Optique, technologie numérique et créativité Conversation technique et philosophique avec Jean-François Rauzier
Images monumentales construites chacune par l’assemblage de plusieurs centaines de photographies, microcosmes dans lesquels on peut s’immerger et se perdre, les hyperphotos de Jean-François Rauzier offrent de telles dimensions qu’une multitude de détails sont à y traquer. On pourrait par exemple parcourir La plage des souvenirs sur plus de 20 m de long à la résolution d’un tirage photographique (qui se chiffre en milliards de pixels !) et partir ainsi soimême à la chasse photographique dans l’image … « Mes hyperphotos sont la réalisation d’un vieux rêve qui m’aurait été impossible sans la technologie numérique : voir à la fois plus large et plus près, arrêter le temps et pouvoir alors examiner tous les détails de l’image figée. » commente l’artiste.
PREMIÈRES TENTATIVES AU GRAND-ANGLE OU AU PANORAMIQUE Jean-François Rauzier a d’abord tenté de réaliser ses visions immenses en utilisant des objectifs ultra grand-angulaires. Mais la déformation et l'amplification de la perspective qu'ils engendrent ne convenaient pas à son projet d’embrasser le plus vaste espace possible pour s'y perdre. « Je voulais restituer ce que je voyais sur place en tournant la tête dans un champ de 180°, 270° ou même 360°, sans avoir l'impression de passer par un objectif et ses limites. De toutes façons, même avec un « fish-eye », je ne pouvais pas dépasser 180°. Et mon ambition était de contrôler la déformation sans créer d’effet trop voyant. » Il essaie alors des appareils panoramiques : l'objectif monté sur une tourelle rotative actionnée par un mécanisme d'horlogerie balaye le champ en tournant et projette l'image sur le film qui est lui-même bombé. Les résultats sont surprenants et magnifiques, mais la technique comporte aussi ses limites : toutes les droites parallèles à l'horizon sont courbées.
LA JUXTAPOSITION D’IMAGES NUMÉRIQUES « J'ai alors commencé à prendre une succession d'images de droite à gauche puis à les recoller dans Photoshop afin d'obtenir un panorama. » Mais obtenir des images horizontales très étirées ne lui suffisait pas. Il décide de suivre aussi un axe vertical dans ses assemblages et affronte alors un problème de cartographie : projeter sur une photographie plane le quart de sphère d’un paysage balayé à 180° horizontalement et 90° verticalement.
« J'ai essayé des logiciels d'assemblage (Stitcher de Realviz notamment), : mais en projection plane on se heurte à une déformation grand angle et une altération de la qualité d'image, et en projection sphérique on retrouve l'effet panoramique et ses courbures. » Il opte finalement pour une solution beaucoup plus longue mais plus maîtrisée : assembler les images avec Photoshop en les déformant le moins possible. Mais cela génère des trous … « Imaginez que les photos sont les pierres d'une voûte sphérique qu’il faut étaler sur un plan. On obtient un triangle : plusieurs pierres à la base, puis de moins en moins à chaque niveau, pour n’en avoir plus qu’une au sommet : la clef de voûte. Or, je voulais obtenir un rectangle. » Il entreprend donc d’espacer les photos des rangées supérieures et ensuite de combler les trous. Pour y parvenir, il photographie, détoure et ajuste quantités de détails pour recréer les pièces manquantes du puzzle. Mais ce n'est pas de l'image de synthèse : tous les éléments sont des photographies !
LA NETTETÉ ABSOLUE « Aucun objectif ne peut fournir en une seule prise de vue cette netteté totale, aussi bien à 30 cm qu'à l'infini, que j'obtiens en assemblant 500 photos ou plus. Je voulais une netteté absolue : celle que l'on a justement sur une carte de géographie ou sur une planche de botanique ou d'entomologie, puisque chaque plante, chaque animal est répertorié, à sa place précise. » Pour atteindre un tel résultat, Jean-François Rauzier contraste et renforce les infinis et choisit le moment de la journée qui lui offre un éclairage optimum. Photographier par bandes horizontales en faisant à chaque fois la mise au point lui permet d'être toujours le plus net possible. « Derrière l'écran de l'ordinateur, en clonant, assemblant, redessinant ces centaines de troncs, de branches, de feuilles … J'ai l'impression de faire un puzzle géant. Je m'évade vers une fantastique exploration des détails qui m’ont échappé au moment des prises de vues : une araignée sur sa toile dans les fougères du sous-bois, tous ces avions invisibles à l'œil nu dans le ciel, les brins d'herbes, les épis de céréales dont la diversité m’étonne, quelqu’un à la fenêtre d’un gratte-ciel. C’est une communion avec le paysage sauvage ou urbain, propice à la méditation comme la gravure ou la sculpture. Le temps devient un allié et l’image se construit au fil du travail… »
Le Pont Gabriel et New York sont ainsi le résultat de dizaines d’heures de recomposition après plusieurs heures de prise de vues nocturne : 160 et 300 clichés pris à l'aveuglette avec une minute de pose pour chacun !. « De nombreux détails me sont apparus après coup, magie du résultat, importance du hasard… Le chat près du pont et les personnages dans Central park étaient bien présent cette nuit-là, mais je les ai photographié à part puis réincorporés. »
LES RETRAITS ET LES AJOUTS Pour investir totalement ces paysages et nous en donner son image intérieure, Jean-François Rauzier en élimine ce qui le gêne : maisons, poteaux électriques, voitures, panneaux de signalisation … « Pour créer mon monde idéal, j’ôte en général tout ce qui signe la présence humaine afin de redonner au paysage sa virginité. Une certaine quête de l’Eden peut-être … Pourtant je donne à voir des paysages vierges mais pas sauvages. Ils sont souvent cultivés. Les champs me fascinent par leur sage régularité, le rythme solide et apaisant qu’ils imposent au paysage. La nature nourricière est maîtrisée, domestiquée. Et donc le rêve aussi… » En revanche, il replace aussi un grand nombre d'éléments. Des objets comme en attente de quelqu’un : ballons, chaussures, livres, jouets, bicyclettes, tables dressées avec raffinement pour de mystérieux convives … En tout cas tout est immobile, figé, parfois même inquiétant, laissant parfois supposer l’après d’une catastrophe. Les paysages des hyperphotos de Jean-François Rauzier sont très recomposés. Afin d'obtenir ce qu’il cherche, il s’est constitué des collections de détails (arbres, cieux, champs, forêts, animaux, insectes…) qu’il assemble selon son inspiration. Cette technique laisse libre cours à ses envies et lui permet aussi de maîtriser l’éclairage, comme il en a l’habitude dans son métier de photographe de studio. « Je photographie un champ sous un certain éclairage rasant, mais je lui choisis un ciel totalement différent, retrouvant ces atmosphères surréalistes d'orage. C’est l’esprit du décor de cinéma en studio. » Avec ces images très fabriquées, nous sommes loin de l'instantané, plus proches de la peinture hyperréaliste. « Mais je veux que cela reste de la photographie, ou du cinéma en arrêt sur image, que l'on y croie. Je veille donc à rester dans la plus grande vraisemblance photographique possible : respect des ombres, des reflets, des défauts de la réalité. » Arrêter le temps… Dans le cas de ces prises de vue, ce n'est pas si facile. Prendre 400 vues ne se fait pas en 1/30 de seconde, mais plutôt en une heure minimum. Les cieux tourmentés n'attendent pas. Parfois la magnifique lumière d'une éclaircie ne dure que quelques minutes. À peine le temps de démarrer la série de clichés.
« J’essaie de fixer le temps dans toutes ses dimensions et dans toute sa richesse. Ce travail mené depuis trois ans est une forme d’introspection, comme un chemin initiatique qui me conduit maintenant aux gigantesques paysages urbains de New York. » Aujourd’hui se pose la question de l’exposition des hyperphotos. « Cela relève autant de l’installation que de la photographie. Le montrer en format réduit lui fait perdre de son intérêt, mais la dimension des images est telle qu'elle pose de nombreux problèmes techniques : taille des machines de tirage, support de collage, transport, dimensions des salles d'exposition … » Jean-François Rauzier y travaille et les collectionneurs sont aux aguets. A suivre …