Khalid Chraibi - Articles D'oumma.com Au 31 Mars 2009

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Khalid Chraibi - Oumma.com Charia, Droit musulman, Questions de sociétés musulmanes

Khalid Chraibi - Oumma.com Charia, Droit musulman, Questions de sociétés musulmanes

Oumma.com 6 mars 2009

Droits de la femme en Islam : la stratégie des « « meilleures pratiques » (1/2) Khalid Chraibi Dans tous les pays musulmans, à l’exception de la Turquie, le statut de la femme est régi par les règles du droit musulman. Parmi la panoplie de règles juridiques qui définissent ce statut, il est possible d'identifier, pour chaque rubrique, des règles spécifiques, appliquées dans un pays donné, qui octroient plus de droits aux femmes ou qui protègent mieux leurs intérêts. D’après les organisations de défense des droits des femmes, l'application de ces règles (dénommées par elles « meilleures pratiques » du droit musulman de la famille) contribuerait à réformer le droit de la famille "de l'intérieur", dans le cadre de la charia, et à le rapprocher de manière significative des normes internationales contemporaines.

L'unité de la charia dans la diversité des rites Contrairement à ce que beaucoup de musulmans pensent, la charia n'est pas la même dans l’ensemble des pays musulmans. Elle varie même de manière considérable d’un pays à l’autre, et d’une époque à l’autre. Il ne s'agit pas d'une dérive, mais d'un choix délibéré effectué par les fondateurs des grandes écoles juridiques, et entériné par les califes et leurs successeurs, dès les premiers siècles de l'Islam. Ainsi, lorsque Malik ibn Anas eut préparé, à la demande du calife Abu Jaafar al Mansur, sa compilation de règles de droit intitulée « al-Muatta », le calife lui proposa de faire adopter cet ouvrage dans l’ensemble des territoires du califat pour servir de code de droit musulman de référence. La justice y serait ainsi rendue de manière uniforme, en appliquant partout les mêmes règles. Mais, Malik s’y opposa, semble-t-il, expliquant que les différentes communautés musulmanes avaient déjà adopté chacune ses propres règles et sa méthodologie d’élaboration du fiqh. Il estimait qu’il valait mieux les laisser libres de leurs choix. Les fondateurs des quatre grandes écoles de pensée juridique sunnite (Abu Hanifa, Malik ibn Anas, Chafi’i, Ibn Hanbal) ont, d'ailleurs, chacun emphatiquement souligné, dans ses enseignements à ses disciples, qu’il n’était en aucun cas le détenteur d’une Vérité absolue en matière d’interprétation des règles du droit musulman. Ses interprétations des dispositions de la charia ne devaient en aucun cas être considérées comme des données définitives, qui lieraient les musulmans en tous lieux et en tous temps. Si une école de pensée juridique différente présentait une meilleure interprétation d’une règle, il fallait en tenir compte. C’est

ce qui explique l’ouverture d’esprit et la richesse des travaux des juristes musulmans, pendant des siècles, jusqu’à ce que les autorités politiques décrètent la « clôture de l’ijtihad » au 10è siècle. Les juristes musulmans s'enorgueillissent, aujourd'hui, de la diversité des règles développées par les différentes écoles juridiques islamiques, la décrivant comme une bénédiction du Ciel. D’après eux, toutes ces règles sont conformes aux prescriptions coraniques et à la Sunnah, malgré leurs différences. Mais, cette diversité d'interprétations complique de manière considérable le travail des associations de défense des droits des femmes, quand elles doivent oeuvrer dans des environnements juridiques aussi différents que ceux de l’Arabie Saoudite ou du Maroc, par exemple, qui se réclament pourtant tous de la charia.

Deux exemples contrastés : l’Arabie Saoudite et le Maroc D’après un rapport soumis par un groupe de femmes s’identifiant comme « Women for reform » (Femmes pour la Réforme) au « Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes » de l’ONU (CEDAW) en 2007, les femmes saoudiennes se plaignent d’être confrontées de manière routinière, dans leur vie quotidienne, à de grandes difficultés, du fait des facteurs suivants : - Il existe une ségrégation totale entre les sexes, avec toutes les conséquences négatives qui s’ensuivent pour les femmes, dans tous les aspects de leur vie - Pendant toute leur existence, les femmes saoudiennes vivent littéralement « sous la tutelle » d’un mâle, qu'il s'agisse d'un père, d'un mari ou d'un proche parent - « Sans la permission de son « tuteur », une femme ne peut ni étudier, ni accéder aux soins médicaux, ni se marier, ni voyager à l’étranger, ni gérer des affaires, ni faire pratiquement quoi que ce soit de significatif… » En réponse à ces observations, les autorités saoudiennes expliquent que la charia a défini des règles différentes s'appliquant à chacun des deux sexes. Par conséquent, en appliquant à chacun des deux sexes les règles de la charia qui le concernent, elles ne bafouent les droits d’aucun individu, qu’il soit mâle ou femelle. La charia présente, tout simplement, une conception des droits humains qui diffère de celle des pays occidentaux. Les autorités saoudiennes ajoutent que le Coran et la Sunna contiennent des règles claires et incontournables, visant à s’assurer que les femmes jouissent des mêmes droits et responsabilités que les hommes, sur une base d’égalité. « Si une femme est victime de discrimination ou d’une injustice, les lois du pays exigent qu’on la rétablisse dans ses droits. » En contraste, au Maroc, le Code de Statut Personnel de 1957, adopté au lendemain de l’indépendance, a été entièrement refondu en 2004, à la suite de plusieurs décennies de lutte des associations féminines, pour tenir compte de l’évolution de la société marocaine dans le demi-siècle écoulé. Le Code, dans sa nouvelle mouture, a complètement redéfini le statut juridique de la femme au sein de la famille et de la société, le rapprochant considérablement des normes internationales. Il place la famille sous la responsabilité conjointe des deux époux, permet à la femme d’agir comme son propre tuteur, et fixe à 18 ans l’âge minimum de mariage des personnes des deux sexes. Il impose des conditions draconiennes au mariage dans le cadre du régime de polygamie et encourage l’épouse à inclure dans le contrat de mariage, si elle le désire, une clause pour interdire un second mariage de l’époux. Il place la répudiation sous un strict

contrôle judiciaire et exige la répartition équitable des biens du couple avant que le divorce ne puisse être finalisé. Les oulémas et juristes marocains associés à la refonte du Code soulignent que toutes ses dispositions ont été basées sur une lecture attentive, minutieuse et complète de la charia, dans toute sa complexité, en tenant compte des « meilleures pratiques » juridiques en vigueur dans les autres pays musulmans. Pourtant, à la suite de cette refonte du Code, les autorités marocaines ont progressivement levé les différentes réserves qu’elles avaient précédemment exprimées au sujet de l’application sur le territoire marocain de certaines dispositions de différentes conventions internationales relatives aux droits de la femme et de l’enfant « qui pouvaient être incompatibles avec les prescriptions religieuses ».

La stratégie des « meilleures pratiques » Confrontées à un tel éventail d’interprétations dans les règles appliquées au statut de la femme dans les différents pays musulmans, les organisations de défense des droits des femmes comprennent parfaitement la vanité d'essayer de remettre en cause les interprétations qui sont à la base des règles appliquées dans un pays donné. Ainsi, bien que les cas saoudien et marocain soient représentatifs de situations extrêmement différentes, aussi bien les autorités saoudiennes que marocaines sont convaincues que les dispositions juridiques appliquées au statut de la femme sur leur territoire sont parfaitement conformes aux prescriptions de la charia. Les ONG féminines telles que « Collectif 95 Maghreb-Egalité » ou « Sisters in Islam » de Malaisie, qui ont étudié ces questions de manière approfondie, proposent une nouvelle stratégie pour faire progresser la cause des droits des femmes musulmanes : « Si toutes ces règles sont également valables dans la charia, et si certaines d'entre elles accordent plus de droits aux femmes ou protègent mieux leurs intérêts, n'est-ce pas ces règles (dénommées les "meilleures pratiques" du droit musulman) qui devraient s'appliquer en droit de la famille, en ce début du 21è siècle, de préférence aux règles qui sont moins favorables aux droits des femmes ? Pourquoi les femmes devraient-elles faire les frais de ces différences d'interprétation, qui sont clairement le fait des hommes ? » A l'appui de ce dernier point, les ONG féminines rappellent que les Codes de Statut Personnel des différents pays musulmans font périodiquement l'objet de révision (Egypte 2000, Mauritanie 2001, Maroc 2004, Algérie 2005), alors qu'ils se basent sur les prescriptions coraniques et la Sunnah. Si les règles présentées dans ces codes ont été périodiquement changées, n'est-ce pas là la preuve que beaucoup de dispositions contenues dans les codes de droit de la famille relèvent du choix des hommes, et non de prescriptions religieuses ?

Khalid Chraibi - Oumma.com Charia, Droit musulman, Questions de sociétés musulmanes

Oumma.com 20 mars 2009

Droits de la femme en Islam : la stratégie des « « meilleures pratiques » (2/2) Khalid Chraibi Exemples des « meilleures pratiques » Les « meilleures pratiques » de droit musulman de la famille n’ont rien de révolutionnaire. Par définition, elles ne pourraient pas l’être, sauf à titre comparatif entre pays musulmans, puisqu’elles doivent toutes être conformes à la charia, et faire déjà partie du code de droit de la famille appliqué dans un pays musulman se rattachant à l’un des quatre rites sunnites. Elles se reconnaissent au fait qu’elles octroient plus de droits à la femme et à l’enfant, ou qu’elles protègent mieux leurs intérêts que d’autres règles de droit musulman relatives aux mêmes rubriques. Afin d’illustrer ce que les « meilleures pratiques » recouvrent, l’association « Sisters in Islam » (SIS) de Malaisie en a dressé une liste représentative, basée sur les différents codes nationaux actuellement en vigueur dans le monde musulman, en les regroupant par rubrique.

Age du mariage : 18 ans pour les garçons et les filles (Maroc, Droit de la famille, 2004)

Consentement des parties : Aucun mariage ne sera valable sans le consentement explicite des deux époux, exprimé librement par chacun d’eux (Tanzanie, Tunisie, Maroc, etc.)

Wali (Tuteur) : En Tunisie, le mari et la femme ont le droit de contracter eux-mêmes leur mariage, ou de donner une procuration à leurs représentants. Sri Lanka, Bangladesh, Pakistan (sous le rite hanafite) : aucun wali n’est requis pour les femmes de rite hanafite qui ont atteint la puberté.

Cameroun , Fiji, Gambie, Turquie, Uzbekistan, Kyrgyztan : aucun wali n’est requis.

Témoins au mariage : Au Sénégal, deux témoins adultes sont requis, un par époux (sans spécification de sexe).

Polygamie : En Tunisie, elle est interdite. Au Maroc, le Code de 2004 impose des conditions draconiennes et encourage l’épouse à inclure dans le contrat de mariage, si elle le désire, une clause pour interdire un second mariage de l’époux

Nouchouz (désobéïssance de l’épouse) : Turquie, Indonésie, Tunisie : Egalité entre les époux dans les décisions relatives à la famille.

Divorce : Tunisie : Le divorce est prononcé par le juge uniquement. L’homme et la femme ont les mêmes bases pour réclamer le divorce. Indonésie : L’époux, marié sous la loi musulmane, doit fournir à la Cour de la charia une notification écrite de son intention de divorce. Les six raisons pour divorcer s’appliquent de la même manière à chacun des époux. Une procédure de réconciliation doit être appliquée. Dans le cas où elle échoue, le divorce est prononcé à titre définitif.

Pension alimentaire : En Tunisie, l’épouse divorcée aux torts de son mari peut recevoir un montant forfaitaire, des biens mobiliers ou immobiliers ou des versements mensuels. Le montant de la pension est déterminé en tenant compte du niveau de vie auquel la femme était habituée durant son mariage. En Turquie, la partie aux moindres torts et qui va subir un préjudice du fait du divorce peut demander une compensation raisonnable, payée mensuellement ou en un seul versement.

Droits de garde des enfants : Cameroun et Républiques d’Asie Centrale : La garde peut être confiée à l’un ou l’autre des parents, en tenant compte des meilleurs intérêts de l’enfant. Tunisie : Durant le mariage, les deux parents ont des droits égaux de garde. En cas de divorce, la Cour décide de la garde en fonction des meilleurs intérêts de l’enfant. Si elle est confiée à la mère, celle-ci l’exerce également en matière de voyage, d’éducation et des questions financières.

Portée des « meilleures pratiques » Les dispositions juridiques qualifiées de « meilleures pratiques » peuvent sembler parfaitement banales, compte tenu des normes du droit de la famille, en ce début du 21è siècle. Mais, d’après les associations féminines, leur application améliorerait de manière considérable le cadre de vie de millions de femmes et d’enfants dans le monde musulman. Dans un premier temps, elle réduirait de manière considérable les excès dont les autorités font preuve, dans de nombreux pays, dans l’interprétation des règles religieuses, au

détriment des droits des femmes. Ces excès, fortement médiatisés au cours des dernières années, sont illustrés par l’interdiction faite aux femmes de conduire un véhicule, parce que ce serait contraire à la charia ; l’imposition d’une stricte ségrégation entre les sexes dans les lieux publics, les hôpitaux et le système éducatif ; l’obligation de porter des vêtements d’un type particulier tels que le hijab, le niqab ou la « burqua » ; ou même, parfois, l’interdiction d’exercer toute activité professionnelle… A plus long terme, l’adoption des « meilleures pratiques » jetterait les bases pour la redéfinition du statut juridique des femmes, dans le monde musulman, en leur donnant les moyens de se protéger contre les abus auxquels elles sont parfois confrontées dans leur vie quotidienne, qu’il s’agisse de mauvais traitements, de violence conjugale, de répudiation, de polygamie, de pratiques discriminatoires sur le lieu de travail ou de harcèlement sexuel…

Obstacles à l’adoption des « meilleures pratiques » La stratégie des « meilleures pratiques » bouscule de nombreux intérêts établis, dans les pays où elle cherche à s’appliquer, comme en Malaisie ou au Maghreb. Ses défenseurs se heurtent, donc, à l’opposition de nombreuses institutions et corps constitués. Les autorités politiques de nombreux pays ne souhaitent guère perdre une partie de leur emprise sur la moitié de la population, en dotant les femmes de règles qui leur permettraient de mieux défendre leurs intérêts dans la société, et réduiraient donc leur dépendance vis-à-vis des pouvoirs établis. Les oulémas ont du mal à accepter l’idée d’une intrusion dans leur législation de nouvelles règles de droit musulman, basées sur un autre rite que le leur, alors que toute leur éducation a été basée sur une tradition de rejet des autres rites, depuis des siècles. Les partis politiques, sachant qu’ils opèrent dans une société traditionnelle, rejettent par réflexe toute innovation touchant au domaine du sacré, avec la conviction qu’ils reflètent fidèlement les désirs de leurs électeurs. Les partis fondamentalistes, pour leur part, ont fait de la religion, et en particulier du slogan « application de la charia », leur cheval de bataille pour accéder au pouvoir. Ils voient donc d’un mauvais œil toute innovation en matière de droit musulman, et la qualifient de « bid’a » à rejeter, pour éviter toute concurrence sur leur fief. Les femmes elles-mêmes ont été conditionnées, dans les sociétés traditionnelles, à penser que le droit musulman (qu’elles confondent à tort avec les prescriptions coraniques) est immuable. Elles sont convaincues, dans leur grande majorité, que tout changement en matière de droit de la famille doit être rejeté, parce que de tels changements ont pour seul objectif de greffer en terre musulmane les idées et pratiques de l’Occident. Enfin, sur le plan international, les Etats musulmans auraient beaucoup de mal à se mettre d’accord sur l’adoption des « meilleures pratiques », à appliquer de manière conjointe et cohérente dans l’ensemble des pays musulmans. Pour ne pas être débordés sur leurs flancs par les pays plus conservateurs et par les partis fondamentalistes, ils préfèrent maintenir le statu quo.

Application de la stratégie des « meilleures pratiques » Sur la base de leur expérience vécue en ce domaine, les ONG savent que la stratégie des « meilleures pratiques » du droit musulman de la famille n’a de chances de déboucher sur

des résultats tangibles que si les associations féminines parviennent à persuader une majorité des acteurs politiques, économiques et sociaux du pays de l’intérêt, pour l’ensemble de la société, de l’adoption de ces « meilleures pratiques. » Cette action doit donc, nécessairement, englober tout l’éventail des composantes de la société, qu’il s’agisse des pouvoirs publics, des organisations syndicales, ou des corps constitués à caractère religieux comme le Conseil des Oulémas. Elle doit également pouvoir s’appuyer sur les vrais détenteurs du pouvoir, au sommet de l’Etat. Dans l’application de cette stratégie, les associations féminines s’appuient, de plus en plus, sur des réseaux de coopération qu’elles ont tissés entre elles, sur le plan international. La stratégie des « meilleures pratiques » a ainsi été développée conjointement, sur le plan conceptuel, par le groupe maghrébin « Collectif 95 – Maghreb Egalité », qui regroupe les associations féminines les plus importantes du Maroc, d’Algérie et de Tunisie, et par « Sisters in Islam » de Malaisie. Bibliographie Al_Qaradawi, Yusuf : Assahwa al_Islamiya, Le Caire, 1991 An-Na’im, Abdullahi A. : ed. Islamic Family Law in a changing world, London, Zed Books, 2002 Women for Reform (WFR): “Shadow report” from Saudi Arabia’s ad hoc group of women to CEDAW, 2007 Saudi Arabia: Official Government Report to CEDAW, 2007 Maroc: Code de droit de la famille, 2004 Collectif 95 Maghreb-Egalité : Dalil (guide) de l’égalité dans la famille au Maghreb, 2003 Collectif 95 Maghreb-Egalité : Cent mesures et dispositions pour une codification égalitaire des Codes de Statut Personnel, 1995 Freedom House: Women’s Rights in the Middle East and North Africa, 2005 United Nations Development Programme (UNDP): The Arab Human Development Report 2005 – Towards the Rise of women in the Arab world, 2006 Sisters In Islam (SIS): Best practices in family law Sisters In Islam (SIS): Guide to equality in the family in Malaysia Rand Corporation: “Best practices” Progressive family laws in Muslim countries, 2005 Women Learning Partnership (WLP): Best practices in family law

Khalid Chraibi - Oumma.com Charia, Droit musulman, Questions de sociétés musulmanes

Le calendrier musulman en 10 questions (1/2)

:

vendredi 26 septembre 2008 – par Khalid Chraibi « Le soleil et la lune (évoluent) selon un calcul (minutieux) » (Coran, Ar-Rahman, 55 : 5) « C’est Lui (Dieu) qui a fait du Soleil une clarté et de la Lune une lumière ; il en a déterminé les phases afin que vous connaissiez le nombre des années et le calcul du temps » (Coran, Yunus, 10 : 5) « Les ulémas n’ont pas le monopole d’interprétation de la charia. Evidemment ils doivent être consultés au premier plan sur les questions de la charia. (Mais) ce ne sont pas eux qui font la loi religieuse, de même que ce ne sont pas les professeurs de droit qui font la loi, mais les parlements » (Ahmed Khamlichi, Point de vue n° 4) Question 1 : Pourquoi les musulmans se basent-ils sur l’observation de la nouvelle lune pour déterminer le début des mois ? Quand les compagnons du Prophète l’interrogèrent sur la procédure à suivre pour déterminer le début et la fin du mois de jeûne, il leur recommanda de commencer le jeûne du mois du ramadan avec l’observation de la naissance de la nouvelle lune [au soir du 29è j du mois] et d’arrêter le jeûne avec la naissance de la nouvelle lune (du mois de shawal). « Si le croissant n’est pas visible (à cause des nuages) comptez jusqu’à 30 j. ». (1) A l’époque, les bédouins ne savaient ni écrire, ni compter. Ils ne connaissaient rien à l’astronomie, dont les données n’étaient pas communément disponibles. Ils étaient habitués à observer la position des étoiles, de nuit, pour se guider dans leurs déplacements à travers le désert, et à observer l’apparition de la nouvelle lune pour connaître le début des mois. La recommandation du Prophète cadrait parfaitement avec les données de leur situation.

Question 2 : Pourquoi la nouvelle lune, à sa naissance, est-elle visible dans certaines régions du globe seulement ? Le nouveau mois lunaire commence, sur le plan astronomique, à partir du moment où la « conjonction » mensuelle se produit, c’est-à-dire quand la Lune se trouve située sur une ligne droite entre la Terre et le Soleil. A ce moment-là, la lune est invisible. Le croissant lunaire ne commence à être visible, en général, que quelques 18 h après la « conjonction », et uniquement lorsque des conditions favorables d’observation sont réunies. Elles incluent le nombre d’heures écoulées depuis la conjonction ; les positions relatives du Soleil, du croissant lunaire et de l’observateur ; l’altitude de la lune au coucher du soleil ; le lieu où l’on procède à l’observation ; l’angle formé avec le soleil au moment du coucher ; la limite de détection de l’oeil humain ; etc. (2) Chaque mois, la nouvelle lune sera d’abord aperçue à certains endroits spécifiques du globe, avant de devenir visible partout ailleurs, par la suite. Question 3 : Peut-on déterminer à l’avance les lieux les plus favorables à l’observation de chaque nouvelle lune ? Des astronomes musulmans renommés, tels que Ibn Tariq (8è s.), Al-Khawarizmi (780 ?-863), Al-Battani (850-929), Al-Bayrouni (973-1048), Tabari (11è s.), Ibn Yunus (11è s.), Nassir alDin Al-Tousi (1258-1274 ?), etc. ont accordé un intérêt particulier à l’étude des critères de visibilité de la nouvelle lune, dans le but de développer des techniques de prédiction fiables du début d’un nouveau mois. Mais, ce n’est que récemment que des astronomes et des informaticiens réputés ont réussi, en conjuguant leurs efforts, à établir des procédures permettant de prédire à l’avance, chaque mois, dans quelles régions du globe les conditions optimales seront réunies pour observer la nouvelle lune. Ainsi, en 1984, un physicien de Malaisie, Mohamed Ilyas, a pu tracer au niveau du globe terrestre une ligne de démarcation, ou ligne de date lunaire, à l’ouest de laquelle le croissant est visible le soir du nouveau mois, alors qu’il ne peut être vu à l’est de cette ligne que le soir suivant. (2) Aujourd’hui, les cartes détaillées des zones de visibilité de la nouvelle lune sont établies de manière mensuelle, à l’avance, et publiées dans des sites tels que « Moonsighting.com ». (3) Question 4 : L’observation de la nouvelle lune, où qu’elle se fasse, ne devrait-elle pas marquer le début du nouveau mois pour tous les musulmans ? En théorie, lorsque la nouvelle lune est observée quelque part, cela marque le début du nouveau mois pour les musulmans situés dans toutes les régions où l’information parvient. Au temps de la Révélation, quand les communications dans l’espace étaient difficiles, cette règle ne concernait que des régions géographiques limitées, proches du lieu d’observation. Mais, aujourd’hui, avec les moyens de communication modernes, une information peut être diffusée dans le monde entier presque instantanément. Le champ d’application de la règle est donc beaucoup plus vaste. (4) (5) Cependant, dans le but d’affirmer leur souveraineté, les Etats musulmans procèdent généralement, chacun pour son propre compte, à l’observation mensuelle de la nouvelle lune dans le ciel (ou à défaut attendent l’achèvement d’un 30è j) avant de décréter le début d’un

nouveau mois sur leur territoire. Chaque Etat a défini ses propres paramètres et procédures en la matière, compliquant encore plus la situation. (6) Question 5 : Puisque le mois lunaire ne peut avoir que 29 jours, ou 30 jours, pourquoi y a-t-il parfois un décalage de deux jours (et parfois même de trois jours) dans le début du mois du ramadan, ou dans la célébration de l’aïd al Fitr, dans différents pays ? Logiquement, le début du nouveau mois ne devrait différer que de 24 heures entre tous les pays de la planète. Certains Etats observeraient la nouvelle lune le soir du 29è jour du mois, alors que les autres comptabiliseraient un mois de 30 jours. En pratique, il en va autrement, puisque le 1er ramadan 1428, par exemple, correspondait au mercredi 12 septembre 2007 dans 2 pays ; au jeudi 13 septembre dans 40 pays ; et au vendredi 14 septembre dans 9 pays. (7) De même, le 1er shawwal 1428, jour de célébration de l’aïd elFitr, correspondait au jeudi 11 octobre 2007 dans 1 pays, au vendredi 12 octobre dans 33 pays, au samedi 13 octobre dans 23 pays et au dimanche 14 octobre dans 3 pays. (8) Etant donné que différents Etats musulmans décrètent des jours différents pour le début du même mois, ils atteignent également le 30è jour du mois en des jours différents. Des considérations d’ordre politique ou géo-stratégiques, ainsi que des défaillances humaines dans l’observation de la nouvelle lune, expliquent aussi certains décalages. Des astronomes musulmans ont procédé, au cours des dernières années, à des études approfondies de ces questions. Ils ont abouti à la conclusion que les débuts de mois décrétés dans les pays islamiques sur une période de plusieurs décennies étaient souvent erronés, pour les raisons les plus diverses. (2) (9) Question 6 : Est-ce qu’il existe un calendrier lunaire basé sur le calcul ? Le calendrier lunaire basé sur le calcul astronomique existe depuis la plus haute Antiquité. Il était déjà un outil hautement performant du temps des Babyloniens (18è s. av. J.C.). Le mois lunaire débute, on l’a vu, au moment de la « conjonction » mensuelle, quand la Lune se trouve située sur une ligne droite entre la Terre et le Soleil. Le mois est défini comme la durée moyenne d’une rotation de la Lune autour de la Terre (29,53 j environ). La lunaison (période qui s’écoule entre deux conjonctions) varie au sein d’une plage dont les limites sont de 29, 27 j au solstice d’été et de 29,84 j au solstice d’hiver, donnant, pour l’année de 12 mois, une durée moyenne de 354,37 j. Sur le plan astronomique, les mois lunaires n’ont pas une durée de 30j et de 29j en alternance. Il y a parfois de courtes séries de 29 j suivies de courtes séries de 30 j, comme illustré par la durée en jours des 24 mois lunaires suivants, correspondant à la période 2007-2008 : « 30, 29, 30, 29, 29, 30, 29, 29, 30, 30, 29, 30, 30, 30, 29, 30, 29, 29, 30, 29, 29, 30, 29, 30 » Les astronomes ont posé, depuis des millénaires, la convention que des mois de 30 j et de 29 j se succèderaient en alternance, dans le but de faire correspondre la durée de rotation de la Lune sur deux mois consécutifs à un nombre de jours entiers (59 j). Cela laissait à peine un petit écart mensuel de 44 mn environ, qui se cumulait pour atteindre 24 h (soit l’équivalent d’un jour) en 2,73 ans.

Pour solder cet écart, il suffisait d’ajouter un jour au dernier mois de l’année, tous les trois ans environ, de la même manière qu’on ajoute un jour tous les quatre ans au calendrier grégorien. Le « calendrier tabulaire » ainsi élaboré comprend 11 années dites « abondantes », d’une durée de 355 j chacune, dans un cycle de 30 ans (années n° 2, 5, 7, 10, 13, 16, 18, 21, 24, 26 et 29), alors que les années dites « communes », d’une durée de 354 j, sont au nombre de 19. (10) Question 7 : Pourquoi les musulmans n’utilisent-ils pas le calendrier lunaire basé sur le calcul ? Le Coran n’interdit pas l’utilisation du calcul astronomique dans l’élaboration du calendrier. Il précise seulement que l’année lunaire ne comprend que 12 mois. (11) Mais, suite à la recommandation du Prophète aux Bédouins de commencer et d’arrêter le jeûne du mois du ramadan avec l’observation de la nouvelle lune, le consensus des ulémas se forgea solidement, pendant 14 siècles, autour du rejet du calcul, à part quelques juristes isolés, dans les premiers siècles de l’ère islamique, qui prônèrent l’utilisation du calcul pour déterminer le début des mois lunaires. (12) Sur le plan institutionnel, seule la dynastie (chi’ite) des Fatimides, en Egypte, a utilisé un calendrier basé sur le calcul, entre les 10è et 12è s., avant qu’il ne tombe dans l’oubli à la suite d’un changement de régime. (13) L’argument majeur utilisé pour justifier cette situation se fonde sur le postulat des ulémas, selon lequel il ne faut pas aller à l’encontre d’une prescription du Prophète. (14) Ils estiment qu’il est illicite de recourir au calcul pour déterminer le début des mois lunaires, puisque le Prophète a recommandé la procédure d’observation visuelle. (4) Question 8 : Le hadith du Prophète sur l’observation de la nouvelle lune pour débuter le jeûne du ramadan constitue-t-il une prescription religieuse immuable et incontournable ? Depuis le début du 20è s., de plus en plus de penseurs islamiques, ainsi qu’une poignée d’ulémas de renom, remettent en cause les arguments présentés contre l’utilisation du calcul. A leur avis, le Prophète a simplement recommandé aux fidèles une procédure d’observation de la nouvelle lune, pour déterminer le début d’un nouveau mois. L’observation du croissant n’était qu’un simple moyen, et non pas une fin en soi, un acte d’adoration (‘ibada). Le hadith relatif à l’observation n’établissait donc pas une règle immuable, pas plus qu’il n’interdisait l’utilisation du calendrier astronomique. (4) (15) D’après certains juristes, le hadith ne parle même pas d’une observation visuelle de la nouvelle lune, mais simplement de l’acquisition de l’information, selon des sources crédibles, que le mois a débuté. (16) Cela ouvre naturellement de toutes autres perspectives dans la discussion de cette question. D’ailleurs, en Arabie Saoudite, le calendrier d’Umm al Qura (à usage administratif uniquement) est préparé depuis de nombreuses années en utilisant une procédure basée sur le calcul astronomique, et qui n’a rien à voir avec l’observation de la nouvelle lune. Par convention, si la conjonction se produit avant le coucher du soleil aux coordonnées de la Mecque, le soir du 29è j du mois en cours, et si le soleil se couche avant la lune, un nouveau

mois commence. Autrement, le mois en cours aura une durée de 30 j. (17) On peut aussi noter que les musulmans trouvent parfaitement licite d’utiliser le calendrier grégorien dans la gestion de toutes leurs affaires, et l’utilisent de manière routinière, depuis de nombreux siècles, sans avoir la moindre appréhension qu’ils pourraient, ce faisant, enfreindre des prescriptions religieuses. L’usage du calendrier solaire grégorien, basé sur le calcul astronomique, serait-il donc licite, alors que l’usage du calendrier lunaire islamique, basé sur le même calcul, serait illicite A suivre... Notes : (1) Al-Bokhary, Recueil de hadiths (3/119) (2) Karim Meziane et Nidhal Guessoum : La visibilité du croissant lunaire et le ramadan, La Recherche n° 316, janvier 1999, pp. 66-71 (3) Moonsighting.com (4) Allal el Fassi : « Aljawab assahih wannass-hi al-khaliss ‘an nazilati fas wama yata’allaqo bimabda-i acchouhouri al-islamiyati al-arabiyah », rapport préparé à la demande du roi Hassan II du Maroc, Rabat 1965 (36 p.), sans indication d’éditeur (5) Abi alfayd Ahmad al-Ghomari : Tawjih alandhar litaw-hidi almouslimin fi assawmi wal iftar, 160p, 1960, Dar al bayareq, Beyrouth, 2è éd. 1999 (6) Procédure d’observation de la nouvelle lune par pays (7) Etat d’observation du début du Ramadan 1428 par pays (8) Etat d’observation du début de Shawwal 1428 par pays (9) Nidhal Guessoum, Mohamed el Atabi et Karim Meziane : Ithbat acchouhour alhilaliya wa mouchkilate attawqiti alislami, 152p., Dar attali’a, Beyrouth, 2è éd., 1997 (10) Emile Biémont, Rythmes du temps, Astronomie et calendriers, De Borck, 2000, 393p (11) Dans l’Arabie pré-islamique, les bédouins utilisaient un calendrier lunaire basé sur une année de 12 mois. Mais ils avaient pris l’habitude, depuis l’an 412, de leur adjoindre un 13è mois mobile, (dont le concept avait été emprunté au calendrier hébraïque), dans le but de faire correspondre le mois du hajj à la saison d’automne. Ces ajustements ayant fait l’objet de grands abus, le Coran les a réprimés en fixant à douze le nombre de mois d’une année et en interdisant l’intercalation du 13è mois. Les versets du Coran (At-Touba 9 : 36 et 37) sont les suivants : (Coran 9 : 36) : « Le nombre de mois, auprès d’Allah, est de douze (mois), dans la prescription d’Allah, le jour où Il créa les cieux et la terre. » (Coran 9 : 37) : « Le report d’un mois sacré à un autre est un surcroît de mécréance. Par là, les mécréants sont égarés : une année, ils le font profane, et une année, ils le font sacré, afin d’ajuster le nombre de mois qu’Allah a fait sacrés. Ainsi rendent-ils profane

ce qu’Allah a fait sacré. Leurs méfaits leurs sont enjolivés. Et Allah ne guide pas les gens mécréants. » (12) (13) (14) Muhammad Mutawalla al-Shaârawi : Fiqh al-halal wal haram (édité par Ahmad Azzaâbi), Dar al-Qalam, Beyrouth, 2000, p. 88 (15) Le cheikh Abdul Muhsen Al-Obaikan, conseiller du Ministère de la Justice d’Arabie Saoudite, remet lui-même en cause la méthode utilisée par le Conseil Judiciaire Suprême d’Arabie Saoudite, qui se base sur l’observation de la nouvelle lune à l’œil nu pour décréter le début du mois. Compte tenu de l’état d’avancement de la science et de la technologie modernes, utiliser l’œil nu pour déterminer le début et la fin du mois de ramadan relève, à son avis, d’une démarche primitive. « Il n’y a pas d’autre façon de le dire, c’est du sousdéveloppement à l’état pur. » Rapporté par Anver Saad, « The Untold Story of Ramadhan Moon Sighting » Daily muslims, October 07, 2005 (16) Al-Ghazali, Ihya’e ouloum addine, cité dans al-Ghomari, p 30 (17) Références en français : Emile Biémont, Rythmes du temps, Astronomie et calendriers, De Borck, 2000, 393p Louisg : Le début des mois dans le calendrier musulman Louisg : Le Calendrier musulman Nidhal Guessoum : Le problème du calendrier islamique et la solution Képler Mohamed Nekili : Vers un calendrier islamique universel Jamal Eddine Abderrazik, « Calendrier Lunaire Islamique Unifié », Editions Marsam, Rabat, 2004. Références en anglais : Selected articles on the Islamic calendar Islamic Crescent’s Observation Project (ICOP) : Selected articles on the Islamic calendar Mohamed Odeh : The actual Saudi dating system

Mots clés Calendrier Islamique

Khalid Chraibi

Economiste (U. de Paris, France, et U. de Pittsburgh, USA), a occupé des fonctions de consultant économique à Washington D.C., puis de responsable à la Banque Mondiale, avant de se spécialiser dans le montage de nouveaux projets dans son pays.

Du même auteur, à lire sur oumma.com : • • •

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Le calendrier musulman en 10 questions (2/2) lundi 29 septembre 2008 Le calendrier musulman en 10 questions (1/2) vendredi 26 septembre 2008 Aimé Césaire : « Il est bien plus difficile d’être un homme libre que d’être un esclave » vendredi 18 avril 2008 La charia et les droits de la femme au 21è siècle mardi 11 mars 2008 Islam, laïcité et droits humains mardi 8 janvier 2008 La charia, le « riba » et la banque samedi 29 septembre 2007 Charia, droits des femmes et lois des hommes vendredi 11 mai 2007 La problématique du calendrier islamique vendredi 2 février 2007 Le mariage misyar : entre parodie et libertinage (partie 2 et fin) mardi 12 septembre 2006 Le mariage misyar : entre parodie et libertinage (partie 1/2) mardi 5 septembre 2006 Le Cheikh d’Al Azhar et le Mufti d’Egypte : des lectures différentes de la charia lundi 26 juin 2006 1er muharram : Calendrier lunaire ou islamique ? lundi 15 mai 2006 Le Roi Christophe de Haïti : « On nous vola nos noms » mercredi 10 mai 2006

Khalid Chraibi - Oumma.com Charia, Droit musulman, Questions de sociétés musulmanes

Le calendrier musulman en 10 questions (2/2)

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lundi 29 septembre 2008 – par Khalid Chraibi Question 9 : Quels sont les arguments des juristes musulmans qui prônent l’utilisation du calcul ? Le cadi Ahmad Muhammad Shakir (18), un juriste éminent (19) de la première moitié du 20è s., qui occupa en fin de carrière les fonctions de Président de la Cour Suprême de la Charia d’Egypte, est un bon représentant de cette tendance. Il a publié, en 1939, une étude originale axée sur le côté juridique de la problématique du calendrier islamique, sous le titre : « Le début des mois arabes … la charia permet-elle de le déterminer en utilisant le calcul astronomique ? » (20) D’après lui, le Prophète a tenu compte du fait que la communauté musulmane (de son époque) était « illettrée, ne sachant ni écrire ni compter », avant d’enjoindre à ses membres de se baser sur l’observation de la nouvelle lune pour accomplir leurs obligations religieuses du jeûne et du hajj. Mais, la communauté musulmane a évolué de manière considérable au cours des siècles suivants. Certains de ses membres sont même devenus des experts et des innovateurs en matière d’astronomie. En vertu du principe de droit musulman selon lequel « une règle ne s’applique plus, si le facteur qui la justifie a cessé d’exister », la recommandation du Prophète ne s’applique plus aux musulmans, une fois qu’ils ont appris « à écrire et à compter » et ont cessé d’être « illettrés ».

Shakir rappelle également le principe de droit musulman selon lequel « ce qui est relatif ne peut réfuter l’absolu, et ne saurait lui être préféré, selon le consensus des savants. ». Or, la vision de la nouvelle lune par des témoins oculaires est relative, pouvant être entachée d’erreurs, alors que la connaissance du début du mois lunaire basée sur le calcul astronomique est absolue, relevant du domaine du certain. Il rappelle également que de nombreux juristes musulmans de grande renommée ont pris en compte les données du calcul astronomique dans leurs décisions. Shakir souligne, en conclusion, que rien ne s’oppose, au niveau de la charia, à l’utilisation du calcul pour déterminer le début des mois lunaires et ce, en toutes circonstances, et non à titre d’exception seulement, comme l’avaient recommandé certains ulémas. Il observe, par ailleurs, qu’il ne peut exister qu’un seul mois lunaire pour tous les pays de la Terre, basé sur le calcul, ce qui exclut la possibilité que le début des mois diffère d’un pays à l’autre. Le professeur Yusuf al-Qaradawi, Président du Conseil Européen pour la Fatwa et la Recherche (CEFR) est un autre représentant de cette tendance. En 2004, il a publié une étude intitulée : « Calculs astronomiques et détermination du début des mois », (21) dans laquelle il prône pour la première fois, vigoureusement et ouvertement, l’utilisation du calcul pour l’établissement du calendrier islamique. Il cite à cet effet, avec approbation, de larges extraits de l’argumentation juridique développée par Shakir dans son étude de 1939. La « Islamic Society of North America », le « Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord » et le « Conseil Européen pour la Fatwa et la Recherche » appartiennent également, désormais, à cette école de pensée, ayant annoncé, tour à tour, en 2006 et en 2007, leur décision d’utiliser, dorénavant, un calendrier annuel basé sur le calcul astronomique. (22) Ils justifient leur décision selon les mêmes lignes de raisonnement que Shakir et al-Qaradawi. Question 10 : Y a-t-il des efforts de la part des musulmans pour développer un calendrier islamique « universel » ? Au cours du dernier demi-siècle, la Ligue arabe, l’Organisation de la Conférence Islamique et d’autres institutions similaires ont présenté à leurs Etats membres plus d’une demi-douzaine de propositions dans le but de développer un calendrier islamique commun. Bien que ces propositions n’aient jamais abouti, jusqu’ici, les efforts continuent dans cette voie, à la recherche d’une solution acceptable pour toutes les parties concernées. De son côté, le Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN), qui s’est senti depuis des années interpelé par cette question, a annoncé au mois d’août 2006 sa décision mûrement réfléchie (22) d’adopter désormais un calendrier islamique basé sur le calcul, en prenant en considération la visibilité du croissant où que ce soit sur Terre. (23) Utilisant comme point de référence conventionnel, pour l’établissement du calendrier islamique, la ligne de datation internationale (International date line (IDL)), ou Greenwich Mean Time (GMT), il déclare que désormais, en ce qui le concerne, le nouveau mois lunaire islamique en Amérique du Nord commencera au coucher du soleil du jour où la conjonction se produit avant 12 : 00 GMT. Si elle se produit après 12 : 00 GMT, alors le mois commencera au coucher du soleil du jour suivant.

Le CFAN retient le principe de l’unicité des matali’e (horizons), qui affirme qu’il suffit que la nouvelle lune soit observée où que ce soit sur Terre, pour déterminer le début du nouveau mois pour tous les pays de la planète qui recevraient l’information. Après avoir minutieusement étudié les cartes de visibilité du croissant lunaire en différentes régions du globe, (3) il débouche sur la conclusion suivante : Si la conjonction se produit avant 12 : 00 GMT, cela donne un temps suffisant pour qu’il soit possible d’observer la nouvelle lune en de nombreux points de la Terre où le coucher du soleil intervient longtemps avant le coucher du soleil en Amérique du Nord. Etant donné que les critères de visibilité de la nouvelle lune seront réunis en ces endroits, on pourra considérer qu’elle y sera observée (ou qu’elle aurait pu l’être si les conditions de visibilité avaient été bonnes), et ce bien avant le coucher du soleil en Amérique du Nord. Par conséquent, sur ces bases, les stipulations d’observation de la nouvelle lune seront respectées, comme le prescrit l’interprétation traditionnelle de la charia, et le nouveau mois lunaire islamique débutera en Amérique du Nord au coucher du soleil du même jour. Si la conjonction se produit après 12 : 00 GMT, alors le mois commencera en Amérique du Nord au coucher du soleil du jour suivant. La décision de 2006 du Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN) a suscité de l’intérêt dans de nombreux pays musulmans, dans la mesure où elle tient compte des exigences de l’interprétation traditionnelle de la charia, tout en permettant d’établir à l’avance un calendrier islamique annuel, qui peut en fait s’appliquer à l’ensemble du monde musulman. Le début des mois de ce calendrier serait programmé sur la base du moment (parfaitement prévisible, longtemps à l’avance) auquel la conjonction se produira chaque mois. Des astronomes d’une dizaine de pays se sont ainsi réunis au Maroc, en novembre 2006, en vue de discuter de la possibilité d’adoption d’un calendrier islamique universel. D’après un rapport publié par Moonsighting.com en décembre 2006, à une très forte majorité, comprenant l’Arabie Saoudite, l’Egypte et l’Iran, les astronomes ont estimé que le calendrier adopté par le Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord pouvait être utilisé comme calendrier islamique universel. (24) (25) Mais, le CFAN a changé de position en 2007, et décidé de se rallier à une décision du Conseil Européen pour la Fatwa et la Recherche (CEFR) qui s’alignait sur les paramètres du calendrier saoudien d’Umm al Qura (17) pour déterminer le début des mois musulmans (en utilisant comme paramètres que la « conjonction » se produise « avant le coucher du soleil aux coordonnées de la Mecque », et "que le coucher de la lune ait lieu après celui du soleil" aux mêmes coordonnées.) (26) Sur le plan méthodologique, la substitution des paramètres du calendrier d’Umm al Qura à ceux établis par le CFAN dans sa décision d’août 2006 a les effets suivants : L’exigence que la « conjonction » se produise « avant le coucher du soleil aux coordonnées de la Mecque », au lieu de 12 :00 h GMT, comme spécifié auparavant par le CFAN, augmente de 3 heures la plage durant laquelle la conjonction sera prise en compte. Ceci améliore les chances pour que le premier jour du nouveau mois, déterminé selon la méthodologie du calendrier d’Umm al Qura, ne soit décalé que d’un jour par rapport au calendrier lunaire établi par les observatoires astronomiques.

Par contre, le paramètre selon lequel « le coucher de la lune doit avoir lieu après celui du soleil aux coordonnées de la Mecque » introduit une condition restrictive par rapport aux paramètres établis par le CFAN en 2006. Il implique que la nouvelle lune doit être potentiellement visible à la Mecque le soir qui suit la conjonction, alors que le CFAN basait son raisonnement sur le fait que la nouvelle lune serait potentiellement visible « quelque part sur Terre ». D’après le CFAN, les données du calendrier ainsi établi ne diffèrent que de manière marginale de celles obtenues par l’application de sa méthodologie d’août 2006. Le CFAN et le CEFR justifient l’adoption des nouveaux paramètres par le souci de développer un consensus des musulmans à travers le monde sur des questions d’intérêt commun, dont celle du calendrier. Les décisions du CFAN et du CEFR ont déjà eu les retombées importantes suivantes : Le principe d’utilisation du calendrier basé sur le calcul est officiellement parrainé par des leaders religieux connus et respectés de la communauté musulmane (20) (21) (22) ; Il est adopté officiellement par des organisations islamiques dont nul ne conteste la légitimité (26) ; Les communautés musulmanes d’Europe et d’Amérique sont disposées à l’utiliser pour la détermination du début de tous les mois, y compris ceux associés à des occasions à caractère religieux. La traduction de ces décisions, sur le plan concret, sera influencée de manière importante par l’attitude des différents Etats musulmans à leur égard, puisqu’ils ont le dernier mot en la matière, sur leur territoire. Par exemple, l’Arabie Saoudite n’utilise le calendrier d’Umm al Qura que pour la gestion des affaires administratives du pays. (17) Elle affirme qu’il n’est pas conforme à la charia de l’utiliser pour la détermination des dates à caractère religieux, telles que le début du mois de Ramadan, les eids al-Fitr et al-Adha, les dates associées au Hajj, le 1er Muharram, etc. Mais, lorsque l’utilisation du calendrier basé sur le calcul sera entrée dans les mœurs en Europe et aux Etats-Unis, les esprits ne seront-ils pas plus disposés, en Arabie Saoudite et dans d’autres pays musulmans, à utiliser un calendrier établi d’un commun accord, du type de celui d’Umm al Qura, pour la détermination du début des mois lunaires, y compris ceux associés aux occasions religieuses ? Les initiatives du CFAN et du CEFR pourraient donc amener de nombreux Etats musulmans à développer progressivement un consensus, à l’avenir, au sujet d’un « calendrier islamique universel » à l’usage de toutes les communautés musulmanes du monde. (27) Notes : (3) Moonsighting.com (17) Van Gent : The Umm al Qura calendar (18) Ahmad Muhammad Shakir (notice biographique détaillée en arabe) (19) Un auteur de référence en matière de science du hadith

(20) Ahmad Shakir : « Le début des mois arabes … la charia permet-elle de le déterminer en utilisant le calcul astronomique ? » (publié en arabe en 1939) reproduit par le quotidien « AlMadina », 13 octobre 2006 (n° 15878) (21) Yusuf al-Qaradawi : « Calculs astronomiques et détermination du début des mois » (en arabe) (22) Zulfikar Ali Shah The astronomical calculations : a fiqhi discussion (23) Fiqh Council of North America : Islamic lunar calendar (24) Morocco meeting : Breakthrough for global Islamic calendar (25) Morocco meeting, November 2006, details (26) Islamic Center of Boston, Wayland : Moonsighting Decision documents (27) Ce texte s’inspire de deux articles de l’auteur publiés par Oumma.com sous les titres « 1er muharram : calendrier lunaire ou islamique ? » (15 mai 2006) et « La problématique du calendrier islamique » (2 février 2007), refondus et complétés par une analyse des décisions de 2007 du Conseil Européen pour la Fatwa et la Recheche (CEFR), de l’Islamic Society of North America (ISNA) et du Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN). Références en français : Emile Biémont, Rythmes du temps, Astronomie et calendriers, De Borck, 2000, 393p Louisg : Le début des mois dans le calendrier musulman Louisg : Le Calendrier musulman Nidhal Guessoum : Le problème du calendrier islamique et la solution Képler Mohamed Nekili : Vers un calendrier islamique universel Jamal Eddine Abderrazik, « Calendrier Lunaire Islamique Unifié », Editions Marsam, Rabat, 2004. Références en anglais : Helmer Aslaksen : The Islamic calendar Selected articles on the Islamic calendar Islamic Crescent’s Observation Project (ICOP) : Selected articles on the Islamic calendar Mohamed Odeh : The actual Saudi dating system

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Khalid Chraibi

Economiste (U. de Paris, France, et U. de Pittsburgh, USA), a occupé des fonctions de consultant économique à Washington D.C., puis de responsable à la Banque Mondiale, avant de se spécialiser dans le montage de nouveaux projets dans son pays.

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La charia et les droits de la femme au 21è siècle Par Khalid Chraibi mardi 11 mars 2008

Des dispositions nationales différentes en fonction des interprétations La question des droits de la femme dans les pays musulmans est entourée de paradoxes. L’islam fut un précurseur en matière de libération de la femme, redéfinissant dès le 7è siècle son statut au sein de la société, et lui donnant sa pleine quote-part de droits et de responsabilités. Elle acquit le droit de recevoir un héritage, de gérer librement ses biens et d’accéder au domaine du savoir, entre autres innovations dans sa situation. La charia redéfinit et rééquilibra les rôles respectifs des époux, au sein de la famille, afin que chacun d’eux puisse assumer pleinement les responsabilités qui lui étaient attribuées, et contribuer de manière efficace à l’épanouissement de la cellule familiale et à la consolidation des assises de la communauté. Les autorités politiques et religieuses des pays musulmans insistent, à cet égard, dans les documents qu’elles soumettent à des organismes internationaux spécialisés, tels que le « Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes » de l’ONU (CEDAW), sur le fait que « le Coran et la Sunna contiennent des règles qui ne souffrent d’aucune ambiguïté en faveur de la non-discrimination entre les hommes et les femmes, visant à s’assurer que les femmes jouissent des mêmes droits et responsabilités (que les hommes), sur une base d’égalité. » Elles ajoutent que « si une femme est victime de discrimination ou d’une injustice, les lois du pays exigent qu’on la rétablisse dans ses droits. » Néanmoins, en ce début du 21è siècle, les associations féminines opérant dans le domaine des droits des femmes, ainsi que les différents organismes internationaux spécialisés en la matière, estiment que le statut de beaucoup de femmes reste peu enviable, dans de nombreux pays musulmans. Les femmes dont ces associations s’occupent vivent dans des foyers caractérisés par l’oppression, l’exploitation, le mauvais traitement, la menace constante de répudiation, la polygamie, la violence domestique, les « crimes d’honneur », le mariage « misyar », etc. Elles sont, de même, victimes de pratiques discriminatoires sur le lieu de travail, que ce soit au

niveau de l’emploi, du statut, du niveau de rémunération et de responsabilités exercées, des promotions, etc., sans parler des cas de harcèlement sexuel. Ainsi, à l’occasion de la soumission par l’Arabie Saoudite à la CEDAW, en 2007, de son premier rapport sur la condition de la femme en Arabie Saoudite, un groupe de femmes s’identifiant comme « Women for reform » (Femmes pour la Réforme) fit parvenir anonymement à la CEDAW un « shadow-report » (contre-rapport) de 75 pages détaillant toutes les difficultés auxquelles les femmes saoudiennes étaient confrontées, de manière routinière, dans tous les aspects de leur vie quotidienne. Ce rapport dénonce la ségrégation totale qui existe entre les sexes, et toutes les conséquences négatives qui s’ensuivent pour les femmes, dans tous les aspects de leur vie. « Women for reform » expliquent, avec force détails, que les femmes saoudiennes vivent littéralement « sous tutelle » d’un mâle et, « sans la permission de son « tuteur », une femme ne peut ni étudier, ni accéder aux soins médicaux, ni se marier, ni voyager à l’étranger, ni gérer des affaires, ni faire pratiquement quoi que ce soit de significatif… » En réponse à ces observations, les autorités politiques et religieuses d’Arabie Saoudite répliquent qu’elles ne font preuve d’aucune discrimination dans leur manière de traiter les femmes. Elles se contentent d’appliquer les règles de la charia. Elles expliquent qu’en appliquant à chacun des deux sexes les règles de la charia qui le concernent, les autorités politiques ne bafouent les droits d’aucun individu, qu’il soit mâle ou femelle. Elles font, tout simplement, preuve d’une conception des droits humains qui est différente de celle des pays occidentaux. Mais, est-ce vraiment le cas ? On peut se poser honnêtement la question, sur la base des deux exemples suivants. Ils illustrent ce que beaucoup de personnes peuvent considérer comme des abus dont les autorités font preuve, dans certains pays musulmans et dans certaines situations, quand elles confondent ce qui relève, à proprement parler, des coutumes et traditions du pays et ce qui peut être attribué, à juste titre, à la charia. Par exemple, la charia interdit-elle à la femme de conduire un véhicule, comme l’ont affirmé pendant les deux dernières décennies les autorités politiques saoudiennes, sur la base d’une fatwa du Grand Mufti du pays ? La situation était étonnante, dans la mesure où aucun autre pays musulman n’interdit à la femme de conduire un véhicule. Le raisonnement du Grand Mufti, pour justifier l’interdiction, est également inattendu : en sortant seule dans son véhicule, la femme serait confrontée à toutes sortes de tentations peu recommandables, auxquelles elle risquerait de succomber. Aujourd’hui, les dirigeants du pays affirment, au plus haut niveau, qu’il s’agit d’une simple « question de société » sans rapport avec la religion, et qui doit être réglée par consensus, dans le cadre de discussions au sein des familles et des groupes sociaux. Mais, à ce jour, et malgré les déclarations de certaines personnalités, les femmes ne sont toujours pas autorisées à obtenir un permis de conduire, parce que des groupes saoudiens puissants s’opposent à toute modification du statu quo. La question de la « khulwa », dans certains pays du Moyen Orient, pourrait également relever de ce genre de cas. Les médias internationaux ont rapporté, en février 2008, l’histoire de Yara, une saoudienne de 40 ans, mariée et mère de 3 enfants, cadre supérieur d’une grande société financière, qui fut arrêtée par des membres de la « Commission pour la promotion de la vertu

et la prévention du vice », alors qu’elle prenait un café avec un collègue, en public, dans un établissement réputé de la chaîne Starbucks, à Riyad, en attendant le début d’une conférence professionnelle organisée par ses employeurs. Elle fut détenue pendant plusieurs heures dans une isolation totale, à la prison de Riyad. Son téléphone lui fut confisqué, et elle dut « confesser » par écrit, sous la contrainte, avoir commis la faute de « khulwa », parce qu’elle s’était assise à la même table qu’un homme, sans la présence d’un « mehrem », (c’est-à-dire un proche parent qu’elle ne pouvait pas épouser, chargé de surveiller sa conduite). Un interlocuteur invisible lui répéta comme une litanie, pendant tout son temps de détention, qu’elle était une femme de mauvaise vie. La faute de « khulwa » est habituellement sanctionnée, dans les pays du Golfe, de 80 à 160 coups de fouet et de 3 à 6 mois de prison ferme. Yara ne put ressortir de prison, et échapper à une telle sanction, que grâce aux interventions de son mari en haut lieu. Mais, existe-t-il vraiment en droit musulman une faute de « khulwa » sanctionnée par la charia, comme l’affirme le Ministère de la Justice saoudien ? Ou bien s’agit-il de simples coutumes et traditions locales, confondues à tort avec la religion, comme l’affirment les associations de défense des droits des femmes, qui observent qu’il n’existe aucune mention de la « khulwa » dans le Coran, et que de nombreux pays musulmans (comme ceux d’Afrique du Nord) ne font aucune référence à une « infraction » de « khulwa » dans leur application de la charia ? Les juristes musulmans ne s’étonnent guère de l’existence de pratiques différentes, dans l’application de la charia, d’un pays musulman à l’autre. L’existence officielle de 4 rites différents dans l’islam sunnite (Abu Hanifa, Chafii, Malik, Ibn Hanbal), et d’un rite shiite principal les a habitués à la confrontation, sur de nombreux points de droit, de raisonnements juridiques complexes, aboutissant à des conclusions différentes selon les rites. Ils savent également que, dans chaque pays qui a codifié le droit civil sous forme d’une « moudawwana » nationale, les autorités politiques et religieuses du pays interprètent différentes dispositions de la charia selon leur propre conception des choses, même au sein du même rite. La comparaison des « moudawwanas » adoptées en Egypte en 2000 et au Maroc en 2004 témoigne, ainsi, des divergences importantes dont les juristes musulmans peuvent faire preuve dans l’interprétation de la charia, même s’agissant de pays musulmans à culture relativement comparable. Les juristes s’enorgueillissent de cette flexibilité du droit musulman, qu’ils considèrent comme une bénédiction du ciel, et une preuve de sa vitalité et de sa capacité à s’adapter aux besoins de tous les musulmans, en tous temps et en tous lieux. Les associations féminines musulmanes devraient également se réjouir de cette flexibilité, grâce à laquelle elles peuvent espérer accomplir des progrès considérables dans la protection des droits des femmes dans les pays musulmans, dans le respect aussi bien de la lettre que de l’esprit de la charia.

Khalid Chraibi - Oumma.com Charia, Droit musulman, Questions de sociétés musulmanes

Islam, laïcité et droits humains Par Khalid Chraibi mardi 8 janvier 2008

Quand on est à la fois Français et musulman, les questions suivantes peuvent parfois se poser avec acuité : Est-ce la citoyenneté française qui doit primer, avec les lois qui lui sont associées, ou bien est-ce que ce sont les convictions religieuses de l’individu, et les prescriptions juridiques qui les accompagnent ? Ainsi, lors du débat sur la laïcité, il y a quelques années, certains membres de la communauté musulmane ont-ils adopté des positions extrêmes sur la question du foulard, alors que certaines jeunes filles affirmaient fièrement, avec le soutien de leurs parents, qu’elles préfèreraient abandonner l’école, tout simplement, plutôt que d’y retourner sans foulard. Mais, les bienfaits de l’éducation sont tellement incommensurables, par rapport au fait de porter un foulard, que la question ne devrait même pas se poser à un esprit raisonnable. Le Prophète n’a-t-il pas préconisé de « rechercher la connaissance jusqu’en Chine, si nécessaire » ? Alors, s’il faut sacrifier un foulard pour obtenir une éducation dont on recueillera, soi-même et toute sa communauté, les bénéfices toute sa vie, le prix est-il si élevé ? La question s’est également posée au niveau des structures médicales : « S’il n’y a pas de chirurgien femme pour pratiquer une opération sur une femme, faut-il laisser un homme pratiquer l’opération, ou faut-il laisser la femme mourir tout simplement ? » Seuls, des hommes accordant bien peu de valeur à la vie humaine en général, et à celle de leur femme en particulier, la laisseraient mourir dans de telles conditions, plutôt que de la laisser se faire opérer par un homme. La loi française ne laisse aucune latitude de ce genre à l’homme. La vraie question à se poser est la suivante : « Qui a donné à l’homme musulman un tel droit de vie ou de mort sur sa femme ? » Certainement pas l’islam, ni le droit musulman. Pourtant, de telles situations sont observées tous les jours dans de nombreux pays.

De tels comportements se rattachent le plus souvent à l’extrémisme religieux, plutôt qu’à une vraie connaissance de l’islam et de ses enseignements. Autrement, comment s’expliquer que les gardes d’une école primaire d’Arabie Saoudite aient enfermé une vingtaine de fillettes dans une école en flammes, il y a quelques années, les laissant délibérément mourir, brûlées vives, ou asphyxiées par la fumée, sous prétexte que les petites filles ne portaient pas leur foulard sur la tête, au moment où l’incendie s’est déclaré, et ne pouvaient donc pas sortir tête nue dans la rue, pour sauver leur vie ? De nos jours, de tels comportements sont d’autant plus incompréhensibles que l’islam prône l’établissement de la « communauté du milieu » (al oummat-al-wassat), celle qui se situe par définition loin de tout extrême, ou à équidistance des positions extrêmes. « Al oummat-alwassat » est également la communauté des justes. Pour sa part, le Prophète a recommandé, aux musulmans d’éviter tout extrémisme dans la pratique de la religion (al-ghoulouwwou fiddine), rappelant que ce sont les prises de position extrémistes qui ont provoqué la ruine des anciennes communautés humaines. A un deuxième niveau, encore plus complexe, se posent au Français musulman des questions de droit telles que les suivantes : Faut-il contester les lois interdisant la polygamie ou la répudiation ? Faut-il revendiquer un régime spécial les autorisant pour les minorités musulmanes ? Faut-il se soumettre à la loi interdisant aux parents de marier leur fille, contre son gré, à un homme choisi par eux, ou la contester ? Faut-il se soumettre à la loi mettant à égalité les parts d’héritage, sans distinction de sexe, ou la contester ? Mais, la polygamie, la répudiation, ou le mariage d’une fille, contre son gré, à un homme choisi par ses parents, ne sont que des indications de l’usage sélectif, et inique pour les femmes, que beaucoup de musulmans font des enseignements de la charia. Ils le font souvent de bonne foi, dans la mesure où la majorité des musulmans confondent aisément, aujourd’hui, traditions et prescriptions religieuses. Mais, une lecture attentive de la charia démontre l’existence de règles très strictes qui s’appliquent à de telles situations, et qui en font l’exception et non la règle. Les hommes, cependant, s’empressent d’oublier les règles qui les incommodent pour ne retenir que celles qui les avantagent. Quant à la question de l’égalité des parts d’héritage, sans discrimination sur la base du sexe, elle se pose dans le monde moderne de manière bien différente de la manière dont elle se posait aux femmes de la communauté musulmane au 7è s. A l’époque, les femmes de bonne famille vivaient au foyer, s’occupaient de leur ménage et d’élever leurs enfants. Elles disposaient d’esclaves pour les aider dans leurs tâches. L’homme subvenait à tous les besoins de la famille. Afin d’empêcher que les terres, les animaux et autres biens de la tribu ne passent sous le contrôle d’autres tribus, à travers les mécanismes des mariages et de l’héritage, la tribu musulmane n’accordait à la femme que la moitié de la part d’héritage d’un homme. Il faut se

souvenir, cependant, que l’islam a innové de manière considérable, à l’époque de la Révélation, en introduisant cette part d’héritage destinée à la femme, alors qu’elle n’en recevait aucune dans les communautés d’Arabie, avant l’islam. Mais, aujourd’hui, combien de foyers doivent survivre sans homme, surtout lorsque le mari peut répudier sa femme sur un coup de tête, lui laissant la charge de toutes les dépenses en plus des enfants à élever ? Même dans les ménages unis, combien de femmes sont obligées de travailler pour que le ménage dispose de revenus adéquats pour couvrir les besoins courants de la famille, et pour s’acheter une voiture ou une maison, ou prendre des vacances ? Lorsque le ménage a des enfants à élever, et qu’ils doivent faire des études supérieures à un coût élevé, la femme n’a-t-elle pas besoin d’argent, autant que son mari, pour aider à couvrir de telles dépenses ? Dans les pays musulmans, les voies de progrès en matière juridique existent, et sont faciles à repérer, dans la mesure où les codes de la famille appliqués présentent des différences importantes sur des points significatifs. Par exemple, les dispositions de la « moudawana » (code de la famille) adoptée au Maroc en 2004 diffèrent grandement des dispositions appliquées en Egypte depuis l’an 2000 ou à celles en vigueur en Arabie Saoudite. Le contraste est encore plus frappant lorsqu’on compare les dispositions de droit musulman appliquées sur ces questions dans des pays non-arabes tels que l’Indonésie, la Malaisie, l’Inde, le Pakistan, le Sénégal, le Nigéria ou l’Afrique du Sud. Le droit musulman témoigne ainsi d’une grande richesse et souplesse pour faire face à toutes les situations auxquelles la communauté musulmane peut se trouver confrontée. Mais, les autorités politiques et religieuses des pays musulmans se refusent à les exploiter, parce qu’elles ont été habituées pendant 10 siècles d’immobilisme politique, économique, social et intellectuel à rejeter tout changement, toute innovation, toute « bid’a ». Actuellement, les associations de droits humains et les associations de droits de la femme dans les pays musulmans se fixent des objectifs relativement modestes. Elles voudraient simplement obtenir des autorités que les conventions internationales sur le respect des droits de l’homme, de la femme et de l’enfant signées par les Etats musulmans y soient appliquées, confortant les dispositions énoncées par l’islam lui-même en la matière, et souvent peu respectées. Mais, en France, les lois nationales ont réglé ces questions depuis de nombreuses années, de manière conforme aux droits humains, à l’esprit de justice, d’équité et de solidarité familiale, au point que beaucoup d’associations des pays musulmans les considèrent comme des modèles de ce qu’elles voudraient réaliser à long terme. N’est-il pas plus raisonnable pour le Français musulman, dans ces conditions, de construire son avenir sur la base de ces acquis, qui sont parfaitement conformes à l’esprit de l’islam, plutôt que de chercher à les remettre en cause ?

Khalid Chraibi - Oumma.com Charia, Droit musulman, Questions de sociétés musulmanes

La charia, le « riba » et la banque Par Khalid Chraibi samedi 29 septembre 2007

Un courant religieux conservateur, prenant naissance dans les Etats du Golfe, se propage depuis plusieurs années dans les autres pays musulmans, s’étendant à de nombreux aspects de la vie quotidienne. Par exemple, sous l’influence des prédicateurs du Moyen Orient, des Marocains se demandent, aujourd’hui, (comme beaucoup de musulmans résidant en Europe et en Amérique du Nord), si les opérations de banque moderne sont conformes à la charia, alors que d’autres citoyens n’hésitent pas à affirmer que seules les opérations des « banques islamiques » sont « halal ». Cette influence des Etats du Golfe sur la culture des musulmans résidant dans d’autres pays, ressort clairement de la question posée, au cours de l’été 2006, au prédicateur qatari Yusuf alQaradawi, alors en visite au Maroc : un Marocain peut-il licitement contracter un prêt à intérêt auprès d’une banque marocaine, pour financer l’achat d’un logement, puisqu’il n’existe pas au Maroc de banques offrant des « produits islamiques » ? Le prédicateur s’est référé à une décision du Conseil Européen de la Fatwa, qui autorise les minorités islamiques vivant en Europe, sans accès à des banques opérant selon les règles de la charia, à prendre de tels prêts, en se basant sur la règle : « La nécessité abolit les interdits » (addarouratou toubihou al mahdhourat). D’après lui, cette règle s’applique parfaitement au cas marocain. L’influence des prédicateurs du Moyen Orient sur les Marocains, en matière de choix bancaires, s’amplifiera, sans doute, au cours des prochaines années, du fait que Bank al Maghrib a maintenant autorisé le système bancaire national à commercialiser des « produits islamiques » sélectionnés, dans le cadre de « fenêtres » spécialisées. Le revirement des autorités marocaines, qui se sont opposées au cours des deux dernières décennies à ce genre d’opérations, s’explique, entre autres, par l’engagement des opérateurs des pays du Golfe à investir plusieurs milliards de dollars dans l’économie marocaine, à la seule condition qu’on leur fournisse les « conduits » adéquats.

Au cœur du débat sur les institutions bancaires des deux types, on trouve le concept d’intérêt. La banque moderne l’applique dans ses opérations, alors que la banque « islamique » en nie l’utilisation. Or, dans l’esprit de nombreux musulmans, le concept d’intérêt est inextricablement lié à celui de « riba », que le Coran interdit de manière explicite et sans équivoque. Le riba recouvre en premier lieu l’usure, sur l’interdiction de laquelle il y a unanimité. Mais, d’après une majorité des oulémas, il englobe aussi « l’intérêt sous toutes ses formes ». Mais, de nombreux experts estiment, depuis le milieu du 19è s., que l’extension de la notion de riba aux intérêts bancaires, sur la base du « qiyas » et de l’ijtihad, s’est faite sur des bases juridiques discutables, dans la mesure où les opérations de banque moderne sont de nature totalement différente de ce qui existait en Arabie, au temps de la Révélation. En effet, ce n’est qu’aux 19è et 20è s., suite à l’occupation de différents pays musulmans par des Etats européens, que les structures bancaires modernes, utilisant des instruments financiers incorporant le concept d’intérêt, ont fait leur apparition dans ces pays. Les oulémas ont assez rapidement compris le fonctionnement du système, et réalisé que l’intérêt constituait une rémunération justifiée du capital financier et de l’épargne. C’est ce qui explique que, depuis un siècle et demi, les Grands Muftis d’Egypte et Sheikhs d’Al-Azhar, ayant assimilé cette conclusion, déploient des efforts théoriques considérables pour établir la différence entre les intérêts bancaires (aux retombées économiques positives et donc souhaitables) et le riba prohibé. Ce n’est guère le lieu de citer, ici, toutes les fatwas significatives énoncées sur ces questions, en Egypte, pendant le dernier siècle. Muhammad Abduh, Mahmud Shaltut, Muhammad Sayyed Tantawi ou Nasr Farid Wasil (tous Grands Muftis d’Egypte et Sheikhs d’Al-Azhar), sont les auteurs de textes importants, pour ne citer que certains des noms connus sur le plan international. Tous ces éminents experts de la charia considèrent que l’assimilation du riba à l’intérêt bancaire est discutable, et constitue une interprétation abusive des règles du droit musulman. Abd al Mun’im Al Nimr, ancien ministre des Habous d’Egypte, fournit une bonne illustration de ces propos : « L’interdiction du riba se justifie par le tort porté au débiteur. Mais, puisqu’il n’y a aucun tort porté aux personnes qui procèdent à des dépôts dans une banque, l’interdiction du riba ne s’applique pas aux dépôts en banque. » Des raisonnements similaires s’appliquent aux divers autres aspects des opérations bancaires. Quand on limite le domaine du riba à celui de l’usure, comme le font ces juristes islamiques éminents, la banque moderne n’est plus concernée par le riba, puisqu’elle ne se livre pas à l’usure. Et c’est exactement cela le raisonnement marocain en la matière, par exemple. Quant à la proposition selon laquelle les activités des banques islamiques n’incorporent pas d’intérêt, elle soulève un débat de fond. D’après certains, ces banques se contenteraient, dans certains cas, de procéder à des manipulations sémantiques, substituant un mot à un autre (« loyer » au lieu d’ « intérêt », par exemple) ou introduisant des étapes multiples dans une procédure (rédaction de deux contrats au lieu d’un seul), pour atteindre leurs buts lucratifs, tout en respectant, en apparence, les stipulations de la charia. Cela ferait partie des « hiyals » (ruses juridiques) dans lesquelles les théologiens musulmans sont passés maîtres, au cours des siècles.

Ainsi, par exemple, un musulman habitant aux Etats-Unis, et cherchant à acheter un logement en utilisant un crédit bancaire, s’est adressé simultanément à une banque américaine conventionnelle et à une banque islamique opérant aux Etats-Unis pour obtenir leur devis au sujet du coût global de l’opération. A sa grande surprise, le devis de la banque islamique était plus élevé que celui de la banque conventionnelle américaine. Il s’est adressé à un site islamique d’internet, pour essayer d’obtenir une explication. Un théologien renommé lui a répondu qu’il y avait encore peu de banques islamiques opérant aux Etats-Unis, d’où les devis élevés de ces dernières. Mais, continuait-il, la situation ne manquera pas de s’améliorer, à l’avenir, quand il y aura suffisamment de banques islamiques en activité sur le territoire américain, pour les obliger à baisser le prix de leurs prestations du fait de la concurrence. La question que le théologien n’a pas abordée dans sa réponse, et qui est pourtant importante, est la suivante : « Si le devis de la banque islamique qui n’applique pas d’intérêt est supérieur à celui de la banque conventionnelle qui en applique un, quel est l’avantage pour le consommateur qu’une banque n’applique pas le taux d’intérêt assimilé au riba, si elle lui fait payer des commissions et des frais d’un montant supérieur à celui qu’impliquent le taux d’intérêt et les frais des banques conventionnelles ? » Car, il faut bien le constater, le prêt sans intérêt de la banque islamique lui revient plus cher (ou dans le meilleur des cas aussi cher) que le prêt avec intérêt de la banque conventionnelle. Ce n’est certainement pas l’objectif recherché par l’islam, quand il dénonce la pratique du riba.

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Charia, droits des femmes et lois des hommes Par Khalid Chraibi vendredi 11 mai 2007

Depuis un quart de siècle, un fort vent de conservatisme religieux souffle dans de nombreux pays musulmans, avec des effets dévastateurs sur les droits des femmes. Au nom d’un retour à la pureté du temps de la Révélation, des groupes extrémistes ont décrété, à leur accession au pouvoir en Afghanistan, en Malaisie, en Somalie ou au Nigéria, une stricte ségrégation entre les sexes dans les lieux publics, les hôpitaux et le système éducatif, etc.. Ils ont imposé aux femmes le port de vêtements tels que le hijab, le niqab ou la « burqua », et leur ont interdit, entre autres mesures répressives, d’exercer toute activité professionnelle. Sous prétexte d’appliquer la charia, ils ont bafoué non seulement les droits que l’Islam avait octroyés aux femmes dès le 7è siècle, mais également l’essentiel des acquis des femmes en matière juridique, économique, politique et sociale, qu’elles avaient obtenus à l’issue de décennies de haute lutte à travers les pays musulmans, tout au long du 20è siècle. Cette régression des droits des femmes prend actuellement, et avec le passage des ans, une ampleur croissante dans de nombreux pays d’Afrique et d’Asie. Etrangement, elle fait également des adeptes dans les communautés musulmanes d’Europe et d’Amérique du Nord. Même des pays qui avaient échappé aux tourmentes de l’extrémisme, à travers leur histoire, tels que la Tunisie et le Maroc, en sont aujourd’hui affectés. Face à l’assaut des courants religieux conservateurs sur les droits des femmes, les associations féminines musulmanes ont dû revoir leur stratégie. Pendant des décennies, elles avaient mis l’accent sur la nécessité d’appliquer dans leur intégralité les dispositions des conventions internationales sur les droits de la femme que les pays musulmans avaient signées, sous l’égide de l’ONU. Elles insistaient, en particulier, sur la nécessité de lever les réserves exprimées par les gouvernements de ces pays au sujet de diverses dispositions de ces conventions, qui les vidaient d’une grande partie de leur contenu.

Sous la pression de la nécessité, de nombreuses associations se sont attelées à la lecture attentive de la charia, afin de développer de nouveaux outils pour lutter efficacement contre les discours des extrémistes religieux. Comme l’explique la pakistanaise Riffat Hassan, elles ont découvert, à leur grande surprise, qu’il existait un grand fossé « entre ce que le Coran disait au sujet des droits des femmes et ce qui se faisait en réalité dans un environnement culturel islamique ». « Par conséquent », observe-t-elle, « il faut distinguer entre le texte coranique et la tradition islamique. Ce sont les hommes qui ont procédé, presque exclusivement, à l’interprétation du Coran, depuis les temps les plus anciens. Ils faisaient cela au sein d’une culture patriarcale dominée par eux. Le Coran a donc été interprété du point de vue culturel des hommes – ce qui a évidemment affecté les droits des femmes. » La Nigérienne Ayesha Imam a procédé à une étude minutieuse de cette question, dans un article intitulé « Les droits des femmes dans les lois musulmanes ». Elle explique qu’il faut “distinguer entre l’Islam – la voie d’Allah – d’une part, et ce que les musulmans font, d’autre part. » D’après elle, l’Islam ne peut pas être remis en cause, mais ce que les musulmans font peut l’être, car ce ne sont que des êtres humains, qui sont sujet à l’erreur. D’après elle, bien que les lois religieuses tirent leur inspiration du divin, elles ne doivent pas être confondues avec des lois divines. La charia incorpore le facteur humain dans tous les aspects de son élaboration, de son développement et de sa mise en œuvre. Le nombre de versets coraniques à la base de la charia est très modeste, comparé à la multitude et à la complexité des règles juridiques qui constituent le corpus du droit musulman. Même les experts n’arrivent pas à s’accorder sur le sens exact de divers versets coraniques. Par ailleurs, il est admis que de nombreux hadiths sont apocryphes, et sont le produit de luttes entre sectes ou entre dynasties. Certains hadiths relevant de cette catégorie semblent avoir eu pour unique objectif de réduire les droits des femmes, bien qu’ils ne puissent s’appuyer ni sur des dispositions coraniques ni sur d’autres hadiths pour les conforter. Ayesha Imam note, à ce propos, que les musulmans croient, à tort, que la charia est la même dans l’ensemble des pays musulmans, alors qu’elle varie de manière considérable d’un pays à l’autre, et d’une époque à l’autre. Cela est parfaitement illustré par l’existence de quatre grandes écoles de pensée juridique dans la seule tradition de la sunna (et qui s’élevaient à une vingtaine dans des temps plus anciens). Il existe également un rite shiite regroupant un nombre considérable d’adeptes, et de nombreux courants religieux d’importance moindre, qui regroupent néanmoins des millions d’adhérents chacun. Les fondateurs des quatre grandes écoles de pensée juridique sunnite ont emphatiquement souligné, en leur temps, que leurs interprétations des dispositions de la charia ne devaient en aucun cas être considérées comme des données définitives, qui lieraient les musulmans en tous lieux et en tous temps. Par conséquent, observe-t-elle, « le refus de l’ijtihad n’obéït pas à une prescription religieuse. Ni le Coran ni la Sunna n’exigent cela. Bien au contraire, aussi bien le Coran que la Sunna encouragent la pensée individuelle, le raisonnement et la diversité d’opinion. » A l’appui des observations de Mme Ayesha Imam, on peut citer la multiplicité de codes nationaux de statut personnel appliqués, aujourd’hui, dans les pays musulmans. Les exemples d’évolution des dispositions de la charia à travers le temps, dans le même pays, abondent

également. Les différents textes de loi formant code du Statut Personnel, qui ont été successivement appliqués en Egypte au cours du 20è siècle, illustrent cette proposition. Le Code du Statut Personnel appliqué au Maroc peut également servir d’illustration, ayant enregistré des modifications considérables, entre sa première version adoptée en 1957, au lendemain de l’accession du pays à l’indépendance, et le nouveau Code de la famille adopté en 2004. Il faut noter que ce dernier est le fruit d’un demi-siècle de lutte des associations féminines marocaines pour la réforme de nombreuses dispositions restrictives que le texte de 1957 comprenait et ce, face à une opposition acharnée des mouvements religieux conservateurs, en particulier au cours des dernières années. Ces derniers ont d’ailleurs failli faire capoter le projet de réforme, qui ne put être sauvé que grâce à l’appui personnel décisif du roi Mohamed VI. Le Code marocain de la famille de 2004 place cette dernière sous la responsabilité conjointe des deux époux. Il permet à la femme d’agir comme son propre tuteur, et fixe à 18 ans l’âge minimum de mariage des personnes des deux sexes. Il impose des conditions draconiennes au mariage dans le cadre du régime de polygamie et encourage l’épouse à inclure dans le contrat de mariage, si elle le désire, une clause pour interdire un second mariage de l’époux. Il place la répudiation sous un strict contrôle judiciaire et exige la répartition équitable des biens du couple avant que le divorce ne puisse être finalisé. L’exemple marocain est intéressant à étudier, dans la mesure où toutes les dispositions du nouveau Code sont basées sur une lecture attentive, minutieuse et complète de la charia, dans toute sa complexité. Nul ne peut lui reprocher de s’être éloigné de la lettre ou de l’esprit du droit musulman, pour incorporer des concepts et des règles issus de la culture occidentale. La comparaison des dispositions des textes de loi adoptés au Maroc en 2004 et en Egypte en 2000 témoigne, quant à elle, des divergences considérables dont les juristes musulmans peuvent faire preuve dans l’interprétation et l’application de la charia, même dans le cas de pays musulmans à culture relativement comparable, par ailleurs. Les juristes musulmans s’enorgueillissent de cette flexibilité du droit musulman, qui constitue pour eux la preuve de sa vitalité. Les associations féminines peuvent aussi s’en réjouir, puisqu’elle peut leur permettre de réaliser des progrès considérables en matière de droits des femmes musulmanes, dans le respect aussi bien de la lettre que de l’esprit de la charia.

Khalid Chraibi - Oumma.com Charia, Droit musulman, Questions de sociétés musulmanes

La problématique du calendrier islamique Par Khalid Chraibi vendredi 2 février 2007

« Le soleil et la lune (évoluent) selon un calcul (minutieux) » (Coran, Ar-Rahman, 55 : 5) « C’est Lui (Dieu) qui a fait du Soleil une clarté et de la Lune une lumière ; il en a déterminé les phases afin que vous connaissiez le nombre des années et le calcul du temps » (Coran, Yunus, 10 : 5) « Les ulémas n’ont pas le monopole d’interprétation de la charia. Evidemment ils doivent être consultés au premier plan sur les questions de la charia. (Mais) ce ne sont pas eux qui font la loi religieuse, de même que ce ne sont pas les professeurs de droit qui font la loi, mais les parlements » (Ahmed Khamlichi, Point de vue n° 4) (1) Introduction Le calendrier islamique souffre de faiblesses indéniables. Ses dates sont associées à des jours différents dans différents Etats musulmans et il ne permet pas, à l’intérieur du même pays, de planifier d’activités au-delà du mois en cours. A titre d’illustration, le 1er shawal 1426, jour de célébration de l’aïd el fitr, correspondait au mercredi 2 novembre 2005 en Libye et au Nigéria ; au jeudi 3 novembre dans 30 pays dont l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, l’Arabie Saoudite et une partie des Etats-Unis ; au vendredi 4 novembre dans 13 pays dont le Maroc, l’Iran, le Bangladesh, l’Afrique du Sud, le Canada, une partie de l’Inde et une partie des Etats-Unis ; et au samedi 5 novembre dans une partie de l’Inde. (2) Cet état des choses n’est nullement exceptionnel, mais se renouvelle chaque mois. Pourtant, le calendrier lunaire, basé sur le calcul, est en mesure de remplir parfaitement toutes les fonctions que les sociétés modernes en attendent. Mais, suite à l’interprétation que les ulémas ont donnée à un célèbre hadith du Prophète sur le début des mois lunaires, le mois lunaire islamique s’est retrouvé déconnecté de ses fondements conceptuels et méthodologiques astronomiques, ce qui a rendu caduques les fonctions du calendrier musulman, qui ne peut pas être établi à l’avance. (3)

De nombreux penseurs islamiques et juristes de renom se sont sentis interpelés par cette situation et ont publié à diverses reprises, depuis le début du 20è s., des études qui prônent l’utilisation par la communauté musulmane d’un calendrier islamique basé sur le calcul, dont ils confirment et démontrent la licité. La célèbre étude du cadi Ahmad Shakir (1939) (4), aux conclusions de laquelle le professeur Yusuf al-Qaradawi s’est dernièrement rallié (2004) (5) et les récentes décisions du Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (2006) (6) s’inscrivent dans cette ligne de pensée. Le ‘alem et le calendrier Le Coran n’interdit pas l’usage du calcul astronomique. Cependant, au temps de la Révélation, quand les Bédouins interrogèrent le Prophète sur la procédure à suivre pour déterminer le début et la fin du mois de jeûne, il leur recommanda de commencer le jeûne du mois du ramadan avec l’observation de la naissance de la nouvelle lune [au soir du 29è j du mois] et d’arrêter le jeûne avec la naissance de la nouvelle lune (du mois de shawal). « Si le croissant n’est pas visible (à cause des nuages) comptez jusqu’à 30 j. ». (7) De ce fait, à part quelques juristes isolés, dans les premiers siècles de l’ère islamique, qui prônèrent l’utilisation du calcul pour déterminer le début des mois lunaires (8), le consensus des ulémas se forgea solidement, pendant 14 siècles, autour du rejet du calcul. Sur le plan institutionnel, seule la dynastie des Fatimides, en Egypte, a utilisé un calendrier basé sur le calcul, entre les 10è et 12è s., avant qu’il ne tombe dans l’oubli à la suite d’un changement de régime. L’argument majeur utilisé pour justifier cette situation a trait au dogme : il n’est pas loisible d’aller à l’encontre d’une prescription du Prophète. (9) Il est illicite de recourir au calcul pour déterminer le début des mois lunaires, alors que le Prophète a recommandé la procédure d’observation visuelle. (10) De nombreux ulémas soulignent, de plus, que le calendrier basé sur le calcul décompte les jours du nouveau mois à partir de la conjonction, laquelle précède d’un jour ou deux l’observation visuelle de la nouvelle lune. S’il était utilisé, le calendrier basé sur le calcul ferait commencer et s’achever le mois de ramadan, et célébrer toutes les fêtes et occasions religieuses, en avance d’un jour ou deux par rapport aux dates qui découlent de l’application du hadith du Prophète, ce qui ne serait pas acceptable du point de vue de la charia. (10) Mais, depuis le début du 20è s., de plus en plus de penseurs islamiques, ainsi qu’une poignée d’ulémas de renom, remettent en cause de tels arguments. A leur avis, le Prophète a simplement recommandé aux fidèles une procédure d’observation de la nouvelle lune, pour déterminer le début d’un mois nouveau. A l’époque, les bédouins se basaient sur la position des étoiles, de nuit, pour se guider dans leurs déplacements à travers le désert et observaient l’apparition de la nouvelle lune pour connaître le début des mois. Le Prophète n’a fait que les conforter dans leurs habitudes ancestrales. L’observation du croissant n’était qu’un simple moyen, et non pas une fin en soi, un acte d’adoration (‘ibada). Le hadith relatif à l’observation n’établissait donc pas une règle immuable, pas plus qu’il n’interdisait l’utilisation du calendrier astronomique.

D’après certains juristes, le hadith ne parle même pas d’une observation visuelle de la nouvelle lune, mais simplement de l’acquisition de l’information, selon des sources crédibles, que le mois a débuté. (11) Cela ouvre naturellement de toutes autres perspectives dans la discussion de cette question. L’Arabie Saoudite a d’ailleurs abandonné en 1999 la procédure d’observation de la nouvelle lune, pour lui substituer une nouvelle procédure basée sur le calcul des horaires de coucher du soleil et de la lune aux coordonnées de la Mecque, le soir du 29è j de chaque mois. Le coucher du soleil avant la lune indique le début du nouveau mois. Dans le cas inverse, le mois en cours aura une durée de 30 j. Des études, de plus en plus nombreuses, réalisées par des astronomes musulmans au cours des dernières années, démontrent par ailleurs que les débuts de mois décrétés dans les pays islamiques sur une période de plusieurs décennies étaient très souvent erronés, pour toutes sortes de raisons. (12) et (13) L’opinion juridique du cadi Shakir Le cadi Ahmad Muhammad Shakir (14) mérite une mention à part dans ce débat. Il s’agit d’un juriste éminent de la première moitié du 20è s., qui occupa en fin de carrière les fonctions de Président de la Cour Suprême de la Charia d’Egypte (tout comme son père avait occupé les fonctions de Président de la Cour Suprême de la Charia du Soudan), et qui reste, de nos jours encore, un auteur de référence en matière de science du hadith. (15) Il a publié, en 1939, une étude importante et originale axée sur le côté juridique de la problématique du calendrier islamique, sous le titre : « Le début des mois arabes … la charia permet-elle de le déterminer en utilisant le calcul astronomique ? » (4). D’après lui, le Prophète a tenu compte du fait que la communauté musulmane (de son époque) était « illettrée, ne sachant ni écrire ni compter », avant d’enjoindre à ses membres de se baser sur l’observation de la nouvelle lune pour accomplir leurs obligations religieuses du jeûne et du hajj. Mais, la communauté musulmane a évolué de manière considérable au cours des siècles suivants. Certains de ses membres sont même devenus des experts et des innovateurs en matière d’astronomie. En vertu du principe de droit musulman selon lequel « une règle ne s’applique plus, si le facteur qui la justifie a cessé d’exister », la recommandation du Prophète ne s’applique plus aux musulmans, une fois qu’ils ont appris « à écrire et à compter » et ont cessé d’être « illettrés ». Les ulémas d’aujourd’hui commettent donc une erreur d’interprétation lorsqu’ils donnent au hadith du Prophète sur cette question la même interprétation qu’au temps de la Révélation, comme si ce hadith énonçait des prescriptions immuables, alors que ses dispositions ne sont plus applicables à la communauté musulmane depuis des siècles, en vertu des règles mêmes de la charia. Shakir rappelle le principe de droit musulman selon lequel « ce qui est relatif ne peut réfuter l’absolu, et ne saurait lui être préféré, selon le consensus des savants. ». Or, la vision de la nouvelle lune par des témoins oculaires est relative, pouvant être entachée d’erreurs, alors que

la connaissance du début du mois lunaire basée sur le calcul astronomique est absolue, relevant du domaine du certain. Il rappelle également que de nombreux juristes musulmans de grande renommée ont pris en compte les données du calcul astronomique dans leurs décisions, citant à titre d’exemples Cheikh Al-Mraghi, Président de la Cour Suprême de la charia d’Egypte ; Taqiddine Assoubaki et Takiddine bin Daqiq al-Eid. Shakir souligne, en conclusion, que rien ne s’oppose, au niveau de la charia, à l’utilisation du calcul pour déterminer le début des mois lunaires et ce, en toutes circonstances, et non à titre d’exception seulement, comme l’avaient recommandé certains ulémas. Il observe, par ailleurs, qu’il ne peut exister qu’un seul mois lunaire pour tous les pays de la Terre, basé sur le calcul, ce qui exclut la possibilité que le début des mois diffère d’un pays à l’autre. (16) L’utilisation du calendrier basé sur le calcul rendra possible la célébration le même jour, dans toutes les communautés musulmanes de la planète, d’événements à caractère hautement symbolique sur le plan religieux, tels que le 1er muharram, le 1er ramadan, l’aïd al fitr, l’aïd al adha ou le jour de Arafat, lors du hajj. Cela renforcera considérablement le sentiment d’unité de la communauté musulmane à travers le monde. Cette analyse juridique du cadi Shakir n’a jamais été réfutée par les experts en droit musulman, 66 ans après sa publication, ce qui conforterait la notion que les ulémas n’ont rien trouvé à y redire, sur le plan juridique. Il faut noter, dans ce contexte, que le professeur Yusuf al-Qaradawi s’est récemment rallié formellement à la thèse du cadi Shakir. Dans une importante étude publiée en 2004, intitulée : « Calcul astronomique et détermination du début des mois », (5) al-Qaradawi prône pour la première fois, vigoureusement et ouvertement, l’utilisation du calcul pour l’établissement du calendrier islamique, une question sur laquelle il avait maintenu une réserve prudente jusquelà. Il cite à cet effet avec approbation de larges extraits de l’étude de Shakir. La décision du Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN) De son côté, le Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN), qui s’est senti depuis des années interpelé par cette question, a annoncé au mois d’août 2006 sa décision mûrement réfléchie d’adopter désormais un calendrier islamique basé sur le calcul, en prenant en considération la visibilité du croissant où que ce soit sur Terre. Utilisant comme point de référence conventionnel, pour l’établissement du calendrier islamique, la ligne de datation internationale (International date line (IDL)), ou Greenwich Mean Time (GMT), il déclare que désormais, en ce qui le concerne, le nouveau mois lunaire islamique en Amérique du Nord commencera au coucher du soleil du jour où la conjonction se produit avant 12 : 00 GMT. Si elle se produit après 12 : 00 GMT, alors le mois commencera au coucher du soleil du jour suivant. (6) La décision du CFAN est d’un grand intérêt, parce qu’elle conjugue avec une grande subtilité les exigences théologiques des ulémas avec les données de l’astronomie. Le CFAN retient le principe de l’unicité des matali’e (horizons), (16) qui affirme qu’il suffit que la nouvelle lune soit observée où que ce soit sur Terre, pour déterminer le début du nouveau mois pour tous les pays de la planète. Après avoir minutieusement étudié les cartes

de visibilité du croissant lunaire en différentes régions du globe, il débouche sur la conclusion suivante : Si la conjonction se produit avant 12 : 00 GMT, cela donne un temps suffisant pour qu’il soit possible d’observer la nouvelle lune en de nombreux points de la Terre où le coucher du soleil intervient longtemps avant le coucher du soleil en Amérique du Nord. Etant donné que les critères de visibilité de la nouvelle lune seront réunis en ces endroits, on pourra considérer qu’elle y sera observée (ou qu’elle aurait pu l’être si les conditions de visibilité avaient été bonnes), et ce bien avant le coucher du soleil en Amérique du Nord. Par conséquent, sur ces bases, les stipulations d’observation de la nouvelle lune seront respectées, comme le prescrit la charia, et le nouveau mois lunaire islamique débutera en Amérique du Nord au coucher du soleil du même jour. Si la conjonction se produit après 12 : 00 GMT, alors le mois commencera en Amérique du Nord au coucher du soleil du jour suivant. Conclusion La problématique du calendrier islamique ne soulève pas de difficultés au niveau de son volet astronomique. Ce sont les volets théologique, culturel et politique qui posent problème. Les ulémas ont donné à un hadith du Prophète sur le début des mois lunaires une interprétation qui a déconnecté le mois islamique de son ancrage astronomique, l’exposant à tous les aléas. Mais, comme le démontrent des juristes éminents, ce hadith peut être analysé de diverses manières. L’interprétation traditionnelle qui en a été donnée par les ulémas a forgé un consensus autour du rejet du calcul, considéré comme illicite. Mais, le cadi Shakir et le professeur al-Qaradawi affirment maintenant que l’utilisation du calcul est parfaitement licite, parce que le hadith en question ne s’applique plus, selon les règles de la charia, aux sociétés islamiques modernes. Le Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord (CFAN) a développé, pour sa part, une solution alternative, qui se situe à mi-chemin entre les deux positions précitées. Elle conjugue avec une grande subtilité les exigences théologiques des ulémas avec les derniers développements dans les connaissances astronomiques relatives au début des mois lunaires. La solution retenue par le CFAN est particulièrement attrayante, du fait qu’elle permet de résoudre de manière élégante un problème épineux, considéré comme insoluble pendant des générations. En effet, elle permet l’établissement à l’avance d’un calendrier lunaire islamique annuel, dont le début des mois est programmé sur la base du moment (parfaitement prévisible, longtemps à l’avance) auquel la conjonction se produira chaque mois. Le raisonnement du CFAN peut s’appliquer, sans retouches, à l’ensemble des communautés islamiques de la planète. Il leur permettrait d’établir ensemble, à l’avance, un calendrier islamique annuel unique, valable en tous lieux du globe, dans le respect des règles de la charia. Les gouvernants des Etats islamiques, seuls vrais décideurs en la matière, ont donc un choix à faire entre le maintien du statu quo, l’adoption du raisonnement juridique « pur et dur » du cadi Shakir ou l’application de la solution « intermédiaire », mais tout de même élégante et efficace, développée par le CFAN.

Il est bon de rappeler, à ce propos, que le calendrier julien, lui aussi, a connu toutes les mésaventures imaginables, en son temps, avant d’atteindre son statut actuel de référence universelle, grâce aux adaptations dont il a fait l’objet au cours des siècles. En 1267, Roger Bacon écrivait, à son sujet : « Le calendrier est intolérable pour le sage, une horreur pour l’astronome et une farce pour le mathématicien ». Pourtant, il a surmonté sa crise de croissance, grâce aux soins dont il a été entouré. Car, comme Jules César le résume si bien : "Nos fautes, cher Brutus, ne sont point dans nos étoiles, mais dans nos âmes prosternées." (17)

Notes (1) Ahmed Khamlichi : « Point de vue n° 4 », Rabat, 2002, p. 12 (2) http://www.moonsighting.com/ (3) Khalid Chraibi : 1er muharram : calendrier lunaire ou islamique (Oumma.com) (4) Ahmad Shakir : « Le début des mois arabes … est-il licite de le déterminer par le calcul astronomique ? ». (en arabe, publié en 1939) reproduit dans : Quotidien arabe « al-madina », 13 octobre 2006 (n° 15878) : http://ahmadmuhammadshakir.blogspot.com/ (5) Yusuf al-Qaradawi : « Calcul astronomique et détermination du début des mois » (en arabe) : http://www.islamonline.net/Arabic/contemporary/2004/10/article01b.shtml (6) Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord : http://www.moonsighting.com/ (7) Al-Bokhary, Recueil de hadiths (3/119) (8) Abderrahman al-Haj : « Le faqih, le politicien et la détermination des mois lunaires » (en arabe) : http://www.islamonline.net/Arabic/contemporary/2003/10/article03.shtml (9) Muhammad Mutawalla al-Shaârawi : Fiqh al-halal wal haram (édité par Ahmad Azzaâbi), Dar al-Qalam, Beyrouth, 2000, p. 88 (10) Allal el Fassi : « aljawab assahih wannass-hi alkhaliss ‘an nazilati fas wama yata’allaqo bimabda-i acchouhouri al-islamiyati al-arabiyah », rapport préparé à la demande du roi Hassan II du Maroc, Rabat 1965 (36 p.), sans indication d’éditeur (11) Al-Ghazali, Ihya’e ouloum addine cité dans al-Ghomari (réf. 16 ci-dessous), p 30 (12) Karim Meziane et Nidhal Guessoum : La visibilité du croissant lunaire et le ramadan, La Recherche n° 316, janvier 1999, pp. 66-71 (13) Nidhal Guessoum, Mohamed el Atabi et Karim Meziane : Ithbat acchouhour alhilaliya wa mouchkilate attawqiti alislami, 152p., Dar attali’a, Beyrouth, 2è éd., 1997

(14) Ahmad Muhammad Shakir (notice biographique détaillée en arabe) : http://www.islamonline.net/Arabic/history/1422/09/article17.shtml (15) Un auteur de référence en matière de science du hadith http://www.sounna.com/article.php3 ?id_article=106 (16) Abi alfayd Ahmad al-Ghomari : Tawjih alandhar litawhidi almouslimin fi assawmi wal iftar, 160p, 1960, Dar al bayareq, Beyrouth, 2è éd. 1999 (17) Shakespeare : Jules César, Acte I, Scène 2

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1er muharram : Calendrier lunaire ou islamique Par Khalid Chraibi lundi 15 mai 2006

Depuis que l’usage du calendrier grégorien s’est généralisé dans les pays musulmans, après leur occupation par des puissances étrangères aux 19è et 20è siècles, le calendrier islamique s’est progressivement trouvé relégué à des fonctions de protocole et de représentation, qu’il assume essentiellement à l’occasion du 1er muharram, du 1er ramadan, de l’aïd el fitr ou de l’aid al adha. Nul ne songerait, de nos jours, à dater un contrat, à faire des réservations de billets d’avion ou de chambres d’hôtel, ou à programmer une conférence internationale sur la base des données de ce calendrier. En effet, ses dates sont associées à des jours différents dans différents Etats musulmans et il ne permet pas, à l’intérieur du même pays, de planifier d’activités au-delà du mois en cours. A titre d’illustration, le 1er shawal 1426, jour de célébration de l’aïd el fitr, correspondait au mercredi 2 novembre 2005 en Libye et au Nigéria ; au jeudi 3 novembre dans 30 pays dont l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, l’Arabie Saoudite et une partie des Etats-Unis ; au vendredi 4 novembre dans 13 pays dont le Maroc, l’Iran, le Bangladesh, l’Afrique du Sud, le Canada, une partie de l’Inde et une partie des Etats-Unis ; et au samedi 5 novembre dans une partie de l’Inde. Cet état des choses n’est nullement exceptionnel, mais se renouvelle chaque mois. Faudrait-il conclure, à partir de cette illustration, que le calendrier lunaire doit être définitivement abandonné, dans les sociétés musulmanes, au profit du calendrier grégorien ? Nullement. En fait, comme nous le verrons, ce sont les procédures d’élaboration du calendrier islamique qui doivent être réévaluées. Sur le plan astronomique, les données de la situation sont simples. Le mois lunaire débute au moment de la « conjonction » mensuelle, quand la Lune se trouve située sur une ligne droite entre la Terre et le Soleil. Le mois est défini comme la durée d’une rotation de la Lune autour de la Terre (29,53 j), donnant pour l’année de 12 mois une durée de 354,37 j.

Les astronomes ont posé, il y a quelques milliers d’années, la convention que des mois de 30 j et de 29 j se succédaient en alternance, ce qui permettait de faire correspondre la durée de rotation de la Lune sur deux mois successifs à un nombre de jours entiers (59), laissant à peine un petit écart qui se cumulait pour atteindre 24 h (soit l’équivalent d’un jour) en 2,73 ans. Il suffisait d’ajouter un jour tous les trois ans au calendrier lunaire pour solder cet écart, de la même manière qu’on ajoute un jour tous les quatre ans au calendrier grégorien. Le calendrier islamique est basé sur de toutes autres conventions. Le Prophète a recommandé aux fidèles de commencer le jeûne du mois du ramadan avec l’observation de la naissance de la nouvelle lune [au soir du 29è j du mois] et d’arrêter le jeûne avec la naissance de la nouvelle lune (du mois de shawal). « Si le croissant n’est pas visible (à cause des nuages) comptez jusqu’à 30 j. ». Les théologiens et les autorités temporelles en ont déduit, à tort ou à raison, que chacun des Etats islamiques devait (ou pouvait) procéder pour son propre compte à l’observation mensuelle de la nouvelle lune dans le ciel (ou à défaut attendre l’achèvement d’un 30è j) avant de décréter le début d’un nouveau mois sur son territoire, au lieu de faire démarrer le mois avec la conjonction mensuelle. Or, le croissant lunaire ne devient vraiment visible que quelques 18 h après la conjonction, et sujet à l’existence de conditions favorables relatives à des facteurs tels que le nombre d’heures écoulées depuis la conjonction ; les positions relatives du Soleil, du croissant lunaire et de l’observateur ; l’altitude de la lune au coucher du soleil ; le lieu où l’on procède à l’observation ; l’angle formé avec le soleil au moment du coucher ; les conditions d’observation (pollution, humidité, température de l’air, altitude) ; les conditions météorologiques (absorption et extinction des rayons lumineux en provenance de la Lune, la température au sol, les effets saisonniers) ; le contraste de brillance entre le croissant lunaire et le ciel ; la limite de détection de l’œil humain... Selon les mois et les saisons, les conditions favorables d’observation de la nouvelle lune seront réunies en des sites différents du globe terrestre. Des astronomes et des informaticiens réputés ont établi des procédures permettant de prédire à l’avance, chaque mois, dans quelles régions du globe les conditions optimales seront réunies pour observer la nouvelle lune. Ainsi, en 1984, un physicien malais, Mohamed Ilyas, a pu tracer au niveau du globe terrestre une ligne de démarcation, ou ligne de date lunaire, à l’ouest de laquelle le croissant est visible le soir du nouveau mois, alors qu’il ne peut être vu à l’est de cette ligne que le soir suivant. Mais tous ces efforts, si admirables soient-ils, restent marginaux par rapport à la question centrale : « qu’est-ce qui empêche l’adoption par les sociétés islamiques du calendrier lunaire basé sur le calcul astronomique, puisqu’il répond parfaitement aux besoins de leur situation ? » Il faut rappeler, dans ce contexte, que la dynastie des Fatimides en Egypte a utilisé ce calendrier au cours d’une période de deux siècles, entre les 10è et 12è s., avant qu’il ne tombe dans l’oubli à la suite d’un changement de régime. Ce sont des arguments d’ordre théologique, fondés essentiellement sur deux ou trois hadiths du Prophète, qui sont le plus souvent cités pour préserver le statu quo et empêcher l’utilisation du calcul astronomique. Mais, ils laissent sceptiques.En effet, le Coran n’interdit nulle part l’usage du calcul astronomique, qui est donc licite. Un verset déclare : "C’est Lui (Dieu) qui a fait du Soleil une clarté et de la Lune une lumière ; il en a déterminé les phases afin que vous connaissiez le nombre des années et le calcul du temps" (Younous, X :5).

Le Prophète a simplement recommandé aux fidèles une procédure d’observation de la nouvelle lune qui était parfaitement courante à l’époque, et adaptée au contexte de la région, quand les étoiles servaient de points de repère aux Bédouins au cours de leurs déplacements dans le désert. L’observation de la lune n’était qu’un moyen, pour déterminer le début du mois, et non pas une fin en soi, un acte d’adoration. Le hadith relatif à l’observation n’établissait pas une règle immuable, pas plus qu’il n’interdisait l’utilisation du calendrier astronomique. A titre d’illustration, l’Arabie Saoudite a abandonné en 1999 la procédure d’observation de la nouvelle lune, pour lui substituer une nouvelle procédure basée sur le calcul des horaires de coucher du soleil et de la lune aux coordonnées de la Mecque, le soir du 29è j de chaque mois. Le coucher du soleil avant la lune indique le début du nouveau mois. Dans le cas inverse, le mois en cours aura une durée de 30 j. De nombreux experts défendent la notion que le hadith ne parle pas d’une observation visuelle de la nouvelle lune, mais plutôt de l’acquisition de l’information, selon des sources crédibles, que le mois a débuté. Cela ouvre de toutes autres perspectives dans la discussion de cette question. Quant au hadith du Prophète selon lequel les bédouins ne savent ni lire ni compter, et doivent donc éviter d’utiliser le calcul (astronomique), Ibn Taymiya observe que l’argument pouvait être fondé au début du 7è s. mais conteste qu’il puisse encore s’appliquer aux musulmans des siècles plus tard, après qu’ils aient été à l’avant-garde du développement de la connaissance scientifique, y compris en astronomie, pendant des siècles. Il souligne que les musulmans n’auraient pas de quoi s’enorgueillir s’ils étaient restés illettrés. Plus généralement, on peut observer que les juristes musulmans s’enorgueillissent de la capacité de la loi islamique à s’adapter en tous temps, en tous lieux et en toutes circonstances aux besoins des sociétés les plus diverses. Nombre de points fondamentaux de la loi ont fait l’objet d’interprétations différentes, au fil des siècles. Pourquoi serait-il donc impossible de substituer une autre interprétation au hadith du Prophète sur la question de l’utilisation par la communauté musulmane du calendrier basé sur le calcul astronomique ?

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Le mariage misyar : entre parodie et libertinage (partie 1/2) Par Khalid Chraibi mardi 5 septembre 2006

Définition du mariage misyar Nikah al Misyar ("mariage du voyageur" en arabe) est un montage juridique qui permet à un couple musulman sunnite de s’unir par les liens du mariage, sur la base du contrat de mariage islamique usuel, sans que le mari ait à prendre d’engagements financiers vis-à-vis de sa femme. Cette dernière l’en dispense par une clause du contrat de mariage par laquelle elle renonce à certains de ses droits (tels que la cohabitation des époux, le partage égal des nuits entre toutes les épouses en cas de polygamie, le domicile, la subvention à l’entretien « nafaqa », etc...) (1). L’épouse continue de mener une vie séparée de celle de son mari, et de subvenir à ses besoins par ses propres moyens. Mais, son époux a le droit de se rendre chez elle (ou au domicile de ses parents, où elle est souvent supposée résider), à toute heure du jour ou de la nuit, quand il en a envie. Le couple peut alors assouvir de manière licite des « besoins sexuels légitimes » (auxquels l’épouse ne peut d’ailleurs pas se soustraire). Le mariage misyar constitue, d’après certains, une adaptation spontanée du régime du mariage aux besoins concrets de personnes qui n’arrivent plus à se marier de la manière traditionnelle dans des pays tels que l’Arabie Saoudite, le Koweït ou les Emirats Arabes Unis, à cause de la cherté des loyers et de la vie en général ; des montants élevés des dot exigés ; et d’autres raisons économiques et financières similaires. (2) Il répond aussi aux besoins d’une société conservatrice qui sanctionne sévèrement le "zina" (la fornication) et autres relations sexuelles entretenues hors du cadre du mariage. Les théologiens expliquent qu’il convient aux jeunes aux moyens trop modestes pour fonder un foyer ; aux veuves aisées (nombreuses dans la région), ayant leur propre domicile et leurs propres ressources financières, et qui ne peuvent plus espérer se remarier selon la formule habituelle (ou ne le désirent pas), parce qu’elles ont par exemple des enfants à charge ; aux

femmes divorcées (également nombreuses) ; ainsi qu’aux « vieilles filles » qui voient leur jeunesse se faner dans un célibat involontaire, sans avoir goûté aux joies du mariage, pour quelque raison que ce soit. Il y a ainsi un million et demi de femmes réduites au célibat forcé dans la seule Arabie Saoudite. (3) Le cheikh d’Al-Azhar Muhammad Sayyed Tantawi, et le professeur Yusuf Al-Qaradawi notent cependant dans leurs écrits et leurs conférences qu’une très forte proportion des hommes qui prennent une épouse dans le cadre du mariage misyar sont des hommes déjà mariés. (4) Certains traits de ce mariage évoquent le mariage mut’a, en vigueur en Arabie avant l’Islam, et pratiqué encore de nos jours par la communauté shiite, qui le considère comme une forme licite d’union, alors que les musulmans sunnites la considèrent comme illicite. (5) Mais, le mariage mut’a est basé sur un contrat à durée déterminée, alors que le contrat de mariage misyar est d’une durée indéterminée (même si le mari n’envisage cette union, le plus souvent, que comme un mariage temporaire, qui débouche sur un divorce dans 80 % des cas). La popularité du mariage misyar aujourd’hui résulte, probablement, d’une méconnaissance de sa véritable nature, et de ses implications légales au niveau du mari, de la femme et des enfants qui peuvent naître dans le cadre de ce mariage. La licité du mariage « misyar » Le mariage misyar soulève des questions importantes et complexes, tant sur le plan juridique que social : est-il licite ? Ne bafoue-t-il pas les droits légitimes de l’épouse ? Quelle est la valeur juridique de la renonciation de l’épouse à certains de ses droits ? Quelles sont les conséquences de cette situation sur le plan familial et social ? Contrairement à une croyance largement répandue, le mariage misyar relève, sur le plan juridique, du régime général du droit musulman, et non d’un régime spécial. Sa conformité à toutes les exigences de la charia est une condition sine qua none de sa validité. Par conséquent, quand les juristes musulmans affirment qu’il est parfaitement licite, ils signifient simplement, par là, que l’acte de mariage doit remplir toutes les conditions requises par la charia (accord des parties, présence d’un tuteur dans certains rites, versement par le mari à son épouse (ou au « tuteur ») d’une dot d’un montant convenu entre eux (qui peut être important ou modeste, à leur gré), présence de témoins, publicité du mariage...). (6) L’Académie Islamique du Fiqh (AIF), un organe spécialisé de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI), vient de conforter ce point de vue dans une fatwa (7) du 12 avril 2006. (8) et (9) La clause par laquelle la femme renonce à certains de ses droits (la cohabitation des époux, le domicile, la subvention à l’entretien (nafaqa)...) soulève, quant à elle, des questions de droit plus subtiles. Appartient-elle à cette catégorie de clauses bien connues en droit musulman, qui sont contraires à l’essence du mariage, et qui vicient et rendent nulle l’union légale qui en est assortie ? Ou bien encore, à cette deuxième catégorie de clauses, qui sont frappées de nullité, alors que l’acte de mariage reste valable ? Le Cheikh d’Al-Azhar Muhammad Sayyed Tantawi rappelle, à cet égard, que le droit musulman confère aux époux le droit de convenir entre eux, dans le cadre du contrat de mariage, de certaines stipulations particulières relatives à leurs droits et obligations réciproques. Quand les époux conviennent, dans le cadre du mariage « misyar », que la

femme renoncera à certains de ses droits d’épouse, cela est parfaitement légal, si telle est la volonté librement exprimée de l’épouse. (10) L’ancien grand mufti d’Egypte Nasr Fareed Wassel ajoute, dans ce contexte, que la femme peut légitimement renoncer à certains de ses droits au moment du mariage, si elle le souhaite, du fait qu’elle a des ressources personnelles, par exemple, ou que son père se propose de continuer à subvenir à ses besoins. Mais, en cas de changement de circonstances, elle peut revendiquer tous les droits que la loi lui confère en sa qualité d’épouse (comme la « nafaqa » par exemple), parce que ce sont des droits inaliénables dans le cadre du mariage. (11) Wassel souligne que la clause de renonciation ne constitue qu’une promesse de ne pas revendiquer certains droits. Elle a une portée morale certaine, mais est sans valeur sur le plan juridique. L’épouse peut donc la respecter tant qu’elle lui convient, et revenir dessus en cas de besoin. Il observe qu’une telle clause n’affecte en rien, par ailleurs, les droit des enfants qui naîtraient de cette union, qu’il s’agisse de la reconnaissance de paternité, des effets de la filiation, de la prise en charge financière des enfants par leur père, des droits de l’épouse et des enfants à leur part d’héritage, etc. (12) L’éminent théologien saoudien Abdullah bin Sulaiman bin Menie, membre du Conseil Supérieur des Ulémas d’Arabie Saoudite, corrobore ce point de vue. D’après lui, l’épouse peut revenir à tout moment sur sa renonciation et exiger de son époux de lui donner tous ses droits, y compris qu’il vive avec elle et qu’il prenne en charge sa « nafaqa ». Le mari est alors libre de lui donner satisfaction ou d’opter pour le divorce (comme tout mari en a le droit, de toutes les façons). (13) Le professeur Yusuf Al-Qaradawi, (qui dit ne pas apprécier ce type de mariage, mais est bien obligé de reconnaître sa licité (14)), préfère carrément que la clause de renonciation ne soit pas inscrite dans l’acte de mariage, mais fasse l’objet d’un simple accord verbal entre les parties. (15) Il souligne à cet égard que les musulmans sont tenus par leurs engagements, qu’ils soient écrits ou verbaux. Il conforte ainsi le point de vue de Wassel et de bin Menie sur cette question. Il ajoute que l’inclusion de cette clause dans l’acte n’invaliderait pas ce dernier, ce qui conforte le point de vue des deux autres juristes quand ils disent que la clause peut être contestée par la femme, et ne plus s’appliquer, sans que cela remette en cause la validité du mariage lui-même.

A suivre... Notes et Références (1) Al-Qaradawi, Yusuf : Misyar marriage (www.Islamonline.net) (2) Al-Qaradawi, Yusuf : Misyar marriage (www.answering-islam.org) (3) Al-Qaradawi, Yusuf : Zawaj al misyar, (1999), (en arabe), p 10

(4) Jobarti, Somayya : Misyar marriage – a marvel or misery ? (www.arabnews.com) (5) Al-Qaradawi, Yusuf : Mut’ah marriage (www.islamonline.net) (6) Al-Qaradawi, Yusuf : Misyar marriage (www.islamonline.net) et Zawaj al misyar, p 11 (7) Une fatwa, qu’elle émane du Cheikh d’Al Azhar, du Grand mufti d’Egypte, ou de l’Académie Islamique du Fiqh (AIF) par exemple, n’est pas un texte de loi ou une décision judiciaire dont l’application s’impose de manière impérative à qui que ce soit. Son objectif est de présenter un point de vue juridique compétent qui permet à toutes les parties intéressées de mieux saisir ce que la loi dit sur une question d’actualité, d’après l’auteur de la fatwa. Les conclusions de la fatwa ne s’imposent qu’à lui-seul. Ainsi, nul des 43 Etats-membres de l’AIF n’a la moindre obligation d’appliquer les dispositions de la fatwa de l’AIF, qui sont d’ailleurs incompatibles avec les législations nationales de certains d’entre eux en matière de droit de la famille. Voir à ce sujet la déclaration de Sheikh Abdul Mohsen Al-Obeikan, vice-ministre de la Justice d’Arabie Saoudite, au quotidien « Asharq alawsat », en date du 09/07/06, au sujet de la valeur juridique de la fatwa de l’AIF (www.asharqalawsat.com). En voici quelques extraits : « (AlAwsat d’Asharq) De temps en temps, à l’occasion de ses réunions périodiques, l’Académie Islamique du Fiqh publie diverses fatwas ayant trait à des questions qui préoccupent les musulmans. Cependant, ces fatwas ne sont pas considérées comme s’imposant aux états islamiques. Quel est votre point de vue sur cette question ? (Obeikan) Naturellement, elles ne s’imposent pas aux états islamiques membres de l’Académie. (Al-Awsat d’Asharq) Mais, quel est l’intérêt de dégager un consensus au niveau de l’Académie Islamique du Fiqh sur des fatwas qui ne s’imposent pas aux Etats membres ? (Obeikan) Il y a une différence entre un juge et un mufti. Le juge rend une sentence qui s’impose aux personnes concernées. Le mufti, quant à lui, émet une fatwa qui explique un point de vue juridique, mais sa décision ne s’impose à personne. Les décisions de l’Académie Islamique du Fiqh sont des fatwas qui ne s’imposent pas aux autres. Elles expliquent seulement le point de vue juridique, comme c’est exposé dans les livres de fiqh. (Al-Awsat d’Asharq) Bien, que diriez-vous au sujet des fatwas de la Chambre d’Ifta [ organization saoudienne officielle de fatwa ] ? Ses fatwas ne s’imposent-elles pas aux autres ? (Obeikan) Je ne suis pas d’accord avec vous sur ce point. Même les décisions de la Chambre d’Ifta ne s’imposent à personne, que ce soit aux individus ou à l’Etat. » (8) Al-Marzuqi Saleh Secrétaire Général AIF, interviewé par TV Alarabiya.net le 12/04/06 au sujet des décisions de l’AIF (http://metransparent.com) (9) An-Najimi, Muhammad : membre de l’AIF, interviewé par TV Alarabiya.net le 28/04/06 au sujet des décisions de l’AIF (10) cité dans Hassouna addimashqi, Arfane : Nikah al misyar (2000), (en arabe), p. 14 ; voir également Al-Qaradawi, Yusuf : Zawaj al misyar, (1999), (en arabe), p. 12 (www.alarabiya.net) (11) cité dans Hassouna addimashqi, Arfane : Nikah al misyar (2000), (en arabe), p. 16

(12) cité dans Hassouna addimashqi, Arfane : Nikah al misyar (2000), (en arabe), p. 16 ; voir également Al-Qaradawi, Yusuf : Zawaj al misyar, p. 15 où il recommande que le contrat de mariage misyar soit enregistré pour préserver les droits des enfants en cas de contestation. (13) cité par Al-Hakeem, Mariam : Misyar marriage gaining prominence among Saudis (www.gulfnews.com) (14) Al-Qaradawi, Yusuf : Zawaj al misyar p. 8 (15) Al-Qaradawi, Yusuf : Zawaj al misyar , pp.13-14 (16) Bin Menie, Abdullah bin Sulaïman : fatwa concernant le mariage misyar (et opinions d’Ibn Othaymin, Muhammad Saleh et Al-Albany, Nassirouddine sur la même question) (en arabe) (www.bab-albahrain.net) (17) Yet another marriage with no strings (www.metimes.com) : comité de fatwa d’Al-Azhar contre misyar

Khalid Chraibi - Oumma.com Charia, Droit musulman, Questions de sociétés musulmanes

Le mariage misyar : entre parodie et libertinage (partie 2/2) Effets pervers du mariage « misyar » Bien que le mariage « misyar » soit parfaitement licite en droit, de l’avis des théologiens, et que l’épouse puisse à tout moment revendiquer les droits auxquels elle a renoncé lors de la conclusion de l’acte de mariage, de nombreux juristes comme Muhammad Ibn Othaymin ou Nassirouddine Al-Albany, (16) de même que de nombreux professeurs d’Al Azhar (17) s’opposent à lui du fait qu’il contredit l’esprit du droit du mariage islamique, et a des retombées négatives importantes sur la femme, sur la famille et sur la communauté. Il conduit à une dégradation des mœurs au niveau des hommes, qui adoptent un comportement irresponsable vis-à-vis de leurs épouses. D’après l’expérience des « agences matrimoniales misyar », l’homme qui recourt au mariage « misyar » a déjà, le plus souvent, un domicile fixe et une épouse aux besoins de laquelle il pourvoit. (18) Il ne lui viendrait pas à l’idée d’épouser une deuxième femme dans le cadre d’un régime de polygamie, s’il lui fallait obtenir l’accord préalable de sa première épouse et assumer des responsabilités financières additionnelles importantes vis-à-vis de sa seconde femme. Mais, grâce au mariage « misyar », cet homme se sent dégagé de toute responsabilité financière et morale envers une deuxième épouse, comme si elle n’était qu’un partenaire sexuel licite, une maîtresse « halal ». Il croit qu’il peut mettre fin à cette relation par un simple acte de répudiation, à tout moment, sans aucune conséquence négative pour lui-même. (19) Etant donné qu’il s’abstient généralement de parler de son remariage à sa première épouse, la relation au sein du couple en est faussée, et de grandes complications peuvent s’ensuivre, culminant même en un divorce, lorsque la femme finit par l’apprendre. Quant à la seconde épouse, son statut est dévalorisé, parce qu’elle n’a aucun droit sur son mari, que ce soit au niveau du temps qu’il lui consacre, de sa présence dans le foyer, ou de l’aide qu’il peut lui apporter sur le plan financier. De plus, ce mariage débouche à plus ou moins long terme sur un divorce, (dans 80 % des cas, d’après certains), quand la femme ne

convient plus à son mari. Elle se retrouve abandonnée, solitaire comme avant son mariage, mais traumatisée par l’expérience. Son statut social souffre aussi de sa répudiation. Pour ces raisons, Al-Albany estime que le mariage « misyar » n’est pas licite, parce qu’il va à l’encontre des objectifs et de l’esprit du mariage en islam, tel qu’ils sont décrits dans ce verset du Coran : « … parmi Ses signes qu’Il ait créé pour vous à partir de vous-mêmes des épouses, afin qu’auprès d’elles vous trouviez l’apaisement ; qu’Il ait entre elles et vous établi affection et miséricorde… » ? (20) Le mariage misyar semble également s’inscrire à l’opposé de la recommandation du verset bien connu : "(Vous sont permises) les femmes vertueuses d’entre les croyantes, et les femmes vertueuses d’entre les gens qui ont reçu le Livre avant vous, si vous leur donnez leur mahr, avec contrat de mariage, non en débauchés ni en preneurs d’amantes." (21) Al-Albany et Wassel soulignent aussi les problèmes familiaux et sociaux qui découlent du mariage misyar, en cas de naissance d’enfants dans le cadre d’une telle union. Les enfants élevés par leur mère dans un foyer dont le père est toujours absent, sans raison, connaissent parfois de graves perturbations sur le plan psychologique (16) et (22). La situation empire si la femme a été abandonnée ou répudiée par son mari "misyar", sans moyens de subsistance, comme c’est généralement le cas. Quant à Ibn Othaymin, il reconnaît la licité du mariage misyar sur le plan purement juridique, mais estime qu’il faut s’y opposer parce qu’il s’est transformé en une véritable marchandise commercialisée sur une grande échelle par les « agences matrimoniales », sans aucun rapport avec la nature du mariage islamique. (16) Les auteurs contestataires soulignent également les retombées négatives de ce type de mariage sur l’ensemble de la communauté, parce qu’il donne libre cours à des pratiques sexuelles qui donnent une fausse idée des croyances, des valeurs et des pratiques religieuses de la communauté. Ainsi, de riches touristes musulmans de la région du Golfe se rendent régulièrement en vacances dans des pays exotiques où ils « épousent » des call-girls locales, selon les rites islamiques, pour que leurs ébats soient « halal » (licites sur le plan religieux). Dans certains cas, le notaire de l’ « agence matrimoniale » locale prépare en même temps les documents de mariage et ceux du divorce, pour gagner du temps. (23) De telles parodies du mariage islamique portent préjudice à l’image de l’ensemble de la communauté, et peuvent aussi avoir une mauvaise influence sur la jeune génération. De nouveaux codes de droit de la famille Les défenseurs du mariage misyar reconnaissent qu’il se prête à de telles dérives, mais soulignent qu’elles ne sont pas de son seul fait. Elles découlent plus généralement de la manière dont les hommes interprètent et appliquent les règles du droit musulman : la

polygamie débridée, la répudiation facile, associées à une grande richesse, en sont les facteurs de base. Il serait donc plus juste d’expliquer cet état des choses comme un héritage des temps médiévaux, quand le mariage était défini par les auteurs musulmans comme « un contrat posé en vue d’acquérir le droit de jouir de la femme ». (24) Les organisations féminines font souvent observer, à cet égard, que les versets du Coran et les Hadiths relatifs à ces questions ont le plus souvent été interprétés, tout au long de l’histoire des sociétés islamiques, en faveur des hommes et au détriment des droits des femmes et des enfants. (25) Elles rappellent que de nombreux mouvements féministes et auteurs réformistes ont demandé, tout au long du 20è s., qu’il soit procédé à une lecture différente du droit musulman de la famille, en utilisant une approche moderne, en vue de l’adapter aux besoins d’une société contemporaine. A leur avis, il est possible de respecter scrupuleusement aussi bien les prescriptions coraniques que les dispositions des conventions internationales relatives aux droits de la femme et de l’enfant. (26) Mais, cela implique que la communauté islamique moderne reconnaisse à leur juste valeur le rôle central de la femme et de la famille comme des piliers de la communauté, au lieu de les dévaloriser. Il ne serait plus possible aux hommes de recourir à des « hiyals » (ruses juridiques pour contourner les dispositions légales), telles que celles sur lesquelles le mariage « misyar » est basé, pour traiter leurs épouses en citoyens de seconde classe. Différents pays musulmans ont procédé à une réinterprétation des dispositions de la charia relatives au droit de la famille, à la lumière des besoins d’une société moderne, dans le cadre d’un « ijtihad » (interprétation juridique) propre à chaque pays. Chacun d’eux a établi de nouvelles règles d’application de telles dispositions en fonction de ses circonstances, de ses besoins et de ses objectifs sociaux. La définition suivante du mariage, qu’on peut lire dans un Code de la famille adopté récemment, illustre la manière dont ces pays essaient d’établir un nouvel équilibre dans les relations au sein de la famille, entre le mari et l’épouse : « Le mariage est un pacte fondé sur le consentement mutuel en vue d’établir une union légale et durable, entre un homme et une femme. Il a pour but la vie dans la fidélité réciproque, la pureté et la fondation d’une famille stable sous la direction des deux époux, conformément aux dispositions du présent Code ». (27) Dans les pays où de telles lois ont été promulguées, le mariage « misyar » ne peut pas avoir cours. Notes : (16) Bin Menie, Abdullah bin Sulaïman : fatwa concernant le mariage misyar (et opinions d’Ibn Othaymin, Muhammad Saleh et Al-Albany, Nassirouddine sur la même question) (en arabe) (www.bab-albahrain.net) (17) Yet another marriage with no strings (www.metimes.com) : comité de fatwa d’Al-Azhar contre misyar

(18) Al-Qaradawi, Yusuf : Zawaj al misyar, p. 24 - voir également : Jobarti, Somayya : Misyar marriage – a marvel or misery ? (www.arabnews.com) (19) Marriage of convenience is allowed, says Grand Imam Tantawi (www.dailyexpress.com.my) (20) (Coran, XXX : 21) (21) (Coran, V : 5) (22) Wassel cité dans Hassouna addimashqi, Arfane : Nikah al misyar (2000), (en arabe), p 16) (23) Arabian Sex Tourism (www.danielpipes.org) – voir aussi : Indonesia Deports Saudis for Running Marriage Racket (www.arabnews.com) (24) Chehata, Chafik : droit musulman, Dalloz, Paris, 1970, p. 68 (25) Voir par exemple Ahmed, Leila : Women and gender in islam, Yale University Press, 1992 – ou Hassan, Raf’at, Islam and women’s rights (arabic translation, 2000) – ou Amin, Qassim : Tahrir al mar’a (26) Voir par exemple Zineddine, Nadhera : Assoufour wal hijab – ou Zineddine, Nadhera : Alfatat wa chchouyoukh (27) Royaume du Maroc, Code de la famille, 3 février 2004, art. 4

Khalid Chraibi - Oumma.com Charia, Droit musulman, Questions de sociétés musulmanes

Le Cheikh d’Al Azhar et le Mufti d’Egypte : des lectures différentes de la charia Par Khalid

Chraibi

lundi 26 juin 2006

« La femme est-elle habilitée à diriger la prière ? La charia l’y autorise-t-elle ? » La question, sous son apparence anodine, soulève, de l’avis des experts, des points de droit complexes qui méritent qu’on s’y arrête.En effet, ni le Coran, ni la Sounna, les deux sources fondamentales de la charia, ne se prononcent sur cette question, laissant donc, en théorie, une totale liberté de décision aux communautés musulmanes, chacune selon ses spécificités et ses options. Pourtant, des juristes musulmans illustres, représentant des écoles de pensée différentes, tentent d’imposer chacun le point de vue de son école comme étant le seul qui reflète réellement le point de vue de la charia. Ainsi, Mohamed Sayed Tantaoui, Grand Cheïkh d’Al Azhar (Le Caire) et Yusuf Qaradawi, juriste égyptien émérite, estiment-ils qu’une femme ne peut pas diriger une prière mixte. Par contre, Cheïkh Ali Jomaa, Grand Mufti d’Egypte, souligne qu’il « n’y a pas de consensus interdisant à la femme de diriger la prière. S’il y a des hommes qui acceptent d’être dirigés par une femme, toujours en matière de prière, qu’ils le fassent ». Jomaa ne voit pas non plus d’obstacle à ce qu’une femme puisse accéder à la fonction la plus haute en matière de jurisprudence religieuse, celle de mufti. Entre le Cheikh d’Al Azhar et le Mufti d’Egypte, qui faut-il croire ? Qui reflète réellement le point de vue de la charia ? On peut même se demander s’il s’agit vraiment d’un point de charia, et non point d’une simple question de traditions nationales, en l’absence de toute référence à la question de l’imamat de la femme dans le Coran et la Sounna. La question n’est point d’ordre purement académique. En mai 2006, elle a fait l’objet d’une (courte) polémique au Maroc, un pays dont le champ religieux est pourtant en cours de restructuration et de modernisation depuis l’accession du roi Mohamed VI au trône en 1999. Le ministère marocain des affaires islamiques a procédé, dans le cadre du programme de modernisation du champ religieux, à la formation d’une première promotion d‘imams et de «

morchidates », chargés « d’enseigner, d’expliquer le Coran, le Hadith et la Sounna, c’est-àdire d’instruire, de former et de répondre aux besoins des femmes et des hommes en ce qui concerne leur vie religieuse ». Les imams (hommes) ayant, parmi leurs prérogatives, de diriger la prière du vendredi dans les mosquées et d’y faire le prêche, des journalistes se demandèrent si les « morchidates » (femmes) allaient assumer les mêmes responsabilités. Un haut responsable du ministère observa que rien, dans la charia, ne s’opposait à cela, ce qui provoqua des réactions immédiates dans certains médias, poussant les autorités du pays à demander au Conseil Supérieur des Oulémas du Maroc (CSO) de clarifier la position de la Charia à propos de l’imamat de la femme « selon le rite malékite ». Dans une fatwa datée du 26 mai 2006, le CSO observa que le Maroc avait choisi d’appliquer le rite malékite depuis la constitution de l’Etat marocain, et que ce rite « s’est orienté vers ce qui est généralement admis, à savoir que la femme n’est pas habilitée à diriger la prière, tel que l’enseignent les propos des imams du rite, toutes époques confondues. » Il conclut qu’il « n’a jamais été prouvé, que ce soit dans l’Histoire du Maroc ou chez ses oulémas, qu’une femme ait dirigé à la mosquée la prière des hommes ou des femmes. C’est là une tradition perpétuée par les habitants de ce paisible pays et consacrée à travers les temps. » Il faut noter, pour mettre les choses dans leur véritable perspective, que les femmes marocaines ne se sentiront pas déçues ou frustrées de ne pas pouvoir diriger la prière ou de faire le prêche dans les mosquées. En effet, après une lutte de plusieurs décennies pour la réforme du code du statut personnel, et grâce à l’appui décisif du roi Mohamed VI, les organisations féminines marocaines ont vu leurs efforts couronnés de succès en 2004 par l’adoption d’un nouveau Code de la famille. Largement inspiré de la Charia, comme le précédent, il se distingue de ce dernier par une lecture plus moderne de ses dispositions et est considéré, à juste titre, comme l’une des législations les plus progressistes du monde arabe en la matière. Aujourd’hui, les femmes marocaines concentrent leurs efforts sur la mise en œuvre, dans la vie quotidienne et au niveau des tribunaux, des dispositions du nouveau Code, sans se laisser distraire par des polémiques marginales. Rappelons aussi qu’une fatwa, qu’elle émane du Cheikh d’Al Azhar ou du Grand mufti d’Egypte, par exemple, n’est pas un texte de loi ou une décision judiciaire dont l’application s’impose de manière impérative à qui que ce soit. Son objectif est de présenter un point de vue juridique compétent qui permet à toutes les parties intéressées de mieux saisir ce que la loi dit sur une question d’actualité. Comme il ressort de l’exemple cité, deux des plus grandes autorités de la charia en Egypte peuvent faire des lectures différentes de la charia, défendre des thèses opposées et déboucher sur des conclusions incompatibles entre elles, alors qu’elles traitent de la même question. Le CSO est donc parfaitement fondé de faire sa propre lecture des faits, et d’invoquer le rite malékite, qui est à la base du droit musulman appliqué au Maroc depuis des siècles, ainsi que les traditions marocaines, pour rendre une opinion juridique qui explique au public marocain ce que la pratique marocaine en matière d’imamat de la femme a été dans le passé. C’est aussi son droit de recommander que le Maroc continue à éviter l’imamat de la femme à l’avenir, d’autant plus que, dans ce cas précis, l’application de cette recommandation ne dérangera personne dans la société marocaine. La situation est tout autre, si l’on essaie de dépasser le cas précis à l’étude, pour se placer au niveau des principes généraux de droit. On est alors fondé de se poser la question : Est-ce que

les choix de société qui ont été faits par les oulémas marocains au cours des siècles passés doivent nécessairement être perpétués à l’avenir, dans tous les cas de figure ? Doivent-ils être notre seul guide pour la construction de notre société de demain ? La société actuelle n’a-telle pas le droit d’opérer ses propres choix, en tenant compte de ses circonstances présentes et des objectifs qu’elle cherche à atteindre ?

Khalid Chraibi - Oumma.com Charia, Droit musulman, Questions de sociétés musulmanes

Une interview d'Aimé Césaire : " Difficile d'être un homme libre" : Par Khalid Chraibi jeudi 29 juin 2006

La Tragédie du Roi Christophe, malgré les scènes de détente quila parsèment, est une pièce extrêmement dure. Historiquement, elle retrace un épisode authentique de l’Histoire d’Haïti, mais souvent, on a l’impression que, par-delà Haïti, c’est à l’Afrique moderne que le Roi Christophe s’adresse. Que représente pour vous cette pièce ? Tout d’abord, je désire insister sur le fait que la tragédie du Roi Christophe représente un épisode authentique de l’Histoire d’Haïti. En France, beaucoup de gens m’interrogent sur le Roi et croient que c’est une histoire imaginaire. Il n’en est rien. Nous avons une documentation extrêmement détaillée sur le règne du Roi Christophe, les ruines de la Citadelle qu’il a construite pourcommémorer à tout jamais la libération d’Haïti existent encore. La pièce respecte scrupuleusement l’histoire, les événements, au point que beaucoup de mots prononcés par Christophe sont historiques, parfois rapportés tels quels. C’est donc une pièce haïtienne, Antillaise avant tout. J’ai même essayé de donner à la langue française cette couleur antillaise, à la fois dans le vocabulaire et la syntaxe. Cette atmosphère authentique, on la retrouve aussi dans une certaine emphase, très caractéristique de la vie politique haïtienne. Cela, pour mettre en garde contre les analogies trop rapides. Mais, il est clair que par-delà Haïti, le Roi Christophe de ma pièce s’adresse à l’Afrique(indirectement, si vous voulez). J’ai été frappé moi-même, et si j’ai choisi ce sujet, c’est pour cela, par l’intérêt que l’épisode du Roi Christophe présente, et les analogies qui existent entre les problèmes qu’il eut à résoudre et ceux auxquels doivent faire face les pays sous-développés. Aucune analogie n’est totale, mais en fait le Roi Christophe, c’est un peu l’homme d’Etat aux prises avec les problèmes de l’indépendance réalisée, quand il faut édifier l’Etat : c’est à ce moment-là que se présentent les grands problèmes : liberté, démocratie ou autocratie, les relations entre le « leader » et le « peuple », le grave problème du choix des idéologies, le

problème de la différentiation en classes sociales de la population. Le Roi Christophe est aux prises avec tout cela, et dramatiquement, il échoue, car il n’est pas préparé à cela... Il est un esclave révolté, un homme de sang et d’orgueil, mais malgré ses bonnes intentions, il échoue. Je ne cache pas, dans ma pièce, ses faiblesses ni ses ridicules, mais ne le condamne pas, car par-delà son ridicule, il y a l’amour qu’il porte à son « peuple » (je n’aime pas ce terme, mais il n’y en a pas d’autre !), et l’orgueil collectif qu’il veut rendre à ses concitoyens humiliés par la colonisation. Son aventure est tragique : il s’isole, un fossé se creuse entre lui et la population, et il se retrouve seul. Or, c’est là le problème de la condition de l’homme politique dans les pays sous-développés, et en Afrique particulièrement. Je n’ai pas voulu faire une pièce didactique, dont l’objet essentiel serait « d’enseigner », ... ce qui ne signifie pas non plus qu’on ne puisse pas en tirer la leçon. On me demande souvent : « Etes-vous Christophien ou non ? » . La réponse n’est pas simple. Je suis choqué par toute une série d’attitudes du Roi Christophe, qui a un côté « nouveau riche », un côté « Monsieur Jourdain ». Et puis, par les moyens extrêmement brutaux, le côté « despote » du personnage qui ne peut avoir mon approbation. Mais le Roi Christophe n’est pas un héros, c’est un homme, dans toute sa complexité, et c’est cela qui est dramatique, pathétique. L’originalité de ma pièce, c’est de montrer l’aspect multiple des gens. On peut ne vouloir voir dans le Roi Christophe que son ridicule, ces ducs de la Marmelade qu’il nomme à sa « Cour », et dire : « Eh bien, voyez les nègres ! ». Ce que j’ai voulu faire, c’est expliquer ces singeries humainement, et on s’aperçoit alors qu’il y a une démarche qui ne manque pas de pathétique ni de grandeur. En fin de compte, c’est ce côté pathétique, « grand », qui émerge le plus. Le Roi Christophe est un esclave, et ses démarches sont maladroites, ridicules parfois, mais attendrissantes. Ces démarches, je les comprends. Et il y a surtout la tragédie de l’homme qui dit : « On nous vola nos noms ». Car, moi-même, mon nom, qu’a-t-il d’authentique par rapport à moi ? Ce que j’ai voulu, c’est, par-delà le ridicule, retrouver et expliquer la démarche humaine. Car, il est très facile de se moquer des Haïtiens qui ont de « drôles de noms », tous ces Toussaint, etc., mais il ne faut pas oublier que ces noms, ces sobriquets (Trou Bonbon, Tape-à-l’œil...) ce sont les Français qui les ont donnés aux Antillais. Vous parlez du Roi Christophe avec respect pour sa souffrance, mais avec amour aussi, bien qu’il soit le « tyran ». A ce sujet, un des personnages de votre pièce dit, et cela explique le drame du Roi Christophe : « L’Histoire pour passer n’a parfois qu’une voie. Et tous l’empruntent... si bien que celles de la liberté et de l’esclavage se confondraient. » Cette affirmation est très grave, à notre époque caractérisée par le « mythe du Chef ». Voudriez-vous, pour éviter tout malentendu, nous expliquer plus en détail votre pensée ? Le problème de la mystique du Chef est en effet extrêmement grave. Lénine, c’est aussi le chef, si vous voulez. Mais il ne faut pas de malentendu : Christophe échoue ; et c’est parce qu’il a pris la mystique du chef, qu’il s’est isolé, qu’il n’a pas suffisamment tenu compte de son peuple, qu’il échoue. Parce qu’il ne manifeste pas de « compréhension », comme dit un des personnages. Pourquoi alors la pièce est-elle un hymne à Christophe ? C’est parce que, malgré toutes ses erreurs, ses faiblesses, c’est un homme qui a voulu la grandeur de son peuple, qui a voulu réhabiliter sa race, parce qu’il était porté, dans ses actes, par une grandiose aspiration à la dignité.

C’est un homme très ambigu, mais très important en ce qu’il constitue une articulation historique : c’est un homme de transition. Je n’ai pas voulu simplifier, j’ai voulu montrer les choses dans leur ambiguïté. Lénine lui aussi, qui comprenait cet aspect ambigu des hommes, a parlé en termes élogieux de certains hommes de l’Histoire qui étaient de grands féodaux, mais qui étaient aussi des libérateurs de leur peuple. En dehors du côté politique du Roi Christophe, il y a le côté humain : c’est le problème de l’homme seul, de l’action, du tragique de la condition humaine. Mais il y a aussi le côté religieux et métaphysique, qui ne ressort pas à la lecture de la pièce, mais que j’ai accusé à la représentation sur scène : il y a l’existence d’une lutte secrète. Remarquez le couple Christophe-Hugonin. Tout le monde y voit un côté shakespearien : roi et bouffon. Mais plus profondément, il faudrait partir d’un côté africain. Christophe, l’homme dur, est la représentation du Dieu « SHANGO », le grand « Dieu du ciel » de la mythologie du Dahomey, du Brésil et de Haïti. C’est le « tonnerre », Dieu très violent, mais bienfaisant et rajeunisseur : il est l’orage, qui est violent, mais qui féconde la terre en apportant la pluie bienfaisante. Extraordinairement, Shango est le seul Dieu de la mythologie qui se tue : il se pend. L’autre aspect des choses est représenté dans cette mythologie par un Dieu-clown, que les Anglais appellent « trickster » (qui joue des tours), incarné dans la pièce par le « bouffon » Hugonin. C’est un Dieu malin qui, sous son caractère ironique, représente l’autre aspect, complémentaire, des choses. C’est la lutte de l’esprit ironique contre l’esprit sérieux. Or, Christophe s’est suicidé, et Hugonin devient fou. Le « bouffon » qui devient fou, c’est cela la tragédie, aussi, dans son horreur. Vous avez écrit, en introduction à votre pièce :« Les pays coloniaux conquièrent leur indépendance, là est l’épopée.L’indépendance conquise, ici commence la tragédie. » Voudriez-vous nous commenter cette pensée ? Effectivement, la lutte pour l’indépendance est glorieuse, magnifique. Mais, je dirais que c’est « relativement facile ». Qu’on ne se méprenne pas sur ma pensée. La lutte pour l’indépendance coûte beaucoup de sang et de larmes, c’est un acte héroïque, mais c’est « facile » comparé aux problèmes qu’il faut résoudre, une fois l’indépendance conquise. La lutte est épique, mais avec du courage et de l’enthousiasme, c’est réalisable. C’est l’épopée. Après l’indépendance, c’est la tragédie. Car, c’est à ce moment-là, et les gens devraient s’en rendre compte, que la lutte difficile commence, que la lutte pour la libération prend son sens. A ce moment-là, on lutte pour soi-même, il n’y a plus d’alibi possible, l’homme est aux prises avec lui-même. C’est là le côté le plus viril de la lutte, mais aussi le plus dur.Car l’esclave, à la limite, n’a pas de responsabilités :théoriquement, il se contente de faire le travail qu’on lui ordonne de faire, de manger et de dormir. Naturellement, il est bien plus difficile d’être un homme libre que d’être un esclave. Mais toute la dignité de l’homme vient de ce qu’il préfère la liberté difficile à l’esclavage et la soumission faciles. C’est de cela que les pays nouvellement indépendants doivent prendre conscience, c’est de cela que le Roi Christophe a pris conscience... Sekou Touré a très bien exprimé cela en répondant au Général de Gaulle : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à l’opulence dans l’esclavage. »

Votre œuvre, l’une des plus profondément originales du Tiers Monde et des temps modernes d’une manière générale, trouve son inspiration la plus puissante dans les racines les plus « authentiques » de Haïti et de sa culture, mais c’est en même temps une œuvre extrêmement difficile et élaborée du point de vue artistique. C’est l’un des points les plus délicats de l’art contemporain du Tiers Monde : l’art doit-il d’abord chercher à être accessible au grand public, ou bien l’artiste doit-il faire son travail « en artiste », sans faire de concessions aux contingences de son époque ? Votre question est extrêmement intéressante, et soulève un problème très important. Je vais essayer d’y répondre. Tout d’abord, bien que mon œuvre soit « haïtienne », je suis Martiniquais, non Haïtien. Mais je suis « Antillais » surtout (les Antilles englobant Haïti, la Martinique, etc. Haïti m’a intéressé parce qu’elle a l’histoire la plus mouvementée, la plus passionnante, la plus glorieuse, la plus malheureuse aussi. Savez-vous que Haïti est la première colonie noire à s’être battue pour son indépendance puis, une fois son indépendance conquise, à prendre le régime de république ? Cela se passait à la fin du 18è s. Et pourtant, actuellement, le peuple haïtien est l’un des peuples les plus malheureux, à cause de la situation que vous connaissez. J’ai été fasciné par Haïti, parce que c’est une sorte « d’œil grossissant » pour toutes les Antilles, et pour l’Afrique aussi, et en étudiant l’histoire d’ Haïti, on pourrait avoir une idée de tous les problèmes du Tiers-Monde. En ce qui concerne votre question sur l’œuvre « difficile », c’est un problème esthétique extrêmement important. Difficile ? Vous dirais-je qu’à mon avis, cela n’est pas entièrement, totalement vrai ? En ce qui concerne mon œuvre, en particulier mon recueil de poèmes « Cahier d’un retour au pays natal », je dois vous dire que ce qui m’a toujours frappé, c’est que malgré leur caractère de prime abord « ésotérique », mes lecteurs les plus compréhensifs sont des gens du peuple. Il y a des milliers d’Africains qui connaissent par cœur de grands extraits du « Cahier d’un retour... », et pourtant c’est une œuvre difficile. Les hommes de culture française, occidentale, sont ceux qui parlent le plus de la difficulté de mon œuvre. Cette œuvre rejoint, par ses démarches, les démarches de la pensée dite « primitive ». Des gens disent : « c’est du surréalisme ». Mais alors, beaucoup de paysans africains font du surréalisme sans le savoir, car la pensée africaine n’est pas analytique, sa démarche est synthétique, analogique et métaphorique. C’est cela le « surréalisme ». Le surréalisme est opposé à la tendance analytique occidentale, mais est conforme à la pensée africaine. Vous avez l’exemple de cet Africain, Amos Tutola, homme du peuple qui était concierge dans un hôtel, et qui s’est mis à écrire des œuvres d’une poésie et d’une fraîcheur extraordinaires, toutes en métaphores. S’il était sorti de l’université, on aurait dit : « c’est un surréaliste ». Le développement de la culture occidentale s’est fait au détriment du sens de l’image, et on est très surpris de voir combien mon œuvre,dite difficile par les intellectuels, est relative. Mais il y a un problème malgré tout, et c’est pour cela que, depuis quelque temps, je me suis dirigé vers l’art théâtral. Pour moi, le théâtre est le moyen de sortir de la contradiction que vous signalez, et de mettre la poésie à la portée des masses, de « donner à voir » comme dirait Eluard. Le théâtre, c’est la mise à la portée du peuple de la poésie. Le théâtre est très important dans nos pays sous-développés, il y a dans ces pays une faim de théâtre. Car ce sont des pays quis’interrogent. Autrefois, ils étaient soumis à une domination étrangère, ils subissaient leur sort. Maintenant, ce sont eux qui forgent leur destinée, et mettent en question, et le théâtre est la mise en question de la vie par elle-même. Avec

l’indépendance, le Tiers-Monde est arrivé à l’âge où l’on s’interroge sur soi-même, et c’est là l’âge du théâtre. Arthur Miller a écrit : « L’art se doit de témoigner sous peine de tomber dans l’artifice et la complaisance. Quand je parle de l’art en tant que témoin, c’est simplement pour lui rendre sa fonction première, qui est d’ouvrir les yeux à la vie et non pas de procurer un faux réconfort. » Cela, c’est le thème de « l’art engagé », un des thèmes les plus discutés du Tiers-Monde. Quels commentaires feriez-vous à propos de cette citation ? Je suis tout à fait d’accord avec cette phrase de Miller et, à ma manière, je considère que je témoigne. Le Roi Christophe est un témoignage. « Ouvrir les yeux à la vie », comme dit Miller, c’est ce que je disais tout à l’heure : « la vie qui prend conscience d’elle-même et fait prendre conscience (par le théâtre). » Je suis rigoureusement « engagé » et ne conçois pas qu’un artiste du Tiers-Monde ne soit pas engagé. Cela ne signifie pas que l’engagement permet d’éviter les problèmes esthétiques qui se posent à l’artiste, mais l’engagement est nécessaire. Je ne conçois même pas que nous ne puissions pas l’être. Je ne conçois pas que l’artiste puisse rester un spectateur indifférent, refusant de prendre une option. Mais, attention à la notion d’engagement : engagement ne signifie pas pour l’artiste être engagé dans un parti politique, avoir sa carte de membre, et son numéro. Etre engagé, cela signifie, pour l’artiste, être inséré dans son contexte social, être la chair du peuple, vivre les problèmes de son pays avec intensité, et en rendre témoignage. Pour citer un maghrébin, Kateb Yacine par exemple est un hommeabsolument représentatif. Son œuvre reflète les souffrances du peuple algérien qui lutte pour la libération, elle porte témoignage. C’est cela l’engagement. Toute œuvre d’art, d’ailleurs, à condition d’être profonde, porte témoignage, et elle ne le peut que si elle estvraiment vécue, sous-tendue par tout le drame intérieur de l’écrivain,qui résulte de l’engagement. Kateb Yacine, c’est l’Algérie. Ce qu’il faut distinguer, c’est les niveaux de l’engagement. L’engagement politique est un niveau. Mais ce n’est pas le seul niveau. Le deuxième niveau est celui de l’engagement de l’écrivain, et cet engagement est plus fort encore. Il faut fixer l’engagement de l’écrivain à son propre niveau. Si cela n’était pas vrai, alors Dostoïevski ne serait pas un artiste engagé, à cause de ses attitudes politiques. Et pourtant, Dostoïevski est un artiste engagé, qui porte témoignage, parce que nul n’a exprimé de manière aussi profonde la réalité du peuple russe. Je lutte là contre une conception trop primaire et schématique del’engagement, et contre la littérature des « mots d’ordre », la littérature « dirigée » qu’on a pu voir naître dans certains pays.L’artiste doit être suffisamment engagé dans sa situation pour vivre dramatiquement à lui tout seul les problèmes de son peuple. Dans cette optique, Kateb Yacine porte tout le drame du peuple algérien, tout comme Kafka portait le drame du peuple juif. C’est cela l’art engagé.

Khalid Chraibi - Oumma.com Charia, Droit musulman, Questions de sociétés musulmanes

Le Roi Christophe de Haïti : « On nous vola nos noms » : « La Tragédie du Roi Christophe », d’Aimé Césaire Par Khalid Chraibi mercredi 10 mai 2006

A. Césaire : « Haïti est la première colonie noire à s’être battue pour son indépendance puis, une fois son indépendance conquise, à prendre le régime de république. Cela se passait à la fin du 18è s. Actuellement, le peuple haïtien est l’un des peuples les plus malheureux, à cause de la situation que vous connaissez. J’ai été fasciné par Haïti, parce que c’est une sorte « d’œil grossissant » pour toutes les Antilles, et pour l’Afrique aussi, et en étudiant l’histoire d’Haïti, on pourrait avoir une idée de tous les problèmes du Tiers-Monde. » (Extraits d’un entretien avec A. Césaire réalisé par K. Chraibi) « La Tragédie du Roi Christophe », une pièce d’Aimé Césaire créée au théâtre de l’Odéon à Paris en mai 1965, raconte la tragique épopée de Christophe, un esclave, cuisinier de son état, qui prit une part éminente à la lutte de libération d’Haïti, devenant général, puis s’autoproclamant roi, avant de devenir un dictateur sanguinaire. Ni héros, ni saint, ni usurpateur, c’était un homme doué d’une immense bonne volonté, qui essayait désespérément de trouver sa voie. Cherchant à émuler la grandeur de la France, il s’entoura tout d’abord d’une Cour grandiose, « parfaite réplique en noir de ce que la vieille Europe a fait de mieux en matière de Cour », parce que « la forme, mon cher, c’est ça, la civilisation ». Pendant quelque temps, il fut un chef très populaire, contrairement à son rival, « cette couille molle de Pétion qui a proposé de verser une indemnité aux anciens colons, lui, un Noir, pour les avoir imprudemment frustrés du privilège de posséder des noirs. » Mais, Christophe, l’ancien esclave, comprend rapidement qu’il ne suffit pas de s’entourer d’une Cour, pour effacer la tragédie du peuple haïtien « déraciné, humilié par la colonisation, ravalé collectivement au rang de la bête ». Il observe avec amertume : « Jadis, on nous vola nos noms. D’estampilles humiliantes on oblitéra nos noms de vérité. Sentez-vous la douleur d’un homme de ne savoir pas de quel nom il s’appelle ? A quoi son nom l’appelle ? »

Maintenant qu’il est roi, il décide : « De noms de gloire je veux couvrir vos noms d’esclaves, de noms d’orgueil nos noms d’infamie, de noms de rachat nos noms d’orphelins ». Pour symboliser cette « nouvelle naissance », Christophe rêve de construire une Citadelle, immense, gigantesque, « une ville, une forteresse, un lourd cuirassé de pierre inexpugnable ... à ce peuple qu’on voulut à genoux, un monument qui le mît debout... une citadelle construite par le peuple tout entier et symbolisant « la liberté de tout un peuple ». Il faudra travailler, et travailler encore, car « la liberté ne peut subsister sans le travail. » Il s’agit d’une œuvre gigantesque à soutenir si on veut mettre « tout cela debout », « mettre tout cela debout et à la face du monde, et solide. » Mais, les paysans haïtiens ne comprennent guère la nécessité de construire cette citadelle. Ils ne comprennent pas la logique de ce roi qui leur déclare : « Ou bien on brise tout, on bien on met tout debout », et qui décide que « la liberté, ce n’est pas la liberté facile. » Mais Christophe insiste : « On brise, cela peut se concevoir... Tout par terre, la nudité nue. Restent la terre, le ciel : les étoiles, la nuit, nous les Nègres avec la liberté, les racines, les bananiers sauvages. Ou bien on met debout. Et vous savez la suite. Alors, il faut soutenir. Il faut porter : de plus en plus haut. De plus en plus loin. » Christophe est convaincu d’avoir fait le bon choix et décide d’obliger son peuple à le soutenir, « au besoin par la force ». D’où le commencement d’une dictature sanguinaire, impitoyable, qui réglemente les heures de travail et les heures de repos, déclarant inconstitutionnel le droit à la fatigue et à la lassitude. Malgré toute la peine que cela lui fait, Christophe n’hésite pas à mettre à mort ses plus vieux compagnons de route, lorsqu’ils commencent « à trop parler ». Quand ses propres généraux lui font défection, il se retrouve seul, atteint de surcroit de paralysie à cause du surmenage auquel il s’est astreint. Il mit fin à ses jours de manière tragique, en se tirant une balle dans la tête, lorsqu’il apprit que son armée avait complètement rallié l’armée de ses rivaux. Le roi Christophe, dans sa quête de réhabilitation de sa race, vis-à-vis d’elle-même et vis-àvis du monde entier, a-t-il trop demandé à son peuple ? Il s’en défend : « Je demande trop aux hommes. Mais pas assez aux Nègres, Messieurs. S’il y a une chose qui, autant que les propos des esclavagistes, m’irrite, c’est d’entendre nos philanthropes clamer, dans le meilleur esprit sans doute, que tous les hommes sont des hommes et qu’il n’y a ni blancs ni noirs. C’est penser à son aise, et hors du monde, Messieurs. Tous les hommes ont les mêmes droits. J’y souscris. Mais, du commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d’autres. Là est l’inégalité. Une inégalité de sommations, comprenez-vous ? A qui fera-t-on croire que tous les hommes, je dis tous, sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous, ils ont reçu plaqué sur le corps, au visage, l’omniniant crachat ? Nous seuls, Messieurs, vous m’entendez, nous seuls, les nègres. Alors, au fond de la fosse. C’est bien ainsi que je l’entends. Au plus bas de la fosse. C’est là que nous crions : de là que nous aspirons à l’air, à la lumière, au soleil. Et si nous voulons remonter, voyez comme s’imposent à nous, le pied qui s’arcboute, le muscle qui se tend, les dents qui se serrent... Et voilà pourquoi il faut en demander aux nègres plus qu’aux autres : plus de travail, plus de foi, plus d’enthousiasme, un pas, un autre pas, encore un autre pas et tenir gagné chaque pas. C’est d’une remontée jamais vue que je parle, Messieurs, et malheur à celui dont le pied flanche. »

Pour nombre de personnes, le roi Christophe reste, à l’instar de Spartacus, le symbole de l’homme révolté contre la condition d’esclavage qui a prévalu pendant des millénaires dans les sociétés les plus diverses. Mais, aussi inattendu que cela soit, dans sa quête pathétique d’une identité qui lui soit acceptable, le roi Christophe peut aussi être considéré comme le précurseur et le modèle d’une multitude de leaders « visionnaires » qui se sont succédés depuis les années 1950 dans les pays d’Afrique, d’Asie, d’Europe de l’Est ou d’Amérique Latine. Comme lui, ces derniers ont tour à tour joué le rôle de libérateurs adulés et de chefs écoutés, avant d’assumer le rôle de dictateurs sanguinaires.

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