Pygmalion De G

  • June 2020
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PYGMALION de G.B. SHAW Conférence donnée à Saint Quentin (02) le par Nadine SORET

INTRODUCTION

Pygmalion de Girodet Dans la mythologie grecque, d’après le récit d’Ovide, Aphrodite condamna le sculpteur de Chypre Pygmalion à tomber amoureux de Galatée, la statue qu’il avait façonnée de ses mains, pour le punir de s’être voué au célibat. La fascination entraînée par cette légende donna lieu à plusieurs interprétations dans différents domaines artistiques.

Dès 1748, Jean-Philippe Rameau composa son ballet Pygmalion directement inspiré de ce thème, y laissant entrevoir les notions philosophiques du Siècle des Lumières : l’esclave se libère du maître grâce aux moyens que celui-ci lui a enseignés et grâce au savoir qu’il lui a transmis. Le thème fit florès, développé sur maintes variations entre autres par Marivaux…Le thème semble avoir quelque peu sombré dans l’oubli jusqu’à la fin du XIXème siècle où il ressurgit sous la veine du fantastique. Les récits fantastiques, en s’éloignant quelque peu du rapport trouble et ambigu de la séduction, évoquent les liens particuliers entre un homme et sa

créature lorsque celle-ci s’affranchit de celui qui l’a créée. Ce fut le cas de Frankenstein de et de tous ses avatars. Au XXème siècle, le thème original refait surface, toujours lié, comme au XVIII ème siècle à des revendications sociales : C’est ainsi qu’en 1912, G.B. Shaw, socialiste convaincu, rédigea la pièce dont nous parlons ce soir. Pour la petite histoire, le dramaturge rédigea son Pygmalion afin de permettre à son actrice préférée, Stella Tanner – avec laquelle il entretenait des relations personnelles agitées - de jouer le rôle principal d’Eliza.

Stella Tanner-Campbell dans le rôle d’Eliza Après bien des vicissitudes, lorsque l’actrice joua enfin le rôle qui lui était destiné, elle avait… 49 ans ! Dans la mise en scène qui sera jouée prochainement à Saint Quentin le , l’actrice est un peu plus jeune... Ceci dit, les critiques sont quasi unanimes pour reconnaître les qualités de la mise en scène de Nicolas Briançon, mise en scène brillante, très drôle et remarquablement jouée, avec Barbara Shulz dans le rôle d’Eliza et Nicolas Vaude dans le rôle du professeur Higgins. Jouée quelque temps en Angleterre, la pièce de Shaw ne fut pas montée en France. Il est vrai que la première guerre mondiale devait éclater quelques mois plus tard.

Première séquence du film de Leslie Howard, 1938 En 1938 fut tourné le film Pygmalion d’Anthony Asquith et Leslie Howard. Cette première adaptation cinématographique de sa pièce fut l’occasion pour B. Shaw de remanier entièrement son texte. La pièce remaniée fut publiée en 1941. Mais il fallut attendre 1956 pour voir la seconde adaptation de la pièce de Shaw au cinéma. En effet, celui-ci avait gardé

un mauvais souvenir d’une précédente tentative (à partir de sa pièce The Chocolate Soldier) et était très réticent à ce projet. Ce n’est donc qu’après la mort du dramaturge que put être réalisée l’adaptation de Lerner et Loewe intitulée My Fair Lady.

La seconde et célébrissime version de My Fair Lady, la comédie musicale de George Cukor avec Audrey Hepburn dans le rôle d’Eliza et Rex Harrison dans celui de Higgins, remporta sept oscars en 1964 et fut jouée sans interruption pendant six ans, à Londres et à New York. La pièce de théâtre de Shaw fut montée en Belgique à deux reprises au moins, ce qui pouvait sembler au départ une véritable gageüre, étant donné qu’une grande partie de l’intrigue repose sur la prononciation et l’accent anglais, en 1963-64 (mise en scène de Jean-Pierre Rey) puis en 1979-80 (mise en scène de Robert Chetwyn). Nicolas Briançon a eu la bonne idée de proposer enfin en 2006 le Pygmalion de Shaw au public français. I L’AUTEUR

Portrait de Shaw Pourquoi s’intéresse à la biographie de G.B. Shaw aujourd’hui ? Tout d’abord parce qu’un certain nombre d’éléments biographiques apparaissent de façon détournée dans la pièce qu’il a intitulée Pygmalion. Lorsqu’il tenta de justifier le propos de sa pièce, Shaw cette petite comédie comme une pièce « intensément et délibérément didactique » Le dramaturge a donc voulu, de façon tout à fait consciente, nous livrer plusieurs « messages » qu’une étude, même rapide, de sa biographie peut nous aider à mieux comprendre. G.B. Shaw est né le 26 juillet 1856 à Dublin.

Maison natale de G.B. Shaw Son père, issu de la petite noblesse protestante, fut d’abord employé au Palais de Justice de Dublin avant de tenir, sans grand succès, un petit commerce dans le négoce du blé. Cette situation contraignit sa femme à donner des leçons de chant pour compléter les revenus de la famille. Le jeune garçon reçut une bonne formation artistique, initié de bonne heure à la musique et à la peinture. Après une brève et médiocre scolarité, G.B. Shaw trouva un emploi administratif dès l’âge de seize ans et dès lors assuma seul sa propre éducation. Après la séparation de ses parents (son père était alcoolique), et sitôt le décès de son père, il rejoignit sa mère et ses sœurs à Londres.. C’est donc, le en 1876, âgé de vingt ans, que le jeune homme se lance à l’assaut de la capitale anglaise. Bien qu’ayant trouvé un petit emploi dans une compagnie de téléphone le jeune homme vit cette nouvelle décennie londonienne dans la frustration et l’indigence. Plutôt que de chercher à acquérir un véritable métier, il préfère s’instruire. Il s’inscrit dans une Ecole Normale mais, n’étant pas particulièrement brillant, il cesse les cours assez rapidement. Sous l’influence de son ami, le poète Shelley, il adopte, à l’âge de 25 ans, un régime végétarien. Cependant le jeune homme, poursuivant sa formation autodidacte, fréquente assidûment le British Museum (« Ma culture, c’est le British Museum », dira-t-il) commence également à écrire.

G.B. Shaw Son premier roman, terminé en 1879, est loin de remporter un franc succès puisque les cinq romans qu’il écrivit entre 1879 et 1883 ne trouvèrent aucun éditeur. Ses conditions de vie difficiles vont le pousser à s’intéresser à l’économie politique et aux idées socialistes. La lecture du Capital de Karl Marx, en 1884, sera pour lui une véritable révélation. C’est ainsi

que le jeune auteur incompris s’engage, non par dépit mais par conviction et passion, dans le militantisme social au sein de la toute nouvelle Société Fabienne dont il va devenir l’un des éléments moteurs.

Revue de la Fabian Society Mais qu’est donc cette fameuse « Fabian Society » ? Il s’agit d’un groupement de socialistes issus de la classe moyenne qui prône la transformation du gouvernement et de la société par « imprégnation » des idées socialistes plutôt que par la révolte.1 Grâce aux membres fondateurs de la Société Fabienne, G.B. Shaw fera la connaissance de Charlotte Payne-Townshend, une Irlandaise qu’il épousera en 1898.

1

« C’est dans les années 1880 que se crée la célèbre Société Fabienne avec Sidney et Béatrice WEBB, G. B. SHAW (1856-1950) et le scientifique et romancier H. G. WELLS (rôle très limité). Ces temporisateurs, très influencés par J. BENTHAM, J.S. MILL et le positivisme, considéraient le socialisme comme le développement inévitable et progressif des institutions existantes. Malgré leur petit nombre (ils n’étaient guère que trois mille en 1914), leur influence fut importante. Ainsi des intellectuels de grand renom lui sont liés, comme le philosophe Bertrand RUSSEL. L’aire d’influence des fabiens et leur impact incontestable, y compris en milieu ouvrier, dépassent largement leur faiblesse numérique. Les Fabiens appartenaient à la Société Fabienne, du nom du général romain Fabius Conducator, (le temporisateur) célèbre pour sa tactique face à Annibal : le refus de toute bataille frontale décisive. Ses principaux leaders étaient Beatrice et Sydney WEBB. Les Fabiens s’opposaient à la lutte de classes, donc au marxisme (ce serait le seul groupement socialiste totalement étranger au marxisme – BÉDARIDA) et défendaient la théorie du passage graduel au socialisme en s’appuyant sur le ‘‘socialisme municipal’’ ». Le fondateur de la Fabian Society est Sidney WEBB (1859-1947).

Charlotte Payne-Townshend avec son époux Pendant plus de quinze ans, G.B.Shaw militera au Parti Socialiste et deviendra l’un des éléments moteurs de la Société Fabienne, organisant et animant des conférences ou des débats plusieurs fois par semaine, seul ou avec d’autres membres, comme H.G. Wells, par exemple, dont il vante au plus haut point les qualités dans la postface de Pygmalion en lui accordant le bénéfice de la transformation du personnage de Clara (jeune aristocrate qui prend soudain conscience de la nécessité de l’évolution sociale et de la mutation de la société). A aucun moment Shaw ne cherchera à tirer profit du parti auquel il appartient : les fonctions politiques ne l’intéressent pas. Grâce à des relations de sa future épouse, le jeune militant devient, en 1885, critique d’art à la Saturday Review Entre autres compte-rendus, il écrit de brillantes chroniques musicales, défendant notamment l’œuvre très controversée de Richard Wagner. Il se fait aussi l’ardent défenseur de Henrik Ibsen, auquel il consacrera quelques années plus tard un ouvrage qui fera autorité : La Quintessence de l’Ibsénisme (1891). Il acquiert dès lors la réputation d’un critique impitoyable, mais à l’analyse très sûre, témoignant d’une totale liberté de pensée, parfois même irrévérencieuse à l’égard des institutions. Se destinant semble-t-il plutôt à une carrière dans le journalisme, il rassemble ses écrits politiques, sociologiques et religieux dans un recueil nommé Everybody :

Exemplaire d’Everybody

II

L’ ŒUVRE THEATRALE

G.B. Shaw en 1894 C’est alors que Shaw a l’idée d’écrire des pièces de théâtre afin de mieux faire passer son message politique. Ceci marque le début de sa véritable carrière d’écrivain et de dramaturge, qui lui fera réaliser plus de cinquante pièces de théâtre. On ne retient souvent –et à tort – que les aphorismes du dramaturge, alors que l’indignation que lui inspire l’hypocrisie bourgeoise et les injustices sociales constituent la source principale des thèmes dont il traite, de manière souvent satirique et incisive. L’auteur lui-même a classé ses œuvres théâtrales selon qu’il s’agissait pièces « déplaisantes » (au nombre de trois seulement) et les pièces « plaisantes ». Pygmalion appartient bien sûr à la deuxième de ces deux catégories. La première pièce écrite par Shaw, L’Argent n’a pas d’odeur date de1892. Elle est classée dans le recueil publié en 1912 comme pièce déplaisante. Il s’agit d’une critique du capitalisme à travers la spéculation immobilière. Le dramaturge, employant des procédés et des objectifs ibséniens, y attaque avec cruauté l’argent sale, les combines, et, indirectement, la haute bourgeoisie qui en tire profit. Sa seconde pièce, La Profession de Mme Warren(écrite en 1898), traite de la prostitution tout en portant un regard féroce sur le grand capital qui ne fermera jamais les maisons closes tant qu’elles rapportent. Scène de La Profession de Mme Warren Y apparaît aussi une conception de l’émancipation féminine révolutionnaire pour l’époque. Ce thème de la condition féminine sera repris et développé, mais de manière plus humoristique dans Pygmalion. La représentation de La Profession de Mme Warren fut d’ailleurs interdite par la censure pour obscénité. Sans chercher à vouloir énumérer toutes les pièces de Shaw (nous y passerions la soirée…) il convient toutefois de mentionner celle qui consacra le talent de son auteur en lui permettant de recevoir, en 1925, le prix Nobel de littérature : Sainte Jeanne, qui fut jouée pour la première fois en 1923 (trois ans après la canonisation de Jeanne d’Arc).

Sybil Thorndike dans le rôle de Jeanne Traiter d’un sujet d’inspiration religieuse catholique appartenant qui plus à l’histoire du peuple français peut sembler pour le moins surprenant de la part d’un anglo-irlandais athée d’origine protestante. Shaw s’était déjà penché avec bonheur sur l’histoire de France dans Les Grands Hommes qui traitent de …Napoléon, n’hésitant pas à glisser dans la bouche de l’empereur : « Ces Anglais, c’est une race de marchands ! » Dans Sainte Jeanne, Jeanne d’Arc, messagère de Dieu, intervient directement auprès de Lui sans l’intermédiaire de l’Eglise. Le personnage annonce les idées qui seront reprises un siècle plus tard et qui verront la naissance du protestantisme et la fin du système féodal.

Représentation de Saint Joan Sainte Jeanne est en quelque sorte, pour Shaw, une allégorie du protestantisme et du nationalisme qui met en danger le fonctionnement de la société médiévale. La bergère doit être brûlée parce qu’elle est révolutionnaire : « Si nous la prenons, dit dans le pièce le duc de Warwick à l’évêque Cauchon vous brûlerez la protestante, et moi je brûlerai la nationaliste » La première mise en scène française fut effectuée par les Pitoëff à Paris. Ce fut, d’après les témoins de l’époque, un moment de théâtre inoubliable. Mais nous nous éloignons beaucoup trop du sujet qui nous occupe ce soir et il est temps de revenir à nos moutons, c’est-à-dire à Pygmalion. Lorsqu’il écrit Pygmalion en 1912, Bernard Shaw, âgé de 56 ans, est déjà mondialement célèbre. Malade et surmené, il a réduit son activité politique depuis 1898 (qui

est également la date de son mariage). Depuis cette date, le succès et sans doute aussi l’argent apporté par son épouse lui ont permis de mettre fin à sa vie de bohème. Sans cesser de s’intéresser à la politique et aux questions sociales, il se consacre désormais entièrement à ses œuvres, pièces engagées où il tourne en ridicule les travers de la société victorienne. Pygmalion, œuvre de maturité, est sans aucun doute un autre de ses chef-d’œuvres, que nous allons tenter d’approcher maintenant. III

PYGMALION

Afin de cerner au plus près les intentions de l’auteur, nous aborderons la pièce à travers trois axes de lecture : la peinture des couches sociales la défense et la promotion de la condition féminine l’interprétation du mythe de Pygmalion par le dramaturge  La peinture des classes sociales Plusieurs classes sociales sont représentées dans Pygmalion, depuis le niveau le plus bas de la société jusqu’aux sommets de l’aristocratie. Toutefois, ces couches sont perméables les unes aux autres et le démiurge à l’œuvre dans sa création dramatique a permis à plusieurs personnages de gravir ou au contraire de redescendre les degrés de l’échelle sociale, selon les hasards de la vie, ou selon les interactions avec d’autres personnages, mais aussi parfois selon leurs mérites personnels. Il est fort intéressant d’analyser les personnages de la pièce selon le type social qu’ils représentent. Commençons par le peuple d’où sort Eliza, petite vendeuse de fleurs que le professeur Higgins et le colonel Pickering ont ramassée au bord du trottoir par jeu autant que par philanthropie afin de faire d’elle « une dame ».

Eliza jouée par Barbara Schulz Les origines roturières d’Eliza crèvent les yeux dès le premier acte. Cette caractéristique a été analysée de façon extrêmement précise dans le portrait que Bernard Shaw a dressé d’elle à l’intérieur d’une didascalie fort longue. Voici comment il nous dépeint la saleté de la jeune femme, son manque d’élégance et les problèmes sanitaires dont elle souffre : « Elle est coiffée d’un petit chapeau de marin en paille noire, depuis longtemps exposé à la poussière et à la suie de Londres, et guère brossé s’il le fut jamais. Ses cheveux ont grand besoin d’une

bonne lessive : leur teinte gris souris n’est certainement pas naturelle. Elle porte un casaquin noir de pacotille, serré à la taille, et qui lui tombe presque aux genoux, et une jupe sombre avec un tablier de grosse toile. Ses bottines sont hors d’usage. Sans doute est-elle aussi propre qu’il lui est possible de l’être. Mais, à côté des deux ladies, elle fait très sale. Son visage n’est pas plus laid que le leur, mais pour la propreté, il laisse à désirer, et elle a grand besoin des soins d’un dentiste. » Lorsqu’Eliza ouvre la bouche pour parler, son accent détestable la trahit encore plus que son apparence physique. Voici par exemple comment elle s’adresse à la mère de Freddy, lequel vient par mégarde de renverser ses fleurs : « Non ! c’esty pas vrai ? C’est vot’gars ? Eh ben, si qu’vous faisiez vot-devoir, qu’eune mère ell’devrait, i s’rait-i assez bêta pour m’fiche en l’air les fleurs d’eune pov’fille et filer au lieu d’les cracher. Vous allez t’y les payer, vous, hein, oui ou non ? » Il faut dire qu’Eliza cumule les problèmes. Nous apprendrons au fil de la pièce que sa mère est morte, que son père est un alcoolique notoire (ce qui n’est pas sans rappeler le propre père de G.B. Shaw) et que la tante d’Eliza a bien failli être assassinée par une famille peu scrupuleuse pressée d’hériter…

Alfred Doolittle joué par Jean-Claude Barbier Le père d’Eliza, Dolittle le bien nommé (littéralement « celui qui fait peu ») est un curieux personnage : prêt à vendre sa fille pour quelques pièces, il vit avec une femme qui aime également beaucoup faire la fête. Trahi lui aussi par ses propos lors de sa première apparition sur scène (il appelle Higgins « gouverneur » et le flatte - du moins le croit-il - en lui assénant quelques compliments du style « Je vois bien que vous êtes un type régulier, gouverneur », il possède cependant des facultés d’élocution surprenantes, fleurissant son discours de métaphores fangeuses : « J’ai dû laisser un penny au garçon pour qu’il me laisse (ses affaires), le petit cochon » mais maniant avec dextérité l’art du langage comme en témoigne la gradation relevée par Higgins qui fait remarquer à son acolyte : « Pickering, notre bonhomme a un certain don naturel pour la rhétorique. Observez le rythme spontané de son chant rustique : « Je suis prêt à vous le dire, je tiens vraiment à vous le dire, je suis tout impatient de vous le dire. » Le coup de théâtre qui lui permet, par un revirement de fortune, de devenir soudain à l’acte V un riche bourgeois, ne supprimera pas sa prononciation populaire (il dit encore « Enry Iggins » en traînant et non « Henry Higgins ») ni sa culture plus qu’approximative : « Je n’ai plus qu’à choisir entre le Skila de l’asile et le Carbide de la bourgeoisie ». Néanmoins cette nouvelle position sociale lui permet d’accéder à la table des plus grandes familles londoniennes. Dolittle est traité désormais avec considération par ceux qui sont devenus ses pairs et donc susceptibles d’avoir recours à ses services. Lui seul n’est pas heureux de ce changement et préférait sa situation antérieure, ce qui donne lieu à un monologue tout à fait savoureux, à l’acte V : « J’étais heureux, j’étais libre. Je pouvais taper tout le monde quand j’avais besoin d’argent.(…) Maintenant me voilà dans les ennuis, pieds

et poings liés. Et maintenant, c’est moi que tout le monde vient taper. (…) Il y a un an, je n’avais pas un seul parent, sinon deux ou trois qui ne voulaient pas me parler. Maintenant, j’en ai cinquante, et dans tout le lot, il n’y en a pas un seul qui se fasse une semaine de paye décente. Il faut que je vive pour les autres, pas pour moi : la voilà, la moralité bourgeoise. » Seul l’argent permet de passer de l’échelon le plus bas de la société au niveau le plus haut sans franchir les degrés intermédiaires de l’échelle sociale, nous souffle Bernard Shaw, mais l’argent ne fait pas tout. Dolittle est donc l’exemple parfait du « parvenu », c’est-à-dire de celui qui parvient à rejoindre une classe sociale plus élevée que celle dont il est originaire, mais sans en connaître les valeurs ni en respecter les usages. D’autres personnages de moindre importance dans la pièce sont d’origine populaire, mais méritent cependant le respect car ils parviennent à assurer leur vie grâce à leur travail.

Mrs Pearce, jouée par Odile Mallet Il s’agit par exemple des chauffeurs de taxi, ou de Mme Pearce, la gouvernante de Higgins, dame tout à fait respectable et respectée par celui qui l’emploie. Mme Pearce peut par exemple se permettre de faire remarquer à celui qui se targue de vouloir éduquer une jeune fille qu’il se tient parfois très mal : « Vous jurez beaucoup trop »ose-t-elle dire à celui chez qui elle travaille. « Pourrais-je vous prier de ne pas descendre déjeuner dans votre robe de chambre, ou tout au moins, de ne pas, comme vous le faites, vous en servir comme serviette de table, s’il vous plaît Monsieur. Et si vous vouliez aussi être assez bon pour ne pas tout manger dans la même assiette, et ne pas poser la casserole de porridge sur la nappe propre, vous offririez un meilleur exemple à cette fille. » Higgins finira bien sûr par se fâcher et crier, mais plus après lui-même qu’après sa gouvernante, puisqu’il reconnaîtra ses torts en lui concèdant : « Vous avez tout à fait raison, madame Pearce ». A l’opposé de l’échelle sociale, se trouve Mme Higgins mère, dont l’habitation minutieusement décrite dans une didascalie fort longue au début de l’acte III précise que la propriétaire « a été élevée selon les principes de Morris et Burne Jones ». Le luxe de la pièce est sans ostentation, mais « d’une élégante simplicité » : « Sur les murs, quelques bonnes peintures à l’huile venues des expositions de la Grosvenor Gallery il y a une trentaine d’années (la tendance Burne Jones plutôt que la tendance Whistler). Le seul paysage est un Cecil Lawson de la taille d’un Rubens. Enfin, un portrait de Mme Higgins(…) » Notons au passage que parmi l’œuvre considérable de Burne-Jones se trouvent plusieurs tableaux déclinant le mythe de Pygmalion et dont l’existence n’est certainement pas inconnue de Shaw :

L’appartement de Mme Higgins, véritable petit bijou dont le moindre détail a été mûrement réfléchi, révèle la personnalité de la propriétaire des lieux, qui apparaît comme une sorte d’« arbitre du bon goût ». Ce rôle d’arbitre des bonnes manières, conforté par ses réceptions mondaines, contraste cependant sérieusement avec les manières plutôt désinvoltes de son fils. Ce dernier lui fait honte à tel point qu’elle refuse de le faire paraître en société à ses côtés lorsqu’elle tient salon.

Mrs Higgins, jouée par Danièle Lebrun L’arrivée d’Eliza va brusquement renverser ces apparences factices et maniérées, révélant du même coup un aspect plus humain de Mme Higgins, qui se montre étonnamment

compréhensive à l’égard de la jeune fille, lui parlant dès l’abord « sur un ton très cordial ». Cependant, une fois Eliza sortie, Mme Higgins n’hésitera pas à la traiter de « poupée vivante ».L’attitude de Mme Higgins envers le père d’Eliza sera également surprenante : elle l’acceptera très vite… une fois que ce dernier sera parvenu à s’élever dans la hiérarchie sociale…Vivant visiblement sans souci pécuniaire d’aucune sorte, bien au contraire, Mme Higgins possède le détachement et l’élégance de la haute aristocratie, de cette classe sociale qui peut se permettre de vivre plus que confortablement sans travailler. Son souci des conventions sociales relève me semble-t-il davantage d’une sorte de jeu convenu et admis que d’une conviction personnelle. Ceci expliquerait sans doute le fait qu’elle n’ait pas transmis à son fils ces « bonnes manières » dont elle est la garante. Shaw explique, dans sa précieuse postface, combien le professeur Higgins est en admiration devant sa mère parce que celle-ci est si pourvue de qualités ! Shaw n’a pas encore lu Freud, mais son analyse du complexe d’Œdipe est tout à fait pertinente.

Mrs Eynsford, jouée par Catherine Alcover Au contraire de Mrs Higgins, son amie Mme Eynsford, la mère de Clara et Freddy, se rattache à ces fameuses « bonnes manières » comme à l’ultime lien qui l’unit encore à l’aristocratie dont elle est issue, mais dont le dénuement dans lequel elle se trouve l’éloigne de jour en jour. Sa position de veuve élevant seule ses enfants peut évoquer aussi celle de Mme Shaw, se retrouvant à Londres avec les siens sans avoir été préparée à assurer matériellement la charge de sa famille. Dans les deux cas (celui de la famille Shaw et celui de la famille Eynsford), il faudra bien du temps avant d’accepter la nécessité impérieuse du travail. D’ailleurs la fin de la pièce laisse ce sérieux problème en suspens, et l’avenir du jeune couple formé par Eliza et Freddy, pour cette raison, est loin d’être assuré. C’est sans doute cet épineux problème qui, renvoyant Bernard Shaw aux difficultés qu’il avait lui-même vécues dans ses débuts, l’amena à rédiger une riche postface d’une quinzaine de pages, dans laquelle il termine en quelque sorte sa pièce inachevée. C’est ainsi que le dramaturge devenu romancier, sous couvert de se livrer à des réflexions sur le mariage, propose de faire ouvrir à Eliza et Freddy une boutique de fleuriste, grâce à l’aide financière du colonel Pickering. Il invente les difficultés dans lesquelles le couple pourrait se débattre par manque d’expérience, notamment en matière de gestion. Et il imagine aussi comment les « bonnes manières »( innées pour Freddy et acquises pour Eliza) vont leur permettre de faire prospérer leur petit commerce. Quant à Clara, (la sœur de Freddy, pleine de préjugés à l’image de sa mère) Shaw la voit complètement métamorphosée par la lecture des romans de H.G. Wells. Clara ne tardera pas non plus à gagner sa vie en travaillant. Cette pseudo-morale proposée dans la postface de Pygmalion vient à temps suppléer celle qui n’est pas contenue dans la pièce, à savoir : le travail permet seul de subvenir dignement à ses besoins. Mais pourquoi cette morale ne figure-t-elle pas dans la pièce ? Sans doute l’auteur n’était-il pas lui-même

très au clair avec cette vision des choses, puisque son expérience personnelle se trouvait aux antipodes de ce qu’il préconisait dans ses conférences fabiennes…  Défense et promotion de la condition féminine Le second thème important présent dans Pygmalion est celui de la condition féminine. Le professeur Higgins est un grand et célèbre linguiste, capable d’identifier en quelques secondes l’origine géographique précise de n’importe quel Anglais en fonction de sa prononciation.

Dès que le professeur Higgins entend Eliza s’exprimer de sa voix vulgaire et criarde, un mélange de pitié et d’orgueil s’empare de lui : « Voyez, mon cher, affirme-t-il avec assurance à Pickering, cette petite gamine qui est là, crasseuse, avec son manteau noir et son chapeau du dernier mauvais goût, en trois mois je suis capable d’en faire une personne aussi distinguée qu’une duchesse à une réception à l’ambassade. » Puis ces deux hommes respectables parient l’avenir d’Eliza comme ils parieraient sur un cheval. Les propos de Higgins sur Eliza qu’il a réussi à persuader de venir chez lui sont sans équivoque : il ne parle pas d’un être humain, mais d’un cobaye qu’il a choisi pour mener à bien une expérience scientifique : « Qu’allons-nous faire de ce bagage ?Allons-nous la garder assise sur une chaise ? Ou la jeter par la fenêtre ? » il ordonne alors à sa gouvernante de la prendre en main :

«Il faut que vous me la décrassiez. Prenez de la lessive Saint Marc si c’est nécessaire, mais il fat qu’elle soit propre. » Higgins est profondément misogyne et une seule femme trouve grâce à ses yeux : sa mère. Au prix d’efforts douloureux et après des semaines de leçons fastidieuses de prononciation, de sémantique et de syntaxe, le miracle finit par s’accomplir :

non seulement Eliza est méconnaissable physiquement, mais son intonation s’est modifiée. Or les deux compagnons lui ont inculqué des phrases toutes faites, comme à un automate. Ainsi, lors de la scène de la réception chez Mme Higgins, à la question qui lui est posée : « Pleuvrat-il, croyez-vous ? elle répond : « Etant donné que la faible dépression à l’Ouest de ces îles se déplacera probablement à l’Est, il n’y a pas d’indication d’un notable changement dans la situation météorologique. Sa réponse est trouvée amusante, mais à la question suivante, plus personnelle : « Comment va madame votre mère ? » ses travers reprennent le dessus : « C’te pauv’ femme, elle est à l’hôpital et elle est ben malade. » Tandis que Higgins et Pickering mesurent toute l’étendue du travail qui reste à effectuer, Clara et Freddy prennent les façons de parler d’Eliza pour une grande marque d’excentricité (ce qui est plutôt une qualité en Angleterre) et auraient presque envie de la prendre pour modèle. Cependant Eliza, dont l’intelligence et la sensibilité s’éveillent au fur et à mesure de ses apprentissages, éprouve des sentiments contradictoires : à la fois fascinée par la rigueur et l’intelligence du professeur, elle ressent aussi toute sa froideur et son égoïsme. En effet Higgins ne soupçonne pas un seul instant l’intensité des efforts accomplis par son élève.

Arrive enfin le jour tant attendu de la Garden Party à l’ambassade où tout le monde se laisse prendre au jeu : l’ancienne petite vendeuse des rues y est vue comme une véritable duchesse, éblouissante de beauté, d’élégance et de maintien. Le soir, elle annonce fièrement à Higgins : « j’ai gagné votre pari, une vieille dame vient de me dire que je parle exactement comme la reine Victoria. » Mais loin de la remercier, le professeur Higgins lui demande simplement de lui apporter ses chaussons, la traitant comme une vulgaire domestique. Eliza ne parvient pas alors à réfréner sa colère : « J’ai gagné votre pari, cela vous suffit, je n’existe pas. »

Le professeur Higgins, joué par Nicolas Vaude La réponse de Higgins est fulgurante : « Vous, vous avez gagné mon pari, insecte présomptueux ? C’est moi qui l’ai gagné ! ». C’est alors le début d’un long et douloureux échange entre le professeur et celle qu’il a formée. L’Europe a vu ces dernières années plusieurs cas un peu similaires où une jeune fille enlevée et séquestrée se considérait presque redevable à son tortionnaire une fois libérée. Cette phase de libération se montre extrêmement douloureuse pour Eliza. En effet, son intelligence lui permet désormais d’exprimer à son interlocuteur toutes les nuances de sa pensée et de dévoiler une grandeur d’âme insoupçonnée : « Pourquoi ne m’avez-vous pas laissée dans le ruisseau ? Je veux un peu de tendresse. Je sais que je suis une fille commune et ignorante, et que vous êtes un érudit et un gentilhomme, mais je ne suis pas la boue de vos souliers. Ce que j’ai fait n’était pas pour les robes et les taxis. Je me suis mise à tenir à vous. »D’un certain point de vue, on peut même dire que l’élève a dépassé son maître. Higgins laissera Eliza partir sans se soucier de ce qui va advenir d’elle. Cependant le problème de l’avenir d’Eliza n’est pas résolu à la fin de la pièce : épousera-t-elle Higgins ou Freddy ? La postface, nous l’avons vu, se charge heureusement de répondre à cette question. Les questions soulevées par la pièce sont nombreuses : Qu’appelle-t-on « l’éducation » d’une jeune fille dans la bonne société anglaise du début du XXème siècle ? Suffit-il de s’exprimer correctement et d’apprendre « les bonnes manières » pour trouver sa place dans la bonne société victorienne? Qu’est-ce que l’amour ? Un mariage peut-il être réussi entre des personnes appartenant à deux classes sociales différentes? Les rapports de domination ont-ils leur place dans les liens du mariage ? Le mariage permet-il la libération de la femme ou au contraire n’est-il qu’une cage dorée ?

Quant à la question du travail des femmes, si elle n’est que peu abordée dans la pièce, elle se trouve en revanche très largement traitée dans la postface, nous en avons parlé tout à l’heure. La leçon que nous livre Bernard Shaw, sous couvert de plaisante gaieté, est finalement assez grave : Toute femme mérite le respect, d’où qu’elle vienne. Mais le message possède indéniablement une portée plus générale, qui s’érige en principe : aucun individu ne doit devenir la « créature » d’un autre. La dignité d’un être humain ne doit jamais être bafouée, même si c’est « pour son bien » et l’exploitation de l’homme par l’homme est toujours haïssable, quel que soit le prétexte avancé. III

LE MYTHE PERDURE

Pygmalion et Galatée, sculpture de Falconet, XVIIIème Dans la pièce de Shaw à laquelle vous aurez prochainement le plaisir d’assister, Higgins-Pygmalion le célibataire décide donc de former Galatée-Eliza. Notre verbe français est très intéressant ici puisque « former » signifie à la fois « donner des formes » et en même temps « assurer la formation ». Mais la vie de sa créature (celle qui lui doit tout ce qu’elle est devenue) lui échappe. Réfléchissons un peu. Finalement, toute œuvre de création artistique n’est-elle pas d’une certaine façon comparable au travail de Pygmalion ?

Tableau de Jennifer Furret Il est amusant de voir que, dès la mort du créateur G.B. Shaw- Pygmalion, la pièce qu’il avait écrite, sa Galatée, en quelque sorte, continua sa vie autonome, se transformant au gré des artistes qui prolongèrent son existence.

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