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Lolita, fille des fifties Trudy Bolter Quand le roman de Nabokov devient le film de Kubrick, le passage d’une forme à l’autre sacrifie le style nabokovien faisant de la voix narrative d’Humbert Humbert une fontaine de délices …et de gags. Le personnage est sordide, mais sa voix appelle une sorte d’identification fondée sur le plaisir du texte. Tim Burton, David Lynch, ou Terry Gilliam auraient peut-être su construire un équivalent en multipliant les effets visuels. Mais James Mason, lourdaud en Humbert, et Sue Lyon, trop mûre en Lolita, ôtent au film de Kubrick le caractère loufoque, pétillant du roman. L’originalité saillante du modèle est diluée, ce qui permet de remarquer dans l’œuvre hybride qu’est l’adaptation des échos provenant de films et de codes de l’époque finissante, celle du cinéma classique américain régi par le Code Hays. Le Lolita de 1962 est bien une enfant des années cinquante. Nabokov, cinéphile ardent, et, dans sa jeunesse, scénariste et figurant dans le cinéma allemand1, s’inspire, tout au long de sa carrière littéraire, du cinéma 2. Lolita évoque plusieurs grands genres du cinéma américain : nous nous pencherons ici sur les mélodrames familiaux, les mélodrames sentimentaux construits autour du Grand Amour3, et les social problem films des années cinquante traitant d’adolescents rebelles, des genres poreux se donnant la main pour traiter d’un paradigme particulièrement prégnant à cette époque là, l’identité du père de famille, ses devoirs et ses écarts par rapport à une image idéale. A cause de la censure, Stanley Kubrick a évité les scènes de sexe et modifié l’âge du personnage Lolita, la vieillissant de deux ans et choisissant pour l’interpréter une adolescente qui apparait plutôt comme une femme jeune que comme une enfant. Ces modifications sont capitales.
Wylie, Barbara, “Nabokov and Cinema,” ch. 13 in Connolly, Julian W., ed. The Cambridge Companion to Nabokov, Cambridge: Cambridge UP, 2005, 217. 2 Selon Barbara Wylie, “Nabokov responded positively to the first major study of cinema in his work [Alfred Appel, Jr. Nabokov’s Dark Cinema, 1974 (NdA)] that the basic idea of [his] constantly introducing cinema themes and cinema lore, and cinematophors [could not be denied]” Wylie in Connolly, op cit, 216. 3 Laurent Jullier. Hollywood et la difficulté d’aimer. Paris : Stock (« Un ordre d’idées »), 2004. 1
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Le spectateur des années cinquante, formé par la censure L’auto-censure du cinéma américain, faite par une commission inter-studios, consistait à appliquer un code de conduite et de valeurs – le Motion Picture Production Code (ou MPPC), formulé en 1930, appliqué en 1934, évaluant le film selon le point de vue d’Américains-types très conservateurs (en général des catholiques), tels que se les figuraient les censeurs. Cette sorte d’étude (ou d’hypothèse) prospective de marché faite pendant les différentes étapes de la production visait à une homologation permettant de distribuer le film partout, sans risquer de boycott ou de condamnation susceptible de limiter le nombre d’entrées. Le Code Hays régit les représentations faites par le cinéma classique américain (cinéma parlant de 1930 à 1960 environ) : pas de « perversion, » pas de sexe interracial, de prostitution, de drogue, de scène de lit conjugal, pas de nu, ni de blasphème, et cetera. Et, surtout, pas de crime qui ne soit puni. Le catalogue est bien connu4. Dans le pays de la libre parole, la censure du cinéma par un Etat, une ville, ou un groupe, était justifiée par une vieille décision de la Cour Suprême (Mutual Film Corporation v. Industrial Commission of Ohio, 236 U.S. 230, 1915), selon laquelle le film était un produit industriel et non une œuvre d’expression ; les studios ont trouvé la solution de l’auto censure pour tenter de faire face à un patchwork incohérent de censures et donc de demandes de modification du produit, dans les différents marchés. Quelques décisions contraires formulées au début des années cinquante, et notamment la “Miracle Decision” (Joseph Burstyn, Inc. v. Wilson, 343 U.S. 495, 1952) attribuaient aux films leur statut d’œuvre expressive non soumise à la censure et ouvraient la voie à l’assouplissement et finalement à l’abandon du code. C’est en 1967 que prit fin le pouvoir officiel du Bureau (dit Hays Office, plus tard Breen Office) mais, depuis longtemps, les spectateurs avaient appris à induire et intrapoler toutes les informations et les évidences que le cinéma ne pouvait pas montrer : ainsi le sous-entendu est répandu. La musique codée « sexy » des saxophones jazzy remplace les détails charnels des scènes de sexe. Hitchcock a recours aux symboles freudiens élémentaires, l’entrée dans un tunnel ou la marée déferlant sur un rivage, pour compenser le manque de liberté : l’érotisme est ainsi appuyé par des moyens détournés, alors même que le baiser hollywoodien à bouche Attention aux résumés et commentaires en français dissertant sur « l’esclavage blanc » interdit dans le Code, ce terme white slave trade est un euphémisme qui désigne simplement la prostitution (cf : la traite des blanches). 4
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fermé reste obligatoire. L’arrivée de la télévision comme divertissement familial (dès 1950) et la concurrence et le modèle des films étrangers, ainsi que le mépris grandissant d’un public de plus en plus sophistiqué, conduisirent à la démolition du Code5. Les années cinquante furent une période paradoxale : American culture in the fifties was staid and repressive at the center […] but there was also a liberalism that survived from the New Deal and the war. This culture was also highly self-critical-pop sociology and psychology were virtual cottage industries - and alive with change at the margins...much of the popular culture- from the seamy , small-town setting of Peyton Place to the family melodramas of Douglas Sirk, took on a lurid, feverishly troubled cast.6
Des thèmes nouveaux sont abordés au cinéma, et, à plus forte raison, dans la littérature et au théâtre de Broadway, très médiatisés par des publications comme Time Magazine, hebdomadaire riche en articles pointus sur les arts et la culture des métropoles, et ailleurs. Les romans et pièces de théâtre, les articles de presse font partie de l’intertexte des films, de l’encyclopédie mentale du spectateur. Ainsi dans A Streetcar Named Desire (Tennessee Williams, 1947 porté à l’écran par Elia Kazan en 1951), l’homosexualité du mari de Blanche est tue dans le film, mais évidente pour un public ayant vu la pièce ou connaissant l’une des médiatisations de celle-ci. Le viol de Blanche montré de façon équivoque sur le plan visuel est néanmoins perçu sans ambiguïté. Ainsi des thèmes et des détails exclus par le Code étaient présents à l’esprit du spectateur, évoqués par des voies indirectes. Si Otto Preminger (producteur indépendant donc non soumis au Code) l’attaque tout au long des fifties en usant de mots interdits (« vierge » par exemple) et en abordant des thèmes prohibés (drogue, homosexualité)7, d’autres films suggèrent à mots cachés des troubles profonds du psychisme et du comportement humains. Les films adaptés par Elia Kazan de l’œuvre de Tennessee Williams à eux seuls traitent de nymphomanie, de folie, Pour les problèmes que rencontra Kubrick avec le Code, voir Vickers, Graham. Chasing Lolita: How Popular Culture Corrupted Nabokov's Little Girl All Over Again. Chicago, Chicago Review Press, 2007, ch. 3, “A very 50’s Scandal : Hurricane Lolita,” 41-54. 6 Sacvan Bercovich, ed. The Cambridge History of American Literature, vol. VII: Prose Writing, 1940-1990, Cambridge: Cambridge UP, 1999, 210. Pour les années cinquante, l’ouvrage de référence est David Halberstam. The Fifties. New York: Fawcett Books, 1994. Voir aussi: Kaplan. 1959 : The Year Everything Changed, Hoboken, NJ: John Wiley & Sons, 2009. 7Dans les films d’Otto Preminger, étaient introduits le mot « vierge » The Moon is Blue (1953) et les thèmes de la drogue (The Man With the Golden Arm, 1955) et de l’homosexualité- (Advise and Consent, 1962). Preminger a pris le risque de diffuser ses films sans les avoir munis de l’étiquette attestant leur conformité au Code : ils passèrent quand même. 5
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d’homosexualité, de cannibalisme (voir : Suddenly Last Summer, de J.L. Mankiewicz, 1959). Le public ayant l’habitude de les induire dans des œuvres les suggérant à mots couverts. confrontait parfois directement des contenus hardis. Quelques personnages et paradigmes des années cinquante Lolita représente un bras de territoire extrême mais toujours lié à un certain terrain thématique des fifties, friands de névrose, de pathologie, de crime, et de sexe. Ainsi Lolita se nourrit de thématiques déjà abordées ou suggérées, et notamment l’inceste et le paradigme du père soulevé dans les mélodrames de filiation. Dans le cinéma des années cinquante, James Dean et Marlon Brando créent un nouvel archétype, le personnage de l’outsider, le jeune homme paumé qui cherche sa place dans un monde décadent, voire corrompu, où les valeurs traditionnelles ont été évacuées ou atténuées, et notamment celles attachées au père, absent ou ayant abandonné son rôle. Peyton Place, 1956 – roman à grand succès de Grace Metalious, continue la tradition de la mise à nu des travers de la petite ville américaine (remontant aux débuts du 20e siècle et aux œuvres littéraires de Sinclair Lewis, par exemple8). Ce roman fut adapté pour l’écran dans une version édulcorée, mais facilement rapportée à l’original par des spectateurs qui savent lire entre les lignes du scénario pour retrouver le roman ou la pièce d’origine, comme ils l’ont fait pour certaines œuvres de Williams (A Streetcar Named Desire) et le feront plus tard pour Lolita. Le rebelle, le marginal, le teenager mal dans sa peau, cynique, sceptique à l’égard du système familial et politique, un Marlon Brando dans The Wild One, Lazslo Benedek, 1951, un James Dean dans Rebel Without a Cause ( Nicholas Ray, 1955), ou Sidney Poitier dans Blackboard Jungle (Richard Brooks, 1955 ) sont des personnages originaires des années cinquante qui réflétaient la montée de la délinquance juvénile, les gangs, le désarroi des parents face à une jeunesse en train de créer sa propre culture, teen culture, et bénéficiant de sa propre musique (Elvis Presley, par exemple). Nabokov et Kubrick présentent leur Lolita comme une sorte de personnage représentatif de la culture teenage, avec ses bouteilles de coca et le motif musical l’identifiant, qui pourrait appartenir à la bande-son d’un film pour adolescents, genre originaire de cette époque là. Dans le film de Kubrick, coupée du monde 8
Sinclair Lewis. Main Street (1922) et Babbitt (1922), par exemple.
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normal des gens de son âge, isolée dans une voiture avec son beau-père esclave et maître), Lolita est marginale à l’extrême et consciente de l’être, consciente aussi de l’illégalité de la relation, et de la responsabilité criminelle de Humbert, qu’elle utilise pour essayer de le plier à sa volonté. Jusqu’à l’annonce de la mort de sa mère, elle semble parfois savourer son état de hors la loi, victime quasi consentante d’un ravisseur qu’elle pense enlever à sa mère. L’inceste est une rupture de la filiation normale, un brouillage des rôles à l’intérieur de la famille, et la famille dysfonctionnelle est l’un des grands thèmes du cinéma américain des années cinquante. Le traitement de la famille dans certains films laisse apercevoir un questionnement et un réajustement des idées reçues. All that Heaven Allows, 1955, mélodrame de Douglas Sirk, pose le problème d’une veuve amoureuse d’un homme plus jeune qu’elle, parfaitement compatible, de classe sociale un peu moins cossue, très beau. Ses enfants la critiquent, car, en l’épousant, elle serait moins disponible pour eux, vendrait la maison familiale et « déshonorerait » le souvenir du mari mort, selon le fils, tyranneau égoïste et insupportable, lui-même sur le point de se marier. Un homme coureur de femmes de son milieu (la bourgeoisie de country club) la croit dominée par un appétit sexuel débridé et l’humilie. Elle doit casser le moule dans lequel veut la maintenir son milieu, surmonter le qu’en-dira-t-on de sa petite ville comparable au Ramsdale de Nabokov ou Kubrick, se révolter contre sa propre famille. Cette femme, jouée par Jane Wyman, mariée très jeune, doit accomplir un rite de passage (la révolte adolescente) qu’elle avait négligé, et trouver le courage de créer une nouvelle cellule familiale (un couple) selon ses propres désirs. Chez Sirk, cette problématique est traitée du point de vue de l’homme, mari et père, esclave de sa famille, dans There’s Always Tomorrow, 1958 .Ce film subversif nous donne le couple criminel et passionné de Double Indemnity, Billy Wilder, 1943, Fred MacMurray et Barbara Stanwyck, devenus mûrs. Lui est fabricant de jouets (dont « Rex le Robot, » symbole de l’emprise sur lui des automatismes de la société), elle est son ancienne employée, désormais grande patronne de la mode. Ils tombent amoureux et auraient pu partir ensemble, mais le fils tyranneau9 jouant le rôle des pères coléreux de la comédie latine, espionne le père et lui fait la morale. Abandonné par son amante, qui refuse de lui tendre la main pour l’aider à sortir du statu quo, le mari et père est condamné à une vie de routine, avec une femme qui l’infantilise et des enfants complètement égoïstes, gâtés jusqu’à la moelle. Histoire d’un 9
Joué, comme dans Tout ce que le ciel permet, par William Reynolds.
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amour adultère que l’on empêche de décoller (ce qu’il ne réprouve que modérément), ce film analyse le rôle d’un père et sa place dans une société de consommation où la mère, épouse sans passion, est obsédée par les désirs et les besoins de ses enfants. Dans ce film, comme dans d’autres, Sirk met en cause la famille nucléaire, en tant que contraignante, empêchant l’épanouissement de soi. Les mélodrames de Douglas Sirk ou de Vincente Minnelli traitent souvent d’un grand thème des années cinquante (et de tout le cinéma américain), le Père et la paternité, tendance à laquelle participe bien évidemment Lolita. Rebel Without a Cause ( Nicholas Ray, 1955) traite de l’abandon par les pères de leur responsabilité paternelle. Les trois adolescents au cœur du film ont tous des problèmes de père : Jimmy souhaiterait que son père soit davantage un homme, ne porte plus un tablier à volants et ne soit plus l’esclave de sa femme ; Socrate est complètement rejeté par un père qu’il ne voit jamais ; la jeune fille jouée par Natalie Wood est rejetée par un père qui craint d’être trop affectueux, lui disant qu’elle est trop âgée pour les caresses qu’il prodigue à son cadet. Ce manque de parents adéquats est l’un des moteurs des drames relatés. Le père est au centre d’un groupe de films structurés par un camaïeu d’ironies découlant de la triade récurrente d’un père et ses deux fils, rappelant, bien sûr, Caïn et Abel. East of Eden ( Elia Kazan, 1955), Written on the Wind ( Douglas Sirk, 1956) et, plus tard, Home from the Hill ( Vincente Minnelli, 1960) présentent la figure d’un père et ses deux fils, l’un « vrai », l’autre « faux. » Dans East of Eden , James Dean joue le fils dont la valeur n’est pas reconnue par un père borné qui n’a d’yeux que pour son frère, plus « sage » mais plus faible. Dans Written on the Wind, le père, un magnat du pétrole, réprouve son fils biologique, alcoolique et déséquilibré tandis que son jeune collègue, une sorte de fils adoptif est quasi parfait à ses yeux. Dans Home from the Hill, le fils bâtard est un rejeton digne du père, le fils légitime est, au début du récit, une mauviette, à la fin, un paria. Les pères dans ces scenarii sont critiquables : ils ont mal élevé leur fils, ou refusent de voir leurs qualités. Il est à noter que les « bons » garçons dans ces films – ceux à qui le scénario donne raison – ne sont pas seulement le meilleur des deux frères, mais aussi, de meilleurs pères ou substituts de pères, que leur frère ou leur papa ; protecteurs, prévenants, en un mot, paternels. Ce sont des mélodrames de filiation qui donnent au spectateur une sorte de « jeu des sept familles » dont
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les cartes sont à l’origine brouillées, tombant en place à la fin du récit, chacun retrouvant (dans l’esprit du spectateur) le rôle qui lui convient. Lolita fait partie de cette discussion intra-filmique conduite tout au long de l’histoire du cinéma américain sur la question du père et de la paternité, la relation pseudo-filiale HumbertLolita évoquant les autres problèmes de filiation dans le cinéma américain, surtout celles qui préoccupent les années cinquante. A quoi doit ressembler un père, comment faudrait il qu’il agisse pour être un bon père, quelles sont les responsabilités réciproque du fils et du père… Dans Lolita, il s’agit d’une fille et de son « père » qui n’en est pas un, avec lequel il n’existe aucun lien biologique (c’est la situation de Selena et de Lucas Cross, son beau-père, dans Peyton Place. L’intertexte dans le texte
Aucun film n’est totalement original, chacun se tenant sur les épaules de ses prédécesseurs, et l’imbrication palimpsestueuse de thèmes et d’images partagés ou empruntés nourrit la micro lecture. La lecture d’une séquence peut s’inspirer de l’histoire du cinéma , de ses codes évoluant selon les époques. Le sens d’un film ne se construit pas en circuit fermé, mais en mobilisant un jeu d’ombres, les références intertextuelles construites souvent délibérément par les réalisateurs, brassées dans leurs imaginaires, mais aussi dans celui du co-créateur essentiel appelé spectateur . Dans une optique historiciste, on peut s’essayer à une lecture du film se rapprochant le plus possible de celle qu’aurait pu faire un spectateur de l’époque. Une approche s’inspirant du cognitivisme s’attache à connaître l’encyclopédie mentale du spectateur, fournisseuse de cadres à travers lesquels les œuvres nouvelles sont filtrées, dans le processus structurant la réception10. Le délai entre la parution du roman de Nabokov et le film de Kubrick est long si on pense à Peyton Place, réalisé par Mark Robson un an après le roman source. Peu de spectateurs ignoraient les grandes lignes du roman, un succès de scandale, Ces connaissances permettent à Kubrick de déployer dès les premières séquences. l’une des structures récurrentes du film, le double-entendre. Un exemple : ses utilisations à foison du mot « normal », doté d’un effet Pour une approche du cognitivisme appliqué au cinéma, voir l’entretien de Laurent Jullier conduit par Bruno Corneiller en 2003 sur Cadrage.Net (http://www.cadrage.net/entretiens/cinecognition/cinecognition.html), ou se référer au livre de Laurent Jullier cité à la fin de cet article. 10
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comique immédiat. (La mise en scène s’inspire aussi du sens particulier qui s’attache à ce mot – les nombreuses visions d’une voiture entrant dans un panorama de petite ville ordinaire, les intérieurs ternes -sauf chez Quilty, dont le palais entassé évoque celui de Citizen Kane- les motels, stations service, et même le désert, filmés en noir et blanc, sont autant d’éléments maintes fois vus dans les films de série B ou à la télévision, alors que le récit ne traite que de l’anormal. ) Des exemples : venant de percevoir Lolita (dont la radio portable tenue à la main diffuse le « thème de Lolita » comme si cette musique émanait de sa personne) prenant un bain de soleil au jardin, Humbert justifie sa décision de louer une chambre chez Mme Haze, en citant ses « tartes à la cerise », « cherry » étant en langue américaine familière synonyme de « virginité. » Humbert, lisant au jardin, est excité par la vue d’une Lolita qui s’exerce au hula hoop : Charlotte Haze dit à Humbert, « See how relaxed you’re getting ! » en lui prenant en photo dans l’un des plans « triangulaires » récurrents cristallisant le quiproquo fondamental du mariage Charlotte/Humbert, un autre étant la séquence où Humbert, au lit avec Charlotte Haze, s’inspire de la photo de Lolita sur la table de chevet. Au bal du lycée, les amis de Charlotte soulignent leur « broad-mindedness » - on sait qu’il s’agit d’un mariage « ouvert ». Les noms d’endroits, comme le milk bar vendant des glaces, le « Frigid Queen » ou la colonie de vacances « Camp Climax » rentrent bien dans cette optique. Les occurrences multiples du double entendre, ou l’innuendo sont en phase avec les habitudes spectatorielles développées pour s’accomoder du Hays Code (et le contourner) . Grâce à la notoriété du roman, le spectateur sait d’avance qu’Humbert et Lolita seront des amants et s’attend à une possible scène de sexe. Kubrick joue avec lui, obéissant au Code (et en même temps soulignant la stupidité de ses exigences) dans la séquence du lit pliant11, nous faisant attendre le plus longtemps possible, en fait jusqu’au lendemain matin quand Lolita elle même prend l’initiative (le jeu de Charlie qu’elle apprend à Hum) – ressemblant en cela à sa mère, très entreprenante vis-à-vis d’Humbert12. Elle diminue ainsi son statut de victime, orpheline, appauvrie en tant qu’héritière par le mariage de sa mère avec Humbert, que ‘l’on suppose être le légataire universel de Charlotte Haze (comme le permet la loi américaine).
Dans l’édition Warner Home Video, « Stanley Kubrick Collection », vendue en Italie, il s’agit du chapitre 26, de 1h20 à 1h24 12 Dans l’édition Warner Home Video, « Stanley Kubrick Collection », vendue en Italie, il s’agit du chapitre 29, de 1h35 à 1h39). 11
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Mais, faisant ainsi, Lolita met en question la masculinité de son beau-père, et enfreint les codes amoureux – Humbert est dévirilisé par elle, comme auparavant par Charlotte Haze. Il fait le ménage et la cuisine, essayant de se prévaloir des droits d’un père « patriarchal » alors que son asservissement sexuel le prive de sa masculinité. Aucun d’eux n’est à sa place, par rapport à un schéma idéal des rôles familiaux - ou amoureux. Empêché par le Code finissant d’érotiser l’imagerie de la relation Humbert/Lolita , Kubrick fait appel aux codes scénaristiques du mélodrame familial ou de filiation, réflexion sur la nature et la responsabilité du père.
Revenons à la séquence du vernis à ongle. La perversion de la relation Lolita/Hum est indiquée par le brouillage des codes, en rappelant la scène dans Rebel Without a Cause où le père de Jimmy fait tomber un plateau et, vêtu d’un tablier à volants (celui que doit porter une femme, la mère) s’agenouille pour ramasser les objets tombés. Le fils veut constamment que le père « se relève » et dans les dernières minutes du film, le père reconquiert sa virilité, se tenant «debout » moralement et physiquement. Or, dans cette séquence de Lolita, juste après que la voix over de Humbert parle, en bon père de famille, d’avoir trouvé une école qu’il espère être susceptible de convaincre sa « fille » des vertus de la lecture, on voit le Dr Humbert, en position d’esclave, posant des cotons entre les doigts de pied de Lolita, étendue dans une attitude de princesse païenne (on pense aux héroïnes de Cecil B. DeMille dans les films bibliques des années vingt) – plus ou moins la même que dans la premîère image que nous donne d’elle le film. Mais Humbert n’arrive toujours pas à « posséder » cette image idéale. Jouant les pédicures, il brouille les genres et les statuts, montre sa servilité qui contraste avec le ton dominateur de ses discours embrouillés où se disputent le père répressif des années vingt et l’amant jaloux. La passion de l’amant contraste avec la froideur et la maîtrise de soi de Lolita, qui elle, se prévaut du discours codé d’une adolescente désireuse de son indépendance, cherchant à se libérer d’un père vieux jeu. L’ antagonisme des partenaires mal assortis emprunte le vocabulaire du « conflit des générations », l’une des thématiques préférées de l’époque. Lolita, manipulatrice, prend le contrôle absolu quand elle évoque la pièce que jouera son lycée, commençant « I want you to be proud of me… » se comportant
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donc comme une parfaite fille vis à vis de son papa, et en même temps offrant une récompense érotique au faux-père qui doit lui accorder la faveur demandée. La relation Lolita/Humbert est développée dans quelques séquences, d’une manière magistrale par Kubrick (inspiré peut-être par la célèbre séquence d’une minute dans laquelle Orson Welles décrit les étapes du mariage en décomposition progressive de son Citizen Kane). Elle est traitée dans un langage cinématographique en cohérence avec celle de certains mélodrames des années cinquante. Pourrait - on avancer que Lolita, spectatrice de films américains exclusivement, domine la situation à cause de sa compréhension détaillée des codes cinématographiques des années cinquante ? Ainsi Humbert se présente comme un père mais n’en est pas un « vrai »(c’est le paradigme animant d’autres films de l’époque), Lolita se rebelle contre l’autorité paternelle (un grand thème de l’époque), fictive certes, et craint d’être envoyée en maison de redressement (rappelant peut-être le rôle joué par Nathalie Wood dans Rebel Without a Cause, personnage arrêté pour « vagabondage » que nous rencontrons pour la première fois dans un commissariat). Lolita, qui trouve « normal » de coucher avec son beau père tant que sa mère est en vie, est transformée par la nouvelle de la mort de Charlotte, et l’absence de « somewhere to go back to, » en orpheline pitoyable comparable aux petites héroïnes de Griffith, dans Broken Blossoms 1919, par exemple, personnage martyrisé par un père violent. La perversion d’Humbert est la pédophilie, mais celle-ci s’exprime maquillée en inceste, sous couvert d’une paternité feinte : Kubrick fait appel aux codes du mélodrame des années cinquante et l’habitude spectatorielle qu’ils ont engendrée, consistant à se poser la question de savoir si le père proposé par un scénario, est un « bon » père, un « vrai », ou un faux. Au tomber des masques à la fin du film, Humbert se déclare en amant véritable, demande à Lolita de partir avec lui, et lui restitue sa « mère « sous forme de l’argent issu de la vente de la maison de Mme Haze. Avouant son amour sans masque, à une Lolita, devenue adulte ou se comportant ainsi, Humbert agit en même temps d’une manière paternelle, et n’exploite plus sa fragilité . S’incarnant en amoureux « honnête » il devient par là même un bon père : l’écheveau de rôles tordus est démêlé. (Et Lolita, réconfortant Humbert sanglotant, se comporte vis de lui comme la mère qu’elle est destinée à devenir). Redistribuant les rôles, la fin du scénario reconstruit en mieux la « famille » Humbert/Haze, tout en l’anéantissant.
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En même temps, le Lolita de Kubrick tient du mélodrame sentimental basé sur le concept du Grand Amour qu’exalte le cinéma classique américain. Les deux musiques qui dominent le film – le “Lolita Ya Ya” de Bob Harris et les musiques de mélodrame composée par Nelson Riddle – évoquent un film de teenager entrant en collision avec un film d’amour comme ceux de Douglas Sirk à la musique envahissante et hyper-expressive13. En un sens, Humbert Humbert est, autant que Charlotte Haze à la recherche du grand amour façon « cinéma américain. » C’est également le cas de Lolita. La grande histoire, que le film ne raconte que de manière indirecte, est l’amour de Quilty qui anime Lolita, manipulant sans cesse son beau-père pour pouvoir rejoindre son bien-aimé. Quilty incarne la paranoïa et la mauvaise conscience de Humbert, qu’il harcèle, mais c’est aussi un rival heureux dont les agissements ont été facilités par son amoureuse, qui est également une fan, ou groupie. Lolita, semblable à sa mère, voit en Quilty le génie littéraire, un archétype doté dans le cinéma américain d’un grand pouvoir de séduction. Quilty, l’artiste populaire réussi, qui écrit pour la télévision, est comparé à Humbert, traducteur d’œuvres esotériques, dont l’ouvrage principal est en réalité le journal, archivant sa folie- c’est l’écrivain maudit, raté14. Mais, en fin de compte, Humbert arrive à ressentir pour Lolita de l’amour « vrai, » semblable au sentiment qu’éprouve à son propre égard Mme Haze, ou Lolita pour Quilty. Quilty est la face cachée de Humbert, mais Humbert est aussi la face cachée de Lolita. En effet, le film de Kubrick évoque La Ronde (1950) de Max Ophuls, film dans lequel chacun est amoureux, mais jamais de celui qui l’aime. Lolita est l’histoire de différents échecs amoureux : celui de Charlotte Haze, utilisée par Quilty comme par Humbert pour se rapprocher de sa fille ; celle de Lolita, dont l’amour est rejeté par Quilty, qui ne cherche qu’à l’instrumentaliser. La fin du film nous livre une sorte de happy end très conformiste, très « fifties. » Mariée avec un garçon modeste mais correct, sur le point de devenir mère, le film permet à Lolita de survivre, de se ranger (comme les garçons rebelles et marginaux des années cinquante, Pour un exemple de l’utilisation de la musique chez Sirk, voir You Tube, http://www.youtube.com/watch? v=DBH97bWmAfM, « All that Heaven Allows, Douglas Sirk 1955-Rock Hudson Makes His Declaration to Jane Wyman. » Voir aussi sur Wikipedia (en anglais) « Beach Party Film » http://en.wikipedia.org/wiki/Beach_party_film. Les cheveux blonds de Sue Lyon évoquent la virginale Sandra Dee, vedette de certains films pour teenagers. Pour un aperçu des teen films de l’époque, aller sur You Tube à l’adresse http://www.youtube.com/watch?v=dZe-_flwBMg, « Annette Funicello-Surfin’ » 14 Car Lolita est aussi un « writer film », genre très répandu dans le cinéma américain.Voir BOLTER, Trudy, Figures de l’écrivain dans le cinéma américain : itinéraires de la « voix baladeuse », Rennes, PUR, 2003, et notamment les chapitres 2 (« L’écrivain héros et démon ») et 4 (« L’esthétique populiste »). 13
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Sidney Poitier dans Blackboard Jungle ( Richard Brooks, 1955), ou Marlon Brando dans The Wild One ( Laszlo Benedek, 1954 ) mais, dans le roman, Nabokov, rejetant le happy end, la fait mourir en couche comme pour souligner l’impasse amoureuse de tous ces personnages, et la stérilité du grand amour narcissique glorifié par le cinéma américain. L’excès et l’enflure de ces sentiments, que l’on peut éprouver devant n’importe quel objet, convenable ou non, ne mènent qu’à l’errance et la mort. C’est son commentaire sur le cinéma américain en général et, en particulier, celui des années cinquante, dont l’un des moteurs essentiels est le grand amour. Dans All that Heaven Allows, Douglas Sirk permet à son héroïne, une veuve, de braver les diktats familiaux et préjugés de la petite ville pour trouver le bonheur avec un homme plus jeune qu’elle. Dans Lolita, la situation est extrême à cause de la très grande différence d’âge et de l’inversion des rôles masculin et féminin (l’homme est un veuf d’âge mûr, la femme est une nymphette), mais elle est à bien des égards l’analogue de ce film phare des années cinquante, dont les personnages de Kubrick semblent désirer faire revivre le scénario. ©Trudy Bolter 2009 Bibliography BERCOVICH, Sacvan, ed. The Cambridge History of American Literature, vol. VII: Prose Writing – 1940-1990. Cambridge: Cambridge UP, 1999. BOLTER, Trudy Figures de l’écrivain dans le cinéma américain : itinéraires de la « voix baladeuse », Rennes, PUR, « Le Spectaculaire », 2003, CONNOLLY, Julian W. ed. The Cambridge Companion to Nabokov, Cambridge: Cambridge UP, 2005. HALBERSTAM, David. The Fifties. New York: Fawcett Books, 1994. (ouvrage repris dans David Halberstam’s The Fifties, série de six vidéocassettes diffusée en 1997 par A & E Home Video, toujours vendue d’occasion sur Amazon.com) JULLIER, Laurent. Cinéma et cognition. Paris : L’Harmattan (« Ouverture philosophique »), 2002. JULLIER, Laurent. Hollywood et la difficulté d’aimer. Paris : Stock (« Un ordre d’idées »), 2004.
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KAPLAN, Fred. 1959: The Year Everything Changed. Hoboken, NJ: John Wiley & Sons, 2009. Michael S. KIMMEL. & Amy ARONSON. Men and Masculinities. Santa Barbara: ABC Clio Ltd., 2003. VICKERS, Graham. Chasing Lolita: How Popular Culture Corrupted Nabokov's Little Girl All Over Again. Chicago: Chicago Review Press, 2007.