La Marche Du Crabe

  • November 2019
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La marche du crabe, ou comment nous avons tous fait un pas à droite (Novembre 2007)

Deux pas à gauche, trois pas à droite : depuis plusieurs années, on peut aisément constater comment dérive l’ensemble de la classe politique, l’élection de Sarkozy n’étant que le signe le plus évident de ce glissement vers la droite. S’il est acquis que ce dernier doit son succès à la cohérence d’une démarche qui donna une nouvelle légitimité aux valeurs les plus rétrogrades, la droitisation du parti socialiste et de ses alliés, verts et même communistes, parait moins évidente aux yeux du quidam, parce que plus insidueuse. Chez les soi-disants socialistes, on peut pourtant en lire les signes dès 1997, avec notamment le tournant sécuritaire, le colloque de Villepinte, les premières lois liberticides. Dix ans plus tard, le travail est bien avancé et c’est une gauche décomplexée qui, en la personne de Royal, revendique à son tour les valeurs du travail, de la famille, de la nation,… Si le phénomène paraît plus trouble encore en ce qui concerne l’extrême-gauche, elle n’y échappe pourtant pas, anarchistes compris. Comment le pourraient-ils ? Impliqués dans la vie de la cité, immergés dans le mouvement social, partie prenante d’un nombre conséquent de luttes, ils subissent, au même titre que n’importe quel militant, les effets de ce déplacement du point de gravitation politique. Pour s’en convaincre, il suffit d’interroger le rapport que les anarchistes entretiennent désormais avec la violence, fusse-t-elle insurrectionnelle. On s’étonnera à peine d’entendre Besancenot condamner les manifestations ayant suivi l’élection du six mai dernier, mais on s’étonnera d’avantage à voir l’embarras de nombre de camarades, face à la révolte des quartiers, en novembre-décembre 2005. Dans ce contexte particulier, sans le nécessaire recul, sans grande implantation ni relais chez les émeutiers, on a pu lire, entendre, des choses suprenantes. Depuis quand les anarchistes se soucient-ils de savoir à qui appartient telle ou telle voiture brûlée ? Depuis quand s’émeuvent-ils à la vision d’une école en flamme ? L’école a-t-elle cessé d’être cet espace où se perpétue l’aliénation de l’individu, l’un des plus sûrs outils de dressage ? Pourtant nombreux furent ceux d’entre nous qui, quand ils ne les condamnèrent pas, pour le moins regrettèrent la tournure prise par les événements (au passage, on se souviendra de la faible mobilisation des militants, quand se mirent à pleuvoir sur les jeunes rebelles des peines de prison disproportionnées, délirantes). Un pas à droite, donc. Mais ce n’était pas le premier. Aux manifestations anti-G8, à Annemasse en 2003, je fus surpris d’apprendre que les consignes du service d’ordre de la Claaaac (regroupant, pour aller vite, l’ensemble des organisations libertaires), fut d’interdire le retour, dans la manifestation, de toute personne l’ayant quittée pour s’en prendre qui à une banque, qui à une station service,… Certes, dans le même

temps, le service d’ordre d’Attac avait lui décidé de livrer aux flics tout « casseur » prit sur le fait… Si la Claaaac n’alla pas aussi loin, il faut bien admettre que, dans les faits, cela revenait pratiquement au même. Une telle pratique, privant des camarades de la protection naturelle du cortège, était impensable il y a quelques années. Elle tend à entrer maintenant dans nos manières de faire. Et, sporadiquement, surgissent ici ou là d’étranges discours, où la condamnation implicite des « casseurs » le dispute au souci de l’image que nous donnons, nous anarchistes, lors de ces épisodes violents. Ah !, la dictature de l’image… Un pas à droite, là encore. Cependant, si la question de la violence, moyen de lutte parmi d’autres, représente l’endroit où s’exprime le plus clairement cette dérive, il est d’autres sujets où se constatèrent, dans nos rangs, d’étranges positionnements. Ce qu’on a appelé l’affaire du voile fut, dans ce sens, parfautement symptomatique. Là aussi, embarras. Coincés entre, d’une part, une vision caricaturale (et, disons-le, légérement teintée d’islamophobie déguisée), de la femme musulmane incapable de penser par elle-même et de faire des choix, d’autre part le rejet, lui légitime, du religieux, il est arrivé à certains d’embrasser de curieuses philosophies. Ainsi celle que sous-tend l’idée de laïcité. Comment ne pas voir que défendre la séparation de l’Eglise et de l’Etat revient à légitimer les deux ? Comment pouvonsnous oublier que ce que nous visons n’est pas leur séparation, mais que leur disparition ? En fait, il semble que nous n’ayons, à l’époque, pas su nous poser réellement la seule question qui vaille : sommes-nous, oui ou non, du côté de l’interdit ? Qui sommes-nous, pour décider de qui est opprimé qui ne l’est pas? Et si on rendait la parole aux principaux intéréssés, plutôt que de parler en leur nom ? Au lieu de cela on a vu, parfois, dans nos rangs, ressurgir les fruits amers de la propagande d’Etat. Confronté à ce qu’ils ne comprenaient pas, certains on alors fait le choix de cautionner une loi liberticide. Un pas à droite, un de plus. Au final, et pour paraphraser une formule appelée à passer à la postérité, c’est moins le bruit des bottes que nous avons à craindre aujourd’hui que le silence de nos esprits ensommeillés. Que le crabe, en nous, et sa danse morbide. Si nous ne pouvons prétendre échapper au vaste reflux conservateur qui traverse toute la société, il est urgent d’y résister, de lutter, pied à pied contre ce qui ressort du conditionnement moral, de revenir aux bases de notre action que sont l’émancipation de l’individu, dans tous les sens du terme, et bien entendu préparer une révolution, qui, si nous continuons à nous perdre dans des soucis d’image ou à gloser autour d’un morceau de tissu, risque une nouvelle fois de se faire sans nous. Boniface Bilderberg.

De l’importance de bien dormir (septembre 2006)

Il y a peu, j’ai reçu ça… « Bonjour, je m’appelle Florent, j’ai 17 ans, je suis lycéen. Je vous écris pour vous faire part de mon quotidien, que je trouve pathétique et pour tout dire, flippant. Alors voilà : Le matin je me lève de bonne heure, j’ai bien dormi car, selon ma mère, c’est important de bien dormir. Et important, aussi, de se lever de bonne heure. Pourquoi ? Allez savoir… Je m’envoie un verre de lait bio et deux tartines sans beurre (attention au cholestérol), un bol de corn flakes sans sucre car le sucre, ça rend obèse. Ensuite, je me prépare pour me rendre au bahut. Tout seul dans ma chambre, je me ferais bien un petit stick, histoire de réveiller mes neurones. Mais je sais que la drogue, c’est mal. Ça endort et surtout ça donne de mauvais résultats scolaires, on me le rabache toutes les deux heures. Bon ok , pas de stick. Au moment où je vais sortir ma mère m’arrête : « baisse le niveau de ton walkman, tu veux devenir sourd à trente ans ? » En fait, c’est un mp3, mais ma mère est vieille (elle est née avant 68 !), et emploie des mots dépassés : walkman, programme commun, élections… Je me rends au bahut en bus. J’ai un scooter mais il paraît que le scooter, même avec un casque, c’est dangereux. « Tous les jours y’a des jeunes qui se tuent en deux-roues », dit maman… Qu’elle me confonde avec un livreur de pizza c’est déjà bien limite, mais qu’elle tente ensuite de me convaincre qu’en laissant le scooter au garage je contribue à lutter contre le réchauffement climatique, là c’est carrément drôle. Réchauffement climatique mon cul, elle flippe, oui, ma mère ! Pourquoi m’avoir acheté ce scooter ?Elle devait avoir quelque chose à se faire pardonner… A l’entrée du lycée un vigile bipe mon badge et me demande d’éteindre mon portable : procédure habituelle. Je vois bien qu’il regarde discrètement mes yeux (procédure habituelle), ils ont pas encore inventé la machine à coincer les fumeurs de shit. Ça viendra. En attendant, un grand panneau sous forme de sigles rouge et blancs rappelle toutes les interdictions qui ont court dans mon bahut : portable barré, casquette barrée, voile barré, cigarette barrée, canette, bouffe barrées… On se croirait au code de la route. Ils n’ont pas osé barrer une bite et un cul, mais je suis sûr qu’ils y pensent. Plus loin, un autre panneau m’averti que les ondes dégagées par les téléphones portables risquent de détruire mon cerveau (le type qui m’a vendu le mien a dû oublier de m’en parler). Cependant je suis tranquille, le mien de cerveau, ne risque rien : dès que j’entre au bahut je le laisse au vestiaire. De toutes façons, en cours, il est interdit d’apporter avec soi son cerveau.. Tout ce qui fait nos vies doit rester à la porte. Ils parlent de boucher les fenêtres avec de grands cartons pour nous empêcher de rêvasser, et de foutre tout

le monde en blouse, pour nous faire passer l’envie de mater les fesses des filles. Ils veulent nous enterrer vivants. Parce qu’on est là pour bosser. Pour, comme dit ma mère, « ne pas se louper ». Ah. A l’intercours, pour déstresser, je me fumerais bien une clope. Pas de chance, interdit aussi. Même dehors, dans la cour, il y a des affiches partout qui rappellent qu’ici c’est « lycée sans tabac » Bon, alors donnez-moi l’adresse d’un lycée avec tabac ! On pourrait sortir, mais non. Avant, on allait sur le trottoir s’en griller une petite, maintenant ce n’est plus possible : le proviseur fait fermer les grilles, parce qu’il paraît que le trottoir, devant le bahut, c’est dangereux . A cause des voitures. Qu’est-ce qu’il attend le proviseur pour demander alors à ce qu’on interdise les voitures ? C’est pas nous les dangereux…Je crois surtout que le proviseur trouve que ça la fout mal, un attroupement de 200 élèves devant « son » lycée. Manquerait plus que les gosses de la cité d’à côté vienne nous parler, tiens… Du coup, on est sevré d’office. Du coup, on est nerveux. J’ai alors l’idée de me rabattre sur le distributeur de sodas, mais au nom, une nouvelle fois, de la sacro-sainte Lutte Contre l’Obésité, ils ont fait enlever le distributeur de sodas. Heureusement, je croise Sabrina, qu’on oblige pas encore à se promener en tchador républicain. Elle me plaît bien Sabrina, mais c’est à peine si j’ose lui demander timidement l’heure, de peur que ses parents ne portent plainte pour agression sexuelle. Interdit aussi, Sabrina. Avec le distributeur de sodas, ils ont enlevé aussi le distributeur de désirs. Soda, sida… « fais attention !, répète ma mère, sort couvert, ah ah ! » (ça la fait rire…) Et avant d’embrasser une fille, je me mets une capote sur la langue ? Plus tard,à la cantine je passe devant la borne biométrique qui va m’autoriser à la dégustation d’un menu insipide, mais équilibré. Puis-je avoir avoir un peu de sauce avec la viande ? Ah non, jeune homme, désolé, on vient d’interdire la sauce… Finalement je rentre chez moi à la fin des cours, et ma mère, bizzarement, me trouve déprimé. Comme elle est médecin chez nous c’est une vraie pharmacie, et elle me tend comme tous les soirs la boîte de Lexomil. J’en prends trois, et je vais me coucher. C’est important de se coucher tôt, c’est important de bien dormir, … » Florent Et Boniface Bilderberg.

Comment nous tuons nos enfants ( juin 2006)

Avez-vous entendu parler du méthylphénidate ? Si non, ça ne saurait tarder. Molécule agissant sur le système nerveux central, dérivé amphétaminique classé au tableau des stupéfiants, elle est utilisée dans le traitement de l’hyperactivité de l’enfant. Son doux nom commercial : Ritaline, pour la plus connue, ou encore Concerta. Apparue aux Etats Unis il y a presque dix ans, elle y a connu un succès digne de la coke ou du crack : les gosses en sucent là-bas comme si c’était des Smarties. Bien sûr le phénomène, porté par la force de frappe des industries pharmaceutiques, s’est transporté dans les contrées de la vieille Europe, dont la France: 170 000 boîtes vendues au cours de l’année 2004, trois fois plus qu’en 2000. Les petits agités se seraient-ils multipliés ? C’est une histoire qui commence bien : on isole une molécule et, grâce à cette molécule, on atténue un temps la souffrance des enfants atteints de TDAH ( troubles déficitaires de l’attention, avec ou sans hyperactivité). Les TDAH, c‘est pas drôle. Les enfants concernés, petits speedés de six ans et plus, incapables de se concentrer ni de mener à bien la moindre activité, souffrent terriblement. La Ritaline les soulage, et soulage leur entourage, lequel est soumis à rude épreuve. Un soulagement passager, le temps que dure l’effet de ce qui n’est qu’un médicament. Comme ça ne peut suffir, on oriente certains de ces enfants vers des psychothérapies, certains pédopsychiatres estimant même que leurs jeunes patients ne font, par leurs comportements, que réagir à l’environnement familial, social, éducatif. Le neuropédiatre Louis Vallée affirme pour sa part que seulement 10% des enfants dits hyperactifs relèvent d’un traitement de type Ritaline. 10 % d’un groupe constitué au maximum de 9000 enfants… Pourtant, ces derniers temps, les ventes n’en ont pas moins continué de s’envoler, jusqu’à être multipliées par trois en l’espace de quatre ans. C’est que la demande a augmenté. Et si la demande a augmenté, c’est que la télé en a parlé. Ces dernières années, nombre de talk-shows on en effet traité le sujet des TDAH, en privilégiant l’angle strictement médical. Rebaptisées par les médias « pilules de l’obéissance », la Ritaline et ses petites sœurs ont donc bénéficié d’un furieux coup de projecteur, une véritable aubaine pour leurs fabricants, qui n’eurent même pas besoin d’en faire la promotion. Les garde-fou mis en place (la première prescription ne peut être le fait que d’un pédopsychiatre, quant aux médecins traitants ils ne peuvent prolonger le traitement au-delà d’un an) se sont révélés inefficaces.

A la demande des parents, des spécialistes n’hésitèrent pas à jouer de l’ordonnancier, prescrivant de la Ritaline dans le cas d’enfants non concernés par l’hyperactivité, et se montrant seulement un peu trop turbulents. Aujourd’hui, il existe des sites internet où les parents qui « cherchent » de la Ritaline, s’échangent les adresses des médecins les moins regardants, bref de leurs meilleurs « fournisseurs »… Pression des parents, donc, eux-mêmes soumis à la pression de l’institution scolaire : en regardant de plus près l’intitulé des prescriptions, on a constaté qu’elles étaient de plus en plus souvent liées au cadre scolaire. En terme de rythme : l’enfant n’avalera sa pilule que les jours où il va à l’école, le traitement étant suspendu pendant les vacances, voire durant le week end ! En terme, surtout, de comportement, tant la peur de l’échec est grande, chez les parents en général, chez ceux d’enfants « trop vivants », en particulier. Quelles que soient les (mauvaises) raisons qui les poussent à une telle aberration, la conclusion pourtant s’impose : dans ce pays, des parents sont prêts à droguer leurs enfants dans le but d’éviter qu’ils aient des problèmes à l’école… Puisqu’ils sont concernés de près, on aurait bien voulu savoir ce que pensent les enseignants de ce phénomène inquiétant. Il semblerait, malheureusement, que les enseignants n’en pensent rien : syndicats, pédagogues, académies, médecine scolaire…c’est, sur ce sujet, le grand silence. On en est donc réduit à de pures suppositions, au premier rang desquelles celle qui incline à penser qu’ils sont d’abord soucieux du bien être de leurs jeunes élèves (rappelons que nous parlons ici d’enfants âgés de six à dix ans). On imagine également qu’ils doivent être peu nombreux à rêver de faire classe devant un troupeau de courges shootées. On fait le pari, cependant, que certains se sentent soulagés d’être débarrassés des petits agités et autres « pertubateurs », et rendent grâce aux pilules d’évacuer la difficulté qu’est pour eux la parole de l’élève. Ainsi se perpétue, au croisement de trois tensions : tension du parent affolé, tension de l’enseignant exigeant, tension de l’enfant qui s’efforce de correspondre au modèle d’élève imposé, le mythe, justement, de l’élève modèle. Le cancre vient ici s’asseoir aux côtés de l’enfant sage. L’un a pris de la Ritaline, l’autre pas. Silence, donc, du côté des profs. Certains médecins par contre commencent à s’élever contre ce que le professeur Golse, de l’hôpital Necker, appelle le « rabotage des comportements ». Ceux-là dénoncent l’inquiétante médicalisation des troubles psychiques, et l’approche réductionniste, centrée sur les symptômes. Mais nombreux sont les spécialistes qui refusent de pousser la réflexion au-delà de l’idée de confort. Selon Eric Kononfal, neuropédiatre à l’hôpital Debré, « la Ritaline permet aux enfants de mieux écouter la maîtresse »… Toutefois, si ils ne sont qu’une poignée à dénoncer surprescriptions et abus en tout genre, on ne peut que saluer leur courage quand on sait l’omertà qui règne dans le milieu médical, surtout, leur être gré d’élever le débat au niveau où il doit se mener, celui d’un choix de société. Que penser en effet de ces adultes, parents ou profs, qui exigent des enfants sages, alors même que la sagesse est l’exact contraire de l’enfance, son plus pur opposé ? Que penser de ces gens qui, parce qu’ils en ont peur, semblent fermement décidés à calmer la jeunesse, quitte à lui fournir, pour cela, d’énormes

quantités de drogue ? On voit que les questions soulevées par l’usage détourné du méthylphénidate dépassent de beaucoup la sphère de l’éducation. Elles s’inscrivent au cœur d’une réflexion plus large, touchant la volonté de contrôle des individus, volonté que ne cherchent même plus à nier les tenants de l’ultra-sécuritarisme. Dans ce cadre l’enfant sage, quand il aura grandi, passera directement de la Ritaline au Lexomyl, à moins que ses goûts personnels ne le portent vers la picole. Toxicomane à vie, il n’en deviendra pas moins une manière de citoyen modèle, c’est-à-dire atone, sourd, parfaitement indifférent. Un individu qui, comme un vêtement bien repassé, ne fera apparaître aucun pli, si ce n’est ceux voulus, normés. Un être soumis aux règles mortifères de la risquophobie, abdiquant l’essentiel de sa liberté d’homme au profit d’une pseudo sûreté. Cette métamorphose, ce mouvement qui nous pousse à lâcher la rue, l’agora, pour l’ombre d’un château fort et ses remparts soi-disant sûrs, est très largement entamé. Nous acceptons d’être sans cesse vidéosurveillés, il en va de notre « sécurité ». Nous acceptons la mise en berne des libertés individuelles par le biais d’un état d’urgence que rien ne justifiait, mais promulgé au nom de cette même sécurité. Nous acceptons, enfin, ces sortes d’auto-couvre-feu que sont les psychotropes ou antianxiolytiques, et refusons de voir à quel point fonctionne à merveille le couple médicament/caméra : au premier, le contrôle des esprits, au second le contrôle des corps. Nous défilons pour la défense des services publics, la défense des acquis sociaux, la défense du pouvoir d’achat, la défense de la laïcité,… mais nous sommes désormais parfaitement incapables de la moindre révolte. Pire : quand elle gronde sous les remparts, comme ce fut le cas récemment, non seulement nous ne sommes plus en mesure de la soutenir, mais encore certains font le choix de la condamner, par pure commodité. Certes, nous lisons encore des livres. Mais nous ne nous rendons même plus compte que les personnages pathétiques se gavant de « soma » dans « Le meilleur des mondes », nous ressemblent en tout point. Dépossédés de toute force, nous critiquons à perte le nouvel ordre social, bâti sur le cadavre de nos anciennes volontés. Ereintés, épuisés, nous n’avons même plus le courage de laisser nos enfants exister en tant que tels. Nous les voulons, comme nous, morts. La pilule de l’obéissance nous aidera à les tuer. Boniface Bilderberg.

PAS DE PANIQUE ! DE L’UTILISATION POLITIQUE D’UN MYTHE (décembre 2003)

Le Delaware, ce n’est pas grand. 5000 kilomètres carrés, 625 000 habitants, un des plus petits états, côte est des Etats Unis. Le Delaware, cependant, abrite une curiosité unique dans son genre, le Centre de Recherche sur les Désastres. Ça pourrait être le nom d’une secte à tendance millénariste, ou celle d’une milice texane veillant à la sauvegarde de la race des bovidés blancs, en fait, c’est à peu près le contraire : dans ce centre, de très sérieux experts de renommée mondiale, scientifiques émérites et universitaires, travaillent, entre autre chose, à la déconstruction d’un mythe qui ne peut qu’intéresser de près celles et ceux se posent encore la question de l’Homme, animal social ou animal tout court. Depuis un demi-siècle un quarteron de scientifiques, la plupart spécialistes de la psychologie des foules, cherchent à y recenser les comportements de groupes d’invidus ayant subi inondations, tremblements de terre, tornades, crashs aériens, incendies, attentats,... Les premières études remontent au bombardement de Dresde, c’est dire. Ils ont depuis analysé plus de sept cent situations, dont la particularité fut de placer un nombre de personnes plus ou moins important devant un danger de mort imminent. Première constatation : si on entend par « panique » une perte partielle ou totale du contrôle de soi, suivie d’agissements visant le seul but de sauver, à n’importe quel prix, sa peau, alors ce phénomène, dans les sept cent cas recensés, n’a été constaté que très marginalement. Autrement dit la panique constitue l’exception, non la règle comme on voudrait tellement nous le faire croire. Sauve-qui-peut, et crève à ma place ? Les travaux des chercheurs parlent de fantasme collectif, de mythe. Comme tout mythe, la panique aurait, selon eux, une utilité immédiate : expliquer, rationnaliser des évènements qui, sans lui, demeureraient incompréhensibles. Un exemple, parmi des centaines : en décembre 79, un concert des Who fit 11 morts. 8000 personnes attendaient devant les portes d’un bâtiment conçu pour en recevoir deux fois moins. Quand les portes s’ouvrirent, ce qui fut décrit ensuite comme un mouvement de panique n’était en fait qu’une ruée, les gens tombés à terre furent un temps protégés par un cordon improvisé, mais la poussée des impatients fut finalement trop forte. Dans l’ignorance la plus totale, la foule piétina onze personnes, et l’énorme majorité des impatients apprit la nouvelle le lendemain, à la lecture des journaux. Des dizaines de témoins eurent beau répéter qu’à aucun moment il n’y eut le moindre mouvement de panique, c’est malgré tout cette version qui au final l’emporta, dans les médias mais également lors de la rédaction du rapport de police. L’explication, facile, évitait de devoir expliquer aux familles des victimes

que ces dernières s’étaient faites bêtement piétiner par une foule « impatiente », ne s’étant même pas rendue compte qu’elle marchait sur des corps. Elle évitait aussi de poser la question qui dérange, à savoir : qui est responsable ? Dans ce cas, comme dans tant d’autres, la panique fournit une réponse idéale. Et, le cas échéant permet de rejeter la faute sur les victimes elles-mêmes : si elles n’avaient pas paniquées... Quelle que soit la situation et son extrême urgence, on ne compte plus les témoignages allant à l’encontre du mythe, pratique, de la panique. A Dresde, personne n’est sorti dans la rue en robe de chambre, et hurlant de frayeur. Il y avait pourtant de quoi. Les images télé montrant les gens sortant du world trade center une demi-heure avant qu’il ne s’effondre, ressemblent aux images vidéo des caméras de surveillance d’une station de métro : défilé de gens calmes, leurs serviettes à la main. Ils avaient tous conscience d’avoir, de justesse, échappé à la mort. Pas de panique, et pourtant il y avait de quoi. Le même déni de réalité peut être constaté lors de situations ne mettant pas en péril la survie vitale des personnes. Lors des soi-disantes « paniques boursières », on constate que les petits porteurs ne se ruent pas pour vendre, conservant un sang froid au passage grandement apprécié par les marchés financiers, lesquels y voient, à juste titre, un facteur de stabilité. Ainsi le petit porteur, habitué à suivre les conseils d’un conseiller auquel on a fortement conseillé de limiter la casse, s’étonne d’entendre Jean-Pierre Pernaud parler le soir-même de panique. Paniqué, lui ? Certainement pas. Autrement dit, pour les chercheurs, la panique n’avait aucun fondement ontologique. Fantasme soigneusement entretenu par l’industrie du cinéma et celle de l’information, il ne reposait sur aucune base sérieuse, c’était du vent et voilà tout. Restait à le démontrer de manière plus convaincante. On ne sait qui, dans l’équipe du Centre, eut un jour cette idée : plutôt que de se contenter d’enregistrer benoîtement les attitudes des gens soudainement pris au piège, essayons d’observer ce qu’ils ne font pas. Okay ? Et de s’apercevoir alors que ces gens soudainement pris au piège ne : hurlent pas, ne pleurent pas (et autres attitudes sitcomesques qui, lorsque la mort vous menace, que le temps est compté, représentent une sorte de luxe que vous ne pouvez vous permettre), qu’ils ne se battent pas, qu’ils ne s’entretuent pas, que le gros musclé ne cherche guère à écarter les petits musclés pour rejoindre au plus vite la sortie de secours ; qu’enfin les différences sociales n’ont la plus aucune sorte d’importance, que le dernier des salopards ne songe pas un instant à acheter sa survie en exhibant sa carte Gold (autant d’images hollywoodiennes sur lesquelles on reviendra). Les chercheurs, tout surpris, finirent par en conclure que la panique, hystérie collective pimentée d’égoïsme aigü, se révélait contraire au principe de survie — lequel ne saurait se limiter à l’instinct du même nom. Selon eux, l’animal humain aurait fini par intégrer que dans une situation extrême le fait de conserver son calme, ses capacités d’analyse, la faculté d’opérer des choix et de coopérer, augmenterait, voire déterminerait largement, ses chances de survie. Pour curieux que ça puisse paraître on a ainsi remarqué que dans des situations de danger extrême, l’individu ne perd que très rarement son sang froid. A noter que cette constatation reste valable dans les cas où la personne est seule. Nous sommes peu nombreux, il paraît, à perdre nos moyens quand on nous menace d’un flingue. Aussi les policiers savent bien qu’il est rare que celui ou celle ayant provoqué, par exemple, un accident de voiture, prenne la fuite même s’il est en faute. L’énorme majorité a comme premier réflexe de porter secours aux

éventuels blessés. Abnégation ? Certainement pas. En seront également pour leur frais ceux qui seraient tentés de trouver dans cette attitude la trace d’un sentiment de culpabilité. Ce n’est parce qu’il se sent, à juste titre ou non, responsable des souffrances endurées par autrui que l’individu lui porte secours. C’est par : solidarité. Voilà ce qu’on découvert, au bout de cinquante ans, les hommes et les femmes du Centre de Recherche sur les Désastres. Cela se résume en une petite phrase mais cette petite phrase, pour peu qu’on y prenne garde, est d’ordre révolutionnaire. « Le principe qui, le plus souvent, gouverne les situations extrêmes, est celui de solidarité ». Le gros mot est lâché... En mettant de côté les comportements atypiques, ceux que les médias s’empressent de nommer héroïques : tel stewart ne quittant l’appareil qu’après s’être assuré que tous les passagers sont sortis, telle voisine protégeant de son corps le nouveau-né trouvé lors d’un tremblement de terre (autant de « héros » qui s’entêtent, la plupart du temps, à dire et à redire qu’ils ont « agi normalement », ce qui agace les journalistes), en excluant donc les « héros », force est de constater que la solidarité l’emporte sur tous les sentiments ressentis par celle ou celui se retrouvant confronté à un danger mortel. Reprennons la liste, non-exhaustive, de ce que ne font pas ces gens. Pourquoi ne hurlent-ils pas, ne pleurent-ils pas ? Si le calme est une condition nécessaire à notre survie, l’expérience prouve que, dans ce cas, on fait le choix de rester calme. Mais pourquoi ne se battent-ils pas, ne s’entretuent-ils pas pour rejoindre la sortie ? Après un demi-siècle de recherche, la réponse tombe , tel un couperet sur le cou des tenants du « le-monde-est-une-jungle » : Le fait d’être confronté, ensemble, à un même danger, renforce la cohésion d’un groupe, crée une sorte de communautés d’intérêts excluant les comportements pouvant mettre en péril le groupe. Lors d’un incendie dans une boîte de nuit, un gros et grand et musclé con s’était mis en tête d’assommer tout ceux qui se trouvaient devant lui, faisant la queue devant la sortie. Il a été calmé par des moins musclés mais des moins cons que lui. Calmé à coup de table. Très peu de cris, de larmes, aussi. Une dignité que n’exclue pas, bien sûr, le sentiment de peur. Rien à voir cependant avec les paniques décrites à longueur de pages, de flash radio, de reportages télé ou pire, de scénarios. « La guerre des mondes »... Feuilleton radiophonique écrit par Orson Welles, narrant une invasion martienne. Confondu, paraît-il, avec un reportage sérieux, tellement sérieux qu’il engendra une « panique monstre » dans les rues de New York. Vous êtes sérieux ? Non. Il n’y eut pas de « panique monstre » à New York ce jour-là. Welles et ses obligés ont fabriqué ce mythe, encore un... Plus tard, bien plus tard, il y eut « la Tour Infernale », « Mars Attack » et autres « Armaggedon ». Pas une année ne passe sans que Hollywood ne nous crache à la face une farce du type l’humanité soumise à la menace d’une destruction dont elle n’a même pas idée. Il n’y a pas qu’à New York que ça panique alors, mais à Tokyo, Moscou, Paris, Londres et etc. Du côté de chez l’oncle Bush, depuis deux ans on met le paquet pour faire comprendre au reste du monde que c’est soit God Bless Amerikkka, soit le chaos - K.O. -, et donc la : panique. N’allez surtout pas croire que je tente ici un de ces raccourci idiot qui conduisent dans le mur. Au même titre que nos amis du Delaware, je me contente de constater : un, la panique n’est qu’un mythe. Deux : qui s’entête à vouloir entretenir ce mythe ? Trois : pourquoi ?

En décembre 79, un concert des Who fit onze morts. Qui est responsable ? La « panique », ou bien l’enfoiré(e) qui a vendu le double de billets par rapport aux places disponibles ? Une boîte de nuit s’embrase. 112 morts. Qui est responsable ? Pas le patron de la boîte, qui a fait cadenasser les sorties de secours, non, le responsable c’est : la panique. Et ainsi de suite... Nous voilà donc avec un mythe qui arrange pas mal de monde, mais que l’expérience dément de la manière la plus formelle. Qu’importe... Les films cités plus haut constituent autant de bandes annonces vantant la crédibilité de ce qui, en réalité, relève de la supersition. Mais la peur se vend bien, et il n’y a pas qu’Hollywood a l’avoir compris. Dirigeants politiques, gros et petits patrons, savent depuis longtemps tirer bénéfice d’un fantasme dont nous sommes tellement imprégnés qu’il nous est pratiquement impossible de le remettre en question. La théorie de la panique, appui d’une idéologie implacable du chacun pour soi, se révèle pourtant n’être qu’une construction mentale, une affabulation au service des différentes formes de domination, et une des caricatures les plus aliénantes qui soient du darwinisme social. Pas de panique ? Bah non. Boniface Bilderberg

Vive le feu ! (décembre 2003) « Tout individu est attiré par le feu, en chacun de nous dort un incendiaire. » Gaston Bachelard

Frondes, émeutes, révoltes, révolutions… Depuis toujours le feu, sous ses diverses formes, accompagne les luttes, les ruptures, les mouvements d’émancipation. Compagnon radical des rebelles, des insoumis, le feu représente également un moyen d’expression à haute teneur symbolique. Or, si les émeutes de novembre 2005 ont montré qu’elles ont conservé leurs capacités de nuisance utile, les pratiques incendiaires sont devenues intolérables aux yeux des « démocrates », de droite comme de gauche. Une chose est assurée : le feu continue de faire peur. Premier artisan du progrès matériel, élément mythifié, le feu, sa domestication, est une des rares conquêtes que partagent l’ensemble des civilisations. Toutes, en ont tiré une symbolique basée sur l’anéantissement et la régénerescence. Sur le plan politique, l’appropriation du feu par un groupe ou un individu fut très tôt comprise comme un acte d’assimilation du pouvoir. Il n’est donc pas surprenant qu’à son tour les colères émanant du peuple, usent de ce moyen-là. Mais nous ne parlons pas d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître : en novembre 2005, les jeunes émeutiers des quartiers usèrent du feu sous toutes ses formes, du cocktail molotov à l’incendie de bâtiments publics ou privés, en passant par les feux de poubelles et, bien entendu, de véhicules. On a beaucoup glosé alors sur les bagnoles cramées, les écoles, les entrepôts brûlées. Des mots fusèrent, « barbares », « imbéciles », « inconscients ». C’est que dans le même mouvement qui voyait les belles consciences s’offusquer de telles pratiques, on prenait soin de passer sous silence la motivation véritable des émeutiers, la signification profonde de leur geste. On ne brûle jamais que ce qu’on désire voir disparaître. Destruction, anéantissement. Mais on ne désire anéantir que ce qu’on aimerait voir renaître, sous une forme nouvelle. Aussi, politiquement, le feu n’est jamais neutre. De même que les cibles visées par ceux qui l’utilisent. On a peu entendu aussi nos experts ès banlieues relier ce mouvement à d’autres, et tenter de bâtir quelque chose comme une historique du feu rebelle.

Plutôt que de mettre en perspective l’acte d’un groupe d’adolescents décidant de brûler une halte-garderie, et de s’interroger sur les raisons profondes pouvant conduire à un tel acte, ces messieurs, au diapason du personnel politique, ont fait le choix de décréter de tels incidents « regrettables ». Regrettables, oui… Forcément. Mais est-ce suffisant pour justifier les cris d’orfraies hurlés à gauche comme à droite dès qu’un bus brûle en banlieue ? Le courage politique est-il à ce point une valeur romantique, dépassée, que pas un élu n’ose, quand une malheureuse victime brûle avec le bus, affirmer que le but des incendiaires n’était évidemment pas de tuer ? Qu’un bus, dans le quartiers, n’est pas un espace neutre, mais le lieu où s’exerce quotidiennement le contrôle social ? Qu’alors, la logique est respectée : je brûle ce qui m’opprime. Ce que je veux voir disparaître dans les flammes, se consumer totalement, c’est l’outil qui me soumet. Refuser d’admettre cela revient à refuser le feu et ils sont nombreux, même parmi les anarchistes, celles et ceux qui n’admettent plus les pratiques incendiaires. Au nom de la civilisation, on laisse ainsi sans trop moufter condamner des dizaines de gosses dont le seul crime fut de mettre le feu à une benne (novembre 2005). On s’interdit d’emblée de leur donner raison : pratiques par trop barbares, au regard de celles, civilisées, du dialogue, de la négociation. Le feu n’aurait plus sa place, depuis que fut inventé ce redoutable outil de rébellion qu’est le bulletin de vote : « AC le feu », s’est baptisée une association exhortant les jeunes des quartiers à s’inscrire sur les listes… Et ce n’est pas pendant le mouvement contre le CPE qu’on risquait de voir un fils de bourge foutre le feu à une bagnole ! Pendant ce temps le pouvoir en place peut lui continuer à parler de « couvre-feu », et autres « flambée de violence »…. En réalité, sous couvert de civilisation, ce qu’il s’agit de défendre est un projet de société policée, méga soft, débarrassée de toutes violences hors celle, « légitime », de l’Etat. Une société où s’attaquer à un commissariat serait inenvisageable : négocions avec les condés… Une société, à vrai dire, où le sécuritaire l’aurait, une fois pour toutes, emporté. Une société dans laquelle plus rien, jamais, ne brûlerait, une société de cendres froides. Vive le feu définitivement ! Boniface Bilderberg

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