DEPARTEMENT ENSEIGNEMENT GENERAL
ROAUME DU MAROC DES FORCES ARMEES ROYALES COLLEGE ROYALE DE L’ENSEIGNEMENT MILITAIRE SUPERIEUR COURS SUPERIEUR DE DEFENSE 19ème PROMOTION
MEMOIRE INDIVIDUEL SOUS LE THEME
PREPARER PAR : LCL DIEUDONNE MUNYUNGWA WA NYEMBA ENCADRER PAR : Directeur de recherche : Professeur Adderrahman BELGOURCH Encadrement de proximité : Colonel CYCLE 2018/2019
Plan Introduction Problématique
Ière Partie : Différent type des justifications I. II. III. IV. V. VI.
La psychanalyse : expliquer ou justifier la guerre ? Justification de la guerre Justification de guerre préventive Intérêt ou justesse ? Théorie du jeu éthique et justesse ? L’ONU : garant de la justesse des guerres ?
IIème Partie : Limite de la guerre Juste Chapitre I : Justification religieuse I.
Justification
II.
Pertinence
Chapitre II : I.
Justification
II.
Pertinence
Conclusion
INTRODUCTION D’après Saint Augustin : « On ne cherche pas la paix pour faire la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Sois donc pacifique en combattant, afin de conduire ceux que tu connais au bienfait de la paix, en remportant sur eux la victoire ». Alors que les grandes puissances usent et abusent des doctrines de la guerre juste, les auteurs présentent trois axes théoriques de réflexion : le droit de la guerre, le droit dans la guerre et le droit d’après la guerre. La théorie de la guerre juste correspond à un modèle de pensée et un ensemble de règles de conduites morales, conduisant à la définition de conditions à la mise en place d’une guerre dite « juste ». C’est-à-dire une guerre moralement acceptable par l’opinion publique. En sciences politiques, la Guerre Juste peut être définie comme une théorie d’action, limitant la mise en œuvre et le déroulement des guerres, à travers certains principes. Historiquement, la notion la plus précise de « Juste Guerre » provient de la culture Indou, à travers une liste des principaux critères à respecter. Parmi eux, la proportionnalité, l’utilisation de moyens justes, la nécessité d’une cause juste et le traitement équitable des prisonniers et des blessés. En Occident, cette notion provient essentiellement des pensées de Cicéron. Ce dernier intègre les guerres défensives, préventives, ou même de représailles dans la définition des « Guerre Justes ». Cette interprétation sera ensuite reprise par de nombreux auteurs et philosophes que Sénèque (cf. Lexique), qui ajoute une justification de la guerre à travers les interventions humanitaires, appelées « militarisme de l’humanitaire ». Comme par exemple l’opération « Restaure Hope » menée en 1992 pat l’ONU en Somalie pour stopper la guerre civile qui rongeait le pays. La pensée chrétienne quant à elle va limiter la notion de « Guerre Juste ». En effet, selon la religion, la paix est un acte de vertu, et la guerre est contraire à la paix. C’est donc un péché. Mais St Augustin (cf. Lexique) va quand même justifier la guerre par l’action de défense des Etats, et à la condition d’une première agression par les envahisseurs/ennemis (qui correspond donc à une violation de la paix). Cette justification sera utilisée à nombreuses reprises au cours de l’histoire, notamment durant la guerre du Golfe : à l’époque, l’Irak convoitait le Koweït pour ses ressources (pétrole). L’invasion en 1990 par l’armée Irakienne a déclenché le conflit. Au XIIIe siècle, St Thomas d’Aquin (dans La Somme Théologique) déclare que la guerre n’est pas toujours un péché, et qu’elle peut être juste, sous trois conditions : A. AUCTORITAS PRINCIPIS : La guerre est juste si elle est décidée par une autorité légitime qui cherche le bien publique. A contrario de la décision individuelle appelée persona privata ; B. CAUSA JUSTA : La cause doit être juste ; C. INTENTIO RECTA : L’intention doit avoir pour seul but de faire triompher l’intérêt commun, sans cause cachées. Un peu plus tard, l’école de Salamanque reconnait la guerre préventive comme étant juste, et va poser comme condition que la guerre ne doit être qu’un dernier recours pour éviter « un
mal plus grand ». Mais que toutes les formes de dialogues et différents recours devront être en place en amont. En 1648, la fin de la guerre de 30 ans va apporter l’ordre Westphalien. L’ordre du monde se composera alors d’Etats Souverains, et l’ONU est créée. La notion de guerre juste évolue alors. La légitimité est déclenchée lorsqu’un état attaque l’un de ses états nations. Par contre les problèmes internes (comme en Chine ou en Syrie) ne suffisent pas à donner légitime à une intervention dans le conflit par d’autres Etats. En 1918, W. Wilson crée la doctrine des Sociétés Des Nations (SDN). La suprématie du monde prend alors racine à partir de l’alibi des valeurs : on intervient pour les droits de l’homme exclusivement (ex. : Lybie, on intervient au Moyen orient pour instaurer la démocratie). A l’époque contemporaine, Michael Walzer divise le principe de Guerre Juste en 3 catégories, les « Laws of War » : 1. Le « Jus ad Bellum » : La guerre ne peut avoir comme objectif que la paix et la justice. Cette notion peut être illustrée par les interventions autorisées en Somalie en 2O11 ; 2. Le « Jus in Bello » ou « droit international humanitaire » : La légitime d’entrer en guerre est régie par 2 critères : la discrimination (on ne fait pas subir les répercussions de la guerre au peuple innocent), et la proportionnalité (les dégâts infligés ne doivent pas dépasser un certain niveau). On met l’accent sur l’importance de la politique des droits de la guerre, l’Etat décide seul de la justice et la justice de la cause de la guerre ; 3. Le « Jus post Bellum » : concerne la phrase terminale et les accords de paix qui doivent être équitables pour toutes les parties. En se basant sur ces différentes définitions, apportées à travers le temps, on peut se poser la problématique suivante : « Une guerre peut-elle réellement juste ? » Tout d’abord, les différents principes de Walzer ne sont souvent pas respectés. En effet, dans un premier temps les conséquences de la guerre sont souvent désastreuses (destructions, victimes, injustices, etc.) le « Jus post Bellum » n’est donc pas souvent respecté, Ensuite, la théorie du « Jus in Bello » oublie que les Etats qui décident de la légitimité de leurs actes sont conduits par des hommes de pouvoir. Ces derniers sont au-dessus des lois, et agissent pour leur propre intérêt (gagner du territoire, du pouvoir…etc.), pour agrandir leur puissance. Cela se retrouve dans la théorie des Réalistes qui démontre que la morale est faite pour les personnes et les situations « ordinaires ». Donc la morale est totalement incompatible avec une situation d’urgence, exceptionnelle, telle que la guerre. Elle est donc incompatible avec l’aspect politique des guerres (Machiavel, dans son traité Le prince). Toujours dans la même idée, la théorie de la discrimination est contestée par Rothbard par le fait que l’entrée dans la guerre d’un gouvernement induit des conséquences sur ses citoyens, telles que : une augmentation des impôts (et donc une certaine forme de violation des droits de propriété), ainsi que des dégâts collatéraux sur des personnes innocentes. L’implication des Etats dans le conflit n’est donc finalement pas juste, du moins pas pour tout le monde. Depuis la seconde guerre mondiale, il existe de nombreux problèmes concernant le « Jus in Bello », à travers l’utilisation d’armes à longue portée, ou encore le recours à l’arme nucléaire par les Américains en 1945 par le Japon, Car cela touche la population innocente. Finalement, la notion de « Guerre Juste » contredit la pensée Chrétienne qui dit que la guerre en elle-même est un péché. Ainsi, le terme de « Guerre Juste » est mai définit en lui-même,
car une guerre ne peut être considérée comme « Juste », même si la cause est légitime. En effet, cette dernière peut être réellement ¨Juste¨ (cause humanitaire par exemple), mais la façon de la mener peut ne pas l’être (destruction, tortures, etc.). Le terme de « Guerre Juste » indique donc en réalité que la cause de d’une des parties en conflit puisse être légitime, à partir d’un certain point de vue et de certains critères. Mais il existe une certaine difficulté pour définir une cause juste ainsi que la moralité d’une guerre. En effet, le « Jus Ad Bellum », la définition de « cause juste », reste vague et est souvent mise en avant par les Etas de façon à servir leurs intérêts. Ainsi, en plus de revendiquer une cause comme étant basée sur l’aspect matériel (bombardement de villes, destruction de biens, de territoire.. etc.), les Etats intègrent parfois les causes morales et psychologiques (honneur, sentiment d’être menacé, sentiment d’injustice sociale … etc.), afin de justifier une cause qui n’est souvent pas légitime. Par exemple, quand les Islamistes font la guerre Sainte (la Jihad), on peut se demander s’ils la font pour leur honneur, pour venger une injustice ou pour imposer leurs idéaux au reste du monde. Finalement, une cause revendiquée par un Etat est souvent difficile à contester car les dirigeants transforment la nature de cette cause afin de la rendre totalement légitime. Par exemple les guerres menées par Hitler ou Saddam Hussen sont injustes car elles servent leur propre intérêt, dans le but d’agrandir leur territoire, mais ces derniers ont toujours prétendu récupérer un territoire leur appartenant de droit. Ensuite, il existe une grande variété de points de vue éthiques qui sont souvent en contradiction sur l’aspect moral de la guerre : Par exemple : Pour les CONSEQUENCIALISTES seul le résultat compte (par exemple, libérer un peuple d’une dictature ; l’exemple de la Lybie en 2011 ; Pour les DEONTOLOGUES, seul les règles comptent ; Pour les REALISTES défendent les intérêts de la nation et peuvent considérer que tous les moyens sont bons pour atteindre leurs objectifs ; Pour les PACIFISTES condamnent toute forme de guerre et pensent qu’il n’y a pas de guerre juste ; De la même façon, les pensées des stratèges et de ceux qui se soucient plus des normes humanitaires s’affrontent. Il existe donc plusieurs interprétations et courants de pensées basés sur les causes émises qui justifient la guerre. (Par exemple « la liberté », ou encore « l’humanitaire », sont des notions qui ne sont pas définie de la même façon en termes de politique, ou d’économie). Enfin, d’après St Thomas d’Aquin, l’issue d’une guerre ne justifie pas la justesse, et seul Dieu est capable de juger la légitimité de la guerre en question. Mais dans notre société de plus en plus laïque, les institutions et personnalités pouvant définir ou non la « justesse » d’une guerre sont nombreuses (Etat, Organisations internationales, Président, peuple victime d’une injustice …etc.) et il n’y as aucun moyen de connaitre la valeur accordée à chacune d’elle pour tenir ce rôle de « juge ». De plus, plusieurs normes créées par le Conseil de Sécurité de l’ONU, et la mise en place de tribunaux pénaux internationaux (par exemple pour le cas de l’ancienne Yougoslavie ou du Rwanda), a eu des répercussions sur la conduite des relations internationales (querelles, modifications et interprétations). En conclusion, il s’avère que le terme de « Guerre Juste » ne peut pas être vrai. Une guerre, d’un point de vue éthique n’est jamais « Juste ». De plus cette notion reste ouverte à un grand
nombre d’interprétations. La Guerre Juste se présente en réalité comme un véritable outil de guerre. Elle permet de faire jouer les mécanismes de légitimation et donc d’avoir un impact psychologique positif sur la population des pays concernés. En stratégie légitimer la guerre est très important, car l’opinion publique est un outil clefs pour les dirigeants, pour appuyer leur démocratie ou leur dictature. Aujourd’hui, avec l’avancée et l’utilisation des armes de destruction massives (arme nucléaire, guerres chimiques) il est difficile de définir la notion de Guerre Juste comme étant encore pertinente. Michael Walzer (Glossaire) a pu écrire que « les armes nucléaires pulvérisent la théorie de la guerre juste » (Guerre juste ou injustes). Au contraire, on peut se demander si l’arrivée de nouvelles technologies (telles que les drones ou les armées robotisées) apporterons des guerres sans injustices.
PROBLEMATIQUE DE LA GUERRE JUSTE Il est difficile de nier le poids de la guerre dans l’évolution des civilisations humaines. Les conditions particulièrement dures de la survie de l’espèce humaine durant des dizaines de milliers d’années, la violence utilisée comme facteur de développement des empires notamment par le biais de l’esclavage, l’amplitude de la colonisation et ses conséquences sur les peuples asservis sont des étapes de démonstration suffisamment explicites. Dans la plupart des cas de figure, la paix ne fut préservée que pour et par un équilibre des forces. La guerre juste » : un modèle historique de pensée Le débat sur la guerre juste a fonctionné historiquement comme un ensemble de règles de conduite pour définir les conditions d’une guerre moralement acceptable. Ses principaux critères de proportionnalité, d’utilisation de moyens justes, de la nécessité d’une cause juste et légitime et de traitement équitable des prisonniers et des blessés ont été élaborés dans la pensée chrétienne, d’Augustin aux grands théologiens scolastiques, puis sécularisés avec les juristes du XVIe siècle comme Grotius (Hugo de Groot) pour représenter, encore aujourd’hui, le fondement du droit international. Même si les apports théoriques contemporains en matière de doctrine politique, légale et philosophique sont plus variés que la seule tradition chrétienne, beaucoup continuent à faire référence à la guerre conventionnelle telle qu’elle a été développée par les puissances occidentales en s’appuyant sur celle de la raison d’État chère à Nicolas Machiavel. La guerre indirecte à la guerre asymétrique À la différence de la guerre traditionnelle entre nations, une tendance croissante de la guerre contemporaine à être « asymétrique ». Cette évolution s’est imposée lorsque la parité nucléaire a été atteinte entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Dans son ouvrage sur la guerre froide, l’historien français Georges-Henri Soutou donne une grille de lecture particulièrement éclairante sur la manière dont le risque de destruction de l’humanité par le recours à l’arme thermonucléaire a influé sur le recours systématique à la guerre indirecte par les protagonistes de la guerre froide. Après la chute du mur de Berlin, la suprématie militaire des Etats-Unis a abouti à une situation très déséquilibrée dans la dynamique des conflits, matérialisée par la première guerre du Golfe puis par les guerres qui ont été générées par les attentats du 11 septembre 2001. Le dépassement de la guerre militaire : la guerre hors-limite Aujourd’hui, les combinaisons et alliances s’effectuent à plusieurs niveaux simultanément : pluri étatique, comme avant, supra-étatique, et hors état (par le jeu des ONG). La guerre est devenue « hors limites ». Ce qui différencie principalement les guerres contemporaines des guerres du passé, c’est que, dans les premières, l’objectif affiché et l’objectif caché sont souvent deux choses différentes. L’ouvrage « la Guerre hors limites » nous livre la réflexion de militaires chinois sur les espaces d’affrontement entre les différents acteurs publics et privés qui se multiplient, et sur une conflictualité particulière qui occupe bien entendu un point central : la compétition économique avec tous ses questionnements.
Ière PARTIE LES DIFFERENTS TYPE DE JUSTIFICATION Existe-t-il une guerre juste ? : Ainsi s’intitulait le colloque organisé en octobre dernier à Paris, qui nous proposait de réfléchir sur ce thème. Bien que la question soit posée au présent, la plupart des réponses ont été formulées au passé. Plus que de la psychanalyse, c’est une question qui relève de la philosophie et de la morale. La notion de justice est parfois définie comme le fait de donner à chacun ce qui lui revient. Dans ce contexte, une conduite morale doit être partagée au sein d’une communauté culturelle, religieuse, civile, ou philosophique. Au sein de notre société, par exemple, il ne serait pas juste de couper la main d’un voleur. La tentation est grande de faire référence à des penseurs comme Saint Thomas d’Aquin, Jean Bodin ou bien Francisco Suárez, qui définissent en scolastique chrétienne les conditions de la guerre juste : autorisée par la foi et la raison, nécessaire, défensive et obéissant à des conditions éthiques. Mais les conditions de notre XXIe siècle sont bien différentes de celles du treizième ou seizième siècle. En effet, nous vivons dans une époque où une multitude de situations, mentalités et de croyances coexistent, qui reflètent pour certaines des caractéristiques bien anachroniques La tentation existe aussi, de passer en revue, comme l’a réalisé de façon impressionnante Kenneth Waltz1 les théories autour du comportement humain, de la structure des États et du système international. Chacun de ces facteurs peut expliquer, au moins théoriquement, le « pourquoi » de la guerre, même si la question de « justesse » n’y trouve pas sa réponse. Par ailleurs, il risque d’y avoir un amalgame entre différents types de guerre qui ramènent les conclusions à des généralités. Le parti pris dans cet article est de traiter ce sujet à travers l’exemple des guerres courantes. Même s’il est toujours difficile pour des penseurs de commenter le présent, et même si, puisqu’il s’agit de commenter des actes de violence, une analyse risque de ne pas convenir à un des partis engagés et de susciter des sanctions. Même si à l’époque actuelle, différents types de guerres coexistent – la guerre civile du Kenya ou celle du Soudan n’a rien à voir avec la guerre d’Irak par exemple– et enfin, même s’il est difficile de porter un regard sur les conditions existantes sans faire abstraction de soi et sans bénéficier du recul de temps. L’ambition de cet article est de montrer que des mécanismes et modes de décision conduisant des États à entrer en guerre de nos jours suffisent à éliminer, chez l’auteur, un jugement moral sur la « justesse » de tels actes. Cependant, le lecteur restera libre de son jugement quant à la justesse des guerres actuelles. La très grande majorité des guerres actuelles dans le monde sont des guerres interethniques. Pour ne pas prendre le risque de tomber dans des généralités, et pour traiter des guerres sur lesquelles, malgré leur contemporanéité, nous disposons de relativement plus de données, le cadre d’analyse est ici limité à des guerres entre Étatsnations. Pourtant, il est vrai, dans bien des cas, que les guerres interethniques peuvent engendrer des atrocités plus importantes que les guerres entre nations, à l’image du génocide du Rwanda en 1994, ayant fait d’après l’ONU plus de huit cent mille morts en seulement trois mois – soit un nombre quatre fois supérieur aux victimes des bombardements de Hiroshima et Nagasaki combinés.
1
Waltz, Kenneth, Man, the State, and War : a Theoretical…,
I. La psychanalyse : expliquer ou justifier la guerre ? L’hypothèse même qu’une pulsion individuelle puisse expliquer une action collective est épistémologiquement erronée. Dans le meilleur des cas, il faut passer par l’intermédiaire d’une communauté2 qui posséderait les mêmes désirs destructeurs que chacun de ses membres, et prêter à cette communauté une intentionnalité homogène et consciente, ainsi que les moyens d’action collective pour la réaliser. Ensuite il faut émettre l’hypothèse, difficilement justifiable, que les dirigeants d’une telle communauté mettraient en œuvre le souhait de ses membres. La validité d’une telle hypothèse a été remise en cause par Peter Gourevitch3 qui, au contraire de Waltz, démontre dans quelle mesure c’est plutôt la structure internationale qui affecte la vie politique domestique et non l’inverse. Il soutient que deux variables internationales, la distribution de l’activité économique et la richesse, influencent les types de régimes domestiques ainsi que les coalitions au sein de, et entre, les États. Considérer des désirs, ou des pulsions individuelles, pour expliquer les actes de guerre est donc erroné. Cela supposerait non seulement qu’une communauté puisse posséder les mêmes pulsions, désirs – ou absence de désir– que l’ensemble de ses membres de manière homogène, et que le bénéfice de l’action de guerre trouve sa finalité dans l’acte même. Les combattants, dans les guerres interétatiques, ne sont pas les mêmes que les décideurs. Freud lui-même n’a jamais utilisé des arguments psychanalytiques pour expliquer le phénomène de la guerre. Il a d’ailleurs, en 1932, dans sa correspondance avec Einstein –« Pourquoi la guerre4 »– posé, comme Machiavel, la question de l’intérêt dans la conduite de la guerre. Cela dit, les théories de la psychologie de groupe, de l’agression du surmoi et de l’identification projective ont bien été utilisées dès les années 1920 pour gérer ce que l’on appelle les « relations publiques ».
La psychanalyse n’est alors pas utile pour expliquer le phénomène de la guerre, mais les théories psychanalytiques ont été, dès le début, utilisées pour créer le consentement nécessaire à l’acceptation de telles décisions en « gérant » l’opinion publique. C’est d’ailleurs grâce aux idées de Freud, et par l’initiative de son beau-frère, qu’une telle utilisation des principes psychanalytiques est devenue possible pour les gouvernements, en commençant par celui des États-Unis d’Amérique. Edward L. Bernays est devenu, durant les années 1910, et alors même que Freud continuait à perfectionner ses théories, l’un des pionniers des « relations publiques » les plus influents aux États-Unis. Né en 1891 à Vienne, Bernays avait deux liens familiaux avec Freud : sa mère était la sœur de Freud et son père le frère de la mère de Freud. Il devient l’architecte précurseur des techniques modernes de la propagande, qui ont aidé de manière dramatique à consolider le lien entre les théories de psychologie de foules avec celles de persuasion politique et commerciale. Durant la Première Guerre mondiale, Bernays servira le puissant appareil de propagande américaine, le «U. S. Committee on Public Information», qui a, dès 1917, vendu le concept de la guerre avec le slogan «Make the World Safe for Democracy»: c’est sur cela que s’est construite la stratégie de marketing des guerres futures. Durant les années vingt, Bernays étendra son approche au domaine commercial en liant les campagnes de ventes de corporations et les causes sociales populaires. Engagé par l’« American Tobacco Company », il réussira à persuader les manifestants des droits de la femme à New York de porter des cigarettes Lucky Strike, allumées comme les « torches de liberté ». Les écrits de 2
Anderson, Benedict, Imagined Communities : Reflections on the… Gourevitch, Peter, International Organization, « The Second… 4 [Freud, Sigmund, Pourquoi la guerre ? Correspondance entre… 3
Bernays seront d’ailleurs utilisés plus tard par Joseph Goebbels, le ministre de la propagande de Hitler 5 Au début des années cinquante, il orchestrera des compagnes de déstabilisation politique en Amérique latine, qui accompagneront notamment le renversement du gouvernement du Guatemala, main dans la main avec la CIA6 Dans les années cinquante, Bernays forme les leaders politiques à l’utilisation des medias et à l’avantage particulier issu de l’utilisation de symboles visuels comme instruments de « l’ingénierie de consentement » (engineering of consent). Bernays, qui vivra plus que centenaire à Cambridge, Massachusetts, fut parmi les premières personnes à tenter de manipuler l’opinion publique en utilisant la psychologie de l’inconscient, et fut désigné par le Life Magazine comme un des cent Américain les plus influents du XXe siècle. On pourra prendre la mesure de l’influence des idées de Bernays en se rappelant la percutante remarque d’Alex Carey, suggérant que « trois phénomènes d’une considérable importance politique ont défini le vingtième siècle7 Le premier, disait-il, est « la progression de la démocratie », notamment par l’extension du droit de vote et le développement du syndicalisme; le deuxième est « l’augmentation du pouvoir des entreprises »; et la troisième est « le déploiement massif de la propagande par les entreprises, dans le dessein de maintenir leur pouvoir à l’abri de la démocratie ». Une des spécificités du vingt-et-unième siècle semble être la visibilité de l’extension de ce troisième phénomène aux gouvernements « non autoritaires ». Même si la propagande politique n’est pas née dans les régimes totalitaires, mais au cœur même de la démocratie libérale américaine, son utilisation par des gouvernements « non autoritaires » à l’heure de la globalisation prend une dimension bien plus importante.
II. Justification de la guerre Le linguiste Noam Chomsky met bien en lumière les mécanismes modernes d’utilisation des moyens de création du consentement et de manipulation de l’opinion publique : c’est l’aboutissement de ce que Bernays avait amorcé dès le début du siècle dernier8 Il souligne les liens entre d’une part l’industrie des médias et du divertissement et d’autre part les grands groupes économiques et financiers du pays, qui par un effet de concentration capitalistique ont pris le contrôle de la majorité des organes de presse écrite et télévisée. L’ère des déclarations de principe proclamant l’indépendance des journalistes d’enquête est bel et bien révolue, compte tenu de ce poids réduit à un oligopole de cinq acteurs qui « font » les médias aux États d’Amérique. General Electric (propriétaire de NBC le groupe Time Warner-AOL, Rupert Murdoch, propriétaire de Fox News, l’empire Turner à l’origine de la chaîne mondiale CNN d’informations en continu, et le conglomérat lié à Columbia Broadcasting System. De plus en plus on peut trouver de telles concentrations au sein de la France, de l’Italie et d’autres pays européens. Sans tomber dans le travers d’une théorie du complot qui retirerait toute crédibilité à son travail, Chomsky développe une thèse simple. Le journaliste, évoluant dans des entreprises contrôlées par ces grands groupes, peut passer l’ensemble de sa carrière dans l’illusion d’une liberté d’expression. Tandis que les sources d’information, les canaux de distribution et les consignes rapportées par les rédacteurs en chef à travers les politiques éditoriales, relient l’environnement dans la perspective d’un consensus moral soucieux de ne pas égratigner la 5
Ewen, Stuart, Captains of Consciousness : Advertising and the. Ce coup d’État marque le début d’un bain de sang qui fit plus. 7 Carey, Alex, Taking the Risk out of Democracy : Corporate… 8 Chomsky, Noam, La Fabrique de l’opinion publique : la politique. 6
sphère politique, les lobbies et l’« opinion publique », dont on peut synthétiser de manière stéréotypée la représentation par l’électeur conservateur dont il convient de ne pas choquer. Cette analyse laisse apparaître l’image donnée par les medias au public des événements de la guerre du Viêt-Nam, ainsi que leur poids considérable dans les dénonciations des exactions, par ailleurs très souvent réelles, commises dans les pays du bloc communiste pendant la guerre froide : les médias ont participé activement à la lutte contre le communisme auprès de leur lectorat. Dans le même temps, les massacres touchant les populations civiles, soutenus par les opérations noires de la CIA en Amérique centrale (Honduras, Nicaragua) sont traités par des formulations choisies dans les articles, par ailleurs très peu nombreux. La même logique applique le modèle de propagande à la Guerre du Golfe de 1991, à l’invasion de Panama par les forces américaines en 1989 – opération «Just Cause » (la cause juste) qui a conduit à l’éviction du général Noriega, comme on peut le lire dans une édition révisée du livre de Chomsky en 2003–, à l’invasion de l’Irak dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. Les cas des deux guerres actuelles – l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak par les EtatsUnis– revêtent un intérêt particulier. Suite à l’acte terroriste sur les tours de World Trade Center du 11 septembre 2001, le gouvernement américain a pu trouver une légitimité pour occuper ces pays dans une perspective de « guerre juste ». L’Afghanistan, car le chef d’Al Qaida semblait s’y être caché (la justification première étant qu’Al Qaida aurait fait tomber les tours), et l’Irak, car le pays aurait disposé d’armes de destruction massive. L’idée étant que, si par un mécanisme imaginaire ils se coalisaient, une prochaine attaque sur New York pourrait être plus dévastatrice. Même si, ni le chef d’Al Qaida ni les armes de destruction massive n’ont été trouvés à ce jour, l’effort essentiel qui, dès le départ, se concentrait sur l’Irak pétrolifère, semblait, au moins aux yeux de l’opinion américaine, comme justifié.
III. Justification de guerre préventive Avec la « guerre contre le terrorisme » en Irak et en Afghanistan, la justesse, ou en tout cas la justification d’une telle initiative « préventive » pour le public était créée – sans même que ce public se souvienne qu’une vingtaine d’années auparavant, c’était les États-Unis mêmes qui avaient recruté des islamistes radicaux dans plusieurs pays pour en faire une force militaire et terroriste, afin de faire face à l’invasion soviétique en Afghanistan. De la même façon, ce public ignore le fait qu’en Irak, lors de la guerre sanglante avec l’Iran durant les années 80, les États-Unis avaient lourdement fourni en armes Saddam Hussein – ainsi que les Iraniens d’ailleurs9 – pour faire durer le conflit et affaiblir les deux membres de l’OPEP en même temps. La justesse de la guerre en Irak a été d’autant plus facile à légitimer que, relativement, il n’y a pas beaucoup de morts du côté américain – moins de quatre mille, ce qui est loin des chiffres du Viêt-Nam. Du côté irakien, non seulement il n’existe pas de chiffre exact, mais qui plus est, personne ne semble même s’y intéresser. En ce qui concerne le coût de cette aventure, il est vrai que les cinq cents milliards de dollars dépensés par le gouvernement américain à ce jour – l’argent des contribuables et citoyens qui aurait pu servir à construire des hôpitaux ou des écoles– ont été transférés à l’armée, et à des entreprises comme Halliburton qui avaient soutenu l’élection du Président américain. Le choix de tel ou tel signifiant dans le cas de la guerre d’Irak, en comparaison, par exemple, avec l’Occupation de la France sous le nazisme est en soi intéressant. Dans les deux cas, 9
Inouye, Daniel K. & Hamilton, Lee, H., Report of the…
certains combattants étrangers luttaient contre les forces de l’occupation. Ils étaient considérés, dans le deuxième cas, comme des « résistants ». Alors que lors d’un effort similaire en Irak, les combattants sont présentés par les medias comme des « terroristes ». La même différence se retrouve dans la désignation des nations qui soutiennent l’action américaine. Ceux qui la soutiennent ont le privilège d’être des membres de la « communauté internationale » et les autres demeurent en dehors de cette « communauté » à géographie variable. Le même raisonnement s’applique au statut des « États voyous »: la Libye avait été, jusqu’en 2003, sur la liste américaine des »États voyous », aux côtés de l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie, et l’Irak10 Le colonel Kadhafi, au pouvoir depuis 1969, a, jusqu’à récemment, été considéré comme un sponsor du terrorisme avec certaines preuves à l’appui. Mais depuis qu’il s’est sensiblement rapproché des Américains, il a conquis par-là même le droit à la technologie nucléaire. Le risque principal de ces utilisations arbitraires de signifiant et de terminologie, et surtout de la chute impressionnante de l’indépendance des medias, est que l’accès aux points de vue neutres n’est pas accessible aux citoyens. Une communauté risque, en quelques mois, d’être désignée comme un ennemi potentiel. Dès lors, une action militaire « préemptive » peut être déclenchée contre elle, avant même que la « justesse » d’une telle action soit mise au débat. La différence entre les notions même de « préemptive » et « préventive » semble avoir été sujet à confusion dans la communication sur les interventions militaires récentes – surtout celles qui sont depuis quelques années en cours de préparation. Une frappe préventive peut intervenir par exemple : si des avions traversent l’Atlantique pour bombarder les États-Unis, les États-Unis peuvent les abattre avant même qu’une bombe ne soit lâchée, et attaquer les bases d’où les avions ont décollé. La frappe préventive est la réponse à une attaque en cours ou imminente. D’après Chomsky, la doctrine de guerre préventive signifie que les États-Unis – et eux seuls– ont le droit d’attaquer tout pays qu’ils estiment être un concurrent potentiel. Alors, si les États-Unis affirment, quelles qu’en soient les raisons, que quelqu’un représente une menace, ils sont en droit de l’attaquer11 La doctrine d’une guerre préventive fut annoncée explicitement dans la National Security Strategy en septembre 2002. L’apport des medias est dans la « justification » de cette menace, et pour contourner les lois internationales, qui sont explicites sur ce point. La Charte des Nations unies, au paragraphe 4 de son Article 2, interdit expressément aux États Membres de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre tout État. Seules deux exceptions sont autorisées : la légitime défense visée par l’Article 51, et les mesures militaires permises par le Conseil de sécurité en vertu du Chapitre VII. Cela pourrait expliquer la stratégie des États-Unis pour faire passer le dossier nucléaire iranien de l’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique, une agence technique) au Conseil de Sécurité de l’ONU. L’Irak est le premier cas de l’application de cette doctrine. Le pays était perçu, après des années d’affaiblissement depuis la première guerre du Golfe, comme une cible très facile et sans défense. Les Américains avaient présumé que la société s’effondrerait, et qu’ils prendraient le contrôle du pays, mettant en place le régime de leur choix et y installant des bases militaires. Si l’opération en cours réussit, alors les législateurs internationaux et les intellectuels Occidentaux parleront d’une nouvelle norme dans les affaires internationales. Par anticipation, dès 2003, l’administration Bush avait informé le 10 11
À la fin des années 90, l’administration américaine considérait…. Chomsky, Noam, Le Grand Soir Info, « L’Irak n’est qu’un test »,….
Congrès qu’elle dépenserait 21 millions de dollars pour développer des armes nucléaires tactiques capables de pénétrer les montagnes et les rochers. Ces armes étaient créées pour pouvoir détruire les installations nucléaires iraniennes.12 Cette action pourrait probablement être considérée comme « juste » si l’opération irakienne réussissait.
IV. Intérêt ou Justesse ? On vient d’apprendre le passage au Parlement irakien d’une loi – rédigée aux Etats-Unis– par le Premier Ministre Nouri al-Maliki, pour la régionalisation et la privatisation du pétrole irakien. Cette loi permet des contrats de production partagés, qui donnent un bon avantage aux compagnies pétrolières étrangères. C’est un retour aux conditions d’avant la nationalisation, largement défavorable par rapport à d’autres contrats dans la région. Même avec ces conditions, l’intérêt principal pour les États-Unis est dans un premier temps le contrôle – pas le profit, qui est un bénéfice secondaire– et les entreprises pétrolières, qui ont d’ailleurs largement contribué au financement de la campagne électorale du Président américain. Le contrôle des ressources énergétiques donne un avantage stratégique considérable aux États-Unis sur les autres nations et permet en quelque sorte de contrôler le monde. Zbigniew Brzezinski, ancien National Security Advisor américain, disait dès le début de ce conflit que si les États-Unis gagnaient la guerre en imposant un régime clientéliste en Irak, alors ils posséderaient un avantage critique sur leurs rivaux en Europe et en Asie.
V. Théorie du jeu éthique et justesse ? Les guerres de nos jours sont des décisions politiques extrêmement bien calculées, pour lesquelles les théoriciens de la guerre font appel à des modélisations poussées de la théorie du jeu. Dans ces modèles, ce n’est pas nécessairement la réussite de la guerre qui pourrait avoir de l’importance en elle-même, mais la « réputation » de celui qui la mène; il pourrait alors assurer sa réussite future pour des enjeux plus importants, soit en termes de contrôle et de supériorité, soit en termes d’évitement de conflits à venir. En ce sens, encore une fois, décider de la justesse de la guerre en cours devient une tache bien difficile. L’utilisation des « modèles » basés sur la théorie du jeu, permet de prendre en considération la contribution des autres États participant à l’effort de la guerre dans une forme d’alliance éphémère. À titre d’exemple, durant la première guerre du Golfe, pour la première fois dans l’histoire, l’initiative américaine était en elle-même financièrement rentable car le pays avait amené les autres États impliqués dans la guerre à financer non seulement leur part dans l’effort de la guerre mais aussi la sienne propre ! Cette participation financière ne restera pas, souvent, sans contrepartie. Les contrats de reconstruction, fourniture de matériel, exportations de biens de consommation détruits, ainsi que l’attribution des marchés après la guerre pouvant être modélisés pour décider un partage plus ou moins « équitable », en fonction des positions de force des membres d’une coalition. Kenneth Oye, célèbre économiste politique au MIT, inventeur des modèles de théorie du jeu, appliqués aux conflits internationaux13 pourraient expliquer la première guerre du Golfe par le modèle des chasseurs de sanglier : le pays destiné à être attaqué est considéré comme le sanglier, entouré par un nombre de chasseurs. Les États de la coalition provisoire ont intérêt à ce que le sanglier soit chassé (i.e. subisse une défaite) pour en récupérer ensuite des morceaux – dans notre cas, non pas des morceaux de chair de sanglier, bien évidemment, mais des contrats de reconstruction, un accès privilégié à des ressources naturelles du pays en question 12 13
Barzin, Nader, L’Iran nucléaire, l’Harmattan, Paris, 2005.. Oye, Kenneth A., Cooperation under Anarchy, Princeton…
ou bien à ses marchés… Le calcul de retour sur investissement doit être positif pour engager une telle action, c’est-à-dire que le montant des contrats potentiels doit l’emporter sur le coût des dépenses en termes financiers et de vies humaines. Là aussi, on peut constater que la notion philosophique ou morale de la « justesse » ne trouve pas sa place facilement dans les guerres actuelles, ceci d’autant plus que même l’effort physique de la guerre a été en quelque sorte «outsourced » (sous-traité à l’extérieur). Pour prendre l’exemple de l’armée américaine, une bonne partie des fantassins viennent des pays d’Afrique, d’Amérique Centrale et du Sud, ou d’autres pays en voie de développement, et s’engagent dans l’armée américaine, dans l’espoir d’obtenir la carte verte, s’ils parviennent à survivre. Ici aussi nous sommes loin de la notion d’une véritable communauté et de sa volonté de se défendre ou de préserver ses idéaux. Dans d’autres situations, l’effort de guerre est même « sous-traité » à des entreprises privées ! C’est par exemple le fameux cas de l’entreprise BlackWater14 Cette entreprise privée de « sécurité » embauche des mercenaires pour aller faire la guerre en Irak à la place des soldats de l’armée américaine. Dans ce cas, le nombre de morts ne figure pas dans les statistiques officielles et l’opération d’une entreprise privée permet aussi de dégager les bénéfices attendus de l’opération de n’importe quelle entreprise !
VI. L’ONU : Garant de la justesse des guerres ? Ainsi, la réflexion de Freud sur l’impuissance de la Société des Nations – et par extrapolation sur l’ONU– était juste. Simplement cette impuissance est encore plus importante que Freud ne l’avait imaginé. Pour lui, ceci relève plutôt du fait que ces organisations ne disposent pas de moyens propres. Mais en outre, ces organisations sont, pour leur fonctionnement, dépendantes du financement des pays membres. Le plus important PNB d’un pays membre lui assure la plus grande influence. Aussi, avec l’influence que certains États forts et certains groupes d’intérêt au sein de ces États ont prise aujourd’hui on peut voir, que même la fonction d’arbitre juste de ces organisations est tronquée. Les auteurs de la Charte des Nations unies ont envisagé le recours à la force en vue de « prévenir et d’écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix ». La force militaire, employée légalement et de manière judicieuse, est ainsi envisagée comme un élément indispensable de tout système viable de sécurité collective, entendu au sens traditionnel étroit ou, de préférence, au sens large. Il nous faut sérieusement pondérer les intentions nobles de la Charte de l’ONU par rapport à ses pouvoirs réels : d’un côté l’ONU n’a pas de forces militaires suffisamment importantes pour intervenir en cas de conflit entre États-Nations. Cela est vrai, même dans le cadre de petits conflits ethniques où la force militaire des parties n’est pas importante et pourrait être devancée par celle de l’ONU : la mobilisation des États membres s’avère difficile. Pourquoi ? Car ces derniers doivent non seulement se mettre d’accord sur la nécessité et la désirabilité de l’intervention – ce qui en soit n’est pas évident car chaque État a ses propres intérêts– mais il faut qu’ils financent aussi le coût de l’intervention ! Et l’on sait qu’actuellement tout acteur est soumis au calcul du coût-bénéfice. Pour « quoi » la guerre, et serait-elle juste pour « qui »? C’est à cette question qu’il nous faut répondre de nos jours. Les avancées des sciences sociales depuis le début du siècle dernier nous permettent de mieux analyser la structure interne des États, les jeux d’alliances entre les
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Cette entreprise créée en 1996 comme centre de formation….
États qui co-entreprennent les efforts de guerre, ainsi que les facteurs transnationaux qui affectent ces deux derniers points. Le désir de guerre relève plutôt des avantages que les gouvernements estiment pouvoir se créer en entreprenant de tels actes de violence. La psychanalyse ne peut en rien expliquer ces dynamiques, mais l’application de sa perspicacité a été utilisée depuis 1920 pour créer le consentement à de tels actes de violence. « Existe-il une guerre juste ?» La réponse est confiée à l’appréciation du lecteur.
IIème PARTIE LIMITE DE LA GUERRE JUSTE Il y a deux attitudes face au mal : celle du pharisien et celle du Christ. La première consiste à s'enfermer dans sa pureté et à contempler, désolé et choqué, le péché des autres. On ne peut pas l'approcher de peur de souiller sa propre prétendue pureté : le mal, vous comprenez, ça pourrait être contagieux... On rejette les possédés et autres dégénérés. On répètera à ses enfants, comme l'avaient fait nos parents et toutes les générations passées, que le mal c'est mal, et on continuera à exclure de chez soi ceux qui y tomberont pour éviter de tous périr avec eux. C'est l'ancienne loi. Le lépreux doit habiter hors du village, l'impur doit rester hors du temple. La deuxième attitude reconnaît le mal et veut le sauver, elle ne s'en offusque pas, le saisit à pleines mains, quitte à se salir, à se souiller elle-même, et le soigne. C'est l'attitude du Christ, c'est celle de l'Église. « L'Épouse. (...) C'est une gaillarde dure à la besogne, mais qui fait la part des choses, et sait que tout sera toujours à recommencer jusqu'au bout. La Sainte Église aura beau se donner du mal, Elle ne changera pas ce pauvre monde en reposoir de la Fête-Dieu. » (G. Bernanos, Journal d'un Curé de campagne). La miséricorde, c'est le vrai courage. Oser approcher le mal, et vouloir le réduire du mieux qu'on pourra même si pour cela il faut d'abord et longtemps vivre avec lui, le supporter, le voir tous les jours, l'affronter en face. On vous accusera de faire son avantage, de pactiser, alors que vous êtes les seuls à agir et que les autres se drapent dans leurs beaux principes qui couvrent leur lâcheté. Ces deux attitudes, nous les retrouvons aussi dans la pensée. Il y a en effet deux façons de penser la guerre. On peut la rejeter pour ce qu'elle est, un mal, et pratiquer un pacifisme intransigeant, irréaliste en fait. Mais ce n'est pas travailler à la paix. On peut au contraire considérer que la discorde et les dissensions, la violence et la haine, font partie de notre humanité déchue, et qu'il faut en tenir compte pour préserver l'essentiel. On cherche alors à penser la guerre suivant qu'elle est ou n'est pas un péché, quand elle n'est qu'un moindre mal qui est moral ou quand elle est un acte de haine, de vengeance ou de désir d'hégémonie. On cherche à savoir s'il est une guerre juste. C'est la position de l'Église que nous allons développer dans la suite de cet article. Toutefois, comme ce problème et cette réflexion dépassent très largement un problème religieux, nous nous intéresserons aussi à ce que les pensées païennes ou athées lui ont apporté ou objecté pour comprendre si nous pouvons encore aujourd'hui comme au treizième siècle penser une guerre juste.15 Opérons tout d'abord une distinction fondamentale. Il faut distinguer le jus in bello (le droit dans la guerre, qui recouvre tous les principes de bonne conduite dans la guerre, type Deutéronome ou convention de Genève) du jus ad bellum (le droit de faire la guerre, autrement dit dans quelles conditions il est permis de déclencher un conflit armé). Pour être juste, la guerre doit donc l'être dans sa fin (casus belli, jus ad bellum) et dans ses moyens (jus in bello).
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Nous passons sur l'historique de la théorie de la guerre juste (antiquité, période paléochrétienne, penseurs médiévaux, école scolastique espagnole, école du droit de la nature et des gens et déclin de la doctrine, période contemporaine).
I. Justice du point de vue du jus ad bellum I.1. Moralité de l'acte De façon évidente, le fait de déclencher une guerre constitue un acte moral. Cet acte peut donc être juste ou injuste, soit quant à sa matière, soit quant à son auteur par rapport à son intention. I.1.1. Moralité de la matière Il s'agit de savoir si l'on peut dire que la guerre est juste, ou injuste, ou tantôt l'un tantôt l'autre, c'est-à-dire si elle a une valeur morale. L'Église a toujours affirmé qu'elle en avait une. Pour juger une action (indépendamment de celui qui la commet), il faut considérer l'objet en lui-même (la guerre, le recours à la violence, aux armes et l'affrontement entre deux armées) et les circonstances. On peut alors déterminer si cette action constitue une matière peccamineuse, vénielle ou mortelle. Or l'Église a toujours affirmé que la guerre n'était pas toujours injuste. Comme l'objet ne change pas et que la valeur morale de la guerre varie, il faut bien admettre que la justice du déclenchement d'une guerre dépend d'abord des circonstances --- les circonstances ne changent pas un mal en bien (Catéchisme de l'Église Catholique, 1754), mais en moindre mal. C'est précisément l'objet de la doctrine de la guerre juste que de déterminer en quelles circonstances l'entrée en guerre peut être juste. Mais ces deux premiers principes --- entrer en guerre est un acte moral ; la valeur morale du déclenchement d'une guerre dépend des circonstances (CEC, 2309 et 2312) --- sont déjà sujets à des objections qui reviennent sans cesse. Pour Machiavel, la loi morale ne s'applique pas dans les rapports entre États. Ceux-ci ne doivent se préoccuper que de leur propre puissance. Pour échapper à une guerre perpétuelle ruineuse, ils devront cependant tenter de maintenir un équilibre des forces. C'est cette vision d'un équilibre nécessaire entre des États toujours prêts à trahir et à suivre leur intérêt que développera Guichardin et qui aboutira aux traités d'Utrecht, de Vienne etc., moins préoccupés par les peuples que par les rapports de force entre les États. Pour l'Église, la loi morale est universelle, il n'y a pas en ce sens de « raison d'État ». C'est aussi ce principe, qui fait du déclenchement de la guerre un acte moral, qui permet d'affirmer que l'une seule des deux parties peut mener une guerre juste. Le deuxième principe est nié par ceux qui prétendent que la guerre en tant qu'objet est toujours mauvaise, autrement dit qu'elle rentre dans cette catégorie d'actes condamnables « quelles que soient les circonstances et l'intention» (CEC, 1756). C'est l'objection déontologique : la guerre n'est jamais un moyen pour faire la paix. « Il n'est pas permis de faire le mal pour qu'il en résulte un bien. » Elle fut en particulier le fait d'Erasme, de Thomas More, de Fénelon. Il y a surtout deux arguments : soit les maux de la guerre sont toujours supérieurs à ses profits, soit il y a toujours un moyen de sauver la paix sans compromettre le bien commun dans ce qu'il a de fondamental à défendre. C'est le contraire de ce qu'affirme la doctrine de la guerre juste.
I.1.2. Moralité du sujet Il y a la moralité de l'acte et celle de celui qui le commet (autrement dit, commet-il un péché ou non). Cette dernière dépend de la moralité de l'acte et de l'intention avec laquelle il a été commis (sauf pour les actes immoraux quelle que soit l'intention). Cela n'amène pas d'objection si l'on admet que déclencher une guerre est un acte moral.16
1.2. Conditions de la moralité du déclenchement de la guerre. Cet exposé est le noyau de la doctrine du jus ad bellum. Ces conditions sont apparues progressivement à mesure qu'on prenait conscience de la valeur de la paix. Tout commence avec saint Augustin qui fait de la paix la fin universelle, l'entéléchie2 de la cité divine. Le corps et ses appétits contraires, les hommes, la famille, les nations, tout en ce bas monde recherche la paix qui ne sera véritable que dans le paradis de Dieu. Même lorsque les hommes font la guerre, ils recherchent la paix, une certaine paix fort à leur avantage, autrement dit un ordre, une stabilité dans le rapport de forces contraires. La paix, c'est « la tranquillité de l'ordre » (tranquilitas ordinis). La paix est donc possible dès aujourd'hui et souhaitable pardessus toutes choses. Il y a des guerres justes. Elles se font pour la véritable paix. Saint Thomas3 va reprendre tous les éléments disséminés chez saint Augustin et les formaliser. La paix ne peut être imposée, obtenue par la crainte, sinon, il n'y a pas de paix. Cet ordre qui donne la paix doit être une concorde, autrement dit il doit y avoir accord des volontés entre elles, mais de plus, la paix demande de faire « la paix avec soi-même », elle nécessite l'accord de nos divers appétits. Alors on atteint vraiment la paix. Elle est la vraie fin, elle est un fruit de la charité. Certes, on fait toujours la guerre pour « sa » paix, néanmoins il peut y avoir une guerre juste pour défendre « la » paix. Il y a des guerres qui sont licites moralement. Il y a trois conditions à tout acte moral, et elles valent donc pour la guerre : a) L'autorité. C'est au prince d'engager la guerre (ou à tout gouvernement en charge du bien public). La guerre n'est pas du ressort de la personne privée. Elle se fait pour le bien public (juste cause) et doit être décidée par ceux qui en ont la charge. b) La juste cause (matière). Pour saint Augustin, la guerre juste « punit une injustice ». Saint Thomas va dans le même sens : « il est requis que l'on attaque l'ennemi en raison de quelque faute (illi qui impugantur propter aliquam culpam impugnationem mereuntur). » C'est ultérieurement que seront ajoutées les fameuses quatre conditions de la cause juste qui sont dans le Catéchisme et définissent les cas où la guerre constitue un moindre mal (elles sont parfois improprement appelées conditions de la guerre juste : il reste les deux autres conditions pour que la guerre soit juste). Les voici17 : Que le dommage infligé par l'agresseur à la nation ou à la communauté des nations soit durable, grave et certain. Que tous les autres moyens d'y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces. 16
Nous passons sur le problème très intéressant de la guerre providentielle : position augustinienne, position de Luther, position de l'Église, postérité. 17 2309 Il faut considérer avec rigueur les strictes conditions d'une légitime défense par la force militaire. La gravité d'une telle décision la soumet à des conditions rigoureuses de légitimité morale. Il faut à la fois:
Que soient réunies les conditions sérieuses de succès. Que l'emploi des armes n'entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer.
La puissance des moyens modernes de destruction pèse très lourdement dans l'appréciation de cette condition. Ce sont les éléments traditionnels énumérés dans la doctrine dite de la « guerre juste ». L'appréciation de ces conditions de légitimité morale appartient au jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun.
c) L'intention juste. Cette condition est évidente. Saint Thomas d'Aquin écrit : on doit se proposer de promouvoir le bien ou d'éviter le mal (vel ut bonum promoveatur, vel ut malum vitetur). La guerre ne doit pas être faite à des fins personnelles mais en vue du bien commun. L'intention du prince doit être juste. Saint Thomas, comme saint Augustin, se soucie surtout du salut de l'âme des princes. À partir de Vitoria, on s'accordera à dire qu'une guerre peut être juste bien que le souverain la mène avec une intention pernicieuse. Il faut distinguer la valeur morale de la matière de l'acte et celle de l'acte lui-même (donc celle du sujet). Réciproquement, on peut être objectivement dans son tort tout en étant de bonne foi. Ces conditions appellent quelques remarques. Le « prince » d'abord. S'il peut s'agir d'un État, la doctrine de la guerre juste a toujours affirmé qu'il fallait si possible avoir recours à un juge supraétatique impartial. Ce n'est qu'en l'absence d'un tel juge que le prince peut exceptionnellement être à la fois juge et partie (ce qui est le grand problème de cette doctrine). Encore les théologiens précisent-ils qu'il doit s'entourer d'avis sages et éclairés avant de prendre sa décision4. La juste guerre n'est en effet qu'un moindre mal et s'il existe une autorité juridique compétente et impartiale, il est nécessaire de s'en remettre à elle. Si la partie fautive refuse son juste jugement, il est nécessaire de défendre le droit, fût-ce par les armes, mais alors cette juste violence ne s'apparente plus vraiment à une guerre, mais plutôt à une opération de police. Nous touchons là un paradoxe que nous allons sans cesse retrouver : quand sont vraiment réunies toutes les conditions qui permettent de faire de la guerre une juste guerre, elle n'a plus raison d'être. Toutefois, en l'absence de cette autorité, les princes doivent eux-mêmes juger de la justice de la guerre qu'ils envisagent d'entreprendre. D'où la possibilité d'une bonne foi des deux côtés. C'est l'argument relativiste. Il est bien entendu que pour les théoriciens de la guerre juste, il y a au plus une des deux parties qui est dans son droit. Les théologiens espagnols de la Renaissance commencent à admettre le cas fort improbable où les deux parties sont sincèrement convaincues d'avoir raison. Objectivement, l'une a tort, mais l'erreur est « invincible » ; l'intention est bonne, et donc il n'y a pas péché, mais il faut pour cela, précise Vitoria, avoir pris toutes les précautions nécessaires et avoir consulté toutes les personnes sages et capables de juger la situation sans animosité ni parti pris. Pour Vitoria et ses disciples, cette possibilité existe mais reste très improbable car il y a le plus souvent de la mauvaise foi à ne pas vouloir entendre les voix de la raison et de la vérité. L'école du droit de la nature et des gens, fondée par Grotius puis Pufendorf, va renverser cette vision. Rares sont les cas où l'une des parties est vraiment de mauvaise foi. Vattel dans Le droit des gens (1758) écrit : « La guerre doit être regardée comme juste de part et d'autre. »5 Si le jus in bello doit permettre d'atténuer les horreurs de la guerre, les incriminations du jus ad bellum n'ont pas lieu d'être.
Cette évolution n'est pas sans lien avec la séparation du droit des gens de la religion, initiée avec Grotius. Il faudra attendre le vingtième siècle pour que revienne l'idée de guerre injuste, de « crime contre la paix », et l'aspiration à un organisme supranational qui puisse juger les déclarations de guerre des États. Cet argument ne peut toucher l'Église qui a toujours condamné toute espèce de relativisme moral. La guerre ne peut être juste des deux côtés, et si les critères qui doivent nous permettre de nous prononcer sont imparfaits, ce n'est pas une raison pour faire abdiquer le droit quand la situation est obscure. 18
I.3. Casuistique : quelques problèmes I.3.1. La guerre préventive Cette question est très compliquée et très délicate. Évidemment, tout dépend de ce que l'on appelle « guerre préventive ». Le Vatican s'est prononcé contre les guerres « dites préventives ». On a peut-être un peu trop retenu cette condamnation qui d'ailleurs ne vient pas du Pape mais du nouveau président du conseil pontifical Justice et Paix, Monseigneur Renato Martino, qui a déclaré que « la guerre préventive est une guerre d'agression ». À ce titre, elle ne peut être une guerre juste. Pour que la cause soit juste, il faut en effet que la guerre réponde à une agression. Pour saint Thomas, il faut « punir une injustice ». La guerre préventive (autrement dit, on prend l'initiative des hostilités avant d'avoir subi un dommage réel et grave) ne peut donc être juste (sous réserve de toutes les autres conditions) que si elle répond à une agression, une « injustice » autre que celle de l'utilisation offensive des armes. Autrement dit, si la « guerre préventive » répond à une violation agressive et belliqueuse du droit international (notamment en matière d'armements), le pays concerné ou la communauté internationale peuvent, me semble-t-il, justement intervenir avant que les populations aient subi le dommage (mais après avoir épuisé tous les autres moyens pour préserver la paix et rempli toutes les autres conditions d'une guerre juste). En effet, le droit se doit d'être défendu, il n'est pas facultatif, ses violations doivent être punies et l'on ne peut pas exclure pour cela des moyens militaires. Ce point semble soulever bien des objections et des protestations. Que l'on considère qu'il ne s'agit pas de justifier la récente guerre en Iraq, qui de toutes façons n'a pas, semble-t-il, épuisé toutes les ressources des moyens diplomatiques pacifiques et des inspections pour préserver la paix, mais qu'il s'agit de savoir si en droit une guerre peut être justifiée (et donc ne pas constituer un péché pour ceux qui la déclarent) dans un cas où le pays n'a pas encore été attaqué mais va l'être de façon gravement injuste et pressante. Les dirigeants peuvent et même parfois doivent intervenir pour protéger leurs populations. Il faut donc à notre avis proscrire la relecture moderne libérale de la doctrine de la guerre juste qui la restreint à la guerre de légitime défense, donc après que le dommage a été effectif et non potentiel. Ajoutons encore que s'il s'agit d'agression multilatérale (comme l'est une violation du droit international en matière d'armements), la réponse doit être multilatérale et par conséquent être le fait de la communauté internationale. En revanche, si la guerre préventive a lieu avant l'agression (redéfinie au sens large en incluant les violations du droit international en vue d'actions belliqueuses), elle est toujours injuste. En fait, le fond du 18
Nous passons sur l'objection pratique que l'on oppose souvent à ce critère. Nous passons également sur la position de l'école du droit de la nature et des gens (inaugurée par Grotius), et les doutes de l'époque moderne ; d'ailleurs, nous y reviendrons plus loin.
problème est de savoir si des guerres offensives peuvent être justes (nous n'évoquerons pas ici les différentes visions de la guerre offensive et les distinctions qu'on a pu faire : guerre offensive par défense in continenti, etc.6). La réponse est oui, si elles réparent une injustice grave (dommage n'est pas synonyme d'agression militaire). C'est même tout l'objet de la doctrine de la guerre juste. La légitime défense ne pose pas de problème, c'est la guerre offensive qui est délicate et c'est pour elle qu'a été inventé le critère exposé ci-dessus. I.3.2. L'autorité des juges Nous passons sur ce problème, marginal mais soulevé par une relecture libérale de la doctrine de la guerre juste, telle que l'utilisent par exemple les Américains. Voir la version complète de cet article, ou celui de Bertrand Lemennicier pour un exposé détaillé. I.3.3. La guerre d'ingérence Encore un problème très délicat. Comme pour tout le reste, il ne s'agit ici que d'apporter les principaux moments et éléments de la réflexion. C'est l'école scolastique espagnole qui va d'une certaine façon parler la première d'une juste guerre d'ingérence. Vitoria est très net. Pour lui, la solidarité qui unit les nations les autorise à intervenir dans des conflits où elles ne sont pas directement impliquées et même à venir en aide à des populations opprimées par la tyrannie. « Les princes peuvent, en vertu du droit naturel, défendre l'univers contre l'injustice. » (cit. in Bacot, p. 46). Suarez est plus réaliste et admet seulement que l'on secoure ses alliés si ceux-ci le demandent. Aujourd'hui, il est communément admis que c'est à des instances supranationales qu'il importe de « défendre l'univers contre l'injustice », afin d'éviter des abus de la part des États. Son intervention même armée constitue le moindre mal. 1.3.4. La révolte contre l'oppression Aujourd'hui de très nombreuses guerres civiles déchirent des pays. Leur appréciation est très difficile. Y a-t-il une révolte juste ? Dans Immortale Dei, Léon XIII a rappelé la doctrine constante de l'Église : la légitimité du pouvoir vient de Dieu (Rm 13,1). Il faut donc lui obéir. Cela dit, si celui-ci dénature le pouvoir qui lui est échu en ne respectant plus Dieu et son amour pour l'homme, s'il viole la morale et les droits fondamentaux, s'il use de ses prérogatives à des fins personnelles et non pour le bien et le salut public, et s'il le fait de façon insoutenable, tyrannique, odieuse, scandaleuse et cruelle, comme cela s'est vu bien souvent, alors la révolte, la guerre contre la tyrannie, est d'une certaine façon justifiée, si odieuse que soit la guerre civile. Je ne sais si des « conditions » ont été établies à ce sujet comme pour la doctrine traditionnelle de la guerre juste. L'Église reste très prudente : « On ne saurait oublier que la crise fondamentale des systèmes qui se prétendent l'expression du gouvernement et même de la dictature des ouvriers commence par les grands mouvements survenus en Pologne au nom de la solidarité. Les foules ouvrières elles-mêmes ôtent sa légitimité à l'idéologie qui prétend parler en leur nom, et elles retrouvent, elles redécouvrent presque, à partir de l'expérience vécue et difficile du travail et de l'oppression, des expressions et des principes de la doctrine sociale de l'Église. Un autre fait mérite d'être souligné : à peu près partout, on est arrivé à faire tomber un tel «bloc», un tel empire, par une lutte pacifique, qui a utilisé les seules armes de la vérité et de la justice. Alors que, selon le marxisme, ce n'est qu'en poussant à l'extrême les contradictions sociales que l'on pouvait les résoudre dans un affrontement violent, les luttes qui ont amené l'écroulement du marxisme persistent avec ténacité à essayer toutes les voies de la
négociation, du dialogue, du témoignage de la vérité, faisant appel à la conscience de l'adversaire et cherchant à réveiller en lui le sens commun de la dignité humaine. » (Centesimus annus, 23 ; le marquage n'est pas dans le texte)
II. Du point de vue du jus in bello II.1. Moralité de l'objet et du sujet Là encore, il importe de distinguer la moralité de l'objet et du sujet. L'objet constitue les actions militaires entreprises pour mener la guerre, autrement dit les ordres et leurs exécutions. Le sujet est donc double : celui qui ordonne (général, quartier général...), celui qui exécute. Le fait qu'une action soit ordonnée ne libère pas le soldat de la loi morale. Reste le problème de savoir si l'on a le droit de participer à une guerre manifestement injuste. Il n'est pas demandé aux militaires de juger du jus ad bellum et si le jus in bello est respecté, ils ne sont pas fautifs en respectant les ordres qu'ils ont reçus, bien évidemment. En revanche, si ceux-ci sont manifestement contraires au jus in bello, ils sont tenus de ne pas les exécuter. Le cas le plus clair est celui du génocide : « Les actions délibérément contraires au droit des gens et à ses principes universels, comme les ordres qui les commandent, sont des crimes. Une obéissance aveugle ne suffit pas à excuser ceux qui s'y soumettent. Ainsi l'extermination d'un peuple, d'une nation ou d'une minorité ethnique, doit être condamnée comme un péché mortel. On est moralement tenu de résister aux ordres qui commandent un génocide. » (CEC, 2313) L'Église va plus loin, elle a toujours déclaré « la validité permanente de la loi morale durant les conflits ». En 1947, le tribunal de Nuremberg applique ce principe : « L'ordre reçu par un soldat de tuer ou de torturer, en violation du droit international de la guerre, n'a jamais été regardé comme justifiant ces actes de violence. (...) Le vrai critère de responsabilité pénale n'est nullement en rapport avec l'ordre reçu. Il réside dans la liberté morale, dans la faculté de choisir, chez l'auteur de l'acte reproché. » Deux problèmes se posent alors. Le premier consiste en la relecture libérale de la doctrine de la guerre juste, qui met la responsabilité du conflit tout entière dans les mains de ceux qui exécutent les ordres et acceptent de tuer pour défendre leur droit, car ils sont libres et seuls responsables de la défense de ces droits. Ce n'est pas la position de l'Église, qui a toujours fait porter la responsabilité du conflit (jus ad bellum) sur les seuls dirigeants qui prennent la décision initiale. Cela dit, si des ordres violent les principes moraux (jus in bello) qui restent valables durant la conduite d'une guerre, la responsabilité incombe au donneur d'ordre mais aussi à celui qui l'exécute (la gravité de la matière dépendant toujours des circonstances). Ainsi, un soldat n'est pas responsable des morts qu'il provoque mais il n'a pas le droit d'attaquer des civils si on lui en donne l'ordre (en gros). Mais le second problème qui se pose est plus radical encore : a-t-on le droit d'accepter d'être soldat dans la mesure où « la loi morale reste valide durant les conflits » et où l'on sera conduit à des homicides, condamnables en toutes circonstances et pour toute intention ? Il faut préciser sur quoi porte la culpabilité. Prenons le cas d'une guerre juste en tous points. Il s'agit donc d'une guerre de légitime défense (réponse à un dommage, CEC, 2309). Saint Thomas établit dans sa Somme Théologique le principe du double effet : «L'action de se défendre peut entraîner un double effet: l'un est la conservation de sa propre vie, l'autre la mort de l'agresseur... L'un seulement est voulu; l'autre ne l'est pas. » (ST, II-IIae, q. 64, 7) Ainsi, la légitime défense a deux effets : un effet principal (sa propre survie) et un effet secondaire (la mort éventuelle de l'autre, malgré la proportion de la riposte).
Les homicides des guerres justes sont donc des effets secondaires, même s'ils restent des homicides : la défense légitime des personnes et des sociétés n'est pas une exception à l'interdit du meurtre de l'innocent que constitue l'homicide volontaire. Il me semble nécessaire de considérer qu'en tant qu'effet secondaire, cet homicide perd sa qualité de péché « quaecumquae circumstantiae et intentio», et que les circonstances et l'intention droite enlèvent toute sa culpabilité à l'exécutant (quant au jus in bello, sous réserve) et à l'ordonnateur (quant au jus ad bellumet au jus in bello, sous réserve). Il est donc permis de servir son pays dans l'armée, fût-ce par les armes (cf. l'historique dans l'article complet), et le Catéchisme déclare : « Ceux qui se vouent au service de la patrie dans la vie militaire, sont des serviteurs de la sécurité et de la liberté des peuples. S'ils s'acquittent correctement de leur tâche, ils concourent vraiment au bien commun de la nation et au maintien de la paix (cf. Gaudium et Spes 79). » (CEC, 2310) Un gouvernement peut même imposer licitement ce service (CEC, 2310), bien que dans le même temps, l'Église se fait l'écho des « cas de conscience », qui demandent depuis longtemps un statut spécial, même si cela ne peut se généraliser19 :
II.2. Remarques historiques sur le jus in bello Autant de sociétés, autant de préceptes différents. Pourtant, le principal n'est pas là. L'important est qu'il y ait un jus in bello. Autrement dit, tout n'est pas permis. Il tient tout entier dans ce principe : il ne faut pas faire plus de mal que nécessaire. L'inspiration est souvent religieuse. De là à interdire certaines armes pour elles-mêmes, indépendamment de la situation, il n'y a qu'un pas (gaz, armes chimiques, biologiques ou nucléaires). La fin ne justifie pas tous les moyens. Les problèmes commencent quand ceux d'en face ne pensent pas la même chose. Peut-on se priver unilatéralement de certains moyens d'action ? C'est tout le problème. Tout est affaire de morale. Si vous êtes conséquencialiste, seul le résultat compte. Si en revanche vous êtes déontologue, seules les règles comptent et vous refuserez d'employer la bombe nucléaire quelles que soient les circonstances (i.e. si ceux d'en face ne s'en privent pas). Le Deutéronome est très prudent. Il interdit par exemple d'abattre les arbres fruitiers d'une ville assiégée. Nous passons sur la citation des passages concernés (Dt 20). En gros, il faut d'abord proposer la paix à la cité avant de lui livrer bataille. À ce moment-là on peut « passer tous les mâles au fil de l'épée », et prendre le reste comme butin. Contre le païen donc, point de pitié. Il n'est pas question d'aimer ses ennemis. Les livres sacrés se contentent d'organiser la guerre, avec de nombreuses prescriptions pour celui qui construit sa maison ou n'a pas encore moissonné, celui qui vient de se fiancer, et même celui qui a peur ; les scribes diront encore ceci au peuple: «Qui a peur et sent mollir son courage? Qu'il s'en aille et retourne chez lui, afin de ne pas faire fondre comme le sien le coeur de ses frères!» (Dt 20,8) De toutes façons Jahvé apportera la victoire. Le reste de l'Ancien Testament s'attache à en apporter la démonstration (le livre de Josué, par exemple). Le jus in bello est présent dans tous les textes sacrés. Citons encore les lois de Manou, en Inde, qui ordonnent : « Que le guerrier ne frappe ni celui qui est assis, ni celui qui dit ``je suis ton prisonnier'', ni celui qui est endormi, ni celui qui n'a pas de cuirasse, ni celui dont l'arme est brisée, ni celui qui est accablé par le chagrin, ni celui qui est grièvement blessé, ni un 19
2311 : Les pouvoirs publics pourvoiront équitablement au cas de ceux qui, pour des motifs de conscience, refusent l'emploi des armes, tout en demeurant tenus de servir sous une autre forme la communauté humaine (cf. GS 79).
lâche, ni un fuyard. » Quelle grande idée de la guerre se dessine derrière ces lignes. Nul ne sait si elles étaient respectées ; probablement pas car ces lois sont plus exigeantes que toutes les conventions internationales sur le droit de la guerre des deux siècles précédents réunies. Le jus in bello était en effet promis --- comme la guerre --- à un bel avenir. Présent bien sûr chez saint Augustin, codifié dans les sommes théologiques du Moyen-Âge, il sera ensuite repris par tous les penseurs scolastiques dont Francesco de Vitoria, Suarez, etc. Il prend un nouvel essor avec l'école du droit de la nature et des gens qui remet en question le jus ad bellum (Grotius) et finira dans les fameuses conventions de Genève ou de La Haye et tous les accords contemporains. Parmi ceux-ci, il faut distinguer les limitations quantitatives (qui furent le plus souvent des échecs) et les limitations qualitatives qui ont eu plus de succès. Quant à l'Église, depuis un anathème contre les arbalètes au concile du Latran (1139), elle ne s'est plus risquée à des restrictions positives dans l'usage des armes, pas même pour la bombe atomique.
2.3. Principes du jus in bello Il faut distinguer entre des interdits positifs et historiques, qui dépendent forcément de l'état de la communauté internationale et de l'avancée des techniques, et les principes mêmes de la justice d'une guerre par rapport au jus in bello. Ces principes sont au nombre de deux pour la majorité des commentateurs. Dans le cadre de ces principes, la doctrine de la guerre juste a toujours admis qu'il fallait mettre en oeuvre les moyens militaires nécessaires à la fin poursuivie, fussent-ils radicaux. Mais dans le même temps, elle reconnaît qu'il y a des principes à mettre en oeuvre de façon unilatérale. Aujourd'hui, ces deux principes sont généralement acceptés par la communauté internationale et sans cesse rappelés par l'Église : le principe de discrimination et celui de proportionnalité. Le premier exige que les belligérants fassent la différence entre les civils et les militaires afin de ne combattre que les militaires. Frapper un tiers innocent revient à se constituer agresseur à son égard, ce qui est une faute vis à vis du jus ad bellum. Toutefois, la victime d'une agression n'est pas responsable des effets collatéraux non prévisibles de sa riposte (dans le cas bien sûr où celle-ci est justifiée, est juste), ce qui est logique mais montre bien toutes les limites de ce principe. Au vu de ce principe, on peut considérer que la technologie militaire a fait de gros progrès. En revanche, il n'en est pas ainsi au regard du deuxième principe, le principe de proportionnalité, qui impose que la riposte soit proportionnée à l'agression (le contraire des représailles massives). Remarquons que la négation de ces deux principes correspond à la guerre totale, qui combat toute une nation sans distinction et par tous les moyens. L'Église la condamne donc quelles que soient les circonstances, me semble-t-il, et je m'appuie sur le fait que Pacem in terris l'a qualifiée de « crime contre Dieu et contre les hommes ». Gaudium et spes renouvelle ce jugement (GS, 80 § 4). Le catéchisme ajoute d'autres principes que l'on peut ranger dans le jus in bello (et le droit international positif les multiplie) : respect de la loi morale (toujours valide en temps de guerre), traiter « avec humanité » les non combattants, les blessés et les prisonniers. Ces principes comportent des préceptes toujours généraux mais déjà plus positifs. On y retrouve l'inspiration du droit de la guerre tel qu'a voulu l'instaurer l'École du droit des gens, dont la philanthropie est partagée par les milieux catholiques (cf. en particulier les directives des évêques américains), mais pas le raisonnement de départ (on ne peut déterminer de guerres justes ou injustes, mieux vaut toutes les contraindre dans un cadre juridique qui en limitera les horreurs les plus marquées).
La doctrine de la guerre juste préconise au contraire la proportionnalité de la riposte avec le dommage subi et les intérêts à défendre. Cela n'empêche pas de soutenir les efforts faits pour mettre en oeuvre des codes de conduite de la guerre qui ne valent bien sûr que s'ils sont multilatéraux : traité de limitation des armements, conventions sur les armements en usage, etc. La violation de ces traités constitue alors une faute grave. Mais bien sûr, ces traités sont des oeuvres collectives. D'où bien des objections sur leur inefficacité, et sur celle du jus in bello en général. Deux principalement. Voyons-les rapidement, elles resurgissent à chaque conflit et alimentent par exemple à chaque conflit les polémiques sur la torture (condamnée en CEC, 2297). La première consiste à objecter que si la cause est juste, tous les moyens sont bons pour y parvenir. Historiquement, ce droit est souvent vain. Avant la guerre, on multiplie les accords sur les armements et les prisonniers, les clauses, les alinéas, les nomenclatures. La Seconde Guerre mondiale éclate. Rien n'est respecté. Puisqu'on vous dit que c'est la guerre. On bute en réalité sur le second problème, qui est que nous, on serait prêt à respecter le droit mais vous comprenez, les autres, ceux d'en face, ils ne nous feront pas de cadeaux. Et si vos adversaires usent d'armes puissantes et décisives pour l'issue du conflit et que votre guerre est juste, il semble légitime de violer le droit de la guerre en réponse à cette violation. Et si tout le monde fait ce raisonnement, le jus in bello n'est jamais respecté. C'est ainsi qu'il faut comprendre l'anathème si injustement décrié du concile du Latran (1139). En effet, on avait frappé d'anathème ceux qui utilisaient des arbalètes, armes jugées lâches et inhumaines, excepté si l'on s'en servait contre des infidèles. Certains commentateurs ont vite fait de dénoncer une distinction entre deux morales, une pour les chrétiens et une pour les païens. En réalité, il s'agit juste du problème fondamental du jus in bello : les musulmans n'ont que faire des anathèmes du Pape et si une des parties ne respecte pas les interdits, l'autre ne peut pas se lier les mains si la cause est juste (un juste recours aux armes pour une juste cause reste le principe de la guerre juste). Rappelons que la victoire de Charles Martel à Poitiers (en 733 probablement) fut en partie due aux lances franques qu'utilisaient ses guerriers, plus longues que celles de ses adversaires. Depuis 1139, l'Église ne s'est plus aventurée à dicter des principes multilatéraux de jus in bello aux États chrétiens, et pour cause... La seule possibilité d'un jus in bello global serait finalement qu'il soit imposé à tous par une instance supraétatique qui ait les moyens de le faire respecter, à ce paradoxe près que si c'est le cas, cette instance peut régler tous les conflits en faveur du juste belligérant potentiel et que le recours à la guerre ne s'impose plus. Quand sont réunis les moyens et les volontés de conflits justes, ceux-ci n'ont plus vraiment lieu d'être.20
II.4. Casuistique : quelques questions II.4.1. L'usage de la bombe nucléaire et la guerre A.B.C Le problème relève du jus in bello : celui-ci interdit au nom du principe de discrimination l'utilisation d'armes comme la bombe nucléaire, les armes biologiques ou toutes les armes de destruction massive. Au massacre de nos populations civiles, il n'est donc pas licite de répliquer par le massacre de celles d'en face (on constate encore une fois l'importance de la 20
Passons sur les développements contemporains du jus in bello.
distinction entre militaires et civils). L'usage de la bombe nucléaire n'est donc pas licite. En revanche, il est juste, et c'est même un devoir pour les dirigeants en charge du bien public, de mettre fin à l'agression, fût-ce au moyen d'une riposte armée s'il n'y a plus d'autres moyens (l'urgence due à la « proximité» d'une attaque peut remplir partiellement voire totalement cette condition). S'il ne sert en rien la juste cause de frapper les populations civiles par des armes de destruction massive, il se révèle alors nécessaire d'empêcher par tous les moyens le massacre des populations défendues (détruire les bombes, frapper le commandement, etc.). On peut alors imaginer, de façon très théorique, que, si du fait de circonstances extraordinaires et dans un péril extrême et pressant, le principe de proportionnalité l'emporte sur celui de ségrégation, on recoure justement (sous réserve de remplir toutes les autres conditions, notamment celle de l'évaluation des conséquences : il faut préférer se rendre si elles doivent être pires) à l'arme nucléaire malgré les dommages collatéraux (i.e. les destructions autres que celles de l'objectif militaire) de court et long terme qui sont prévisibles. Depuis 1139, l'Église n'a plus condamné de façon absolue aucune arme, pas même celles de la guerre A.B.C. (atomique, biologique, chimique), malgré des restrictions majeures. En 1954, devant l'association médicale mondiale, Pie XII les a explicitement admises « dans le cas où elles doivent être jugées indispensable pour se défendre ». Pour citer encore Guillaume Bacot7 : « Nul ne peut prétendre avec certitude que jamais aucune valeur ne méritera d'être défendue à ce prix. » Toutefois gardons en mémoire que, du fait du principe de discrimination, les armes de destruction massive sont a priori illicites dans une guerre juste. II.4.2. La dissuasion nucléaire Nous passons sur ce sujet, ainsi que sur la position de l'Église sur la course aux armements. II.4.3. La guerre moderne, la guerre totale La Révolution française a marqué un tournant dans l'histoire de cette doctrine. Elle a eu un double effet : beaucoup y voient un des éléments fondateurs de la guerre moderne, et de l'autre côté elle a remis au goût du jour la pensée en termes de guerres justes, toujours défendue par l'Église. Commençons par examiner ce prétendu lien. On en trouve un exposé dans Bellone ou la pente de la guerre, de Roger Caillois (cit. in Guerre, c'est pas juste, Laetitia Bianchi). Commençons par imaginer que le jus belli (jus ad bellum et jus in bello) est en tout point respecté ; la guerre est alors une sorte de jeu sanglant avec à chaque fois, au moins devant Dieu, une partie agresseur et une partie en légitime défense. S'il en est ainsi la guerre n'a plus grand sens. Elle peut presque toujours être réglée devant des juges internationaux. Ces gens si respectueux de leur honneur pour ne pas faillir aux lois du droit de la guerre n'iraient pas même chercher un arbitre à leur conflit ? À moins qu'elle ne soit qu'un jeu, un duel d'armées où les dirigeants sont tous coupables de régler par les armes ce qui aurait pu l'être devant un juge ou un arbitre. Roger Caillois montre que dans les sociétés féodales il y a un lien entre la fête et la guerre, lien qui est présent surtout dans l'aristocratie guerrière. Les guerres sont limitées, elles finissent par être des règlements courtois. Arrivent la démocratie, la citoyenneté etc. Le citoyen doit défendre son pays, sa patrie. La rue a pris les armes, elle les gardera. Et c'est
Valmy. Ce sont désormais des peuples qui s'affrontent, c'est la naissance de la guerre totale. La conscription est un bon symptôme de cela. Voici le décret qui l'établit lorsque les volontaires vinrent à manquer, le 23 août 1793 : « Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits, et serviront dans des hôpitaux ; les enfants mettront le vieux linge en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l'unité de la République. » L'esprit de la guerre totale est bien là. Et puisque tout sert à la guerre, tout devient objectif militaire. Les citoyens sont aussi égaux devant la guerre (au moins idéalement) et sont tous concernés par l'agression : on attaque une nation, un peuple qui se défend contre un autre, et de là à frapper les civils, il n'y a qu'un pas, franchi depuis longtemps. Peut-être le retour à des armées de métier diminuera-t-il ce phénomène, mais en réalité il est peu probable que l'on en revienne à des guerres aristocratiques, et le dilemme de Caillois est le suivant : soit une société inégalitaire où les guerres sont limitées et peuvent être courtoises, soit une société égalitaire, où tous participent à la gestion et à la défense du pays (directement ou indirectement) et les guerres deviennent des affrontements de peuple à peuple où chacun devient une cible (avec le fameux objectif de « miner l'opinion », bien révélateur de cet affrontement de populations entières), affrontements implacables et meurtriers, totaux. L'évolution des armements fera le reste. Il n'y a alors plus de guerre juste. Toute guerre doit aujourd'hui être absolument évitée. Et c'est justement à ce moment-là que la doctrine de la guerre juste est revenue sur le devant de la scène (cf. par exemple la Déclaration des droits de gens de l'abbé Grégoire, juin 1793). Pacem in terris et Vatican II ont pris conscience de la portée des déclarations de guerre modernes : « Il devient humainement impossible de penser que la guerre soit, en notre ère atomique, le moyen adéquat pour obtenir justice d'une violation des droits. » Et de préconiser le développement du droit international. Mais nul ne peut affirmer que la guerre totale ne sera jamais nécessaire si l'adversaire en use aussi. II.4.4. Autres questions Il y a bien d'autres questions : le problème de la conscription, ou de qui peut servir sous les armes, la question des jours de fêtes et toutes les études de cas précis qu'on a pu faire. Cet article est déjà trop long. La bibliographie ci-dessous peut constituer un premier approfondissement.
CHAPITRE I. JUSTIFICATION RELIGIEUSE Depuis quelques années, les études sur la théorie de la guerre juste ont connu un regain d’intérêt. Il est frappant de constater que cette théorie est parfois présentée comme le fruit de l’unique réflexion des théologiens chrétiens et, plus particulièrement, de saint Augustin. Monseigneur Dubost, ancien évêque aux armées françaises, écrit par exemple : « À l’époque où l’Église bénéficiait d’une véritable autorité spirituelle dans le monde entier, c’est elle qui a mis au point la doctrine de la guerre juste.21 De même, parlant cette fois de « la tradition de la guerre juste », le Père Christian Mellon signalait « l’origine chrétienne de cette réflexion au cours du Moyen Âge.22 Christian Mellon, in Actes du colloque : Servir la paix :… ». Enfin, Henri Burgelin, dans un article intitulé « Un point de vue protestant : Les chrétiens et la guerre23, affirme que « la doctrine de la guerre juste [a été] élaborée par saint Augustin ». Ces affirmations24 présentent l’inconvénient, à nos yeux, de sous-estimer les sources romaines et de surévaluer le rôle de saint Augustin. À bien y regarder, si les théologiens de toutes les époques l’ont utilisée, la théorie de la guerre juste ne s’est cristallisée formellement dans le droit canon qu’autour de la Querelle des Investitures. Notre étude analyse la dette des théologiens chrétiens à l’égard de l’antiquité classique, et le caractère relativement tardif de la « canonisation » de la théorie, avec son intégration corrélative à l’orthodoxie.
I. L’antiquité pré-chrétienne et la guerre juste Le concept de « guerre juste », comme nous l’avons déjà laissé entendre, n’est pas une pure création du christianisme mais la philosophie grecque en a posé les prémisses. Platon déjà appelait les Grecs à la modération au cours de leurs luttes fratricides25 et les quelques principes qu’il formule à cette occasion ne sont pas sans évoquer le développement ultérieur de cette notion. Il en limite cependant le champ d’application aux rapports entre les cités : les Barbares étant ennemis par nature des Grecs, la guerre menée contre eux est naturelle et n’appelle aucune modération particulière26 Nous trouvons les mêmes principes chez Aristote, mais alors que son maître s’était contenté de quelques indications générales, le Stagirite se livre à une réflexion approfondie. Pour bien le comprendre, il faut se rappeler sa conception de la justice dans la cité : « Le juste, en effet, n’existe qu’entre ceux dont les relations mutuelles sont sanctionnées par la loi, et il n’y a de loi que pour les hommes chez lesquels l’injustice peut se rencontrer27. Il souscrit par conséquent aux principes de Platon et refuse au Barbare le secours du droit. Celui-ci est naturellement esclave, donc le droit naturel permet de le chasser et de le réduire en esclavage, comme on chasserait n’importe quel gibier28 Par contre, la guerre opposant les Grecs entre eux doit être encadrée par des règles strictes.
21 22
Michel Dubost, La Guerre. Un évêque prend la parole, Paris,…. »
Christian Mellon, in Actes du colloque : Servir la paix :… ». Henri Burgelin, « Un point de vue protestant. Les chrétiens et… » 24 John Howard Yoder, qui a beaucoup travaillé sur les questions… 25 Rép. V, p. 467-471 ; Lois, p. 628., 26 Rép. V, p. 470 b.. 27 Éthique à Nicomaque, V, VI, 4. Texte traduit et annoté par Jean…. » 28 « Il suit de là que l’art de la guerre est, en un sens, un mode…. 23
Avant tout, elle doit avoir la paix comme fin. En ces domaines, il est nécessaire de faire le même choix préférentiel que pour les parties de l’âme et leurs activités : que la guerre soit en vue de la paix, le travail en vue du loisir, et ce qui est nécessaire et utile, en vue de ce qui est noble29. Puis il résume sa conception de l’art de la guerre. On n’a pas non plus de conception correcte du genre d’autorité que le législateur doit manifestement mettre en honneur, car commander à des hommes libres est plus noble (kalliôn) et s’accorde mieux avec la vertu que de commander en despote. En outre, il ne faut ni croire une Cité heureuse, ni faire l’éloge de son législateur, parce qu’il l’a entraînée à la domination, afin de commander aux États voisins. De tels principes sont forts nuisibles : on voit, en effet, que tout citoyen qui le pourrait tenterait de s’emparer du pouvoir, afin d’être en mesure de commander à sa propre Cité ; c’est précisément ce que les Laconiens reprochent à Pausanias, leur roi, bien qu’il ait eu une dignité si élevée. Aucune théorie ni aucune loi de ce genre n’est digne d’un homme d’État, ni utile, ni vraie. La perfection est la même pour l’individu et pour la communauté, et cet idéal, le législateur doit l’enraciner dans l’âme des hommes. L’entraînement à la guerre, il ne faut pas le pratiquer en vue de réduire en esclavage des gens qui ne le méritent pas30, mais d’abord en vue d’éviter soi-même de devenir esclave des autres ; ensuite pour rechercher l’hégémonie dans l’intérêt des sujets, et non pour régner en maître sur tous ; et, en troisième lieu, afin de dominer en maître des êtres qui méritent d’être esclaves31. Nous faisons un bond de plusieurs siècles en avant pour nous intéresser à Cicéron. Il constitue en effet le maillon principal entre la pensée grecque et les Pères latins et il sera abondamment cité au Moyen Âge. Cicéron déclare s’être largement inspiré de Panétius pour élaborer sa philosophie politique32. Les idées stoïciennes l’influencent suffisamment pour qu’il récuse les idées grecques sur les Barbares33. Il déclare sans ambages qu’« il y a un droit de la guerre et [que] la foi jurée doit être observée même contre un ennemi34. Il assimile le ius gentium au ius naturale et considère l’humanité comme une communauté fondée sur le langage et la raison35. Par conséquent, il reconnaît des droits aux catégories subalternes de la société, et notamment aux esclaves dont l’acquisition ne saurait à elle seule constituer un motif légitime de guerre. La guerre juste doit rester dans les limites assignées par le droit et avoir pour fin la recherche de la paix36. Elle ne peut donc être entreprise que dans la mesure où il s’est révélé impossible de résoudre le conflit par la négociation37, ce qui implique qu’elle ait été déclarée en bonne et due forme afin de permettre à l’ennemi d’ouvrir une voie diplomatique avant de se faire assaillir38.
29
Ibid., VII, XIV, 13. « Anaxious ; ce sont les “frères de race”, les Hellènes […]. La… 31 Politique, VII, XIV, 19-22, traduit par Jean Tricot. 32 « Il s’inspire largement de Panétius (Panaïtios de Rhodes) et… 33 Totalement incompatibles, d’ailleurs, avec ses idées sur… 34 Ibid., III, XXIX, (107). » 35 « Mais il paraît qu’il faut reprendre de plus haut les… 36 Ibid., I, XXII, (80). 37 Ibid., I, XI, (34). 38 Ibid., I, XI, (36). 30
On peut résumer ainsi la conception cicéronienne du jus ad bellum :
avoir toujours en vue l’obtention d’une paix juste ; partir en guerre en dernier recours ; ne guerroyer que pour une juste cause (répondre à une agression ou secourir un allié) ; déclarer la guerre en bonne et due forme et dans le respect du droit. Il ajoute à cela que la guerre doit être conduite dignement et sans violence excessive39.
La doctrine cicéronienne de la guerre juste était connue des cercles cultivés. On y retrouve, à quelques nuances près, les principes de ce qu’on présentera bien plus tard comme la théorie chrétienne de la guerre juste. La question qui s’impose à notre esprit est de savoir comment ces réflexions de philosophes païens ont été intégrées, puis assimilées au droit canon et à la théologie chrétienne ? À quelle époque cette pensée a-t-elle été comprise comme pensée chrétienne ? Est-ce, comme on l’affirme généralement, la grande œuvre d’Augustin d’Hippone qui a été déterminante ? Nous allons voir que la question est certainement plus complexe qu’il n’y paraît.
II. Les Pères de l’Église et la guerre On imagine parfois que la position des Pères de l’Église, voire des chrétiens, sur le service militaire et la guerre fut univoque jusqu’en 313. Il convient de nuancer sérieusement cette affirmation. Il est vrai que certains Pères anténicéens se sont exprimés négativement sur la possibilité de s’enrôler dans l’armée et de prendre part à la bataille. Tertullien, par exemple, est catégorique sur ces deux points. Il admet cependant, tout comme Hippolyte de Rome son contemporain, qu’un homme converti sous les drapeaux puisse demeurer en son état, tant qu’il ne reçoit pas d’ordre contraire à sa conscience40. Cette opinion semble avoir été majoritaire41. Origène le premier montre quelque originalité sur ce thème. Bien qu’il reste dans la ligne majoritaire, il doit approfondir son argumentation face à l’auteur païen Celse qui reproche aux chrétiens de vivre en parasites dans la société romaine. Ce dernier illustre son propos par l’exemple du service militaire : les chrétiens vivent au bénéfice de la pax romana mais ils refusent de porter leur part du fardeau en participant au service des armes. Origène ne nie pas ce dernier point, mais il fait des chrétiens de véritables combattants spirituels au service de l’Empire42. Il affirme que ceux-ci doivent être exemptés du service militaire en raison de la souillure rituelle qui est attachée au sang versé, tout comme le sont les prêtres païens. Ces derniers se doivent d’offrir à la divinité leurs sacrifices en gardant les mains pures. En vertu du sacerdoce universel, les chrétiens accomplissent tous ce même service, offrant à Dieu des sacrifices spirituels et luttant ainsi « par des prières adressées à Dieu pour ceux qui se battent justement et pour celui qui règne justement, afin que tout ce qui est opposé et hostile à ceux qui agissent justement puisse être vaincu43.
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Ibid., I XXIV, (82) et I, XI, (35). Tert. De Idol. 17, 3 ; Hipp. Trad. Ap., canon 16. 41 Voir Clém. Alex. Ad Gentes X, 100 ; Cyprien Ad Don. 4 ;… 42 Contre Celse VIII, 73. 43 Ibid. » 40
Origène n’exprime aucune objection quant à la légitimité de la guerre. Il reprend même ostensiblement la doctrine de la guerre juste et y associe les chrétiens, combattants spirituels mais combattants tout de même ! Cette argumentation est donc à nos yeux la première légitimation explicite par un auteur chrétien de l’ancienne thématique de la guerre juste. Nous savons par ailleurs, de l’aveu même de Tertullien, que de nombreux chrétiens s’étaient enrôlés dans les armées. Il semble donc que les exhortations des théologiens et des évêques aient été suivies de peu d’effets pratiques. Au point même que l’on a pu supposer que Constantin s’était converti au christianisme pour se rallier les nombreux chrétiens présents au sein des légions ! Toujours est-il qu’en 313, de nombreux militaires sont chrétiens et que la conversion de l’Empereur va encore accentuer ce phénomène. Se pose alors aux évêques la question de la pastorale de ces soldats. Comme le reconnaissait déjà Origène, il faut bien défendre l’Empire, menacé par les Barbares. La majorité des sujets se convertissant progressivement au christianisme, les évêques les autorisèrent officiellement à servir dans les armées. Tous les théologiens ne s’y sont pas résolus de gaieté de cœur, mais la plupart d’entre eux ne répugnèrent plus à justifier ouvertement le service militaire. Basile, par exemple, écrit : « Nos pères n’ont pas compté comme assassinats les meurtres commis à la guerre. 44 Et plus loin : « Ils pardonnaient donc, autant qu’il me semble, à ceux qui se battaient pour le bien et pour la religion. Toutefois, je conseillerais de priver de trois ans de communion ceux qui n’ont pas les mains pures de sang45 » Comme Origène, il semble que Basile se soit plus préoccupé de la pureté rituelle nécessaire pour accéder à la cène que de réflexion éthique. Son opinion est pour le moins ambiguë, puisqu’il absout le soldat du péché d’assassinat, tout en lui refusant provisoirement l’eucharistie. En outre, il ne considère plus, comme Origène, l’orant comme un prêtre sacrifiant spirituellement : insister à sa suite sur le sacerdoce universel l’aurait conduit à demander que tout chrétien soit exempté du service armé. La christianisation de l’armée et la nouvelle position du christianisme dans l’Empire l’en empêchaient. Cependant, l’argument d’Origène sera largement repris à partir du IVe siècle pour justifier l’exemption des clercs parce qu’ils offrent l’eucharistie, évolution reflétant la cléricalisation de l’Église. Régulièrement rappelée au cours de l’Antiquité tardive, l’interdiction aux clercs de prendre les armes sera intégrée au droit canon au Moyen Âge. Quant à la question de la pénitence à infliger aux soldats ayant tué à la guerre, elle restera controversée durant tout le haut Moyen Âge, la dernière mention d’une pénitence collective imposée pour cette raison étant celle de la bataille de Hasting, en 106646. Parallèlement à ces glissements ecclésiologiques, la théorie cicéronienne de la guerre juste entre de plain-pied dans le champ de la réflexion théologique avec Ambroise de Milan. Il est le premier à rédiger un traité de morale chrétienne. Ouvertement disciple de Cicéron, il intitule son traité De Officiis. Comme Cicéron s’était adressé aux magistrats, Ambroise s’adresse aux prêtres, magistrats de l’Église. Il n’adopte pas seulement le titre du traité de l’orateur, mais aussi les principales divisions de son ouvrage.
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[24][24]Basile, Epist. 188, 13. » [25][25]Ibid.. 46 [26][26]Georges Minois, L’Église et la guerre. De la Bible à l’ère… 45
Il n’apporte d’ailleurs aucune nouveauté à la doctrine de la guerre juste, mais il tente de la justifier à l’aide d’arguments évangéliques. Il récuse ainsi le droit à la légitime défense (si cher aux tenants actuels de la doctrine) et fonde le droit à partir en guerre sur le devoir de secourir son prochain. La force qui défend la patrie contre les barbares est tout à fait conforme à la justice de même que celle qui protège des voleurs, des infirmes ou des compagnons47. Il y a deux manières de pécher contre la justice ; l’une, c’est de commettre un acte injuste ; l’autre, de ne pas défendre une victime contre un injuste agresseur48. Nous connaissons les liens qui unissaient Ambroise de Milan et Augustin d’Hippone. Il aurait été surprenant que l’évêque d’Hippone ne reprenne pas les arguments développés par Ambroise, cela d’autant plus qu’il dut interpréter théologiquement les graves événements dont il fut contemporain.
III. Saint Augustin et la guerre juste Afin de donner un aperçu complet des vues de saint Augustin, il serait souhaitable d’évoquer, outre ses vues sur la guerre, ses opinions sur la violence, la peine de mort, le recours au bras séculier contre les schismatiques. Ce programme serait d’autant plus vaste et complexe que nous savons, du fait de l’étendue, de la nature personnelle des Confessions et de la publication de sa correspondance, que ses opinions ont pu changer au cours de sa vie, que ses avis, parfois tranchés, souvent exprimés du haut de la chaire ou dans des œuvres polémiques, méritent d’être nuancés par l’examen de sa pratique dans des circonstances concrètes. S’il affirme clairement, par exemple, la rectitude morale du principe qui permet la condamnation à mort par le magistrat, il faut aussi se souvenir qu’en chaque occasion il a intercédé auprès des autorités séculières en faveur des condamnés afin d’obtenir leur grâce, et cela même lorsqu’il s’agissait de Donatistes qui s’en étaient pris aux biens de l’Église et aux personnes des prêtres49. Il est acquis que le docteur de la grâce s’est assez fréquemment, directement ou non, référé à la doctrine de la guerre juste. Cependant, afin de pouvoir lui attribuer la paternité de la théologie chrétienne du même nom, il faudrait démontrer qu’il l’a établie sur des fondement théologiques originaux et exposée en corps cohérent de doctrine, tout en apportant des éléments significatifs par rapport à la synthèse philosophique cicéronienne ou à la synthèse latino-chrétienne d’Ambroise de Milan. Pour cela, la première étape consiste à identifier les textes les plus importants. Dès la rédaction du De libero Arbitrio (385), il est perceptible qu’à l’instar d’Ambroise, il reprend les idées courantes sur la peine de mort et la guerre, mais sans les développer. Dans le Contra Faustum (398), pour répondre aux assertions de Fauste sur l’Ancien Testament, il entreprend de justifier les « guerres de Yahwé ». Le même souci l’anime lorsqu’il commente l’Heptateuque (Quaestiones in Heptateuchum). Puis, les lettres à Marcellin (412) et à Boniface (418) contiennent des précisions importantes ainsi que des conseils pratiques. Mais c’est avec la Cité de Dieu (427), que nous avons les pages les plus abondantes et les plus complètes sur la guerre. Cela n’est pas surprenant, puisque cette œuvre majeure a été entreprise à l’occasion du sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric (410).
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Amb. De Officiis, I, 27. Ibid., I, 29. 49 Cela afin de laisser aux criminels la possibilité de se… 48
Certains éléments de la théorie de la guerre juste se trouvent déjà dans le De Libero Arbitrio. Le soldat qui tue l’ennemi, comme le juge et le bourreau qui exécutent un criminel, ne me paraissent pas pécher, parce que, ce faisant, ils obéissent à la loi […]. Or rien n’est plus juste qu’une loi portée pour la défense du peuple […] et qui pour sauvegarder des intérêts supérieurs, donne licence à de moindres désordres. Et en effet le meurtre de celui qui attente à la vie d’autrui, n’est pas chose aussi grave que le meurtre de celui qui défend sa propre vie. Le soldat en tuant l’ennemi n’est que le ministre de la loi. Il peut donc facilement remplir sans passion son ministère, défendre ses concitoyens et repousser la force par la force50. Déjà en 385, Augustin affirme la justice du soldat ou du bourreau à certaines conditions : (1) l’obéissance à une autorité légitime ; (2) la défense du prochain comme raison suffisante pour recourir à la force51; (3) l’importance de la disposition intérieure. Vers 398, Augustin écrit le Contra Faustum. Fauste de Milève est un manichéen qu’Augustin connaît bien parce qu’il l’a autrefois fréquenté. C’est un homme habile, capable de séduire par ses raisonnements et son art oratoire52. Dans ses trente-trois livres, Augustin reproduit les arguments de Fauste et leur apporte la contradiction. L’enjeu principal du débat est l’Ancien Testament. Pour les Manichéens, en effet, le dieu de l’A.T. est le Grand Archonte Saclas, une hypostase du roi des Ténèbres qui n’a aucun rôle dans la création du monde53. Fauste tire argument des guerres de l’A.T. pour soutenir les thèses manichéennes. En réponse, Augustin va montrer que les guerres ordonnées par Dieu et narrées dans les livres bibliques sont des guerres justes. Il commence par justifier le recours à la guerre défensive. Le soin de l’État est confié aux princes : il leur appartient de défendre la cité, le royaume ou la province qui se trouve sous leurs ordres. Ils doivent les défendre par le glaive matériel contre ceux qui les troublent à l’intérieur : ce qu’ils font quand ils punissent les malfaiteurs […]. De même, ils doivent les défendre contre les ennemis extérieurs, ce qu’ils font par le glaive de la guerre54. Il continue et explique qu’en ordonnant à Moïse de faire la guerre, Dieu entendait punir les nations cananéennes de leur injustice. On ne s’étonnera point des guerres faites par Moïse, on n’en aura point horreur, attendu qu’en cela, il n’a fait que suivre les ordres mêmes de Dieu, il n’a point cédé à la cruauté, mais à l’obéissance. Quant à Dieu, en donnant de tels ordres il ne se montrait point cruel, il ne faisait que traiter ces hommes et les effrayer comme ils le méritaient. En effet, que trouve-t-il à blâmer dans la guerre ? Est-ce parce qu’on y tue des hommes qui doivent mourir un jour, pour en soumettre qui doivent ensuite vivre en paix ? Faire à la guerre de semblables reproches serait le propre d’hommes pusillanimes, non point d’hommes religieux. Ce qu’on blâme avec raison dans la guerre, c’est le désir de faire du mal, la cruauté dans la vengeance, une âme implacable, ennemie de la paix, la fureur des représailles, la passion de la domination et tous autres sentiments semblables ; voilà ce qu’on blâme dans la guerre.
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De Lib. Arb., I, V, 11 et 12. L’idée est reprise et développée,… Augustin n’admet pas l’autodéfense personnelle : le chrétien… 52 Augustin reconnaît lui-même son intelligence et l’élégance de… 53 Ioan Couliano, Les gnoses dualistes d’Occident, Paris, Plon,… 54 C. Faust. XXII, 22. L’allusion à Rm 13 est transparente. 51
Il arrive souvent que, pour punir ces excès avec justice, il faut que les hommes de bien euxmêmes entreprennent de faire la guerre, soit sur l’ordre de Dieu, soit sur l’ordre d’un gouvernement légitime, contre la violence de ceux qui résistent, quand les hommes de bien se trouvent dans un tel état de choses humaines, que l’ordre même les contraint soit à prescrire quelque chose de pareil, soit d’obéir justement à ces sortes d’ordres55. Un peu plus loin, il ajoute que « ce qui importe, dans les guerres qui sont entreprises, ce sont les causes qui les font entreprendre et ceux qui en sont les auteurs 56. Quant au Sermon sur la Montagne, il devance l’argument qui pourrait lui être opposé en affirmant que le commandement de tendre l’autre joue est de toute évidence spirituel, et qu’il ne concerne que l’attitude du cœur de ceux qui sont amenés à rendre la justice57. Par conséquent, le soldat, lorsqu’il tue, ne commet pas de péché « quand il est certain que ce qui lui est commandé n’est point contre la loi de Dieu, ou du moins quand il n’est pas certain qu’il lui soit contraire58. Le Contra Faustum se réfère donc, parfois implicitement, parfois explicitement, à la guerre juste. Cela ne nous surprend pas puisque nous avons vu que cette notion était bien connue du bas stoïcisme. Saint Augustin y fait allusion comme à un lieu commun et il n’éprouve pas toujours le besoin de l’expliciter. Le long passage que nous venons de citer évoque plusieurs éléments de cette doctrine : l’autorité légitime ; la juste fin : rétablir l’ordre (la paix) ; la juste cause (légitime défense ou punition d’un crime). Le but de l’évêque est de montrer que les guerres vétérotestamentaires sont réductibles aux guerres justes, telles qu’elles sont habituellement définies. Il les légitime donc selon les critères suivants :
elles avaient pour but d’établir une vraie paix, c’est-à-dire sans le désordre des nations païennes ; elles étaient ordonnées par une autorité légitime, car aucune autorité n’est plus légitime que celle de Dieu ; elles devaient punir les coupables d’un crime (les pratiques abominables des nations cananéennes) : la cause était juste.
Le lecteur moderne est troublé par le fait que dans la guerre, Deus auctore (Augustin n’emploie pas le terme de guerre sainte), le jus in bello est suspendu. Dans la mesure où c’est Dieu qui ordonne de passer femmes et enfants au fil de l’épée, l’ordre ne peut être que juste. Certains en ont déduit que l’évêque d’Hippone faisait dépendre le principe de la guerre juste du modèle de la guerre sainte59. Cette interprétation ne rend pas justice au texte augustinien qui veut au contraire ramener la guerre Deus auctore, qui horrifie son adversaire manichéen, au schéma général et communément admis de la guerre juste. Les Quaestiones in Heptateuchum revêtent une importance particulière du point de vue de leur réception. Il est donc intéressant de s’interroger sur leur sens et le mouvement d’un texte devenu célèbre après avoir été détaché de son contexte originel. Deux passages ont retenu l’attention des canonistes du Moyen Âge. Le premier se trouve au livre IV, chapitre 44, où 55
Ibid., XXII, 74. Il justifie ensuite ces propos en citant Luc… Ibid., XXII, 75. » 57 Ibid., XXII, 76. 58 Ibid., XXII, 75. » 59 Minois, op. cit., p. 71. Cet auteur se laisse séduire par… 56
l’auteur commente le texte de Nombres 21, 24 et 25. Le terme « guerre juste » y apparaît ainsi : Il faut noter comment on faisait alors les guerres justes. Ils [les Hébreux] s’étaient vu refuser le passage sur leurs terres [celles des Amorrhéens], sans y causer de dégâts, quoique d’après les conventions d’équité de la société humaine, ils devaient le leur accorder60. Bien que le texte biblique affirme que les Israélites ont été agressés par le roi Sihon, Augustin ne justifie pas la guerre par la légitime défense, mais par le non-respect d’une règle admise par l’ensemble des nations. Il semble donc qu’il ait envisagé la possibilité de recourir à la guerre dans un tel cas, mais ce seul texte nous paraît insuffisant pour conclure sur ce point. Le second texte des Quaestiones nous paraît mieux révéler la pensée du docteur de la grâce. Il s’agit du dixième chapitre du livre VI, qui contient, au détour du commentaire du livre de Josué (8, 10), la définition de la guerre juste que reprendra saint Thomas d’Aquin dans sa Somme Théologique : « On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des injustices, quand il faut par exemple entrer en guerre contre une nation ou une cité, qui a négligé de punir un tort commis par les siens ou de restituer ce qui a été enlevé injustement61 L’auteur semble en effet justifier le recours à la guerre offensive dans les cas cités. Mais, lorsqu’on examine le contexte, le raisonnement nous paraît bien différent. La question 10 porte sur l’embuscade : pour s’emparer de la ville d’Aï, Josué, suivant les instructions divines, a tendu une embuscade à ses adversaires. Un tel procédé est-il légitime ? Augustin répond que l’embuscade faisant partie des usages de la guerre, la seule question importante est celle de la légitimité de la guerre elle-même. Si la guerre est juste, le procédé est juste. Aussi donne-t-il la définition de la guerre juste que nous venons de citer. Malheureusement, la guerre entreprise par Josué contre Aï n’entre pas dans cette définition. Il y oppose donc une raison suffisante indépendante de la cause matérielle : toute guerre ordonnée par Dieu est juste, ce qui nous rappelle la suspension du jus in bello dans la guerre Deus auctore que nous avons constatée à la lecture du Contra Faustum. Il reprend ensuite son développement sur Josué. On constate donc que : (1) la définition est donnée incidemment, comme en passant ; (2) elle est de peu d’utilité au développement, puisqu’elle est opposée à un motif supérieur qui la rend sans effet. On ne peut donc pas soutenir raisonnablement qu’Augustin livre sa doctrine de la guerre juste dans ce commentaire de Josué. Il livre incidemment une définition qui n’aura d’utilité que si ses lecteurs l’acceptent sans hésitation. Après quoi, l’argument selon lequel toute guerre qui a Dieu pour auteur est une guerre juste prend toute sa valeur : « Sed etiam hoc genus belli sine dubitatione iustum est, quod Deus imperat. » La force de conviction repose de toute évidence sur l’adversatif « sed etiam ». La soi-disant définition augustinienne de la guerre juste n’est donc rien de plus qu’un lieu commun, cité incidemment dans le cadre d’une démonstration voulant justifier la guerre Deus auctore62 par un argument a contrario.
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Quaes. Hept. IV, 44 : « Notandum est sane quemadmodum iusta… « Iusta autem bella ea definiri solent, quae ulciscuntur…. » 62 Voir Peter Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la guerre… 61
L’originalité de saint Augustin se trouve plutôt dans la manière dont il utilise la doctrine à des fins apologétiques. Il défend les Écritures à l’aide des théories philosophico-politiques admises par la culture de son temps. Il instrumentalise la doctrine de la guerre juste bien qu’il y adhère sincèrement comme le montrent les lettres à Marcelin, secrétaire impérial, rédigées environ quatorze ans plus tard. Si les républiques de la terre observaient les préceptes chrétiens, la charité serait gardée jusque dans les guerres mêmes, et dans un but d’utilité pour les vaincus, en les ramenant à la justice et à la piété ; car on ne perd rien à être vaincu, quand on a perdu l’occasion de mal faire. Rien, en effet, n’est plus malheureux que la prospérité des méchants ; elle nourrit l’impunité et fortifie la volonté du mal comme un ennemi intérieur63. Les conseils pastoraux de l’évêque restent donc globalement cohérents avec ses écrits antérieurs. Dans son dernier grand texte, La Cité de Dieu, saint Augustin critique la monstruosité de la guerre64 et assimile la guerre de conquête au brigandage65. Il affirme que la défaite est toujours le signe d’un jugement divin66. Contrairement à ce que l’on a parfois écrit67, il est très critique vis-à-vis de l’histoire guerrière de Rome alors qu’il loue la clémence des Goths, clémence dont il crédite leur christianisme bien qu’ils soient ariens68. Il est très proche de la thématique de la guerre juste lorsqu’il constate que tout prince n’entreprend la guerre qu’en vue de la paix, même s’il s’agit d’une paix qui lui sera plus profitable que celle qui existait avant le conflit, bref de la paix du vainqueur69 ! De là à la critique ouverte de la théorie, il n’y a qu’un pas. Il nous semble le faire quand il déclare en XIX, 7 que le sage devrait déplorer d’avoir à livrer des guerres justes « car si elles ne l’étaient pas, il ne serait pas obligé de les faire, et le sage éviterait ainsi toute guerre ». Si la nécessité impose parfois de partir en guerre, celle-ci est toujours un mal qui doit attrister le sage. L’évêque dépasse ici la doctrine traditionnelle et esquisse une critique évangélique du principe même de la guerre. Ce survol rapide et non exhaustif des principaux textes d’Augustin d’Hippone sur la guerre nous permet de constater combien sa contribution est éloignée de tout dogmatisme. Il reprend la théorie de la guerre juste comme un lieu commun dans la mesure où elle éclaire ses propres opinions. Il n’hésite pas à s’en démarquer lorsqu’il argumente sur la guerre Deus auctore ou quand il évoque les guerres romaines. On perçoit alors l’esquisse d’une critique chrétienne qu’il ne développe pourtant pas. Sa contribution principale à la christianisation de la doctrine est son insistance sur la disposition intérieure, exprimée dès la rédaction du De Libero Arbitrio70. Il paraît être le premier à s’intéresser aux conditions psychologiques et spirituelles dans lesquelles se trouve le serviteur de l’État lorsqu’il donne la mort. Il ne suffit pas de se conformer à la lettre d’une règle de droit pour agir justement, il faut aussi se trouver dans des dispositions intérieures conformes à la justice.
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Epist. 138, 14. De Civ. Dei, XIX, 7. La Cité de Dieu est citée dans l’édition… 65 IV, 6. 66 XIX, 15. 67 Par ex. Minois, op. cit. 6868 I, 1-7. 69 XIX, 12. 70 Voir supra. 64
Le chrétien ne sera juste dans l’exercice du droit de glaive que s’il agit sans passion, c’est-àdire sans haine pour son ennemi. Loin d’absoudre le violent, saint Augustin exige qu’il maîtrise sa violence et qu’il n’use de la force que contraint par la nécessité. Il s’agit sans conteste d’un apport profondément chrétien à une théorie qui était restée jusque là purement légale.
4 – Le Moyen Âge 43Nous avons vu que saint Augustin n’a pas inventé la théorie de la guerre juste. Il l’a intégrée à ses réflexions, l’a parfois critiquée mais il en a peu modifié le fond. Si l’on en croit l’abondante historiographie sur le sujet, l’adoption de la doctrine par le docteur de la grâce est sa porte d’entrée dans le champ de la théologie chrétienne (même si on reconnaît le rôle d’Ambroise de Milan). Cela pose la question de la réception au Moyen Âge des textes augustiniens sur la guerre : ont-ils servi de base à la réflexion sur le thème de la guerre juste durant le haut Moyen Âge, ou s’est-on plutôt tourné vers d’autres auteurs, tels Cicéron ou saint Ambroise ? Cette question est déterminante pour notre compréhension de l’histoire de la théorie de la guerre juste. 44Durant le haut Moyen Âge, trois auteurs nous permettent par l’ampleur de leurs œuvres de faire un état des lieux des connaissances des textes anciens : Isidore de Séville, Raban Maur et Hincmar de Reims.
Isidore de Séville 45Évêque de Séville auprès des rois wisigoths récemment convertis au catholicisme, il a grandement contribué à la rénovation d’une culture hispanoromaine. Avec les Étymologies sur l’origine des choses en vingt livres, Isidore donne la première somme médiévale. Suivant un mode de pensée propre à la tradition antique (différence, analogie, glose, étymologie), il sélectionne, organise, explique l’héritage hellénistique et romain. Isidore ambitionne de saisir l’essence même des choses à travers l’origine des mots, en vertu d’une conviction doublement fortifiée par la philosophie grecque et par les traditions exégétiques judéo-chrétiennes. Il affirme que la culture antique est nécessaire à la bonne compréhension des Écritures. Animé de la passion encyclopédique qui hantera les clercs médiévaux, il a le souci permanent d’apprendre autant que d’instruire. 46C’est sans doute parce qu’il donne à la culture antique une forme médiévale qu’Isidore aura un tel rayonnement dans la civilisation hispano-arabe. Son œuvre connaîtra une diffusion extraordinaire aux siècles suivants dans l’Europe entière : auteur favori de Raban Maur, il est l’écrivain latin le plus souvent recopié et lu au Moyen Âge.
47Le texte d’Isidore sur la guerre se trouve au chapitre XVIII des Étymologies, intitulé De bello et ludis. Isidore commence par y affirmer qu’il existe quatre sortes de guerres : « iustum, iniustum, civile, et plus quam civile [51][51]Isidore de Séville, Etymologiarum sive originum. Recognovit… ». Ces catégories sont assez disparates et si l’évêque d’Hippone a bien divisé les guerres en guerres justes et injustes, il n’a pas fait des guerres civiles et fratricides [52][52]Nous traduisons ainsi l’expression isidorienne « plus quam…des catégories spécifiques. D’ailleurs, les exemples donnés par Isidore pour illustrer ces deux dernières catégories sont issus de la littérature classique. 48Au premier abord, les définitions des guerres justes et injustes semblent augustiniennes. 49 Une guerre est juste si elle est déclarée par un acte officiel et conduite pour recouvrer des biens ou pour repousser des ennemis. La guerre est injuste si elle trouve sont origine dans la colère, et non dans une raison légitime [53][53]« Iustum bellum est quod ex praedicto geritur de rebus….
50Mais seule une lecture superficielle permet de s’en tenir à cette impression. Isidore cite lui-même Cicéron plutôt qu’Augustin à l’appui de sa définition, qui est en réalité une simple paraphrase. Ainsi s’explique la soi-disant extension des causes augustiniennes de juste guerre alléguée par certains commentateurs : citant Cicéron [54][54]« Illa iniustia bella sunt quae sunt sine causa suscepta. Nam…, Isidore est incapable de comprendre le lien de « de rebus repetitis » avec l’ancien rituel fécial et en fait une nouvelle cause de guerre, comme l’a bien vu Haggenmacher [55][55]Peter Haggenmacher, op. cit., p. 156-7.. Loin de voir en ce texte la reprise et l’extension de la doctrine augustinienne de la guerre, nous n’y trouvons que la traditionnelle reprise d’un lieu commun de la littérature classique.
Raban Maur 51Raban est né à Mayence vers 780. Élève d’Alcuin à Tours, il devint abbé de Fulda en 822. D’abord fidèle à Louis le Pieux, il prit ensuite le parti de Lothaire. Après la défaite de Fontenoy, Raban se retira à Petersberg. Il fut ensuite appelé par Louis le Germanique à l’évêché de Mayence en 847, où il participa à la controverse contre Gottschalk le Saxon. Mort en février 856, il fut le théologien le plus considéré de son temps et l’un des plus prestigieux savants du IXesiècle. Il laissa une œuvre abondante qui est totalement conservée, et notamment deux pénitentiels (en 841 et 853) et la première encyclopédie depuis deux siècles (après celle d’Isidore dont il s’inspire largement) qui restera une des plus grandes du Moyen Âge, et la seule illustrée [56][56]Franz Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen…. 52Sur la guerre, il recopie mot pour mot les Étymologies d’Isidore. Sa seule originalité est une incise sur le combat spirituel émaillée de quelques citations
bibliques [57][57]Rabanmaur, De universi libri, XII, in Migne, Patrologie Latine,…. Une pensée si indigente sur une question de cette importance chez un auteur de cette envergure démontre que l’on était alors incapable d’élaborer une doctrine de la guerre.
Hincmar de Reims 53Hincmar, évêque de Reims, était l’un des personnages influents de son temps. Son rôle dans la réfutation et la dégradation de Gottschalk en 849 au synode de Quierzy a été déterminant. Suite à des questions directes de Charles le Chauve, il écrit en 831 De regis persona et regio ministerio [58][58]Hincmar de Reims, De regis persona et regio ministerio, in…, dans lequel nous trouvons « la première théorie du Moyen Âge sur la guerre [59][59]Brunhölzl, op. cit., p. 200-203. Haggenmacher considère que ce… ». 54Il s’agit d’un de ces « miroirs de princes » qui furent rédigés à l’époque de la décadence de la dynastie carolingienne. Hincmar fait cependant une œuvre peu originale, puisqu’il reprend un texte anonyme, les XXIV capitula diversarium sententiarum pro negociis reipublice consulendis [60][60]Nous n’avons pu avoir accès aux Capitula, aussi dépendons-nous…. Il se contente de les ordonner différemment et de les surmonter de rubriques. Sur la guerre, il cite cinq textes d’Augustin, deux textes qui lui sont attribués à tort, deux textes d’Orose et un extrait du second livre des Macchabées. Voici les cinq textes de l’évêque d’Hippone :
De Civitate Dei, IV, 15, qu’Hincmar intitule « Belligare et regnum dilatare sola bonos reges impellit necessitas [Seule la nécessité pousse les bons rois à guerroyer et à agrandir leur royaume] » ; De Civitate Dei, I, 21, sous le titre « Non peccasse eos qui Deo auctores bella gesserunt [Ceux qui conduisent une guerre dont Dieu est l’auteur ne pèchent point] » [61][61]Le titre est très restrictif par rapport au texte qui aborde… ; La lettre 205 à Boniface, extrait intitulé « Quod qui bella tractant, et sub armis militant, Deo non displicent [Ceux qui font la guerre, et combattent par les armes, ne déplaisent pas à Dieu] » ; De Civitate Dei, I, 26, « Militem potestati obedientem si hominem occidat [Si un soldat, obéissant au pouvoir légitime, tue un homme] » ; De Civitate Dei, IV, 17, « Victoriam in bello per Omnipotentem dari cui voluerit [La victoire à la guerre est donnée par le Tout-Puissant à qui il
veut] » [62][62]Hincmar de Reims, op. cit., chap. VII, IXXII (traduction…. Nous avons déjà cité ou mentionné la plupart de ces textes dans notre chapitre sur saint Augustin, nous ne reviendrons pas sur leur sens dans leur contexte original. Les points abordés par Hincmar en référence à l’évêque d’Hippone ne touchent qu’au statut moral de la guerre, qui doit être regardée comme une regrettable nécessité, à la justice des soldats dans l’exercice de leurs fonctions, et à la providence divine qui décide de la victoire. Il est étonnant de ne pas retrouver la soi-disant définition augustinienne de la guerre juste telle qu’elle se trouve dans les Quaestiones in Heptateuchum, VI, 10. Les définitions cicéroniennes rappelées par Isidore de Séville et Raban Maur avaient le mérite de s’en approcher. On peut supposer qu’Hincmar ou l’auteur anonyme des Capitula ne les ont pas reprises, à cause de leur origine païenne qui affaiblissait leur autorité. Ils n’ont pas su les rapprocher du commentaire augustinien de l’Heptateuque, bien qu’ils aient été en quête de textes de l’évêque d’Hippone. Comment l’expliquer, sinon par leur ignorance, ignorance qui illustre et confirme notre thèse : la définition augustinienne de la guerre juste était totalement inconnu des lettrés de l’époque carolingienne. 55Cela ne signifie pas que les principes généraux de la guerre juste étaient inconnus. On en trouve des traces dans les pénitentiels jusqu’au IXe siècle. Mais ils sont plus proches des principes de pureté rituelle de Basile que de la réflexion éthique d’Augustin. Souvenons-nous que ce dernier estimait que le soldat qui donnait la mort au cours d’une guerre juste ne péchait pas. Or, du Ve au IXe siècle, on préféra infliger des pénitences plutôt sévères aux soldats. Cette pratique tomba en désuétude lorsqu’on eût tenté d’en utiliser les conséquences canoniques afin d’écarter Louis-le-Pieux du trône en 833. La dernière pénitence collective imposée pour faits de guerre l’a été à l’occasion de la conquête de la Grande-Bretagne par les Normands (1066). Bien que l’expédition ait été approuvée par le pape, les combattants se sont vus imposer une pénitence publique. La persistance de cette pratique montre que durant tout le haut Moyen Âge, saint Augustin ne fut pas la référence majeure sur notre sujet. En droit, on se référait, soit à Cicéron, soit au code Justinien, soit au droit coutumier germanique. Pour le salut de l’âme des combattants, les pénitentiels se situaient plutôt dans la tradition de Basile. 56Les choses changèrent à partir du XIIe siècle avec la publication de l’œuvre monumentale du moine Gratien.
Gratien (i) – La cause 23 du Decretum : le contexte 57À notre avis, la majorité des auteurs sous-estime le rôle de Gratien en ne voyant en lui qu’un compilateur de génie ayant rassemblé les principaux enseignements
des Pères en une seule œuvre [63][63]Gratien, Concordia discordantium canonum, in Corpus Iuris…. Les principaux textes à propos de la guerre se trouvent dans la Cause 23, à laquelle les éditions posttridentines donnent souvent le titre De re militari et bello. On estime en général qu’il s’est contenté de recueillir une doctrine de la guerre juste qui prévalait avant lui et de la transmettre aux générations ultérieures. Or, nous avons vu combien il est douteux qu’une telle doctrine ait existé en tant que telle durant le haut Moyen Âge, et plus encore qu’elle ait prévalu même si les lettrés avaient accès aux textes cicéroniens. Il nous semble tout aussi douteux que Gratien ait eu de quelque manière l’intention de recueillir et de canoniser les textes de façon à exprimer une doctrine de la guerre. 58Comme le remarque Haggenmacher, les compilations de textes anciens semblent avoir connu un nouvel essor à l’époque de la Querelle des Investitures [64][64]« En vue d’étayer ses prétentions face à son adversaire…. Les canonistes du XIIe siècle puisèrent à leur tour dans ces compilations sans jamais consulter les ouvrages originaux. Les textes augustiniens et grégoriens sur la répression des hérétiques et des schismatiques ainsi que sur la guerre trouvèrent un large accueil. Le centre de gravité de la question du jus gladiiavait en effet glissé. On ne se demandait plus si le bras séculier pouvait se mettre au service de l’Église, mais plutôt si l’Église ellemême pouvait s’opposer militairement à l’Empereur. 59Les sources de Gratien nous sont connues : il s’agit surtout d’Anselme de Lucques et d’Yves de Chartres. Burchard de Worms avait recueilli avant la Querelle des Investitures les décisions conciliaires sur la guerre dans le sixième livre de son Décret intitulé De homicidiis. Il suivait en cela la tradition des anciens pénitentiels qui traitaient de la guerre dans le contexte de l’homicide. Anselme de Lucques, tout dévoué à Grégoire VII, consacre les deux derniers chapitres de sa Collectio canonum à l’excommunication, la vindicte et la juste persécution, citant de nombreux passages de saint Augustin [65][65]Ibid., p. 28, passim.. Yves de Chartres, plus nuancé, suit le plan de Burchard dans son Decretum et place les textes sur la guerre dans sa partie X sur l’homicide [66][66]« Decreti pars decima : De homicidiis spontaneis, et non…tout en ajoutant à la collation de son modèle de nombreuses citations patristiques et décrets pontificaux. Ces ajouts, Haggenmacher considère qu’on les doit à la querelle grégorienne qui a incité les auteurs de Décrets à mettre à jour la masse patristique dont ils avaient besoin [67][67]Haggenmacher, op. cit., p. 29.. Notons que la plupart des canons augustiniens cités par Gratien le sont déjà par Yves de Chartres. 60En regroupant ainsi sous des rubriques de leur cru les textes des Pères, les auteurs de ces collections font œuvre originale. Gratien, un des premiers représentants de la scolastique naissante, recueille, confronte et cherche à harmoniser par la raison les canons des Pères [68][68]On trouve les prémices de cette méthode de travail chez Hincmar…. Les altérations et le nouveau contexte dans lequel sont placés les écrits patristiques altèrent leur sens qui échappe désormais aux compilateurs. Croyant lire du saint Augustin ou du saint Isidore, les glossateurs ultérieurs liront en réalité du Gratien, et eux-mêmes apporteront leur pierre à l’édifice conceptuel qui conduira à la synthèse de saint Thomas. Il nous
semble qu’une erreur de perspective semblable conduit bien des modernes à attribuer à saint Augustin les intentions des scolastiques, puis des juristes de la Renaissance [69][69]La persistance de cette erreur de perspective s’explique aussi…. 61L’intention de Gratien ne fut pas d’établir la doctrine de la guerre juste. S’il réunit les éléments qui permettront aux sommistes de le faire, c’est pour servir un autre dessein. Celui-ci est perceptible par le lieu où il intégra sa Cause 23 dans son Decretum. Contrairement à Yves et malgré de nombreux emprunts à son Decretum et à la Panormia, il la plaça après une section sur le parjure (la Cause 22) au cours de laquelle il soulevait la question de la contrainte exercée par un évêque sur un archidiacre. 62Or, c’est pour ne pas laisser le lecteur sur l’impression qu’il est défendu d’user de contrainte en vue de ramener les méchants du droit chemin, nous expliquent les commentateurs, que Gratien a consacré la causa suivante à l’hérésie et à la façon de la réprimer, au besoin par la force armée [70][70]Haggenmacher, op. cit., p. 27.. 63Le casus 23, tel qu’il est posé, traite de la répression de l’hérésie et des moyens licites pour contraindre les hérétiques à revenir à la foi catholique [71][71]Gratien, Decretum, C. 23, pr.. De là découlent les huit quaestionesqui doivent être considérées comme un tout [72][72]« (Qu. I) Premièrement, est-ce pécher qu’être soldat ? (Qu. II)…. À les séparer, on a l’impression que la guerre est la préoccupation principale de Gratien. En réalité, il doit établir sa légitimité et sa justice, avant d’autoriser l’Église à en user contre des hérétiques, mais cette question n’occupe pas la place centrale de la Cause 23, tant en volume qu’en structure. Car même si les huit questions sont ordonnées autour des deux fins de l’action militaire qu’il pose dans le dictum initial (« iniuriam propulsare » et « uindictam infere » [73][73]Ibid, C. 23, I, i. pr.), seules les trois premières traitent de la guerre, les deux suivantes abordent la répression contre les hérétiques, les Questions six et sept sondent les conséquences de la répression et la dernière aborde une question un peu marginale mais importante : celle du droit des clercs à porter les armes. Or, les trois premières Questionssont peu volumineuses, la seconde, qui donne les définitions de la guerre juste, étant la plus courte. Les Questions quatre et cinq sont de loin les plus détaillées : elles abordent en détail la légitimité et les moyens dont peut user l’Église pour persécuter les hérétiques. Si donc la guerre est bien l’une des préoccupations de Gratien, elle l’est de manière secondaire par rapport à un objectif plus important à ses yeux : justifier le recours à la violence par l’Église contre les hérétiques. Il est vrai que les limites entre la guerre, l’action judiciaire et l’action de police restaient confuses et que le fil du raisonnement n’est pas facile à suivre pour un lecteur moderne. C’est néanmoins à cette seule fin que Gratien va regrouper et réorienter les textes qui seront utilisés par Thomas d’Aquin.
(ii) – Les textes 64Nous avons déjà noté que la plupart se trouvent dans les trois premières Questions. Nous les résumerons et exposerons la façon dont Gratien les
agence, puis nous approfondirons la Question II qui donne la définition de la guerre juste. 65Dans le dictum qui introduit la Question I, Gratien définit les deux fonctions de l’action militaire [74][74]Nous les avons mentionnées plus haut : « Quia omnis milicia uel… qui structureront sa Cause 23 et il pose la question de la compatibilité du recours aux armes avec l’Évangile. Il cite à cette occasion les textes classiques du Nouveau Testament, tel le Sermon sur la Montagne [75][75]Par exemple : « Lorsqu’il est dit : “Si quelqu’un te frappe sur…. Il répond à la question en citant dans son deuxième canon le sermon de saint Augustin sur la guérison du fils du centurion. Il reprend ainsi l’argument typiquement augustinien selon lequel tendre l’autre joue et ne pas rendre le mal pour le mal sont des dispositions intérieures qu’il n’est pas toujours opportun d’appliquer littéralement [76][76]« Ainsi leur est-il répondu : les commandements de patience ne…. Puis, après avoir cité la Lettre 207 à Boniface dans son troisième canon, il reproduit le fameux canon Quid culpatur, extrait du C. Faustum, XXII, 74 et 75, abondamment cité durant les siècles antérieurs [77][77]Ibid., I, iv. Haggenmacher souligne les importants remaniements…. Les derniers canons viennent appuyer les affirmations précédentes et Gratien conclut en répétant le résumé du Canon II. 66La Question III suit la définition de la guerre juste que nous étudierons plus loin. Gratien commence par expliquer dans son dictum introductif qu’il n’est pas permis, en principe, de protéger son compagnon d’une agression (iniuria) par les armes. Il développe longuement ce point en l’appuyant de nombreuses citations bibliques. Mais il propose dans le second versant du dictum le principe selon lequel, s’il est interdit au particulier de rendre le mal pour le mal, cela est permis au juge [78][78]« Le bien en effet n’est pas d’exiger à juste titre la punition…. Le Canon I est long, car sous le titre « Quot sint differentiae retributionis », il reprend le canon traditionnel « Sex differentiae sunt », tiré du commentaire augustinien du Psaume 108 sur lequel va être basée sa démonstration. Car le moine le fait suivre d’un long dictum dans lequel il explique que corriger un adversaire pour sa repentance est parfois lui rendre le bien pour le mal, idée qui lui permet d’enchaîner immédiatement en affirmant que l’Église peut légitimement faire appel à l’Empereur pour sa défense. C’est l’idée développée dans le second Canon intitulé « Ab inperatore ecclesia auxilium postulare debet » et fondée sur la Lettre 50 de saint Augustin à Boniface. Suivent ensuite une série de canonsjustifiant le recours à la contrainte contre les hérétiques [79][79]Voici les titres de ces canons :C. III. Les catholiques peuvent…, où sont intercalés des canonsjustifiant la guerre défensive, la défense du prochain ou la lutte contre les pirates [80][80]C. V. Celui qui protège sa patrie contre les Barbares par la…. 67Revenons maintenant à la Question II où Gratien transmet ses définitions de la guerre juste. Au premier abord, rien de surprenant : le premier canon reprend les Étymologies d’Isidore de Séville. 68
Une guerre est juste si elle est déclarée par un acte officiel et conduite pour recouvrer des biens ou pour repousser des hommes. § 1. Est appelé juge celui qui dit le droit au peuple, ou qui le juge selon le droit. Se prononcer selon le droit est juger justement. Car celui en qui ne se trouve pas la justice n’est pas juge [81][81]« Iustum est bellum, quod ex edicto geritur de rebus….
69Cependant, à y regarder de plus près, Gratien leur apporte des modifications significatives [82][82]Ces modifications de la définition isidorienne se trouvent déjà…. Tout d’abord, la définition contraire est supprimée [83][83]Voir supra, note 53.. La conséquence principale en est que la legitima ratione cicéronienne ne passe pas le seuil de la canonisation. Ensuite, le « ex praedicto » se transforme en « ex edicto », le « de rebus repetitis » en « de rebus repentendis » et le « hostium » en « hominum ». Tout cela conduit à un éloignement de l’esprit romain, notamment en gommant toute allusion au rituel fécial que Gratien ne pouvait comprendre, et nous fait passer du bellum romain à la guerra médié vale dans laquelle la cause matérielle devient prépondérante [84][84]Haggenmacher, op. cit., p. 157. Pour la différence entre le…. Enfin, à la suite d’Yves de Chartres, Gratien fait suivre la définition de celle du juge. Celle-ci provient du même livre des Étymologies, mais Isidore n’avait établi aucune corrélation entre elles. Ce rapprochement est lui aussi conforme aux conceptions médiévales du pouvoir politique : il conduit à faire dépendre l’edicto du iudex qui acquiert ainsi la compétence de guerre. 70Nous citons en entier le second canon car il reprend le texte connu pour être la définition augustinienne de la guerre juste. 71 Car toute guerre n’est pas licite. Mais lorsqu’une guerre juste est menée, on ne s’écarte pas de la justice que l’on combatte ouvertement ou que l’on tende des pièges. On a cependant coutume de définir comme justes celles qui punissent des injustices, ainsi on doit attaquer une cité ou une nation qui a négligé de punir un forfait perpétré par l’un des siens ou de restituer ce qui a été enlevé par des injustices. Mais aussi cette sorte de guerre est sans aucun doute juste, celle que Dieu ordonne, car il sait ce qui doit être fait et à qui cela doit être fait ; dans une telle guerre, le général de l’armée ou son peuple n’est pas tant l’auteur de la guerre que le ministre qui doit exécuter un jugement. Gratien : Donc une guerre est juste si elle est déclarée par un édit, ou si elle punit des injustices. Voyons de quelle manière une guerre juste a été conduite par les fils d’Israël [85][85]« Iusta autem bella solent diffiniri, que ulciscuntur iniurias,….
72Gratien est le premier auteur à déterrer la définition augustinienne de l’oubli. Nous ne revenons pas sur le rôle secondaire que cette définition joue dans le commentaire augustinien. Les altérations que lui fait subir Gratien sont significatives. La structure grammaticale et logique de la phrase est modifiée par la transformation du « si qua » augustinien en « sic », la suppression du « quae bello » devant « petenda est » et l’ajout du « que » devant « uel uindicare neglexerit ». Tout cela a pour résultat de transformer les illustrations du « ulciscuntur iniurias », qui était chez saint Augustin la seule cause de guerre, en
une énumération de causes différentes et également admissibles. Par conséquent, la guerre Deus auctore, qui chez Augustin est opposée à la guerre juste [86][86]En ce qu’elle n’a pas besoin d’autre justification que la…, devient chez Gratien une simple illustration supplémentaire. Cette modification associée à l’éviction de la legitima ratio isidorienne sert parfaitement la cause qu’il entend défendre : la lutte par le fer contre les évêques hérétiques. 73Le dictum final introduit le dernier canon qui est une simple illustration biblique de la guerre juste : « Il faut vraiment remarquer de quelle manière une guerre juste a été entreprise par les fils d’Israël contre les Amoréens. La traversée de leur pays sans causer de dégâts leur fut en effet refusée, ce qui leur était dû selon le droit le plus juste de la société humaine [87][87]Gratien, Decretum, C. 23, II, iii, (traduction libre).. » 74Il s’agit de répondre ici au deuxième volet de la Question II qui a été annoncé par Gratien : « Quomodo a filiis Israel iusta bello gerebantur ? ». Il cite à cet effet un troisième texte augustinien que nous connaissons déjà [88][88]Saint Augustin, Quaest. Hept., IV, 44, voir supra note 40.. Ce qui justifie ici la guerre, ce n’est pas qu’elle est ordonnée par Dieu, mais qu’elle répond à une injustice faite aux Israélites : le refus du passage, demande pourtant conforme à l’usage de la « société humaine ».
4 – Conclusion 75On perçoit en définitive comment Gratien, servant les desseins de la papauté suite à la Querelle des Investitures, redécouvre la définition donnée par saint Augustin au détour de son commentaire du livre de Josué, et comment il la travaille, l’infléchit sensiblement pour appuyer son propos général. La plaçant ainsi transformée dans un nouveau contexte, il la « canonise » d’une manière qui permettra aux scolastiques de formaliser leur réflexion sur la guerre, celle-ci trouvant sa forme la plus accomplie dans la formulation de saint Thomas d’Aquin. On peut dire que la théorie chrétienne de la guerre juste est née lorsque la discipline pénitentielle fut réformée au cours du XIIe siècle. Le rôle plus important attribué aux confesseurs impliquait que la littérature pénitentielle fût mêlée de quelques principes théologiques. Évaluer la gravité du péché et la satisfaction nécessaire demandait à considérer si le meurtre avait été commis ou non dans le cadre d’une guerre juste. Alexandre d’Alès [89][89]Alexandre d’Alès, Summa theologica, III, n. 446. reprit et systématisa ses conditions, reprenant à la suite de Raymond de Penafort [90][90]Raymond de Penafort, Summa de casibus poenitentiae., les canons patristiques d’Yves de Chartres et de Gratien. Thomas d’Aquin [91][91]Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, La charité, Tome… eut plus tard le mérite de la clarifier et de l’énoncer à nouveau en des termes qui la rapprochaient de ses origines latines avec suffisamment de liberté pour qu’elle s’adapte à la situation contemporaine. Il sut également préserver et perpétrer ce qui constitue à nos yeux la dimension spécifiquement chrétienne de la théorie : l’accent placé sur le for
intérieur, avec la condition de la recta intentio qui ne peut que transcender un cadre trop restrictivement juridique. 76La théorie de la guerre juste, telle qu’elle fut formulée par l’Aquinate, servit de base aux controverses de la renaissance aux cours desquelles elle subit de nombreuses altérations [92][92]On pense naturellement aux apports de Francisco de Vitoria…. Devant une histoire aussi riche et complexe, il nous semble difficile de faire de la tradition de la guerre juste une tradition spécifiquement chrétienne. Il semble tout aussi compliqué d’en attribuer la paternité à saint Augustin. Son apport fut certes, en ce domaine comme en tant d’autres, important. Il ne nous a pas paru décisif, tant d’autres contributions, telles celles des textes juridiques romains et des canonistes du XIIe siècle, se sont révélés conséquents.