Le Sens De La Vie Jusqu'au Dernier Souffle

  • June 2020
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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________

Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle Hermine Aitken

______________________________________________________________________ © Hermine Aitken 2004 www.hermineaitken.com 1

Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ PRÉFACE « Après des années d’accompagnement de personnes vivant leurs derniers instants, je n’en sais pas plus sur la mort elle-même, mais ma confiance dans la vie n’a fait que croître. Je vis, sans doute, plus intensément, avec une conscience plus fine, ce qui m’est donné de vivre, joies et peines, mais aussi toutes ces petites choses quotidiennes, allant de soi, comme le simple fait de respirer ou de marcher. Cela, je le dois à ceux que je crois avoir accompagnés, mais qui, dans l’humilité dans laquelle les a plongés la souffrance, se sont révélés des maîtres. » (Marie de Hennezel). J’emprunte ces mots à celle qui fut la première à me montrer le chemin de l’accompagnement. Ces mots de Marie, je les fais miens aujourd’hui, et j’essaie, à mon tour, d’en transmettre le sens qu’ils ont pour moi au quotidien, dans ma vie comme dans mon travail. Claire, la malade, dans le dialogue ci-dessous, est un personnage fictif, représentant plusieurs personnes et expériences bien réelles, que j’ai eu le privilège de rencontrer et de vivre. D’autres, bien avant moi, ont exprimé si bien ce que je comprends et ressens aujourd’hui. C’est pourquoi le dialogue est truffé de citations, que j’ai aussi pour habitude de transmettre aux personnes en souffrances, comme à toutes celles qui croisent mon chemin d’éducatrice. Une éducation à l’attention, tel est mon objectif essentiel. Si nous parvenons à être pleinement attentifs aux autres, nous pourrons changer quelque chose en ce monde. Varindra Tarzie Vittachi, qui a œuvré pendant une douzaine d’années pour le développement des peuples, au sein de l’Unicef, avait affiché sur la porte de son bureau : Tout évoque autre chose ! (« Everything is about something else »). Il avait une capacité d’écoute et d’attention exceptionnelle. À la fin de sa vie, il écrivit pour sa dernière conférence à Harvard : « Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle religion. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une culture consciente de l’attention. » Helena-Hermine Aitken – 2004.

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ « Je sais que le seul mal insupportable est d’avoir mal à l’espoir », Jean Proal. Avoir mal à l’espoir, c’est avoir perdu le sens de la vie. Cela peut nous arriver quand nous sommes dans l’illusion d’un sens immuable, dépendant d’un statut personnel, d’un état d’être, d’une activité, d’une autre personne, de ce qui se passe dans le monde… Le sens est direction, mouvement, impermanence, et surtout il dépasse notre entendement ! Ce n’est pas parce que nous savons conduire une voiture vers un but déterminé, que nous savons concevoir et fabriquer la voiture, construire les routes et les ponts, extraire le pétrole de la terre pour le transformer en essence, etc. Nous saurons encore moins obtenir un temps idéal pour le voyage ou rester à l’abri de tous les dangers de la route, même en conducteurs avisés. Trop de choses échappent à notre contrôle : outre jouer notre part d’une manière responsable, il nous faut aborder l’inconnu avec confiance : « Agir comme si tout dépendait de nous ET prier comme si tout ne dépendait que de Dieu », dit Emmanuel Elliott. Claire est malade en phase terminale, c’est-à-dire qu’elle est arrivée au terme de sa vie, à moins d’un miracle (ce qui n’est pas chose fréquente), parce qu’on ne pourra pas la guérir de cette maladie. Néanmoins, nul ne sait ou ne pourrait affirmer combien de temps va durer cette « phase terminale ». Alors, l’assistante va essayer d’aider Claire à garder le sens de sa vie, de la vie, pour qu’elle n’ait pas « mal à l’espoir » et qu’elle puisse demeurer vivante jusqu’au bout. CLAIRE: Je ne veux pas mourir, je ne vais pas mourir maintenant ! J ‘aurais l’impression d’avoir gâché ma vie si je mourais bientôt. Je veux être le témoin du succès de ma fille. Sans ça ma vie n’a pas de sens. L’ASSISTANTE: Celui qui sait donner un sens à sa vie est un gagnant. Vous avez vraiment l’impression que votre vie, telle que vous l’avez vécue jusqu’à présent, n’aurait pas de sens si elle s’achevait bientôt ? Racontez-moi ce dont vous êtes le plus fier ! CLAIRE: Oh ! Il y en a des choses, bien sûr ! Il y en a dont je ne me serais jamais crue capable. Par exemple, quand ma petite fille Johanna a eu son terrible accident. Un cauchemar ! Elle avait grimpé dans le cerisier du jardin, qui se trouvait tout près de la clôture. Elle est tombée de l’arbre et, dans sa chute, elle s’est empalée sur un pieu de la clôture. L’horreur ! Sur le coup, je me suis dit que j’aurais préféré mourir que de voir ça. Elle hurlait nuit et jour, elle souffrait le martyr dans son lit d’hôpital, et moi, je ne pouvais rien faire, rien du tout !

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ L’ASSISTANTE: Vous étiez près d’elle, n’est-ce-pas ? Vous ne croyez pas que c’était le plus important pour votre enfant ? CLAIRE: Certes ! J’essayais également de lui donner du courage, en lui racontant l’histoire de Frida Kahlo, dont on m’avait prêté une biographie et qui avait eu le même genre d’accident. Je ne sais pas si c’est ça qui plus tard l’a motivée à se tourner elle aussi vers l’art. Voici un de ses derniers tableaux : je trouve qu’il y a beaucoup de lumière dans sa peinture, et c’est vraiment beau. L’ASSISTANTE: Le seul courage de vivre, et en particulier dans une telle épreuve, donne du sens à la vie. Et la peinture de Johanna, qui sait si bien saisir la beauté des choses, confirme le sens de sa vie : elle voit et témoigne de tout ce qu’elle aurait pu perdre, mais que sans ce terrible accident elle n’aurait peut-être pas cherché à exprimer. C’est l’obscurité qui nous fait apprécier la lumière. « Un peintre c’est quelqu’un qui essuie la vitre entre le monde et nous avec de la lumière, avec un chiffon de lumière imbibé de silence. » écrit Christian Bobin. CLAIRE: Ce n’est pas facile de se faire une place en ce monde, quand on est artiste. J’aimerais vraiment voir le succès de ma fille avant de mourir. Moi, j’ai réussi autrefois à vendre un peu de mes tableaux. Oh ! ce n’était pas vraiment de l’art : c’étaient des petits cadres de fleurs séchées, mais j’en étais contente. D’abord, je les avais accumulés dans notre garage. Je ne pouvais pas m’empêcher de cueillir et sécher des fleurs, puis d’en faire de petits tableaux. Ça faisait des cadeaux pour la famille, les amis. Mais j’en fabriquais bien plus qu’il n’en fallait. Alors j’ai eu l’idée d’en vendre, de faire un peu d’argent de poche pour les plaisirs inattendus ; c’était aussi dans l’idée de montrer ce que j’aimais tant faire à un cercle de gens plus élargi. À cette époque je ne travaillais pas : au village, une femme ne travaillait que par nécessité, et souvent on blâmait le mari pour ça. Mais comment les vendre ? J’envisageai les marchés et les foires, à la saison touristique. Le plus dur a été d’oser en parler à mon mari : j’avais peur qu’il ne refuse. J’avais tellement envie de faire les marchés, pour faire autre chose, entrer en contact avec un autre milieu, parler aux gens, les voir apprécier mes tableaux, et revenir à la maison, fière de moi ! Eh ! bien, j’ai réussi à convaincre mon mari, et à mener mon projet jusqu’au bout. Ça, c’est quelque chose dont je suis fière : d’avoir réussi à mettre sur pied ma petite entreprise. Elle m’a permis bien souvent de ne pas perdre pied : quand la vie me bousculait un peu fort, elle était mon enracinement.

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ De plus, j’ai appris bien des choses ces années-là. Et quand mon mari a perdu son travail, je m’en suis servie ! L’ASSISTANTE: Vous avez appris quoi ? Quelles sont les qualités que vous avez développées à travers cette expérience ? CLAIRE: Une confiance en moi que je n’avais pas connue auparavant : la capacité à créer quelque chose à partir de rien, malgré tous les préjugés et toutes les conventions. Le courage aussi de persévérer dans la difficulté, même quand on me disait que je n’y arriverais jamais. Et, quand mon mari a perdu son travail, je me suis dit que je saurais me lancer dans une nouvelle aventure. Nous avons donc acheté une ferme aménagée pour le tourisme rural. Ce fut dur au début, mais je savais que j’y arriverais, comme lorsque je m’étais lancée dans les marchés. Mais aujourd’hui c’est fini ; je suis clouée sur ce lit d’hôpital, incapable de faire quoi que ce soit. Désespérant ! Sans force. Inutile. Juste à attendre la mort. Pourtant je voudrais tant tenir pour assister au succès de ma fille. Je ne sais pas si j’y arriverai. L’ASSISTANTE: Quand vous avez commencé les marchés, et plus tard le tourisme rural, vous ne saviez pas non plus si vous alliez réussir. Pourtant vous avez trouvé le courage, la détermination, la confiance pour braver tous les obstacles. Toutes ces qualités sont encore en vous, elles vous habitent, elles font partie de vous. Essayez de revivre, en fermant les yeux, l’une de vos expériences ; voyez-vous en train d’agir à ce moment-là et retrouvez le sentiment que vous éprouviez quand vous étiez animée par ces qualités que vous connaissez bien! Laissez-vous inonder par ce sentiment, il va vous servir maintenant, aussi longtemps que vous en aurez besoin. La maladie ne vous permet plus d’être dans l’action, mais la vie qui est en vous vous permet de rester reliée à la vie, aux autres et à ce qui passe en-dehors de cette chambre d’hôpital. Il vous reste à trouver comment, et la première étape c’est ce que vous venez de faire : retrouver en vous des sentiments qui peuvent vous soutenir dans ce que vous souhaitez réaliser aujourd’hui. CLAIRE: Il n’y a rien dans la vie qui vous rende heureux pour toujours, et je m’en aperçois maintenant : tout peut s’arrêter à tout moment, on peut tout perdre, et on n’a pas d’autre choix que de s’adapter. Vous avez raison, je dois trouver un autre moyen de me sentir encore utile. « Il est grand temps de rallumer les étoiles », dirait Guillaume Apollinaire !

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ L’ASSISTANTE: Prenons la maladie comme un rappel de nos limites, de nos faiblesses d’êtres de chair ; un rappel de l’éphémère de notre vie humaine. Malgré cela, nous sommes riches de tout ce que la vie nous a donné. Il y a un cadeau que vous n’avez pas évoqué, en parlant de vos expériences les plus marquantes : ce que vous avez reçu d’autres personnes et qui a joué un rôle essentiel dans votre propre réussite. CLAIRE: Quand Johanna a eu son accident, mon père m’a beaucoup soutenue : nous n’avions jamais été si proches auparavant ; je sentais tout le poids de sa force, qui m’aidait à préserver mon équilibre. Depuis, j’ai l’impression que cette force est toujours présente en moi, bien qu’il soit mort déjà. Quand j’ai voulu faire les marchés, mon mari m’a vraiment prouvé son amour, comprenant et acceptant ma motivation, plaçant mon bonheur avant toute chose, défendant mon initiative auprès des autres, et en particulier sa propre famille qui était enfermée dans les conventions de la vie de village. Je lui en suis très reconnaissante. L’ASSISTANTE: Si le temps nous apparaît souvent comme un voleur de notre vie, il est aussi le gardien de tant de mémoire, de tant de richesse accumulée. Peut-être que vous aimeriez dire ou redire à votre mari combien vous lui êtes reconnaissante ? On ne dit jamais assez ce genre de choses, alors que ça fait tant de bien, tant à celui qui les dit qu’à celui qui les entend. CLAIRE: Nous avons perdu l’habitude de nous dire certaines choses : ça ne m’est pas facile d’ouvrir mon cœur ; la routine… L’ASSISTANTE: Nous pouvons l’écrire ou l’enregistrer sur une cassette, quand vous le souhaiterez. CLAIRE: Ça n’est pas juste ! Pourquoi faut-il que je meure maintenant ? Nous aurions pu passer encore quelques bonnes années ensemble. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cela ?

L’ASSISTANTE:

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ Dans la guérison de l’aveugle-né, qu’on lit dans Saint-Jean, on demande à Jésus : « Qui a péché : cet homme ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Jésus répond : « Ce n’est pas que lui ou ses parents aient péché, mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui ». Dans ce cas, il nous est dit que la maladie avait une fonction guérisseuse qui s’est révélée dans le miracle qu’elle a entraîné et qui a permis l’accomplissement de l’être humain, par la foi. La foi en Dieu, la foi dans la vie, la foi dans cette force de vie qui nous dépasse et qui sait mieux que nous la raison de ce qui nous arrive. Carl Jung dit : « Vous ne guérirez pas de vos maladies, ce sont vos maladies qui vous guériront ». Mettre notre foi dans ce qui est plus grand que nous est indispensable, peu importe ce que l’on croit ; l’essentiel, pour notre paix intérieure, est de ne pas s’maginer qu’on arrive à tout expliquer, tout comprendre, tout contrôler. Nous n’en avons pas les moyens ! Cependant, nous pouvons contribuer à notre sérénité grâce à notre mémoire : être conscients des cadeaux que la vie nous a faits. C’est pourquoi je vous invite à faire l’inventaire de vos moments de bonheurs, petits ou grands, si vous le souhaitez. Quel est votre bon souvenir le plus ancien ? CLAIRE: Les Noëls de mon enfance ! Toute la famille réunie chez mes grands-parents, si bons ! Comme j’aimais être avec eux, écouter les histoires de mon grandpère, nourrir les lapins avec lui, cueillir les fraises du jardin avec ma grandmère, aller les vendre au marché avec elle… Plus tard, les pique-nique sur la plage avec mes parents, le dimanche. Vous savez, on n’avait pas une vie compliquée, c’était tout simple, mais ça vous donnait chaud au cœur. J’ai essayé de transmettre ces bonheurs simples à ma fille, surtout après son accident : je me suis dit que ça pouvait peut-être l’aider à garder l’espoir, malgré son handicap. L’ASSISTANTE: Chaque personne est une somme d’héritages qui lui viennent de sa famille, de son éducation et de son environnement ; à cela s’ajoutent ses apprentissages, ses expériences personnelles et ses savoirs. Cette somme est à notre disposition, à tout moment, avec toutes les qualités et les limitations qui en découlent. Tous les fruits de nos inter-actions, de nos relations, de nos pensées et de nos actes, nous les transportons avec nous, à chaque instant et cela devient notre propre contribution au monde. Parfois nous en voyons les effets directs sur nos proches, comme vous avez pu le constater avec votre fille Johanna, mais la plupart du temps, nous sommes inconscients du rôle que nous jouons dans la vie des autres, et en particulier dans celle des gens que nous ne connaissons pas.

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ Je me souviens de cette collègue que j’ai revue par hasard, après plusieurs années vécues à l’étranger, et qui me raconta combien elle avait été aidée dans une épreuve terrible par une petite phrase que je lui avais dite lorsque nous travaillions ensemble autrefois ! Et que dire de tous les écrivains, poètes, cinéastes, qui ignoreront toujours la plus grande part de l’influence de leurs œuvres ? Dès lors que l’on comprend que la vie est faite de tant d’inconnues, qui ne font qu’augmenter sa valeur et son sens, on peut aussi accepter que la mort, cette grande inconnue ait un sens. « J’ai donné ma vie pour être celui que je suis aujourd’hui, cela en valait-il la peine ? » s’interrogeait Richard Bach. Si vous vous posez la même question, que répondrez-vous ? CLAIRE: En y réfléchissant un peu, je pense que ça en valait la peine pour moi. Mon problème se rapporte plutôt à ma situation actuelle. Qu’est-ce que je peux en attendre ? Rien ! C’est l’impasse. Je n’ai plus rien à offrir. L’ASSISTANTE: Alors, je vais transformer un peu la question de Richard Bach : À chaque instant vous donnez encore votre vie pour être celle que vous allez devenir… De celles qui vous ont tant animée, quelles sont les valeurs que vous pouvez encore offrir au monde ? Où sont votre courage, votre confiance, votre sensibilité à la beauté ? CLAIRE: Si j’avais la santé, je pourrais encore aider ma fille, la conseiller et essayer de lui donner la confiance dont elle a besoin. Mais que peut-on attendre d’une malade comme moi ? La vie est bien triste quand on est malade. On est coupé de la vraie vie. Toujours la même chambre, les mêmes murs, les mêmes gens, les mêmes pilules à avaler, la même douleur, les mêmes bruits, les mêmes silences, les mêmes gestes, les mêmes jours, les mêmes nuits, interminables… L’ASSISTANTE: « Même une pendule arrêtée est à l’heure deux fois par jour » dit Richard Bandler. Pensez à cette phrase. Si une simple pendule à l’arrêt, parfaitement inutile, et qui n’a pas le moindre moyen de penser, d’imaginer ou d’agir, réussit à se connecter avec toutes les autres pendules du monde deux fois par jour, imaginez ce que vous pouvez faire, vous qui avez la pensée, l’imagination, la capacité d’agir, même si celle-ci est limitée. Vous semblez vouloir continuer à aider votre fille dans le développement de son art. Or vous avez vous-même une grande sensibilité à la beauté. Vous savez voir la lumière dans les peintures

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ de Johanna. C’est peut-être dans cette recherche de la lumière que vous pouvez aider votre fille dans son art. Ou en tous les cas, communiquer avec elle à travers le partage de cette sensibilité à la lumière. Observez le jeu de la lumière dans cette chambre d’hôpital. Chaque après-midi, le soleil pénètre par la fenêtre et ses rayons viennent toucher divers endroits et objets, en modifiant les couleurs et les contours. « Soyez à l’affût de toute manifestation de beauté et de grâce ! » nous encourage Sogyal Rinpoché. L’intimité avec la beauté nous permet de nous sentir bien dans le moment présent. On s’oublie soimême et son histoire. « L’homme a besoin aussi de confort spirituel. La beauté est la charpente de son âme. Sans elle, demain il se suicidera dans les palais de sa vie automatique », écrivait Jean Giono. Est-ce que vous aimeriez prendre des photos, depuis votre lit, deux par jour au moins, pour témoigner de la métamorphose des objets sous l’effet de la lumière ? Je peux vous apporter un appareil-photo, si vous voulez. CLAIRE: Vous me donnez l’envie d’essayer : je n’avais jamais pensé que je pourrais prendre des photos du fond de mon lit… C’est Johanna qui en sera surprise ! L’ASSISTANTE: Le 18 novembre 1995, Itzhak Perlman, le violoniste, est monté sur la scène du Avery Fisher Hall, à New York, pour donner un concert. Atteint de polio dans son enfance, il se déplace très difficilement à l’aide de béquilles et monter sur scène n’est pas une petite affaire pour lui. Le voir avancer, un pas à la fois, lentement et avec grand peine, est une vision inoubliable. Une fois assis sur sa chaise, il dépose les béquilles par terre, défait les attelles de ses jambes, ramène une jambe sous la chaise et allonge l’autre, en les soulevant de sa main, se courbe pour prendre le violon, place celui-ci sous son menton et enfin fait signe qu’il est prêt. Le public connaît bien ce rituel et y assiste patiemment, en silence. Mais ce soir-là, quelque chose alla de travers. À peine avait-il commencé de jouer qu’une corde s’est cassée. Tout le monde a pu entendre le claquement sec, comme un coup de pétard. Et chacun de penser que le violoniste allait devoir poser son instrument, remettre ses attelles aux jambes, ramasser ses béquilles et re-traverser la scène lentement et péniblement pour aller changer la corde rompue. Puis revenir lentement et péniblement… Il n’en fit rien. Au lieu de cela, il ferma les yeux un instant, puis refit un signe au chef d’orchestre qu’il était prêt. Il joua alors avec une passion, une puissance et une pureté que nous ne lui connaissons pas. Bien sûr chacun sait qu’on ne peut jouer une symphonie avec un violon à trois

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ cordes. Mais cette nuit-là, Itzhak Perlman a refusé de le reconnaître. On pouvait le voir moduler, re-composer la pièce dans sa tête. Quand il eut fini, il y eut un immense silence dans la salle. Suivi d’une ovation extraordinaire du public. Tout le monde était debout, à l’acclamer, à essayer de lui exprimer combien nous avions apprécié ce qu’il avait fait. Alors il sourit, essuya la sueur de son front, et nous dit d’une voix à la fois tranquille et pensive : « Vous savez, parfois c’est la tâche de l’artiste de trouver combien de musique il peut encore faire, avec ce qui lui reste » QUELQUES TEMPS PLUS TARD CLAIRE: J’ai fait un nœud à ma vie pour ne pas l’oublier, comme dirait António Lobo Antunes, et regardez les photos que j’ai faites : voyez celle-ci, c’est ma préférée. La lumière à travers mon verre de tisane, juste avant que le soleil ne se retire de la chambre. J’ai observé le voyage de la lumière dans ma chambre pendant plusieurs jours, et c’est alors que j’ai remarqué cet instant très court où mon verre s’habillait de tant de beauté. J’ai montré les photos à ma fille : elle les a regardées en silence, puis elle m’a dit : « Maman, c’est la plus belle chose que tu aies jamais faite. Je suis fière de toi. S’il te plaît, fais-en encore ! » Je suis tellement contente de cette nouvelle complicité : elle m’a dit ce matin qu’elle était en train de travailler à une nouvelle peinture et qu’elle envisageait une exposition d’ici la fin de l’année. Maintenant je peux dire, comme Sœur Emmanuelle : « L’autre est la chance de ma vie » ! Et cet autre, pour le temps qui me reste, c’est ma fille. Quant à moi, lorsque je guette et entre en contact avec la beauté, ne seraitce que deux fois par jour, je me sens en paix et c’est comme si je touchais aussi à une vérité toute simple. L’ASSISTANTE: « Le vent du matin souffle sans cesse, le poème de la création est ininterrompu ; mais rares sont les oreilles qui l’entendent », a écrit Henry-David Thoreau. CLAIRE: Malgré cela, je ne peux m’empêcher d’être triste quand je pense que chaque heure qui passe, chaque instant, est perdu à tout jamais.

L’ASSISTANTE:

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ À moins que chaque pas sur cette terre ne soit une prière, ainsi que le suggérait Black Elk, l’ancien Chef Sioux. Que chaque pas soit accompagné de louange, d’un Merci sincère. Nous sommes habités par la grande force de vie, la même force que celle de la graine de coquelicot qui croît au milieu du béton ; la même force que celle, toute nouvelle, qui habite le nouveau-né ; la même force que celle de l’arbre, du vent, de l’océan, du soleil, de l’abeille laborieuse, du dauphin joueur, du merle chanteur… Il y a de quoi nourrir notre joie de vivre, notre enthousiasme et notre reconnaissance! CLAIRE: Parfois je me dis aussi que quiconque pourrait avoir fait ce que j’ai fait de ma vie. Vous croyez vraiment que chaque personne a une mission bien personnelle ? L’ASSISTANTE: Même au cœur de la maladie, notre vie continue à servir une mission unique, la nôtre. Car chacun de nous vit la maladie à sa façon ; chacun en tire une leçon personnelle ; chacun en laisse un témoignage différent, qui s’inscrit dans l’ensemble des expériences humaines. Les conséquences de nos actes se manifestent éternellement à travers l’espace et le temps, comme l’avait compris Anaxagore, et tout être devient une information nouvelle qui va enrichir la mémoire, l’expérience et le potentiel de l’humanité toute entière. « Tout être est un message au monde », écrit Isabelle Filliozat. CLAIRE: Je le crois. À chaque fois que j’ai travaillé à un objectif qui m’était important, j’ai senti que ma vie se remettait en mouvement. Alors il me semblait que j’étais davantage reliée au reste du monde, et que ma propre vie prenait un sens plus large. C’est peut-être à cela qu’Anaxagore faisait référence. Outre la nature et la beauté, ce qui m’a toujours importé le plus, c’étaient les gens. Dans tout ce que je faisais, quand je sentais que les gens autour de moi étaient heureux, je l’étais aussi. Ècoutez les mots du Dalaï Lama que j’ai lus hier : « Tous les êtres humains veulent la même chose –nous voulons être heureux. Toutefois nous pensons que le bonheur nous vient de choses à l’extérieur de nous, alors qu’en réalité il vient de l’intérieur de nous. Ainsi nous avons à regarder très soigneusement ce qui apporte ce bonheur intérieur. Et quand nous l’examinons, ce que nous découvrons –et que toutes les traditions religieuses ont découvert- c’est que rendre les autres heureux est ce qui contribue le plus à notre propre bonheur ». L’ASSISTANTE:

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ Ce n’est pas sa profession qui rend un homme irremplaçable, c’est sa mission unique, qui peut éventuellement s’exprimer à travers le travail. Un professeur disparaît : 1000 autres pourront le remplacer. Mais nul ne remplacera sa qualité unique d’être un homme parmi les hommes. Voltaire comparait l’univers à une vaste horloge où tout semble se jouer dans un sens logique et harmonieux. Si l’on regarde à l’intérieur d’une horloge, on s’aperçoit que son mécanisme est d’une grande complexité. Retirons la moindre pièce de ce mécanisme et l’heure donnée sur le cadran n’est plus l’heure juste, ou peut-être même qu’elle va s’arrêter complètement. Ainsi, chaque élément du mécanisme est indispensable pour donner l’heure juste. Par analogie, dans la composante naturelle de la vaste horloge de l’univers, l’arbre qui permet à l’homme de respirer se reproduit avec l’aide de l’oiseau transporteur de ses graines ; l’oiseau survit grâce au ver se terre, qui vit des feuilles mortes… Ainsi, dans la composante humaine de la même horloge universelle, si chaque individu joue son rôle véritable, à sa juste place, il contribue à un équilibre global. « Le but, le voici : me placer là où je puis le mieux servir, où ma nature, mes qualités et mes dons trouveront le meilleur terrain, le plus vaste champ d’action. Il n’est pas d’autre but », écrivait Hermann Hesse. Autrement dit, chaque vie a une valeur dans la réalisation harmonieuse de l’univers. Et cela est vrai bien que nous ne comprenions pas toutes les causes et tous les effets de notre manière d’être au monde. Devant l’Univers, nous sommes encore de petits enfants. Par exemple, toutes les molécules d’acides aminés sont enroulées vers la gauche. De même que les derviches tourneurs soufis tournent toujours dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, donc vers la gauche, eux aussi. En somme, nous découvrons qu’il y a un sens à la vie, quelle qu’en soit notre approche. CLAIRE: J’ai noté dans le hall de l’hôpital, juste en-dessous de la belle fresque, une phrase d’Hippocrate : « Il y a un flux commun, un souffle commun, toutes choses sont en sympathie ». Il est bien dommage que mon médecin, qui a certainement adhéré au serment d’Hippocrate comme tous les médecins, en arrive encore à ignorer cette simple vérité du sens de la vie; quand donc cessera-t-il de me mentir ? Il me parle comme si ma maladie était une chose étrangère à ma vie ; il semble agir comme si toutes les maladies étaient des choses étrangères à la vie. Comme si elles venaient d’un autre monde. Ces jours-ci, étrangement, tout ce que je lis exprime la même chose. Ainsi, voyez cette réflexion du cosmonaute américain, J.D. Bartoe, quand il a vu la Terre depuis la Lune :

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ « En-dessous de moi, je vis un grand fleuve qui passait d’un pays à l’autre sans obstacle. Je vis aussi d’immenses forêts chevaucher plusieurs frontières à la fois et un océan baigner les rivages de plusieurs continents. Ces deux mots me vinrent à l’esprit : communauté et inter-dépendance. Car il n’y a qu’un seul monde ». Je trouve cela superbe ! L’ASSISTANTE: Oui, et dans cette communauté inter-dépendante, c’est à chacun de découvrir quels sont ses place et rôle individuels, en accord avec ses propres valeurs et ses capacités. Qui sommes-nous dans le mécanisme de la grande horloge du monde ? « Connais-toi toi-même… » est la base de tout enseignement. Si je suis une petite roue du mécanisme, je n’aurai certainement pas le même rôle que la grande roue, ma voisine ; et si je suis un câble fin reliant deux roues, ma fonction n’est certes pas identique à celle de la vis qui fixe l’une des aiguilles sur le cadran. CLAIRE: Ce qui signifie que dans l’autre monde on ne me demandera pas pourquoi je n’ai pas été Mère Teresa ; on me demandera pourquoi je n’ai pas été Claire… Mais si, d’un côté, ça peut être vraiment excitant de se lever tous les matins et de savoir qu’on contribue au fonctionnement de la vaste horloge du monde, avec toute la responsabilité que cela induit, d’un autre côté, si notre rôle est prédestiné, où reste notre liberté, la liberté de choisir notre vie ? L’ASSISTANTE: Carl Gustav Jung disait que l’homme libre ne fait pas de choix : il fait, avec plaisir, ce qui doit être fait. Il n’y a pas de place pour le hasard dans l’horloge du vaste monde. Certes il nous reste toujours la liberté de choisir comment témoigner des valeurs qui nous habitent. Si nous ne sommes pas maîtres de notre destin, nous sommes toujours maîtres de notre façon de le vivre. Mais je crois que le plus important est de toujours garder à l’esprit que la vie –telle qu’elle se présente aujourd’hui- est un cadeau unique, et que la responsabilité de chaque homme est de la vivre pleinement, afin de contribuer à la création continue de l’univers. CLAIRE: L’absence de hasard signifierait aussi que même quand elle semble l’avoir perdu, la vie a un sens. La maladie a un sens, quelle qu’elle soit. La souffrance a un sens. Mais là encore, quelle est la place de la liberté ? L’ASSISTANTE:

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ Je crois que la liberté naît de l’humilité : l’humilité qui consiste à accepter notre place et notre rôle dans la grande horloge du monde, sans même savoir quelle sera la véritable finalité de tout ce que nous faisons. Entrer dans l’acte gratuit, sans en connaître tous les effets, simplement parce que c’est ce que nous demande la vie, ici et maintenant. Cette liberté se conquiert chaque jour grâce à notre engagement à remplir ce rôle unique qui est le nôtre, dans l’aventure formidable de la création continue de l’univers, qui échappe aux limitations humaines et individuelles. La finalité de l’univers n’est certainement pas la fabrication de la télévision, la garantie de notre confort, ni même l’assurance de notre bien-être. D’autres viendront après nous. Le progrès réalisé par les générations qui nous ont précédés nous confère une responsabilité dans l’évolution : à nous de reprendre le flambeau et de poursuivre, et améliorer, leur travail. C’est pour cette raison que nous disposons d’un capital fait d’intelligence, de sensibilité, d’imagination et de créativité. CLAIRE: Si l’on observe la nature, cet acte gratuit dont vous parlez est présent partout. Pascal nous faisait remarquer que la branche ne peut comprendre le sens de l’arbre entier dont elle fait partie. Elle croît et porte des fruits, c’est tout. Dans le corps humain, les cellules sanguines, qui transportent l’oxygène, ont-elles conscience qu’elles permettent aux cellules cérébrales de diriger toutes les fonctions du corps? Si nous considèrons l’humanité comme un grand corps, une grande entité, nous sommes obligés de reconnaître que nous ne savons pas quel rôle joue pour nous notre voisin inconnu, la petite vieille qui fait ses courses, le clochard du métro, le jeune loubard des rues ou le magnat du pétrole qu’on a aperçu à la télévision. L’ASSISTANTE: Je vous ai apporté un poème qui dit la même chose ; c’est le chanteur français Yves Duteil qui raconte l’histoire d’une graine d’arbre devenue chanson : « Il a fallu qu’un jour un bûcheron se lève Abatte un beau cyprès, pour vendre à la scierie ; Qu’un amateur de bois, pour faire sécher la sève, Attende patiemment la moitié de sa vie. Il a fallu qu’un jour un bateau le transporte Et qu’un vieil artisan le préfère au sapin ; Que je m’arrête enfin sur le seuil de sa porte Et qu’avec un sourire, il m’ait tendu la main. Voilà comment ce soir je joue sur ma guitare L’incroyable voyage à travers les années

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ D’une graine emportée par un vent dérisoire, Pour devenir guitare au fond d’un atelier. C’est la chaîne sans fin des détails innombrables Qui fabrique nos jours Et ressemble au destin Qui fait tomber la pluie sur les déserts de sable, Et jaillir la musique aux doigts des musiciens. Chacun n’est qu’un maillon dans cette chaîne immense Et la vie n’est qu’un point perdu sur l’horizon ; Mais il fallait l’amour de toute une existence Pour qu’un arbre qui meurt devienne une chanson. » Le bûcheron qui a abattu l’arbre, les ouvriers qui ont construit le bateau qui a transporté l’arbre, les dockers qui l’ont déchargé, les mineurs qui ont extrait le fer pour fabriquer les outils du luthier, l’instituteur qui a éveillé chez le jeune enfant Yves la passion de la poésie, savaient-ils qu’ils contribuaient à la création d’une belle chanson ? Qui songerait à nommer créativité le travail du docker ou du mineur de fond, de l’ouvrier à la chaîne ou du bûcheron solitaire ? Et pourtant, chacun d’eux a contribué à une œuvre d’art globale. Ainsi nous ne savons pas comment chacun de nos actes s’inscrit dans la création continue. Mais nous savons que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, comme le disait Lavoisier. Et ce but-là donne tout le sens à notre vie. Dès lors qu’il y a un POURQUOI on peut accepter tout COMMENT, selon Nietsche (Quando se tem na vida algum « porqué », qualquer « como » se pode suportar). CLAIRE: D’être immobile, dans cette chambre, de passer mon temps à regarder une fleur de ce bouquet ou le ciel changeant, à travers la fenêtre, je commence à réaliser qu’il existe d’autres façons d’approcher la vie. Alors il m’arrive de fermer les yeux pour mieux voir, comme le suggérait Gaughin. « Heureux qui peut s’arrêter », écrit Sôseki. Quand je ressens un appel, une sorte d’urgence à réaliser quelque chose, par exemple à parler à mon mari –juste pour exprimer ma joie d’être reliée à lui-, ou à transmettre mon plaisir intact de la beauté à ma fille –juste pour le partage-, je réalise que rien ne m’empêche de le faire. Le téléphone, la cassette enregistreuse, l’appareil-photo… tous les moyens sont bons, dès lors que je décide d’accepter les nouvelles circonstances de ma vie. C’est comme si ce temps si précieux qui me reste était modelé par un choix qu’il m’appartient de faire à tout instant : je peux refuser ma condition de malade qui va mourir bientôt, et souffrir de ce refus, ou bien accepter l’adaptation nécessaire et vivre ce que je suis en train de vivre, en en faisant une chose presque ordinaire. Après tout, la maladie, la souffrance, la mort, ça fait partie de l’ordinaire. Quoi de plus banal ? Oh ! ça n’est pas toujours

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ facile, mais de garder la possibilité de ce choix en mémoire ne dépend que de moi, et quand j’y parviens je ressens une sérénité renouvelée. J’ai l’impression que lorsque je souffre plus que d’habitude, c’est parce que je tourne le dos à la réalité. Si je la regarde en face, je trouve des moyens de la vivre. C’est une autre de mes récentes découvertes : nous avons bien plus de capacités que nous ne croyons pour faire face à nos misères. Il me semble aussi que lorsque je souffre mais que je ne m’attarde pas dans cet état, que je ne me laisse pas aller à l’apitoiement et à la colère contre le mal qui progresse, c’est comme si mon âme prenait le relais : cette partie plus intime de moi devient plus présente, plus active, plus réelle ! L’ASSISTANTE: « Ce n’est pas avec son seul gosier que l’alouette chante, mais avec toute son âme », remarquait Sôseki. CLAIRE: Toutefois, j’aimerais tant être sûre que je tiendrai assez longtemps pour connaître le succès de ma fille. J’ai beaucoup d’espoir dans l’exposition qu’elle prépare. Je pourrai peut-être, pour le vernissage, m’acheter une jolie robe, aller chez la coiffeuse, préparer des petits fours et des cocktails dont je connais le secret et que Johanna aime tant ; je pourrai même l’aider à la conception de l’affiche et des cartes d’invitation : elle m’a souvent demandé conseil pour ce genre de choses, elle sait que j’ai l’œil… J’y ai déjà réfléchi et il m’est venu quelques idées originales. L’ASSISTANTE: Peut-être que nous pourrions travailler sur l’exposition de Johanna avec anticipation. De la sorte, si vous n’êtes pas capable, pour une raison quelconque, d’y participer au moment voulu et de la façon que vous souhaiteriez, vous y aurez quand même contribué. Par exemple, je pourrais prendre note de vos recettes de petits fours et cocktails spéciaux, pour trouver ensuite quelqu’un qui les fasse comme vous. Je pourrais aussi prendre note de vos idées originales concernant l’affiche et les cartes, ou vous pourriez les enregistrer. Rappelez-vous la phrase de Mère Teresa : « Tout ce qui n’est pas donné est perdu » ! Ne prenez pas le risque de perdre votre contribution à l’exposition de Johanna.

CLAIRE:

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ Je pense que vous avez là une excellente idée : si je prépare maintenant tout ce que je pourrais faire pour cet événement, je me sentirai plus libre. La sécurité n’est qu’illusion. L’ASSISTANTE: Donner au monde ce qu’il attend de nous est plus satisfaisant que d’attendre toujours que le monde nous apporte quelque chose. Et tant que nous avons la vie en nous, nous avons quelque chose à donner, n’est-ce pas ? CLAIRE: Je me suis aperçu que lorsque je fais quelque chose pour autrui, non seulement ça me nourrit d’espérance –et bien plus que les paroles du médecin et de mes visiteurs qui se veulent rassurants-, mais ça renforce aussi ma foi en Dieu, en la vie. L’ASSISTANTE: Et plus que le but à atteindre, c’est la marche-même qui donne un sens à notre vie. C’est d’être en marche que vient notre enthousiasme à continuer, même quand on a perdu de vue le but à atteindre. Aussitôt qu’on s’arrête et qu’on se pose trop de questions sur la façon d’arriver au but, on risque de perdre son enthousiasme. Quant à la vie universelle, elle a toujours son mot à dire : quoi que nous fassions, les résultats de nos actes ne dépendent pas que de nous. En revanche, notre engagement à être dans le mouvement de notre vie dépend de nous : si nous comparons notre vie individuelle à une rivière, à nous de choisir si nous y nageons dans le sens du courant ou à contre-courant, ou encore si nous préférons rester sur la berge qui peut paraître plus sécurisante. CLAIRE: Mozart a dit que les notes de musique sur une portée sont comme des traces de pas dans la neige, mais que le plus important est que l’homme soit en marche. Il est vrai que l’engagement évite la dispersion, la confusion. L’engagement, à lui seul, donne un sens à ce que nous faisons et à la vie. L’ASSISTANTE: Cependant, il nous faut marcher avec humilité, puisque le résultat final de la marche ne dépendra pas que de nous. Seul le processus nous appartient : l’itinéraire de notre marche, les souliers dont nous nous chausserons, le sac que nous emporterons et son contenu, les arrêts et les nouveaux départs, les compagnons de route…

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ CLAIRE: J’ai toujours plus de plaisir à marcher qu’à arriver. Je me souviens de cette théologienne britannique, Mary Daly, qui se demandait pourquoi le mot « Dieu » devait être un nom, pourquoi il ne pourrait pas être un verbe, le plus dynamique de tous les verbes. L’ASSISTANTE: Emmanuel Elliott dit qu’il nous faut agir comme si tout ne dépendait que de nous ET prier comme si tout dépendait de Dieu. C’est la conjonction ET qui fait toute la différence. Si nous pensons que nous avons le contrôle absolu sur notre vie, adoptant une attitude purement activiste, nous allons vers les désillusions, la frustration, l’amertume et finalement un énorme sentiment d’impuissance. Si nous nous remettons uniquement à la volonté de Dieu, il est fort possible que rien ne se passe dans notre vie et que la stagnation soit le fruit de notre passivité (à moins de consacrer sa vie à la prière ou à la méditation, au sein d’un monastère par exemple, ce qui est une autre vocation). CLAIRE: Je comprends la puissance d’un engagement, mais parfois il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir. Le sentiment d’impuissance est inévitable dans bien des circonstances. En particulier lorsqu’on se sent cloué sur un lit d’hôpital. L’ASSISTANTE: La seule chose qui puisse nous aider alors, c’est de relier notre petit monde, si restreint, au vaste monde ; plus large est notre horizon, plus grande est notre capacité à nous adapter à toute circonstance. Relier les deux mondes, c’est l’objectif des religions. On comprend l’importance de la prière, de la méditation, et de tout rituel religieux qui nous permette d’accéder à une dimension plus grande de la vie. C’est par ce même état d’esprit que nous parvenons également à nous détacher du résultat de nos actions, et à en offrir les fruits à la vie universelle, qui en disposera selon un plan incompréhensible pour nous. Ce n’est pas parce qu’on n’en voit pas l’issue qu’une action n’a pas de sens. Il en est de même pour la mort, la plus grande des inconnues. « En vérité, en vérité, je vous le déclare, si le grain de froment ne meurt après être tombé dans la terre, il demeure seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits », nous dit l’Evangile selon St Jean. CLAIRE:

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ Il nous est impossible de savoir avec certitude ce qu’il adviendra de nous après la mort. Nous l’apprendrons en y allant, comme nous faisons tout au long de la vie, à chaque fois que nous sommes face à l’inconnu. Le défi, c’est de ne pas se laisser submerger par la peur, pour vivre le passage vers cet inconnu du mieux possible. L’ASSISTANTE: En tant qu’êtres humains, nous ne pouvons échapper totalement à la peur de mourir, nous aurons toujours, pour le moins, une appréhension. La sagesse orientale nous enseigne : si une vague voit uniquement sa forme, avec son début et sa fin, elle sera effrayée par sa mort. Si elle voit qu’elle est l’eau, elle sera libérée de la naissance et de la mort. Chaque vague vit et meurt, mais l’eau ne meurt pas. La sagesse arabe nous fait également réfléchir sur l’éternel mouvement de la vie ; écoutez ces paroles relevées par Franz Toussaint : « Elles reposent dans la nuit du tombeau, les femmes dont les mains de lumière ont tissé le manteau de Mohammed. Où blanchissent les ossements des brebis qui ont donné leur laine pour le manteau de Mohammed ? Vers quelles étoiles sont montées les gouttes d’eau qui s’évaporaient lorsque séchait, au soleil, la laine des brebis ? ». Quant à la sagesse des Indiens d’Amérique, elle nous dit à travers les mots de Crowfoot : « Qu’est-ce que la vie ? C’est l’éclat d’une luciole dans la nuit. C’est le souffle d’un bison en hiver. C’est la petite ombre qui court dans l’herbe Et se perd au couchant. » CLAIRE: Accepter la mort comme la réalité ultime qui nous échoit… Nous savons bien qu’il n’y a pas d’exception à cette loi. Quoi que nous croyions, l’unique certitude est notre mortalité : tel que nous sommes aujourd’hui est mortel, et nous n’avons d’autre issue que de l’accepter. Il y a sans doute en moi une part de mon être le plus subtil qui va survivre, et est peut-être éternelle, parce que cette partie-là n’est pas matérielle, donc non-soumise à la loi du vieillissement et de la dégradation. Mais ce que deviendra cette part de moi est au-delà de ma compréhension humaine : alors pourquoi m’en soucier ? L’ASSISTANTE: Je dirais même que notre corps de chair, matériel, est également éternel. Tous les morts qui nous ont précédés sur Terre ne sont pas partis sur une autre planète ; et ils ne sont pas tous dans des cimetières, sans quoi la Terre en serait recouverte.

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ Leurs corps se sont décomposés, sont devenus humus et donc nourriture pour cette planète qui, sans l’engrais naturel fourni par la mort des plantes, des animaux et de tout être vivant –y compris les hommes, ne serait plus qu’un gros caillou inerte dans l’univers. Ce matin-même, j’ai commencé ma journée en mangeant une tranche de pain, dont le blé a poussé dans un champ : qui sait tout ce qui s’est passé sur ce bout de terre avant qu’il ne devienne champ de blé ? Peut-être qu’il fut un jour le lieu de sépulture d’un de nos lointains ancêtres ? Et les arbres qui nous permettent de respirer, de quoi se nourrissent leurs racines ? Telle est la loi de l’immortalité physique : la moindre de nos cellules sera ré-utilisée par la nature pour permettre à d’autres de vivre. À travers la vie des autres, nous survivrons, mais d’une autre manière. Tels que nous sommes aujourd’hui est unique et ne se reproduira pas. CLAIRE: Et ceux qui sont enterrés dans des tombeaux de béton ou de pierre ? L’ASSISTANTE: Qui peut prétendre que ce tombeau sera encore tombeau dans trois mille ans, vingt mille ans ? Quant à tout ce que nous avons imaginé, dit ou fait, les fruits de nos pensées et de nos émotions, tout ceci reste imprimé dans la mémoire collective de l’humanité et vivra tant que cette mémoire vivra. « Quand nous sommes dans un état de paix profonde, toute la mémoire de l’univers remonte en nous. », nous dit Bouddha. CLAIRE: En somme la peur de la mort nous vient de notre peur de perdre nos proches, notre rôle actuel, voire même notre identité. Parfois aussi, nos biens. Il y a une grande sagesse dans la capacité à vivre chaque jour comme si c’était le dernier : en lui donnant sa pleine valeur. Par ailleurs, vivre chaque jour comme si c’était le premier ne peut qu’aider à développer tous les possibles, grâce au sentiment de renouveau. Mais comme il nous est difficile de croire que chaque jour peut être le dernier pour nous ! L’ASSISTANTE: Je sais que lorsque une personne mourante se sent à jour avec ceux qui lui sont proches et a le sentiment que sa vie n’aura pas été inutile, elle devient plus sereine face à sa mort. C’est comme si elle gagnait en liberté. Même aux derniers instants de la vie, notre réaction par l’amour à l’amour des autres peut faire naître en nous le sens de la bonté, de la

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ vérité et de la beauté. Après tout, n’est-ce pas dans ces qualités que se trouve le véritable sens de la vie ? Tout humain aspire à connaître la bonté, la vérité et la beauté, même s’il semble s’en détourner par ses choix de vie. Le seul moyen d’y accéder est de répondre par l’amour à l’amour. Alors tout paraît beau. « La beauté sauvera le monde » a dit Dostoïevski. Quant au message laissé par Meister Eckhart, il nous exhorte à la bonté, en disant qu’il est plus important d’être bon que de faire beaucoup de choses. Les bouddhistes abondent dans le même sens, prônant la compassion : « Est-ce que je me souviens, à chaque instant, que je suis en train de mourir ainsi que toute personne et toute chose, et est-ce que je traîte en conséquences tous les êtres, à tout moment, avec compassion ? » demande Sogyal Rinpoché. CLAIRE: Peut-être que la compassion est l’huile dont la lampe qui nous anime a besoin, pour éviter qu’elle ne s’éteigne avant que la mèche n’ait été totalement consumée. J’espère être capable d’en donner et d’en recevoir suffisamment pour que ma vie garde son sens jusqu’à mon dernier souffle. L’ASSISTANTE: De quelqu’un qui vient de mourir, nous disons : il a rendu son dernier souffle, ou encore : il a rendu l’âme. Les Grecs de l’Antiquité savaient que l’âme et le souffle de vie c’est la même chose, puisqu’ils ont donné le même mot aux deux : « psyché ». Ils ont également nommé ainsi le papillon, qui est le symbole universel de la métamorphose… Par conséquent, on peut prétendre que l’âme est destinée à se métamorphoser. Miracle du langage, porteur de sens ! La langue hébraïque nous renseigne sur ce que peut être l’âme, puisqu’au même mot « ruah » elle donne le double sens de : souffle, et esprit de Dieu qui baigne la Création.

CLAIRE: On m’a offert un très beau poème hier ; il est d’un auteur inconnu : « La mort, si c’était…

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ Quelqu’un meurt Et c’est comme des pas Qui s’arrêtent… Mais si c’était un départ Pour un nouveau voyage ? Quelqu’un meurt Et c’est comme une porte Qui claque… Mais si c’était un passage S’ouvrant sur d’autres paysages ? Quelqu’un meurt Et c’est comme un arbre Qui tombe… Mais si c’était une graine Germant dans une terre nouvelle ? Quelqu’un meurt Et c’est comme un silence Qui hurle… Mais s’il nous aidait à entendre La fragile musique de la vie ? » L’ASSISTANTE: Souvenez-vous que toutes les épreuves qui fondent sur nous peuvent être surmontées par le silence, ainsi que le disait déjà l’Abbé Poemen au IVème siècle. Et le silence nous aide à être à la hauteur de notre destin. ÉPILOGUE L’assistante a interrompu son dialogue avec Claire, parce qu’elle allait entreprendre un long voyage en Colombie. À l’heure des adieux, elles savaient toutes deux qu’elles ne se reverraient plus, car l’état de Claire laissait peu de doute sur une mort imminente, bien avant le retour de l’assistante en Europe. Chacune aurait souhaité vivre l’étape ultime ensemble ; alors, pour entretenir le lien, elles avaient décidé de penser l’une à l’autre, chaque jour à la même heure : avec le décalage horaire, Claire serait en train de dîner au moment-même où l’assistante serait en train de déjeûner. 7 heures du soir en Europe, midi en Colombie. Le troisième jour suivant son arrivée en Colombie, au lieu de penser à Claire en déjeûnant, l’assistante s’arrêta dans une petite église afin de prier pour la malade, demandant à Dieu de la guider vers la lumière. Il était midi et ce sont les cloches de l’église qui lui avaient rappelé son engagement quotidien, alors qu’elle allait l’oublier, car le programme de sa journée ne lui avait pas permis de déjeûner à l’heure habituelle.

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ Quelques heures plus tard, l’assistante reçut un fax lui annonçant la mort, paisible, de Claire, le jour-même, à 7 heures du soir… au moment-même de sa prière ! La missive transmettait également certaines des dernières paroles de Claire, empruntées à l’un de ses écrivains favoris, Jean Proal : « C’est la lumière qui me fait respirer » ! La Vicomté-sur-Rance, France, le 12 août 2004.

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Le sens de la vie jusqu'au dernier souffle ______________________________________________________________________ BIBLIOGRAPHIE « La mort intime », Marie de Hennezel, Ed. Robert Laffont. 1995. « Narcisse et Goldmund », Hermann Hesse. « Les vraies richesses », Jean Giono. « Man’s search for meaning », Viktor Frankl. « The Artist’s Way”, Julia Cameron, Ed. D3. « Trouver son chemin », Isabelle Filliozat, Presses Pocket. 1992. « Facing Death and Finding Hope », Christine Longaker. “L’Inespérée”, Christian Bobin. « Le coussin d’herbe », Sôseki. « L’or de vivre », Jean Proal, Ed. de l’Envol. « La mort d’Ivan Illitch », Tolstoï. « Le testament de l’Ange » - les derniers jours de Gitta Mallasz - », Bernard Montaud, Ed. Albin Michel. 1993. « Avoir ou Être », Erich Fromm. « Between the Guns – Children as a Zone of Peace-“, Varindra Tarzie Vittachi, Ed. Hodder and Stoughton. 1993.

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