MÉTHODOLOGIE
Francine Ducharme, Ph.D. Professeure titulaire Faculté des sciences infirmières Université de Montréal Titulaire de la Chaire de recherche en soins infirmiers à la personne âgée et à la famille Centre de recherche Institut universitaire de gériatrie de Montréal
Version adaptée de la conférence à être publiée dans les Actes du Colloque « Les savoirs infirmiers au Québec : Bilan et perspectives » 68e Congrès de l’Association canadienne-française pour l’Avancement des sciences Université de Montréal, mai 2000
LA RECHERCHE … POUR LE DÉVELOPPEMENT DES CONNAISSANCES SUR LE SOIN Mots-clés : soin, recherche infirmière, savoir, développement des connaissances
INTRODUCTION
Quel sont les objets d’étude de la discipline infirmière? Y a-t-il un objet central ? Quels sont les approches que l’on devrait privilégier pour le développement des savoirs infirmiers concernant ce ou ces objets centraux d’étude ? C’est dans la perspective de ce questionnement que je tenterai d’offrir, dans les pages suivantes, une réflexion sur le «soin» en tant qu’objet central de la discipline infirmière. Pour ce faire, la notion de «soin» et les sources de développement des connaissances sur le soin seront d’abord abordées. Par la suite, l’approche empirique en tant que moyen pour le développement du savoir sera discutée en fonction des grands courants de pensée qui ont marqué la discipline infirmière. Enfin, des pistes pour le futur seront proposées.
Pourquoi alors proposer le soin comme étant au cœur du savoir infirmier ? Cette question nous renvoie évidemment à la conception même de la discipline infirmière qui, encore aujourd’hui, fait l’objet de débats et de controverses. Revenir sur ces débats n’est pas l’objet de cet article mais il importe néanmoins, avant de poursuivre la réflexion sur le soin, d’en présenter une conception. Après avoir rédigé avec quelques collègues le livre La Pensée infirmière, publié au Québec et en France en 1994, la proposition qui y est énoncée sur le centre d’intérêt de la discipline infirmière m’apparaît, en dépit de ses limites, encore pertinente au seuil du 21e siècle. Cette proposition, formulée à partir des similitudes observées entre les diverses conceptions de la discipline, soit les modèles conceptuels, s’énonçait comme suit : «La discipline infirmière s’intéresse au soin de la personne qui, en interaction continue avec son environnement, vit des expériences de santé» (Kérouac, Pepin, Ducharme, Duquette & Major, 1994, p. 61). Selon cet énoncé et à l’instar de plusieurs auteurs (Benner & Wrubel, 1989 ; Gault & Leininger, 1991 ; Lynaught & Fagin, 1988 ; Watson, 1988), le centre d’intérêt de la discipline se réfère à l’essentiel, soit au soin.
LE SOIN
La discipline infirmière étant une discipline professionnelle, la pratique des soins infirmiers y occupe une place privilégiée. Mais qu’est-ce que le soin ? Que veut dire soigner ? N’y a-t-il pas plusieurs disciplines qui se préoccupent de soigner ? Les psychologues qui soignent l’âme et les médecins qui guérissent fournissent, eux aussi, des soins. Les familles qui offrent de l’aide et du soutien à leurs proches malades, principalement les femmes, prodiguent également des soins. Nightingale ne soulignait-elle pas, au 19e siècle, “Every woman is a nurse ?” (Nightingale, 1859).
Par ailleurs, discuter du soin ne peut se faire sous vide. Parler du soin signifie inévitablement parler du ou des récipiendaires de ce soin : soigner qui ? Non pas toutes les personnes ou toutes les familles, mais plutôt celles qui vivent des expériences de santé ou des situations relatives à la croissance, au développement et à des problématiques qui inclut la maladie. Ainsi, le soin, au cœur de la discipline, ne se dissocie aucunement de la personne et de son environnement et la recherche sur le soin tient aussi compte des personnes qui bénéficient du soin et de leur environnement.
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Mais alors, comment définir le soin ? Les analyses conceptuelles publiées dans les écrits américains révèlent une certaine confusion entre les termes anglais “care” (soin) et “caring” (le «prendre soin») qui sont souvent utilisés indifféremment (voir Cohen, 1991 ; Morse, Bottorff, Neander & Solberg, 1991). Selon ces écrits, le soin comprendrait des aspects humanistes et affectifs ainsi que des aspects instrumentaux ou plus techniques (Morse, Solberg, Neander, Bottorf & Johnson, 1990 ; Pepin, 1992). Le soin n’est pas synonyme et limité à l’acte de soin ; il ne fait pas uniquement appel «au faire» ou au «comment», à l’intervention observable et mesurable. Il fait aussi appel à «être avec la personne» qui vit des expériences de santé, ainsi qu’à son intention (Bowers, 1987). Dans ce sens, le soin médical a une intention précise : faire une différence pour la vie des personnes. Le médecin traite et guérit la maladie. La discipline infirmière est par ailleurs centrée sur le soin qui contribue à la santé. Les modèles conceptuels qui offrent une vision explicite de la contribution des infirmières au système de santé ont, dans cette perspective, permis de définir certaines intentions du soin infirmier. Par exemple, le soin infirmier vise, selon la théoricienne Dorothea Orem (1991) de l’École des besoins (voir Kérouac et al., 1994), à combler les limites de la personne dans l’exercice de ses auto-soins liés à sa santé et à renforcer ses capacités d’auto-soins. Pour King (1989), de l’École de l’interaction, il s’agit d’un processus d’interaction réciproque entre l’infirmière, la personne et l’environnement menant à des transactions et à l’atteinte de buts et conduisant à un état fonctionnel de santé. De l ‘École de l’être humain unitaire, Rogers (1990) conceptualise le soin comme la promotion de la santé qui favorise une interaction harmonieuse entre l’homme et l’environnement ; le soin est centré sur l’intégralité des champs d’énergie. Enfin, Leininger (1988), de l’école du caring, différencie le soin générique (le soin profane) du soin professionnel, ce dernier engageant des comportements, des techniques et des processus cognitifs appris qui favorisent ou aident les individus, familles ou communauté à améliorer ou à maintenir leur santé ou leur style de vie en préservant, adaptant ou restructurant des soins dits culturels. Ces différentes conceptions, toujours en vigueur actuellement, nous amènent à considérer plus d’une ontologie du soin et conséquemment plus d’une approche pour le développement du savoir sur le soin.
COMMENT S’EST DÉVELOPPÉ LE SAVOIR INFIRMIER SUR LE SOIN ?
Au cours de l’histoire, le soin infirmier a été développé à partir de différentes sources et approches. L’article classique de Carper (1978) mentionne plus précisément quatre sources de savoir : le savoir personnel, le savoir esthétique, le savoir éthique et le savoir scientifique. Plus récemment, White (1995) a ajouté le savoir socio-politique en tant que source de savoir pour les années’90 et suivantes. Par ailleurs, l’intuition, l’expérience personnelle, l’art, la tradition, l’essai-erreur, les modèles de rôle et l’approche empirique sont parmi les approches qui ont été utilisées pour le développement des connaissances sur le soin. Le savoir infirmier s’est donc développé à partir d’une matrice multidimensionnelle comportant différentes sources de connaissances et différentes approches. Sans négliger l’ensemble de ces sources et approches qui font la richesse du savoir infirmier, la discussion se limitera ici au savoir dit «scientifique», développé à partir de l’approche empirique et portera ainsi sur la recherche en tant qu’outil pour l ‘évolution des savoirs infirmiers sur le soin.
L’approche empirique et les grands courants de pensée Nul n’est besoin de rappeler que la tradition de recherche en sciences infirmières est jeune. Mis à part Florence Nightingale (1859) qui a véritablement été la première infirmière chercheure dans les années 1850, ce n’est que vers 1950, soit cent ans plus tard, que l’on peut vraiment parler de développement de la recherche dans notre discipline. Les grands courants de pensée et les diverses conceptions de la discipline infirmière discutées précédemment ont influencé de façon importante le développement des connaissances scientifiques sur le soin. En examinant les études publiées dans les périodiques scientifiques américains depuis 1950, il est intéressant de noter que les paramètres choisis et les méthodes utilisées reflètent des philosophies, des valeurs et des définitions variées de la discipline. En fait, l’influence des grands courants de pensée est palpable. Le paradigme de la catégorisation (voir Kérouac, et al., 1994) a fortement marqué le dévelop-
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pement du savoir infirmier. Des méthodes quantitatives permettant d’analyser le plus objectivement possible des variables ou encore la relation prédictive et causale entre différentes variables mesurées à l’aide d’outils standardisés sont cohérentes avec ce paradigme. Néanmoins même si cette influence est toujours présente, elle a fait l’objet, au cours des quinze dernières années, de débats houleux. Les infirmières semblent s’orienter de plus en plus vers un paradigme holiste, vers un courant de pensée de la «transformation», soutenu par la prise en compte d’une réalité complexe, non linéaire, en évolution et selon laquelle le développement du savoir engage et la science et l’art infirmier. C’est dans cette perspective que White (1995) a modernisé la vision de la connaissance empirique conçue en 1978 par Carper pour y inclure la position ontologique du développement des connaissances du paradigme interprétatif. Au cours des dernières décennies, plusieurs théoriciennes et chercheures ont ainsi questionné la pertinence des approches quantitatives pour l’étude de phénomènes dans la discipline infirmière (Leininger, 1985 ; Phillips, 1992). Selon ces auteures, ces approches seraient inadéquates pour explorer la nature holiste des soins infirmiers. Des méthodes qui tiennent compte de l’interaction personne-environnement (soit du contexte) et qui favorisent la compréhension des significations de l’expérience humaine de santé ont ainsi été proposées. Ces débats sont aujourd’hui quelque peu anachroniques et ne devraient aucunement freiner le développement du savoir dans notre discipline. La diversité des approches méthodologiques qui sont cohérentes avec ces paradigmes est une richesse pour le développement des connaissances. Une orientation monolithique constituerait une limite à ce développement.
L’approche empirique et le savoir sur le soin… où en sommes-nous ? En dépit de tous ces débats qui sévissent encore aujourd’hui, qu’en est-il du développement des connaissances scientifiques sur le soin en tant qu’objet central de la discipline infirmière ? Une analyse des articles publiés aux États-Unis depuis 1950 dans le périodique Nursing Research permet d’observer certaines tendances intéressantes. Voulant d’abord acquérir un statut de «vrais chercheures» et de la crédibilité aux yeux de la communauté scientifique, les infir-
mières ont d’abord emprunté aux sciences exactes et expérimentales, des méthodes pour réaliser leurs recherches cliniques. Ces recherches, pour la plupart «athéorique» visaient à évaluer, par le biais de devis quasi-expérimentaux contrôlant le maximum de variables étrangères, différentes techniques de soins. On retrouve par exemple des titres tels : “Effect of intermittent positive pressure breathing and use of rebreathing tube upon tidal volume and cough” (Traver, 1968) ; «Oral hygiene instruction and plaque formation during hospitalization (Klocke & Sudduth, 1969). La conception de la discipline est, comme on peut le constater, plutôt médicale (les modèles conceptuels ne sont pas encore développés) ; les infirmières prennent «soin des médecins» et le modèle expérimental est l’étalon de la recherche dite scientifique. La période suivante est celle de la formation et de la gestion en soins infirmiers en tant que domaines d’investigation privilégiés. Cette période est suivie de l’avènement des modèles conceptuels et de la précision graduelle de la substance infirmière. C’est ainsi que certains phénomènes et concepts sont identifiés comme pertinents et font l’objet d’études empiriques. Le paradigme de la catégorisation domine et les recherches sont issues d’une vision post-positiviste de la science. Des recherches descriptives, des études d’association entre diverses variables sont publiées. En fait, on tente de préciser, légitimement, la nature des investigations en sciences infirmières. Un besoin de mieux explorer et de décrire les concepts proposés par les théoriciennes se fait sentir. Au Canada, une analyse des recherches des trente dernières années publiée en 1999 dans la Revue canadienne de recherche en sciences infirmières (Gottlieb, 1999) nous permet de constater les mêmes tendances. Même si la discipline infirmière est essentiellement une discipline professionnelle, le soin prodigué par les infirmières a relativement fait l’objet de peu d’études et conséquemment, la pratique de soins fondés sur des données probantes est relativement peu développée dans les milieux cliniques (Estabrooks, 1999). On constate que les articles publiés entre les années 70 et 80 portent principalement sur des sujets liés à la formation des infirmières. Cette décade est aussi centrée sur la professionnalisation du “nursing” au sein du système de santé et sur la conception de la discipline. Très peu de recherches sont effectuées sur les dimensions cliniques de la pratique infirmière. Dans un éditorial de cette époque, Judith Ritchie, une des rares chercheures cliniciennes, imploraient les chercheurs à centrer davantage leurs études empiriques sur des thèmes liés à la pratique des soins infirmiers. Ce n’est qu’aux
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alentours des années 85 (soit depuis 15 ans environ), que ce type de recherche a vu le jour dans les écrits canadiens. Parmi ces études, plusieurs ont permis l’exploration, la description de phénomènes propres aux sciences infirmières. D’autres ont permis de vérifier des relations entre des concepts et d’effectuer des propositions théoriques expliquant ces relations. Une prolifération d’écrits sur le développement de la théorie en sciences infirmières sont publiés. Toutefois, à partir de cette base théorique qui se solidifie graduellement, rares sont encore les chercheurs qui proposent et évaluent des stratégies de soin novatrices favorisant la santé. Aujourd’hui, à l’arrivée du 3e millénaire, de nombreux périodiques scientifiques publient les résultats d’études entreprises par les infirmières. Des périodiques quantitatifs et des périodiques qualitatifs voient le jour. On note deux paradigmes dominants qui s’affrontent : le paradigme quantitatif issu du post-positivisme et le paradigme qualitatif issu du courant interprétatif. Un véritable schisme, une vision «séparatiste» du monde de la découverte : On préconise les approches déductives ou inductives, la recherche de causalité ou la compréhension en profondeur de phénomène. Il s’agit, pour certains, de débats épistémologiques fondamentaux (Moccia, 1988) sur la nature de la connaissance, de la réalité et de la science, plutôt que de débats purement instrumentaux ou techniques touchant les méthodes de recherche. Pour d’autres (Ford-Gilboe, Campbell & Berman, 1995), les méthodes sont sélectionnées pour répondre aux buts des recherches et ne dépendent pas du paradigme du chercheur ; la triangulation des méthodes est donc permise (Corner, 1991). Enfin, certains auteurs soulignent que les traditions de recherche quantitatives et qualitatives apparaissent plus près l’une de l’autre que l’argument épistémologique ne le laisse entrevoir (Begley, 1996 ; Corner, 1991). Estil vraiment possible que le développement du savoir se réalise selon deux paradigmes discrets, distincts, mutuellement exclusifs ? N’est-ce pas une vision simpliste de la réalité ? Ce type de débat, qui tient souvent du prosélytisme, apparaît quelque peu dépassé, d’autant plus que d’autres paradigmes permettent d’élargir cette dialectique. Il suffit de penser au paradigme de la critique sociale qui permet une ouverture des sciences infirmières sur l’empowerment des personnes ou groupes vulnérables et qui permet le développement du savoir sociopolitique tel que proposé par White (1995). Néanmoins, dans toute cette émergence d’idées sur la connaissance scientifique, a-t-on perdu l’essentiel ? Où se retrouve donc la recherche sur le soin ? Les chiffres
et les mots ne permettent-ils pas, tous deux, de contribuer au savoir sur le soin ? Ces approches ne sont-elles pas réconciliables ? Complémentaires ? La science n’est-elle pas développée selon une approche essentiellement constructiviste, combinant à la fois inductions et déductions ? Dans notre équipe de recherche, nous avons par exemple développé une intervention à partir d’une méthode qualitative participative où les principales actrices sont les personnes qui bénéficient de cette intervention (Ducharme, Lévesque, Gendron, et al., 2000). Plus spécifiquement, les femmes (filles et conjointes) qui jouent le rôle d’aidantes familiales d’un parent âgé atteint de la maladie d’Alzheimer hébergé dans un centre de soins de longue durée, ont participé à la construction d’une intervention de promotion de la santé leur étant destinée. Elles ont également participé à l’évaluation qualitative de cette intervention, ce qui a permis son raffinement. La deuxième phase du projet, qui s’amorcera sous peu, permettra d’expérimenter cette intervention auprès de plusieurs groupes d’aidantes dans le cadre d’un projet multicentrique. Pour ce faire, nous utiliserons un devis quasi-expérimental afin d’en évaluer les effets sur différentes mesures de perception de la santé mentale, d’auto-efficacité et d’empowerment. Cette analyse quantitative des effets sera combinée à une analyse qualitative des perceptions des aidantes. Les résultats, quantitatifs et qualitatifs, permettront de déterminer l’efficacité du programme et de l’implanter par la suite dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée du Québec. Et pourquoi pas ? Pourquoi éviter cette chimie entre différentes approches ? Certaines interrogations persistent néanmoins quant aux «meilleures» méthodes permettant le développement du savoir sur le soin. Le devis quasi-expérimental, issu de la science expérimentale, devrait-il toujours être l’étalon pour déterminer l’effet de nos soins sur différentes clientèles ? Ou être rejeté d’emblée ? Que font les chercheurs des autres disciplines (psychologues, travailleurs sociaux) qui sont confrontés aux même difficultés que nous dans l’évaluation des effets de leurs interventions ? Même si nous voulons maintenant nous dissocier et avec raison du modèle expérimental biomédical, est-il nécessaire de rejeter cette approche de recherche ? Également, la méthode de la théorisation ancrée portant sur l’étude de processus sociaux (dérivée de la sociologie), l’ethnographie issue de l’anthropologie et la phénoménologie issue de la philosophie couramment utilisées dans notre discipline, sont-elles de meilleures approches pour le développement des
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connaissances ? Un questionnement quant à l’utilisation de ces approches n’est-il pas aussi de mise ? N’y a-t-il pas place pour la création de nouvelles approches ancrées dans nos fondements épistémologiques qui pourraient conduire au développement de connaissances sur le soin ?
de la santé et de la qualité de vie par les principaux acteurs, les personnes qui bénéficient de soins infirmiers, ne seraient-ils pas, par exemple, des indicateurs pertinents pour évaluer l’effet de nos soins ? La tendance trop facile à utiliser les indicateurs de résultats en fonction des outils de mesure disponibles retarde quelque peu notre essor.
Barrett (1998) a récemment souligné l’importance de développer et d’utiliser des méthodes de recherche «uniques» aux sciences infirmières, une des marques distinctives, selon cette auteure, des disciplines matures. La discipline infirmière en serait à ce point tournant de son évolution. Des avancées intéressantes ont été réalisées en ce sens. Ainsi, certains auteurs ont proposé des approches cohérentes avec une vision holiste du soin. Sally Thorne et ses collaborateurs (1997) ont plus particulièrement suggéré la description interprétative des expériences de santé et de maladie en tant que voie possible pour le développement de connaissances infirmières significatives pour la pratique clinique. Parse (1998), Newman (1994), Leininger (1985) et Watson (1988) ont aussi proposé des approches cohérentes avec leurs propres conceptions de la discipline et du soin qui se situent dans le paradigme qualitatif. Par ailleurs, plusieurs autres auteurs ont proposé des méthodes qui permettent de rapprocher la recherche à la pratique des soins et qui favorisent ainsi le transfert des connaissances et l’avancement de la pratique infirmière (Holter & Barcott., 1993 ; Oiler Boyd, 1993 ; Rolfe, 1994 ; Sandelowski, 1996) : des méthodes de recherche-action, des études de cas, des recherches évaluatives qualitatives, des recherches basées sur une pratique réflexive. Ces approches adoptent la ligne de la 3e position, c’est-à-dire qu’elles transcendent la distinction objective-subjective, la distinction positivismeinterprétatif et créent les fondements de nouveaux modèles de recherche pour la discipline infirmière en tant que discipline professionnelle. Si la recherche vise fondamentalement à améliorer la pratique, de tels modèles ne sont-ils pas essentiels ?
CONCLUSION
La recherche en sciences infirmières a pour finalité la santé des populations. Les infirmières-chercheures sont donc imputables à la société. Elles doivent réaliser des recherches qui permettent l’amélioration du soin à la population. Dans cette perspective, un des défis actuels consiste à démontrer, par la recherche, l’efficacité de nos soins (Ducharme, 1998). Le mouvement contemporain de pratique basée sur des données probantes (evidence-based nursing, EBN, voir Closs & Cheater, 1999), même si par certains aspects mérite d’être remis en question (la résistance au mouvement EBN est une fois encore issue de la dialectique quantitatif/qualitatif), nous incite à relever ce défi. Un défi qui va de pair avec celui de développer des méthodes de recherche adaptées à la nature de nos investigations et cohérentes avec notre conception des soins. Certaines questions méritent toutefois notre attention dans l’immédiat : Qu’est-ce qui constitue, dans notre discipline, la meilleure évidence ? Qui juge de l’évidence et comment jugeons-nous de l’évidence ? Je crois que c’est à nous, en collaboration avec les personnes que nous soignons, que revient de définir ces paramètres… avant que d’autres ne s’en préoccupent.
Somme toute, y a-t-il une seule bonne méthode qui permette le développement des connaissances scientifiques sur le soin ? Même si le pluralisme philosophique et méthodologique est de plus en plus reconnu, la réflexion à cet égard mérite d’être poursuivie.
En 1850, Nightingale a pu démontrer l’effet de mesures d’hygiène sur la mortalité des soldats de la guerre de Crimée. Les connaissances actuelles et les conceptions de la discipline nous permettent aujourd’hui de définir certains ingrédients de soins prometteurs, ainsi que des indicateurs de résultats pertinents et originaux. Quand évaluerons-nous, par le biais d’approches empiriques diverses, ces soins pour le bénéfice des personnes, des familles et des communautés ?
Par ailleurs, nos indicateurs de résultats pourraient aussi être différents de ceux utilisés dans les sciences expérimentales et plus cohérents avec nos positions épistémologiques. L’atteinte d’objectifs personnels, le partenariat, la satisfaction de la clientèle, la perception
Même si le soin infirmier est souvent, tel que le mentionne Collière (1986), «invisible», la personne qui est soignée sait que ce soin peut faire la différence… mais qui d’autres encore le sait ? Sans verser dans l’épidémiologie et dans l’étude de population qui nous
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éloigne de la personne que nous soignons, nous avons l’obligation de démontrer l’effet de notre soin.
methods : Is there a way forward ? Journal of Advanced Nursing, 16, 718-727.
Préciser notre conception des soins infirmiers et développer le savoir infirmier sur le soin par une méthode empirique cohérente avec cette conception ne pourra qu’apporter aux infirmières une reconnaissance sociale dont elles ont grandement besoin dans le contexte actuel. Tel que le mentionnait Benner en 1984, «toute définition du pouvoir en nursing devrait inclure le pouvoir qui réside dans le SOIN».
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