Les grands auteurs Extraits
I
l faut dire que la ville haute était pour lui une espèce de région de rêve. Autant il détestait la ville basse, le faubourg, avec l’usine, le relent de chocolat, les laideurs de la vie moderne et sordide, autant la haute partie de la ville avec ses maisons anciennes, dont beaucoup étaient abandonnées, Les beaux quartiers les souvenirs des ducs de Provence, des passages royaux, les écussons aux Denoël - Folio portes, et ces délabrements par où soudain filaient le vent et le soleil, autant tout cela l’enchantait, le détournait de ce monde qu’il aimait fuir, des criailleries du foyer, de l’impiété paternelle, et d’idées nouvelles qui lui venaient, et lui causaient un trouble, dont il s’accusait. Il y avait une grande maison tout en haut de la colline, là où déjà les rues se décomposaient, les toitures tombaient, l’herbe envahissait les pièces des anciennes demeures nobles. La grande porte de bois vermoulu tenait encore, tout ouvrée de guirlandes qu’avaient rongé les vents, dans le porche de pierre rose. Mais, à côté d’elle, il y avait un trou dans le mur, et vous pouviez entrer là-dedans sans rien demander à personne. C’était probablement très facile de savoir qui avait jadis habité cet hôtel majestueux, dont il ne restait plus que les contours et une espèce de grande pièce souterraine du côté rue, qui affleurait au coteau par-derrière en plein soleil, au bout d’une ruelle encombrée d’ordures et de linge séchant. Mais Armand ne voulait pas attirer l’attention sur ce palais clandestin qu’il s’était découvert, et il imaginait sa retraite pleine et bruyante aux jours anciens, suivant sa tête et ses lectures. La salle souterraine était la salle des gardes. De grands garçons robustes, habillés comme sur les tableaux, avec une jambe rouge et une verte, et toujours à chanter et à rire, et des lévriers près de la porte qu’on avait amenés d’Afrique, lors de la récente campagne contre les infidèles des pays barbaresques.
Louis Aragon
Paul Auster
S
ans aucune raison dont il eût conscience, Quinn passa à une page vierge du cahier rouge et croqua une petite carte de la zone dans laquelle Stillman s’était promené. Puis, réexaminant soigneusement ses notes, il se mit à retracer de son stylo les déplacements que Stillman avait effectués en une seule Trilogie journée - le premier jour où il avait complètement enregistré les déambulations new yorkaise du vieil homme. Le résultat en était le suivant : Actes Sud - Babel
Quinn fut frappé par la manière dont Stillman avait longé les bords de la zone sans s’aventurer une seule fois au centre. Le croquis ressemblait à la carte d’un Etat imaginaire du Midwest. A part les onze pâtés de maisons sur Broadway au départ et la série d’enjolivures qui représentaient les méandres de Stillman dans Riverside Park, l’image faisait aussi penser à un rectangle. Mais, étant donné la structure quadrangulaire des rues de New York, ce pouvait être aussi un zéro ou la lettre O. Quinn passa à la journée suivante, déterminé à voir ce qui en sortirait. Les résultats furent très différents. 201
Cette image lui rappelait un oiseau, peut-être un oiseau de proie, les ailes ouvertes, tournoyant dans les airs. Un instant plus tard, cette lecture lui parut tirée par les cheveux. L’oiseau disparut et fut remplacé par deux formes abstraites reliées par le minuscule pont que Stillman avait tracé en marchant vers l’ouest dans la 83e rue. Quinn s’accorda une pause pour réfléchir à ce qu’il faisait. Etait-il en train de griffonner des bêtises ? Etait-il en train de gaspiller débilement sa soirée, ou essayait-il de trouver quelque chose ? Mais il comprit que ces deux réponses étaient tout aussi inacceptables l’une que l’autre. S’il était simplement en train de tuer le temps, pourquoi s’y employait-il d’une façon aussi laborieuse ? Etait-il si confus qu’il n’avait plus le courage de penser ? En revanche, s’il n’était pas seulement en train de se distraire, que faisait-il exactement ? Il lui semblait qu’il cherchait un signe. Il passait au crible le chaos des déplacements de Stillman pour y trouver une lueur de cohérence. Ce qui ne voulait dire qu’une seule chose : qu’il persistait à ne pas croire que les actes de Stillman soient arbitraires. Il voulait qu’ils aient un sens, aussi obscur soit-il. Et cela, en soi, était inacceptable. Car cela signifiait que Quinn se permettait de nier les faits, ce qui était - il le savait bien - la pire des choses qu’un détective puisse faire. Il décida néanmoins de poursuivre. Il n’était pas trop tard, pas même onze heures, et il fallait bien admettre que ça ne pouvait pas être nuisible. Ce que donna la troisième carte ne ressemblait en rien aux deux précédentes.
I
ci peut-être est-il nécessaire de dire un mot de l’établissement. L’imprimerie, située dans l’endroit où la rue de Beaulieu débouche sur la place du Mûrier, s’était établie dans cette maison vers la fin du règne de Louis XIV. Aussi depuis longtemps les lieux avaient-ils été disposés pour Illusions perdues l’exploitation de cette industrie. Le rez-de-chaussée formait une immense Folio pièce éclairée sur la rue par un vieux vitrage, et par un grand châssis sur une cour intérieure. On pouvait d’ailleurs arriver au bureau du maître par une allée. Mais en province les procédés de la typographie sont toujours l’objet d’une curiosité si vive, que les chalands aimaient mieux entrer par une porte vitrée pratiquée dans la devanture donnant sur la rue, quoiqu’il fallût
Honoré de Balzac
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descendre quelques marches, le sol de l’atelier se trouvant au-dessous du niveau de la chaussée. Les curieux, ébahis, ne prenaient jamais garde aux inconvénients du passage à travers les défilés de l’atelier. S’ils regardaient les berceaux formés par les feuilles étendues sur des cordes attachées au plancher, ils se heurtaient le long des rangs de casses, ou se faisaient décoiffer par les barres de fer qui maintenaient les presses. S’ils suivaient les agiles mouvements d’un compositeur grappillant ses lettres dans les cent cinquante-deux cassetins de sa casse, lisant sa copie, relisant sa ligne dans son composteur en y glissant une interligne, ils donnaient dans une rame de papier trempé chargée de ses pavés, ou s’attrapaient la hanche dans l’angle d’un banc ; le tout au grand amusement des Singes et des Ours. Jamais personne n’était arrivé sans accident jusqu’à deux grandes cages situées au bout de cette caverne, qui formaient deux misérables pavillons sur la cour, et où trônaient d’un côté le prote, de l’autre le maître imprimeur. Dans la cour, les murs étaient agréablement décorés par des treilles qui, vu la réputation du maître, avaient une appétissante couleur locale. Au fond et adossé au noir mur mitoyen, s’élevait un appentis en ruine où se trempait et se façonnait le papier. Là, était l’évier sur lequel se lavaient avant et après le tirage les Formes, ou, pour employer le langage vulgaire, les planches de caractères ; il s’en échappait une décoction d’encre mêlée aux eaux ménagères de la maison, qui faisait croire aux paysans venus les jours de marché que le diable se débarbouillait dans cette maison. Cet appentis était flanqué d’un côté par la cuisine, de l’autre par un bûcher. Le premier étage de cette maison, au-dessus duquel il n’y avait que deux chambres en mansardes, contenait trois pièces.
Roland Barthes
L
e Guide Bleu ne connaît guère le paysage que sous la forme du pittoresque. Est pittoresque tout ce qui est accidenté. On retrouve ici cette promotion bourgeoise de la montagne, ce vieux mythe alpestre (il date du XIXe siècle) que Gide associait justement à la morale helvéticoMythologies protestante et qui a toujours fonctionné comme un mixte bâtard de Seuil - Points naturisme et de puritanisme (régénération par l’air pur, idées morales devant les sommets, l’ascension comme civisme, etc.). Au nombre des spectacles promus par le Guide Bleu à l’existence esthétique, on trouve rarement la plaine (sauvée seulement lorsque l’on peut dire qu’elle est fertile), jamais le plateau. Seuls la montagne, la gorge, le défilé et le torrent peuvent accéder au panthéon du voyage, dans la mesure sans doute où ils semblent soutenir une morale de l’effort et de la solitude. Le voyage du Guide Bleu se dévoile ainsi comme un aménagement économique du travail, le succédané facile de la marche moralisante. C’est déjà constater que la mythologie du Guide Bleu date du siècle dernier, de cette phase historique où la bourgeoisie goûtait une sorte d’euphorie toute fraîche à acheter l’effort, à en garder l’image et la vertu sans en subir le malaise. C’est donc en définitive, fort logiquement et fort stupidement, l’ingratitude du paysage, son manque d’ampleur ou d’humanité, sa verticalité, si contraire au bonheur du voyage, qui rendent compte de son intérêt. A la limite, le Guide pourra écrire froidement : “La route devient très pittoresque (tunnels)” : peu importe qu’on ne voie plus rien, puisque le tunnel est devenu ici le signe suffisant de la montagne ; c’est une valeur fiduciaire assez forte pour que l’on ne se soucie plus de son encaisse. 203
U
n port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les Le spleen de Paris lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels Le livre de poche la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.
Charles Baudelaire
Jean Beaudrilard La fin de la modernité ou l'ère de la simulation Encyclopédædia Universalis
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L
a modernité n’existe plus : tout est actuel. Et tout est rétro. Le moderne et le traditionnel, avec leur opposition claire et intelligible, ont laissé la place à l'actuel et au rétro, dont l’opposition n’est même plus distinctive. Les idées « modernes » ont disparu, absorbées, ici et tout de suite, par leur réalisation anticipée. On pouvait parler d’une ville « moderne », d’un mobilier « moderne » tout pouvait devenir moderne lorsque les choses avaient encore une configuration spécifique. Mais, aujourd’hui, c’est la ville, c’est le mobilier qui ont disparu en tant que tels ; ce qui les a remplacés (mégalopole, design) désigne une absence, une configuration d’absence, une combinatoire informelle. Ce sont des modèles, et leur « modelité » a remplacé la modernité. Dans la mode seule, l'effet de modernité vient encore jouer comme effet rétro, c`est la robe ou le bijou « modernes » des années trente ou de l’après-guerre. La modernité n’est plus ce qu’elle était : c’est comme la nostalgie, et elle est elle-même un effet de nostalgie. Disons-le, tout le paradigme de la modernité apparaît aujourd’hui comme naïf : quel court-circuit s’est produit, quelle péripétie irréversible est intervenue (et les choses sont allées très vite dans les dix dernières années) pour vider le terme de son sens, vider le projet et le mythe de sa substance, faire que les formes et les contenus de la modernité tels qu’ils pouvaient encore se parler et se rêver il y a une génération à peine sont aujourd’hui comme volatilisés, dans un monde indéterminé qui ne laisse plus place à un idéal ou à une idéologie de changement, de rupture, d’innovation ? La modernité était un projet d’universalité fondé sur un mouvement dialectique – mouvement du discours, des techniques, de l’histoire – qui était déterminé par une finalité progressive et qui, dût-il souffrir toutes les contradictions (mais il impliquait justement les contradictions comme forces motrices), n’était jamais remis en cause dans son axiome général. Et cet axiome est celui d’un espace perspectif, d’un ordre mis en place à la Renaissance, celui où jouent toutes les polarités, les rapports de forces, les systèmes représentatifs (langagier, politique, esthétique, scientifique), celui où joue la dialectique sujet/objet, signifiant/signifié, fins/moyens ; cet espace, où toutes les différences peuvent se déployer, est ouvert à une expansion virtuellement infinie, comme l’exigent toutes les valeurs dominantes de la modernité. On peut dire que cet espace perspectif, panoptique, rationnel, qui est l’espace de la production, de la signification
et de la représentation, a vécu pendant trois siècles ou plus sans atteinte grave : il a été celui de nos cultures modernes, de leur ascendance triomphale. C’est lui qui est aujourd’hui en train de s’effondrer; c’est à cette péripétie mortelle de tout notre système représentatif que nous assistons. * * A trente kilomètres à la ronde, les flèches vous aiguillent vers ces grands centres de triage que sont les hypermarchés, vers cet hyperespace de la marchandise où s’élabore à bien des égards une socialité nouvelle. Il faut voir comment il centralise et redistribue toute une région et une population, comment il concentre et rationalise des horaires, des parcours, des pratique—créant un immense mouvement de va-et-vient tout à fait semblable à celui des commuters de banlieue, absorbés et rejetés à heures fixes par leur lieu de travail. Profondément, c’est d’une autre sorte de travail qu’il s’agit ici, d’un travail d’acculturation, de confrontation, d’examen, de code et de verdict social : les gens viennent trouver là et sélectionner des objets-réponses à toutes les questions qu’ils peuvent se poser ; ou plutôt ils viennent eux mêmes en réponse à la question fonctionnelle et dirigée que constituent les objets. Les objets ne sont plus des marchandises ; ils ne sont même plus exactement des signes dont on déchiffrerait et dont on s’approprierait le sens et le message, ce sont des tests, ce sont eux qui nous interrogent, et nous sommes sommés de leur répondre, et la réponse est incluse dans la question. Ainsi fonctionnent semblablement tous les messages des médias : ni information ni communication, mais référendum, test perpétuel, réponse circulaire, vérification du code. Il faut que la masse des consommateurs soit homogène à la masse des produits (comme il faut, dans le système universel des tests, que la réponse ne soit qu’un écho signalétique de la question). La confrontation et la fusion (la confusion) de ces deux masses qui s’opèrent dans l’hypermarché font de celui-ci quelque chose de très différent non seulement des marchés traditionnels, mais encore des supermarchés, qui ne sont que des épiceries à grande échelle. Ici apparaît la masse critique au-delà de laquelle la marchandise devient hypermarchandise, qui n’est plus lice à des besoins distincts et à leur satisfaction, à des signes encore distincts de statut et de prestige, mais qui constitue une sorte d'univers signalétique total, ou de circuit intégré, qu'une impulsion parcourt et maintient de part en part, transit incessant des choix, des sélections, des marques, de la publicité. Ici, tous les produits n’ont d’autre objectif que de vous maintenir en état de masse intégrée, de flux transistorisé, de molécule aimantée. C'est cela qu’on vient apprendre ici ; c’est cela l’hyperréalité de la marchandise. Pas de relief, de perspective, de ligne de fuite où le regard risquerait de se perdre, mais un écran total où les panneaux publicitaires et les produits eux-mêmes dans leur exposition ininterrompue jouent comme des signes équivalents et successifs. Il y a des employés uniquement occupés à refaire le devant de la scène, I’étalage en surface, là où le prélèvement des consommateurs a pu créer quelque trou. Le self-service ajoute encore à cette absence de profondeur : un même espace homogène, sans médiation, réunit les hommes et les choses, celui de la manipulation directe. Mais qui manipule l’autre ? Même la répression s’intègre comme signe dans cet univers de simulation. La répression devenue dissuasion n’est qu’un signe de plus dans l’univers de persuasion. Les circuits de télévision antivol font eux-mêmes partie du 205
décor de simulacres. Une surveillance parfaite sur tous les points exigerait un dispositif de contrôle plus lourd et plus sophistiqué que le magasin luimême. Ce ne serait pas rentable. C’est donc une allusion à la répression, un « faire-signe » de cet ordre, qui est mis là en place ; ce signe alors peut coexister avec tous les autres, et même avec l’impératif inverse, par exemple celui qu’expriment d’immenses panneaux vous invitant à vous détendre et à choisir en toute sérénité. Ces panneaux, en fait, vous guettent et vous surveillent aussi bien, ou aussi peu, que la télévision « policière ». Celle-ci vous regarde, vous vous y regardez, mêlé aux autres, c’est le miroir sans tain de l’activité consommatrice, jeu de dédoublement et de redoublement qui referme ce monde sur lui-même. L’hypermarché est inséparable des autoroutes qui l’étoilent et l’alimentent, des parkings avec leurs nappes d’automobiles, du terminal de l’ordinateur – plus loin encore, en cercles concentriques –, de la ville entière comme écran fonctionnel total des activités. L’hypermarché ressemble à une grande usine de montage, à ceci près que, au lieu d’être liés à la chaîne de travail par une contrainte rationnelle continue, les agents (ou les patients), mobiles et décentrés, donnent l’impression de passer d’un point à l’autre de la chaîne selon des circuits aléatoires. Les horaires, la sélection, l’achat sont aléatoires, eux aussi, à la différence des pratiques de travail. Mais il s’agit bien quand même d’une chaîne, d’une discipline programmatique, dont les interdits se sont effacés derrière un glacis de tolérance, de facilité et d’hyperréalité. L’hypermarché est déjà, au-delà de l’usine et des institutions traditionnelles du capital, le modèle de toute forme future de socialisation contrôlée : retotalisation en un espace-temps homogène de toutes les fonctions dispersées du corps et de la vie sociale (travail, loisir, nourriture, hygiène, transports, médias, culture); retranscription de tous les flux contradictoires en termes de circuits intégrés; espace-temps de toute une simulation opérationnelle de la vie sociale, de toute une structure d’habitat et de trafic. Modèle d’anticipation dirigée, l’hypermarché (aux Etats-Unis surtout) préexiste à l’agglomération: c’est lui qui donne lieu à l’agglomération, alors que le marché traditionnel était au coeur d’une cité, lieu où la ville et la campagne venaient frayer ensemble. L’hypermarché est l’expression de tout un mode de vie où ont disparu non seulement la campagne mais la ville aussi pour laisser place à l'« agglomération »—zoning urbain fonctionnel entièrement signalisé, dont il est l’équivalent, le micromodèle sur le plan de la consommation. Mais son rôle dépasse de loin la « consommation », et les objets n’y ont plus de réalité spécifique: ce qui prime, c’est leur agencement sériel, circulaire, spectaculaire, futur modèle des rapports sociaux. La « forme » hypermarché peut ainsi aider à comprendre ce qu’ il en est de la fin de la modernité. Les grandes villes ont vu naître, en un siècle environ (1850-1950), une génération de grands magasins « modernes » (beaucoup portaient ce nom sous une façon ou une autre), mais cette modernisation fondamentale, liée à celle des transports, n’a pas bouleversé la structure urbaine. Les villes sont restées des villes, tandis que les villes nouvelles sont satellisées par l’hypermarché ou le shopping center desservis par un réseau programmé de transit, et cessent d’être des villes pour devenir des agglomérations. Une nouvelle morphogenèse est apparue, qui relève du type cybernétique (c’est-à-dire reproduisant au niveau du territoire, de l’habitat, du transit les scénarios de commandement moléculaire qui sont ceux du code génétique), et dont la forme est nucléaire et satellitique. L’hypermarché comme noyau. La ville, 206
même moderne, ne l’absorbe plus. C’est lui qui établit une orbite sur laquelle se meut l’agglomération. Il sert d'implant aux nouveaux agrégats, comme font parfois aussi l’université ou encore l’usine—non plus l’usine du XIXe siècle ni l’usine décentralisée qui, sans briser l’orbite de la ville, s’installe en banlieue, mais l’usine de montage, automatisée, à commandement électronique, c’est-à-dire correspondant à une fonction et à un procès de travail totalement déterritorialisés. Avec cette usine, comme avec l’hypermarché ou l’université nouvelle, on n’a plus affaire à des fonctions (commerce, travail, savoir, loisir) qui s’autonomisent et se déplacent (ce qui caractérise encore le déploiement « moderne » de la ville), mais à un modèle de désintégration des fonctions d’indétermination des fonctions et de désintégration de la ville elle-même, qui est transplanté hors ville et traité comme modèle hyperréel, comme noyau d’une agglomération de synthèse qui n’a plus rien à voir avec une ville. Satellites négatifs de la ville, qui traduisent la fin de la ville, même de la ville moderne, comme espace déterminé, qualitatif, comme synthèse originale d’une société. On pourrait croire que cette implantation correspond à une rationalisation des diverses fonctions. Mais, en fait, à partir du moment où une fonction s’est hyperspécialisée au point de pouvoir être projetée de toutes pièces sur le terrain « clefs en main », elle perd sa finalité propre et devient tout autre chose : noyau polyfonctionnel, ensemble de « boîtes noires » à imput-output multiple, foyer de convection et de déstructuration. Ces usines et ces universités ne sont plus des usines ni des universités, et les hypermarchés n’ont plus rien d’un marché. Etranges objets nouveaux dont la centrale nucléaire est sans doute le modèle absolu et d’où rayonnent une sorte de neutralisation du territoire, une puissance de dissuasion qui, derrière la fonction apparente de ces objets, constituent sans doute leur fonction profonde : l’hyperréalité de noyaux fonctionnels qui ne le sont plus du tout. Ces objets nouveaux sont les pôles de la simulation autour desquels s’élabore, à la différence des anciennes gares, usines ou réseaux de transport traditionnels, autre chose qu’une « modernité »: une hyperréalité, une simultanéité de toutes les fonctions, sans passé, sans avenir, une opérationnalité tous azimuts. Et sans doute aussi des crises, ou même des catastrophes nouvelles: Mai 68 commence à Nanterre, et non à la Sorbonne, c’est-à-dire dans un lieu où, pour la première fois en France, l’hyperfonctionnalisation « hors les murs » d’un lieu de savoir équivaut à une déterritorialisation, à la désaffection, à la perte de fonction et de finalité de ce savoir dans un ensemble néofonctionnel programmé. Là, une violence nouvelle, originale, a pris naissance en réponse à la satellisation orbitale d’un modèle (le savoir, la culture) dont le référentiel est perdu. Beaubourg est un de ces objets nouveaux, et il faut l’analyser dans le même sens (L'Effet Beaubourg, Jean Baudrillard, éd. Galilée, Paris, 1978).
Karen Blixen
Q
uand les sœurs arrivèrent à Elseneur, le samedi après-midi, elles passèrent par toute sorte de profondes émotions. L’air lui-même et l’odeur du vestibule, la fraîche senteur de sel et de varech Sept contes que fleurent toujours les vieilles maisons proches de la mer leur allaient gothiques au cœur. “On dit, pensait Fanny, en respirant profondément, que le corps Stock - Le Livre de Poche 207
humain se renouvelle entièrement tous les sept ans. Mais mon nez est resté le même et il se rappelle tout.” La maison était chauffée tout entière, de la cave au grenier, et ce fut pour elles comme si un vieil admirateur s’était mis en uniforme de gala pour les accueillir. Au revoir d’anciens lieux familiers, beaucoup de gens soupirent devant les tristes changements qui se sont produits. Les deux sœurs pensaient au contraire que la vieille maison grise pouvait à bon droit déplorer leur âge et leur faiblesse en s’écriant : “Grand Dieu ! est-ce que ce sont les fillettes aux joues roses et aux voix argentines qui glissaient en chaussons de danse, à califourchon sur la rampe de mes escaliers ? ” et soupirer jusqu’au fond de ses cheminées : “Tout passe… Tout passe…” En prenant le parti de taire ses sentiments, et de faire semblant de ne pas les trouver changées, la vieille maison se montrait très généreuse. La joie sincère et cérémonieuse de Dame Bæk les touchait aussi vivement. Elle les accueillit sur le seuil de la demeure, leur changea leurs bas et leurs souliers et leur servit des boissons chaudes. “Puisque nous pouvons si facilement lui faire plaisir, pensaient-elles, pourquoi ne sommesnous pas venues avant ? ” Peut-être était-ce parce que la maison de leurs jeunes années leur avait semblé vide et froide, presque comme un tombeau, jusqu’à ce qu’un esprit y fût revenu.
Richard Bohringer
J
’ai voulu aller voir la ville. La grande ville. J’en pouvais plus de mon vélo avec ses fanions bidon. Je voulais voir l’oiseau de feu. Voir les filles des villes. Les matins de l’oiseau de feu sont mon instant, ma vérité. Seul C’est beau au milieu des haleines fraîches, je me fraie mon chemin à coups d’angoisse. une ville la nuit Et la mienne et la leur. Marchant vers un autre bateau plein d’odeur. La cale Denoël - Folio est ouverte, et l’oiseau de feu me livre enfin son ventre. Je suis mon propre mousse, mon propre matelot, mon propre capitaine. Alors je vogue, je tangue, toutes voiles dehors jusqu’au port où comme une brute j’écrase mon corps contre la jetée. J’avais trouvé mon premier et dernier port. Je le vivais à fond de cale avec une tribu d’imprécateurs. De rêveurs alcooliques. Et je prenais enfin les filles par la main. J’aimais ces matins clairs au printemps où, sortant d’un infect rade obscur et apaisant, nous découvrions qu’il ferait très beau ce jour-là. Avec l’ami se dire à demain, déchirants de solitude. Et simplement au mot demain renaître une nouvelle fois. Demain c’était sûr on croiserait Blanche-Neige. Et si on la croisait pas on reverrait les potes, on reparlerait d’elles en trinquant. C’est beau une ville la nuit.
Henri Bosco
J
e franchis le bois sans encombre, et aussitôt vint le sentier. Je ne le cherchai pas, il arriva lui-même, naturellement inondé de lune. Et il fut aussitôt si familier que je m’abandonnai à sa prévenante douceur. L’enfant et la rivière C’était un beau sentier de nuit, un de ces sentiers qui vous accompagnent, Gallimard - Folio avec lesquels on peut parler, et qui vous font, tout le long du chemin, un tas de petites confidences. On y marche sans crainte, avec légèreté. Comme ils ont conservé une grande innocence, ils ne sauraient vous fourvoyer. Sur eux, le temps ne compte plus et l’espace se fond amicalement dans le plaisir nocturne de la marche. On ne sait jamais d’où l’on vient ni où l’on 208
va, quand on est parti, à quelle heure on arrive ; et d’ailleurs arrive-t-on ? Ces sentiers n’aboutissent pas, ou, si par hasard, ils vous quittent, c’est pour vous laisser doucement dans un pays plus merveilleux encore… Je le sais bien, moi qui vous parle, puisque mon sentier m’y laissa. Il semblait qu’on l’eût mis sur le flanc des collines uniquement pour me conduire dans le village le plus singulier du monde. Et encore était-ce du monde ?… A peine pouvait-on le croire, tant tout y paraissait improbable, irréel ; et plusieurs fois, au cours de cette nuit étrange, je crus dans ma tête naïve, que c’était là un lieu de féeries innocentes créé pour le plaisir des enfants rêveurs et fantasques, juste sur les confins du paradis…
William R. Burnett
U
ne nuit opaque et cinglée de bourrasques s’était abattue sur l’immense cité du Middle West qui s’étirait le long du fleuve. Une pluie fine, presque un brouillard, s’engouffrait par moments Quand la ville dort entre les hauts immeubles, mouillant les chaussées et les trottoirs qu’elle Gallimard - Folio transformait en miroirs sombres où se réfléchissaient, grotesquement déformées, les lumières des réverbères et les enseignes au néon. Les grands ponts du centre étiraient leurs arches par-dessus les eaux noires du fleuve gigantesque, dont les rives se perdaient dans la brume. Et les rafales de vent, qui entraînaient dans leur course les journaux abandonnés sur le pavé, balayaient les boulevards presque déserts, sifflant à petit bruit le long des façades et gémissant aux carrefours. Des tramways vides et des autobus aux vitres brouillées descendaient lentement, en ferraillant, vers le terminus du centre. A part les taxis et les autos de la police, il n’y avait aucune voiture dans les rues. River Boulevard, large comme une avenue triomphale, avec ses contre-allées et les arcs orange de ses réverbères, dont l’alignement s’étirait à l’infini vers l’horizon embrumé, était aussi vide que si la peste y avait détruit toute manifestation de l’activité humaine. Les signaux lumineux changeaient ponctuellement à chaque carrefour, mais il n’y avait aucune voiture pour se conformer à leurs indications. A l’extrémité du boulevard, dans le quartier des boîtes de nuit, des enseignes tarabiscotées clignotaient dans le vide. Comme un jouet mécanique bien remonté, la grande ville continuait son activité nocturne avec une précision mathématique, sans s’inquiéter de ses habitants. Enfin, le vent tomba et la pluie s’abattit avec violence sur l’immense cité : sur les terrils des usines d’acier, du côté de Polishtown ; sur les résidences des millionnaires, à Riverdale ; sur la butte accidentée de Tecumseh Slope, avec ses petites épiceries et ses restaurants italiens ; sur les immeubles de rapport groupés en amont du fleuve, où tout était éteint depuis des heures, et où les ouvriers allaient, dès cinq heures du matin, ouvrir l’œil en sacrant contre le tintamarre de leur réveille-matin ; sur les faubourgs éparpillés en éventail vers le Nord et l’Est, où toutes les petites villas et tous les jardins étroits se ressemblaient ; enfin sur les obscurs bas-fonds qui entouraient Camden Square, de l’autre côté du fleuve, cet immense quartier des taudis et des bouges, où l’on trouvait au moins un bistrot à chaque carrefour, des voitures de police par douzaines, et où les agents ne se risquaient que deux par deux. Un taxi freina devant la façade éteinte d’un magasin proche de Camden Square. 209
I
l n’était pas imposant, le fort Bastiani, avec ses murs bas, et il n’était pas beau non plus, ni pittoresque malgré ses tours et ses bastions ; il n’y avait absolument rien qui rachetât cette nudité, qui rappelât les choses douces Le désert de la vie. Et pourtant, comme la veille au soir, du fond de la gorge, Drogo des Tartares le regardait, hypnotisé, et une inexplicable émotion s’emparait de son cœur. Laffont - Le livre de poche Et derrière, qu’y avait-il ? Par-delà cet édifice inhospitalier, par-delà ces merlons, ces casemates, ces poudrières, qui obstruaient la vue, quel monde s’ouvrait ? A quoi ressemblait ce Royaume du Nord, ce désert pierreux par où personne n’était jamais passé ? La carte, Drogo se le rappelait vaguement, indiquait de l’autre côté de la frontière une vaste zone où il n’y avait que très peu de noms, mais du haut du fort verrait-on au moins quelques localités, quelques champs, une maison, ou seulement la désolation d’une lande inhabitée ? Il se sentit brusquement seul : sa belle assurance de soldat si désinvolte jusqu’alors, tant qu’avaient duré les calmes expériences de la vie de garnison, tant qu’il avait eu une maison confortable, des amis joyeux à proximité, et les petites aventures nocturnes dans les jardins endormis, cette belle assurance et toute sa confiance en soi venaient tout d’un coup de lui faire défaut. Le fort lui paraissait un de ces univers inconnus auxquels il n’avait jamais sérieusement pensé pouvoir appartenir, non point parce qu’ils lui semblaient haïssables, mais parce qu’infiniment loin de sa vie habituelle. Un univers bien plus absorbant, sans autres splendeurs que celles de ses lois géométriques.
Dino Buzzati
P
our se déplacer, le métro est un moyen bien commode. Que ferionsnous sans lui ? On peut circuler sous la ville en tous sens, on a le droit de parcourir un nombre à peu près illimité de kilomètres. En plus, Le tout sur le tout il y fait frais en été, chaud l’hiver. Dès les premiers pas dans l’escalier, Gallimard - L’Imaginaire je retrouve avec un même plaisir l’haleine tiède, un peu fétide, de cette espèce de grand serpent souterrain qui se nourrit d’hommes, de femmes et d’enfants. Je ne déteste pas le parfum très secret des dessous de Paris. J’ai aussi toujours admiré l’asphalte scintillant, comme si l’on y avait incorporé des pierres précieuses en poudre, dont sont faits les marches et les quais ; je n’en ai vu nulle part ailleurs de pareil. A l’entrée, une employée, dans sa guérite, poinçonne automatiquement les tickets. Sa robe est généralement couverte de confettis de carnaval jaunes et bleutés, elle en a encore davantage à ses pieds. Et, quelquefois, un ou deux dans la chevelure, par coquetterie. Les tunnels sont uniformément gris. Mais il ne nous viendrait pas à l’esprit de nous plaindre ni d’exiger, contre nos cinq francs, un vrai paysage avec des arbres plantés dessus, et de l’herbe, et du vent. Nous comprenons bien que cela n’est pas possible. Et d’ailleurs, quelles sortes de fleurs pousseraient à de telles profondeurs ? Et qu’est-ce que c’est que cinq francs ? Les innombrables petites lampes se reflètent dans l’émail de la voûte. C’est plus beau qu’un château de sel.
Henri Calet
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A
Eudoxie, qui s’étend vers le haut et le bas, avec des ruelles tortueuses, des escaliers, des passages, des masures, on conserve un tapis dans lequel tu peux contempler la véritable forme de la ville. A première vue, rien ne paraît moins ressembler à Eudoxie que le dessin du Les villes invisibles tapis, fait de figures symétriques qui répètent leurs motifs le long de lignes Seuil - Points droites ou circulaires, tressé à coups d’aiguilles en couleurs éclatantes, dont tu peux suivre la trame alternée tout le long de l’ouvrage. Mais si tu t’arrêtes pour observer attentivement, tu te persuades qu’à chaque point du tapis correspond un point de la ville et que tout ce que contient la ville est compris dans le dessin, les choses y étant placées selon leurs rapports véritables, lesquels échappent à ton œil distrait par le va-et-vient, le grouillement, la cohue. Toute la confusion d’Eudoxie, les braiments de mulets, les taches de noir de fumée, l’odeur de poisson, c’est ce qui t’apparaît dans la vision partielle que tu en retiens ; mais le tapis démontre qu’il existe un point à partir duquel la ville laisse voir ses proportions véritables, le schéma géométrique implicite à chacun de ses moindres détails. Se perdre, à Eudoxie, est facile : mais quand tu t’appliques à scruter le tapis, tu reconnais la rue que tu cherchais sous l’espèce d’un fil cramoisi ou indigo ou amarante qui après un grand tour te fait pénétrer dans un enclos de couleur pourpre, lequel constitue ton point d’arrivée véritable. Tout habitant d’Eudoxie confronte, à l’ordre immobile du tapis, une image de la ville, une angoisse, qui lui appartiennent en propre, et chacun peut trouver, dissimulée parmi les arabesques, une réponse, l’histoire de sa vie, les caprices du destin.
Italo Calvino
L
a terrasse est à deux niveaux : le plus haut, ou belvédère, surplombe le fouillis des toits sur lesquels monsieur Palomar fait courir un regard d’oiseau. Il essaie de penser au monde tel que le voient les volatiles ; à la différence de lui, les oiseaux ont le vide qui s’ouvre au-dessous d’eux, Palomar mais peut-être ne regardent-ils jamais en bas, ils ne voient que sur les côtés, Seuil - Points planant obliquement sur leurs ailes, et leur regard, comme le sien, où qu’il se dirige ne rencontre rien d’autre que des toits plus hauts ou plus bas, des constructions plus ou moins élevées mais si denses qu’elles ne lui permettent pas d’atteindre plus bas. Que là-dessous existent des rues et des places encaissées, que le vrai sol soit celui au niveau du sol, il le sait sur la base d’autres expériences ; en ce moment, il ne pourrait pas le soupçonner d’après ce qu’il voit de là-haut. La vraie forme de la ville est dans cette montée et cette descente de toits, de tuiles vieilles et nouvelles, canaux et mouettes, cheminées minces ou trapues, pergolas de joncs et appentis en éternit ondulé, rampes, balustrades, pilastres qui soutiennent des vases, réservoirs d’eau en tôle, mansardes, lucarnes de verre, et sur toutes ces choses s’élève la mâture des antennes de télévision, droites ou tordues, émaillées ou rouillées, selon les modèles de générations successives, différemment ramifiées, cornues et cachées, mais toutes aussi maigres que des squelettes et aussi inquiétantes que des totems. Séparées par des golfes de vide irréguliers et découpés, des terrasses prolétaires se font face, avec des cordes pour étendre le linge et des tomates plantées dans des bassines en zinc ; et des terrasses résidentielles avec des espaliers de plantes grimpantes sur des treillis en bois, des meubles de jardin en fonte, vernis de blanc, des bâches roulées ; des clochers avec leurs clochetons sonnant à toute volée ;
Italo Calvino
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des frontons de bâtiments publics, de face et de profil ; d’autres terrasses et super-terrasses, des surélévations impunément abusives ; les échafaudages de tubes métalliques de constructions en cours ou à moitié terminées ; de grandes fenêtres avec tentures et de petites fenêtres de cabinets ; des murs couleur ocre et couleur terre de Sienne ; des murs couleur moisissure, dans les lézardes desquels des touffes vertes déversent un feuillage tombant ; des cages d’ascenseurs ; des tours aux fenêtres géminées et trilobées ; des flèches d’églises avec des vierges ; des statues de chevaux et de quadriges ; des palais déchus en taudis, des taudis restructurés en garçonnières ; et des coupoles qui s’arrondissent sur le ciel dans toutes les directions et à toutes les distances, comme pour confirmer l’essence féminine, junonienne de la ville : coupoles blanches ou rosées ou violettes suivant l’heure et la lumière, veinées de nervures, culminant en lanternes surmontées d’autres plus petites coupoles. Rien de tout ça ne peut être vu par celui qui porte ses pas ou ses roues sur les pavés de la ville.
Albert Camus Noces
suivi de
L’été Gallimard - Folio
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C
e sont souvent des amours secrètes, celles qu’on partage avec une ville. Des cités comme Paris, Prague, et même Florence sont refermées sur elles-mêmes et limitent ainsi le monde qui leur est propre. Mais Alger, et avec elle certains milieux privilégiés comme les villes sur la mer, s’ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure. Ce qu’on peut aimer à Alger, c’est ce dont tout le monde vit : la mer au tournant de chaque rue, un certain poids de soleil, la beauté de la race. Et, comme toujours, dans cette impudeur et cette offrande se retrouve un parfum plus secret. A Paris, on peut avoir la nostalgie d’espace et de battements d’ailes. Ici, du moins, l’homme est comblé et assuré de ses désirs, il peut alors mesurer ses richesses. Il faut sans doute vivre longtemps à Alger pour comprendre ce que peut avoir de desséchant un excès de biens naturels. Il n’y a rien ici pour qui voudrait apprendre, s’éduquer ou devenir meilleur. Ce pays est sans leçons. Il ne promet ni ne fait entrevoir. Il se contente de donner, mais à profusion. Il est tout entier livré aux yeux et on le connaît dès l’instant où l’on en jouit. Ses plaisirs n’ont pas de remède, et ses joies restent sans espoir. Ce qu’il exige, ce sont des âmes clairvoyantes, c’est-à-dire sans consolation. Il demande qu’on fasse un acte de lucidité comme on fait un acte de foi. Singulier pays qui donne à l’homme qu’il nourrit à la fois sa splendeur et sa misère ! La richesse sensuelle dont un homme sensible de ce pays est pourvu, il n’est pas étonnant qu’elle coïncide avec le dénuement le plus extrême. Il n’est pas une vérité qui ne porte avec elle son amertume. Comment s’étonner alors si le visage de ce pays, je ne l’aime jamais plus qu’au milieu de ses hommes les plus pauvres ? Les hommes trouvent ici pendant toute leur jeunesse une vie à la mesure de leur beauté. Et puis après, c’est la descente et l’oubli. Ils ont misé sur la chair, mais ils savaient qu’ils devaient perdre. A Alger, pour qui est jeune et vivant, tout est refuge et prétexte à triomphes : la baie, le soleil, les jeux en rouge et blanc des terrasses vers la mer, les fleurs et les stades, les filles aux jambes fraîches. Mais pour qui a perdu sa jeunesse, rien où s’accrocher et pas un lieu où la mélancolie puisse se sauver d’elle-même. Ailleurs, les terrasses d’Italie, les cloîtres d’Europe ou le dessin des collines provençales, autant de places où l’homme peut fuir son humanité et se délivrer avec douceur de lui-même. Mais tout ici exige la solitude et le sang des hommes jeunes.
Lewis Carroll
V
Blaise Cendrars
C
oici un petit coin du magnifique jardin dont je vous ai parlé. Vous constaterez qu’Alice a finalement fait en sorte de devenir toute petite, pour pouvoir passer par la petite porte. Je suppose qu’elle était à peu près de la taille d’une souris dressée sur ses pattes de derrière : Tout Alice donc, évidemment, le rosier représenté sur l’image est un très petit rosier : GF - Flammarion et les jardiniers, eux aussi, sont de très petits jardiniers. Quels drôles de petits hommes ce sont là ! Mais sont-ce bien des hommes, selon vous ? Je pense que cela doit être plutôt des cartes vivantes, pourvues seulement d’une tête, de bras, et de jambes, de sorte qu’elles ressemblent à de petits hommes. Et que font-ils, je me le demande, avec cette peinture rouge ? Eh bien, voyez-vous, comme ils l’ont dit à Alice, la Reine de Cœur voulait avoir, à cet endroit précis, un rosier fleuri de roses rouges : et ces pauvres petits jardiniers avaient fait une grave erreur en y plantant un rosier producteur de roses blanches : et ils avaient grand’peur, parce que la Reine allait sûrement être furieuse et donnerait l’ordre de leur trancher, à tous, la tête ! Vous voyez qu’il y avait sur l’arbre cinq grosses roses blanches - quel travail que de les peindre toutes en rouge ! Mais ils en ont peint déjà trois et demie, à présent, et si seulement ils ne s’interrompaient pas pour bavarder !… Au travail, petits hommes, au travail ! Sinon, la Reine va venir avant que vous n’en ayez fini ! Et si elle trouve la moindre rose blanche sur le rosier, savez-vous ce qu’il adviendra ? Elle dira : “Qu’on leur tranche la tête.” Au travail, mes petits hommes ! Hâtez-vous, hâtez-vous !
urieux pays, drôles de gens ! Nous étions entrés au Middernacht’s-Tango et comme notre bateau n’appareillait pas avant quatre heures du matin et qu’il était loin d’être minuit, assis au fond d’un box nous mangions sans nous presser, Peter et moi, un vrai gueuleton de réveillon, dont j’avais pris la Bourlinguer charge. Dans ce vieux quartier malfamé du Jordaan le Tango de Minuit était le Denoël - Folio seul immeuble moderne, un cube en béton armé, trois, quatre, cinq, six étages au milieu des tortueuses ruelles avec une enseigne lumineuse sur le toit et d’innombrables globes électriques devant chaque fenêtre et chaque baie. C’était le restaurant à la mode cette année-là. L’intérieur était soigneusement compartimenté selon les catégories et les prix, étage par étage, les richards soupant au dernier, dans un jardin d’hiver ayant vue sur le delta du port, le toutvenant, le vulgaire en bas, mais même cette salle du rez-de-chaussée était compartimentée comme il se doit en une série de petites cases séparées par des cloisons arrivant à hauteur de poitrine, les Hollandais, et même le populaire, adorant s’isoler et rester entre soi, même à table et dans un lieu public comme ce dancing, et c’est, je pense, par esprit de puritanisme que l’architecte de l’endroit ou je ne sais quel diabolique metteur en scène hypocrite et opportuniste avait eu l’idée, que je n’ai vue appliquée nulle part ailleurs au monde, d’installer l’orchestre de la boîte de nuit dans un ascenseur qui dans un incessant va-et-vient desservait successivement chaque étage, où il ne stationnait que le temps de faire danser les soupeurs de chaque catégorie, cette cage acoustique, ce kiosque à musique baladeur s’encastrant hermétiquement entre parquet et plafond, divisant ainsi les salles de danse superposées en autant d’isoloirs, où chaque classe pouvait s’en donner à cœur joie, sans immixtion, entre soi, à l’insu des autres, à l’abri des curieux, des indésirables. Il faut croire que l’idée était bonne et que le patron connaissait bien son affaire car le Tango de Minuit ne désemplissait pas et toutes les tables étaient occupées. 213
J
e voudrais insister sur le fait que mes opinions sur l’architecture, le design, leur relations à l’environnement naturel auquel nous appartenons, sont des points de vue strictement personnels. Je suis ravi que d’autres personnes les partagent, mais je ne m’attends pas que tout le monde soit d’accord avec moi. Mon but principal est de susciter Le Prince et la cité la discussion sur la question de l’urbanisme, de réveiller la conscience que Du May nous devons avoir de notre cadre de vie, d’inspirer le désir d’observer et, surtout, de remettre en question les théories à la mode dans un milieu professionnel qui a réussi à convaincre le profane de son ignorance et de son incapacité à exprimer une opinion légitime. Où que j’aille, je constate que la plupart des gens savent quelle sorte de construction ils veulent : ce sont toujours des constructions issues de notre tradition architecturale, en harmonie avec la nature. Voilà ce qui, dans le passé, a fait de nos cités des lieux tellement beaux, tellement civilisés. Avec l’aide et l’inspiration de Dieu, elles peuvent retrouver ces qualités. Les lecteurs qui exercent le métier d’architecte jugeront sans doute que mes points de vue n’auront fait que confirmer l’opinion des critiques, à savoir que mon absence de formation en architecture m’interdit d’exprimer ma pensée en public sur ce sujet. (Une telle objection pose un problème : si l’on pousse le raisonnement jusqu’à son terme logique, on s’aperçoit qu’il interdirait aussi à la plupart des hommes politiques de s’exprimer sur la plupart des sujets…). Je devine aussi que ma préférence affichée pour un style d’architecture classique - passéiste, diront certains - sera flétrie sous le prétexte qu’elle jugule “la créativité moderne”. On me reprochera une fois de plus de vivre dans la nostalgie, comme si respecter la richesse de notre héritage, l’aimer et y puiser l’inspiration constituaient les plus abominables des péchés. Edmund Burke écrivait qu’une civilisation doit sa solidité à la continuité entre présent, futur et passé. Lorsque le passé nourrit et soutient le présent et le futur, on a affaire à une société civilisée. Hélas ! au cours de ce siècle, nous avons brisé ce pacte avec le passé et tenté d’anéantir sa signification et son message.
Charles (Prince de Galles)
L
’âme d’une ville est souvent inscrite dans celle de ses habitants. C’est particulièrement vrai à New York où des populations entières sont arrivées dans des bateaux fantômes, sont passées par une église de brique pendant que l’on portait des inscriptions à la craie sur leurs Métropolis vêtements et que l’on regardait s’ils avaient des poux : si on les autorisait Presses de la Renaissance à entrer, ils trimaient pour gagner leur vie, faisaient des enfants et mouraient dans la bousculade pour devenir américains. La mélancolie et la vitalité de New York ont la même origine : le désir de l’immigrant de devenir une créature magique, l’homme du Nouveau Monde. Mais ce monde-là était aussi fantomatique que l’Ancien car aucune ville n’était à même de satisfaire la vision des immigrants qui rêvaient d’un pays où ils ne seraient plus seuls, où le tsar les aimerait comme ses propres enfants. Aucun tsar, fût-il américain ou russe, n’a jamais aimé un immigrant. C’est cette distance effrayante qui sépare l’Amérique imaginée par l’immigrant de ce qu’il y trouvait en réalité qui explique la structure de New York. Mais son enveloppe est étrange et déconcertante. New York est en effet une ville qui intègre les idéaux des générations successives. Il n’a aucune ligne directrice continue. Tout reste possible : son passé est l’envers
Jérome Charyn
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de son avenir. L’histoire de New York, c’est ce qui est arrivé demain. Les Hollandais l’ont conçu ainsi. Ils ont érigé une réplique d’Amsterdam en bas de Manhattan, une cité fantôme avec des moulins à vent et tout le bataclan. En hommes de bon sens, les Hollandais proclamèrent qu’ils étaient toujours chez eux. Ils n’étaient pas colons, ils ne voulaient pas d’un Nouveau Monde. Ils fermèrent les yeux et ils obtinrent “la réplique de leur mère patrie”. Il n’est pas étonnant que les Anglais aient pris La NouvelleAmsterdam sans tirer un seul coup de feu. Les Hollandais étaient fous. Ils prenaient ces caniveaux et ces jardins pour ceux d’une vieille ville. Pourquoi devraient-ils combattre les Anglais pour un territoire qu’ils connaissaient comme leur poche ? Ils étaient Hollandais. Ils ne pouvaient se trouver qu’à Amsterdam.
L
e couvreur s’éveilla après un bien beau rêve. A peine était-il installé quai de Jemmapes que son hôtel devenait trop petit pour la clientèle. On surélevait la maison. Une foule de curieux s’y précipitait ; du toit, on avait vue sur la mer. Lecouvreur se leva en souriant de ces heureux L’Hôtel du Nord présages. Il aurait aimé les confier à sa femme, mais elle dormait. Il fit Denoël - Folio sa toilette et sortit son costume neuf de l’armoire ; il se sentait dispos, plein d’assurance. La nuit lui avait porté conseil. C’était OUI ! A 9 heures, il arrivait chez le marchand de fonds. Un honnête homme, Mercier. Heureusement, car Lecouvreur ne comprenait pas grand-chose aux papiers qu’on lui donnait à lire. L’acte de vente lui semblait obscur, compliqué, un vrai grimoire avec ses 14 articles. Il n’osait bouger ni demander trop d’explications, encore moins lever les yeux sur le bureau dont les murs, encombrés de dossiers, l’impressionnaient. Il se passa la main sur le front comme pour chasser l’angoisse qui lui serrait la tête. Il était en sueur. Quelques phrases difficiles bouillonnaient dans son cerveau. Tout aurait été si simple sans ces paperasses. Enfin, désemparé, piteux, il consentit à tout. M. Mercier se leva et lui tapa sur l’épaule : - Vous voilà propriétaire… Une mine d’or, cette maison… - Vous croyez ? fit Lecouvreur. Je ne voudrais pas manger l’argent de mon beau-frère. L’importance de son acte le bouleversait. Il tournait nerveusement sa casquette entre ses doigts.
Eugène Dabit
M
aintenant voici les remparts d’Arles ; des remparts bas et crénelés, comme on en voit sur les anciennes estampes où des guerriers armés de lances apparaissent en haut de talus moins grands qu’eux. Nous traversons au galop cette merveilleuse petite ville, une des Lettres de plus pittoresques de France, avec ses balcons sculptés, arrondis, s’avançant mon moulin comme des moucharabiés jusqu’au milieu des rues étroites, avec ses vieilles Folio maisons noires aux petites portes moresques, ogivales et basses, qui vous reportent au temps de Guillaume Court-Nez et des Sarrasins. A cette heure, il n’y a encore personne dehors. Le quai du Rhône seul est animé. Le bateau à vapeur qui fait le service de la Camargue chauffe au bas des marches, prêt
Alphonse Daudet
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à partir. Des ménagers en veste de cadis roux, des filles de La Roquette qui vont se louer pour des travaux de fermes, montent sur le pont avec nous, causant et riant entre eux. Sous les longues mantes brunes rabattues à cause de l’air vif du matin, la haute coiffure arlésienne fait la tête élégante et petite avec un joli grain d’effronterie, une envie de se dresser pour lancer le rire ou la malice plus loin… La cloche sonne ; nous partons. Avec la triple vitesse du Rhône, de l’hélice, du mistral, les deux rivages se déroulent. D’un côté c’est la Crau, une plaine aride, pierreuse. De l’autre, la Camargue, plus verte, qui prolonge jusqu’à la mer son herbe courte et ses marais pleins de roseaux. De temps en temps le bateau s’arrête près d’un ponton, à gauche ou à droite, à Empire ou à Royaume, comme on disait au Moyen-Age, du temps du Royaume d’Arles, et comme les vieux mariniers du Rhône disent encore aujourd’hui. A chaque ponton, une ferme blanche, un bouquet d’arbres. Les travailleurs descendent chargés d’outils, les femmes leur panier au bras, droites sur la passerelle. Vers Empire ou vers Royaume peu à peu le bateau se vide et quand il arrive au ponton du Masde-Giraud où nous descendons, il n’y a presque plus personne à bord. Le Mas-de-Giraud est une vieille ferme des seigneurs de Barbentane, où nous entrons pour attendre le garde qui doit venir nous chercher. Dans la haute cuisine, tous les hommes de la ferme, laboureurs, vignerons, bergers, bergerots, sont attablés, graves, silencieux, mangeant lentement, et servis par les femmes qui ne mangeront qu’après. Bientôt le garde paraît avec la carriole. Vrai type à la Fenimore, trappeur de terre et d’eau, garde-pêche et garde-chasse, les gens du pays l’appellent lou Roudeïroù (le rôdeur), parce qu’on le voit toujours, dans les brumes d’aube ou de jour tombant, caché pour l’affût parmi les roseaux ou bien immobile dans son petit bateau, occupé à surveiller ses nasses sur les clairs (les étangs) et les roubines (canaux d’irrigation). C’est peut-être ce métier d’éternel guetteur qui le rend aussi silencieux, aussi concentré. Pourtant, pendant que la petite carriole chargée de fusils et de paniers marche devant nous, il nous donne des nouvelles de la chasse, le nombre des passages, les quartiers où les oiseaux voyageurs se sont abattus. Tout en causant, on s’enfonce dans le pays. Les terres cultivées dépassées, nous voici en pleine Camargue sauvage. A perte de vue, parmi les pâturages, des marais, des roubines luisent dans les salicornes. Des bouquets de tamaris et de roseaux font des îlots comme sur une mer calme. Pas d’arbres hauts. L’aspect uni, immense de la plaine, n’est pas troublé. De loin en loin, des parcs de bestiaux étendent leurs toits bas presque au ras de terre. Des troupeaux dispersés, couchés dans les herbes salines, ou cheminant serrés autour de la cape rousse du berger, n’interrompent pas la grande ligne uniforme, amoindris qu’ils sont pas cet espace infini d’horizons bleus et de ciel ouvert. Comme de la mer unie malgré ses vagues, il se dégage de cette plaine un sentiment de solitude, d’immensité, accru encore par le mistral qui souffle sans relâche, sans obstacle, et qui, de son haleine puissante, semble aplanir, agrandir le paysage. Tout se courbe devant lui. Les moindres arbustes gardent l’empreinte de son passage, en restent tordus, couchés vers le sud dans l’attitude d’une fuite perpétuelle… 216
L
’oreille encore pleine des applaudissements tarasconnais, grisé par la lumière du ciel, l’odeur de la mer, Tartarin rayonnant marchait, ses fusils sur l’épaule, la tête haute, regardant de tous ses yeux ce merveilleux port de Marseille qu’il voyait pour la première fois, Tartarin de Tarascon Folio et qui l’éblouissait… Le pauvre homme croyait rêver. Il lui semblait qu’il s’appelait Sinbad le Marin, et qu’il errait dans une de ces villes fantastiques comme il y en a dans les Mille et une Nuits. C’était à perte de vue un fouillis de mâts, de vergues, se croisant dans tous les sens. Pavillons de tous les pays, russes, grecs, suédois, tunisiens, américains… Les navires au ras du quai, les beauprés arrivant sur la berge comme des rangées de baïonnettes. Au-dessous les naïades, les déesses, les saintes vierges et autres sculptures de bois peint qui donnent le nom au vaisseau ; tout cela mangé par l’eau de mer, dévoré, ruisselant, moisi… De temps en temps, entre les navires, un morceau de mer, comme une grande moire tachée d’huile… Dans l’enchevêtrement des vergues, des nuées de mouettes faisant de jolies taches sur le ciel bleu, des mousses qui s’appelaient dans toutes les langues. Sur le quai, au milieu des ruisseaux qui venaient des savonneries, verts, épais, noirâtres, chargés d’huile et de soude, tout un peuple de douaniers, de commissionnaires, de portefaix avec leurs bogheis attelés de petits chevaux corses. Des magasins de confections bizarres, des baraques enfumées où les matelots faisaient leur cuisine, des marchands de pipes, des marchands de singes, de perroquets, de cordes, de toiles à voiles, des bric-à-brac fantastiques où s’étalaient pêle-mêle de vieilles couleuvrines, de grosses lanternes dorées, de vieux palans, de vieilles ancres édentées, vieux cordages, vieilles poulies, vieux porte-voix, lunettes marines du temps de Jean Bart et de Duguay-Trouin. Des vendeuses de moules et de clovisses accroupies et piaillant à côté de leurs coquillages. Des matelots passant avec des pots de goudron, des marmites fumantes, de grands paniers pleins de poulpes qu’ils allaient laver dans l’eau blanchâtre des fontaines. Partout, un encombrement prodigieux de marchandises de toute espèce ; soieries, minerais, trains de bois, saumons de plomb, draps, sucres, caroubes, colzas, réglisses, cannes à sucre. L’Orient et l’Occident pêle-mêle. De grands tas de fromages de Hollande que les Génoises teignaient en rouge avec leurs mains. Là-bas, le quai au blé ; les portefaix déchargeant leurs sacs sur la berge du haut de grands échafaudages. Le blé, torrent d’or, qui roulait au milieu d’une fumée blonde. Des hommes en fez rouge, le criblant à mesure dans de grands tamis de peau d’âne, et le chargeant sur des charrettes qui s’éloignaient suivies d’un régiment de femmes et d’enfants avec des balayettes et des paniers à glanes… Plus loin, le bassin de carénage, les grands vaisseaux couchés sur le flanc et qu’on flambait avec des broussailles pour les débarrasser des herbes de la mer, les vergues trempant dans l’eau, l’odeur de la résine, le bruit assourdissant des charpentiers doublant la coque des navires avec de grandes plaques de cuivre. Parfois entre les mâts, une éclaircie. Alors Tartarin voyait l’entrée du port, le grand va-et-vient des navires, une frégate anglaise partant pour Malte, pimpante et bien lavée, avec des officiers en gants jaunes, ou bien un grand brick marseillais démarrant au milieu des cris, des jurons, et à l’arrière un gros capitaine en redingote et chapeau de soie, commandant la manœuvre en provençal. Des navires qui s’en allaient en courant, toutes voiles dehors. D’autres là-bas, bien loin, qui arrivaient lentement, dans le soleil, comme en l’air.
Alphonse Daudet
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ntre les divers procédés situationnistes, la dérive se présente comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un Théorie de la dérive comportement ludique-constructif, ce qui oppose en tous points Internationale Situationiste aux notions classiques de voyage et de promenade. Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de l’aléatoire est ici moins déterminante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisés. Mais la dérive, dans son unité, comprend à la fois ce laisser-aller et sa contradiction nécessaire : la domination des variations psychogéographiques par la connaissance et le calcul de leurs possibilités. Sous ce dernier aspect, les données mises en évidence par l’écologie, et si borné que soit a priori l’espace social dont cette science se propose l’étude, ne laissent pas de soutenir utilement la pensée psychogéographique. L’analyse écologique du caractère d absolu ou relatif des coupures du tissu urbain, du rôle des microclimats, des unités élémentaires entièrement distinctes des quartiers administratifs, et surtout de l’action dominante de centres d’attraction, doit être utilisée et complétée par la méthode psychogéographique. Le terrain passionnel objectif où se meut la dérive doit être défini en même temps selon son propre déterminisme et selon ses rapports avec la morphologie sociale. Chombart de Lauwe dans son étude sur « Paris et l’agglomération parisienne » (Bibliothèque de Sociologie Contemporaine, P.U.F. 1952) note qu’« un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont » ; et présente dans le même ouvrage – pour montrer « l’étroitesse du Paris réel dans lequel vit chaque individu… géographiquement un cadre dont le rayon est extrêmement petit » – le tracé de tous les parcours effectués en une année par une étudiante du XVIe arrondissement ; ces parcours dessinent un triangle de dimension réduite, sans échappées, dont les trois sommets sont l’École des Sciences Politiques, le domicile de la jeune fille et celui de son professeur de piano. Il n’est pas douteux que de tels schémas, exemples d’une poésie moderne susceptible d’entraîner de vives réactions affectives – dans ce cas l’indignation qu’il soit possible de vivre de la sorte –, ou même la théorie, avancée par Burgess à propos de Chicago, de la répartition des activités sociales en zones concentriques définies, ne doivent servir aux progrès de la dérive. Le hasard joue dans la dérive un rôle d’autant plus important que l’observation psychogéographique est encore peu assurée. Mais l’action du hasard est naturellement conservatrice et tend, dans un nouveau cadre, à tout ramener à l’alternance d’un nombre limité de variantes et à l’habitude. Le progrès n’étant jamais que la rupture d’un des champs où s’exerce le hasard, par la création de nouvelles conditions plus favorables à nos desseins, on peut dire que les hasards de la dérive sont foncièrement différents de ceux de la promenade, mais que les premières attirances psychogéographiques découvertes risquent de fixer le sujet ou le groupe
Guy Debord
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dérivant autour de nouveaux axes habituels, où tout les ramène constamment. Une insuffisante défiance à l’égard du hasard, et de son emploi idéologique toujours réactionnaire, condamnait à un échec morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par quatre surréalistes à partir d’une ville tirée au sort : l’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais. […] On peut dériver seul, mais tout indique que la répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs petits groupes de deux ou trois personnes parvenues à une même prise de conscience, le recoupement des impressions de ces différents groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions objectives. Il est souhaitable que la composition de ces groupes change d’une dérive à l’autre. Au-dessus de quatre ou cinq participants, le caractère propre à la dérive décroît rapidement, et en tout cas il est impossible de dépasser la dizaine sans que la dérive ne se fragmente en plusieurs dérives menées simultanément. La pratique de ce dernier mouvement est d’ailleurs d’un grand intérêt, mais les difficultés qu’il entraîne n’ont pas permis jusqu’à présent de l’organiser avec l’ampleur désirable. La durée moyenne d’une dérive est la journée, considérée comme l’intervalle de temps compris entre deux périodes de sommeil. Les points de départ et d’arrivée, dans le temps, par rapport à la journée solaire, sont indifférents, mais il faut noter cependant que les dernières heures de la nuit sont généralement impropres à la dérive. Cette durée moyenne de la dérive n’a qu’une valeur statistique. D’abord, elle se présente assez rarement dans toute sa pureté, les intéressés évitant difficilement, au début ou à la fin de cette journée, d’en distraire une ou deux heures pour les employer à des occupations banales ; en fin de journée, la fatigue contribue beaucoup à cet abandon. Mais surtout la dérive se déroule souvent en quelques heures délibérément fixées, ou même fortuitement pendant d’assez brefs instants, ou au contraire pendant plusieurs jours sans interruption. Malgré les arrêts imposés par la nécessité de dormir, certaines dérives d’une intensité suffisante se sont prolongées trois ou quatre jours, voire même davantage. Il est vrai que dans le cas d’une succession de dérives pendant une assez longue période, il est presque impossible de déterminer avec quelque précision le moment où l’état d’esprit propre à une dérive donnée fait place à un autre. Une succession de dérives a été poursuivie sans interruption notable jusqu’aux environs de deux mois, ce qui ne va pas sans amener de nouvelles conditions objectives de comportement qui entraînent la disparition de bon nombre des anciennes. L’influence sur la dérive des variations du climat, quoique réelle, n’est déterminante que dans le cas de pluies prolongées qui l’interdisent presque absolument. Mais les orages ou les autres espèces de précipitations y sont plutôt propices. Le champ spatial de la dérive est plus ou moins précis ou vague selon que cette activité vise plutôt à l’étude d’un terrain ou à des résultats affectifs déroutants. Il ne faut pas négliger le fait que ces deux aspects de la dérive présentent des multiples interférences et qu’il est impossible d’en isoler un à l’état pur. Mais enfin l’usage des taxis, par exemple, peut fournir une ligne de partage assez claire : si dans le cours d’une dérive on prend un taxi, soit pour une destination précise, soit pour se déplacer de vingt minutes vers l’ouest, c’est que l’on s’attache surtout au dépaysement 219
personnel. Si l’on s’en tient à l’exploration directe d’un terrain, on met en avant la recherche d’un urbanisme psychogéographique. Dans tous les cas le champ spatial est d’abord fonction des bases de départ constituées, pour les sujets isolés, par leur domicile et pour les groupes, par les points de réunion choisis. L’étendue maximum de ce champ spatial ne dépasse pas l’ensemble d’une grande ville et de ses banlieues. Son étendue minimum peut être bornée à une petite unité d’ambiance : un seul quartier, ou même un seul îlot s’il en vaut la peine (à l’extrême limite la dérive-statique d’une journée sans sortir de la gare Saint-Lazare). L’exploration d’un champ spatial fixé suppose donc l’établissement de bases, et le calcul des directions de pénétration. C’est ici qu’intervient l’étude des cartes, tant courantes qu’écologiques ou psychogéographiques, la rectification et l’amélioration de ces cartes. Est-il besoin de dire que le goût du quartier en lui-même inconnu, jamais parcouru, n’intervient aucunement ? Outre son insignifiance, cet aspect du problème est tout à fait subjectif, et ne subsiste pas longtemps. La part de l’exploration au contraire est minime, par rapport à celle d’un comportement déroutant, dans le « rendez-vous possible ». Le sujet est prié de se rendre seul à une heure qui est précisée dans un endroit qu’on lui fixe. Il est affranchi des pénibles obligations du rendez-vous ordinaire, puisqu’il n’a personne à attendre. Cependant ce « rendez-vous possible » l’ayant mené à l’improviste en un lieu qu’il peut connaître ou ignorer, il en observe les alentours. On a pu en même temps donner au même endroit un autre « rendez-vous possible » à quelqu’un dont il ne peut prévoir l’identité. Il peut même ne l’avoir jamais vu, ce qui incite à lier conversation avec divers passants. Il peut ne rencontrer personne, ou même rencontrer par hasard celui qui a fixé le « rendez-vous possible ». De toute façon, et surtout si le lieu et l’heure ont été bien choisis l’emploi du temps du sujet y prendra une tournure imprévue. Il peut même demander par téléphone un autre « rendez-vous possible » à quelqu’un qui ignore où le premier l’a conduit. On voit les ressources presque infinies de ce passe-temps. Ainsi le mode de vie peu cohérent, et même certaines plaisanteries réputées douteuses, qui ont été toujours en faveur dans notre entourage, comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports, sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire n’importe où, errer dans ceux des souterrains, des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient d’un sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive. Ce que l’on peut écrire vaut seulement comme mots de passe dans ce grand jeu. Les enseignements de la dérive permettent d’établir les premiers relevés des articulations psychogéographiques d’une cité moderne. Au-delà de la reconnaissance d’unités d’ambiance, de leurs composantes principales et de leur localisation spatiale, on perçoit leurs axes principaux de passage, leurs sorties et leurs défenses. On en vient à l’hypothèse centrale de l’existence de plaques tournantes psychogéographiques. On mesure les distances qui séparent effectivement deux régions d’une ville, et qui sont sans commune mesure avec ce qu’une vision approximative d’un plan pouvait faire croire. On peut dresser, à l’aide de vieilles cartes, de vues photographiques aériennes et de dérives expérimentales une cartographie influentielle qui manquait jusqu’à présent, et dont l’incertitude actuelle, inévitable avant qu’un immense travail ne soit accompli, n est pas pire que celle des premiers portulans, à cette différence près qu’il ne s’agit 220
plus de délimiter précisément des continents durables, mais de changer l’architecture et l’urbanisme. Les différentes unités d’atmosphère et d’habitation, aujourd’hui, ne sont pas exactement tranchées, mais entourées de marges frontières plus ou moins étendues. Le changement le plus général que la dérive conduit à proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières, jusqu’à leur suppression complète. Dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possibilités modernes de construction favorisent. Ainsi, la presse signalait en mars 1955, la construction à New-York d’un immeuble où l’on peut voir les premiers signes d’une occasion de dérive à l’intérieur d’un appartement : « Les logements de la maison hélicoïdale auront la forme d’une tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou diminués à volonté par le déplacement de cloisons mobiles. La gradation par demi-étage évite de limiter le nombre de pièces, le locataire pouvant demander à utiliser la tranche suivante en surplomb ou en contrebas. Ce système permet de transformer en six heures trois appartements de quatre pièces en un appartement de douze pièces ou plus. » (A suivre.)
V
enise joue à la ville et nous jouons à la découvrir. Comme des gamins et des acteurs. Le temps pour un temps suspendu, nous abandonnons le sérieux de la vie pour le comme si du spectacle de la vie, et c’est comme monter en ballon. Contre Venise Une simple ville-musée serait morne comme un devoir de vacances. Gallimard - NRF Les palais du Grand Canal, qui ne sont pas sous vitrine, ne sont pas tout à fait des maquettes Potemkine sans être non plus de vrais lieux d’habitation. On n’aurait pas l’idée d’y vivre, mais on peut les toucher, ces pseudo-domiciles ; ils sont bien là devant nous, sans exister vraiment. Comme des reflets en dur de leurs reflets dans l’eau. On ne voit personne se pencher au balcon, aucune trace d’activité domestique ou triviale, comme partout ailleurs (volets qui claquent, concierges, enfants, ménagères à cabas) ; et la nuit, à peine quelques loggias éclairées, une ou deux ombres furtives. Juste ce qu’il faut pour qu’on puisse y croire, pour rendre l’intrigue plausible, le décor quasiment réaliste. La ville des théâtres, de l’opéra et des bals est elle-même un théâtre. Et, de même que la semaine de carnaval ne fait pas parenthèse mais allégorie dans l’univers des mascarades, la Fenice - scène sur scène - sert d’œil miroir, façon tableau flamand, à ce théâtre d’ombres et d’eau. Assis à la terrasse d’Al Teatro, au campo de la Fenice, sirotant un Campari, regardant-regardé, vous voilà dans l'œil du cyclone, au paroxysme de l' « action » vénitienne. Venise n’est pas une ville mais la représentation d’une ville. Et de même qu’au théâtre italien tout le dispositif pivote non sur la scène ou la salle mais sur la rampe qui les sépare, car s’il y avait plain-pied il n’y aurait pas spectacle, le décisif de Venise n’est pas Venise mais la lagune qui la sépare du monde profane, utilitaire et intéressé. Cette tranche d’eau fait office « coupure sémiotique ». […] Le coup de génie, ici, qui fait de la Cité des Doges un permanent Living
Régis Debray
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Theatre et sans doute la vraie tenante du titre, ce n’est pas l'énième mise en espace d’une énième chose pour l’œil mais la faculté qui nous est donnée de participer au spectacle à tour de rôle, de nous y dépersonnaliser en personne, nous y dédoubler à volonté. La passerelle construite par Mussolini, et si bien nommée Ponte della Liberta (liberté d’échapper à l’enfermement, pour les claustrophobes du dedans, liberté d’échapper à soi-même, pour les hystériques du dehors), permet aux regardeurs de venir se mêler à la pièce en cours. Anch’io no attore. Rome, Naples ou Milan nous forcent à improviser et dans la plupart des villes étrangères, nous errons au petit hasard comme des personnages en quête d’auteur et de répliques. Ici, les rôles sont écrits, les emplacements dessinés à la craie, chacun se faufile dans un livret archiconnu: on est figurant amateur à Naples mais professionnel à Venise. […] Reste la gêne du simulacre, à chaque visite plus accentuée : ce lieu de vie subventionnée, absent à lui-même, n’existe que dans et pour le regard des autres. Le factice supporte mal la solitude. Enlevez ses visiteurs à Naples, la ville reste telle quelle, sonore, grasse et sûre d’elle. Enlevez ses spectateurs, ses figurants à Venise, elle déprime et s’effondre en une semaine, perdant son texte, noyée, hagarde, comme une vedette qu’on obligerait à jouer chaque soir devant un parterre vide.
Alfred Döblin
A
utre palissade : Voici un vieillard et une balance médicale. Contrôlez votre poids, cinq pfennings. Mes frères, mes sœurs, qui allez par l’Alex, prenez un instant, arrêtez-vous, contemplez le chantier de Berlin démolition par l’interstice à côté de la balance : voici les grandes Galeries Alexanderplatz Hahn, éventrées, des bouts de papier rouge collés contre les vitres des étalages. Gallimard - Folio Alentour, des débris. Tu es poussière, poussière redeviendras. Ainsi va toute gloire, Rome et Babylone, César et Hannibal, et tout, oh ! pensez-y ! A quoi je réponds : primo, qu’à l’heure présente, des fouilles font réapparaître les villes en question, et, secundo, que la démolition d’une ville défunte permet la construction d’une ville nouvelle. Et puis, tu ne gémis pas du déclin de ton vieux pantalon, tu en achètes un autre, y a que ça pour faire marcher le commerce. La police de circulation, formidable, gouverne la place. On la trouve, sur ladite place, en plusieurs exemplaires. Chaque exemplaire regarde à droite et à gauche, d’un œil expert. Guêtres aux jambes, matraques de caoutchouc au flanc droit. Quand ses bras s’étendent de l’ouest à l’est, le nord et le sud s’arrêtent, l’est coule vers l’ouest, l’ouest vers l’est. Puis l’exemplaire tourne automatiquement : le nord afflue vers le sud, le sud vers le nord. L’uniforme de l’agent souligne énergiquement la taille, son mouvement déclenche le transbordement de trente personnes privées, qui, en partie, s’arrêtent au refuge, en partie traversent d’un coup et continuent leur chemin. Le même nombre a nagé en sens inverse. Tous sont arrêtés, rien n’est arrivé.
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N
ous revînmes à la première pièce aveugle où le verset disait : Super thronos viginti quatuor. Elle avait quatre ouvertures. L’une donnait sur la pièce Y, avec fenêtre sur l’octogone. L’autre donnait sur la pièce P qui continuait, le long de la façade extérieure, la série YSPANIA. Une autre Au nom de la rose vers la tour desservait la pièce E que nous venions de parcourir. Puis il y avait Grasset - Le Livre de Poche un mur plein et enfin une ouverture qui desservait une seconde pièce aveugle avec l’initiale U. La pièce S était celle du miroir, et heureusement que ce dernier se trouvait sur la paroi immédiatement à ma droite, sans quoi j’eusse été de nouveau pris de peur. A bien observer le plan, je me rendis compte de la singularité de cette pièce. Comme chaque pièce aveugle des trois autres tours, elle aurait dû desservir la salle heptagonale centrale. Si elle ne le faisait pas, l’entrée dans l’heptagone aurait dû s’ouvrir dans la pièce adjacente, la U. Celle-ci pourtant, qui desservait par une ouverture une pièce T avec fenêtre sur l’octogone intérieur, et par l’autre communiquait avec la pièce S, avait ses trois autres murs pleins et occupés par des armoires. En jetant un regard circulaire, nous relevâmes ce qui désormais était évident, même en lisant notre plan : pour des raisons de logique autre que de rigoureuse symétrie, cette tour devait avoir sa salle heptagonale, mais elle n’existait pas. “Elle n’existe pas, dis-je. - Ce n’est pas qu’elle n’existe pas. Si elle n’existait pas, les autres pièces seraient plus grandes, tandis qu’elles sont peu ou prou du même format que celles des autres côtés. Elle existe, mais on n’y accède pas.”
Umberto Eco
J
’ai dû faire de nombreux boulots dans le port de Los Angeles parce que ma famille était pauvre et que mon père était mort. Peu après la fin du lycée, j’ai commencé comme terrassier. Le soir j’avais tellement mal au dos que je ne parvenais pas à dormir. Nous creusions un trou dans un terrain vague, La route de il n’y avait pas d’ombre, le soleil tapait droit sur nous d’un ciel sans nuages, et Los Angeles j’étais au fond du trou à creuser avec deux malabars qui adoraient ça ; ils Christian Bourgois riaient et plaisantaient sans arrêt, ils riaient et fumaient du tabac fort. Quand j’ai démarré sur les chapeaux de roue, ils ont rigolé et dit qu’avec le temps j’apprendrais une ou deux choses. Au bout d’un moment, la pioche et la pelle se sont mises à peser dans ma main. J’ai léché les ampoules crevées de mes doigts en maudissant ces hommes. Un midi où j’étais épuisé, je me suis assis et j’ai regardé mes mains. Pourquoi ne plaques-tu pas ce boulot avant qu’il ne te tue ? J’ai pensé.
John Fante
E
nsuite, ils traversèrent la salle du Conseil, la salle des Gardes, la salle du Trône, le salon de Louis XIII. Les hautes croisées, sans rideaux, épanchaient une lumière blanche ; de la poussière ternissait légèrement les poignées des espagnolettes, le pied de cuivre des consoles ; des nappes L’Education de grosses toiles cachaient partout des fauteuils ; on voyait au-dessus sentimentale des portes des chasses Louis XV, et çà et là des tapisseries représentant Presses Pocket les dieux de l’Olympe, Psyché ou les batailles d’Alexandre. Quand elle passait devant les glaces, Rosanette s’arrêtait une minute pour lisser ses bandeaux.
Gustave Flaubert
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Après la cour du donjon et la chapelle Saint-Saturnin, ils arrivèrent dans la salle des fêtes. Ils furent éblouis par la splendeur du plafond, divisé en compartiments octogones, rehaussé d’or et d’argent, plus ciselé qu’un bijou, et par l’abondance des peintures qui couvrent les murailles, depuis la gigantesque cheminée où des croissants et des carquois entourent les armes de France, jusqu’à la tribune pour les musiciens, construite à l’autre bout, dans la largeur de la salle. Les dix fenêtres en arcades étaient grandes ouvertes ; le soleil faisait briller les peintures, le ciel bleu continuait indéfiniment l’outremer des cintres ; et, du fond des bois, dont les cimes vaporeuses emplissaient l’horizon, il semblait venir un écho des hallalis poussés dans les trompes d’ivoire, et des ballets mythologiques, assemblant sous le feuillage des princesses et des seigneurs travestis en nymphes et en sylvains, - époque de science ingénue, de passions violentes et d’art somptueux, quand l’idéal était d’emporter le monde dans un rêve des Hespérides, et que les maîtresses des rois se confondaient avec les astres. La plus belle de ces fameuses s’était fait peindre à droite, sous la figure de Diane Chasseresse, et même en Diane Infernale, sans doute pour marquer sa puissance jusque par delà le tombeau. Tous ces symboles confirment sa gloire ; et il reste là quelque chose d’elle, une voix indistincte, un rayonnement qui se prolonge.
L
’on peut encore inclure un cas intéressant ; à savoir la recherche prédominante du bonheur dans les jouissances qu’inspire la beauté, en quelque lieu que celle-ci frappe nos sens ou notre esprit ; beauté des formes et des gestes humains, des objets naturels et des paysages, des Malaise dans créations artistiques et même scientifiques. Cette attitude esthétique prise la civilisation comme but de la vie protège faiblement contre les maux qui nous menacent, Puf mais nous dédommage de bien des choses. La jouissance esthétique en tant qu’émotion légèrement enivrante a un caractère particulier. Le côté utilitaire de la beauté n’apparaît pas clairement ; on ne discerne pas qu’elle soit nécessaire à la civilisation, et celle-ci pourtant ne saurait s’en passer. La science de l’esthétique étudie les conditions dans lesquelles on ressent le “beau”, mais elle n’a pu apporter aucun éclaircissement sur la nature et l’origine de la beauté ; et comme il advient toujours dans ce cas, elle s’est abondamment dépensée en phrases aussi creuses que sonores destinées à masquer l’absence de résultats. Malheureusement, c’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire.
Sigmund Freud
A
ce moment précis, la petite agglomération fut ébranlée par un coup de sifflet qui retentit de manière effrayante et par une extraordinaire respiration essoufflée. Au cours des semaines passées, on avait bien remarqué les équipes qui posaient les traverses et les rails, mais personne n’y avait prêté attention car on pensait qu’il s’agissait là d’une nouvelle Cent ans de solitude invention des gitans qui s’en revenaient avec leurs pipeaux et tambourins à Seuil - Points grelots dont les rengaines centenaires avaient perdu tout prestige, vantant les incomparables vertus de Dieu sait quel exquis élixir laxatif des excentriques djalalis de Djalalabad. Mais, quand ils se furent remis de la
Gabriel Garcia Marquez
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surprise provoquée par les sifflements et les halètements, tous les habitants se précipitèrent dans la rue pour apercevoir Aureliano le Triste, juché sur la locomotive, les saluant de la main, et découvrir, médusés, le train tout décoré de fleurs qui arrivait pour la première fois avec un retard de huit mois sur son horaire. Cet innocent train jaune qui devait amener tant d’incertitudes et d’évidences, tant de satisfactions et de mésaventures, tant de changements, de calamités et de nostalgies à Macondo.
I
l a des chansons qui sont là, entassées dans sa gorge à presser ses dents. Et il serre les lèvres. C’est une joie dont il veut mâcher toute l’odeur et saliver longtemps le jus comme un mouton qui mange la saladelle du soir sur les collines. Il va, comme ça, jusqu’au moment où le beau silence s’est Regain épaissi en lui, et autour de lui comme un pré. Il est devant ses champs. Il Grasset s’est arrêté devant eux. Il se baisse. Il se prend une poignée de cette terre grasse, pleine d’air et qui porte la graine. C’est une terre de beaucoup de bonne volonté. Il en tâte, entre ses doigts, toute la bonne volonté. Alors, tout d’un coup, là, debout, il a appris la grande victoire. Il lui a passé devant les yeux, l’image de la terre ancienne, renfrognée et poilue avec ses aigres genêts et ses herbes en couteau. Il a connu d’un coup, cette lande terrible qu’il était, lui, large ouvert au grand vent enragé, à toutes ces choses qu’on ne peut pas combattre sans l’aide de la vie. Il est debout devant ses champs. Il a ses grands pantalons de velours brun, à côtes ; il semble vêtu avec un morceau de ses labours. Les bras le long du corps, il ne bouge pas. Il a gagné : c’est fini. Il est solidement enfoncé dans la terre comme une colonne.
Jean Giono
B
ologne a le monument aux morts le plus extraordinaire qui soit. Horrible mais parfait. Au point de vue esthétique, évidemment zéro et même moins vingt, mais cela ne nous change guère. C’est un mur, c’est un mur de San-Petronio, si je ne m’abuse, et chaque nom de mort est Voyage en Italie illustré par sa photographie et par sa photographie fournie par sa famille. Gallimard - Folio Nous les avons ainsi tels qu’on les aimait : le gros joufflu à la moustache en guidon de bicyclette, le beau ténébreux à la cravate à ressort, tout le pauvre album d’un vin Mariani à l’usage des obscurs. Les larmes me sont montées aux yeux devant un nom qui avait été illustré par une mère certainement pas cornélienne, d’une photographie de petit blondin en culotte courte et col marin. Elle voulait le garder et le commémorer à cet âge. Je me suis approché très près de la photo, à la fois pour cacher mon émotion et me graver les traits de cet enfant dans la mémoire. C’était encore plus terrible que je ne pensais. C’était la photo d’un communiant, ébloui. Je n’ai pas du tout envie de verser dans la sensiblerie. J’aime beaucoup ce monument aux morts, je le dis carrément. Ces fantômes installés aux bords du trottoir, dans la partie la plus passante d’une ville et tels qu’ils étaient dans leur humble vie sont plus émouvants que tous les grands ordres architecturaux. J’ai beau entrer dans les églises, les chapelles, les cloîtres les plus célèbres je m’y satisfais de colonnes, de voûtes pures, mais rien ne provoque ma foi. La perfection détruit
Jean Giono
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l’humain (qui, lui, n’est pas parfait et les moustaches en guidon de bicyclette.) Vézelay, pour mes passions, me laisse froid. J’ai l’habitude d’aimer ou de haïr des esprits qui ne jouent pas de la harpe. L’orgue de Barbarie de Fualdès est beaucoup plus puissant. Se guinder, représenter les morts de la guerre serrés sur le cœur même de marbre de la patrie et les représenter casqués et laurés, c’est les trahir ; disons simplement c’est ne pas les aimer. C’était ce bon gros tonnelier joufflu et qui l’est resté en mourant ; c’était cet employé de banque, ce clerc de notaire, ce professeur constipé, à col cassé et qui est mort constipé malgré une baïonnette ennemie dans le ventre. Il est très bon que les voyageurs du tramway, des autos, les passants du trottoir ne l’oublient pas. A côté de cet admirable monument aux morts, il y a un kiosque à journaux. Cette imprudence n’est possible qu’au pays de Machiavel. Je ne connais, en France, qu’un seul monument commémoratif qui puisse être mis en parallèle, pour l’émotion, avec celui de Bologne. C’est celui de La Bédoule, petit village près de Marseille ; encore que, fort paradoxalement, le monument français ait un tantinet d’emphase romaine. Il est cependant invisible de la route qui passe à trois mètres de lui. C’est, sur le talus, un simple bloc de pierre sur lequel est posé un livre ouvert (en pierre également) où sont inscrits les noms. Le trait de génie est d’abord d’avoir placé ce monument dans un cagnard où il fait bon prendre le soleil, et surtout de l’avoir complété d’un banc qui est devant la table de pierre, comme un fauteuil serait devant une table de cabinet qui supporterait par exemple un gros volume du Dictionnaire de Bayle. On a l’air de dire : “Tenez, assoyez-vous, consultez, voilà nos raisons de croire ou de douter.” C’est d’un très joli sentiment. Si l’on s’assoit sur le banc (ce que j’ai fait) on a devant soi, au premier plan, le nom des morts ; au second plan, le paysage qui hantait leur nostalgie et a hanté sans doute leur agonie. Ce n’est pas, précisément, à cet endroit, un beau paysage, au contraire.
C
ette progression, cette procession paresseuse du convoi par le beau milieu d’une grande ville, dans le carillon des passages à niveau, les coups de timbre précipités des tramways, le concert des trompes et des klaxons, m’éveillait à un sentiment de vie furieuse et innombrable, de La forme d’une ville hâte et d’allégresse endiablée, que je rencontrais là pour la première fois. José Corti La grande surprise d’une enfance campagnarde mise en présence de la ville Rien de commun n’est pas tant la nouveauté matérielle, l’échelle inattendue des bâtiments et des rues, le foisonnement des objets insolites, que le sentiment véhément et tout neuf d’une pression humaine jusque-là jamais ressentie, au milieu de laquelle on se sent brusquement immergé, et que le pouls ralenti d’Angers n’avait pu me communiquer encore d’aucune manière. Moment assez grave, où la vie monte à la tête comme un vin corsé, et dont l’enfance de la ville ne connaît pas le déclic, aussi décisif, aussi troublant presque à sa manière qu’une première puberté. Les rythmes naturels, protecteurs, berceux, et presque naturellement porteurs, cèdent tout d’un coup de toutes parts à l’irruption inattendue de l’effréné, au pressentiment de la jungle humaine. Ambivalence à laquelle Nantes m’a éveillé, que le souvenir de Menin souligne, et dont j’essaierais inutilement de me libérer : je suis resté, vaille que vaille, face à toutes les manifestations de foule, l’enfant collé à la vitre du wagon, qui regarde monter jusqu’à lui, interdit, l’agitation furieuse d’une grande ville coupée en deux comme un ver.
Julien Gracq
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Christina Grau Borges et l’architecture Centre Georges Pompidou Supplémentaire
B
orges : Je crois que Frank Lloyd Wright était un architecte admirable, un grand inventeur d’espaces. Je suis allé, il y a longtemps déjà, dans un musée new-yorkais qui venait d’être inauguré. Grau : Le musée Guggenheim ? Borges : Oui, c’est ça. L’architecte était bien Frank Lloyd Wright, non ? Grau : Effectivement. Et que vous rappelez-vous de votre visite ? Borges : J’étais presque aveugle à ce moment-là, mais même un aveugle peut voir. Grau : ! ? Borges : Mais oui… Je me souviens que, dans le désert, je sentais l’énormité de l’étendue de sable, je sentais la chaleur, le soleil sur ma tête, la sécheresse de l’air, le vent qui circulait sans obstacles, l’absence de sons, et aussi… comment dire… un vertige horizontal. Grau : Et au musée Guggenheim ? Borges : Je me souviens de sa forme circulaire. Je ne pouvais pas distinguer les objets mais je percevais la lumière et me rendais compte que le parcours n’était pas en ligne droite : ma mère et moi descendions en cercle, et la lumière était toujours sur la droite. On m’a dit qu’elle venait d’une coupole de cristal ; je la sentais sur ma tête, comme si nous étions à l’air libre, et non pas dans un bâtiment. Je me demandais avec angoisse si tout allait s’arrêter de manière abrupte, si j’allais être précipité dans le vide…
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ans toutes les villes d’Europe, comme il y a la ville des hommes, il y a la ville des statues. Je ne veux pas parler de celles qu’on voit sur les places, dans les jardins, à hauteur du regard sur les façades, et qui sont un peu comme les sentinelles de ce monde de pierre, de bronze ou de Paris marbre, épiant de près en quelque sorte nos démarches incompréhensibles Champ Vallon - “des villes” comme le sont pour l’homme ordinaire l’agitation des insectes. Il existe sur les toits, aux flancs ou au fronton des églises, des palais ou des bâtiments officiels que nous légua le XIXe siècle, un monde parallèle qui défie les sautes d’humeur du temps et considère le soleil comme les morts doivent regarder la gloire. Beaucoup de ces allégories, car là où elles ont été placées il s’agit plus d’idées que de personnages mémorables, ne sont visibles d’en bas que partiellement. Pour un Apollon qui lève sans fin sa lyre au-dessus du monde minéral des avenues de l’Opéra, comme s’il voulait l’éloigner du flot hideux des véhicules, ou pour un Ganymède enlevé par l’aigle d’une compagnie d’assurances - à moins que ce ne soit d’un phénix - au-dessus de la tranchée bleuie par les gaz d’échappement du boulevard Haussmann, que de vertus cachées qu’on ne surprend que des lucarnes d’un septième sans ascenseur ou, si le hasard vous a incité à venir avec des jumelles, dans un petit bureau sous les combles du Louvre ou sur la terrasse d’un grand magasin. Que voient-elles, ces “Saisons” éternellement printanières, ces “Tempérance”, ces “Justice” ? A quoi rêvent ces “Génies” méconnus, ces “Théologies” idéales, tout ce capharnaüm abstrait dont on a cru se débarrasser dans des recoins inaccessibles aux hommes d’en-bas ? Et que font-elles, ces statues, le soir, quand l’ombre égalise la terre, par les nuits de brume de novembre, par les nuits sans lune ou, au contraire, quand la lune de mai laque les toits de la ville comme les lames d’une mer sombre ?
Julien Green
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proximité de notre petite église, s’élevait, fantasmagorique, la grande sœur riche, Notre-Dame, qui, appuyée sur des arcs-boutants rayonnants, comme à genoux, et ceinturée de petites chapelles, Romance parisienne déployait son dos puissant. En haut se dressaient, se dissimulant à moitié l’un Maren Sell l’autre et s’éclipsant à tour de rôle dans la pénombre, les deux gros moignons de clocher sans toit ni flèche, qui tendent leur large sommet plat vers le ciel, lequel les parachève en les couronnant d’un faîte de nuages et d’éther. Alors je dépeignis à la jeune fille fascinée Chartres, Reims et Rouen, sillonnai avec elle l’Ile-de-France et ses cités paisibles au pied des cathédrales, l’entraînai vers les parvis et les portails, pénétrai avec elle sous les ogives obscures et dans la lumière ruisselant des roses rondes et des hautes fenêtres verticales. Je la conduisis par d’étroites corniches, entre créneaux et gouttières, jusqu’aux rois, saints et gargouilles des toits, la fis descendre dans les profondeurs des cryptes ténébreuses et la fumée des cierges brûlant dans les chapelles de Notre-Dame-Sous-Terre. Je lui parlai des belles attaques du temps que des restaurateurs impies veulent endiguer en recollant et réparant. La soirée s’avançait, et je parlais, disert et passionné. M’écoutait-elle vraiment ? Je ne sais. Elle était assise et, penchée en avant, cueillait et entrelaçait en un bouquet vivant les fleurs et herbacées printanières qui pointaient au milieu des mauvaises herbes. Lorsque nous nous levâmes, car elle devait s’en aller, il me sembla qu’en fait je ne lui avais encore rien montré.
Franz Hessel
A
ussi voyez comme à partir de la découverte de l’imprimerie l’architecture se dessèche peu à peu, s’atrophie et se dénude. Comme on sent que l’eau baisse, que la sève s’en va, que la pensée des temps Notre-Dame-de-Paris et des peuples se retire d’elle ! Le refroidissement est à peu près insensible au Folio - Classique quinzième siècle, la presse est trop débile encore, et soutire tout au plus à la puissante architecture une surabondance de vie. Mais, dès le seizième siècle, la maladie de l’architecture est visible ; elle n’exprime déjà plus essentiellement la société ; elle se fait misérablement art classique ; de gauloise, d’européenne, d’indigène, elle devient grecque et romaine, de vraie et de moderne, pseudo-antique. C’est cette décadence qu’on appelle renaissance. Décadence magnifique pourtant, car le vieux génie gothique, ce soleil qui se couche derrière la gigantesque presse de Mayence, pénètre encore quelque temps de ses derniers rayons tout cet entassement hybride d’arcades latines et de colonnades corinthiennes. C’est ce soleil couchant que nous prenons pour une aurore. Cependant, du moment où l’architecture n’est plus qu’un art comme un autre, dès qu’elle n’est plus l’art total, l’art souverain, l’art tyran, elle n’a plus la force de retenir les autres arts. Ils s’émancipent donc, brisent le joug de l’architecte, et s’en vont chacun de leur côté. Chacun d’eux gagne à ce divorce. L’isolement grandit tout. La sculpture devient statuaire, l’imagerie devient peinture, le canon devient musique. On dirait un empire qui se démembre à la mort de son Alexandre et dont les provinces se font royaumes.
Victor Hugo
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ans doute à ce moment-là, l’ “affaire” était-elle sortie des mémoires. Mais les lieux où elle s’était déroulée existaient toujours. Ils existent toujours. Chacun peut aujourd’hui s’y promener à loisir. Vieux quartiers de Marseille, dont le pittoresque se réactive de jour en jour à La fontaine obscure l’usage des touristes. Rues et places d’Aix, dont les encombrements de la vie Seuil - Points moderne n’arrivent pas à ruiner tout à fait le charme. Il faut savoir écouter le bruit des villes. Il est fait des rumeurs obscures, portées d’âge en âge, traversées du délire de la vie et de l’horreur de la mort, de l’éblouissement et de la folie du sexe, écrasé, piétiné, supplicié, haï, du tumulte des combats trop tôt livrés, trop vite perdus. Du poids de la nuit. De l’éclat du soleil.
Raymond Jean
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ais voilà qu’à partir du premier bombardement tout changea ; les vitres de la grande pièce furent brisées. Elle en fut bouleversée, perdit sa beauté, cependant que la cave, tranquille et paterne, ne s’inquiéta guère de ce qui se passait au-dehors. J’avais pitié de la grande Chronique pièce, à présent abandonnée de tous. Pendant les bombardements et alors de la ville de pierre que les gros murs de la cave ne vibraient même pas, elle me faisait de la Hachette - Folio peine, car je savais qu’elle tremblait, qu’elle était secouée tout entière, seule, là-haut. Je pensais à elle comme à une femme d’une grande beauté, mais angoissée, aux nerfs fragiles, alors que la cave, elle, me semblait une vieille, sourde mais robuste. Dès que le salon perdit de son importance, la cave devint la partie la plus honorée de la maison. On eût dit que notre maison avait été retournée à l’envers. Je montais parfois dans la grande pièce, maintenant définitivement délaissée, et observais de la fenêtre les maisons avoisinantes avec leurs toits percés de gros trous par où pénétrait la pluie fine d’automne. Je pensais que dans chacune d’elles, après le premier bombardement, il avait sûrement dû se produire le même bouleversement que dans la nôtre. Peut-être les caves et les sous-sols humides de la ville avaient-ils depuis longtemps attendu ce jour-ci. Peut-être pressentaient-ils que leur heure viendrait. En vérité, c’était là une période bien dure pour tous les deuxièmes étages de la ville. Quand celle-ci avait été construite, le bois, plus rusé, s’était hissé aux étages supérieurs, laissant à la pierre les fondations, les caves, les citernes. Là, en bas, dans la pénombre, la pierre devait lutter contre l’humidité et les eaux souterraines, tandis que le bois, sculpté, nettoyé avec soin, ornait les étages d’en haut. Ceux-ci étaient légers, éthérés presque, le rêve de la ville, son caprice, l’envol de sa fantaisie. Et pourtant cette fantaisie s’était vu fixer des limites. Après avoir donné la liberté aux derniers étages, la ville, semblait-il, s’était repentie, se hâtant de réparer son erreur. Elle les avait fait couvrir de toits en pierre, comme pour bien établir une fois de plus qu’ici c’était la pierre qui régnait. Quoi qu’il en fût, j’aimais cette époque nouvelle où l’on vivait dans les caves et les sous-sols.
Ismaïl Kadaré
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n étroit balcon longeait toute la pièce. Mais ce qui eût constitué dans la ville natale de Karl le plus haut des postes d’observation ne permettait guère plus ici que de dominer une rue qui, fuyant en droite ligne entre deux rangées de maisons coupées à la hache, allait L’Amérique Gallimard - Folio se perdre dans un lointain où surgissaient formidablement, du sein d’une épaisse vapeur, les formes d’une cathédrale. Et, le matin comme le soir, et dans les rêves de la nuit, cette rue était le théâtre d’une circulation fiévreuse qui, vue d’en haut, se présentait comme un mélange inextricable de silhouettes déformées et de toits de voitures de toutes sortes, mélange compliqué sans cesse d’une infinité de nouveaux afflux, et d’où s’élevait un autre amalgame, encore plus forcené que lui, de vacarme, de poussière et de bruits répercutés, le tout happé, saisi, violé, par une lumière puissante qui, dispersée, emportée, ramenée à une vitesse vertigineuse par le tourbillon des objets, formait au-dessus de la rue, pour le spectateur ébloui, comme une épaisse croûte de verre qu’un poing brutal eût fracassée à chaque instant. Prudent comme il l’était en tout, l’oncle conseillait à Karl de ne s’abandonner provisoirement à rien d’une façon vraiment sérieuse. Le jeune homme devait, de vrai, regarder et examiner toute chose, mais sans se laisser prendre à aucune. Les premiers jours d’un Européen en Amérique étaient comparables à une naissance et, bien qu’on s’acclimatât ici – ajoutait-il pour ne pas inspirer à Karl une frayeur inutile – plus rapidement que quand on vient de l’au-delà dans le monde des humains, il ne fallait tout de même jamais cesser de se représenter que le premier jugement reposait toujours sur une base fragile et qu’on ne devait pas risquer de lui permettre d’introduire la confusion dans ceux qui guideraient par la suite.
Franz Kafka
Pierre Lartigue
M
ais Gaudi ? Il y a contradiction au sein du mouvement moderniste qui façonne la ville. Si la bourgeoisie veut des meubles, Barcelone des verreries, des céramiques, des bijoux, l’Eglise condamne le luxe Champ Vallon - “des villes” de cet art élégant. Une hérésie ! Catholique, apostolique, romain, Gaudi s’oppose à ces vanités. Son projet est de réconcilier l’art avec les formes essentielles. Dans ses maisons, coquilles élastiques et malléables, les escaliers se lovent comme des ammonites ; les palmiers de ses colonnes soutiennent des voûtes caverneuses. Il emprunte à la nature des escargots qu’il agrandit, des pattes d’éléphant qu’il moule. Devant la Sagrada Familia, l’œuvre majeure et inachevée à quoi il consacre sa vie, il se prend pour Dieu en personne, au Lundi de la création du ciel et de la terre. Après le chaos des eaux, les coulées de lave, l’érosion des vents, la neige durcie, les stalactites de glace, les roches lisses, la rosée, viennent les mousses, les fougères, les dents de lion. Oranges, olives, amandiers en fleurs. Quelques paniers de champignons. Puis les coquillages, les reptiles : salamandres, lézards, vipères d’eau, oursins, anémones de mer, tortues d’eau et de terre, coqs, poules et poussins, paons et canards, oies et petits lapins. 230
Henri Lefevre
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Emmanuel Le Roy Ladurie
A
ettre l’art au service de l’urbain, cela ne signifie pas du tout enjoliver l’espace urbain avec des objets d’art. Cette parodie du possible se dénonce elle-même comme caricaturale. Cela veut dire que les temps-espaces deviennent œuvre d’art et que l’art passé Le droit à la ville se reconsidère comme source et modèle d appropriation de l’espace et du Antropos temps. L’art apporte des cas et des exemples de « topiques » appropriés de qualités temporelles inscrites dans des espaces. La musique montre comment l’expression se saisit du nombre, comment l’ordre et la mesure véhiculent le lyrisme. Elle montre que le temps, tragique ou joyeux, peut absorber et résorber le calcul. De même la sculpture ou la peinture, avec moins de force et plus de précision que la musique. N’oublions pas que les jardins, les parcs et paysages firent partie de la vie urbaine autant que les beaux-arts. Et que le paysage autour des villes fut œuvre de ces villes, entre autres le paysage toscan autour de Florence, lequel, inséparable de l’architecture, joue un rôle immense dans les arts classiques. Quittant la représentation, l’ornement, la décoration, l’art peut devenir praxis et poièsis à l’échelle sociale: I’art de vivre dans la ville comme œuvre d’art. Revenant au style, à l’œuvre, c’est-à-dire au sens du monument et de l’espace approprié dans la Fête, I’art peut préparer des « structures d’enchantement ». L’architecture prise à part ne saurait ni restreindre les possibilités ni à elle seule les ouvrir. Il y faut plus, mieux, autre chose. L’architecture comme art et technique a besoin elle aussi d’une orientation. Nécessaire, elle ne saurait se suffire, ni l’architecte fixer ses buts et déterminer sa stratégie. Autrement dit, l’avenir de l’art n’est pas artistique, mais urbain. Parce que l’avenir de « l’homme » ne se découvre ni dans le cosmos, ni dans le peuple, ni dans la production, mais dans la société urbaine. De même que l’art, la philosophie peut et doit se reconsidérer en fonction de cette perspective. La problématique de l’urbain renouvelle la problématique de la philosophie, de ses catégories et méthodes. Sans qu’il y ait lieu de les briser ni de les rejeter, ces catégories reçoivent quelque chose d’autre et de neuf ; un autre sens. Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l'œuvre (à l’activité participante) et le droit à l'appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville.
Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 Gallimard - Folio
Montaillou, la maison a son astre, sa bonne fortune, “à laquelle les décédés participent encore”. On sauvegarde cet astre et cette fortune en conservant dans la maison des fragments d’ongles et de cheveux du chef de famille mort : cheveux et ongles, dans la mesure où ils continuent à pousser après le décès, sont porteurs d’énergie vitale, spécialement intense. Grâce à l’usage de ce rite, la maison “se pénètre de certaines qualités magiques de la personne” ; elle se montre capable de rétrocéder ensuite celles-ci à d’autres personnes du lignage. Quand Pons Clergue, le père du curé de Montaillou, mourut, raconte Alazaïs Azéma, Mengarde Clergue son épouse me demanda, ainsi qu’à Brune Pourcel, de couper, sur le cadavre, des mèches de cheveux qu’il avait autour du front, ainsi que des fragments de tous ses ongles de mains et des pieds ; et cela pour que la maison du défunt reste fortunée ; on ferma donc la porte de la maison des Clergue 231
dans laquelle gisait le corps mort ; nous coupâmes les cheveux et les ongles à celui-ci ; et nous les donnâmes à Guillemette, la servante de la maison, qui les donna à son tour, à Mengarde Clergue. Cette “abscision” des cheveux et des ongles fut réalisée après qu’on eut répandu de l’eau sur le visage du mort (car à Montaillou on ne lave pas le cadavre entier).
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i j’avais été un inspecteur des travaux publics, je vous aurais montré des usines électriques puissantes comme la foudre, des châteaux d’eau géants, un escalier issu d’un conte féerique et qui fait penser que désormais les larges paquebots ne déposeront plus seulement leurs passagers Marseille au port, mais les amèneront, grâce à une crémaillère, jusque sur la colline de porte du Sud la gare Saint-Charles… Si j’avais été métreur, j’eusse mesuré à votre intention Jeanne Laffitte le port, les bassins, les canaux, les docks et le nez de tous les brasseurs d’affaires. Si j’avais été un homme sérieux, je me serais rendu à la Chambre de Commerce. Là, j’aurais prié son président de bien vouloir me faire copier, par sa plus jolie dactylo, les statistiques des dix dernières années et, sans pitié, je vous eusse administré ces chiffres recommandés pour la clarté des débats et les indigestions. Si j’avais été homme de lettres, j’aurais essayé d’être… peintre ; je vous aurais décrit, pensant bien que cela n’avait encore jamais été fait, les pompes du soleil quand le soleil, pour se coucher, descend du pont transbordeur. Je vous aurais payé, parce que cela ne coûte pas cher, le funiculaire qui monte à Notre-Dame-de-la-Garde et, ensemble, nous eussions contemplé la grande ville “couchée à nos pieds”. Je vous aurais conté, les larmes aux yeux, comment l’on venait d’abattre, pour faire place à un sale tramway, quatre-vingt-dix-sept des plus vieux platanes des allées de Meillhan, et j’eusse profité de l’occasion pour envoyer au Conseil municipal une philippique de derrière les fagots, philippique qui, je crois, eût été d’autant plus inutile que les arbres étaient déjà par terre. Si j'avais été un économiste distingué… alors, si j'avais été cet économiste-là, je vous aurais parlé du port de Caronte et du tunnel du Rove - sept kilomètres percés dans le roc - du tunnel du Rove qui relie la Méditerranée à l’étang de Berre et qui, faisant cela, relie Marseille au Rhône, c’est-à-dire à la Suisse, à l’Allemagne et, que sais-je ? au Danemark, peut-être ? Si bien que, tout en restant porte du Sud, Marseille est maintenant porte du Nord. Si j’avais été un citoyen courageux, je vous aurai parlé de Marseille marseillais. Mais, devant m’embarquer prochainement, j’ai eu peur pour mes côtes. Je l’ai bien senti le jour où je n’ai compté que dix-huit maisons sur la Canebière. Il y en dix-neuf et demi. Qu’il est difficile de se faire entendre ! Il s’agissait bien de tout cela !
Albert Londres
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vant Fès, je n’avais jamais mis les pieds dans une ville, jamais observé ce grouillement affairé des ruelles, jamais senti sur mon visage ce souffle puissant comme le vent du large, mais lourd de cris et d’odeurs. Certes, je suis né à Grenade, majestueuse capitale du royaume Léon l’Africain d’Andalousie, mais il était bien tard dans le siècle et je ne l’ai connue Lattès - Le livre de poche qu’agonisante, vidée de ses hommes et de son âme, humiliée, éteinte, et
Amin Maalouf
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lorsque j’ai quitté notre faubourg d’Albaicin il n’était plus pour les miens qu’un vaste baraquement hostile et délabré. Fès, c’était autre chose, et j’ai eu ma jeunesse entière pour l’apprendre. De notre première rencontre, cette année-là, il ne me reste que des souvenirs embrumés. Je m’étais approché de la cité à dos de mule, lamentable conquérant à moitié endormi, soutenu d’une main ferme par mon père, car toutes les routes étaient en pente, parfois si raide que la monture n’avançait plus que d’un pas instable et hésitant. A chaque secousse, je me redressais, avant de m’assoupir à nouveau. Soudain, la voix paternelle retentit : “Hassan, réveille-toi si tu veux voir ta ville !”. Sortant de ma torpeur, je me rendis compte que notre petit convoi était déjà au pied d’une enceinte couleur de sable, haute et massive, hérissée d’innombrables merlons pointus et menaçants. Une pièce glissée dans la main d’un gabeleur nous fit franchir une porte. Nous étions dans les murs. “Regarde”, insistait Mohamed. Tout autour de Fès s’alignaient à perte de vue des collines incrustées d’innombrables maisons de brique et de pierre, souvent ornées, comme à Grenade, de carreaux de faïence.
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S WAR… C’était… Tel est le titre, je crois, d’un roman de Südermann. Il peut s’appliquer à ces déjà vieilles images qui sont le reflet d’un aspect de Berlin dont il est peut-être difficile, en ce moment, de retrouver l’inquiétante séduction. En ce temps-là, la perversité Rues secrètes de la rue et des dépendances de la rue se mêlait à l’angoisse quotidienne. Arléa - Lieux Dits Des forces idéales nettement pressenties, mais à peu près méconnues, donnaient aux forces classiques d’une moralité lugubre les parures éclatantes d’un désespoir indiscret. Il y a de cela deux ans. Il a suffi de deux années… il a suffi d’une quinzaine de jours pour modifier l’apparence de la rue. Celui qui utilisera ce livre comme un guide pour découvrir un but précis à ses pensées secrètes sera déçu. Les couleurs dont je me suis amusé sont effacées. Berlin n’est déjà plus le Berlin qui m’inspira cet essai. Toutes les rues secrètes dont le nom est inscrit dans ces pages sont déjà sinon mortes, du moins en période de mortification. Le vieux sabbat des sorcières à cent sous va disparaître dans la nuit romantique : il cédera la place à un romantisme nouveau, un romantisme hygiénique et “ripoliné”, un romantisme encore plus angoissant et surtout plus perfide que l’ancien. Les pages qui vont suivre resurgissent d’un passé de neige. Tout était gris depuis la porte de Brandebourg jusqu’au Kurfürstendamm.
Pierre Mac Orlan
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a coutume a été que les princes, pour pouvoir tenir plus fermement leurs Etats, bâtissent des forteresses, destinées à leur servir de refuge contre une attaque soudaine et à effrayer des adversaires éventuels. J’approuve cet usage très ancien. Néanmoins, pour conserver son Etat, Le Prince on a vu récemment Nicolas Virelli démanteler deux forts en sa ville de Città Le livre de poche di Castello. De même Guido Ubaldo, duc d’Urbin, recouvrant le trône d’où il avait été chassé par César Borgia, rasa par le pied toutes les fortifications du pays, jugeant qu’ensuite il perdrait plus difficilement son pouvoir. Les Bentivogli, rentrés dans Bologne, agirent de même. Les forteresses sont
Machiavel
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donc utiles ou nuisibles, selon les circonstances ; et si elles te servent d’un côté, elles peuvent te desservir de l’autre. On résumera la chose ainsi : le prince qui redoute plus ses peuples que les étrangers doit se fortifier ; mais celui qui craint davantage les étrangers doit faire le contraire. Le Château de Milan, que François Sforza fit construire, a causé et causera à cette famille plus de dommages qu’aucun désordre survenu dans l’Etat. La meilleure forteresse au monde est l’affection du peuple. Si tu as les pierres sans avoir les cœurs, elles ne suffiront point à te protéger.
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n coup de pédale pour franchir l’Yeulette sur le petit pont de bois ; puis la traversée, toujours fraîche, de l’Isle, ce bout de marais, coincé entre le grand et le petit bras de la rivière, et qui baigna encore dans les vapeurs de l’aube ; puis un nouvel effort de jarret pour passer l’Yeule sur le dos d’âne du vieux pont de pierre. Et c’est maintenant, la montée, jusqu'à Vieille France la gare, à travers les champs où tournoient les corbeaux. La nature a son Gallimard - Folio aspect propre et patient du premier matin. Dans le pépiement déchaîné des oiseaux, la chaleur s’annonce déjà, mais elle plane encore dans les hauts du ciel ; et, sur la route, l’air est doux, immobile, presque frais, comme aux beaux jours du printemps. L’herbe poussiéreuse des accotements, tondue par les moutons, roussie par le soleil d’hier, semble avoir profité de la trêve nocturne et de la rosée, pour reverdir. Le facteur monte la côte, à longues enjambées, tête basse et sa bicyclette à la main. Il connaît toutes les inégalités du sol, tous les rapiéçages de la chaussée, chaque tas de cailloux, chaque buisson. Rien ne le distrait de son ruminement, intérieur. Mais, au coude de la route, il s’arrête toujours quelques secondes pour poser un regard de propriétaire sur les pentes du Bois-Laurent, à l’endroit précis où se trouve sa vigne, entre un gros noyer feuillu, tout rond, et une rangée de pêchers de plein vent.
Roger Martin du Gard
A
la blessure intérieure d’une cité comme celle-là, que peuvent tous les bariolages et les rafistolages ? Ce qui manque, ce ne sont ni les bancs, ni les arbres, ni les pelouses, même si on arrivait à les préserver et à les entretenir. Ce qui manque est autrement plus grave : dès le départ, ceux qui Les passagers ont dessiné ça ont oublié, ont supprimé carrément une dimension. Plans du Roissy-Express verticaux : les barres. Plans horizontaux : le sol. Mais ou est la troisième Seuil dimension ? A-t-on vraiment pensé qu’elle allait naître, comme ça, à l’intersection de deux surfaces planes ? Trop chère, la troisième dimension. On marche le long de hautes murailles : une porte, des fenêtres, une porte, pas de fenêtres. Quelquefois, un magasin : une vitrine plate. Qu’est-ce qu’il y a derrière tout cela ? Jamais de profondeur. Où sont les cours, les recoins, la boutique dans son renfoncement ombragé, la lucarne de ciel où l’on voit passer les nuages et la queue du chat de la concierge, la terrasse paresseuse du café et son store qui nimbe les consommateurs de lumière orangée ? Cités aveugles.
François Maspero
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Guy de Maupassant Sur l’eau de Saint Tropez à Montecarlo Encre
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’affreux mal qui ne pardonne guère et qu’on nomme aujourd’hui la tuberculose, le mal qui ronge, brûle et détruit par milliers les hommes, semble avoir choisi cette côte pour y achever ses victimes. Comme de tous les coins du monde on doit la maudire cette terre charmante et redoutable, antichambre de la Mort, parfumée et douce où tant de familles humbles et royales, princières et bourgeoises ont laissé quelqu’un presque toutes un enfant en qui germaient leurs espérances et s’épanouissaient leurs tendresses. Je me rappelle Menton, la plus chaude, la plus saine de ces villes d’hiver. De même que dans les cités guerrières on voit les forteresses debout sur les hauteurs environnantes, ainsi de cette place d’agonisants on aperçoit le cimetière au sommet d’un monticule. Quel lieu ce serait pour vivre, ce jardin où dorment les morts ! Des roses, des roses, partout des roses. Elles sont sanglantes, ou pâles, ou blanches, ou veinées de filets écarlates. Les tombes, les allées, les places vides encore et remplies demain, tout en est couvert. Leur parfum violent étourdit, fait vaciller les têtes et les jambes. Et tous ceux qui sont couchés là avaient seize ans, dix-huit ans, vingt ans. De tombe en tombe, on va, lisant les noms de ces êtres tués si jeunes, par l’inguérissable mal. C’est un cimetière d’enfants, un cimetière pareil à ces bals blancs où ne sont point admis les gens mariés. De ce cimetière la vue s’étend, à gauche, sur l’Italie, jusqu’à la pointe où Bordighera allonge dans la mer ses maisons blanches ; à droite, jusqu’au cap Martin, qui trempe dans l’eau ses flancs feuillus. Partout, d’ailleurs, le long de cet adorable rivage, nous sommes chez la Mort. Mais elle est discrète, voilée, pleine de savoir-vivre et de pudeurs, bien élevée enfin. Jamais on ne la voit face à face, bien qu’elle vous frôle à tout moment. On dirait même qu’on ne meurt point en ce pays, car tout est complice de la fraude où se complaît cette souveraine. Mais comme on la sent, comme on la flaire, comme on entrevoit parfois le bout de sa robe noire ! Certes, il faut bien des roses et bien des fleurs de citronniers pour qu’on ne saisisse jamais, dans la brise, l’affreuse odeur qui s’exhale des chambres de trépassés. Jamais un cercueil dans les rues, jamais une draperie de deuil, jamais un glas funèbre. Le maigre promeneur d’hier ne passe plus sous votre fenêtre et voilà tout.
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’une manière générale, la cérémonie d’inauguration fut solennelle et bien menée. Les constructions de l’Exposition ne furent pas indignes du rang de ceux qui les visitèrent ce jour-là. Certains édifices n’étaient pas terminés ; d’autres, terminés depuis longtemps, étaient déjà La ville des prodiges dans un état de détérioration avancée. La presse parla de lézardes énormes Seuil et de grande confusion. Mais l’important était que les gens fussent contents. Vues aujourd’hui, les installations des exposants, avec leur dessin sévère, leurs couronnes florales sculptées dans le bois, leurs crêpes et leurs baldaquins, ont un certain air de catafalques, mais elles correspondaient à ce qui devait être le goût de l’époque, son idée de l’élégance. Il faut, pour juger des choses, les replacer dans leur exacte perspective. Au port avaient mouillé soixante-huit navires de guerre de divers pays, portant à leur bord dix-neuf mille hommes et cinq cent trente-huit canons. Ce point, qui pourrait aujourd’hui sembler menaçant, fut interprété par les Barcelonais comme une marque sans équivoque de courtoisie et d’amitié. La Grande Guerre n’avait pas encore eu lieu, et les armes conservaient quelque chose
Eduardo Mendoza
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de décoratif. Dans un poème composé pour l’occasion, Federico Rahola synthétise cette idée de la façon suivante : La canonnade sauvage Fait frissonner la terre. Ce sont les monstres de la guerre Qui à la paix rendent hommage. C’est une pensée identique qu’exprime Melchor de Palau dans son Hymne à l’ouverture de l’Exposition, dont un des vers dit : Et tonne sans blesser l’effroyable canon. L’Exposition universelle resta ouverte jusqu’au 9 décembre 1888. La clôture fut plus simple que l’inauguration : Te Deum à la cathédrale et brève cérémonie au palais de l’Industrie. Elle avait duré deux cent quarante-cinq jours et été visitée par plus de deux millions de personnes. Le coût de sa construction s’était élevé à cinq millions six cent vingt-quatre mille six cent cinquante-sept pesetas et cinquante-six centimes. Certaines installations purent être récupérées pour d’autres usages. Le solde de la dette fut énorme et pesa sur la municipalité de Barcelone pendant de nombreuses années. Demeura aussi le souvenir de journées de splendeur et l’idée que Barcelone, si elle le voulait, pouvait redevenir une ville cosmopolite.
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e bourg de Pietranera est très irrégulièrement bâti, comme tous les villages de la Corse ; car, pour voir une rue, il faut aller à Cargese, bâti par M. de Marbeuf. Les maisons dispersées au hasard et sans le moindre alignement, occupent le sommet d’un petit plateau, ou plutôt Colomba d’un palier de la montagne. Vers le milieu du bourg s’élève un grand chêne Le livre de poche vert, et auprès on voit une auge en granit, où un tuyau en bois apporte l’eau d’une source voisine. Ce monument d’utilité publique fut construit à frais communs par les della Rebbia et les Barricini ; mais on se tromperait fort si l’on y cherchait un indice de l’ancienne concorde des deux familles. Au contraire, c’est une œuvre de leur jalousie. Autrefois, le colonel della Rebbia ayant envoyé au conseil municipal de sa commune une petite somme pour contribuer à l’érection d’une fontaine, l’avocat Barricini se hâta d’offrir un don semblable, et c’est à ce combat de générosité que Pietranera doit son eau. Autour du chêne vert et de la fontaine, il y a un espace vide qu’on appelle la place, et où les oisifs se rassemblent le soir. Quelquefois on y joue aux cartes, et, une fois l’an dans le carnaval, on y danse. Aux deux extrémités de la place s’élèvent des bâtiments plus hauts que larges, construits en granit et en schiste. Ce sont les tours ennemies des della Rebbia et des Barricini. Leur architecture est uniforme, leur hauteur est la même, et l’on voit que la rivalité des deux familles s’est toujours maintenue sans que la fortune décidât entre elles. Il est peut-être à propos d’expliquer ce qu’il faut entendre par ce mot tour. C’est un bâtiment carré d’environ quarante pieds de haut, qu’en un autre pays on nommerait tout bonnement un colombier. La porte, étroite, s’ouvre à huit pieds du sol, et l’on y arrive par un escalier fort raide. Au-dessus de la porte est une fenêtre avec une espèce de balcon percé en dessous comme un mâchicoulis, qui permet d’assommer sans risque un visiteur indiscret. Entre la fenêtre et la porte, on voit deux écussons grossièrement sculptés. L’un portait autrefois la croix de Gênes ; mais, tout martelé aujourd’hui, il n’est plus intelligible que pour les antiquaires. Sur l’autre écusson sont sculptées les armoiries de la famille qui possède la
Prosper Mérimée
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tour. Ajoutez, pour compléter la décoration, quelques traces de balles sur les écussons et les chambranles de la fenêtre, et vous pouvez vous faire une idée d’un manoir du Moyen Age en Corse. J’oubliais de dire que les bâtiments d’habitation touchent à la tour, et souvent s’y rattachent par une communication intérieure. La tour et la maison des della Rebbia occupent le côté nord de la place de Pietranera ; la tour et la maison des Barricini, le côté sud. De la tour du nord jusqu’à la fontaine, c’est la promenade des della Rebbia, celle des Barricini est du côté opposé. Depuis l’enterrement de la femme du colonel, on n’avait jamais vu un membre de l’une de ces deux familles paraître sur un autre côté de la place que celui qui lui était assigné par une espèce de convention tacite. Pour éviter un détour, Orso allait passer devant la maison du maire, lorsque sa sœur l’avertit et l’engagea à prendre une ruelle qui les conduirait à leur maison sans traverser la place.
N
aître dans la rue signifie vagabonder toute sa vie, être libre. Signifie accident et incident, drame et mouvement. Signifie par-dessus tout rêve. Harmonie de choses disparates, qui donne au vagabondage une assurance métaphysique. Dans la rue, on apprend ce que sont réellement les Printemps noir êtres humains ; autrement, ou après, on les invente. Ce qui ne se passe pas en Gallimard - Folio pleine rue est faux, dérivé, c’est-à-dire littérature. Rien de ce qu’on appelle “aventure” n’approche jamais de la saveur de la rue. Peu importe que l’on s’envole vers le Pôle, que l’on s’installe au fond de l’océan, une rame de papier à la main, que l’on vadrouille dans neuf villes l’une après l’autre, ou que, tout comme Kurtz, on remonte un fleuve pour trouver la folie au bout. Si passionnante, si intolérable que soit la situation, il y a toujours une issue, toujours une amélioration, un réconfort, une compensation, des journaux, des religions. Mais autrefois, il n’y avait rien de tout cela. Autrefois, on était libre, déchaîné, sanguinaire… Les gamins adorés dès le premier contact avec la rue demeurent avec vous toute votre vie. Ils sont les seuls vrais héros. Napoléon, Lénine, Capone - fiction que tout cela. Napoléon ne m’est rien comparé à Eddie Carney, qui, le premier, me pocha l’œil. Je n’ai jamais rencontré personne d’aussi princier, d’aussi royal, d’aussi noble, que Lester Readon, lequel, rien qu’en descendant la rue, inspirait terreur et admiration. Jules Verne ne m’a jamais conduit à ces endroits que Stanley Borowski tenait sous sa cape dès la nuit tombée. Robinson Crusoé manquait d’imagination comparé à Johnny Paul. Tous ces gamins du 14e District ont encore pour moi leur saveur. Ils n’étaient pas inventés, ni imaginés : ils étaient réels. Leurs noms sonnent comme des pièces d’or - Tom Fowler, Jim Ruckley, Matt Owen, Rob Ramsay, Harry Martin, Johnny Dunne, sans compter Eddie Carney ou le grand Lester Readon. Eh bien, oui ! même maintenant, quand je dis Johnny Paul, les noms des saints me laissent un goût fade à la bouche. Johnny Paul était l’Odyssée vivante du 14e District - qu’il soit devenu plus tard chauffeur de camion est tout à fait hors du sujet. Avant le grand changement, personne n’avait l’air de remarquer que les rues étaient sales ou laides. Si les bouches d’égout bâillaient, on se bouchait le nez. Quand on se mouchait, on trouvait de la morve dans son mouchoir, et non pas son propre nez. On avait davantage de paix intérieure et de contentement. Il y avait le bistrot, le champ de courses, le vélo, les femmes légères et les chevaux de trot. On pouvait encore se la couler douce. Dans le 14e, du moins.
Henry Miller
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François Mitterrand L’abeille et l’architecte Flammarion Le livre de poche
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A
Château-Chinon je m’efforce de préserver, quand elles valent qu’on s’en occupe, les traces du passé. Elles sont à vrai dire assez rares dans ce pays que se sont disputé avec acharnement rois de France et ducs de Bourgogne. Après la mort du Téméraire, la guerre s’acheva dans un champ, à trois lieues à l’est de la ville. Au hasard d’une fortune changeante, vainqueur et vaincu n’ont laissé derrière eux que des cendres. Château-Chinon a bien flambé cinq ou six fois. Du château il ne reste rien et de la vieille cité pas grand-chose. Tout de même ces maisons de pierre dure et grise pressées sur le flanc d’une haute colline, ces rues étroites qui épousent encore le dessin médiéval, ces voûtes, ces fontaines qui ont pris la couleur de la terre et du ciel d’automne comme on n’en voit qu’en pays celte, ont besoin d’être protégées. Jadis les toits étaient de chaume, mais la paille de seigle que brise la moissonneuse est devenue luxe coûteux. La tuile plate qui lui a succédé a commencé de reculer au dernier siècle et n’apparaît plus aujourd’hui qu’en bordure du Morvan. C’est l’ardoise qui règne maintenant, dont l’évidence saute aux yeux. Question d’accord et de décor, bref d’harmonie, avec le grain des choses alentour. Maire de la ville, j’ai donc arrêté qu’on ne couvrirait plus qu’en ardoise, en véritable ardoise d’Anjou. Cause contestée, on le devine. On voulait bien d’un faux-semblant d’une imitation «shingles » ou « eternit » mais le prix de l’ardoise effrayait. En dépit de ses doutes, mon conseil municipal tint bon. Et bientôt les plus récalcitrants comprirent qu’ils gagneraient sur la durée et se mirent à aimer ce beau matériau qui donnait à leur toit l’éclat et la pérennité. Ce fut une autre affaire avec mes féodaux, je veux dire l’administration, la banque, les entreprises, publiques. E.D.F. posa sur ses charpentes le « shingles » prohibé. Le Crédit agricole étala une tuile brunâtre. Les Ponts et Chaussées plus timides, demandèrent une dérogation. J’ai fait sauter la tuile, et si je subis encore le « shingles » je refuse la dérogation. Du coup, on menace de transférer ailleurs les crédits. L’Hôtel des Finances risque de demeurer en suspens parce que le procédé industriel choisi à Paris suppose un toit d’aluminium. Idem pour l’extension de l’hôpital. Et je suis à moitié fâché avec l’Education nationale qui a cerné le collège d’enseignement secondaire d’une clôture misérable. A mon obstination, « Respectez l’unité de ma petite ville », me répond l’entêtement « Nous n’avons pas de quoi payer vos fantaisies ». Voilà où j’en suis de ma nouvelle guerre. A Nevers, mes voisins sont déjà dotés d’un hôtel des Postes innommable en plein quartier d’un délicieux baroque. L’immeuble récent de la Trésorerie générale figurera au catalogue du musée universel de la laideur. Taisons-nous enfin, par décence, sur I’énorme pâté de saindoux qu’un triste charcutier a sculpté sur le bord de la Loire pour y célébrer le sport et la culture. Ainsi de proche en proche la France qu’a cessé d’aimer son Etat, n’est-elle plus qu’un bidonville. De ce que la pierre, le béton ou le verre expriment, quand un peuple a de l’esprit, on ne saura bientôt plus rien.
E
t puis je me souviens que nous avons acheté une limousine d’occasion. Nous faisions, à bord de cette vieille Talbot, des promenades nocturnes dans Paris. Avant de partir, il y avait toujours la cérémonie du tirage au sort. Une vingtaine de petits papiers, dispersés sur la table bancale du salon. Les boulevards Nous en choisissions un, au hasard, où était inscrit notre itinéraire. Batignollesde ceinture Grenelle, Auteuil-Picpus, Passy-La-Villette. Ou bien nous appareillions vers Gallimard - Folio l’un des ces quartiers aux noms secrets : les Epinettes, la Maison-Blanche, Bel-Air, l’Amérique, la Glacière, Plaisance, la Petite-Pologne… Il suffit que je frappe du talon sur certains points sensibles de Paris pour que les souvenirs jaillissent en gerbes d’étincelles. Cette place d’Italie, par exemple, où nous faisions escale au cours de nos randonnées… Il y avait là un café, à l’enseigne du Clair de Lune. S’y produisaient, vers une heure du matin, toutes les épaves du music-hall : accordéonistes d’avant-guerre, danseurs de tango aux cheveux blancs qui tentaient de retrouver sur l’estrade l’agilité langoureuse de leur jeunesse, rombières fardées chantant le répertoire de Fréhel ou de Suzy Solidor. Quelques forains désespérés assuraient les “intermèdes”. L’orchestre se composait de messieurs gominés, en smoking. L’un des établissements favoris de mon père qui prenait beaucoup de plaisir à contempler ces spectres. Je n’ai jamais compris pourquoi. Et le bordel clandestin, ne l’oublions pas, du 73 avenue Reille, à la lisière du parc Montsouris. Mon père y tenait des conciliabules interminables avec la sous-maîtresse, une dame blonde à tête de poupée. Elle était d’Alexandrie, comme lui, et ils évoquaient en soupirant les soirées de Sidi Bishr, le bar Pastroudis et tant et tant de choses aujourd’hui disparues… Nous restions souvent jusqu’à l’aube dans cette enclave égyptienne du XIVe arrondissement. Mais d’autres étapes sollicitaient nos errances (ou nos fuites ?). Boulevard Murat, un restaurant de nuit, perdu parmi les blocs d’immeubles. La salle était toujours déserte et, sur l’un des murs, se trouvait accrochée, pour des raisons mystérieuses, une grande photo de Daniel Rops. Entre Maillot et Champerret, un bar simili “américain”, centre de ralliement de toute une bande de bookmakers. Et, quand nous nous risquions à l’extrême nord de Paris – région de docks et d’abattoirs – nous faisions halte au Bœuf Bleu, place de Joinville, en bordure du canal de l’Ourcq. Mon père aimait particulièrement cet endroit parce qu’il lui rappelait le quartier Saint-André, à Anvers, où il avait séjourné, jadis. Nous mettions cap vers le sud-est. Les avenues y sont ombragées et annoncent le bois de Vincennes. Nous nous arrêtions Chez Raimo, place Daumesnil, encore ouvert à cette heure tardive. Un “pâtissier-glacier” mélancolique comme on en trouve encore dans les stations thermales et qui - à part nous - ne semblait connu de personne. D’autres lieux me reviennent encore, par vagues, à la mémoire. Nos différentes adresses : le 65 boulevard Kellermann, avec vue sur le cimetière de Gentilly ; l’appartement de la rue du Regard où le locataire précédent avait oublié une boîte à musique que je vendis pour 30 000 francs. L’immeuble bourgeois de l’avenue Félix-Faure, et le concierge nous accueillant chaque fois par ces mots : “Voilà les Juifs !” Ou bien c’était le soir, dans un trois-pièces délabré, quai de Grenelle, près du Vélodrome d’Hiver. L’électricité ne marchait pas. Accoudés à la fenêtre, nous suivions les allées et venues du métro aérien. Mon père portait une veste d’intérieur, trouée par endroits. Il m’a désigné la citadelle de Passy, sur l’autre rive. D’un ton sans réplique : “Un jour, nous aurons un hôtel particulier au Trocadéro !” En attendant, il me donnait rendez-vous dans le hall des grands hôtels. Il s’y sentait plus important, plus apte à réaliser ses projets de haute finance. Il y restait des après-midi entiers. Combien de fois ai-je été le rejoindre au Majestic, au Continental, au Claridge, à l’Astoria… Ces lieux de passage convenaient à une âme vagabonde et fragile comme la sienne.
Patrick Modiano
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I
l disait qu’on ne voyait rien de Rome que le ciel sous lequel elle avait été assise et le plan de son gîte ; que cette science qu’il en avait était une science abstraite et contemplative, de laquelle il n’y avait rien qui tombât sous les sens ; que ceux qui disaient qu’on y voyait au moins les ruines Journal de voyage de Rome en disaient trop ; car les ruines d’une si épouvantable machine Gallimard - Folio rapporteraient plus d’honneur et de révérence à sa mémoire ; ce n’était rien que son sépulcre. Le monde, ennemi de sa longue domination, avait premièrement brisé et fracassé toutes les pièces de ce corps admirable ; et, parce qu’encore tout mort, renversé et défiguré, il lui faisait horreur, il en avait enseveli la ruine même. Que ces petites montres de sa ruine qui paraissent encore au-dessus de la bière, c’était la fortune qui les avait conservées pour le témoignage de cette grandeur infinie que tant de siècles, tant de feux, la conjuration du monde réitérée à tant de fois à sa ruine, n’avaient pu universellement éteindre. Mais qu’il était vraisemblable que ces membres dévisagés qui en restaient, c’étaient les moins dignes, et que la furie des ennemis de cette gloire immortelle les avait portés premièrement à ruiner ce qu’il y avait de plus beau et de plus digne ; que les bâtiments de cette Rome bâtarde qu’on allait asteure attachant à ces masures antiques, quoiqu’ils eussent de quoi ravir en admiration nos siècles présents, lui faisaient ressouvenir proprement des nids que les moineaux et les corneilles vont suspendant en France aux voûtes et parois des églises que les huguenots viennent d’y démolir.
Michel de Montaigne
Georges Perec La vie mode d’emploi Hachette Le livre de poche
L
’arrière-boutique du magasin d’antiquités de Madame Marcia. Madame Marcia habite, avec son mari et son fils, un appartement de trois pièces au rez-de-chaussée droite. Son magasin est au rez-de-chaussée également, mais à gauche, entre la loge de la concierge et l’entrée de service. Madame Marcia n’a jamais établi de distinction réelle entre les meubles qu’elle vend et ceux dans lesquels elle vit, ce qui fait qu’une part importante de ses activités consiste à transporter meubles, lustres, lampes, pièces de vaisselle et objets divers entre son appartement, son magasin, son arrière-boutique et sa cave. Ces échanges, qui sont suscités aussi bien par des occasions propices de vente ou d’achat (il s’agit alors de faire de la place) que par des inspirations subites, des lubies, des caprices ou des dégoûts, ne se font pas au hasard, et n’épuisent pas les douze possibilités de permutations qui pourraient se faire entre ces quatre lieux et que la figure 1 met bien en évidence ; ils obéissent strictement au schéma de la figure 2 :
quand Madame Marcia achète quelque chose, elle le met chez elle, dans son appartement, ou dans sa cave ; de là, ledit objet peut passer dans l’arrièreboutique, et de l’arrière-boutique dans le magasin ; du magasin enfin il peut revenir - ou parvenir, s’il venait de la cave - dans l’appartement. Ce qui est exclu, c’est qu’un objet revienne dans la cave, ou arrive au magasin sans être passé par l’arrière-boutique, ou repasse du magasin dans l’arrièreboutique, ou de l’arrière-boutique dans l’appartement, ou enfin passe 240
directement de la cave à l’appartement. L’arrière-boutique est une pièce étroite et sombre, au sol recouvert de linoléum, encombrée, à la limite de l’inextricable, d’objets de toutes dimensions. Le fouillis est tel qu’on ne saurait dresser un inventaire exhaustif de ce qu’elle contient et qu’il faut se contenter de décrire ce qui émerge un peu plus précisément de cet amoncellement hétéroclite. Contre le mur de gauche, à côté de la porte faisant communiquer l’arrière-boutique et le magasin, porte dont le battant ménage le seul espace à peu près libre de la pièce, se trouve un grand bureau Louis XVI à cylindre, de facture plutôt épaisse ; le cylindre est relevé laissant voir un plan de travail gainé de cuir vert sur lequel est posé, en partie déroulé, un emaki (rouleau peint) représentant une scène célèbre de la littérature japonaise : le Prince Genji s’est introduit dans le palais du gouverneur Yo No Kami et, caché derrière une tenture, regarde l’épouse de celui-ci, la belle Utsusemi, dont il est éperdument amoureux, en train de jouer au go avec son amie Nokiba No Ogi. Plus loin, le long du mur, six chaises en bois peint, couleur vert céladon, sur lesquelles sont posés des rouleaux de toiles de Jouy. Celui du dessus représente un décor champêtre où alternent un paysan labourant son champ et un berger qui, appuyé sur sa houlette, le chapeau rejeté dans le dos, son chien en laisse, ses moutons dispersés tout autour de lui, lève les yeux vers le ciel. Plus loin encore, au delà d’un entassement d’équipements militaires, armes, baudriers, tambours, shakos, casques à pointe, gibernes, plaques de ceinturons, dolmans en drap de laine ornés de brandebourgs, buffleteries, au milieu duquel se détache plus nettement un lot de ces sabres de fantassin, courts et légèrement recourbés, que l’on appelle des briquets, un canapé d’acajou en forme de S, recouvert d’un tissu à fleurs qui, dit-on, aurait été offert en 1892 à la Grisi par un prince russe. Puis, occupant tout le coin droit de la pièce, entassés en piles instables, des livres : des in-folio rouge sombre, des collections reliées de La Semaine théâtrale, un bel exemplaire du Dictionnaire de Trévoux en deux volumes, et toute une série de livres fin de siècle, à cartonnages vert et or, parmi lesquels apparaissent les signatures de Gyp, Edgar Wallace, Octave Mirbeau, Félicien Champsaur, Max et Alex Fisher, Henri Lavedan, ainsi que le rarissime ouvrage de Florence Ballard intitulé La Vengeance du Triangle qui passe pour être l’un des plus surprenants précurseurs des romans d’anticipation. Puis, en vrac, posés sur des étagères, sur des petites tables de chevet, des guéridons, des coiffeuses, des chaises d’églises, des tables à jeux, des bancs, des dizaines, des centaines de bibelots : boîtes à tabac, boîtes à fard, boîtes pilules, boîtes à mouches, plateaux en métal argenté, bougeoirs, chandeliers et flambeaux, écritoires, encriers, loupes à manche de corne, flacons, huiliers, vases, échiquiers, miroirs, petits cadres, aumônières, lots de cannes, cependant que se dresse, au centre de la pièce, un monumental établi de boucher sur lequel se trouvent une chope à bière à couvercle d’argent sculpté et trois curiosités de naturalistes : une gigantesque mygale, un prétendu œuf de dronte fossile, monté sur un cube de marbre, et une ammonite de grande taille. Du plafond pendent plusieurs lustres, hollandais, vénitiens, chinois. Les murs sont presque entièrement couverts de tableaux, de gravures et de reproductions diverses. La plupart, dans la pénombre de la pièce, n’offrent au regard qu’une grisaille imprécise dont se détachent parfois une signature - Pellerin -, un titre gravé sur une plaque au bas du cadre - L’Ambition, A Day at the Races, La première Ascension du Mont-Cervin, ou un détail : un paysan chinois tirant une carriole, un jouvenceau à genoux adoubé par son suzerain. Cinq tableaux seulement autorisent une description plus précise. 241
1
906, Neuilly-sur-Seine. Souvent, au Bois, un cerf traversait une allée. Un peu partout, les gens mangeaient, buvaient, prenaient le café. Un ivrogne passait et hurlait : Choses et autres “Dépêchez-vous ! Mangez sur l’herbe, un jour ou l’autre, l’herbe mangera NRF - Folio sur vous !”. Le tramway du Val d’Or, à toute vapeur, sifflait le long des arbres, comme les trains dans les histoires d’Indiens. Le jour n’était pas encore éteint, mais déjà à la porte Maillot flambait, souhaitant la fête au crépuscule. Il y avait des cyclistes et des vélos, partout des vélos, encore des vélos et des voitures avec des chevaux. Ça sentait le caoutchouc et Bibendum régnait déjà sur le Salon de l’Automobile. Au café des Sports, les garçons plantaient en courant deux pailles dorées dans la grenadine des enfants. Cela sentait le Pernod, le crottin à oiseaux. Les arbres riaient et frissonnaient ; rien encore ne les menaçait tout à fait. Il y avait des gens qui faisaient la musique, qui chantaient, qui faisaient la fête, qui faisaient la gaieté, et ceux qui, à voix basse, s’engueulaient autour de leurs guéridons, étaient tout de même sous le charme et leurs injures, leurs pauvres menaces, on aurait dit qu’ils les chantaient, les fredonnaient sans y penser. Passaient des mendiants, des marchands d’olives, des musiciens ambulants et un vieux bonhomme qui remontait et posait sur les tables des jouets mécaniques. De l’orée du Bois à l’île de la Jatte, la musique de la fête, de la vraie fête, de la fête à Neuilly, s’en allait puis revenait sur ses pas et jetait parfois de grands sifflets de détresse. “Ecoutez-moi ! Je suis comme ces vaches, ces cochons et ces chevaux de bois, appelés à disparaître. Mais je partirai malgré moi. Retenez-moi par mon dernier air, retenez-moi dans la mémoire. Je reviendrai quand vous voudrez, lointaine mais intacte, dans la poussière du carton perforé.” Debout sur les Montagnes russes, de jolies filles de bois peint, costumées en hussards, avec un grand sourire heureux, tapaient sur leurs cymbales dorées. Neuilly, pour moi, c’était la fête et quand elle s’en allait, la grande avenue, c’était un vrai désert sauf quand les gens du marché, avec leurs échasses de bois, plantaient les tentes comme les gens du cirque. Mais il y avait d’autres fêtes, à la porte Maillot. Un jour c’était le Maroc à Paris, un village avec des indigènes aux yeux brillants, des potiers, des bijoutiers, des charmeurs de serpents, une mère dromadaire avec ses petits et des enfants noirs qui plongeaient dans un bassin pour aller chercher des sous. Un autre jour, un village de nains avec des maisons de nains, une école de nains et une petite église de nains. Ou le looping the loop : les gens montaient dans un wagon qui descendait très vite, tournait à l’envers dans une roue, ralentissait, s’arrêtait et laissait sortir les voyageurs qui criaient. Et puis Printania, un grand café-concert en plein air. On prenait des cerises à l’eau-de-vie et quand la nuit était belle le toit du théâtre s’en allait, les étoiles aussi pouvaient regarder le spectacle.
Jacques Prévert
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C
ent treizième nuit. J’osai retourner au Jardin des plantes, malgré ce qui m’était arrivé la dernière fois. Je m’aperçus que j’étais observé : le Suisse avertit les sous-préposés de mon arrivée. Je tâchai de pénétrer dans le labyrinthe. Les nuits de Paris Un homme vint m’ouvrir la grande grille. J’entrai. Je ne trouvai d’abord Gallimard - Folio personne, quoique je furetasse partout. J’allais, je venais : enfin au pied d’un cyprès, j’entrevis plusieurs personnes, qui paraissaient s’entretenir. A mesure que j’approchais, je distinguais le sujet de la conversation, qui roulait sur la botanique. On m’aperçut. Sans doute on savait que j’étais là. – Tenez, dit un des jeunes gens, voici un savant botaniste ; il faut le prier de résoudre la question ? – Je ne connais rien à la botanique (leur dis-je). Mais je me connais en mœurs, et je sais que vous êtes des libertins, qui fermez au public une partie de ce beau jardin, pour le faire servir à vos parties et à celles de vos amies. Je sais ce que j’ai vu l’un de ces jours, et je me propose d’en instruire des personnes en état d’y porter remède. Adieu. Je n’ai besoin ni de jeunes étourdis tels que vous, ni de vos questions. Je m’éloignai, en achevant ces mots. Mais je revins par-derrière une haie de buis. – Quel est cet homme ? (disaient les jeunes gens). C’est sûrement quelqu’un comme il faut ; on le voit à son assurance –. Ils appelèrent le garçon de jardin, pour lui demander, si j’étais sorti ? Cet homme dit, qu’il ne m’avait pas vu. Je profitai de ce moment, pour me glisser dans le grand jardin, par la grille entr’ouverte. Je passai du côté du limonadier, où étaient quelques personnes qui se rafraîchissaient. Ces gens faisaient des plaintes de la clôture du labyrinthe, et j’entendis qu’on était instruit des motifs. Le limonadier, qui avait ses raisons, soutint, que c’était par décence, qu’on le fermait, parce qu’il s’y faisait des parties scandaleuses. - Quand cela serait ? (lui dis-je) : mais cela n’est pas. Un endroit est toujours décent, dès qu’il est public, parce que personne n’y est sûr de n’être pas vu. Au lieu qu’à présent, le labyrinthe est le repaire de la débauche, parce qu’elle est assurée de se dérober à tous les yeux.
Rétif de la Bretonne
L
a place du Palais-Royal à Prague a, malgré l’avenue misérable qui la traverse, assez fière allure. C’est qu’elle est entourée de palais. La large façade du vieux palais royal, avec sa grande cour d’honneur blanche, derrière les grilles baroques de laquelle le factionnaire va et vient, Histoires pragoises infatigable comme un pendule, est la plus puissante. Le château de famille Seuil - Points des princes de Schwarzenberg et un autre édifice un peu ennuyeux se présentent de l’autre côté comme en une perpétuelle révérence, et à la droite du château, le palais de l’archevêque, fraîchement repeint, veille dans une attitude un peu prétentieuse sur les modestes demeures des prélats et des chanoines qui s’approchent timidement de leur puissant patron. D’un côté seulement du château, là où débouchent l’escalier et le raidillon de la rue de l’Eperon, une lacune subsiste en son fond ; on aperçoit, resserré entre la montagne de Saint-Laurent et le Belvédère, en un magnifique panorama, Prague, ce riche, ce gigantesque poème épique de l’architecture. Plein de lumière et de vie, il se déroule devant les yeux du Hradschin, et aux anciennes s’ajoutent dignement des strophes toujours nouvelles, et plus brillantes. A l’autre extrémité de cette rangée de maisons qui sur un côté est limitée par cette claire échappée, est situé un misérable et vieux bâtiment d’un étage, qui jour après jour est là, avec ses mains devant
Rainer Maria Rilke
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les yeux, et ne veut rien voir de toute cette splendeur. Les enfants des environs passent avec un frisson de crainte devant son austère silence, et, si par hasard on leur a parlé de cette maison, pendant toute la nuit ils ne dorment pas, ou bien ils ont des rêves brûlants dans lesquels des nonnes pâles font des choses étranges.
E
t puis, ce qui ne me plaît pas, dans les villes d’aujourd’hui, c’est le côté bâclé, négligé, de leur limite : si, même, on peut appeler “limite” ces zones incertaines où elles s’effilochent. Où est la clarté classique des remparts d’autrefois, le temps où les villes avaient des portes, comme Sept villes les maisons ? Après tout, les livres ont bien des couvertures. Or, la mer, Rivages le rivage, restaurent cette exactitude perdue. Passé les jetées, dans l’eau, avec les poissons, ce n’est plus la ville, il n’y a pas de discussion possible. Naturellement, ce n’est pas une inquiétante manie de l’ordre qui me fait parler ainsi, mais la considération de ce fait très simple : là où il y a limite, il y a spectacle. Une ville, vue de la plaine, c’est-à-dire maintenant de l’autoroute, eh bien on ne la voit pas, justement. Un port, vu de la mer, cela se contemple, se saisit, progressivement, par touches impatientes, et puis dans son ensemble dévoilé, ah. Personne ne peut plus contempler, comme Napoléon du haut du mont Poklonnaïa, les coupoles de Moscou étincelant comme des étoiles en plein jour, et pas seulement parce qu’il n’y a plus guère de coupoles, tandis que chacun, arrivant par bateau à Alexandrie ou à Leningrad, peut avoir la vision de la ville qui ouvre Cléa, ou la lente révélation du marbre sur la brume qui inaugure le voyage de Custine en Russie. Le paradoxe est que la mer, apportant aux villes la limite qui permet le regard, les fait aussi appartenir à l’illimité. Deux villes que sépare la terre, elles sont fichées comme des pieux, roides, avec entre elles mille obstacles hérissant un milieu à la fois rigide et discontinu, incompressible et brisé, accidents de terrain, barrières, frontières quelquefois, formalités, contrôles, règlements, achats de titres de transport, changements, que sais-je. Au lieu qu’entre les villes maritimes, et si distantes qu’elles soient les unes des autres, rien, l’égalité de l’eau. D’Alexandrie, on peut aller à Leningrad, de Leningrad à Buenos Aires, ou Trieste, ou Lisbonne, sans jamais s’arrêter ni remarquer, même, un changement, la couleur de l’eau, peut-être, ou bien qu’on a fini le livre qu’on avait commencé de lire en partant. Ainsi est-il légitime de penser que toutes les villes maritimes sont des éclats d’une unique ville originelle, l’Atlantide si l’on veut, qui ont lentement dérivé pour venir féconder les continents, et continuent à dériver, ou pourraient continuer à le faire.
Olivier Rolin
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ous marchons sous des voûtes effondrées, depuis combien de temps ? Hum… It’s a long, long way… Brisures de matière antique, côtes d’un géant mort. Mort nous-même. Bien sûr. Nous observons le travail de la putréfaction. Nous nous y connaissons. Les nuages, les vieux Bar des flots noirs nuages, au-dessus des arcs éclatés… roulant. Ce soir, je suis roi des ogives Seuil - Points
Olivier Rolin
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vaines, des nuages qu’elles capturent… au hasard… dessinent, rêveuses aiguës… un charabia de pierres et de vapeur, d’images. Cela me suffit. Les décombres nous bombardent. Nous ne pouvons penser que bombardé de décombres, il me semble. Enterré vif, criblé. Nous mettons pour sortir notre smoking de ruines, vieux dandy en gravats. A Lisbonne, oui, l’église du couvent des Carmes lance vers le ciel ses arcs brisés par le tremblement de terre, pierres incendiées au bord du fleuve sombre. J’y allais avec Amalia, avant qu’elle parte… En bateau… A angustia da partida… chair de poule hérissant la peau, hérissant le cœur… Nuages, oiseaux et plantes sont chez eux dans la nef, au milieu des morts de pierre : nez rongé, mains croisées sur le heaume déposé, escortés de glaïeuls comme d’autant d’épées… Je disais ? Aqui jazem os ossos de… Episcopus navigantium. Plaque presque effacée. Se lit au doigt. C’est ainsi que j’aimerais… Regardant défiler le ciel déchiqueté, noir-jaune, contre lequel les branches des pins dressent le dessin de cintres en ruine, nous nous sentons, nous nous savons l’évêque des navigants, celui qui veille aveugle sur les gens des bateaux.
J
e décidai, puisque je ne savais dans quelle direction me diriger, de marcher derrière la dame. Elle quitta l’étroite ruelle où se trouvait l’hôtel et tourna à droite ; là s’étendait la place du Marché. Sans doute avait-on eu jour de marché ; du foin et de la paille hachée jonchaient Hôtel Savoy le pavé, on fermait justement les boutiques, des clés cliquetaient, Gallimard - L’imaginaire des chaînes s’entrechoquaient, des marchands ambulants rentraient chez eux avec de petites charrettes à bras ; des femmes, avec des foulards multicolores, se hâtaient, tenant précautionneusement devant elles des pots bien remplis, au bras des sacs à provisions pleins à craquer d’où sortaient des mouvettes de bois. De rares lanternes dispensaient une lumière argentée dans le crépuscule ; sur le trottoir, un défilé se déployait, des hommes en uniforme ou en civil agitaient de fines baguettes de jonc et des nuages de parfum russe s’élevaient puis disparaissaient. Des voitures arrivaient de la gare en cahotant, avec des bagages entassés et des voyageurs emmitouflés. Le pavé était mauvais, présentait des creux et de brusques dénivellations ; aux endroits défectueux, on avait posé des lattes à moitié pourries qui craquaient de façon surprenante. Malgré tout, la ville paraissait plus accueillante le soir que dans la journée. Le matin, elle était grise, la fumée de charbon s’échappant des gigantesques cheminées des usines voisines, déroulait ses volutes au-dessus d’elle, des mendiants sales se recroquevillaient au coin des rues ; des détritus et des cuves à moût étaient entassés dans d’étroites ruelles. Mais l’obscurité cachait tout, saleté, vice, épidémie, pauvreté, et, de son ombre bienveillante, maternelle et indulgente, maquillait la réalité. Des maisons, qui ne sont que délabrées et endommagées, semblent des fantômes dans l’obscurité, mystérieuses, et d’une architecture arbitraire. Des pignons obliques s’élèvent doucement vers l’ombre, une maigre lumière attire discrètement le regard à travers des vitres à moitié ternies ; à deux pas de là, des flots de lumière se déversent des fenêtres, aussi hautes qu’un homme, d’une pâtisserie où des glaces reflètent cristal et lustres, des anges planent, gracieusement penchés, sur la voûte du plafond. C’est la pâtisserie des gens riches, de ceux qui, dans cette ville usinière, gagnent de l’argent et en dépensent. C’est ici que venait la dame, je ne la suivis pas.
Joseph Roth
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S
’il s’agit d’une brindille de radis ou de rosier, on peut la laisser pousser comme elle veut. Mais s’il s’agit d’une mauvaise plante, il faut arracher la plante aussitôt, dès qu’on a su la reconnaître. Or il y avait des graines terribles sur la planète du petit prince… c’étaient les graines de baobabs. Le sol de la planète en était infesté. Or un baobab, si l’on s'y prend trop tard, Le Petit Prince on ne peut jamais plus s’en débarrasser. Il encombre toute la planète. Gallimard Il la perfore de ses racines. Et si la planète est trop petite, et si les baobabs Le Livre de Poche sont trop nombreux, ils la font éclater. “C’est une question de discipline, me disait plus tard le petit prince. Quand on a terminé sa toilette du matin, il faut faire soigneusement la toilette de la planète. Il faut s’astreindre régulièrement à arracher les baobabs dès qu’on les distingue d’avec les rosiers auxquels ils ressemblent beaucoup quand ils sont très jeunes. C’est un travail très ennuyeux, mais très facile.” Et un jour il me conseilla de m’appliquer à réussir un beau dessin, pour bien faire entrer ça dans la tête des enfants de chez moi. “S’ils voyagent un jour, me disait-il, ça pourra leur servir. Il est quelquefois sans inconvénient de remettre à plus tard son travail. Mais, s’il s’agit des baobabs, c’est toujours une catastrophe. J’ai connu une planète, habitée par un paresseux. Il avait négligé trois arbustes”… Et, sur les indications du petit prince, j’ai dessiné cette planète-là. Je n’aime guère prendre le ton d’un moraliste. Mais le danger des baobabs est si peu connu, et les risques courus par celui qui s’égarerait dans un astéroïde sont si considérables, que, pour une fois, je fais exception à ma réserve. Je dis : “Enfants ! Faites attention aux baobabs !” C’est pour avertir mes amis d’un danger qu’ils frôlaient depuis longtemps, comme moi-même, sans le connaître, que j’ai tant travaillé ce dessin-là. La leçon que je donnais en valait la peine. Vous vous demanderez peut-être : Pourquoi n’y a-t-il pas, dans ce livre, d’autres dessins aussi grandioses que le dessin des baobabs ? La réponse est bien simple : j’ai essayé mais je n’ai pas pu réussir. Quand j’ai dessiné les baobabs j’ai été animé par le sentiment de l’urgence.
Antoine de Saint-Exupéry
J
’arrivai fort heureux au Vieux-Port, à la même heure qu’aujourd’hui. Il était presque vidé par la guerre - il l’est encore. Comme maintenant, le bac glissait lentement sous le transbordeur. Mais il me semble aujourd’hui qu’alors je voyais tout pour la première fois. Les vergues Transit des barques rayaient les façades nues de très vieilles maisons - comme Alinéa aujourd’hui. Le soleil se couchait derrière le fort Saint-Nicolas. Je pensais, comme le font les très jeunes gens, que tout ce qui m’était arrivé m’avait conduit ici et que, par conséquent, cela en valait la peine. Je demandai la rue du Chevalier-Roze. C’est là qu’habitait le cousin Georges Binnet. Les gens se pressaient dans les boutiques et les marchés en plein air. C’était déjà le crépuscule, dans ces creux de ruelles, et les fruits flamboyaient d’autant plus ardemment, en rouge et or. J'humais une odeur que je n’avais jamais respirée de toute ma vie. Je cherchai le fruit qui l’exhalait, je ne le trouvai point. Pour me reposer un peu, je m’assis, la valise entre mes genoux, dans le quartier corse, sur le rebord d’une fontaine. Puis je gravis l’escalier de pierre dont je ne savais pas encore où il menait. La mer s’étalait au-dessous de moi. Sur la Corniche et les îles, les bras des phares semblaient encore mats dans le crépuscule. Comme j’avais détesté la mer, dans les docks ! Elle m’avait paru impitoyable, dans sa solitude inaccessible, inhumaine. Mais, à présent que je m’étais traîné jusqu’ici par
Anna Seghers
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une interminable route à travers ce pays convulsé et souillé, la meilleure des consolations, c’était pour moi, précisément, cette solitude et ce vide inhumains, que rien ne pouvait marquer ni ternir. Je retournai au quartier corse. Entre-temps, il était devenu plus silencieux. Les marchés étaient fermés. Je trouvai la rue du Chevalier-Roze. Je frappai la grande porte sculptée avec le heurtoir de bronze, qui avait la forme d’une main. Un nègre me demanda d’une voix rude ce que je voulais. Je dis le nom des Binnet. On voyait, au pommeau de la rampe, aux débris de mosaïques coloriées, aux vétustes écussons de pierre, que la maison avait jadis appartenu à un notable, commerçant ou navigateur. A présent, c’étaient des émigrés de Madagascar qui l’habitaient, quelques Corses et les Binnet aussi.
T
rois cent mètres pour la gloire d’aucun dieu, ne célébrant la victoire de personne ni aucune invention productive, trois étages sans fonction traditionnelle, religieuse, militaire ni économique, hors usage Statues symbolique, sans flambeau ni tête étincelante, sotte mais savante pour Flammarion - Champs l’époque où un ingénieur la calcula, aussi transparente que privée de sens, montrant son vide entre ses croisillons, inutile, dérisoire, quadrupède, la tour Eiffel cependant signe Paris. Nul n’imagine le navire sans son mât. Comment affichait-on l’une avant que l’autre se dressât ? Elle est là pour être là sans faire d’autre sens que cela. Statique, construite pour tenir, posée, résistant aux vents sur fondements fluides, mais supportant surtout sa propre structure, uniquement référée à soi, non, il n’y a rien à dire de la tour Eiffel que des équations numériques banales et cette thèse-là. Le mot thèse ne dit que la position, ou l’affirmation qui se tient ferme là : oui, la tour tient sur ses quatre pieds, bête et têtue comme borne. Et après ? Il n’y a ni après ni ailleurs mais seul ce lieu au milieu des jambes où le point le plus haut de la tête se projette, tout au bas du mât : centre absent du vide creux. Une borne est là pour être là sans faire plus de sens que cela. Comment elle occupe ou comble exactement le lieu, elle ne peut pas le désigner, elle l’est. Le verbe être même signifie se tenir là, debout comme cette borne, qui ne fait pas sens, qui ne fait pas signe ; le reste au contraire la désigne, car elle est le là. Nous ne pouvions vivre ni penser sans référence, il nous fallait des lieux où aller, d’où venir, par où passer, où demeurer, dresser le lit, la table, faire du feu, l’amour, des enfants, des œuvres, naître et mourir, des points, centres, foyers, nombrils, puits, fontaines, places, sanctuaires. Un bloc difforme ou mégalithe, cairn ou menhir, gaulois, gaélique, pierre grossière que d’autres ancêtres nommaient hermès, ou une masse tombée du ciel, aérolithe appelée bétyle, pouvaient servir de repère, jalon, piquet, poteau, stock, point fixe où chacun reconnaissait le lieu d’où il tirait l’origine et où se rapportaient toutes choses du monde : je viens d’un feu à quelques lieues de là, d’où l’univers s’organise. Tournés vers ce lieu, le monde et nous le regardions ou l’adorions. Pensions-nous jamais sans un repère, que faire sans lui ?
Michel Serres
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iltre d’amour. Le prisonnier de la tour aime la fille du geôlier. La tour s’élève dans le château, le donjon s’enchâsse dans la tour et la cellule dans le donjon, bâtis gigognes ; pour arriver à celle-là, il faut traverser des murs, des portes, sans fin, monter des étages ou franchir des abîmes Les cinq sens par des escaliers aériens et fragiles, passer cent guichets, une chapelle même. Grasset La cellule vraie, taillée en bois, ajoute une boîte en poutres et charpente à l’intérieur des murailles et plafonds de pierre, à plancher surélevé. Non, nous ne parvenons pas encore à la dernière pièce gigogne : le gouverneur a fait placer un abat-jour devant la fenêtre du réduit où seuls les rats couraient, il a obturé tout pertuis au moyen de papier huilé. Monseigneur le prisonnier gît derrière une multiplicité de parois étanches, épaisses, aveugles, opaques, quinze couches de cloisons. Face au donjon, en contrebas, le bâti du château s’ouvre sur une volière, boîtes, cages, cellules où des oiseaux se trouvent enfermés que la fille du geôlier monte panser. On ne sait pas les voies complexes qu’elle suit pour aboutir aux volatiles. Là se déroule un roman d’amour : du fond de son sémaphore, derrière un petit regard découpé, l’amant parle par alphabet ou signes à la belle, qui répond lettre à lettre parmi les cris et pépiements ; elle va bientôt faire le vœu de ne jamais regarder son amant derrière ses paupières baissées. Elle l’entendra plus tard prêcher, dans les larmes. Qui, ange ou diable, passe entre les voiles de ces boîtes, quel message traverse mille murailles et s’échange entre quelles instances qui émettent et reçoivent, confinées dedans ? Quel appel, cri, feu, animé, mobile, intense, aigu, a puissance de lancer un flux qui force les chicanes et qui s’épure par leur filtre ? Le donjon-corps garde sa distance fixe au château-chair désiré. L’œil-fenêtre quête derrière l’abat-jour-paupière et l’oreille entend les chants de l’âmeoiseau, de son tympan au papier huilé. Amants timides, retirés sous leurs multiples peaux ou murs raides et horrifiés, guindés haut derrière leur créneau, qui perdront leurs belles amours dès que le prisonnier s’évadera et qui se hâteront de replacer distances et obstacles comme s’il n’y avait d’amour que retentissement sur des parois voisines placées entre les amants, que des échos multipliés par les cloisons des boîtes, interférences, vibrations, harmonies, battements, la citadelle dessinant un orgue résonnant. Deux fantômes s’agitent dans des boîtes à musique construites en forme de geôles. Voilà le corps de la tradition et sans doute de la science.
Michel Serres
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e lever du jour est un moment magique, dans la Rue de la Sardine. Quand le soleil n’a pas encore percé l’horizon gris, la Rue paraît suspendue hors du temps, enveloppée d’une lueur d’argent. Les réverbères sont éteints, l’herbe prend des tons d’émeraude, la ferraille Rue de la Sardine des conserveries prend des reflets de perle, de platine, et d’étain vieilli. Gallimard - Folio Pas encore d’automobiles. Le progrès, les affaires, tout dort. Rien que le va-et-vient des vagues contre les pilotis des conserveries. C’est la paix absolue, c’est le repos, le temps lui-même s’est effacé. Les chats sortent des buissons, glissent sur terre à pas sirupeux, à la recherche des têtes de poissons. Les chiens matineux paradent majestueusement, en quête eux aussi, de leur provende. Les mouettes aux ailes déployées viennent se poser côte à côte sur les toits des conserveries, attendant leur festin d’ordures. La brise marine, venue de la Station Hopkins, porte l’aboiement des lions de mer, on dirait celui d’une meute ; l’air est frais ; derrière les maisons,
John Steinbeck
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dans les jardins, les taupes sortent de leurs trous, bousculent les petits monticules de terre emperlée de rosée, et ramènent des fleurs dans leurs trous. Presque personne : juste ce qu’il faut pour donner l’impression de la solitude et de l’abandon. Une fille de chez Dora revient de chez un client, trop riche ou trop malade pour aller jusqu’au Drapeau de l’Ours. Son maquillage est un peu empâté, et ses pieds paraissent très las. Lee Chong sort ses poubelles et les dépose sur le trottoir. Le Chinois sort de l’Océan et fait clapoter sa semelle le long de la rue, au-delà du Palace. Les gardiens de nuit sortent des conserveries et clignent des yeux devant la lumière matinale. Le costaud du Drapeau de l’Ours, en manches de chemise, fait quelques pas devant le porche, bâille, et se gratte l’estomac. Les ronflements des locataires de monsieur Malloy évoquent la résonance d’un tunnel. C’est l’heure emperlée, à mi-chemin de la nuit et du jour, lorsque le temps s’arrête et s’interroge.
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ier dimanche, à neuf heures du soir, je suis arrivé des Martigues, bien fatigué. Ce matin, j’ai flâné avec délices dans cette jolie ville. Les portes d’entrée des maisons me rappellent celles de Londres. Elles sont petites, en joli bois ciré, garnies de serrures et de petits marteaux Voyage dans le midi de laiton bien propres, élevées de deux marches sur le trottoir, lequel François Maspero - est séparé de la rue par un petit ruisseau d’eau claire, coulant fort vite, La Découverte car toutes les rues sont en pente. Il est bien entendu que je ne parle que de la nouvelle ville ; je l’ai déjà dit, on ne va dans l’ancienne que pour se cacher. Si Bordeaux est la plus belle ville de France, Marseille est la plus jolie. Elle doit cette qualité à certaines allées de platanes, plantées au fond d’une vallée fort évasée qui se trouve au centre de la ville et qui monte doucement. C’est la continuation du port, et, en goûtant le frais et l’ombre sous des platanes de soixante pieds de haut et de deux pieds de corps, on aperçoit des mâts de vaisseaux et les courtines du fort Saint-Nicolas. J’avoue que, quand il fait un beau soleil, il n’y a rien de comparable aux allées de Meilhan. Le haut des allées est formé par quatre rangs de vieux ormeaux de toute hauteur. Les passages pavés sont là le long des maisons. De ce point partent des allées de platanes qui vont dans la campagne vers Saint-Just et la Madeleine, et que la chaleur m’a empêché de pousser à bout. J’ai vu l’église de Saint-Vincent-de-Paul, moderne et fort plate. Avec la gaieté de ces allées de platanes et les traits fiers et grecs des Marseillaises, il fallait ici un temple antique, ou du moins une de ces églises élevées à la façon de Palladio, comme San Fedele de Milan ou San Nicola di Tolentino à Rome. La rue Noailles, qui va du cours aux allées de Meilhan, quoique assez étroite, a deux trottoirs, deux ruisseaux ; mais, à tout moment, on est obligé de régler son pas sur celui des personnes qui sont devant vous. Cette presse rappelle Paris et la rue Vivienne. Marseille a aussi des cabriolets qui pourraient vous écraser, des omnibus, etc. ; mais le pavé n’y est jamais mouillé, et toujours deux ruisseaux coulent rapidement aux deux côtés de la rue. Beaucoup de maisons ont de petits jardins où il y a de fort grands arbres, ou, au moins, la vue de ces jardins. C’est tout simple ; il s’agit d’une ville non pas bâtie par le hasard et l’intérêt particulier, mais dessinée par la main
Stendhal
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de la raison vers 1780. Les îles de maisons ont la forme d’une carte à jouer ou d’un carré et le centre est resté en jardin. Dans la saison chaude, la porte de la rue reste entrouverte, ce qui établit un courant d’air charmant avec le jardin, et en même temps on a de l’obscurité. C’est, comme on voit, tout ce qu’il est possible de souhaiter. Aussi l’on habite beaucoup le rez-de-chaussée ; les fenêtres ont des grilles qui font ventre sur la rue et permettent de s’y placer. En un mot, la vie matérielle, quant à la position du corps, est absolument l’opposée de celle de Paris. Les hommes passent leur vie dans des cercles, et beaucoup de ces cercles ont des jardins. Si le lecteur est à Marseille, il trouvera que je ne dis pas assez de bien de ce climat et de cette position physique de la vie ; mais si le vent du nord-ouest (mistral) s’élève, il maudira Marseille et ne songera qu’à le quitter. En ce cas, on se lave les mains et la figure avec de l’huile d’amandes douces.
1
8 novembre 1827. Plus une sensation est inaccoutumée, plus vite on s’en fatigue. C’est ce qu’on lit dans les yeux ennuyés de la plupart des étrangers qui courent les rues de Rome un mois après leur arrivée. Dans la ville qu’ils habitent, ils voyaient un objet d’art huit ou dix fois par Voyages en Italie an ; à Rome, il leur faut voir chaque jour huit ou dix choses qui ne sont NRF - Gallimard - La Pléiade nullement utiles pour faire gagner de l’argent, et nullement plaisantes ; elles ne sont que belles. Les étrangers ont bientôt par-dessus les yeux des tableaux, des statues, et des grands ouvrages de l’architecture. Si, pour comble de malheur, par suite de quelque caprice du gouvernement des prêtres, il n’y a pas de spectacle, les voyageurs prennent Rome en guignon. Le genre de conversation qu’ils peuvent rencontrer le soir chez les ambassadeurs n’est encore que de l’admiration pour les chefs-d’œuvre des arts. Rien ne semble plus insipide. Dès les premiers symptômes de la maladie que je viens d’indiquer, on ne doit pas marchander le remède ; il faut fuir et aller passer huit jours à Naples ou dans l’île d'Ischia ; et, si l’on en a le courage, y aller par mer ; on s’embarque à Ostie. A Paris, dès l’instant qu’on est décidé à entreprendre le voyage de Rome, il faudrait s’imposer la loi d’aller au musée de deux jours l’un ; on accoutumerait son âme à la sensation du beau. Les deux statues de Michel-Ange, qui sont au musée d’Angoulême, feraient comprendre le grandiose du XVe siècle.
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ne quarantaine d’années auparavant, certaines personnes étaient montées à Laputa, tant pour leurs affaires que pour leur plaisir. Après un séjour de cinq mois là-haut, elles revinrent avec une légère teinture de mathématiques, mais la tête emplie des humeurs volatiles qui Voyages de Gulliver s’acquièrent dans ces régions éthérées. Ces personnes commencèrent, Gallimard - Folio dès leur arrivée, à critiquer la manière d’être de toutes les choses d’ici-bas, et projetèrent de faire repartir à zéro tous les arts, les sciences, les langues et les techniques. Elles obtinrent à cet effet une charge royale, qui institua une Académie de “planificateurs” à Lagado. Et cet état d’esprit se répandit tellement parmi le peuple, qu’on ne trouve plus dans le Royaume une ville de quelque importance qui n’ait pas son Académie. Celles-ci sont des
Jonathan Swift
collèges, où des professeurs découvrent de nouvelles règles et méthodes pour l’agriculture et le bâtiment ; de nouveaux outils ou instruments pour tous les métiers ou manufactures ; grâce à quoi, affirment-ils, un seul homme abattra la besogne de dix, un palais se construira en une semaine, avec des matériaux si résistants qu’il durera une éternité sans nulle réparation. Tous les fruits de la terre viendront à maturité en la saison que nous aurons fixée. Et seront cent fois plus abondants qu’ils n’ont été jusqu’ici. Et ils font mille autres plans aussi prometteurs. Le seul inconvénient est qu’aucun de ces projets n’est encore tout à fait au point, et, en attendant, le pays tout entier se trouve dans un état misérable, avec des maisons en ruine et des gens sans pain ni vêtements. Mais loin de se décourager, nos planificateurs n’en ont qu’une ardeur centuplée à suivre leur système, poussés par le désespoir non moins que par l’espérance. Quant à lui-même, comme il n’avait pas l’esprit entreprenant, il aimait mieux s’en tenir aux vieilles coutumes et vivre sans rien changer aux mœurs de ses aïeux : dans les maisons qu’ils avaient construites et selon les règles qu’ils avaient suivies. Ils étaient un petit nombre comme lui, parmi les gentilshommes et les hobereaux. Mais on les regardait avec mépris et malveillance, les tenant pour des ennemis de la Science, des ignorants, de mauvais citoyens, qui faisait passer leur habitude de mollesse avant le progrès du pays tout entier.
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ill Fougeron fléchit ; il s’avança en traînant vers la porte et la déverrouilla. “Donnez-moi la clef !” dit Merry. Mais le scélérat la lui jeta à la tête et s’élança dans l’obscurité. Comme il passait près des poneys, l’un d’eux lui décocha une ruade qui l’atteignit dans sa course. Il disparut avec un glapissement dans la nuit, et on n’entendit plus jamais Le seigneur parler de lui. “Bon travail, Bill”, dit Sam, entendant par là le poney. des anneaux “Et voilà pour votre Grand Homme, dit Merry. Nous verrons le Chef plus tard. NRF - Gallimard En attendant, nous voulons un logement pour la nuit, et comme il semble que vous ayez démoli l’Auberge du Pont pour construire à la place ce triste endroit, il vous faudra nous héberger.” “Je regrette, Monsieur Merry, dit Hob, mais ce n’est pas permis.” “Qu’est-ce qui n’est pas permis ?” “De recevoir des gens au pied levé et de consommer des vivres en surplus, et tout ça”, dit Hob. “Qu’est-ce qui se passe donc ici ? dit Merry. L’année a-t-elle été mauvaise, ou quoi ? Je croyais qu’il avait fait un bel été et que la récolte avait été bonne.” “Enfin… non, l’année a été assez bonne, dit Hob. On fait pousser beaucoup de nourriture, mais on ne sait pas au juste où ça passe. Ce sont tous ces “ramasseurs” et “répartiteurs”, je pense, qui font des tournées pour compter, mesurer et emporter à l’emmagasinage. Ils font plus de ramassage que de répartition, et on ne revoit plus jamais la plus grande part des provisions.” “Oh, allons ! dit Pippin, bâillant. Tout cela est trop fatigant pour moi ce soir. Nous avons des vivres dans nos sacs. Donnez-nous simplement une chambre pour nous étendre. Ce sera toujours mieux que maints endroits que j’ai vus.” Les hobbits de la porte semblaient encore mal à l’aise, quelque règlement étant évidemment enfreint ; mais il n’y avait pas à contredire quatre voyageurs aussi autoritaires, tous armés, dont deux exceptionnellement grands et de solide apparence. Frodon ordonna de reverrouiller les portes. Il y avait quelque bon
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sens en tout cas à maintenir une garde, alors qu’il y avait toujours des bandits dans les environs. Les quatre compagnons pénétrèrent alors dans le corps de garde des hobbits, où ils s’installèrent le plus commodément possible. C’était un endroit nu et laid, avec une toute petite grille qui ne permettait guère un bon feu. Dans les chambres du dessus, il y avait des petites rangées de lits durs, et sur tous les murs figuraient un écriteau et une liste de Règles. Pippin les arracha. Il n’y avait pas de bière, et seulement très peu de nourriture ; mais avec ce que les voyageurs apportèrent et partagèrent, tous firent un repas convenable ; et Pippin enfreignit la Règle N° A en mettant dans le feu la plus grande part de la ration de bois du lendemain. “Et maintenant, que penseriez-vous d’une bonne pipe, tandis que vous nous raconterez ce qui s’est passé dans le Comté ?” demanda-t-il. “Il n’y a plus d’herbe à pipe maintenant, dit Hob ; du moins n’y en a-t-il que pour les hommes du Chef. Toutes les provisions semblent avoir disparu. On a bien entendu dire que des camions entiers en sont partis du Quartier Sud par la vieille route, par le chemin du Gué de Sarn. Ce devait être à la fin de l’année dernière, après votre départ. Mais elle avait déjà commencé à partir en douce avant cela. Ce Lothon…” “Tais-toi donc, Hob Gardeclôture ! s’écrièrent plusieurs autres. Tu sais bien des commentaires comme ça ne sont pas permis. Le Chef en entendra parler, et on aura tous des ennuis.” “Il n’en entendrait rien, si certains de vous n’étaient des mouchards”, répliqua Hob avec chaleur. “Bon, bon ! dit Sam. Ca suffit parfaitement. Je ne veux pas en entendre davantage. Pas de bienvenue, pas de bière, pas de quoi fumer, et au lieu de cela, un tas de règles et de propos d’orques. J’espérais me reposer, mais je vois bien qu’il y a du travail et des ennuis en perspective. Dormons et oublions cela jusqu’au matin !”. Le nouveau “Chef” disposait évidemment de moyens d’information. Il y avait une bonne quarantaine de milles du Pont à Cul de Sac, mais quelqu’un accomplit le trajet en grande hâte. C’est ce que Frodon et ses amis ne tardèrent pas à découvrir. Ils n’avaient fait aucun plan défini, mais avaient vaguement pensé descendre d’abord ensemble au Creux de Crique pour s’y reposer un peu. Mais, à présent, voyant l’état des choses, ils décidèrent de se rendre tout droit à Hobbitebourg. Le lendemain, donc, ils partirent au petit trot sur la Route. Le vent était tombé, mais le ciel était gris. Le pays avait un aspect assez triste et désolé ; mais c’était après tout le 1er Novembre et la queue de l’Automne. Il semblait toutefois y avoir une quantité inhabituelle de feux, et de la fumée s’élevait en maints points alentour. Un grand nuage de cette fumée montait au loin dans la direction du Bout des Bois. Comme le soir tombait, ils approchèrent de Lagrenouillère, un village sur la droite de la Route, à environ vingt-deux milles du Pont. Ils avaient l’intention d’y passer la nuit ; La Bûche flottante de Lagrenouillère était une bonne auberge. Mais, en arrivant à l’extrémité est du village, ils rencontrèrent une barrière qui portait un grand écriteau sur lequel se lisait : IMPASSE ; et derrière, se tenait une grande bande de Shiriffes avec des bâtons dans les mains et des plumes à leurs bonnets, l’air en même temps important et assez effrayé. 252
Alain Touraine
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ourquoi parler de doute à propos de la ville en France et en Europe ? Qu’il s’agisse des problèmes urbains ou d’autres problèmes sociaux, on s’aperçoit que l’objet du débat est la plupart du temps d’un vague tout à fait incroyable. Ainsi tout d’un coup réapparaît le mot de banlieue, Face à l'exclusion mot ancien qui avait pendant un temps disparu du vocabulaire. De quoi Esprit - Société s’agit-il ? Est-ce que toutes les banlieues sont des lieux de perdition ? Par exemple, toutes les enquêtes montrent que les Parisiens veulent être banlieusards et que simultanément ces derniers ne veulent pas être parisiens parce que pour le même prix on dispose de deux à trois fois plus de surface d’habitation en banlieue qu’à Paris. Alors de quoi parle-t-on en recourant à la notion de banlieue ? […] Il m’apparaît donc que les langages qui portent sur l’urbain, l’éducation, l’emploi, sont en réalité des langages symboliques qui parlent mal de leur objet spécifique. Mais ils désignent aussi quelque chose d’autre : ces trois domaines, que je n’ai pas pris en compte par hasard, parlent tous d’exclusion ou de participation. Nous vivons en ce moment le passage d’une société verticale, que nous avions pris l’habitude d’appeler une société de classes avec des gens en haut et des gens en bas, à une société horizontale, où l’important est de savoir si on est au centre ou à la périphérie. Autrefois les gens d’en bas étaient profondément persuadés qu’ils pouvaient renverser la société au nom d’un autre modèle, comme le disent encore les derniers tenants de ce discours, les alternatifs. Si l’on proposait hier encore une autre société qualifiée d’anarchiste, de socialiste, de communiste, l’affaire n’est plus aujourd’hui d’être up or down mais in or out : ceux qui ne sont pas in veulent l’être, autrement ils sont dans le vide social. Il n’y a plus de modèle alternatif, ce qui bouleverse tout… Que vient-il de se passer en France ? Les jeunes, mais surtout les lycéens viennent à deux reprises, en 1986, en 1990, d’organiser des actions collectives que, dans le vocabulaire sociologique classique, on appellerait hyperconformistes. « Nous voulons entrer, disent-ils, nous voulons qu’on nous fasse de la place. » Il ne s’agit plus de monter les échelons mais de rejoindre cette immense classe moyenne à laquelle on accède grâce à la scolarisation. Mais celle-ci n’a aucun rapport avec l’état du marché du travail en France, en Italie également : que je sache, on n’a pas encore ouvert en France des lycées spécialisés dans la préparation au chômage. L’institution scolaire représente l’accès à un mode central et généralisé de participation sociale ; elle forme le public des grandes industries culturelles, ce qui est tout à fait important en Europe comme aux États-Unis. Et de l’autre côté il y a le vide qui attend celui qui n’est pas parvenu à passer le cap de l’école. Ce qu’on appelle d’un terme symbolique la banlieue, c’est justement cette zone de grande incertitude et de tensions où les gens se savent pas s’ils vont tomber du côté des in ou du côté des out.
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Michel Tournier
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ls arrivèrent devant un haut mur derrière lequel on devinait des arbres. Après cette nuit de lumières électriques et de fumée de cigarettes, Idriss aurait aimé se reposer dans un jardin. Il trouva un vaste portail ouvert. Il La goutte d’or entra. Ce n’était pas vraiment un jardin, malgré la verdure. C’était le cimetière Gallimard - Folio de Montmartre. A cette heure, il était désert. A côté de chapelles tarabiscotées, certaines tombes avaient la forme de simples blocs rectangulaires. Idriss se coucha sur l’une d’elles, et aussitôt s’endormit. Combien de temps dura son sommeil ? Très peu sans doute, mais il le transporta dans l’autre cimetière, celui d’Oran, où Lala Ramirez l’avait entraîné. La vieille femme était là, et elle l’apostrophait rudement en brandissant son poing au bout de son bras maigre. Elle l’apostrophait en français et avec une voix d’homme, et finalement elle le secoua par l’épaule. Un homme moustachu et coiffé d’une casquette à visière vernie se penchait sur Idriss, et il lui ordonnait sans douceur d’avoir à déguerpir avec son chameau. Idriss s’assit sur la pierre tombale. Ce fut pour voir le chameau dévaster une tombe voisine fraîchement fleurie. Ayant enfin trouvé une couronne mortuaire à son goût, il entreprit de l’effeuiller avec une lenteur méthodique. L’homme à casquette s’étranglait, parlait de violation de sépulture, et invoquait en professionnel l’article 360 du Code Pénal. Il fallut se lever, arracher le chameau à ses chrysanthèmes et chercher une issue dans un labyrinthe de monuments funéraires. Ils traversèrent une place, un marché, une gare d’autobus. Jamais Idriss ne s’était aventuré aussi loin de Barbès. A aucun moment pourtant, l’idée ne lui vint de planter là le chameau et de rentrer au foyer de la rue Myrha. Il se sentait en quelque sort solidaire de cette bête. Elle l’obligeait à cette déambulation sinistre et ridicule, mais elle avait valeur de devoir pour le nomade saharien qu’il demeurait. Il était clair d’ailleurs que les passants affectaient de plus en plus de ne pas le remarquer à mesure qu’il quittait les zones populaires pour aborder les quartiers chics. Dès la gare Saint-Lazare, mais plus encore place de la Madeleine et rue Royale, plus personne ne parut voir son étrange équipage dans la foule pressée du petit matin. Après la périlleuse traversée de la place de la Concorde, il céda à la tentation de descendre sur la berge de la Seine pour échapper à l’enfer de la circulation. Des lambeaux de brouillards flottaient sur les eaux noires. Sous le pont Alexandre III des clochards, qui se pressaient autour d’un petit feu d’ordures, l’interpellèrent joyeusement en brandissant des litrons vides. Une femme, qui disposait du linge à sécher sur une péniche, s’interrompit et appela un enfant pour lui montrer le chameau. Un chien se précipita vers lui en aboyant. A nouveau, parce que le tissu des relations sociales se desserrait, il redevenait visible. Il côtoya les bateauxmouches, remonta sur le quai, s’engagea sur le pont de l’Alma en direction de la tour Eiffel, passa sous son ventre, la tête levée, le regard perdu dans l’enchevêtrement des poutrelles. Le chameau, que rien n’avait pu émouvoir jusque-là, fit un brusque écart en poussant un grognement rauque devant un vieil homme qui tenait au bout d’un bâton une grappe de ballons multicolores. Ils trouvèrent enfin la rue de Vaugirard dont le nom sonna aux oreilles d’Idriss comme la clef du dédale où ils erraient depuis plusieurs heures. On lui avait dit en effet : rue de Vaugirard, et ensuite rue Brancion, et dans cette rue-là, au numéro 106, l’abattoir des chevaux. Il cheminait rue des Morillons, quand il fut surpris par un troupeau de vaches. Le crépitement de leurs sabots sur le macadam, leurs meuglements sourds, et surtout l’odeur de fumier qui les enveloppait étaient aussi surprenants en ces lieux que la présence du chameau de Palmeraie.
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Michel Tournier
C
’était en 1920. A El-Kantara ils trouvèrent une casbah fortifiée, battue par les flots, un vaste hôtel délabré construit dans le style sous-préfecture Napoléon III, et pour le reste une immensité de sable doré, coupée de palmeraies et d’oliveraies que protègent des levées de terre Les météores hérissées de cactus. Ralph et Deborah étaient les premiers. Adam et Eve Gallimard - Folio en somme. Mais le Paradis restait à créer. Pour une poignée de dollars, ils achetèrent un arpent de désert au bord de la mer. Ensuite ils creusèrent pour atteindre l’eau. Depuis, une éolienne met au-dessus des frondaisons l’animation insolite de son tournoiement de jouet d’enfant géant, et une eau claire, d’abord collectée dans une citerne, se distribue dans les jardins par un réseau de rus qu’ouvrent et ferment des petites vannes. Puis ils plantèrent et bâtirent. La création avait commencé. Elle n’a plus cessé depuis, car cette maison, ce jardin à l’opposé du désert immobile et éternel qui les cerne – tiennent registre du temps, à leur manière, gardant trace de tout ce qui arrive et part, des croissances, résorptions, mues, déclins et reverdies qu’ils traversent. L’homme – opaque et subtil – s’il construit sa maison, se trouve par elle éclairci, expliqué, déployé dans l’espace et la lumière. Sa maison est son élucidation, et aussi son affirmation, car en même temps que transparence et structure, elle est main-mise sur un morceau de terre - creusé par la cave et les fondations - et sur un volume d’espace défendu par les murs et le toit. De l’exemple d’Axel Munthe, on dirait que Ralph ne s’est inspiré que pour en prendre le contre-pied. Au belvédère de San Michele dominant orgueilleusement l’horizon, il a préféré la demeure basse, toute en rezde-chaussée - en rez-de-jardin devrait-on dire - enfouie dans la verdure. Axel Munthe voulait voir, et tout autant être vu. Ralph ne se souciait d’aucun spectacle extérieur et cherchait le secret. La maison de San Michele est celle d’un solitaire, d’un aventurier, d’un conquérant, le nid d’aigle d’un nomade entre deux raids. La maison de Ralph et de Deborah est une souille d’amoureux. Amoureux l’un de l’autre, mais aussi du pays, de la terre avec laquelle ils voulaient garder le contact. Des fenêtres, on ne voit rien, et la clarté qu’elles diffusent est tamisée par plusieurs rideaux de feuillages. C’est une maison terrestre, tellurique, pourvue des prolongements végétaux qu’elle exige, produite par une lente et viscérale croissance.
Paul Valéry
E
upalinos était l’homme de son précepte. Il ne négligeait rien. Il prescrivait de tailler des planchettes dans le fil du bois, afin qu’interposées entre la maçonnerie et les poutres qui s’y appuient, Eupalinos elles empêchassent l’humidité de s’élever dans les fibres, et bue, In “L’amour des maisons” de les pourrir. Il avait de pareilles attentions à tous les points sensibles Bernard Kayser - Arléa de l’édifice. On eût dit qu’il s’agissait de son propre corps. Pendant le travail de la construction, il ne quittait guère le chantier. Je crois bien qu’il en connaissait toutes les pierres. Il veillait à la précision de leur taille ; il étudiait minutieusement tous ces moyens que l’on a imaginés pour éviter que les arêtes ne s’entament, et que la netteté des joints ne s’altère. Il ordonnait de pratiquer des ciselures, de réserver des bourrelets, de ménager des biseaux dans le marbre des parements. Il apportait les soins les plus exquis aux enduits qu’il faisait passer sur les murs de simple pierre. Mais toutes ces délicatesses ordonnées à la durée de l’édifice étaient peu de chose au prix de celles dont il usait, quand il élaborait les émotions 255
et les vibrations de l’âme du futur contemplateur de son œuvre. Il préparait à la lumière un instrument incomparable, qui la répandît, tout affectée de formes intelligibles et de propriétés presque musicales, dans l’espace où se meuvent les mortels. Pareil à ces orateurs et à ces poètes auxquels tu pensais tout à l’heure, il connaissait, ô Socrate, la vertu mystérieuse des imperceptibles modulations. Nul ne s’apercevait, devant une masse délicatement allégée, et d’apparence si simple, d’être conduit à une sorte de bonheur par des courbures insensibles, par des inflexions infimes et toutes-puissantes ; et par ces profondes combinaisons du régulier et de l’irrégulier qu’il avait introduites et cachées, et rendues aussi impérieuses qu’elles étaient indéfinissables. Elles faisaient le mouvant spectateur, docile à leur présence invisible, passer de vision en vision, et de grands silences aux murmures du plaisir, à mesure qu’il s’avançait, se reculait, se rapprochait encore, et qu’il errait dans le rayon de l’œuvre, mû par elle-même, et le jouet de la seule admiration – Il faut, disait cet homme de Mégare, que mon temple meuve les hommes comme les meut l’objet aimé.
Jules Vallès
P
as une ville au monde n’offre le spectacle de ces boulevards parisiens, surtout à certaines heures. Le soir, quand le gaz s’allume, quand théâtres, cafés-concerts, grands bazars, estaminets dorés ou pauvres, Le tableau de Paris allument leurs enseignes et leurs candélabres, quand les fenêtres des grands Messidor cercles flambent, quand sur le pavé les traînées d’électricité font comme des rivières d’argent, qui parlera des a giorno de Venise et des illuminations de l’Orient ! A ce même moment la conversation parisienne, elle aussi, prend feu, sur la ligne boulevardière. Combien de meurtris par les hasards de la passion ou les coups de la fortune, parmi les hommes assis devant ces tables ou rôdant devant les théâtres ; mais il n’y paraît pas sur leur visage, ils se font la mutuelle aumône, la réciproque politesse d’un masque d’insouciance et de gaieté. D’ailleurs, la tristesse s’évapore vite dans l’atmosphère et le boulevard semble toujours en fête. On y parle de ce qui sera écrit demain dans la ribambelle de journaux qui pendent aux vitres des kiosques. Toute l’actualité frissonne le long de ces tonnelles de verre, bariolées de réclames joyeuses, égayées d’un parapluie rouge qui porte prix de vente comme un écriteau d’aveugle, ou d’une tête ahurie qui mousse sous le blaireau, ou d’une binette à la Lassouche qui appelle le chapelier. C’est gai à regarder comme une blague de gamin à écouter. La nuit, cela fait des tâches de couleur riche, pourpre et or, sur la route des pauvres qui rentrent mélancoliquement au logis ou choisissent ce beau chemin, pour coucher à la belle étoile ! Dans d’autres capitales, il y a aussi des promenades célèbres où l’on se donne rendez-vous. Mais on va là à certaines heures pour écouter la belle musique, montrer de belles robes, regarder les grandes élégantes et les grandes impures. Le boulevard parisien n’a pas, sur son parcours, d’oasis attitrée de farniente et de coquetterie. Ce n’est pas là que l’étranger trouvera les étoiles du haut libertinage ou de la beauté. Les femmes de luxe et de paresse ne font que passer. Tout au plus rencontre-t-on, dans l’après-midi, quelque actrice qui sort de la répétition, et court vite de la porte des artistes à sa voiture ; et qu’on retrouvera le soir, emmitouflée et encapuchonnée comme une bourgeoise qui craint les rhumes, rentrant paisiblement entre 256
sa femme de chambre et son mari. Ce qui caractérise ce boulevard de Paris, ce qui lui donne sa marque, ce qui est son génie, c’est que sa flânerie est active et féconde ! On y sent moins la poudre de riz que le salpêtre de la verve française ; on y touche en riant à toutes les questions vivantes. On aiguise des idées tout en allumant des cigares.
Vincent Van Gogh Lettres à son frère Théo Grasset Les Cahiers Rouges
M
on cher Théo, Je suis dans une rage de travail, puisque les arbres sont en fleurs et que je voulais faire un verger de Provence d’une gaieté monstre. T’écrire à tête reposée présente des difficultés sérieuses, hier j’ai écrit des lettres que j’ai anéanties ensuite… J’ai trouvé une chose drôle comme je n’en ferais pas tous les jours. C’est le pont-levis avec petite voiture jaune et groupe de laveuses, une étude où les terrains sont orangé vif, l’herbe très verte, le ciel et l’eau bleus. Il lui faut seulement un cadre calculé exprès en bleu de roi et or, de ce modèle le plat bleu, la baguette extérieure or, au besoin le cadre pourrait être en peluche bleue, mais mieux vaut le peindre. Je crois pouvoir t’assurer que ce que je fabrique ici est supérieur à la campagne d’Asnières au printemps dernier. Suis de nouveau en plein travail, toujours des vergers en fleurs. L’air d’ici me fait décidément du bien, je t’en souhaiterais à pleins poumons ; un de ses effets est assez drôle, un seul petit verre de cognac me grise ici, donc n’ayant pas recours à des stimulants pour faire circuler mon sang, quand même la constitution s’usera moins. Seulement j’ai l’estomac terriblement faible depuis que je suis ici, enfin cela c’est une affaire de longue patience probablement. J’espère faire du progrès réel cette année, dont j’ai grand besoin d’ailleurs. J’ai un nouveau verger, qui est aussi bien que les pêchers roses, des abricotiers d’un rose très pâle. Actuellement je travaille à des pruniers d’un blanc jaune avec mille branches noires. J’use énormément de toiles et de couleurs, mais j’espère ne pas perdre de l’argent tout de même. Hier j’ai encore vu un combat de taureaux, où cinq hommes travaillaient le bœuf avec des banderilles et des cocardes, un toréador s’est écrasé une couille en sautant la barricade. C’était un homme blond aux yeux gris, qui avait beaucoup de sang-froid, ils disaient qu’il en aurait pour longtemps. Il était habillé en bleu céleste et or, absolument comme le petit cavalier dans notre Monticelli à trois figures dans un bois. Les arènes sont fort belles lorsqu’il y a soleil et foule. Le mois sera dur pour toi et pour moi, seulement c’est pourtant, si la chose t’est possible, dans notre avantage de faire le plus possible des vergers en fleur. Je suis maintenant bien en train, et il m’en faut encore dix, il me semble, même motif. Tu sais que je suis changeant dans mon travail, et que cette rage de peindre des vergers ne durera pas toujours. Après ce sera possiblement les arènes. Puis j’ai énormément à dessiner, car je voudrais faire des dessins dans le genre des crépons japonais. Je ne puis pas faire autrement que battre le fer tant qu’il est chaud. Serai éreinté après les vergers, car c’est des toiles 25 et 30 et 20. Nous n’en aurions pas trop, si je pouvais en abattre 2 fois autant. Car il me semble que cela pourra peut-être définitivement fondre la glace en Hollande. La mort 257
de Mauve a été un rude coup pour moi. Tu le verras bien que les pêchers roses ont été peints avec une certaine passion. Il me faut aussi une nuit étoilée avec des cyprès ou peut-être au-dessus d’un champ de blé mûr ; il y a des nuits fort belles ici. J’ai une fièvre de travail continuelle.
Raoul Vaneigem
P
lanification est le grand mot, le gros mot disent certains. Les spécialistes parlent de planification économique, et d’urbanisme planifié, puis ils clignent de l’œil d’un air entendu et, pour autant que Commentaires le jeu soit bien rendu, tout le monde applaudit. Le clou du spectacle, c’est contre l'urbanisme la planification du bonheur. Déjà, l’avocat des chiffres mène son enquête ; Internationale Situationiste des expériences précises établissent la densité des téléspectateurs ; ils s’agit d’aménager le territoire autour d’eux, de construire pour eux, sans les distraire des préoccupations dont on les nourrit par les yeux et par les oreilles. Il s’agit d’assurer à tous une vie paisible et un équilibre, avec cette prévoyance avisée dont faisaient preuve les pirates de bandes dessinées dans leur sentence : « Les morts ne parlent pas ». L’urbanisme et l’information sont complémentaires dans les sociétés capitaliste et « anticapitaliste », ils organisent le silence. Habiter est le « buvez coca-cola » de l’urbanisme. On remplace la nécessité de boire par celle de boire coca-cola. Habiter, c’est être partout chez soi, dit Kiesler, mais une telle vérité prophétique ne saisit personne par le cou, elle est un foulard contre le froid qui gagne, même si elle évoque un nœud coulant. Nous sommes habités, c’est de ce point qu’il faut partir. Public-relation, l’urbanisme idéal est la projection dans l’espace de la hiérarchie sociale sans conflit. Routes, pelouses, fleurs naturelles et forêts artificielles lubrifient les rouages de la sujétion, la rendent aimable… Un certain urbanisme de prestige est nécessaire, prétend Chombart de Lauwe. Ce spectacle qu’il nous propose rend Haussmann folklorique, lui qui ne pouvait ménager le prestige en dehors d’un champ de tir. Cette fois, il s’agit d’organiser scéniquement le spectacle sur la vie quotidienne, de laisser vivre chacun dans le cadre correspondant au rôle que la société capitaliste lui impose, de l’isoler davantage en l’éduquant comme un aveugle à se reconnaître illusoirement dans une matérialisation de sa propre aliénation. L’éducation capitaliste de l’espace n’est rien que l’éducation dans un espace ou l’on perd son ombre, où l’on achève de se perdre à force de se chercher dans ce qui n’est pas soi. Quel bel exemple de ténacité pour tous les professeurs et autres organisateurs patentés de l’ignorance. Le tracé d’une ville, ses rues, ses murs, ses quartiers forment autant de signes d’un conditionnement étrange. Quel signe y reconnaître qui soit notre ? Quelques graffitis. mots de refus ou gestes interdits, gravés à la hâte, dont l’intérêt n’apparaît aux gens doctes que sur les murs de Pompéï, dans une ville fossile. Mais nos villes sont plus fossilisées encore. Nous voulons habiter en pays de connaissance, parmi des signés vivants comme des amis de chaque jour. La révolution sera aussi la création perpétuelle de signes qui appartiennent à tous. Il y a une lourdeur incroyable dans tout ce qui touche à l’urbanisme. 258
Le mot construire coule à pic, dans la flotte où les autres mots possibles surnagent. Partout où la civilisation bureaucratiques s’est étendue l’anarchie de la construction individuelle a été consacrée officiellement, et prise en charge par les organismes compétents du pouvoir, de telle sorte que l’instinct de construction a été extirpé comme un vice et ne survit plus guère que chez les enfants, les primitifs (les irresponsables, dans la terminologie administrative). Et chez tous ceux qui, à défaut de changer de vie, la passent à démolir et à rebâtir leur bicoque. L’art de rassurer, l’urbanisme entend bien l’exercer sous sa forme la plus pure : l’ultime politesse d’un pouvoir sur le point d’assurer totalement le contrôle des esprits.
Léonard de Vinci
M
anière de construire une écurie : Tu la diviseras d’abord en trois dans le sens de la largeur, la longueur n’importe point ; ces trois parties seront égales, larges de Les carnets de six brasses sur dix de hauteur, celle du milieu réservée au maître de l’écurie, Léonard de Vinci et les deux latérales aux chevaux, chacune requérant trois brasses de largeur Gallimard - Tel et six de longueur, et d’une demi-brasse plus haute devant que derrière. Le râtelier doit être à deux brasses du sol, son commencement à trois brasses, et sa partie supérieure à quatre brasses. A présent, pour ne pas manquer à ma promesse de tenir cet endroit propre et net, contrairement à la coutume : la partie supérieure de l’écurie, où se trouve le foin, aura à son extrémité extérieure une fenêtre haute de six (? brasses) sur six de large, par où il sera facile d’élever le foin jusqu’au grenier comme il est montré dans la machine E. Celle-ci dressée en un endroit large de six brasses et de la largeur de l’écurie, ainsi qu’il est figuré en K p. Les deux autres parties séparées par la première sont divisées chacune (à leur tour) en deux compartiments. Les deux du côté du foin, sont de quatre brasses et entièrement réservés à l’usage et au passage des palefreniers ; les deux autres qui s’étendent vers les murs extérieurs, mesurent deux brasses, comme il est indiqué en S R, et permettent de distribuer le foin dans le râtelier au moyen de tuyaux étroits qui vont s’évasant du bas au-dessus des mangeoires, pour éviter que le foin ne soit arrêté en chemin. Il faudra les bien badigeonner et nettoyer comme il est montré à l’endroit marqué 4 f s. Pour abreuver les chevaux, il y aura des auges de pierre qu’on découvre comme des caisses, en ôtant leurs couvercles. Un édifice doit toujours être dégagé dans son pourtour, pour que soit visible sa vraie forme.
Tennessee Williams
A
u lever du rideau, la scène est dans l’ombre. Un petit orchestre joue une musique de jazz. La scène s’éclaire lentement dévoilant l’appartement de Kowalsky, composé de deux pièces, dans Un tramway le quartier français de La Nouvelle-Orléans. nommé Désir A gauche, dans la chambre à coucher, Stella Kowalsky, affalée dans Laffont - Le livre de poche un fauteuil bancal, s’évente avec une feuille de palmier. Elle mange des chocolats qu’elle tire d’un sac de papier et lit un hebdomadaire de cinéma. 259
Deux marches, à sa gauche, mènent à la salle de bain dont la porte est fermée. Au-dessus de la porte de la salle de bain, dans le coin gauche, une portière cache un réduit.Le living-room, au centre de la scène, est vide. Une séparation fictive, entre les deux pièces, est simplement constituée par un encadrement de porte en plein cintre. Un rideau est suspendu sous un vasistas cassé qui donne sur la rue et coulisse sur une tringle ou un simple fil de fer pour séparer les deux pièces. A droite, dans le living-room, une porte basse donne sur un porche à ciel ouvert. Tout de suite, à droite, un escalier en spirale mène à l’appartement du dessus. Un grosse Négresse languide est assise sur l’escalier, s’éventant avec une feuille de palmier, ainsi qu’Eunice Hubben, locataire de l’appartement du dessus. Celle-ci mange des cacahuètes et lit Confidences. A droite de l’escalier en spirale et du porche, un passage conduit à la hauteur de la rue, qui traverse toute la scène derrière les deux pièces de l’appartement de Kowalsky. Les murs de l’appartement en tissu métallique laissent apercevoir la rue lorsqu’elle est éclairée. Seul, l’encadrement des deux fenêtres se détache en noir sur le fond transparent. En contrebas, derrière la rue, séparée d’elle par un autre tissu métallique, on aperçoit en arrière-plan la voie ferrée L/N (ou P.O.) qui passe par là. Au lever du rideau, une femme, portant un sac à provisions plein de paquets, traverse la rue d’un pas fatigué, de l’arrière-plan droit jusqu’au premier plan gauche, et disparaît.
Marguerite Yourcenar
C
onstruire, c’est collaborer avec la terre : c’est mettre une marque humaine sur un paysage qui en sera modifié à jamais ; c’est contribuer aussi à ce lent changement qui est la vie des villes. Que de soins pour trouver l’emplacement exact d’un pont ou d’une Mémoires d’Hadrien fontaine, pour donner à une route de montagne cette courbe la plus Gallimard - Folio économique qui est en même temps la plus pure… L’élargissement de la route de Mégare transformait le paysage des roches skyroniennes ; les quelque deux mille stades de voie dallée, munie de citernes et de postes militaires, qui unissent Antinoé à la Mer Rouge, faisaient succéder au désert l’ère de la sécurité à celle du danger. Ce n’était pas de trop de tout le revenu de cinq cents villes d’Asie pour construire un système d’aqueducs en Troade ; l’aqueduc de Carthage repayait en quelque sorte les duretés des guerres puniques. Elever des fortifications était en somme la même chose que construire des digues : c’était trouver la ligne sur laquelle une berge ou un empire peut être défendu, le point où l’assaut des vagues ou celui des barbares sera contenu, arrêté, brisé. Creuser des ports, c’était féconder la beauté des golfes. Fonder des bibliothèques, c’était encore construire des greniers publics, amasser des réserves contre un hiver de l’esprit qu’à certains signes, malgré moi, je vois venir. J’ai beaucoup reconstruit : c’est collaborer avec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en modifier l'esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir ; c’est retrouver sous les pierres le secret des sources. Notre vie est brève : nous parlons sans cesse des siècles qui précèdent ou qui suivent le nôtre comme s’ils nous étaient totalement étrangers ; j’y touchais pourtant dans mes jeux avec la pierre. Ces murs que j’étaie sont encore chauds du contact de corps disparus ; des mains qui n’existent pas encore caresseront ces fûts de colonnes. 260
Emile Zola
Plus j’ai médité sur ma mort, et surtout sur celle d’un autre, plus j’ai essayé d’ajouter à nos vies ces rallonges presque indestructibles.
Le Ventre de Paris Presses Pocket
L
Emile Zola
e cadran lumineux de Saint-Eustache pâlissait, agonisait, pareil à une veilleuse surprise par le matin. Chez les marchands de vin, au fond des rues voisines, les becs de gaz s’éteignaient un à un, comme des étoiles tombant dans de la lumière. Et Florent regardait les grandes Halles sortir de l’ombre, sortir du rêve, où il les avait vues, allongeant à l’infini leurs palais à jour. Elles se solidifiaient, d’un gris verdâtre, plus géantes encore, avec leur mâture prodigieuse, supportant les nappes sans fin de leurs toits. Elles entassaient leurs masses géométriques ; et, quand toutes les clartés intérieures furent éteintes, qu’elles baignèrent dans le jour levant, carrées, uniformes, elles apparurent comme une machine moderne, hors de toute mesure, quelque machine à vapeur, quelque chaudière destinée à la digestion d’un peuple, gigantesque ventre de métal, boulonné, rivé, fait de bois, de verre et de fonte, d’une élégance et d’une puissance de moteur mécanique, fonctionnant là, avec la chaleur du chauffage, l’étourdissement, le branle furieux des roues. Mais Claude était monté debout sur le banc, d’enthousiasme. Il força son compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes. C’était une mer. Elle s’étendait de la pointe Saint-Eustache à la rue des Halles, entre les deux groupes de pavillons. Et, aux deux bouts, dans les deux carrefours, le flot grandissait encore, les légumes submergeaient les pavés. Le jour se levait lentement, d’un gris très doux, lavant toutes choses d’une teinte claire d’aquarelle. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuve de verdure qui semblait couler dans l’encaissement de la chaussée, pareil à la débâcle des pluies d’automne, prenaient des ombres délicates et perlées, des violets attendris, des roses teintés de lait, des verts noyés dans des jaunes, toutes les pâleurs qui font du ciel une soie changeante au lever du soleil ; et, à mesure que l’incendie du matin montait en jets de flamme, au fond de la rue Rambuteau, les légumes s’éveillaient davantage, sortaient du grand bleuissement traînant à terre.
Les Mystères de Marseille Alinéa
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endant que Mathéus suivait Fine et allait prévenir M. de Cazalis, la colonne des ouvriers descendait vers la Canebière. Cette colonne, partie de la gare du chemin de fer, n’était alors composée que de quelques centaines de travailleurs ; mais, à mesure qu’elle s’avançait, elle recrutait tout le peuple qui se trouvait sur son passage. Des hommes et des femmes, la population flottante des rues était entraînée par ce torrent de foule qui se précipitait des hauteurs de Marseille. Lorsque la manifestation déboucha de la rue Noailles, elle s’étendit au bas du Cours comme un flot formidable. Il y avait là des milliers de têtes qui s’agitaient avec un large balancement, pareilles aux vagues d’un océan humain. Un bruit sourd, confus, semblable à la voix rude de la mer, courait dans les rangs de cette foule. D’ailleurs, elle avait un calme effrayant. Elle avançait, sans pousser un cri, sans commettre aucun dégât, sombre et muette. 261
Elle tombait, elle roulait sur Marseille, elle semblait ne pas avoir conscience de ses actes et obéir à des lois physiques de chute et d’emportement. Une roche énorme, lancée de la plaine, eût ainsi roulé jusqu’au port. Les blouses blanches et bleues dominaient dans les rangs. Il y avait quelques jupes éclatantes de femme. On apercevait de loin en loin les taches noires des paletots, des vêtements sombres que portaient des hommes auxquels le peuple semblait obéir. Et la foule descendait la Canebière, coulant entre les maisons comme une eau vivante, pleine de reflets bariolés, avec un grondement menaçant. Au premier rang, au milieu d’un groupe d’ouvriers, marchait Philippe, la tête haute, le front dur et résolu. Il portait une redingote noire qu’il avait boutonnée entièrement et qui lui serrait la taille ainsi qu’une tunique militaire. On sentait qu’il était prêt pour la lutte, qu’il l’attendait et la désirait. Les yeux clairs, les lèvres pincées, il ne prononçait pas un mot. Autour de lui, les ouvriers, pâles et silencieux, le regardaient par instants et semblaient attendre ses ordres. Comme la colonne entrait dans la rue Saint-Ferréol, il y eut un léger tumulte ; elle fit halte pendant une ou deux minutes, puis elle se remit en marche. La rue, jusqu’à la place qui la termine, était vide, quelques boutiquiers avaient fermé leurs magasins ; du monde regardait par les fenêtres ; un silence de mort régnait, coupé seulement par le bruit profond des pas de la foule. Au milieu de la rue vide, au coin d’une ruelle latérale, les ouvriers du premier rang aperçurent un homme, petit et d’allure chétive, qui attendait la colonne. Lorsque Philippe fut près de cet homme, il reconnut son frère. Marius, sans prononcer une parole, vint se placer à côté de lui et marcha tranquillement au milieu des émeutiers. Les deux frères échangèrent un simple regard. On dut croire qu’ils étaient étrangers l’un à l’autre. Et le flot humain continua à rouler ainsi jusqu’à la place Saint-Ferréol. Là, à quelques mètres de la place un cordon de troupes fermait la rue. La foule était sans armes et les baïonnettes des soldats luisaient au soleil.
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