas par exemple d’une exposition à un stress vécu comme ingérable, il arrive que surviennent, comme le mentionne le dernier critère diagnostique posé en référence par le DSM-IV, une idéation persécutoire ou des symptômes dissociatifs sévères. Ceux-ci, dans les pires extrémités, peuvent se traduire par un passage à l’acte lequel, s’exprimant alors par un comportement antisocial violent, pouvant aboutir en dernière expression à l’explosion d’un sadisme sexuel jusque-là refoulé, peut s’apparenter à ceux observables chez les personnalités antisociales, c’est-à-dire les psychopathes. Bien sûr – et parce que Watson, toujours lui, se porte garant de l’intégrité de son ami – le Canon ne nous donne pas d’assister à de tels épisodes (bien que, soulignons-le, le recours au cambriolage observé par trois fois109 s’inscrive parmi les conduites antisociales). Mais notons que notre censeur ne partagera pas toujours l’intimité du détective pour tempérer ses pulsions secrètes : dès la fin de l’année 1887, son mariage avec Mary Morstan l’éloignera de Baker Street et de son étrange locataire qui, rendu à une existence dénuée de témoins et en proie à un état d’esprit fluctuant entre cocaïne et ambition110, se verra octroyer toute licence de céder à ses démons.
Et si Sherlock Holmes, réduit à lui-même, avait alors laissé sa véritable nature dominer son être… Et si, pour d’obscures raisons… Mais cessons-là ces supputations, elles feront l’objet de la dernière partie de cet ouvrage dont les conclusions purement spéculatives ne pourront être attestées par aucune des données canoniques…