L'effet De Serf, Degoul Franck

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«L’effet de serf» ou les retentissements de l’esclavage colonial dans l’imaginaire haïtien de la zombification Franck Degoul

«Religion au sens plein du terme, c’est à dire système où le monde des humains s’inscrit en acquérant un sens, le vaudou est à l’arrière-plan de tant de niveaux de la culture et de la société d’Haïti que, lorsqu’on ne tient pas compte de lui, tout apparaît comme artificiellement arraché à son environnement naturel. Arts, rapports sociaux, pouvoir rural, mythes, insertion familiale dans l’espace et dans le temps, sont autant de lieux où débouchent les forces qui sourdent du vaudou. Bien au-delà de ses aspects spectaculaires, des formes qui attirent le regard, le vaudou construit un système et offre une immense réserve culturelle à partir desquels se trace l’intelligibilité des activités des hommes.» Jean Benoist, préface à études sur le vodou haïtien Vodou et zombification À l’instar de bien d’autres productions matérielles et idéelles en Haïti, la zombification – ou transformation d’individus en zombis serviles suite à la capture d’une de leurs âmes – ne saurait être appréhendée sans référence au 1. Laguerre 1979:5.

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vodou, matrice fournissant nombre de notions intervenant dans le système de représentations collectives du phénomène: théorie de la personne à plusieurs termes – créolisée et non moins «éclatée», d’origine africaine –, pouvoirs et rôles spécifiques du sorcier (bòkò), interventions de sociétés secrètes, conceptions étiologiques relatives à la mort, eschatologie… Autant d’éléments, donc, qui inscrivent les systèmes de conception et de représentation relatifs à la zombification dans le cadre du vodou, et par là, dans la socio-culture haïtienne, largement et profondément irriguée par son univers symbolique. Si la zombification ne peut se concevoir sans référence au vodou en tant que certains de ses principes structurent les représentations attachées au phénomène, la zombification ne saurait toutefois représenter le vodou dans son entier, et ne pourrait aucunement prétendre en constituer une image réduite. Cette association sous forme de lien nécessaire est, de nos jours encore, malheureusement

2. De même que le terme générique vodou appliqué à la religion haïtienne dans son ensemble masque la diversité de ses manifestations cultuelles locales, régionales (Heusch 1989: 292-293; Dayan 1997: 15), topographiques/écologiques (Laguerre 1979: 8), sinon d’échelle – publique ou domestique –, ces divergences faisant d’elle un objet relativement éclaté sur le fond d’un partage commun et minimal de conceptions de valeurs et de pratiques, de même la classification et la description relativement tranchées des principes en rapport avec la théorie haïtienne de la personne, pour fondées qu’elles demeurent, pourraient nous faire oublier qu’il en va tout autrement sur le terrain, où cette théorie apparaît mouvante, éclatée et finalement plurielle. En effet: «Zombi lore is closely linked to the Haitian concept of the soul. This subject has been investigated by many scholars with rather conflicting results, each report containing different, more or less complementary elements of a tradition that appears confused in itself» (Ackermann et Gauthier 1991: 469).

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répandue, à la suite notamment de la réinterprétation nord-américaine de cette thématique haïtienne dans son cinéma d’épouvante: «Zombies are one of the most misunderstood phenomena linked to the practice of Vodou in Haïti. Transformed by the popularity of the worldwide Hollywood horror film into a titillating version of the Caribbean bogeyman, zombies have become one of the most sensationalized aspects of Haitian religiosity.» (F ernandez -O lmos et Paravisini-Geberts 2003: 127) L’aspect le plus sensationnel de la religiosité haïtienne, la zombification, l’est bien devenu sous l’effet de ces représentations exogènes qui, dès les années 1930, essentialisèrent une pratique supposée – dont l’existence est aujourd’hui scientifiquement attestée pour les uns (Davis 1985, 1988a, 1988b), controversée pour les autres (B ooth 1988) –, tout en l’amalgamant grossièrement avec la religion vodou qui, de ce mouvement, acquiert alors un statut de paravent soustrayant aux regards extérieurs ce qui la composerait en réalité: sorcellerie, crimes rituels barbares, morts-vivants… «Zombies, magie noire, sacrifices humains, rites innombrables: c’est un carnaval de l’épouvante que proposent les écrans hollywoodiens dans les années 1930, après le triomphe de White Zombie, et ces images, répétées de films en films, de livres en livres, pendant des décennies, marquent encore les esprits.» (Mintz et Trouillot 2003: 40)

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Zombification et esclavage colonial Or, loin de ces représentations de l’imaginaire hollywoodien qui s’en est approprié la figure à l’occasion de l’occupation américaine d’Haïti (1915-1934), le zombi de chair et d’os est plutôt, selon les conceptions haïtiennes, cet individu dont un des principes spirituels constituant la personne a été dérobé par un prêtre vodou versant dans la sorcellerie et qui, dès lors, ne tarde pas à sombrer dans un état de mort apparente, d’«étourdissement» [tourdi] profond, avant d’être inhumé par les siens. Exhumée dans les plus brefs délais par son assassin sorcellaire ou l’un de ses commissionnaires selon des procédés magiques, la victime est alors convoyée nuitamment jusqu’à la propriété de son maître asservisseur qui constituera désormais son lieu de captivité. Parvenue chez celui-ci en une localité le plus souvent distante de son lieu de résidence originel, elle naîtra à son existence de zombi en se voyant incarcérée, tenue captive, instrumentalisée, exploitée, dépossédée d’elle-même et par là aliénée, adossée simultanément à la vie et à la mort car ne relevant pleinement d’aucun de ces deux univers, exilée de l’un et tenue à l’écart de l’autre et, de la sorte, constituée en esclave soumise aux ordres d’un maître qui, sur ses plantations, au sein de sa demeure, ou à quelque autre poste d’activité lucratif, l’emploiera en qualité de main d’œuvre servile, de jour comme de nuit, par tous les temps, à divers travaux de force et de peine. Souvenons-nous qu’il en alla de même pour ces captifs historiques qui, dès les premières années du XVIe siècle et jusque dans les dernières du XVIII e, furent prélevés en diverses régions d’Afrique de l’Ouest et du Centre pour être conduits en masse, à la faveur de différents circuits commerciaux, dans cette colonie du nouveau monde successivement espagnole puis française qui, à l’issue d’une

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insurrection générale des esclaves et de leur lutte de libération victorieuse, accéda finalement au statut de République indépendante voilà un peu plus de 200 ans. Objets d’un commerce des deux bords de l’Atlantique, déportés, dispersés, rendus biens meubles, ils contribueront auparavant à la fortune de leurs propriétaires et à l’essor économique du capitalisme marchand de leur métropole européenne d’appartenance. Si le baptême des esclaves intervient sitôt le débarquement aux colonies, celui des zombis – précisent les représentations recueillies sur place – est administré dès que le convoyage nocturne les a conduits à bon port, soit au sein de la propriété du oungan maître où ils devront tout d’abord être renommés. D’un bord à l’autre de l’Atlantique, d’une région à l’autre d’Haïti: une même traversée du milieu (N aipaul 1994 [1962]), à l’arrivée de laquelle le bétail humain est baptisé, à l’issue de laquelle tout est fait en sorte pour annihiler les références, les identifications, les attachements anciens de ces captifs en exil forcé. Passage des dieux à Dieu pour les premiers; passage d’un nom, d’une identité à l’autre pour les seconds. Une même négation fondamentale et originelle pour tous, une même violence, un identique anéantissement des liens invisibles de soi aux autres, restés là-bas, et de soi à soi, transbordé ici. Car tout, du mode de logement au régime alimentaire, tout pour l’esclave historique comme pour l’esclave zombi fait l’objet d’une imposition, d’une gestion étrangère à son intentionnalité. Il est capital humain, force de travail. Son existence ne vaut qu’en tant qu’elle est productive, toute entière dévolue à un objectif qui n’est pas le sien. À l’image de son ascendant historique, le zombi est un entrelacs de muscles tendus à la tâche, rien de plus. L’instrument d’une fin qui n’est pas la sienne propre.

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De l’esclave historique à l’esclave allégorique: généalogie de la figure haïtienne du zombi C’est dire si cette figure haïtienne du zombi s’inscrit d’emblée dans une généalogie débutée sur le plan de l’histoire avec la traite négrière, le système colonial et la plantation esclavagiste. La parenté éclatante entre ces deux figures de l’esclave, l’une historique, l’autre mythique, n’avait d’ailleurs pas échappé aux plus perspicaces des anthropologues et observateurs ayant approché la question (Métraux 1958: 251; Ans 1987: 292-293; Hurbon 1988; Najman 1995). Jamais toutefois, au-delà du simple constat de cette ascendance évidente, l’imaginaire considéré n’avait fait l’objet d’une investigation soucieuse d’en restituer le contenu de la manière la plus fidèle qui soit, afin d’en interroger, à un second niveau, les significations profondes dans leurs rapports éventuels à cet arrière-plan historique. Cette lacune constitua précisément le point de départ d’une recherche récente à laquelle fut assigné un double objectif (Degoul 2005). Ethnographique tout d’abord, axé sur le recueil scrupuleux, minutieux, systématique et exhaustif de données orales, discursives et narratives, concernant le processus de production des zombis tel qu’il est formulé dans les discours locaux; interprétatif enfin, alors qu’il convenait de dépasser la simple collecte, le simple relevé de terrain pour accéder à une intelligence d’ensemble de son relief, de ses tracés, de ses figures, de ses logiques et de leurs significations possibles. Il s’agissait alors de rendre compte de cette succession d’étapes par lesquelles, selon les conceptions partagées, passe l’individu produit comme zombi; chaîne opératoire débutant 3. Si l’on excepte l’étude de référence publiée voilà presque vingt ans par l’anthropologue haïtien Laënnec Hurbon (1988) qui se devait d’être prolongée et enrichie.

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en amont avec les différents motifs qui suscitent le recours à la zombification, et s’achevant en aval avec les possibilités curatives dont peut éventuellement bénéficier la victime zombifiée que l’on veut rendre à la vie pleine. Une configuration singulière se dégagea alors, relative aux fonctions de l’imaginaire exploré: son rôle singulier de support d’une «mémoire» collective et historique de l’esclavage d’un genre bien particulier, tenant à ce que la figure haïtienne du zombi paraît y remplir une fonction mémorielle collective, témoignant de la persistance d’une empreinte historique: celle, précisément, qu’a laissée l’esclavage colonial non plus seulement sur le plan des rapports sociaux, mais sur celui des figurations mentales collectives de cette société post-esclavagiste. Il ne s’agit pas en ce cas d’une mémoire revendiquée et ostensive, support habituel de la mémoire collective, mais d’une forme de mémoire transmise sans prise de conscience, agissant les sujets à leur insu, véritable mémoire historique incorporée relevant d’une présence du passé et non, au sens strict, d’une «mémoire» de ce passé servile. Alors que, non sans raisons, on l’affirme souvent pro-

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blématique et insaisissable, cette mémoire des origines s’incarne ici au sein d’un corps de conceptions relatives à 4. Selon de nombreux auteurs en effet, les sociétés antillaises seraient frappées d’une amnésie collective totale, interdisant toute mémoire de la période esclavagiste, pourtant fondatrice de ces ensembles humains. Référant implicitement à la «théorie de l’aliénation coloniale» abondamment développée par l’élite intellectuelle locale (Giraud 2005), ces discours stigmatisent en effet l’existence d’un refoulement du passé servile, et s’accompagnent le plus souvent, sur le plan politique, d’une récupération et d’une instrumentalisation «politiciennes» de ce passé. Sur le plan, cette foisci, des études ant hropologiques, de nombreux travaux contemporains concernant ces sociétés considèrent leur mémoire collective de l’esclavage sous l’angle de l’«éradication» (F. Affergan, mentionné par Candau 1998: 88), de la «rature», de l’«oblitération», de l’«éclatement», de la «rupture totale» avec une «conscience du passé», parlant dans certains cas de «collectif(s) qui se dispense(nt) d’un recours à des représentations unitaires» (Chivallon 2004: 214), sinon de «mémoire déclinée au pluriel» (A-M. Losonczy), pour relever ailleurs l’absence caractéristique d’un «méta-récit» communautaire et d’un registre [discursif, narratif] unitaire (A-M. Jolivet, mentionnée par Chivallon (ibid.). Bien que dégagées de ce «paradigme de l’amnésie», la plupart de ces études insistent néanmoins sur la pluralité et la dispersion qui semblent caractériser l’expression mémorielle aux Antilles, désignant une configuration singulière où coexisteraient, sur le plan de la mémoire savante, un emballement du processus de construction d’une mémoire historique avide de références au passé constituées en enjeux de diverses stratégies identitaires (par le biais de la patrimonialisation, de la prolifération de lieux de mémoire, etc.) et, sur celui de la mémoire populaire, un éclatement des mémoires individuelles confinant apparemment à l’oubli, ou suggérant à tout le moins, sans évoquer nécessairement l’amnésie, un rapport problématique et ambigu à ce même passé placé, selon les auteurs, sous le signe du silence, de l’«évitement» convenu (Cunin 2004), sous le signe d’une mémoire de l’indicible (Chivallon 2002), ou d’un refus constructif du passé esclavagiste visant à une distanciation nécessaire et salutaire d’avec celui-ci (Giraud 2005).

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l’asservissement sorcellaire du zombi et à sa production comme esclave. Le passé commun n’y fait pas l’objet d’un discours conscient relevant d’un processus de reconstruction mémorielle, mais est plutôt rendu présent, est présentifié, projeté et réactualisé au travers de cet imaginaire, à la faveur d’une transposition allégorique de certains des traits retenus comme emblématiques de l’époque servile. L’imaginaire est alors à comprendre comme jouant le rôle d’un grand registre collectif dont l’intitulé invisible pourrait être rapproché de la devise ornant les plaques minéralogiques québécoises: «Je me souviens»… sans toutefois que l’objet de ce souvenir collectif transmis ne parvienne clairement à la conscience des locuteurs, ni d’ailleurs qu’il revête pour eux l’aspect explicite d’un souvenir emprunté. De même que les divinités du vodou empruntent le corps de leurs fidèles à des fins épiphaniques, et s’expriment alors à travers eux sans que ces derniers en aient conscience, et en un langage parfois incompréhensible pour l’assistance elle-même, de même cette forme de protomémoire se manifeste-t-elle à l’intérieur d’un contenant, d’une enveloppe étrangère à son propre champ de provenance et à l’insu de ses véhicules humains. Au sein de cette reconstitution imaginaire collective, quotidienne, infra consciente et non intentionnelle de la relation primordiale de servitude, le zombi assume le rôle de l’esclave, le sorcier celui du maître, le tout selon les principes d’une relation de servitude dont le modèle, à la faveur de schèmes narratifs et discursifs hérités, semble avoir été transmis et véhiculé à travers le temps. Nous y avons en définitive affaire à une forme de mémoire implicite, incarnée, non verbale, infra consciente, et néanmoins remarquablement précise dans certaines de ses consignations collectives du passé servile.

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Un imaginaire de la servitude À l’appui de cette thèse de l’empreinte coloniale, plusieurs indices peuvent être avancés qui découlent directement du matériel ethnographique recueilli. Tout d’abord, l’étendue et l’ampleur de ce recouvrement, qui concerne différents domaines où se repèrent des similitudes presque parfaites entre les conditions d’existence du zombi telles que nous les décrivent les représentations populaires, et celles des esclaves historiques telles que nous les rapportent les historiens et certains articles du Code noir. Les modes d’entretien et d’exploitation respectifs des zombis et de leurs ascendants réels, les esclaves de l’histoire coloniale, se rejoignent en effet en de nombreux lieux de l’imaginaire considéré, tout se passant comme si cet imaginaire trouvait «une grande part de son intelligibilité dans la syntaxe complexe d’une mémoire de l’esclavage», pour reprendre une remarque de Michel Giraud (2005) concernant les littératures orales créoles. Ce décalque de certaines caractéristiques historiques de l’esclavage colonial est d’ailleurs parfois remarquablement précis. Celui-ci est en effet si parfait que des motifs apparemment anodins tels que le mode vestimentaire et le régime alimentaire des zombis sont, en substance, analogues à ceux dont faisait l’objet la majorité de leurs ascendants coloniaux. À l’instar de ce qui était imposé à ces derniers (Debien 1974: 76; Sala-molins 1987: 140), les zombis-esclaves mythiques,

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selon les descriptions recueillies, vont en effet pieds nus, vêtus du minimum de toile, offrant un aspect repoussant et misérable. Dans un cas comme dans l’autre, le régime alimentaire des captifs fait communément l’objet d’une rationalisation destinée à accroître leur rendement au travail et, partant, leur productivité. Le danger, pour les maîtres esclavagistes comme pour les propriétaires de zombi étant alors de «gâter» cette main-d’œuvre par excès d’attention: des chroniques coloniales nous le précisent (Sala-molins 1987: 134); mes informateurs me l’expliquèrent s’agissant des zombis. Les uns comme les autres travaillent aux champs, lorsqu’ils ne sont pas affectés à la domesticité ou, dans une moins large mesure, à la gestion d’un petit commerce. Ils sont par ailleurs identiquement soumis à des contrôles concernant leurs activités sexuelles et procréatives. Telle qu’elle ressort de nombreuses descriptions, la captiverie où sont parqués les zombis est en effet organisée selon le principe d’une division sexuelle de l’espace habité: hommeszombis et femmes-zombis sont tenus à l’écart, suivant le modèle ce qui se pratiquait en certaines circonstances s’agissant des esclaves coloniaux (D ebien 1974: 222). Car de même que, d’une manière générale et indépendamment des politiques natalistes conjoncturelles, grossesses et naissances n’étaient pas tolérées dans les colonies, en raison de leurs effets fléchissant la rentabilité du travail servile, de même les femmes-zombis de l’imaginaire ne doivent pas 5. «Les nouveaux pouvaient avoir pour maîtres des habitants d’une ville ou d’un bourg: négociants, boutiquiers, artisans, employés, ou officiers. Mais les neuf dixièmes entraient sur les plantations, les uns comme domestiques, d’autres comme apprentis des ouvriers assurant la conduite régulière du travail et le bon état des bâtiments, le plus grand nombre comme «esclaves de terre», c’est-à-dire comme ouvriers ou plutôt comme manœuvres agricoles.» (Debien 1974: 85)

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être fécondées, car ce faisant, elles ne seraient pas en mesure de fournir un travail agricole concentré et appliqué, tout occupées qu’elles seraient à élever un zombi-enfant. Mentionnons encore, parmi d’autres traits significatifs, la commune imposition du sacrement du baptême à laquelle sont soumis les esclaves et les zombis, ce dès l’arrivée au lieu de captivité; la réception consécutive d’un nouveau nom (Debien 1974: 71-72); la quasi-inexistence de ritualisation funéraire au décès des captifs; leur commune infantilisation, le zombi étant considéré «comme un enfant», l’esclave des colonies ayant subi ce stéréotype colonial infantilisant l’assimilant pareillement à un être subalterne, irresponsable et immature (Chivallon 2004: 80). Deuxième registre argumentaire: l’importance, la récurrence et la forte distribution thématique de notions telles que celles d’achat, de vente et de rachat dans différents pans de l’imaginaire magico-religieux haïtien et s’agissant d’êtres humains. À tel point d’ailleurs que s’y profile une sorte d’«obsession collective» dans ce qui apparaît être une préoccupation imaginaire majeure de cet ensemble humain. Au sein de l’imaginaire de la zombification tout d’abord, la victime zombifiée est en effet dite vendue à un sorcier ou à une société secrète qui s’en portent acquéreurs et en deviennent propriétaires, conservant la possibilité de la revendre ultérieurement afin d’en dégager un bénéfice. Une alternative demeure toutefois pour les pro6. «Dans les colonies françaises, le Code noir (1685) assimile l’esclave à un bien meuble. La rentabilité immédiate étant privilégiée, la reproduction sur place n’intéresse plus. On y est même parfois carrément hostile, car la femme enceinte perd de son efficacité au travail et l’on ne peut attendre la montée en âge des enfants.» (Pétré-grenouilleau 1997: 32)

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ches de cette victime qui auraient été informés de son sort: racheter son double tenu captif et, moyennant finance, l’affranchir ainsi de sa situation de dépendance et d’asservissement préludant à l’état de mort apparente qui scellera son destin de zombi. Ainsi, sur le plan cette fois-ci de l’histoire, certains esclaves étaient en droit, après constitution d’un petit pécule, de racheter financièrement leurs proches ou leur propre personne en vue d’accéder à l’affranchissement. Rajoutons que le zombi qui, devenu trop âgé ou valétudinaire, aura été transformé en vache, bœuf ou mulet sera pareillement vendu sous les traits de l’animal en question, sur quelque étal d’un marché si la viande doit en être consommée, ou auprès de quelque agriculteur dont il intégrera le cheptel. Notons enfin que, à l’image des esclaves de la plantation coloniale (Sala-molins 1987: 148), les zombis pourront faire l’objet d’un louage qui permettra à leur utilisateur temporaire de tester cette main-d’œuvre avant de consentir à s’en porter propriétaire par l’achat. Ce vocable commercial se retrouve encore dans les conceptions haïtiennes relatives à l’engagement auprès de diables, réductible, très schématiquement, au pacte faustien. Toutefois, on ne vend plus simplement ici sa propre âme au «diable»/esprit: un tiers peut être l’objet de cette transaction lucrative. L’individu qui désire acquérir un pouvoir économique et social vend alors à l’esprit contractant une partie physique de son corps, quelque personne étrangère, ou encore un ou plusieurs membres de sa famille afin de s’acquitter de sa dette. 7. Est en effet historiquement relevée «[…] la pratique – des esclaves domestiques surtout, sinon exclusivement – de se constituer un pécule, d’acheter leur liberté et, celle-ci acquise, de peiner encore pour acheter les proches» (Sala-molins 1987: 192).

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Troisièmement: la manifestation, dans d’autres lieux de l’imaginaire haïtien, de cette relation de servitude. Les conceptions relatives à l’expédition d’esprits de morts conçoivent notamment les relations qui lient ces derniers au sorcier sur le mode de la contrainte, de l’obligation, celle dans laquelle se trouve l’âme commandée d’exécuter la mission négative qui lui aura été assignée: rendre malade, tuer sa victime désignée. Dans le cadre de l’imaginaire de l’engagement évoqué plus haut, une même relation finit par s’instaurer entre le contractant et le diable qui, bien que la contrepartie sacrificielle lui soit irrémédiablement fournie, prendra possession de l’ambitieux cupide. Celui-ci finira ses jours mangé par le diable et, selon des représentations recueillies, travaillera pour lui au cœur d’une grotte souterraine. C’est dire si le diable finira malgré tout par revêtir le masque du maître – à tel point qu’il se rendra visible, parfois, sous les traits d’un homme élégamment costumé cheminant à travers bois à dos de cheval, ainsi que le faisaient les colons qui parcouraient sans peine leur plantation… Identique relation de servitude encore avec la figure de l’esprit d’esclave gardien d’une jarre d’or, assassiné par son maître aux temps coloniaux et contraint dès lors à la mission de veiller, en qualité d’âme, à la surveillance de son trésor. Il parviendra à s’affranchir de cette domination en cédant la jarre à un récipiendaire humain choisi par lui, à la faveur d’une indication fournie en rêve, selon un synopsis impliquant des modalités variables et signifiantes d’une société à l’autre au sein de l’aire concernée (Degoul 2004). Enfin, parmi d’autres points, relevons l’indéfectible association du fouet à la figure du zombi: le captif est conduit par le fouet, poussé au travail par lui, transformé en animal par ses pouvoirs également, fait qui rappelle

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l’utilisation coercitive de cet instrument dans le cadre de la plantation coloniale. Notons pour clore ce bref éventail argumentaire que cette relation de servitude, ces notions de vente et d’achat d’êtres humains, cette figure de l’esclave à quoi se résume le zombi, se manifestent encore – sous des formes analogues, sinon similaires, du moins fortement approchantes – dans de nombreuses autres sociétés postcoloniales des Amériques Noires (Degoul 2000) et d’Afrique (Comaroff and Comaroff 2002; Geschiere 1995; Rosny 1981). Fait qui, de toute évidence, indique la centralité de ces thématiques collectives et exprime clairement le lien que celles-ci entretiennent avec l’épisode colonial et servile, il est vrai, parfois tragiquement actualisé par certaines conditions contemporaines d’exploitation, d’abus divers, d’asservissement à peine voilé.

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Dos à la vie, dos à la mort. Une exploration ethnographique des figures de la servitude dans l’imaginaire haïtien de la zombification, thèse de doctorat en cotutelle soutenue le 5 décembre 2005 à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme (MMSH), Aix-en-Provence. Placée sous la direction des professeurs Jean-Luc Bonniol (Université Paul Cézanne, Aix-Marseille III, France) et Raymond Massé (Université Laval, Québec, Canada).

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«L’imaginaire de l’esprit-d’esclave-au-trésor en Haïti et en Martinique, son rapport différencié à la mémoire collective de l’esclavage: du témoignage à la compensation». Recherches Haïtiano-antillaises 1: «La figure de l’esclave Noir dans le monde colonial antillais». Paris: L’Harmattan: 71-93.

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Le commerce diabolique. Une exploration de l’imaginaire du pacte maléfique en Martinique. Petit Bourg (Guadeloupe): Ibis Rouge Éditions.

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