Ten tativ e d’ id entifi cati on des œuv re s au xque ll es Ch ar le s Baud el air e fais ait réf ér en ce da ns son p oèm e « Les Pha re s »
Baudelaire (photo) Le poème d’abord, fait de onze quatrains, dont huit sont consacrés aux huit artistes que Baudelaire considérait comme les phares de l’humanité. Les neuvième et dixième quatrains sont une sorte de résumé de tous les sentiments humains exprimés dans les œuvres des maîtres cités précédemment. Le dernier quatrain, adressé au Seigneur, explique cet art comme un témoignage de la dignité humaine devant l’Éternel. 1èr quatrain :
Rub en s, fl euv e d 'ou bli , j ar di n de la par es se , Or ei ll er d e c hai r fr aî che où l'o n ne peut a imer, Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer; Dans la mythologie grecque, le Léthé était le fleuve de l’oubli, l’un des cinq fleuves des enfers. Il tenait son nom de Léthé (en grec ancien « oubli »), fille d’Éris (discorde). Dans l’art, la figure allégorique du « fleuve de l’oubli » était représentée par un vieillard à la barbe fournie tenant une urne d’une main, et de l’autre la coupe de l’oubli. La figure du vieillard vigoureux se retrouve dans des tableaux de Rubens tels que « Bacchanale » (Diapo.8), et « Les Quatre Continents », 1615 (Diapo.7). Le jardin de la paresse est facilement identifiable dans des œuvres telles que « Nymphes et Satires »,1638-1640 (Diapo.7), et « Diane et ses nymphes surprises par les Satires ». Les femmes nues sont très présentes dans la peinture de Rubens. Les déesses et les femmes célèbres de la mythologie sont toutes dévêtues par l’artiste selon les canons de l’art du XVII e siècle. La « chair fraîche » est très présente dans des œuvres comme « La Fête de Vénus », peint après 1635, (Diapo.7), « Ixion, roi des Lapithes, trompé par Junon », « Allegory of fruitfulness », (Diapo.8), et « Vénus, Cupidon, Bacchus et Cérès », 1613, (Diapo. 9). « Venus Frigida », 1614, (Diapo.9), me semble convenir à ‘…où l’on ne peut aimer’, et « La fête de Vénus », 1635, (Diapo. 7), où la vie foisonne, me semble l’œuvre idéale pour illustrer les deux dernières lignes de ce quatrain dédié à Rubens.
Deuxième quatrain :
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, Où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays; Sombres, les tableaux de Léonard de Vinci l’étaient assurément. Il était passé maître dans cet art du clair obscur mystérieux. Les anges charmants apparaissent dans « L’Annonciation », 1470, (Diapo.11), et « La Vierge aux Rochers », 1486, (Diapo.11). Les anges charmants avec un doux sourire, peuvent aussi s’appliquer à « La vierge’ au fuseau » 1501, (Diapo. 11), à St Anne dans « La Vierge et l’Enfant avec St Anne », 1510, (Diapo. 12), et à « Tête de Femme », 1510, (Diapo.12). Le doux sourire peut aussi être celui, universellement célèbre, de Mona Lisa de Giocondo, (Diapo.v.1503), (Diapos. 10 et 12), de « La Scapigliata », vers 1508, Parme, galerie nationale, ou de « Saint jean baptiste », 1516, (Diapo.11). Les glaciers apparaissent comme fond de scène dans « La Vierge au Fuseau », 1501, (Diapo.11). En fait le bleu gris de ces montagnes peut être identifié à de la neige si on force un peu le trait. Les pins sont clairement visibles sur les œuvres suivantes : « L’Annonciation » et « La Vierge et l’Enfant avec St Anne », (Diapos. 11 et 12). Troisième quatrain :
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d'un grand crucifix décoré seulement, Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement; Les deux seuls hôpitaux que j’ai pu trouver- en fait déduits par l’activité qui y est pratiquée- sont dans « La Leçon d’anatomie du professeur Tulp », 1632, Mauritshuis, La Haye, (Diapo. 14), et « La Leçon d’anatomie du Docteur Joan Deyman », 1656, Rijksmuseum, Amsterdam. Le seul grand crucifix se trouve dans « Le Christ sur la Croix », (Diapo.15), seul élément du décor dans ce tableau. Le rayon de lumière, par contre, se trouve dans plusieurs tableaux. Si on l’associe aux prières en pleurs de cette femme qui semble s’évanouir, et est tenue par deux autres femmes, ce serait l’un des trois « Descente de Croix » que j’ai pu voir sur Internet (Diapo. 15). Si le rayon d’hiver fait référence à l’âge des personnages, le rayon serait celui qui fait sortir de l’obscurité « Le philosophe au livre ouvert », 1625-1627, et « Le Philosophe en méditation », 1632, (les 2 sur la diapo. 16). Lumière, lamentation et hiver de la vie pourraient être associés et appliqués à l’éclairage et au thème de « Jérémie déplorant la destruction de Jérusalem », 1630, (Diapo.16). Quatrième quatrain :
Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts; Je n’ai lu nulle part que Baudelaire ait voyagé en Italie et ait eu la possibilité matérielle d’admirer les fresques de Michel-Ange in situ dans la Chapelle Sixtine, mais je sais que copier des œuvres d’art était encore une pratique courante à cette époque et je me suis donc dit que si le poète n’était pas allé vers les fresques, ces dernières étaient venues vers lui, car il est clair que ces ‘Hercules qui se mêlent à des Christs et se lèvent’ ne peuvent être que ceux représentés sur « Le Jugement Dernier », fresque géante de 13,70 m x 12,20 m, réalisée entre 1535 et 1541 sur l’un des murs de la Chapelle vaticane (Diapo. 19). ‘Suaire’ et ‘doigts étirés’ apparaissent clairement sur « Le Réveil des Morts », détail situé sur le coin gauche en bas sur cette même fresque du « Jugement dernier », (reproduit plus bas). Je dois avouer que les œuvres de Michel-Ange ont été les plus faciles à trouver.
« Le réveil des morts », détail du « Jugement dernier » par Michel-Ange. Cinquième quatrain :
Colères de boxeur, impudences de faune, Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Pierre Puget, 1620-1694
Grand coeur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats;
Malgré mes recherches, les ‘colères de boxeur’ demeurent un mystère pour moi ! J’ai bien trouvé une sculpture à Marseille ou un homme tient un marteau d’une main et la tête d’une femme de l’autre, mais je n’ai pu me résoudre à l’identifier à ces ‘colères’
là ! L’’impudence de faune’ est par contre très apparente dans ce qui me semble être la morsure de lion la plus célèbre au monde, figée dans le marbre, et sur la fesse droite du malheureux et célébrissime athlète de l’antiquité par Pierre Puget en 1683, sur sa fameuse sculpture « Milon de Crotone (Diapo.20) commandée par louis XIV et actuellement au louvre. Cette morsure fit dire à la reine : « Le pauvre homme, il semble tellement souffrir ». ‘La beauté des goujats’ me posa de sérieux problèmes. La citation ne semblait correspondre à aucune oeuvre sculptée ou peinte, mais à une action de l’architecte Puget. En effet, dans le but de construire un refuge aux mendiants et vagabonds, nombreux à Marseille en ce début de XVII e siècle, le conseil de cette ville décida en 1622 de « refermer dans un lieu propre et choisi par les consuls, les pauvres natifs de Marseille », et c’est le projet de Puget qui fut retenu. Un hospice fut crée sous la dénomination de « notre dame de la charité », (Diapo. 21). ‘L’homme débile et jaune’ me posa une autre énigme et je ne trouvais qu’un seul internaute qui écrivit en 2005 : « … allusion très probable à l’autoportrait de Puget (conservé si mes souvenirs sont bons, au musée des BA de Marseille), d’où l’opposition entre la fragilité du maître (très bien rendue par l’autoportrait) et l’athlétisme de ses statues. ». Malgré mes tentatives, je n’ai pu accéder à cet autoportrait pour constater cette teinte jaune. ‘L’empereur des forçats’ fut expliqué par un autre internaute par le fait que Puget avait vécu à Toulon où était situé un bagne. J’ajoute que « celui devant qui le marbre frémissait » y a aussi sculpté le portail des Atlantes (Diapo. 21) et la porte de l’Arsenal, ce qui a peut être suffi à Baudelaire pour l’introniser ‘empereur des forçats’, mais je ne me sens pas très convaincu. Sixième quatrain :
Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres, Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et légers éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant; Baudelaire a du trouver des difficultés pour décrire Watteau, car ses thèmes peuvent se résumer en deux termes : bal et carnaval. En effet, le peintre des fêtes galantes et des scènes champêtres semble n’avoir vécu que le côté insouciant, gai et léger de la vie. Il a bien peint « Nymphe et Satire » et «Étude de dromadaire », mais ce sont ces scènes de fête, de bal, et de rassemblements dans un parc qui l’identifient le mieux (Diapos. 23, 24 et 25). Septième quatrain :
Goya, cauchemar plein de choses inconnues, De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues, Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas; ‘Cauchemar’ ? Oui, très clairement exprimé dans « Le Sommeil de la Raison Produit des Monstres », 1797-1798, (Diapo. 25), et aussi dans l’horreur ressentie devant le cannibalisme de ce « Saturne dévorant un de ses enfants», 1820-1823. (Diapo. 27)
En effet, Goya avait peint beaucoup de tableaux sur un même thème, et il avait eu à cœur de peindre beaucoup de thèmes. Toutes « les Horreurs de la Guerre » furent très précisément dépeintes : Corps suppliciés, pendus, égorgés. Membres coupés, (« Empalement ». Diapo.28). ‘Choses inconnues’, telles ce « Colosse », 1808, (Diapo. 26), et ce « Vuelo Brujo » (Diapo.25). ‘ Peintures noires’ ou « Caprichos » où Goya mit en scène des horreurs. (Diapo. 28). ‘Les fœtus qu’on fait cuire’ référent très précisément au « Sabbat des Sorcières », 1797-1798, (Diapo. 26). Les deux enfants qu’on tend vers le bouc, et qu’on semble vouloir sacrifier, sont nus. L’un est gris et n’a plus que les os, tandis que l’autre est bien en chair. ‘ Les vieilles au miroir’ sont sûrement celles connues sont le nom de « Que Tal ? » (Diapo. 29). Autant il y avait profusion d’eaux-fortes et de peintures pour illustrer le quatrain sur Goya, autant ‘des bas ajustés’, restaient introuvables pour moi. Huitième quatrain :
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber; ‘Le lac de sang’ en tant que tel, n’existe sur aucun des tableaux de Delacroix que j’ai pu voir, mais l’image du lac de sang peut, très aisément, être suggérée par l’énormité du massacre qui va avoir lieu dans les quelques instants qui vont suivre la scène dépeinte dans « La Mort de Sardanapale », 1827, Louvre. (Diapo. 31) [Voir note annexe], Lac de sang aussi sans doute, celui qui a précédé ou qui va suivre « L’entrée des Croisés à Constantinople », 1840, Louvre. (Diapo. 30). Lac de sang, sûrement, la scène suggérée par « Le massacre de Scio » (Familles grecques attendant la mort ou l’esclavage), 1827, Louvre. (Diapo. 32). Lac de sang, enfin, celui qui est très clairement dépeint par le nombre de cadavres qui jonchent le sol dans « La Liberté Guidant le Peuple », 28 Juillet 1830, Louvre (Diapo. 30). Je n’ai trouvé qu’une ‘sorte’ de fanfare que Baudelaire décrit comme ‘étrange’, et il s’agit d’une scène de rue à Tanger, connue sous le nom « Les fanatiques de Tanger », vers 1837-1838, The Minneapolis Institute of Arts. Et puis il y a aussi une « Noce Juive » à Tanger, 1841, Louvre ; mais je ne trouve rien d’étrange à des musicien jouant au ‘r’bab’, au luth et au ‘bendir ‘, sauf peut être le fait que ces instruments étaient inhabituels en Europe à l’époque. L’autre indice qui est celui ‘où, sous un ciel chagrin’ ne correspond pas à la description, car le ciel au dessus du premier tableau de Tanger est tout sauf ‘chagrin’, et il est invisible sur le second. Il doit donc s’agir d’une autre fanfare à laquelle je n’ai pu accéder, malgré mes recherches, ou que le ‘ciel chagrin’ est une image de toutes ces scènes de massacres décrits dans les tableaux cités plus haut. Weber, fait référence à Carl Maria von Weber, compositeur allemand de musique classique. « Très apprécié par Charles Baudelaire et dont les opéras s’inscrivaient parfaitement dans le romantisme allemand », [Wikipédia]. Les trois derniers quatrains :
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum, Sont un écho redit par mille labyrinthes; C'est pour les coeurs mortels un divin opium ! C'est un cri répété par mille sentinelles, Un ordre renvoyé par mille porte-voix; C'est un phare allumé sur mille citadelles, Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois ! Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité ! Ici Baudelaire dresse une sorte de bilan des différents thèmes que ces scènes peintes ou sculptées, depuis le milieu du XV e siècle (De Vinci est né en 1452), avaient donné à voir, en une sorte de chaîne continue à travers les âges. Baudelaire y montre son respect pour les anciens, (Seul Delacroix a été son contemporain). Cette longue chaîne de dessins, de tableaux, de fresques et de sculptures s’est inspirée, et a traitée, pour une très large part des thèmes mythologiques, antiques et religieux Chrétiens (beaucoup des mêmes thèmes étaient peints par plusieurs artistes, mais aussi en plusieurs versions par le même artiste). Baudelaire en fait ici une sorte de résumé avec les thèmes essentiels, tendant tous, d’après lui, à affirmer la dignité humaine et à louer Dieu, l’Éternel. Conclusion : Quarante quatre ans après avoir lu ce poème pour la première fois, me voici donc à la fin de cette « enquête » longue mais agréable, avec des images en plus dans la tête. J’ai pu visualiser un très grand nombre d’œuvres des huit « Phares », glanées dans les différents musées virtuels où ma quête m’a menée. Je n’ai pas trouvé toutes les sources auxquelles je pense que Baudelaire s’est référée, mais j’ai eu plaisir à en découvrir quelques unes. Je restais surpris, avant d’entamer cette recherche, que Baudelaire n’ait pas pensé inclure d’autres ‘phares’ dans sa liste. Pendant mes recherches sur ce sujet, j’ai découvert cet article sur le net : « Pour Baudelaire, ceux qui éclairent le chemin de l’humanité sont les écrivains Balzac, Chateaubriand, Sainte-Beuve, Gérard de Nerval, joseph de Maistre, Théophile Gautier, Edgar Allan Poe, le musicien Wagner, les peintres Raphaël, Rubens, Michel-Ange, Rembrandt, Manet, Delacroix ». D’accord ! Mais je me demande encore pourquoi des Maîtres tels que Vermeer, Vélasquez, El Greco, Van Eyck, Le Caravage ou Le Titien n’étaient pas mentionnés dans ce poème.
Abdellatif Fawzi 12 Janvier 2009