Les Livres, Rosanvallon Et La Russie

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essais

Vendredi 19 septembre 2008

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KILLOFFER

Sortir du désenchantement démocratique Pierre Rosanvallon explore les nouvelles figures de la légitimité politique ’idée que les démocraties sonten crise, depuisla chute du Mur de Berlin, est omniprésente et suscite un intense débat : est-ce le fait de la crise économique, de l’impuissance des politiques ou encore d’un individualisme forcené qui détruirait le lien social ? L’originalité du travail de Pierre Rosanvallon est de proposer des clefs d’analyse pour comprendre les récentes

L

La Légitimité démocratique Impartialité, réflexivité, proximité de Pierre Rosanvallon Seuil, « Les livres du nouveau monde », 368 p., 21 ¤.

transformations de la démocratie. Dans La Contre-démocratie (Seuil, 2006), l’historien avait décrypté une double tendance : d’un côté, l’expansion d’une activité dite « contre-démocratique » (contrôle, surveillance, pression…) de citoyens moins passifs qu’on ne le dit ; mais aussi, de l’autre, la fragilisation inquiétante de la politique institutionnalisée, marquée par une certaine désaffection électorale. D’où le risque d’une « impolitique » : le « citoyen-surveillant » tendrait à éclipser le « citoyen-électeur ». Pour comprendre cette tension, Rosanvallon rappelle aujour-

d’hui, dans La Légitimité démocratique, la fausse évidence du principe « majoritaire ». En théorie, en effet, tout semble simple : la légitimité du pouvoir démocratique découle de la volonté librement exprimée par le peuple. Pourtant, on sait que, en fait, cette volonté n’est jamais « générale » : la majorité n’est qu’une fraction, même dominante, du peuple. A l’époque où s’impose le suffrage universel, le problème est esquivé. Mais, dès les années 1880, ce modèle vacille : en France ou aux Etats-Unis, les vertus du vote ne vont plus de soi. L’antiparlementarisme, la dénonciation des partis, la critique du clientélisme marquent une crise de la légitimité électorale. Rosanvallon montre comment ces difficultés ont conduit les démocraties à mettre en place un « système de double légitimité » : si l’élection reste le principe clé, on assiste, depuis la fin du XIXe siècle, à la montée en puissance de l’administration publique. La création du service public à la française et l’élaboration d’une administration rationnelle aux EtatsUnis sont aussi des réponses aux défaillances de la légitimité électorale. Alors que l’administration avait été conçue comme dépendante du politique, les scandales de corruption et de népotisme conduisent à lui conférer la tâche

de garantir, à sa façon, la quête impartiale et désintéressée du « bien commun ». Mais, dans les années 1980, le système entre en crise. Celle-ci serait liée à l’évolution de l’économie et de la société vers un modèle plus « individualisé ». La rhétorique néolibérale aurait en outre contribué à miner l’idée que le pouvoir administratif incarnerait l’intérêt général, tandis que des citoyens mieux éduqués devenaient plus critiques. A quoi s’ajoute une « désacralisation de l’élection » : l’idée du peuple en est venue à désigner l’addition de situations de « minorité », liées aux souffrances d’un « peuple invisible » marqué par la précarité.

La thèse de Rosanvallon est que ces difficultés ont imposé la naissance de trois nouvelles formes de légitimité, dont il propose une conceptualisation novatrice. Chacune est porteuse d’avancées démocratiques, mais aussi de perversions. Elles visent à corriger les limites de la démocratie électorale afin de mieux prendre en compte la totalité des citoyens, et non à brider le pouvoir démocratique.

Extrait

aussi ténue entre les formes d’un développement positif de l’idéal démocratique et les conditions de son dévoiement. C’est là où les attentes des citoyens sont les plus fortes que les conduites politiciennes peuvent dorénavant être les plus grossièrement dévorantes. D’où l’impérieuse nécessité de constituer la question en objet permanent de débat public. Faire vivre la démocratie implique plus que jamais de porter un regard constamment lucide sur les conditions de sa manipulation et les raisons de son inaccomplissement. »

« La Légitimité démocratique » (page 316) « C’est désormais sous les apparences d’affables communicants, habiles metteurs en scène d’une proximité calculée, que peuvent renaître d’anciennes et terribles figures du retournement de la démocratie contre elle-même. En effet, jamais la frontière n’a été

« Impartialité radicale » Ainsi, ce que Rosanvallon nomme la « légitimité d’impartialité » s’incarne dans les « autorités indépendantes ». Par exemple, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) appa-

raît en 1978 suite à l’émotion suscitée par le projet du gouvernement d’attribuer un numéro d’identité à chaque citoyen et d’interconnecter sur cette base tous les fichiers de l’administration. Sur ces caslà, Rosanvallon soutient que l’impartialité répond bien à une aspiration démocratique : la vocation des autorités indépendantes est de créer une « société d’impartialité radicale ». Le meilleur exemple récent en est la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde). De même, Rosanvallon explore les promesses de la « légitimité de réflexivité », qui consiste en des mécanismes correcteurs et compensateursde la démocratie électorale. Ainsi, les institutions vouées au contrôle de constitutionnalité ont un sens démocratique : en réactivant la « mémoire collective » des droits et des principes fondamentaux, les Cours constitutionnelles rappellent au pouvoir issu des urnes que le souverain ne se limite pas à son expression majoritaire. Mais la « réflexivité » passe aussi par les mouvements sociaux, les sciences sociales, ou les théories de la démocratie… Enfin, la « légitimité de proximité » éclaire le lien de confiance que le pouvoir doit tisser avec des citoyens soucieux de dignité et de reconnaissance : la « police de proximité » en est un exemple. Cet-

te attention au concret et à la diversité des situations peut participer d’une quête de légitimité démocratique ; elle répond aussi à l’idée qu’aucun citoyen ne doit être oublié, que la démocratie ne s’épuise pas dans l’élection. Mais la proximité a aussi ses perversions, dont la « pipolisation » des politiques est le cas le plus caricatural. Sur ce dossier, Rosanvallon offre de riches aperçus tirés de l’actualité, sans toutefois retracer la genèse des évolutions récentes en matière de communication politique, notamment sous l’influence du New Labour de Tony Blair. Rien n’est donc joué, prévient Rosanvallon, dans ces nouvelles formes de légitimité. A ses yeux, il serait désastreux que la complexification et le « décentrement » salutaires des démocraties décrédibilisent la politique comme confrontation électorale des programmes et des valeurs. Car l’urgent est bien de « repolitiser » nos démocraties : les nouvelles légitimités ne trouveront leur pleine portée émancipatrice pour la communauté politique que dans ce cadre. Là réside l’intérêtde l’approche de Rosanvallon : contre une vision restrictive qu’il rejette sous le nom de « libéralisme frileux », il souligne que la sortie du malaise démocratique passe aussi par la réhabilitation de vrais clivages politiques. a Serge Audier

« Nouveau » contre « vrai » Durkheim ? Regards transatlantiques sur le fondateur de la sociologie lors que l’on célèbre le 150e anniversaire de la naissance d’Emile Durkheim (1858-1917), l’œuvre du sociologue continue desusciter des interprétations contradictoires. Durkheim toujours vivant ? La question pourrait prêter à sourire, à propos d’un auteur avant tout considéré comme le vénérable ancêtre de la sociologie,le« pèrefondateur »deladiscipline, un statut qui suscite plus souvent de la déférence scolaire que de grands débats d’idées. La parution de l’ouvrage de synthèse dirigé par Bernard Valade Durkheim. L’institution de la sociologie, permet de faire un point sur la réception internationale de cette œuvre. Cette réception s’est

A

Rencontre avec...

Jacques

VILLEGLÉ à l’occasion de l’exposition :

« Jacques VILLEGLÉ Une comédie urbaine »

Samedi 20 septembre 2008 à partir de 17h00 Métro : Hôtel de Ville, Châtelet, Rambuteau,

longtemps présentée sous la forme d’un diptyque. Sur le premier panneau, c’est l’auteur des Règles de la méthode sociologique (1895) et du Suicide (1897) que l’on distingue : un rationaliste exigeant, désireux de « traiter les faits sociaux comme des choses ». Lui faisant face, cette affirmation, répétée depuis De la division du travail social (1893) : une société se doit d’assurer l’intégration de ses membres à des groupes et la régulation de leurs désirs. Ainsi la sociologie se trouvait-elle définie à la fois comme une science des institutions et une science de la morale. C’est pourtant autour de l’interprétation d’un autre livre classique, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, que se structure aujourd’hui le débat durkheimien. Consacré en 1912 aux rites et aux mythes des aborigènes australiens, l’ouvrage est réédité ces jours-ci. Longtemps considéré, pour reprendre les termes de Christian Baudelot et Roger Establet, comme un de ces « splendides monuments, irrémédiablement datés, situés, morts » qui jalonnent l’œuvre de Durkheim, ce livre provoque maintenant un regain d’intérêt. Durkheim y apparaît en

effet comme un sociologue attentif à l’expérience du sacré et aux rites (religieux ou laïcs, comme les fêtes…) auxquels participent les individus, autant qu’à leur obéissance à la règle. A la fin des Durkheim. L’institution de la sociologie dirigé par Bernard Valade PUF, « Débats philosophiques », 176 p., 12 ¤.

Les Formes élémentaires de la vie religieuse d’Emile Durkheim Nouvelle préface de Jean-Paul Willaime, PUF, « Quadrige », 648 p., 16 ¤.

années 1960, Erving Goffman, célèbre figure de l’école de Chicago, avait déjà souligné cet aspect de l’héritage durkheimien. Il y puisait pour observer la « mise en scène » de la vie quotidienne : les règles de politesse, par exemple, lui apparaissaient comme des rites de « réparation » permettant aux individus de « sauver la face ». Plus récemment, aux EtatsUnis, plusieurs études ont insisté sur cette dimension. Elles dessinent les traits d’un « nouveau Durkheim » pour lequel « l’effer-

vescence » rituelle est tout aussi nécessaire à la cohésion sociale que le respect des normes. Etonnant retour à l’origine, quand on sait que c’est justement en anglais que Durkheim, reprenant les termes des observateurs britanniques, décrivait, presque horrifié, les scènes de débauche et d’effervescence sauvage (« of the wildest excitement ») auxquelles donnait lieu le corrobori australien : lors de ces fêtes saisonnières, les aborigènes faisaient l’expérience des forces supérieures qui les entouraient. Derrière ce sacré, Durkheim ne décela rien moins que la société elle-même. L’ouvrage collectif dirigé par Bernard Valade illustre bien le clivage entre ces deux lectures de l’œuvre durkheimienne. Ainsi le sociologue Raymond Boudon commente la thèse du « nouveau Durkheim » et lui oppose celle d’un « vrai » Durkheim, rationaliste et méthodologue. Ici se dessine donc en creux la distance qui sépare désormais les études durkheimiennes en France et aux Etats-Unis. a Gilles Bastin Signalons aussi la réédition de La Prohibition de l’inceste et ses origines (Petite bibliothèque Payot, 141 p., 7,5 ¤).

Peut-être une histoire d’amour Martin Page roman

Éditions de l’Olivier

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8 /e s s ai s

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Staline en gangster caucasien Une passionnante enquête sur la jeunesse du Petit Père des peuples u passé faisons table rase ! Staline avait fait sience slogan. Aufaîte de son pouvoir, le maître du Kremlin avait horreur qu’on fouille son passé. Quand les jeunesses communistes lui soumirent en 1938 un ouvrage sur ce thème, la réponse tomba comme un couperet : « Je conseille de brûler ce petit livre. » Et quand fut publiée dix ans plus tard une biographie officielle, l’intéressé fixa lui-même la place réservée à ses vingt premières années : quarante lignes. Les curieux étaient donc prévenus. Ils eurent d’ailleurs le plus grand mal à enquêter sur le sujet. « Sur son enfance et sa jeunesse, il n’y a guère d’éléments d’appréciation dignes de foi, ni souvenirs de parents, ni mémoires de témoins, ni papiers de famille,ni lettresintimes,ninotesscolaires,ni essaisd’adolescent »,déplorait Boris Souvarine, auteur en 1935 de la première vraie biographie critique. Souvarine avait tort. Les docu-

D

Le Jeune Staline de Simon Sebag Montefiore Traduit de l’anglais par Jean-François Sené, Calmann-Lévy, 506 p., 25,90 ¤.

ments existent. Ils sont même fort nombreux. Encore fallait-il pouvoir les consulter. Du temps de l’URSS, les meilleurs biographes – notamment Robert Conquest – se sonttous heurtésà l’omertaofficielle. La plupart des interdits sont désormais levés. Les boulimiques des archives peuvent donc travailler en paix. Le Britannique Simon Sebag Montefiore appartient à cette espèce. On le savait depuis La Cour du tsar rouge (éd. des Syrtes, 2005), passionnante description de la vie quotidienne dans le Kremlin des années 1930. On en a la confirmation dans ce Jeune Staline, pour lequel il a sillonné neuf pays et vingt-trois villes. Il s’est notamment rendu partout où son héros était passé : à Moscou, mais aussi à Gori, en Géorgie, où Iossif Djougachvili est né le 6 décembre 1878 (et non en 1879 comme il le prétendit toute sa vie), à Tbilissi, sur les pas du séminariste féru de poésie géorgienne,maisaussiàBakou,enAzerbaïdjan, où le jeune homme passa « d’apprenti à artisan de la Révolution » tout en travaillant dans les raffineries Rothschild. Au cours de ces voyages, l’historien a déniché quantité de mémoires inédits, miraculeusement sauvés du pilon. Il a aussi rencontré quelques témoins d’un autre temps, comme cette femme de 109 ans à lamémoire intacte quifut

Staline photographié en mars 1908 par les services du tsar. rue des archives/rda la belle-sœur du Petit Père des peuples… Même s’il n’est pas le premier à tenter l’exercice (1), il brosse du jeune Staline le portrait le plus complet qui ait été publié à ce jour. C’est au passage un tableau formidablement vivant du Caucase de l’époque, où l’on croise des paysans maldégrossis, despopesunpeuterrifiants, des barons du pétrole et tout un tas de personnages à l’honnêteté douteuse. Au milieu de cette foule interlope, Staline, donc. Ou plutôt Sosso, car il n’adopta définitivement le

pseudonyme de Staline qu’en 1917. L’image qu’en donne Montefiore est celle d’une petite frappe qui, après une enfance à la Dickens – père cordonnier et alcoolique au surnom évocateur : « Besso le dingue » –, devint en quelques années un vrai personnage de western. Après son renvoi du séminaire – sans doute pour frasques sexuelles et non pour propagande marxiste, comme l’affirmèrent les biographies officielles –, Staline trouva un emploi de météorologue à l’observatoire de Tbilissi. Simple cou-

verture, qui cachait une vie proche de celle d’un « parrain de la mafia ». Ses spécialités ? Hold-up, racket, contrefaçon, enlèvements. Il avait pour cela un homme de main : l’incontrôlable Kamo, qui n’hésitait pas à tuer si nécessaire… L’étonnante impunité dont jouit le jeune gangster – comme plus tard la facilité avec laquelle il s’évadade prisonoudeSibérie –nemanquapasd’éveillerlessoupçons:Staline aurait travaillé pour l’Okhrana, la police secrète du tsar. Après d’autres, Montefiore balaie la

rumeur. Staline était doué, voilà tout. Il savait comme personne semer les limiers les plus aguerris. Grâce à ses identités multiples – il avaitunequarantainedepseudonymes. Grâce aussi à ses talents en matière de travestissement. Plus d’une fois, Staline dut son salut à une robe ou à une perruque… De telles qualités ne pouvaient pas laisser indifférents les professionnels de la révolution. Lénine, qui le rencontra en 1905 lors d’une réuniondu parti bolchevique, comprit très vite ce qu’il pourrait attendre de cet « as de la conspiration ». Le parti avait besoin d’argent et ses chefs n’étaient pas regardants sur lesméthodes. Or Staline n’avaitpas son pareil pour braquer une banque ou une diligence… L’un de ses « coups » les plus fameux fut l’attaque de la Banque d’Etat à Tbilissi en juin 1907. Un casse meurtrier mais lucratif, qui rapporta l’équivalent de 3 millions d’euros. La presse étrangère s’en fit l’écho.« Catastrophe »,titra lequotidien français Le Temps, sans se douter que l’homme de 28 ans responsable de cette « catastrophe » régnerait pendant trente ans sur le plus grand empire du monde. On comprend mieux désormais pourquoi Staline répugnait à parler de sa jeunesse. a Thomas Wieder (1) Rappelons, en français, le synthétique Staline de Jean-Jacques Marie (« Naissance d’un destin », Autrement, 1998).

Le grand livre de la censure soviétique la mort de Staline, en 1953, tandis que des centaines de milliers de « zeks » commençaientàsortirdel’enfer dugoulag, la poétesse Anna Akhmatova constatait que « deux Russies » se trouvaient désormais face à face : « celle qui a été mise en prison et celle qui l’y a mise ». Neuf ans après la belleétude qu’elleconsacra àlapremière (Pour votre liberté et pour la nôtre, Robert Laffont, 1999), c’est à laseconde queCécile Vaissié s’intéresse aujourd’hui. Non plus la Russie des dissidents, donc, mais celle de leurs censeurs, ces « ingénieurs des âmes en chef » qui régentèrent la littérature soviétique pendant un demi-siècle. Un « ingénieur des âmes » : c’est ainsi que Staline voyait l’écrivain. Il revint à Jdanov, alors responsable de l’idéologie au comité central, d’expliciter la formule. « Les ingénieurs des âmes, souligna-t-il lors du congrès fondateur de l’Union des écrivains, en 1934, ont

A

pour tâche de remodeler et d’éduquer idéologiquement les travailleurs dans l’esprit du socialisme. » Voilà pour la mission. Reste à savoir comment elle fut remplie. C’est l’objet de cette somme, aride mais impeccablement documentée, qui raconte quelques disgrâces célèbres dont les victimes s’appellent Zochtchenko (1946), Pasternak (1958), Siniavski et Daniel (1966), Soljenitsyne (1969) ou Tvardovski (1970). Principalconstat:l’extrêmecomplexité du système. Des « rédacteurs »employésparlesrevues littérairesau comité central du parti, en passant par le KGB, dont l’influence augmenta avec les années, pas moins de cinq instances (douze sous Brejnev) pouvaient exiger des modifications dans un manuscrit ou empêcher une parution. Sans renoncer à élucider le rôle précis de chacun de ces organes dansl’encadrementdu« champlittéraire », Cécile Vaissié s’est avant

tout efforcée de retracer les carrières des onze « ingénieurs des âmes » qui se succédèrent à la tête del’Unionde 1944à 1986. Cet exercice de biographie collective fait apparaître des destins souvent similaires. Ceux de jeunes prodiges des lettres couronnés de médailles, qui se transformèrent peu à peu en apparatchiks serviles Les Ingénieurs des âmes en chef Littérature et politique en URSS (1944-1986) de Cécile Vaissié Préface de Claude Lefort, Belin, 528 p., 26 ¤.

parfois prêts à « corriger » leurs propres œuvres pour conserver leurs privilèges. Le cas le plus tragique est sans doute celui d’Alexandre Fadeïev, l’un des écrivains soviétiques les plus célèbres depuis La Défaite, salué à sa sortie en 1927 comme un

chef-d’œuvredela « littérature prolétarienne ». Critiqué pour n’avoir pas suffisamment magnifié le rôle du parti dans son roman La Jeune Garde, il prend en 1951 un « congé créatif » pour en réécrire des chapitres entiers, avant de se muer, à la mort de Staline, en contempteur des méthodes qu’il avait défendues auparavant. Alcoolique au dernier degré, il se suicidera au lendemain du XXe congrès, en 1956, en laissant cette dernière lettre, qui résume à elle seule le drame intime des maîtres censeurs des lettres soviétiques : « La littérature est ce qu’il y a de plus sacré, mais elle est offerte en pâture aux bureaucrates et aux éléments les plus retardés du peuple. (…) Ma vie en tant qu’écrivain perd tout son sens. Je quitte cette vie avec unejoieimmense,commeonse débarrasse d’une existence ignoble, dans laquelle on se heurte à la vilenie, au mensonge et à la diffamation. » a T.W.

L’épopée russe de Boris Jitkov Suite de la première page L’œuvre est ressuscitée en 1999 en Russie. La critique le qualifie alors de dernier grand roman russe dans la lignée de Guerre et Paix de Tolstoï, du Docteur Jivago de Boris Pasternak – lequel considérait Viktor Vavitch comme le meilleur roman russe sur la révolution de 1905 – et de Vie et destin de Vassili Grossman. Impossible de ne pas songer, au sujet de Viktor Vavitch, au devenir contrarié du roman de Grossman, terminé en 1962, censuré par le pouvoir communiste, considéré comme perdu, dont les brouillons refont surface en 1980. Comme dans Vie et destin, Jitkov se repose sur la grande histoire pour mettre en scène le parcours tragique de deux familles, les Vavitch et les Tiktine, fracassées par le pouvoir tsariste et l’Okhrana, sa police secrète. A l’instar du grand œuvre de Grossman, Viktor Vavitch ne pouvait non plus tromper la censure communiste. On ne choisit pas impunément un antihéros com-

me Viktor Vavitch, carriériste cynique et faible qui rêve d’une carrière de militaire et intègre la police, comme personnage central de son roman. On ne peut, sans conséquence, faire dire à un autre personnage, Sandra Tiktine, sceptique devant la révolution Viktor Vavitch de Boris Jitkov Traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard et Jacques Catteau, Calmann-Lévy, 746 p., 25 ¤.

en marche : « Pourquoi forcément les ouvriers ? Pourquoi pas tous les hommes ? Pourquoi les ouvriers sont-ils le sel de la terre ? Ils sont ouvriers parce qu’ils… ne peuvent pas faire autre chose, sinon ils seraient procureurs. » Qui est Boris Jitkov, cet immense écrivain sorti miraculeusement des griffes de l’oubli ? La réponse nous est donnée dans une introduction précise et lumineuse des deux traducteurs du roman, Anne Coldefy-Faucard et Jacques Cat-

teau. Boris Jitkov est né en 1882 dans une famille de l’intelligentsia juive. Son père enseigne les mathématiques, sa mère est musicienne. Boris Jitkov étudie plus tard les mathématiques, la chimie et la construction navale, parcourt le monde en bateau. Il enseigne après la révolution d’Octobre la chimie et le dessin industriel dans des universités ouvrières. Il vient tardivement à l’écriture, après 40 ans, publiant à partir du milieu des années 1920 des romans pour la jeunesse qui remportent un grand succès. Un seul de ses romans a été traduit en France, Les Marins fantômes (Gallimard jeunesse). Un point de la biographie de Jitkov attire plus particulièrement l’attention. En 1905, il fabrique des bombes pour un groupe de défense contre les pogroms. Cet événement pèse de tout son poids dans Viktor Vavitch, qui n’est pas seulement le roman du désespoir ouvrier, mais aussi une charge furieuse contre l’antisémitisme russe, énoncée avec une for-

ce et une crudité qu’on croyait, dans les années 1930, l’apanage de la seule littérature yiddish. Cette plaie antisémite entretenue par le régime tsariste ne demande qu’à être prolongée par le communisme, et cet état des lieux doit plus à une expérience vécue qu’à la seule intuition. Dans Viktor Vavitch, la révolution de 1905 est envisagée à la lumière de celle de 1917, dont l’auteur est revenu depuis longtemps. L’ombre du « Potemkine » L’écriture originale, unique, atypique de Boris Jitkov compose un récit éclaté, mosaïque d’une douzaine de personnages dont les destins s’entrechoquent. Cette construction étoilée se révèle un véritable défi lancé aux conventions romanesques, et réclame au lecteur une patience et une attention soutenues. On pense aux expérimentations de John Dos Passos dans sa trilogie romanesque U.S.A., écrite durant la même période que Viktor Vavitch. Et surtout à la technique du montage

cinématographique heurté élaborée par Sergueï Eisenstein dans les années 1920. L’ombre du Cuirassé Potemkine plane d’ailleurs sur Viktor Vavitch. Eisenstein rêvait de faire de son film une grande fresque sur la révolution de 1905 avant de se concentrer, faute de temps, sur le seul épisode de la mutinerie des marins du Potemkine. Boris Jitkov parvient à concrétiser ce que le grand réalisateur soviétique esquisse tout juste : une épopée cosmique qui se refuse le plus souvent à dater et à nommer les lieux. Boris Jitkov ne se dérobe jamais à sa tâche d’historien, mais son talent de romancier révèle une dimension prophétique qui fait de son roman un chef-d’œuvre. Viktor Vavitch raconte le dénuementdeshommescontrelestotalitarismes, hier monarchiques, aujourd’hui communistes. C’est bien le grand roman de la révolution de 1905,mais l’époquen’estqu’unprétexte. Il dérangeait en son temps. Il n’a pas fini de déranger. a Samuel Blumenfeld

ap ar t é Le carnaval des putains LES LIBERTINS français ont souvent manqué de fantaisie. Comme Sade, ils sont même parfois devenus carrément funèbres. Ou, comme les protagonistes des Liaisons dangereuses, froids, calculateurs, témoins cyniques de l’épuisement du plaisir. Plus souvent, tout occupé à échauffer le lecteur, l’écrivain libertin a indéfiniment répété les mêmes figures et postures, mimé les mêmes soupirs et pâmoisons, saturant puis endormant l’attention qu’on aurait voulu prêter aux situations les plus piquantes. Un peu guindé et conformiste, l’esprit français n’aurait sans doute jamais accouché de cette petite perle aux étranges reflets qui a pour titre El Arte de las putas. Datant des années 1770 et signé par Nicolás Fernández de Moratín (1737-1780), notable et dramaturge espagnol appartenant à ce qui fut nommé le « premier romantisme », ce petit traité en quatre chants et en hendécasyllabes, propose un éloge parodique et enjoué de l’amour physique. Assez loin des figures de prostituées que l’on croise dans la littérature française ou anglaise, la putain, ici, joue autrement du savoir pratique sur la jouissance dont elle est la garante. Quant au commerce qu’elle fait d’elle-même, il est parfaitement licite. Comme il est licite pour le client d’obtenir, par la tromperie, par la ruse ou par les compliments, plus de faveurs que celles qu’on voulait bien lui accorder. Dans la préface de cette première traduction de L’Art des putains (une édition de 1830 a pour titre El Arte de putear… « L’Art de putaner » pourrait-on dire en français), Jean M. Goulemot analyse cet écrit. « Texte carnavalesque », dit-il, dont « il faut souligner [les] aspects parodiques multiples et divers ». Quant à la forme que l’auteur a donnée à « ce long défilé des putains et de leurs vertus », il « n’est pas sans rappeler l’évocation des héros propre au discours antique ou les formes litaniques de l’hagiographie populaire ». Moratín va parfois jusqu’au « délire verbal » afin d’imiter « l’animalité de la geste amoureuse ». Homme des Lumières, Moratín partage les idées de son temps sur la sexualité. Comme Diderot, il considère l’activité sexuelle comme un fait de nature qui ne relève ni de la morale ni de la religion… Tout « le bataillon de Vénus » s’offre aux « fiers gaillards de Madrid »… « Ah ! méprisables auteurs !, s’écrie Moratín, vous fondez la vertu sur l’abstinence d’une chose essentielle et nullement redoutable… » La traduction de Frédéric Prot, autant que l’on puisse en juger, est excellente quant à sa langue et à son rythme. De belles gravures de Thomas Verny, en noir et blanc, comme chez Félix Vallotton, agrémentent cette édition. a Patrick Kéchichian L’Art des putains, de Nicolás Fernández de Moratín, Editions Dilecta, 4, rue de Capri, 75012 Paris, 128 p., 13 ¤.

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