Justice Et Société

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JUSTICE ET SOCIÉTÉ DANS L’ITALIE CONTEMPORAINE : LA LÉGITIMITÉ EN QUESTION ? par Paolo Alvazzi del Frate, Professeur à l’Université de Rome III et Marco Fioravanti, Ricercatore à l’Université de Rome II

Le mouvement judiciaire « Mani pulite » n’a pas permis à la loi italienne de sortir de la crise de légitimité qu’elle connaît depuis son institution. Néanmoins, le système politique réagit via une action de normalisation conséquente. Ceci aboutit à un réajustement du rôle de la magistrature et à une tentative d’en atténuer l’indépendance. 1. « Légalité » et « légitimité » dans le Mezzogiorno Les crises de la « légalité » et de la « légitimité » se confondent jusqu’à un certain point avec l’histoire de l’Italie depuis au moins deux siècles. Ils ont des racines profondes, qui remontent aux siècles XVIIIe et XIXe, notamment à la période de l’Unification du Royaume d’Italie (1861). L’histoire de l’Italie contemporaine est caractérisée, de tout temps, par une faible légitimité institutionnelle et constitutionnelle1. Comme l’Allemagne mais contrairement à la France, à l’Angleterre ou à l’Espagne qui s’unifient dès le XVI e siècle pour le moins, l’Italie entame son processus d’unification tardivement et non sans mal. A ces difficultés, on le rappelle, plusieurs raisons : hétérogénéité sociale ou culturelle ; et inégalité du développement économique, notamment entre la partie septentrionale et le Mezzogiorno (partie méridionale du pays)2. Le processus fut dirigé par les élites piémontaises avant tout et subie par les masses populaires : selon la célèbre formule d’Antonio Gramsci, le Risorgimento fut une « révolution passive »3 et, pour Piero Gobetti, une « révolution manquée »4. L’histoire de la société et des institutions politiques et juridiques du Mezzogiorno a été —quand elle ne le demeure pas encore— celle d’une vaste, perpétuelle et tragique « illégalité ». Dans la mesure où la légitimité des institutions de l’État libéral et laïc du nouveau Royaume unifié est apparue faible, l’organisation des seigneurs locaux, les baroni, grâce au soutien des milieux criminels comme la Mafia, a pu montrer et maintenir son pouvoir. Tandis que la justice des tribunaux était considérée comme une justice étrangère, celle des Piémontais5, les rituels judiciaires mafieux – cruels et vindicatifs – gardaient le rôle principal dans l’ordre social. Le mafioso, l’uomo d’onore, le camorrista, le brigante, constituaient dans l’Italie du sud des figures respectées aux fonctions sociales reconnues. La violation des normes juridiques de l’État « légal » n’était donc pas considérée comme un fait grave devant être sanctionné par la société. 1

L’unification italienne fut réalisée par le royaume de Sardaigne, grâce à l’heureuse alliance de l’homme d’État Camille Cavour et des révolutionnaires Giuseppe Mazzini et Giuseppe Garibaldi. Parmi les ouvrages en langue française sur la question, voir G. Pécout, Naissance de l'Italie contemporaine: 1770-1922, Paris, Colin, 2004. 2 Comme l’affirma Massimo d’Azeglio après l’Unification, « Pour faire l’Italie, il faut faire les Italiens ». 3 Vincenzo Cuoco avait déjà utilisé en 1801 cette expression en se référant à la Révolution de 1799. Cf. Essai historique sur la révolution de Naples, par Antonino de Francesco, Paris, les Belles lettres, 2004 et A. Gramsci, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1996. 4 P. Gobetti, La révolution libérale, Paris, Allia, 1999. 5 La première classe dirigeante du Royaume d’Italie fut en effet composée surtout de piémontais.

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La perception même de la légalité ne correspondait pas à celle officielle et juridique. C’était plutôt le système des règles coutumières du pouvoir local qui administrait réellement la justice. Cette perception de l’illégalité était différente dans l’Italie centrale et septentrionale, où l’économie était plus moderne et les sociétés plus homogènes, mais où le règne de l’illégalité demeurait encore bien répandu. La distinction entre le « pays légal » et le « pays réel » fut alors théorisée par des auteurs6 pour tenter d’expliquer le manque de consensus et les problèmes graves du nouvel État. Le brigandage politique et la progression des organisation criminelles doivent être considérés comme les symptômes de ce malaise social et de la défiance envers les institutions publiques. Le brigantaggio fut supprimé surtout par la « loi Pica » du 15 août 1863, qui autorisait l’intervention de tribunaux militaires en violation des garanties constitutionnelles du Statuto albertino, dont l’art. 71 disposait en effet que « nul ne pourra être distrait de ses juges naturels ». En outre, à partir de 1862, la proclamation de l’état de siège, fut utilisée d’une manière habituelle pour assurer le contrôle de l’ordre public en violation, ici encore, du Statuto albertino. En même temps, l’ainsi nommé Trasformismo (transformisme) — fondé, durant les années 1880, sur l’accord parlementaire centriste entre la droite et la gauche modérées — contribua à éloigner l’opinion publique des institutions constitutionnelles7. Il faut souligner que le manque de consensus et de légitimité envers les institutions de l’État dérivait aussi du système électoral censitaire qui privait la majorité des citoyens du droit de vote. Seules les élites libérales étaient représentées au Parlement, tandis que les socialistes et les catholiques en étaient exclus, la Bulle papale Non expedit de 1874 interdisant à ces derniers de participer à la vie politique. L’Italie libérale (1861-1922) fut caractérisée par l’instabilité gouvernementale, un taux très élevé de corruption8 et une délégitimation progressive des institutions démocratiques, qui fit le lit de l’antiparlementarisme, un des prodromes du fascisme. L’introduction en 1919 du suffrage universel au profit des seuls individus de sexe mâle provoqua un vrai tremblement politique et social, avec l’apparition des partis politiques de masse —socialiste et catholique— sur la scène parlementaire. La crise du système mena à la fin de l’État libéral et à la victoire du fascisme9. La distance entre la société italienne et les institutions, qui constitue encore aujourd’hui une des caractères du pays, a donc clairement des origines historiques. On peut affirmer que le fascisme, la deuxième guerre mondiale et la naissance de la République démocratique en 1946 ont peu modifié cette attitude. Surtout dans le Sud, les transformations politiques et juridiques parurent, encore une fois, étrangères à la 6

Notement Sidney Sonnino, Giustino Fortunato, Pasquale Villari, Gaetano Salvemini, Benedetto Croce, Antonio Gramsci, cf. G. Perticone, «Paese reale e paese legale», in Studi per il ventesimo anniversario dell’Assemblea costituente, Firenze, Vallecchi, 1969, pp. 655-684. 7 Le poète Giosué Carducci écrivait que le « Trasformismo » était « brutta parola » (un gros mot) et « cosa più brutta » (une réalité encore plus grossière). Cf. G. Sabbatucci, Il trasformismo come sistema: saggio sulla storia politica dell’Italia unita, Roma-Bari, Laterza, 2003. 8 Un épisode très significatif d’illégalité —parmi d’autres—fut l’affaire de la construction du Palais de Justice de Rome. Il ressort du rapport de la Commission parlementaire sur la construction du Palais, publiée en avril 1913, qu’elle donna lieu à des actes de corruption de la part des hommes politiques aussi bien que des administrateurs. Commencé en 1888 avec un défi de 8 millions de livre, en 1913 l’État avait financé 40 millions, un tiers fini en corruption; voir C. Crocella, Le inchieste parlamentari del Novecento nel Parlamento del Regno d’Italia, dans Camera dei deputati. Quaderni dell’Archivio storico, 7, Roma, 1999. 9 En langue française, cf. S. Lupo, Le fascisme italien: la politique dans un régime totalitaire, Paris, Floch, 2003; et E. Gentile, La voie italienne au totalitarisme: le parti et l’État sous le régime fasciste, Paris, Ed. du Rocher, 2004.

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réalité sociale. Comme les dominations espagnole, française, autrichienne, piémontaise qui l’avaient précédée durant des siècles, la nouvelle République italienne fut regardée avec scepticisme : elle ne pouvait être qu’une organisation politique lointaine de plus, destinée elle aussi à ne rien changer10. La traditionnelle exclamation populaire Franza o Spagna basta che se magna! (« France ou Espagne, qu’importe pourvu qu’on ait à manger ! ») exprime en effet très bien cette attitude. Le développement économique et industriel du Nord pendant les années 1950 et 1960 augmenta encore la distance du Mezzogiorno où la structure sociale et les liens étroits entre les pouvoirs politiques et économiques et la criminalité organisée (notamment la Mafia en Sicile) créèrent un enchevêtrement inextricable d’intérêts. Distinguer les activités légales des illégales demeura pour d’autres raisons une gageure 11. La magistrature rencontrait des difficultés énormes dans l’administration de la justice. L’affirmation d’une vraie culture de la légalité dans une société qui ne reconnaissait même pas un « code de comportement » ou de valeurs autres que ceux de la tradition mafieuse se révéla une tâche particulièrement ardue. Les graves problèmes d’ordre public, la corruption communément utilisée par les partis politiques pour organiser et contrôler le consensus, faisait de l’illégalité, en effet, un des fondements normaux, voire légitimes, de la société. On rappellera ici les liens qui unissaient le parti dominant de l’époque, la Démocratie chrétienne à certains des mafiosi les plus célèbres ou la série d’assassinats qui ensanglanta la vie politique et économique de ces régions. On citera aussi le « massacre de Portella della ginestra » en 1947, où la Mafia n’avait pas hésité à tirer sur la foule qui célébrait la fête du 1er mai et à tuer onze personnes. On peut donc conclure qu’en Italie la conception de la légalité était lourdement influencée par les conditions sociales et économiques des régions méridionales, où la démarcation entre légalité et illégalité apparaissait sinon vaine du moins ténue. 2. Justice et politique dans l’Italie républicaine Pour comprendre le rôle de la magistrature dans l’évolution de la perception de la « légalité » en Italie, il convient de revenir sur les rapports entre justice et politique depuis le XIXe siècle. Pour commencer, il faut dire que la magistrature italienne n’a jamais connu une véritable indépendance du pouvoir exécutif dans la période de la monarchie libérale (1861-1922). Les garanties prévues en leur faveur par la constitution du Royaume d’Italie —le « Statuto albertino » de 1848— n’étaient pas efficaces. L’art. 69 du « Statuto » qui prévoyait formellement avec l’inamovibilité des magistrats, n’empêchait pas l’intervention du pouvoir politique dans la carrière des juges et des magistrats du parquet et, plus généralement encore, dans toute l’administration de la justice. L’institution en 1907 d’un Conseil Supérieur de la Magistrature aux fonctions seulement consultatives, ne permit pas d’établir les garanties d’indépendance nécessaires. L’absence de limites réelles aux pouvoirs du Ministre de la justice fut sans doute la cause principale de la subordination du pouvoir judiciaire au pouvoir politique. Pendant la période fasciste (1922-1943) l’influence du pouvoir politique s’accrut encore. Le système judiciaire établi en 1941 assit davantage le contrôle du 10

On peut rappeler la célèbre phrase de Giuseppe Tomasi di Lampedusa qui affirmait dans le Guépard : « Que tout change pour que rien ne change ». 11 S. Lupo, Histoire de la mafia des origines à nos jours, Paris, Flammarion, 1999.

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Ministre de la justice sur l’administration de la magistrature. Il faut souligner, en outre, que la loi de 1941 prévoyait un système judiciaire hiérarchique, avec la Cour de cassation au sommet. La Cour, juge de la légitimité, exerçait des fonctions remarquables dans le domaine de la carrière des magistrats, des sanctions disciplinaires et du contrôle sur la magistrature dans son ensemble. Et l’on peut comprendre aisément que la Cour de cassation ait toujours été, grâce au système de promotion et cooptation de ses magistrats, très proche du pouvoir politique. Après la chute du fascisme, dans l’Assemblée constituante de 1946, tous les partis politiques étaient favorables à l’institution des garanties à l’indépendance et à l’autonomie de la magistrature. L’institution en France en 1946 du Conseil Supérieur de la Magistrature, prévu par la constitution de la IV e République, exerça une grande influence dans le débat politique italien. Le principal souci des constituants fut l’abolition des « liens de soumission » de la magistrature au pouvoir exécutif afin d’instituer un ordre judiciaire vraiment autonome. Dans cette perspective, le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) devait garantir cette autonomie. Quant à la structure du Conseil, la solution d’une composition « mixte » (deux tiers de magistrats et un tiers de juristes élus par le Parlement) assura la majorité aux magistrats –avec l’exclusion du Ministre de la justice– tout en liant cette majorité au pouvoir législatif12. L’application effective du principe d’autonomie de la magistrature ne fut pas facile. La loi instituant le CSM fut votée seulement en 1958, dix ans après la constitution. Les gouvernements « centristes » se montrèrent –dans la pratique— opposés à l’autonomie effective de la magistrature. Pour empêcher l’application complète de la constitution, une politique d’ « obstructionnisme de la majorité contre la constitution »13 était menée, qui différait sans cesse l’approbation des lois créant la Cour constitutionnelle et le CSM. Après la victoire de la DC et de ses alliés aux élections de 1948, les forces politiques centristes, qui disposaient d’une ample majorité parlementaire, voulurent maintenir le contrôle politique de la magistrature. L’ « Association Nationale des Magistrats italiens » (ANM), reconstituée après la chute du fascisme en 1945, a exercé un rôle important pour l’affirmation de l’autonomie de la magistrature. A partir de 1965 la naissance de courants politiques à l’intérieur de l’ANM est devenue de plus en plus évidente. L’analyse des rapports entre justice et politique des années 1960 et 1970 nous permet de parler d’une « cohabitation » relativement pacifique : tandis que la politique assurait à la magistrature un certain degré d’indépendance, la magistrature gardait une certaine « discrétion » à l’égard du monde politique. La cohabitation repose sur l’immunité parlementaire assurée par l’article 68 de la Constitution de 1947, qui prévoyait la nécessité pour les magistrats du parquet d’une « demande d’autorisation à agir » préalable –votée par le Parlement lui-même— à toute enquête sur les parlementaires. Cette procédure a souvent permis au pouvoir politique d’empêcher la poursuite des crimes liés à la corruption politique. Les hommes politiques retrouvaient une soudaine solidarité dans le but de protéger la vie politique des enquêtes judiciaires. Il faut rappeler que l’Italie connut le grave phénomène du terrorisme politique qui bouleversa le pays dans les années 1970 et 1980. Des organisations armées de droite —comme les néofascistes Ordine nuovo et Avanguardia nazionale— ou de gauche —comme les Brigades rouges— ensanglantèrent cette période en tuant ou 12

Cf. Les Conseils supérieurs de la magistrature en Europe, par Thierry S. Renoux, Paris, La Documentation française, 1999. 13 Comme l’a appelé le juriste et homme politique Piero Calamandrei.

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blessant des centaines de magistrats, de policiers, d’hommes politiques, de journalistes et de syndicalistes. Le comble fut atteint en 1978 avec l’enlèvement et l’assassinat du président de la Démocratie chrétienne, Aldo Moro. Sans doute, ce climat de violence et la découverte —au cours procès qui se tinrent les années suivantes— de l’existence de liens étroits entre les services secrets de l’État, les organisations terroristes, les services de certains pays étrangers et la mafia, contribuèrent à creuser le fossé qui séparait la société de ses institutions. Définir les contours et les limites de la légalité devenait encore plus difficile. 3. Une magistrature engagée La conception traditionnelle de la juridiction, fondée sur le « pouvoir neutre » du « juge automate », fut de plus en plus critiquée par la magistrature italienne pendant les années 1970 et 1980. Les contestataires faisaient valoir que l’interprétation de la loi de la part du juge devait tenir compte des principes constitutionnels et de l’évolution de la société. Il s’agissait donc d’un rôle « politique », dans la mesure où l’adaptation du droit aux exigences de la société était une « fonction politique », qui menait à la production d’un « droit vivant ». Cette nouvelle conception de la juridiction fut soutenue en particulier par la gauche, tandis que les partis de droite restèrent plus fidèles au formalisme juridique14. La politisation de la magistrature qui s’ensuivit, se développa progressivement. Il faut préciser qu’elle tirait profit de l’affaiblissement du législateur que le règlement de ses fréquentes crises politiques accaparait. Il s’agit de ce qu’on a appelé en Italie la « fonction de suppléance » de la magistrature, à savoir les fonctions exercées par les magistrats, au lieu du législateur, à cause de son inertie. Pour définir ces magistrats engagés, on parla de « préteurs d’assaut » (pretori d’assalto). Les élections des magistrats au Conseil Supérieur de la Magistrature furent alors précédées par de véritables « campagnes électorales », menées par les associations de magistrats, dont l’inspiration politique n’avait même plus besoin de se cacher. De 1966 jusqu’en 1973 une série de lois modifièrent la carrière professionnelle des magistrats avec l’abolition du système traditionnel des concours périodiques pour l’avancement15. Fut alors introduit un système d’avancement automatique, à l’ancienneté, exigeant seulement que le magistrat n’ait pas démérité. Dans les années 1980, les rapports entre les magistrats et le pouvoir politique se tendirent. L’indépendance dont les premiers bénéficiaient a permis de s’attaquer aux situations de complicité qui existaient entre politiciens et criminels : que l’on songe seulement ici aux liens qui unissent certains milieux politiques locaux à la Mafia sicilienne ou à la Camorra napolitaine. Les magistrats mirent en lumière des pratiques illégales dans la vie politique et administrative italienne : corruption, concussion, financement illégal des partis politiques. C’était le début du mouvement de Mani pulite (mains propres) qui continua à se développer tout au long des années 199016. 4. La magistrature et la campagne pour la légalité

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Cf. S. Rodotà, « Le ‘tentazioni’ della politica », dans Politica del diritto, 1972, p. 314 et suiv. Lois du 25 juillet 1966 dite « loi Breganze » ainsi que du 20 décembre 1973. 16 Cf. Jean-Louis Briquet et Philippe Garraud (dir.), Juger le politique : entreprises et entrepreneurs critiques de la politique, sous la dir. de Rennes, P.U.R., 2001. 15

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L’éclat des scandales politiques de Tangentopoli et la gravité des attentats mafieux de 1992 conduisirent à une authentique mobilisation de l’opinion publique en faveur d’une « campagne pour la légalité », menée notamment par les magistrats du parquet17. Il faut rappeler que, en 1988, le nouveau code de procédure pénale avait été promulgué, qui supprimait le juge d’instruction et introduisait le système accusatoire. Il renforçait le rôle du ministère public aussi bien que de l’avocat de la défense en vertu du principe d’égalité des parties devant un juge « tiers ». Ces réformes expliquent en partie la nouvelle « visibilité » des parquets. Pour comprendre le bouleversement que l’Italie a connu pendant les années 1990, il faut rappeler que les transformations politiques internationales, nées de la décomposition des pays communistes et de la formation, en Italie, de partis tout à fait nouveaux comme la « Ligue du Nord », engendrèrent un nouveau climat politique ainsi que la crise des partis traditionnels. L’action des parquets –en particulier celui de Milan appelé le pool Mani pulite (Mains propres)– dans la lutte contre la corruption politique et, plus généralement, contre l’illégalité dans les relations entre l’administration publique et le système économique fut soutenue par une opinion publique très favorable à ce renouvellement des coutumes politiques. Les magistrats du parquet, comme Antonio Di Pietro, devinrent ainsi très populaires, de véritables « étoiles » médiatiques. Pour mieux comprendre cette popularité des magistrats italiens, il faut rappeler que, en 1992, deux des magistrats les plus engagés dans la lutte contre la Mafia, Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, étaient tombés à Palerme victime de deux attentats révoltants. L’incapacité de l’État à combattre la criminalité et la conscience que la corruption politique était généralisée contribuèrent à créer le « mythe » du magistrat-libre-et-indépendant-seul-capable-de-reconstruire-unenouvelle-éthique-publique. En 1993 le régime de l’immunité parlementaire fut ainsi modifié, avec l’abolition de la « demande d’autorisation à agir » préalable qui était prévue à l’article 68 de la Constitution avant l’ouverture de toute enquête sur un parlementaire : cette réforme donna un nouvel élan aux magistrats. L’action des parquets —surtout ceux de Milan, Rome, Naples, et de Palerme— causa une sorte de « tremblement de terre » politique. Les partis politiques traditionnels (Parti socialiste, Démocratie chrétienne et ses alliés en particulier) furent rapidement et durement frappés. Les seuls partis épargnés par la tempête judiciaire furent ceux de l’opposition de gauche et de droite, à savoir l’ancien Parti Communiste Italien18 et le Mouvement Social Italien19. Cette action des magistrats —qui a été souvent appelée « révolution judiciaire »— fut ouvertement soutenue par l’opinion publique, la presse et par la majorité des forces politiques, il faut le souligner. Non seulement l’espoir d’assister à un mouvement de régénération générale était répandu, mais la magistrature incarnait aussi la volonté d’une nouvelle légalité20. 5. La normalisation : le retour du politique Cet élan légaliste se révéla cependant éphémère. Après avoir détruit tout un système de pouvoir et s’être donné de nouveaux héros, l’opinion publique, en

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Cf. H. Rayner, Les scandales politiques: l’opération mains propres en Italie, Paris, Houdiard, 2005. Ensuite Parti des Démocrates de Gauche (Pds) et Démocratiques de Gauche (Ds). 19 Aujourd’hui Alliance Nationale. 20 Cf. A. Vauchez, « Justice et politique. Quelques leçons tirées de la ‘parabole judiciaire’ italienne », Pouvoirs, n° 103, oct. 2002, p. 93-104. 18

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quelques mois, remit en cause la « légalité judiciaire » pour réclamer une ample autonomie de la politique. Après les bouleversements des années de Mains-propres naquirent un style et un langage politique tout à fait nouveaux, dont le principal interprète fut le parti Forza Italia (« Allez-l’Italie »), créé par Silvio Berlusconi en 1994. Ce mouvement était caractérisé par une formidable utilisation des instruments de propagande médiatique. Le changement du panorama politique favorisa un nouveau conflit entre politique et justice. Certains partis politiques lancèrent des « contre-attaques » pour limiter le pouvoir des magistrats et rétablir l’autonomie de la politique. La magistrature fut notamment accusée d’avoir provoqué la crise du premier gouvernement de Silvio Berlusconi en 1994 à des fins politiques,. Cette redéfinition des rapports entre les pouvoirs favorisa souvent le dénigrement de l’activité des magistrats. Les attaques contre la magistrature et contre le CSM se multiplièrent. Certains magistrats furent accusés d’être trop politisés et d’administrer la justice dans l’intérêt des partis politique de gauche : on parla même de « toges rouges ». La perception de la crise de la légalité fut peu à peu renversée, grâce à une campagne médiatique très efficace. En décrivant les magistrats comme des inquisiteurs sans pitié21 et les hommes politiques comme des victimes de la justice, cette campagne diffusa la conviction de la politisation de la magistrature. Les forces politiques de la droite réussirent à démontrer, à une opinion publique désorientée, la nécessité de « normaliser » la magistrature. De 1994 l’utilisation du terme « justicialisme » devint très fréquente pour critiquer le pouvoir de la magistrature et revendiquer un « retour à la politique ». La campagne polémique fut tellement efficace que Antonio Di Pietro, et les autres magistrats des parquets22, considérés auparavant comme de vrais héros, se transformèrent en une « menace pour la démocratie ». Silvio Berlusconi – qui à son tour avait beaucoup de problèmes judiciaires - fut le symbole de cette lutte contre le justicialisme en faveur du « garantisme » judiciaire et de l’autonomie de la politique. En effet, de 2001 la majorité de centre-droite mit en place une série de réformes judiciaires fondées sur des garanties très sophistiquées pour renforcer les droits de la défense et limiter les pouvoirs du ministère public. 6. Quelques conclusions On peut remarquer que, en Italie les relations entre justice et politique ont vécu et vivent une crise profonde. Le pays demeure à la recherche d’un nouvel équilibre entre les pouvoirs qui assurerait une véritable autonomie à la politique et préserverait, en même temps, l’indépendance de la magistrature. Dans la crise générale du système politique italien, la magistrature a dû exercer des fonctions particulières, pour ainsi dire de « suppléance », conséquence directe de la faiblesse des mécanismes de représentation. C’est la crise des institutions représentatives qui a poussé la magistrature à franchir quelquefois les limites de la juridiction, et à rechercher une « popularité » et un « consensus » qui ne sont, ni nécessaires, ni souhaitables au magistrat: la légitimité du juge ne dérive pas, et ne doit pas dériver, du consensus populaire. 21

Ou même comme des « assassins », en se référant à certains cas de suicide en prisons. En particulier les magistrats du parquet de Milan – Di Pietro, D’Ambrosio, Borrelli, Davigo, Colombo, Boccassini – furent la cible de la campagne médiatique. 22

8

Avec Tangentopoli (« la Ville-aux-pots-de-vin ») on a découvert que la corruption et le système de financement illégal des partis politiques étaient tellement répandu en Italie que la société les considérait comme des phénomènes « quasilégaux », utiles pour le fonctionnement de l’administration publique et des entreprises privées. C’est plutôt l’action de la magistrature qui représentait la nouveauté — difficile à comprendre et difficile à accepter. En effet les solutions proposées pour sortir de la crise étaient toujours des solutions politiques, le vrai problème étant l’enquête judiciaire et non la pratique illégale23. Sans doute la politique peut reprendre son rôle et restituer à la juridiction sa position prévue par la constitution, mais cela ne devrait — selon nous — pas sousentendre l’exclusion de tout contrôle judiciaire de la vie politique. L’affirmation d’une authentique culture de la légalité passe par une nette perception de l’illégalité et par le refus de certains comportements.

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Cf. P. Colaprico, Capire tangentopoli, Milano, Il Saggiatore, 1996.

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