Pour Une Arme Du Renseignement

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Libres réflexions Pour une arme du renseignement PAR LE

COLONEL BREJOT*, OFFICIER LIAISON À FORT LEAVENWORTH (USA)

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e XXIe siècle est né à Berlin en 1989 car, alors que certains se ruaient bien imprudemment sur la récolte de dividendes de la paix imaginairement réalisés, la guerre faisait son retour. On la crut morte pendant 45 ans, éliminée par l’effet démultiplicateur de puissance de la bombe atomique. Les «petites guerres» qui ont jalonné l’après-second conflit mondial étaient confinées à des espaces où l’Alliance atlantique et le Pacte de Varsovie choisissaient de s’interdire la montée aux extrêmes. Mais la bipolarité menaçante et stabilisatrice a laissé place au désordre (qui n’a pas été imaginé durable) avec la disparition de l’empire soviétique. L’éclatement de l’ex-Yougoslavie dès 1991 est la première expression du retour de la guerre. Le monde ne s’en est pas vraiment rendu compte. Ce n’est pas la guerre clausewitzienne, qui est de retour. C’est la guerre ancienne, antique, primitive, mâtinée de terrorisme mondialisé qui réapparaît. «L’incertitude marque notre époque», écrivait le général De Gaulle en 1932, dans le Fil de l’Épée. Le désordre international est tel aujourd’hui que l’hyper-incertitude marque le début du siècle nouveau, pourrait-on dire. * Anciennement au CDEF/DDo

a guerre ne s’exprime plus sur le champ de bataille où le tacticien cherchait encore hier à obtenir une supériorité décisive. Elle se déroule le plus souvent au sein des populations et dans les villes, là où la supériorité technologique occidentale est amoindrie, là où elle peut être gauche et brutale et donc parfois injuste. L’environnement au sein duquel l’adversaire irrégulier provoque le soldat occidental est complexe, multiple, mouvant et incertain. Pour agir efficacement sans se discréditer durablement, il importe aujourd’hui de comprendre cet environnement et, par là même, l’adversaire. C’est tout l’enjeu majeur que le renseignement doit aujourd’hui relever pour répondre aux besoins exprimés1.

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1 C’est d’ailleurs aussi un enjeu pour les conseillers politiques, les actions civilomilitaires et les opérations d’influence. 2 C’est un réservoir comprenant des personnels d’armes diverses qui alternent postes renseignement et retour dans l’arme d’origine.

Or, le renseignement de l’armée de terre est-il aujourd’hui structuré pour répondre à l’attente légitime et parfois exacerbée du chef en opérations ? Est-il capable de prononcer cet effort de compréhension qui passe inévitablement par une analyse qualitative toujours plus élaborée ?

La réponse est indiscutablement et globalement négative. La création d’une arme du renseignement grâce au recrutement, et donc à la gestion de sa ressource humaine propre, en particulier ses officiers, semble être une réponse possible et durable à l’effort de connaissance et d’anticipation que les crises actuelles et à venir imposent. A tout le moins, le commandant de la fonction renseignement doit avoir un rang suffisamment élevé pour peser sur sa gestion. Comprendre l’adversaire, comprendre les ressorts d’une situation politique, économique, religieuse où il se fond, requiert des experts toujours plus performants. Or, la fonction renseignement de l’armée de terre est aujourd’hui bâtie sur une structure profondément inadaptée2. Accepter aujourd’hui de fédérer les acteurs spécialisés de la recherche et de l’exploitation du renseignement dans une arme est une réponse possible à l’expression du besoin formulé par le chef au combat.

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Autres contributions à la réflexion doctrinale

Une adversité toujours plus complexe Depuis la première guerre du Golfe et l’opération Daguet en 1991, les armées françaises se sont engagées en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, en Croatie, en Albanie, en Macédoine, en Afghanistan, au Tchad, en Côte d’Ivoire, au Rwanda, au Congo, en Somalie, en Haïti, en Indonésie, etc. Cette liste incomplète de crises, d’intensité, de nature et de durée diverses, n’a d’autre but que de rappeler l’extraordinaire difficulté d’acquérir aujourd’hui la culture locale, au sens où l’officier des affaires indigènes ou le chef d’une section administrative spécialisée (SAS) en Algérie pouvaient l’entendre au siècle passé, dès lors que les crises éclatent géographiquement dans des espaces aussi variés. Or, la compréhension de l’environnement dans lequel les crises actuelles et à venir à court et moyen terme éclatent, aussi difficile soit-elle, est fondamentale, non seulement et classiquement pour les experts du niveau stratégique, mais aussi et surtout pour ceux qui recherchent et analysent le renseignement tactique. Il est d’autant plus crucial aujourd’hui de comprendre l’environnement dans lequel la force agit, que la «guerre probable»3 s’inscrit dans la durée avec une phase de stabilisation4 qui mobilise toutes les énergies militaires, politiques, économiques, diplomatiques, etc. pour atteindre un effet final recherché parfois

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tout juste formulé. Les engagements ont lieu le plus souvent au sein des populations5 et donc dans des milieux urbains où se heurtent de nombreux intérêts divergents. Ce faisant, l’analyste du renseignement doit, sous peine d’incompréhension profonde, investir dans une analyse systémique6 qui requiert intelligence, expérience et maturité, toutes qualités qui devraient être une forme d’aboutissement d’une carrière consacrée au renseignement. Dans cet environnement complexe évolue un adversaire irrégulier car, face à la supériorité écrasante de la technologie occidentale, il choisit l’évitement, le contournement. Souvent au fait des capacités des armées occidentales, décrites à l’envi dans nombre de magazines et journaux, il adapte intelligemment ses équipements, ses modes opératoires et les met en œuvre là où la technologie peine à s’exprimer. La complexité s’exprime aussi par le choc culturel d’agissements terroristes qui font considérer l’adversaire comme un barbare7. La subjectivité qui en naît trouble nécessairement l’analyse froide des faits que le renseignement tactique doit mener. Elle conduit même au risque majeur qui consiste à considérer l’adversaire irrégulier, agissant dans l’asymétrie8, comme un «va-nupieds» du Tiers-Monde, profondément barbare et donc méprisable. Or, cet adversaire est intelligent. Il adapte ses équipements opérationnels bien plus vite que l’acteur étatique empêtré dans des programmes industriels interminables. Il sait

3 La guerre probable, général Vincent Desportes, Economica, Paris 2007. 4 FT-01, Gagner la bataille, Conduire à la paix, CDEF, Paris, janvier 2007. 5 L’utilité de la force, général Rupert Smith, Economica, 2007. 6 RENS 100, tome 2, Doctrine du renseignement de l’armée de Terre, 2008 : l’analyse systémique a pour but de déterminer les éléments d’un système quelconque (politique, militaire, économique, social, etc.) puis d’analyser son fonctionnement et les relations existant au sein du système. De cette analyse, on peut déduire sur quelles parties du système agir pour produire des effets particuliers qui concourent à la réalisation de la mission. 7 Généalogie des barbares, Roger-Pol Droit, Odile Jacob, 2007. 8 Les guerres asymétriques, Barthélémy Courmont, Darko Ribnikar, IRIS, PUF, 2002.

Libres réflexions manier l’information, en fait une arme pour affaiblir des volontés nationales peu mobilisées (en particulier en Europe) pour la défense d’un «avant lointain» si peu menaçant pour le pouvoir d’achat. Il a par ailleurs le temps pour lui lorsque les démocraties sont sous la pression de cycles électoraux si répétitifs. L’analyse de la manœuvre possible de la division mécanisée soviétique engagée en Allemagne de l’ouest face aux forces de l’OTAN nécessitait une parfaite connaissance de la doctrine soviétique pour identifier son mode d’action potentiel. Que ces combats se déroulassent en Pologne, en RFA ou aux Pays-Bas, peu importait l’environnement car les populations se réfugiaient en dehors des zones de combat, comme en 1914 et 1940. On imaginait un affrontement certes sur de larges fronts mais en somme sur le champ de bataille clausewitzien. Le renseignement tactique est devenu extraordinairement plus complexe par l’amplitude de ce qu’il convient de rechercher, par la nature même de l’information à recueillir. Il n’y a plus une doctrine adverse, soigneusement mise à jour annuellement, mais une multitude de références culturelles, religieuses, éthiques, de buts nationalistes, mafieux, etc., qui mobilisent les énergies de combattants étatiques ou non. Là où il fallait, avant, savoir la doctrine adverse pour comprendre ses intentions, il faut dorénavant comprendre qui est l’adversaire (et son environnement) pour savoir où et comment s’engager avec pertinence.

Or, l’organisation du renseignement tactique est par nature inefficace L’évolution de la nature des combats actuels et probables redonne à l’homme une place cruciale. L’historien Martin Van Creveld le décrivit d’ailleurs très bien en 1991 dans La transformation de la guerre9. Il est évident que la recherche du renseignement s’inscrit naturellement dans cette logique. Le rôle que l’homme y joue

aujourd’hui ne fait que s’accroître. Il est d’ailleurs décrit dans la doctrine du renseignement d’origine humaine de l’armée de terre10 qui impose même au soldat non spécialisé des formations élémentaires pour la recherche d’informations. L’armée de terre prononce aussi un effort notable par la création dès 2008 des unités de renseignement de brigade qui comptent en leur sein une section de recherche humaine. Ces unités multicapteurs (section de recherche humaine, section radar, section drone et groupe de guerre électronique) au niveau de la brigade interarmes témoignent de la prise en compte officielle du besoin accru d’acquisition de renseignement sur les théâtres d’opérations. Mais ce flux d’information n’a d’intérêt que grâce à l’analyse qui en est faite pour la transformer en renseignement. Or la complexité des engagements rend cette analyse très difficile et requiert des experts rompus au métier, expérimentés, formés et équipés. L’effort est évidemment aujourd’hui à prononcer sur ces capacités d’analyse, au niveau tactique pour le sujet ici abordé. Or, le renseignement de l’armée de terre est aujourd’hui organiquement inadapté ! Il est certes une fonction opérationnelle, organisée en chantier et gérée par un pilote de domaine mais il comprend cinq sous-domaines pour le moins hétérogènes. Ainsi le sousdomaine «relations internationales» n’a que peu à voir avec la fonction renseignement. Par ailleurs, le renseignement, malgré son appellation opérationnelle très claire, est un regroupement de compétences en provenance d’autres fonctions que tout un chacun appelle armes  : artillerie, arme blindée cavalerie, infanterie, transmissions, etc. Il est ainsi très difficile de gérer des compétences dans la durée dès lors que les armes d’origine interfèrent, légitimement, dans les cursus de carrière. Les Américains, Canadiens, et Britanniques par exemple, ont fait le choix inverse, celui d’une arme du renseignement (l’armée allemande a aussi engagé ce processus).

9 «Les conflits seront menés par des terriens et non par des robots dans l’espace. Ils seront plus proches des affrontements qui survenaient dans les tribus primitives que des guerres conventionnelles… dans la mesure où l’adversaire et les populations civiles s’interpénètreront, la stratégie clausewitzienne restera sans objet. La simplification des armes, et non le contraire, ira croissant. La guerre ne sera pas menée par des hommes aux uniformes impeccables, assis derrière des écrans, dans des salles climatisées et occupés à manipuler des symboles sur des claviers d’ordinateurs ; au contraire, les «troupes» ressembleront davantage à des policiers (ou à des pirates) qu’à des spécialistes. La guerre ne se déroulera pas sur un champ de bataille, ce type d’espace n’existe plus de par le monde, mais au sein d’environnements complexes, naturels ou artificiellement créés. Ce sera une guerre d’écoutes, de voitures piégées, de tueries au corps à corps, dans laquelle les femmes transporteront des explosifs dans leur sac, ainsi que la drogue pour les payer. Elle sera sans fin, sanglante et atroce». 10 RENS 210, doctrine du renseignement d’origine humaine, avril 2007.

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Le constat objectif pourrait aujourd’hui se traduire ainsi : à un environnement opérationnel toujours plus complexe, une organisation fonctionnelle aussi complexe ! On répond à la complexité par la complexité. En effet, dès lors que chacune des armes d’origine continue à gérer le déroulement de carrière de ses ressortissants, le renseignement n’a d’autre alternative que de combler les vides structurels. Il est ainsi profondément choquant qu’un officier supérieur, après sept ans au sein d’un régiment de renseignement d’origine électromagnétique de la brigade de renseignement, puis trois ans à participer à la rédaction de la doctrine du renseignement, au moment où il rejoint le collège interarmées de défense, soit «récupéré» par son arme pour suivre une formation technique tout à fait autre. Il est tout aussi choquant que, pour tenter de répondre à ces mouvements illogiques de personnels, il faille affecter à des postes de renseignement opérationnel des spécialistes des relations internationales, considérant que «c’est à peu près la même chose». Les exemples semblables sont malheureusement nombreux. Il ne s’agit évidemment pas de mettre en cause la direction de l’armée de terre qui fait son travail consciencieusement mais bien de relever les conséquences immédiates et logiques de l’organisation actuelle. Il y a structurellement une impossibilité à construire une carrière cohérente et longue dans le renseignement. Il y a par ailleurs, dans cette organisation, une incitation à «la fuite des cerveaux». Sans cursus de carrière, il est impossible d’offrir des perspectives de postes à haute responsabilité à des officiers qui par conséquent fuient la fonction renseignement.

Bien plus encore qu’une gestion de la ressource pour le

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Enfin, cette gestion par arme d’origine, en hachant le parcours professionnel, interdit la construction patiente, progressive et longue de ces analystes du renseignement dont la force a un impérieux besoin pour comprendre l’environnement et l’adversaire.

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moins erratique, cette organisation technique interdit au renseignement tactique de progresser. La capitalisation des formations (pourtant toujours plus longues et coûteuses par nature) et des expériences ne se faisant qu’au gré des circonstances et des aléas plus ou moins heureux liés aux besoins des armes, sans continuité dans l’enrichissement professionnel et la réflexion, il devient extrêmement complexe d’identifier les besoins de progrès ou d’adaptation liés à la nature des combats. Par ailleurs, l’arrivée des unités multicapteurs impose également une polyvalence des hommes pour le commandement de capteurs très divers et pour la capacité de l’analyse dont on a déjà dit toute l’exigence. Il est aussi possible d’évoquer les capacités linguistiques des acteurs du renseignement dont on pourrait attendre, sous réserve de cette cohérence d’arme, qu’ils développent telle ou telle expertise à l’heure où il n’y a jamais assez d’interprètes (à l’exemple du corps des Marines américain qui fait dispenser des rudiments linguistiques à ses soldats). Enfin, une arme se caractérise par la conservation des traditions, la mise en avant d’une culture et par conséquent, une vision d’avenir, une anticipation et donc des objectifs de progrès partagés.

Il y a ainsi urgence à répondre organiquement aux défis opérationnels que les guerres actuelles et futures posent en acceptant l’idée de la création d’une arme du renseignement.

Libres réflexions

la complexité des crises dans laquelle la France s’engage, il est fondamental de pouvoir apporter un peu de clarté, d’essayer d’atténuer le «brouillard» de la guerre afin de proposer au chef les choix opérationnels les plus justes. Charles De Gaulle écrivit dans Le Fil de l’Epée : «L’ennemi est contingent, variable ; aucune étude, aucun raisonnement ne peuvent révéler avec certitude ce qu’il est, ce qu’il sera, ce qu’il fait et ce qu’il va faire». S’il est admis que l’incertitude est la marque principale du combat, les réponses simples seront à privilégier.

A

Il y a donc urgence à simplifier l’organisation du renseignement en en faisant une arme, ou au minimum à renforcer le «poids» du commandant de la fonction, qui permettra sans conteste d’optimiser l’emploi d’une ressource humaine dont la qualité de la formation et du recrutement est un réel enjeu. Pérennité d’une carrière pour comprendre l’environnement opérationnel des crises et s’y adapter mieux ! Mais au-delà même de l’arme du renseignement, il y a cette réflexion indiscutable qu’il importe de mener sur la notion de finalité d’une force armée. Une simple approche capacitaire condamne les ambitions pourtant légitimes d’adaptabilité, de pertinence et donc d’efficacité opérationnelle pour des raisons souvent corporatistes. A l’opposé, si la question fondamentale du «pour quoi faire ?» est acceptée, il y a progrès dans la recherche des solutions, y compris celles que le conformisme rejetterait au nom de la défense de capacités parfois inadaptées ou trop coûteuses par leur nombre. Et dans ce contexte, il est réellement nécessaire de revenir aux notions simples, claires et évocatrices des armes. Si le renseignement cache derrière un nom limpide une organisation archaïque, les fonctions opérationnelles «combat débarqué» ou «embarqué», «appui à l’engagement», «agression» et autre vocabulaire technique dissimulent des finalités opérationnelles dans lesquelles on se perd. Parlons de l’infanterie déployée au sein des populations, appuyée par des canons d’artillerie et éclairée par l’arme du renseignement. Laissons à la gestion du personnel ses appellations spécifiques et revenons à l’explicite pour éclairer la réflexion sur les finalités opérationnelles.

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