Hier Comme Toujours

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Hier comme toujours n 

HIER COMME TOUJOURS

I

l nous arrive de perdre connais­san­ ce, connaissance de soi, du monde qui nous entoure, qui nous ignore… Au-dessus du réel, j’observe ma vie, mes actes, leurs conséquences. Je, nous, sommes une de ces journées ensoleillées où il serait enfan­tin, facile, d’imaginer que rien ne peut nous arriver de grave, de pire. Et pourtant, même avec un ciel si dégagé, si bleu…, une ombre dans le ciel peut survenir. J’ai maintenant pris du recul face à cette réalité ; une petite voix murmure à chacun de mes sens : « Vois comme chaque chose évolue ! » Mais souvent je flotte dans une mer d’idées entrecoupées de flashs confus qui m’obsèdent et brouillent ma pensée. Et dans ma tête, tout raisonne ainsi, pêle-mêle. Je vis dans un appartement avec Pollux… et mes histoires. D’un pas lent, je descends

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dans le corridor où je salue Maria, une voisine, une

corps tout entier exprime sa confusion. J’aperçois au

amie plutôt… un être à part en qui j’ai toujours eu confiance. Elle m’a sorti de situations d’ennui, de malêtre, de peur… C’est quelqu’un sur qui je peux compter à tout moment. Elle sait me faire rêver. Elle donne, apporte de la joie, du plaisir. Elle me sourit comme à l’habitude. Nos regards se croisent, se perdent ensemble, comme amoureux. « Au revoir Nico… Revenez vite, Monsieur Peterboons ! » Je serais bien resté avec elle, discuter un peu, mais je tire les voiles, décidé à affronter la réalité et à explorer le monde tangible du dehors, si éloigné de moi. J’y voyage, scrutant l’âme des gens qui viennent vers moi, qu’ils me dévisagent, me parlent ou… Ils s’étonnent, rient et repartent, gênés ou, le plus souvent, esquivent ma dérangeante approche.

loin des officiers de police qui observent la scène sans bouger. Sans que j’aie le temps de comprendre pourquoi, la conductrice disparaît ! Il fait très beau.

Voilà comment tout a commencé… 12 h 26, dans le centre-ville, près de la grande église L’ambulance a pilé net à moins d’un centimètre de moi qui traversais en diagonale la grande avenue du Maréchal-Juin. Ou peut-être trop tard puisque je m’écroule. Elle quitte le volant de son véhicule, sans se soucier de la pagaille que son arrêt brutal a suscitée, et s’avance dans ma direction. Ses bras m’entourent. Son corps s’approche du mien, le réchauffe et s’assure que mon cœur bat encore. Son

12 h 30 Je me sens seul, écrasé sur le froid bitume. Je lance un regard désespéré et ne trouve que le mien, perdu dans un visage creusé. Je vois ce jeune homme couché sur le sol, immobile, la tête enfoncée dans les épaules, le dos voûté. Sa silhouette est celle d’un homme démuni qui ne mange plus à sa faim et tangue lentement quand il se déplace. Je m’observe, allongé à même le sol, si pauvrement vêtu. Je tremble de tout mon corps. Et nous pensons aux mêmes absurdités, aux mêmes adieux. Son visage se crispe, il souffre et préfère peiner dans un musclé serrement de mâchoire plutôt que de hurler. Ma vie défile doucement dans ma tête, un réflexe idiot. Et je vis une fois encore le peu qu’il me reste. Une pincée d’éternité semble s’offrir à moi. J’ai tellement de temps que je ne pourrais même pas l’expliquer aux deux agents qui se sont approchés

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pour prendre note des faits. Il me semble rentrer dans

instant, je perds prise avec la réalité. Je ne vois, je ne

un espace-temps illimité me donnant accès à tous ces instants plus en moins enfouis dans ma mémoire et qui compose les dix-huit années de ma vie. Je rattache mon passé à un futur qui s’efface. Une toile immense, vierge où, comme je l’ai toujours fait, je peux créer ou du moins en avoir l’impression. Mon passé me fait si mal d’être absent à ma mémoire, et j’ai tellement peur de le découvrir maintenant, de le regretter tel qu’il est…  M’engager à sa découverte et à construction de mon futur m’apparaît essentiel. Je pars visiter ces terres étendues, ma vie et au-delà…

perçois que quelques bribes nettes dans un univers qui se délite, perdant toute consistance. Le temps ne m’est plus compté… J’ai l’impression de me dérober, de pencher au risque de tomber, sans retour possible. Alors je monte près de la passagère. Elle accroche sa ceinture et la mienne, pose mes mains… sur le volant ?… et murmure : « Démarre. » Un animal rose se balance devant moi… ou un sapin ? Je me sens nu face à la route sans horizon. Nu comme si je n’avais jamais conduit, mais l’engin s’élance. Cet accident m’a donné envie de retrouver mon passé et le temps m’est enfin offert d’imaginer mon futur.

Voilà comment tout aurait pu recommencer. 13 h 40 Le temps passe, le ciel est bleu. L’ambulancière ne revient pas. Par la portière de l’ambulance restée ouverte, je vois Maria qui m’invite d’un signe à la rejoindre. La main de la torpeur se pose, glacée, sur mes épaules. Enfin remis du choc qui m’a laissé un long – je ne sais au juste – moment sans pouvoir bouger, je me hisse doucement sur mes avant-bras et ne distingue qu’une forme vague comme dissimulée dans des brumes épaisses… et un œil gris. À cet

14 h 10 Je me lève, tout est dit. Tout est fait. Ma vie, c’est tout ça et je le découvrirais sur les chemins, avec le temps. Pour le moment je rentre chez moi. Il y a eu plus de peur que de mal. Je saigne. Après avoir suivi un moment le chemin de fer et côtoyé ses trains, nous quittons le monde sombre et froid de Paris pour rentrer dans un univers de verdure, de jaunes qui sentent l’automne, l’effervescente nature et le pain chaud. Maria sourit. Puis plus rien, un vide, le silence dissimulateur de quelques tromperies, de quelques tempêtes que je redoute… Une contraction au niveau des tempes finit par envahir mon crâne

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tout entier. Serait-ce le choc de tout à l’heure ? A cet instant de douleur suprême, je ressens une force comme extérieure, mystérieuse, qui m’ébranle : elle me soulève une seconde puis me balance par-dessus bord. La peur me saisit dans un sursaut vertigineux… La route se dérobe à mes yeux. Des sueurs froides me parcourent et Maria me sourit. Je m’en vais, mes paupières pesantes s’abaissent et la seule idée qui me guide est cette danse, ces couleurs transparentes, un flux déséquilibrant s’improvisant devant moi… Je ne sais où la route nous mena en cette fébrile perte de mes sens. Sept ans plus tard, dans la campagne, proche de Paris. On finit toujours par reprendre conscience… Je me réveille dans mon ambulance, au bord d’une route longue et déserte, la tête abandonnée dans mes bras protecteurs, posés sur le volant… Une étendue verdoyante sur le flanc d’une colline que le soleil assèche me submerge de nuances. Ma main essuie la sueur dégoulinant de mon front. Des reflets traversent les vitres de ma vieille ambulance où je me sens si bien… Éblouie, la brancardière se réveille comme moi, et nous reprenons le chemin du retour. Le cuir rutilant du volant accueille mes mains contractées. J’éteins la radio de service, lui préférant celle de voyage. Je

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sifflote et laisse mon pied écraser vigoureusement la pédale d’accélération. « N’aie pas peur, choisissons d’être heureux », me dit-elle, le visage pareil à son corps souriant. Nous entonnons, joyeux, des airs sur la musique du poste, à grand renfort de claquements de doigts et d’applaudissements enjoués. Elle sourit comme moi, pour oublier : un choix jazzy pour éviter de jaser. Chaque tournant est un éclat de rire qui éprend nos corps, le sien frais, habitué, se trémousse, le mien, figé, fixe la route qui s’échappe dans cette île de verdure… Durant la nuit, nous reconduisions chez lui un homme en phase terminale de cancer, l’hôpital ne pouvant le garder faute de lit, faute de personnel soignant pour l’accompagner, faute d’espoir. Personne ne l’attend chez lui. Sur le chemin, nous nous sommes perdus… L’homme à l’arrière râle, et soudain tout tourne, tant pour lui que pour moi, seul face à cette réalité ravageuse. L’homme à l’arrière expire. Si seulement ce n’était qu’un de ces colis qu’on oublie, après l’avoir tamponné ! Je coupe la radio, gare le véhicule sur le bas-côté et cours ouvrir les portes arrière du véhicule pour vérifier ce que mon cœur pressent. Son poul à l’arrêt me confirme la présence de l’Ankou qui nous le prend, qui nous l’enlève… Elle vibre dans mes entrailles, encore et toujours, comme attirée par moi

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qu’elle ne retrouvera que plus tard. Elle jouit de notre

c’est garanti. Pour le moment, elle m’abandonne en

enfantin désir de ne pas la voir arriver. Nos craintes se concrétisent et élancent mon cœur dans ma poitrine comme la toute première fois où je me suis retrouvé face à elle. Et mon corps, muet, s’enflamme, se contracte dans des crampes, des convulsions, pour la voir s’éloigner de nouveau. Les nausées laissent place à un souffle court, coupé... La danse est finie, les gyrophares monotones comme las s’éteignent. Maria enveloppe le mort de sa présence et se penche à son oreille. Mon associée me regarde et me dit : « Il est trop tard, tu sais ?! C’est fini. »

m’adressant un regard où se lisent consternation et doute mal dissimulé… Elle m’apparaît différente. Je décide sans même la consulter de la ramener chez elle avant d’aller seul accomplir les formalités d’usage. Je la vois franchir la porte d’une de ces banales maisons de banlieue avec sa haie de thuyas bien taillée, sa pelouse au cordeau et son allée de graviers… C’est chez elle, ici.

Heure du décès de M. Duvalon : 10 h 14 Quand tout débordement

recommence

dans

le

quotidien

Il fait froid à présent. Tout pèse démesurément. Ma coéquipière, les yeux pleins de larmes, se recroqueville contre moi… Je devrais arriver à la consoler en lui disant « Il est trop tard, tu sais ?! C’est fini. » Il est si bon de pouvoir de nouveau, ne serait-ce qu’un instant, goûter à l’éclatante dureté du monde ! Et cette simplicité m’alarme. Je suis de nouveau seul. Maria s’éloigne comme elle le fait si souvent, sans prévenir. Peu m’importe, je vais bien maintenant. Elle reviendra,

Le quotidien nous bouffe. Demain nous vivrons de nouveau ensemble, mais notre esprit se porte ailleurs… au recueillement, au repos : un homme est mort. Je dépose son corps à l’hôpital où le médecin confirmera le décès de M. Duvalon et reprends la route. Paul m’attend.

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RENDEZ-VOUS MANQUÉ

19 heures

L

es allées fleurissent doucement, tout sent l’abandon hivernal. Brumeux, tâtonnant, je retrouve les réflexes nécessaires à la conduite de mon corbillard du dimanche. Comme aujourd’hui, les malades restent chez eux pour me laisser vivre ma vie, je rentre à mon logis : c’est la fin de la semaine et de mon service. L’occasion d’oublier les moments difficiles d’un boulot qui me faisait tant rêver et me fait horreur à présent. Avant de regagner mon domicile je passe près de chez Paul, mon meilleur confident. Je vais le voir en fin de semaine depuis quelques années… depuis que nous nous sommes retrouvés... Nous avons passé notre adolescence ensemble, entourés des mêmes gens, des mêmes amis, enfermés dans la même indifférence. Paul ne se présente pas à notre point de rencontre habituel. Sur le pas de la porte se tient une petite fille, vêtue de rose à la manière d’une écolière anglaise... Ses souliers sont rose, sa robe est rose, son serre-tête l’est également… Elle se tient droite, la tête baissée,

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perdue inquiète dans ses pensées. Elle est ravissante. Petit, j’aurais pu tomber amoureux d’elle. Je sonne à la porte de la demeure où nous nous retrouvons régulièrement. Rien. Alors, la fillette aperçue à l’entrée du jardin d’été se glisse à ma gauche. Elle m’invite à la suivre… Assis sur les marches qui mènent au jardin, mes yeux tournés vers la mer, les siens vers l’avenir, les cheveux dans la figure, nous nous nourrissons d’un silence cérémonial... Je ne sais où il transporte ma petite fiancée mais il me fait voyager dans mon passé commun avec Paul… Ensemble nous nous inventions des peuplades, des terres rêvées sans aucune entrave, avec pour seule limite les nôtres propres. Déjà nous détestions l’un et l’autre l’ordre, les interdits, les idéaux imposés. La petite, comme pour me sortir de mes songes, me lance : « Tu sais, j’ai 6 ans. » Je crois que je ne réponds pas. Alors elle continue : « Je suis une amie de Paul. Ses parents sont repartis. Tu t’appelles comment ? » Sa voix m’évoque celle de Maria lors de nos premiers rendez-vous. Elle poursuit : « Ses parents sont très tristes, ils n’ont pas voulu me dire pourquoi Paul ne viendrait pas aujourd’hui ni demain… – Tu sais où ils sont partis ?

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– Non. On m’a dit : «Rentre chez toi». Mais moi je voulais voir Paul. » Je la regarde, compréhensif, pose une main sur son épaule comme on m’a appris à le faire à l’hôpital… « Et c’est tout ? – Ils parlent de choses qui ne sont pas de mon âge : «Ce n’est pas pour toi !», disent-ils. » Elle ne semble plus prête à m’offrir ses services. Alors, suivant l’ordre des instructions d’une cellule psychologique, je me baisse à sa hauteur et plonge dans ses pensées… Avant de sourire, la petite, confuse, bouleversée, inquiète, laisse perler quelques larmes : « En fait, je ne sais pas, je ne comprends pas beaucoup. » Elle réfléchit un instant. « Le voisin parle de lui comme s’il était mort, continue-t-elle. Il dit aussi que c’était un pauvre garçon et qu’il le resterait… Un “fou sans avenir”. » Je suis aussi déconcerté qu’elle ! Je pleure intérieurement. Mes rêves partent en fumée… « Je les ai entendus parler de “suicide”. Tu sais ce que c’est ? – Non. Rentre chez toi, petite… » La police est toute proche, saisie d’une mission disciplinaire, radicale : à deux rues d’ici, on brûle la liberté. Elle couvre le pays et l’unifie, le forge, le tord, le polit. « Rentre chez toi ! » Je lui crie dessus. « Au revoir,

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Monsieur. J’ai promis à maman de rentrer tôt à la maison », me dit-elle en m’adressant un signe de la main. 19 h 50 Je l’imagine courant derrière moi… J’ai l’impression confuse d’avoir imaginé ce cauchemar, de l’avoir voulu dans l’instant. Et ce fut, je pense, le cas, malheureusement. L’histoire n’est pas possible, trop absurde. Mais j’ai cette voix incessante qui me dit que c’est normal, que « tout peut changer », comme me disait ma mère. Il n’en est rien : mon présent est confus, mon passé rôde... Le fait d’être ici, devant cette maison si familière, réveille ce délire qui m’abat, qui me saisit à toute heure. Mon passé n’est que le reflet de mon présent, pourtant, tout peut encore changer.

ILLUSIONS DISSOUTES

A

lors, je me suis retour­ né sans rien dire, fai­sant comme les autres, comme le monde environnant, muet, le regard penché sur celui qui nous quitte, l’air de rien. C’est fini, il faudrait juste ne plus y penser. Tous les arbres, les gens qui sont venus communier avec le mort l’ont vu grandir. Ils ont vécu avec lui, en même temps que lui et ils continueront, nous continuerons malgré tout. Son absence est propice à un nouveau départ, une attention sur ce qui est toujours passé au second plan : la nature, l’éphémère réalité commune… ce bout de rue bordé de soleil… Maria me laisse seul à mes contemplations. À y regarder de plus près, et j’assure que c’est incroyable, j’aime cet être, Paul, pour le temps qu’il me fit oublier… Ces plaisirs qui donnaient à

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ma vie un sens, d’une consistance certes amère, liquide !

Je retrouve mon ambulance, mais ne me résous pas

Les délires, les fous rires… La liberté marginale, le vent en poupe. Il s’en va… Je me répète alors plusieurs fois la phrase mélancolique, comme une incantation : « Il s’en va. » Je suis heureux. Je m’éloigne de lui devenu mon passé. Il reste où il est en vérité. C’est moi qui le quitte. Je sais qu’il était prêt, lui, et qu’il n’a pas attendu quand il a compris qu’il ne pouvait aller plus loin, plus longtemps. Il s’est donné à la mort. Sûrement que d’avoir été entouré, aimé, soutenu, accompagné l’a poussé, lui a fait deviner… Je laisse mes bras ballants. Je respire plus calmement, je regarde autour de moi : personne. Alors, serein, je perçois, doucement pousser en moi le désir de l’aider une dernière fois, à ma manière. Ainsi, reniant les préceptes de ma formation – que souvent on appelle éducation –, je me tourne vers mes pères, contre cette maudite voie qu’ils ont balisée pour moi, et là, enfin prêt à le faire, je hurle à qui veut m’entendre la fleur de mon imagination :

à retourner travailler. Les instincts primaires issus de l’image d’un salariat sacré, de cette croyance en la vertu toute-puissante du travail et en sa pureté, ressortent, m’envahissent, s’infusant en moi. Le venin a fait son effet. Je tombe meurtri de blasphèmes. Je me demande si je tiendrai, si j’arriverai à y croire, à me tuer à la tâche pour pouvoir me payer du bon temps... sans avoir vu celui qui est déjà passé. Je me tais, je suis pétrifié, dans le noir. Mais parce que mon labeur est pour le moment la seule chose qui me reste, ma seule identité, je décide de me calmer ! Je suis ambulancier – spécialiste funéraire, psychologue à l’occasion... –, et je me sens obligé d’être zélé dans mon église roulante pour me prouver que je sers, que j’existe, tant ma vie n’a plus d’odeur. Je m’enferme en attendant le jour, un monde qui me parle. « Je m’en retournerai sauver des vies », me dis-je. Maria, elle, chuchotera à l’oreille des morts. Je suis heureux malgré tout, Maria est si fantastiquement excentrique que j’arrive encore à endosser une blouse le matin, à me lever, à oublier, à vivre aussi.

« Je serai différent, libre, et je ne mourrai qu’heureux. » Il est vrai que je ne sais pas encore où cette poussée d’ingéniosité me portera mais je me trouve libéré, purifié… Le soleil, à son rythme, redescend sur les forêts alentour. La joie vient réchauffer mon corps transi d’horreur.

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1 h 15 Nicolas s’est endormi dans son véhicule de fonction, garé devant chez Paul Ils ont tué mes parents. J’en suis réveillé… Je n’ai nulle part où aller… Qui sont-ils ? Ils nous cherchent ? Regarde par toi-même… Commence par te demander qui est Maria ? Sa vie avec toi vaut-elle la peine ? Il t’est si dur d’accepter un semblant de réalité, d’apprécier le monde tel qu’il t’est vendu ? Le monde est comme ils l’ont perçu avant toi. Qui es-tu pour ne plus penser à eux ? L’humanité est là, elle te tend la main. Les hommes ont fondé des cités aux murs toujours plus hauts, des royaumes. Pourquoi ne pas croire en eux ? Rejoins-les ! Comment fais-tu pour avoir encore confiance en Maria, reine mystificatrice exilée ? T’aime-t-elle vraiment, toi qui sembles préférer la solitude marginale, le silence et son repli ? Voistu, je ne pense pas que tu aies raison de lui faire confiance. Je respecte Maria. Mais vois en moi ton futur changement… Demain, elle te délaissera et, à ce moment, tu donneras raison à cette immensité inconnue que se partagent les hommes : le monde. Tu découvriras cette réalité, à commencer par toi, du moins ton visage. Un jour viendra où tu auras la même vision que les autres

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errant au milieu du troupeau. Tu y arriveras. Tu sortiras de ce continent obscur que tu habites avec Maria. Tu découvriras la ville étendue et tu y entreras. Tu verras ce que c’est. On te dira qui tu es. Tu percevras ton devenir. Et tu haïras, cette fois, ton voisin qui bientôt te ressemblera tant. Tu feras partie d’un monde uni, fusionnel. Tu ne te sentiras pas bien à ton aise. Pour une fois, Maria se lassera de toi… Tu détruiras tout. Tu exécreras ceux qui font semblant de t’aider. La ville brûlera par ta faute. Les gens te suivront pour une fois, individuellement, consciencieusement. Seul un pouvoir supérieur transcendera ton règne : l’univers tiendra bon. Et le lien qui eût pourri les hommes, qui les eût étouffés redeviendrait ce qu’il était, resplendissant de simplicité. Cela sera possible lorsque tu te connaîtras toi-même. Je vois une silhouette dans le lointain […]. Je me réveille happé par cette mystique révélation, en attente de vérité. Je sors de la voiture et en fais rapidement le tour, certain d’avoir entendu un bruit… J’y croyais si fort à ce son, si fort… Il faut dormir, ce n’était rien que le vent dans les sapins… 4 heures du matin Je suis en deuil. Comme je n’arrive pas à fermer l’œil, je décide de sortir de mon corbillard. La lune guide mes pas. Ici, tout est silence, tout est repos, tout

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semble fini. Les lampadaires grésillent, le bitume

dans une overdose de craintes de mots mais perdus,

ruisselle, les trottoirs sont vides, sales. Le lieu, dégagé, surplombe la ville. La ville, qui s’aime ellemême, semble batailler, lutter pour égaler la nature dans sa plénitude débordante. De loin, la cité évoque une nuée d’étoiles-réverbères. Les astres plus clairs et plus accessibles à mes yeux font écho à ce champ de lumières dans la plaine.

sans lois ni maîtres… libérés des heures et de la cloison mentale, nous nous évadons ! Je me vois là, les yeux tournés vers un passé enjolivé, immatériel : « J’ai l’air con, je me dis, surtout maintenant ! Maria sourit. J’aurais dû le suivre ! »  Je retourne dormir un peu dans l’ambulance, à la place du mort.

Et la nature m’émeut tant que j’ai l’impression qu’elle m’appelle. J’ai le sentiment d’être observé : dans mon dos chuchotent les êtres d’une forêt luxuriante où il fait si bon imaginer, rêver en silence à des formes qui n’existent pas ailleurs. Je me ressource, j’ouvre grand mes poumons pour déguster une végétation animale, mystique, originelle, d’esprits des montagnes où vivait Paul. Je retourne là où la petite m’abandonna quelques heures plus tôt... Je m’immobilise, le cul posé sur les marches glacées du perron de la maison de mon ami ; très longtemps, je chemine dans l’allée d’une mémoire désordonnée aux innombrables tiroirs ; guidé par une étrange petite employée… Maria sourit… Encore je nous observe : moi, âgé, détourné, manipulé, déprimé ; et lui que je fus, utopiste au grand cœur… Nous sommes pareils en ce lieu où le destin m’a mille fois mené. Tout enivrés,

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DESTRUCTION

Les astres dans leur ronde implosent dans un dernier cri. L’aube s’imprègne de mon regard solitaire. 11 heures es cloches messagères annoncent la messe du dimanche matin. Une foule de fidèles, jeunes et vieux, se rassemblent en l’église… qui, un instant après le début de la cérémonie, s’écroule dans un souffle de poussière épaisse et abondante. Deux secondes fugitives, et un symbole se meurt. Les ordres sont exécutés. Un lieu de culte démoli parmi tant d’autres… bannissant le recueillement. Sur la place, un grand feu est dressé pour effacer toute preuve de l’exaction commise ; je vois une fumée noire s’enfuir dans l’immense clarté du ciel. Le peuple a peur et son cri s’échappe en courant des maisons. Et les autorités accusent une fois encore terroristes imaginaires ou glissements de terrain inattendus… L’armée survole les lieux. L’alarme retentit, et c’est la guerre, le chaos rédempteur. Pères et fils réunis s’écroulent, anéantis par une telle ignominie. Des familles entières tentent

L

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Hier comme toujours n 25

d’approcher le lieu quadrillé par les forces de police qui en interdisent l’accès. Une manifestation s’improvise.

que je ne m’attendais pas à un départ si soudain ! « L’imagination s’éloigne, me laissant avec l’ennui. »…

La rage se fait entendre. La libre expression tressaille, le peuple hurle… Le chaos règne. Peu à peu la haine succède à l’incompréhension… Artistes vagabonds, fanfarons poètes, excentriques, accompagnent hommes croyants et penseurs de tous poils vers l’indignation qui cédera la place à la résignation. La tranquillité reculée des hauteurs me préserve de cette chute.

Paul, c’était de l’espérance, de l’oubli, du futur, des désirs : mon enfance et au-delà… Seule Maria parvient à m’aider à m’évader de ma maussade existence, à me faire respirer du nouveau, à inventer des songes pour moi, à me faire désirer la vie, par son regard, ses mots, sa présence… Elle semble prendre la succession de mon ami ! Tout s’est si vite enchaîné… Le cœur lourd, je tourne le dos à mon passé, m’éloignant d’un ami élégant par son silence.

Maria m’a suivi, elle me protège d’un souvenir, je la sens tout près. Pas encore bien conscient que cette violence extérieure pourrait aussi m’atteindre, je m’étire et retourne à l’avant du véhicule éteindre les clignotants du poste récepteur-émetteur qui s’affole. Je baisse la visière pare-soleil côté conducteur et découvre, glissée à l’intérieur, une photographie en noir et blanc. J’allonge mon siège un peu plus. L’image à peine passée me plonge dans un passé proche : sur le banc de bois, flétri par des années de « attente by », situé au bout de la rue bordée de charmes. A l’époque – je me replace dans mon enfance –, nous nous étions juré fidélité. Je m’étais fait une promesse pour l’éternité : réaliser mes rêves les plus fous, avec Paul ! Mais les veines de la vie sont plus longues que prévu. Avec tout ce que j’ai vécu, c’est vrai

Je ne sais quel chemin prendre… Les croisements, les choix, je les ai toujours évités, passant là où personne n’osait, pour découvrir d’autres horizons. Mais il n’en est plus question ! Je vais prendre ma vie en main pour rejoindre la communauté, changer de route. Un guide impérieux me commande d’ignorer les alternatives aux pistes toutes tracés qui s’offrent à moi.

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Venu pour être conseillé, rassuré, me voilà désemparé, prêt à abandonner ma vie de vagabond ailé et à prendre la route pavée avec un inconnu. Maria est loin et son épaule me manque, j’ai envie d’elle, de ce bout d’aile où me recroqueviller... Je n’ai plus de mère et cette voix, telle une drogue, ou son placebo, me donne l’illusion de sa présence. Je rentre dans mes rêves griffonnés par une inconnue s’inspirant du réel, une Maria dévouée... Demain, j’irai sur les routes, il faut rentrer tôt sur la Capitale… On doit dormir pour vivre cette souffrance qui nous transporte. Je suis retourné travailler ce mardi, espérant que certaines déchirures sauraient recoudre mes fractures… Des monstres calcinés par leurs propres armes, celles qu’ils forgeaient. Des êtres déchirés, sans formes, sanglotant dans leur sang, attaqués par cet ennemi au même drapeau... Nous sommes à l’arrière de l’ambulance, Dany, José, moi. Dans cette fournaise où tout vacille. Au fond d’une ruelle étroite, entre deux pans d’immeubles dressés en briques noircies par d’anciens poêles à bois, où le soleil pénètre à peine. Posté derrière un nuage, il scrute l’imminence de la

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chute des hommes. « Quel foutu bordel ! », traduit José. On sent le vent qui emprunte le canal dans lequel nous avons trouvé refuge. Je me tais, nous engloutissons les quelques vivres qui nous restent. « On y retourne ? » réclame Dany, pilote de notre infortunée infanterie. Un sac en plastique déchiré voltige, acrobate, dans les feuilles mortes devant l’antre d’un dragon renifleur tapi au bout de la ruelle. Le sac, poussé par l’air vif, flamme qui glace, voltige, accompagné d’harmonie et s’élance au-dessus de nos têtes. Il part dans l’avenue dévastée d’où nous extrayons, depuis le matin, des corps, dans un incessant manège de brancards et d’ambulances. Telle une plume dans le vent, il s’échappe, très haut, imprenable. La lumière est crue, le ciel rosé dans un orangé verdissant, orageux. « On y retour­ ne ? » C’est Dany. « Oui, Dan’… On y retour­ne. » C’est nous, la voix lasse. La ville est si paisible. Les murs défoncés par de plus lourdes pierres servent de foyer de fortune aux rescapés… « On est dans le quartier le plus affecté. Ailleurs,

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c’est plutôt tranquille, dit José. Qu’est-ce qu’on fout là, les gars ? On devrait être là-bas, merde ! » Mes

PATIENCE

larmes touchent la terre… La terre craquelée retrouve l’espoir d’une vie que j’imaginais étant petit. Maria me laisse face à ce monde qui la dépasse. Ce matin, la ville aurait pu être paisible. Aujourd’hui, j’ai été appelé en renfort pour vider les rues et remplir l’hôpital.

« Quelle est ta plus grande crainte ? »

T

ransfusions, perfusions, infusions, décep­ tions, discrétion, protection, illusions, communication, sourires de crispation qu’on aurait voulu éviter… Dans le service, nous côtoyons tous les mêmes problèmes et notamment la peur. Le médecin redoute de faire un mauvais diagnostic, l’infirmière, de mal pratiquer un soin, le chirurgien, de tout gâcher sur la ligne d’arrivée en incisant une artère. Chacun, à sa façon, finit par craindre de mal agir. D’une manière générale, les gens ont plus peur de ce qu’ils ne voient pas. Ainsi, il y a la peur d’avoir mal répondu aux questions embarrassantes d’une famille ou d’un malade. Le plus souvent, nous ne connaissons du patient que sa tumeur, la couleur de son foie. Nous arrivons finalement à contenir nos émotions et à dissimuler ce

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malaise grandissant face au malade, même proche de

même : elle a accompli la volonté d’un homme, d’une

la mort. Nous appréhendons de découvrir pire que ce que nous nous préparons à révéler derrière nos petits masques bleus. Le patient est face à nous, et nous lui annonçons le cancer qu’il redoute, une imminente rupture d’anévrisme… sans réel discernement. C’est plus simple de ne pas s’attacher à des patients qui passent et se remplacent, se succèdent dans une valse au tempo insaisissable. En fait, tout commence quand pour la première fois nous sommes placés face à cette crue réalité : le patient devient corps. J’ai vu tant de corps…

femme. Le brancard recouvert d’un drap traverse alors les couloirs vers le dernier étage, la morgue. La chaîne des responsabilités continue son propre chemin. L’un de nous a pour mission d’annoncer à la famille, vidée, la décision rarement imaginée : une mort réclamée. Et souvent il n’y a plus de famille, le néant, l’oubli. Je ne cesse de penser à ces vies fragiles que nous portons le temps qu’elles nous sont confiées.

Avant une intervention, il arrive à certains médecins de chercher des yeux le « no want to live » sur la fiche remplie par le patient  à son arrivée : devraientils, suite à un échec de leur part, durant une opération par exemple, tout faire pour le maintenir en vie, même si artificielle ? On arrive à être étonné d’une telle décision : qu’une personne choisisse de tout abandonner, sa vie, les possibles de son futur, ses souvenirs mêmes. Notre formation compétitive nous prépare mal à cela. Il y a tellement de crasses, d’insoutenables situations dans leur vie de père, de sœur, d’amant qu’il leur est égal de s’y rattacher. Quand la machine s’arrête, quand le corps ne répond plus, qu’il est trop tard, l’équipe est en paix avec elle-

Le service ne me réclamant plus, j’ai jugé raisonnable de rentrer. Je suis épuisé. Il est tard et Maria s’est endormie, plus exténuée que moi. Je vais bien grâce à elle, consumée pour m’avoir soutenu. Je pousse la lourde porte de notre logement. Les lampadaires aux éclats blanchâtres rivalisent avec la lune atténuant l’obscurité qui l’entoure. Grâce à ces astres incandescents, j’atteins mon lit…

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AVEC TROIS SUCRES

Squat « Les Bleuets », en banlieue parisienne…

J

’ai si peu dormi. Mes yeux me piquent et je reste encore attiré par cet état morphique que je quitte doucement. Maria sort de son sommeil. J’écoute en dormant cette voix qui transcende mes rêves colorés : « Tu te rappelles quand nous nous observions discrètement, quand l’un n’osait approcher l’autre ? Nous étions jeunes. Regarde comme le monde à changé ! » Elle a les yeux fermés, elle est assise en

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face de moi, sa voix est si claire qu’elle se perd dans

à la monotonie de ta vie, de ton passé pesant. Et,

le chant de la nature, dans celle du ruisseau que rien ne saurait endiguer, fluide, glissant sur les rochers. « Ils nous cherchent, tu le sais.

comme à cette époque, tu voudrais fusionner… puis éclater dans un de ces mondes si réjouissants… à tout jamais. Je vois bien que je devrais te laisser là-haut, dans cette aquarelle, cette estampe qui nous est si chère. Tu ne m’écoutes plus. Reste là-haut. J’espère juste que tu ne t’en contenteras pas, que j’aurai encore une place à tes côtés. Veux-tu vraiment que nous changions notre regard sur le monde ? Quoi qu’il arrive, j’irai au bout du monde avec toi, même dans tes délires plus ou moins conscients… Tu le sais ? Oui, tu le sais ! » Des lèvres se posent sur ma joue… La voix, après un silence mesuré, continue : « Je suis si heureuse que nous vivions encore ensemble, que tu oses t’aventurer avec moi… Je pleure. Quelle idiote ! J’ai tellement peur de ne pas être à la hauteur. Je t’aime même si je ne devrais pas. Je te laisse, il est bientôt midi. » Des rires d’enfants se glissent dans les larmes sucrées de Maria dansant, courant dans l’air qui emplit les lieux…

Alors continuons à leur faire face, à revendiquer notre liberté, tes choix, nos choix, notre vie. Un jour, nous serons amenés à nous séparer. Un jour, ils nous retrouveront et nous cacher n’y changera rien ! » Je rêve d’enfants, pigeons gris aux bras tendus dans le ciel, quittant le nid. La voix de Maria sort d’une pièce d’où s’évadent une multitude de couleurs odorantes. Nous nous allongeons dans l’herbe grasse, verte à souhait, humide entre les doigts de pied ; je me perds dans le ciel de ces yeux bleus… Des âmes étincelantes de bonheur ou d’ignorance gourmande, des porteurs de ballons ou d’étonnement, des vendeurs de surprises. Tout ici est fait pour quitter l’ennui qui rôde, pour le pourfendre dans la fantaisie. Ici, tout est possible par le seul souvenir du parfum de Maria dans les allées du jardin des Tuileries. « Nous pouvons tout… Tu es chez toi, ici. Je plonge dans le bleu de tes yeux. Je pourrais m’y perdre comme toi tu t’égares dans ces allées divertissantes. Tu es dans cet état d’ivresse qui te fut si cher dans tes jeunes années, dans ces années où tu voulais déjà échapper

12 heures, chez Nicolas Elle se retire brusquement, la porte d’entrée, dans une violence infernale claque. La voilà volatilisée. Les rideaux mités, troués, grisonnants s’emmêlent, comme tirés par le bras d’un glacial élément. Déstabilisé par la choquante disparition, amoureux, je m’élance pour

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la rattraper, elle avec qui j’ai échangé durant toute la nuit… Je m’assois pour respirer, pour sentir le monde, l’apprécier, le vivre un peu. Dans la pièce qui nous sert de salon, une horloge à la marqueterie d’ébène et d’ivoire fissurée et blanchie par celui-là même qu’elle enferme en son large ventre : le temps. Elle est debout, toujours aussi fière, et je reste admiratif face à elle qui dirige la vie des hommes comme le firent les Dieux. 15 heures La cafetière tremble sur la table bancale, la pièce frémit. La cuillère, au fond du bol jaune, tinte dans cette vibration. Les reflets argentés du soleil s’y perdent, mes yeux s’en troublent. L’eau s’agite dans son bocal reluisant. Ma main pleine de paresse prend ce liquide métamorphosé : l’eau devenue noir plonge dans ma coupe. Pollux tombe dans les escaliers en béton. Je l’entends dégringoler, rouler, cogner, dans un chambardement qui ne l’empêche de se relever. Mais tout est différent, je sens intimement sans même y avoir assister le choc de cette chute violente. La cuillère frotte les bords aguicheurs, arrondis… Élancée dans mon geste dynamique, elle s’oublie dans son devoir et touille, danse encore le temps d’une vague. Le café est chaud. La fumée qui en jaillit vole, incandescente, dans le parfum transparent qu’elle produit. Le mariage des tartines grillées, du beurre fondu dans l’alléchant

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parfum des agrumes m’envoie loin… à un temps où je descendais en courant dans les marches raides pour m’approcher de ce magnifique spectacle. Je revois ce passé si tendre à mes yeux ; j’y goûte affamé. Je suis loin et seul avec moi-même… Pollux hurle. Je voudrais me sortir de ce cri, de ce gémissement animal sur lequel sombre mon esprit. Pollux se débat dans une cruelle souffrance, et cette palpable plainte me rappelle à quel point il est bon de rêver, encore et encore. Tout s’enlaidit : la cuisine m’apparaît encrassée de graisses, de niches d’araignées, de peintures écaillées, et je ne vois plus les toiles multicolores, l’alignement harmonieux de bocaux de céréales, de lentilles et de sucre... Je me rends compte qu’il y aurait tant à faire, à ranger, à repeindre, à réparer : tout m’apparaît dépassé, vieux. Mon regard critique, mon désir de perfection me submergent. La journée s’achève et je n’ai rien fait, il faudra que je m’occupe de Pollux.

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DIX SECONDES !

D

es chars dans la rue, des corps, des flammes, des pavés soulevés. Je vois tout ça dans un songe. De la haine, un ordre paramilitaire, des restrictions. 17 h 12 « Police ! Veuillez ouvrir, s’il vous plaît. Perquisition. Vous avez dix secondes. Nous savons qu’il y a quelqu’un. Alors, ouvrez ! 10… [Je n’ai rien fait. Tout cela semble pourtant bien réel. Mieux vaut ne pas prendre de risques.] 9… [Je m’éloigne de Maria pour ouvrir.] 8… [Je sors de la cuisine.] 7… [Maria reste assise. Ce serait pour le travail ?] 6… [Je regarde le désor­ dre laissé la veille au soir ; tapage nocturne ?] 5… [Je repense au corps dans l’ambulance… aux perfusions, aux besognes, aux signatures, aux avor­ tements ou aux morts

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assistées.] 2… [Pourtant, j’ai la conscience tranquille. On verra. J’ouvre.] 1… Bonjour. Veuillez nous laisser rentrer. » Il y a trois hommes vêtus du même costume. Je demande leurs papiers, leurs ordres, ils ont l’air si vrai. « Nous recherchons certains éléments. Ces papiers nous donnent tous droits. » Ils déballent quelques cartons, ouvrent quelques tiroirs, soulèvent des piles de papiers, fouillent sans grande conviction. On parle peu. Je me dis que j’ai bien fait de déménager provisoirement. « Vous êtes seul ? » Ils me demandent. Je réponds que mon amie est dans la cuisine. « Où est la cuisine ? » Je leur montre la direction à suivre ; ils y entrent. De la petite pièce, l’agent crie furtivement : « Il y a personne ! » Ils retournent sur le pas de la porte, ressortent comme ils étaient venus, avec un regard de supériorité « Nous repasserons. La prochaine fois, évitez de nous faire perdre du temps... Au revoir. » La porte se clôt dans un grincement pénible. Je cours dans la cuisine. Maria est là, on se sourit. « Ils voulaient quoi ? », me demande-t-elle. Je n’en sais rien… Je demanderais bien où elle s’était cachée, et pourquoi. J’étais tellement attentif aux gestes des policiers que je ne l’ai même pas entendue bouger. Alors, je lui demande : « Tu étais où ? – Je ne sais pas comment il a fait pour ne pas me voir. J’étais là, je te jure que je n’ai pas bougé. Je

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suis habituée à ce que tu sois le seul à me voir mais là, il était juste là, à deux pas de moi. C’est vraiment étrange. – Ce n’était sûrement pas toi qu’il cherchait. – N’empêche que j’étais là, assise, plus étonnée que toi de leur venue. On ne pourra pas se cacher indéfiniment. On a eu de la chance aujourd’hui, mais demain en aurons-nous autant ? Tu sais bien que non ! Et toi, astu saisi ce qu’ils recherchaient en venant ici. – Je ne sais pas. Il faudrait un jour que je te parle de mon passé. – Tu as raison. Et même si tu ne retrouves pas tout, tu vas réussir à te souvenir. Je crois qu’il est temps pour toi de savoir…

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ARRACHEMENT

P

our retrouver l’enfant en moi, j’ai sorti l’album photo, celui que j’ai commencé il y a peu pour ouvrir un dossier, pour avoir quelque chose à refermer. J’ai mis un soupçon de rire, de détachement dans ma voix pour me protéger. Une photo en noir et blanc, vieillie, figeant le temps, le monde tel qu’il était, tel que j’ai voulu le capturer. Des arbres conquérants, trois chênes ancestraux, s’avancent fièrement dans l’allée menant à la maison. La grille magistrale s’impose, au premier plan de l’image, prête à affronter voleurs, chats errants et voyageurs de mon espèce. Ferme, elle semble s’interposer aux assauts répé­tés de toute nature. Au fond, bien à l’abri, à peine discernable tant elle est submergée par une végétation toute-puissante, une demeure pointe une corniche, un pigeonnier délabré,

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une aile ornée de moulures qui s’écroulent. A partir de cette image imprimée, je fais défiler un film, mon film. Et, comme parlant à moi-même, à un miroir, je retrace une nuit… la première ou la dernière, je ne sais plus. J’explique à Maria comme pour moi-même : « J’ai séjourné ici la moitié de ma vie : neuf ans. Bienvenue chez nous. » « L’endroit paraît paisible, mais il faut savoir que la plupart de ses occupants forcés ont tenté de s’enfuir, de quitter cette maison. Le premier dans ma mémoire de petit enfant à avoir essayé de le faire s’appelait Arnold. Nous avons tous essayé à un moment ou à un autre. Il nous a fallu creuser, creuser, creuser, corps et esprit. C’est en novembre, je crois, pas très loin de Paris. «  La neige s’entasse sur le pas de la porte. Une fem­ me chaudement vêtue me tient dans ses bras. J’ai à peine un an. Elle est partie précipitamment et marche dans le froid qui enneige le pays. Elle marche déjà un peu plus vite, et ma tête posée sur sa poitrine la chaleur de son corps apeuré. Il fait très noir. Ses pas s’impriment sur le sol asphalté. J’entends le bruit de son souffle… Des nuages s’échappent derrière elle qui court. Je voudrais saisir ces chimères qui fuient,

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qui s’effacent dans la nuit, mais elle va si vite. Les réverbères passent au-dessus de nos têtes. Dans ce sombre quartier de Paris, personne, rien, pas un bruit, comme si les rues s’étaient vidées de leurs occupants. La neige craque sous ses pas plus rapprochés, plus rapides. Ma tête est balancée en tous sens entre ses bras qui pourtant me serrent. Les immeubles, audessus de nous, nous observent. Elle tourne la tête et le voit avancer d’un pas feutré, masquant mal sa détermination à la suivre. Un chant, du haut des balcons, s’enfuit dans une bourrasque. Des égouts s’échappent d’épaisses émanations blanches de vapeur. L’homme nous suit, et elle a si peur qu’elle ne sait plus où ses pieds la mènent. Les sons de la ville m’arrivent : un brouhaha indistinct de voix en colère, des sirènes de police, de pompiers… là-bas, très loin au-dessus des maisons. Elle se retourne : il avance, sûr de lui ; le sol glissant ralentit son entrain. Et je vois sur ce visage qui m’aime un sourire désespéré, alors elle accepte… Elle pose ses genoux au sol dans un reste de gadoue fraîche gâtée par les hordes disparues d’une population d’invisibles. Son cœur qui battait la chamade diminue son rythme, et le silence revient. Les pas laissent place à une mélodie inoubliable : elle parle. L’avenue de pavés recueille nos deux corps transis par les chevauchées

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glacées de l’air. Elle retire son manteau, m’en fait un berceau qu’elle pose sur la voie dénudée, et se couche dans un dernier repos. Un piano, ses sourires, ses amours, tout défile devant ses yeux écarquillés, perdus dans une mer de blés ondulant sous un astre d’été, chamarré. C’était, je crois, ma première sortie depuis notre retour de la clinique. La ville est comme une immense indifférence. La blancheur de la neige contraste violemment avec le noir firmament qui s’offre à mes yeux. Le froid de la pierre gagne doucement mon corps en manque de cette chaleur qui le quitte. Et une voix mystérieuse, sensuelle, court dans la rue, s’intensifie. Une voix d’opéra, un chant à la gloire de celle qui s’en va. L’homme s’avance. Ses pieds se posent avec une attention toute culturelle. Il me soulève et mon être s’emplit d’animosité. Des larmes montent à mes yeux, emplissent mon âme et redescendent sur mon front rejeté en arrière. Il me sourit. Ses bras m’agrippent fermement. « Bientôt, des ombres m’entourent. En un claquement de doigts, toute la population réapparaît dans un torrent incongru. J’ai tellement envie d’oublier ce moment qui ne quittera plus. Je ne te connaissais pas encore. J’ai souffert d’être si seul. Je ne me rappelle

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pas si j’ai senti la fin. Debout, au milieu de la route,

mes oreilles et dirigé une

il observe droit devant le flux de lumières, les phares qui tranchent dans leur bruit le calme sanctuaire devenu avenue. L’image de ma mère étendue sur un sol humide déjà s’éloigne, s’efface. Son cœur dans un amour détruit explosa et ce fut sa fin, que je pressentis. On m’a enlevé, mais je ne sais toujours pas pourquoi.

lumière sur chacun de mes yeux, me demandant de ne pas les fermer. Puis nous retournions dans nos “chambres”. Les hommes qui s’occupaient de nous parlaient peu, et nous faisions de même. Notre camaraderie se résumait à un silence. Le médecin n’enfreint pas la règle. Il venait du dehors, de cette vaste étendue que chacun s’inventait et cette visite nourrit notre imaginaire encore longtemps.

« J’ai vécu avec eux, qui m’ont enlevé… Je ne souviens plus très bien de ce qui se passa durant les premiers mois passés là-bas. Mais, bien j’aie dû oublier la violence de l’enlèvement à ma mère, j’ai vite compris qu’ils ne pouvaient pas être mes parents. Nous pouvions tout faire, et tout nous était inaccessible ou interdit. Il nous fallait survivre dans le vide, dans le rien du tout, sans avant ni après, sans questions pour avancer. Certains n’en pouvaient plus et se séparaient du groupe. Nous ne connaissions rien de l’extérieur. Et, dans nos cellules, à deux ou à trois, nous ne disions mots. Il nous arrivait de nous regarder. « Vers mes 5 ans, un événement me permit de connaître mon âge : la venue d’un médecin venu vérifier notre santé à tous. Il a promené un stéthoscope sur mon torse et mon dos… a vérifié ma respiration, regardé attentivement ma langue, mes dents, l’intérieur de

« À 7 ans, enfin, comme déshydratés d’affection, nous nous rapprochions les uns des autres. Nos gardiens nous laissaient livrés à nous-mêmes. Nous étions à leur merci, dépendants de la nourriture qu’ils consentaient à nous donner, moins futés que certains animaux vivant dans les hauteurs. Froids, indifférents, protocolaires, ils avaient comme mission de nous ôter tout caractère de rébellion, d’innovation, de faire de nous des êtres mécaniques obéissant à des lois sans les remettre en question. Nos batteries et nos rouages devaient rester en action pour ne pas rouiller et ils s’y employaient.

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« En l’absence de modèles, notre langage ne prenait forme qu’avec des souvenirs, quand ils existaient. J’étais en âge d’avoir perdu ma liberté. J’aurais dû à cet âge croire en quelque chose, maîtriser un mode de pensée. Le langage nous vint par un effort personnel. Pour ceux qui avaient appris un substrat de langue, des principes de communication, un dialogue commençait. Nous les regardions, étonnés, muets. Nous avions tous entrevu l’extérieur, lors de la visite du médecin : son vulgaire esprit de comparaison, ses manies, ses réflexes de causalité… Je rognais cette brindille qui formait les forêts recouvrant le monde dont il était issu. « Peu à peu, par l’observation, nous remarquions l’effet d’un mot : “non” entraînait souvent le conflit, et  «oui» des phénomènes inattendus. Chaque acte a sa conséquence unique. En en convenant, j’imaginais des liens qui soient miens et mes propres mots. Il nous restait de quoi penser, de quoi nous inventer avec le peu à notre disposition un monde du dehors. Avec le peu que nous avions à ingurgiter du dehors, nous en créions un à l’image de notre environnement. Tous leurs efforts déployés pour que rien de l’extérieur ne nous parvienne et pour que rien de l’intérieur ne se déploie, n’y faisaient rien : nous imaginions, nous nous imposions au monde. Nous nous refermions sur nous-mêmes, à la recherche d’une identité.  J’ai grandi comme cela : la vie en

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collectivité, l’isolement comme étant un luxe… auquel je réussis à accéder avec le temps. Les murs remplaçaient les fenêtres, il m’en était égal. « Tu m’apparus alors pour la première fois ; je devais avoir 9 ans. Je me découvrais par cette projection. Je pris enfin conscience de ce que j’étais. J’ai commencé à penser de plus en plus souvent à toi. Tu prenais de plus en plus de place dans ma vie. Tu me tenais compagnie dans ma cellule et je t’imaginais avec moi quand j’étais seul, soucieux. Pour la première fois, je me sentais apte à faire évoluer le monde, à le maîtriser. Tu me comprenais et nous discutions ensemble. « Mes parents adoptifs n’ont pas mis longtemps à s’en apercevoir. A partir de ce moment, je n’ai pas eu d’autre choix que de partir en abandonnant les autres. Je me suis alors enfui de cette prison. J’ai vu la lumière du soleil et j’ai compris que je m’étais trompé. Les nouveaux horizons ne ressemblaient en rien à ce que nous avions pu imaginer.  « Il m’a fallu bien des années pour comprendre les systèmes qui régissent la vie des hommes, apprendre mœurs et moyens de survie, m’habituer à la saleté, au bruit, à la justice… Guidé par mes souvenirs, mes rêves et mes intuitions, je compris peu à peu que ma famille, mes vrais parents, ne me seraient plus accessibles. Cela

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me fut confirmé plus tard en accédant au bon dossier. Tu étais avec moi ce jour-là. Et rappelle-toi, en épluchant sans succès les innombrables papiers, nous sommes tombés sur cette lettre à en-tête, avec à gauche la représentation stylisée de la maison telle quelle devait être à l’époque. Je ne sais plus quel détail me la fit reconnaître, mais je la retrouvais bien après, ce qui me permit d’en faire le cliché que tu vois là. Derrière les administratifs euphémismes, je découvrais la preuve que nous avions bien été les victimes d’une sorte de machination… Nous pouvions lire sur le papier à en-tête : Direction des affaires sociales Établissement du Secours miséricordieux Accueil d’orphelins Prise en charge d’enfants d’éléments ingérables Plus bas étaient cochées les cases a) Parents mis sous tutelle b) Enfant recueilli… A ce souvenir que je lie à celui que j’ai reconstruis de ma mère couchée dans la neige, je lâche la photo et mes yeux se perdent dans le vague. Maria me sert contre elle et me berce. Je m’endors seul et m’extrais à grand peine de mon lit après cet enfantement douloureux.

MARIANNE

S

ur le chemin de l’hôpital « L’Espoir » où je travaille, j’ai cherché si un son pouvait renaître de mon passé enfoui, une couleur m’évoquer un détail perdu… Dans chaque regard croisé, j’ai cru retrouvé celui d’un compagnon ou d’un de nos bourreaux… si bien que je suis arrivé discrètement en retard au boulot. Alors, c’est la surpopulation au centre et j’ai immédiatement envie de repartir. L’odieuse présence de ces personnes venues me dire « bonjour », alors qu’il faisait gris, me rappelle à quel point je suis décalé avec leur monde, leur temps. 10 h 14 « Bienvenue chez moi ! » La voix de Marianne me parvient depuis l’extrême bout du couloir de l’aile A du centre médical et psychologique. Elle me tire par la chemise pour m’entraîner hors du standard.

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« Qu’est-ce que tu foutais ? Ça fait une heure qu’on a commencé. » Avoir une montre au poignet m’horripile : cela ressemble trop à des menottes… Ai-je besoin de menottes ? Je sais que dans vingt ans, ce sera pareil qu’aujourd’hui. Seulement, demain, je haïrai être là encore plus qu’aujourd’hui. Marianne est bien coiffée : ses longs cheveux roux décolorés s’étalent sur ses épaules ; sa blouse blanche souvent les recouvre. Elle a la peau claire et son maquillage est impeccable. De tout le service, je crois qu’elle est la seule à prendre autant soin d’elle-même.  En vérité, nous sommes très peu à avoir le temps de nous occuper de notre apparence. J’arrive de chez moi, le plus souvent exténué, et cette lourde sensation s’accentue à mesure de ma présence ici. J’ai tellement de responsabilités, de coups durs à encaisser tous les jours que je n’ai plus le temps de souffler… Nous nous laissons déborder dans un tourbillon qu’alimente une anxiété que les somnifères ne parviennent plus à modérer. Les patients sont si nombreux à passer de l’autre côté que le stress nous envahit, qu’il nous pourchasse… Du coup, chaque pas dans ces couloirs me rapproche d’une folie destructrice. Marianne est à l’accueil… et nous à la sortie. C’est tous les jours le grand chelem avec nos patients. Ils

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n’arrivent plus à courir, alors on prend le relais et on court à leur place. Je n’ai pas besoin de maquillage ! On voit si souvent le malade s’effondrer qu’on se demande si c’est bon de l’aider à se relever, si cela en vaut la peine… On n’abandonne pas, espérant qu’il franchira la ligne d’arrivée, acclamé et heureux. On est même capable de mettre toutes nos forces sur un même coureur, oubliant les autres pour être sûr de le voir briller. Le maquillage coule de toute façon quand on nous demande un mot d’explication : le bonheur et le malheur finissent toujours en pleurs… Alors oui, j’ai toutes les chances de finir ici ou dans un asile. Pour le moment je fais tout pour garder mon intégrité et rester moi-même. Marianne voit bien que je ne me sens pas très bien. Elle s’avance vers moi, l’air bienveillant : « Moi aussi, je n’en peux plus… Faut pas croire ! J’arrive ici et on me gueule dessus à longueur de journée, pour rien ! Mais je vois bien que tu ne vas pas bien non plus. Maria te manque ? – Maria… ? Tu la connais ? [Pour une fois qu’on ne se moque pas de moi… !] – Pas même de nom. Tu dois souvent rêver d’elle, car je t’ai souvent entendu prononcer son nom quand tu étais de garde et que tu dormais ici, mais rends-toi bien compte à quel point elle n’est là que pour égayer

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ta misérable vie qu’un plateau­repas devant un match de foot n’arrive même plus à combler. tu devrais te reposer ou du moins avaler quelques délicieuses publicités en guise de friandises que tu n’auras bientôt plus les moyens de te payer parce que tu vas te faire virer dans pas longtemps. Aussi sûr que  et  font . je ne sais pas si la situation est rattrapable mais, pour le moment, tu es incapable d’arriver à l’heure pour une foutue opération. Alors, va dormir un coup avec ta princesse charmante et, si par malheur, tu te réveilles sans elle, ce qui sera le cas, n’oublie pas à quel point on s’en moque ! et pour finir, si tu as tant besoin d’amitié, si ta maman t’a tant manqué, tu peux aller pleurnicher, mais ailleurs. ici, tu bloques le chemin. [elle est agressive, limite hargneuse, et froide lorsqu’elle me dit cela.] – j’y veillerai. Pour le moment, je vais remettre ces mignonnes menottes à mon poignée et retrouver maria en attendant de comprendre la moitié des inepties que tu t’entraînes apparemment à formuler quand tu n’as rien à faire. je sais à quel point elles te sont chères. car, pour le moment, je te ressemble encore un peu. maria est pour moi ce que ta pseudo ingéniosité verbale est pour toi : elle me permet d’exister, d’avancer, de créer. Avec maria, j’ai le sentiment que tes sottises grotesques n’ont pas d’importance. Grâce à elle, mes soucis disparaissent : tu deviens l’invisible cloporte.

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Avec elle, je ne perds plus mon temps en de vaines discussions comme celle que j’ai avec toi en ce moment... elle est ingénieuse et me comprend, elle. Quant à toi, je ne pense pas que tu puisses assimiler un quart de mon discours qui sûrement te parvient comme une tempête acide. malgré le dégoût que cette laideur qui t’élève produit sur moi et que ton maquillage ne parvient pas à cacher, je te souhaite de te libérer de ces sucreries qui te permettent comme moi avec maria de garder le nord, pour qu’enfin tu ne me harcèles plus. – Allez, va te reposer ! je dirai à l’équipe en place que tu as eu un empêchement, répond­elle, habituée à faire glisser sur elle les paroles blessantes qui lui sont adressées tout au long de la semaine. je la remercie et nous nous séparons. je m’ancre dans le réel et me construis dans la relation à l’autre, même agressive.  heures, fin des hostilités j’ai l’impression qu’il faut que je commence par ce peu qui semble m’identifier : « l’espoir ».

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L’ESPOIR

11 h 30, aile 3 en rénovation de l’hôpital «L’Espoir » Nicolas déambule à travers les couloirs de l’hôpital

J

e me suis rendu compte de l’importance que « L’Espoir » avait pour moi quand je suis arrivé. Il m’est arrivé d’aimer y vivre. Et, quand j’y voyais un monde si noir et que je ne le comprenais pas, je repensais aux premières fois. Tout aurait-il pu être différent ? Je me suis convaincu que non : « Cela devait arriver. » Je suis devenu fataliste pour avoir moins mal. Pourtant, j’ai vu à quel point ce n’était qu’éphémères bricolages de conscience. Je me suis déchargé ainsi un moment. Puis j’ai cherché autre chose pour voir plus positivement le monde. Et Maria est apparue dans les couloirs comme la solution de toujours. Elle dont je suis tombé amoureux… Comme un gamin glissant dans l’alcoolisme ou la toxicomanie

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et qui ne peut plus en sortir, je l’adorais de plus en

les méthodes d’un service d’urgence… Je suis pour

plus jusqu’à ne plus pouvoir m’en passer, ayant mal sans elle. Flamme captivante que je ne parvins pas à quitter des yeux, à éteindre.

ainsi dire rentré dans le métier en infiltrant les rangs avant de les rejoindre. Mes multiples fractures et coups étaient survenus à cause d’un accident… Je soufflais mes dix-neuf bougies dans mon lit d’hôpital. Morphine, remèdes et mots d’espoir se mêlaient aux savantes prévisions de ma Maria ainsi arrivée à mon chevet en tant qu’apprentie infirmière. Et, comme aux premiers jours, comme si le temps avait rouillé nos liens, je la redécouvrais…

Pourtant, comme beaucoup de poisons, Maria n’est pas immédiatement attirante. Son corps s’effrite, s’assèche avec le temps. Elle meurt doucement. Elle n’a d’ailleurs jamais été d’une grande beauté, du moins au regard des autres, car cela n’a pas beaucoup de sens pour moi. Je l’aimais avant de la voir… pour son aura, cette beauté que la souffrance exalte. Dix ans de ma vie ont été nécessaires pour appréhender cet amour sans vraiment le comprendre. Il m’a fallu du temps pour me reconstruire et pour qu’elle m’apparaisse comme une amie, puis comme mon amour. Que j’ai été idiot de croire que ces palpitations, ces maux de tête qui me prenaient à la vue de Maria étaient dus à une mauvaise digestion ou à un quelconque courant d’air… L’amour me paralysait. Le centre « L’Espoir » fut conçu en 1995, enfin un plus de dix ans avant mon arrivée dans le service. Mes premiers jours dans l’hôpital le furent en tant que grand blessé… Les premiers instants partagés avec Maria se passaient ici alors que je découvrais les drogues pour éviter la douleur, les mensonges,

La stagiaire restait bien muette ; on aurait dit un homme avançant à pas feutrés, à la rencontre d’un animal sauvage du Grand Nord… Chacun lisait dans le regard de l’autre. On se liait, on s’appréhendait, on s’adoptait, on s’élevait, on s’unissait, autant attirés qu’effrayés, dans le silence d’un cinquième étage encore vide à l’époque. Cette approche timide dura un temps bien court. Il me semble que je perdis aussitôt, et cette fois totalement, la vue déjà détériorée par le choc cervical. Il ne me reste en souvenir que quelques sons et odeurs, quelques mots prononcés par Maria pour donner un visage aux terres alentour. Ainsi, aveugle, j’explorais avec elle ces longs goulets dénaturés, désertiques, les couloirs nus, tapissés de béton, obscurs le soir où se nouaient d’étranges dialogues entre esprits captifs. A force, j’oubliais le

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temps, et l’extérieur semblait être là pour tromper mes sens : les saisons défilaient le temps d’un déjeuner, les arbres perdaient leurs feuilles et donnaient leurs fruits le temps d’une éventuelle guérison… J’émis un doute quant aux capacités sensorielles de Maria. Elle semblait inventer des tromperies que, trop fatigué, je ne déchiffrais plus. Soit elle me mentait, soit je devenais fou. Nous étions dans l’aile gauche de l’hôpital. Maria m’exposait chacun de ses exploits, commentait chacune des visites que je reçus et des promenades que nous fîmes, la couleur du bon jour, des murs effleurés par le mana du soleil unique, par la lueur terne d’un temps austère. Un traitement draconien… Les connexions téléphoniques étaient mortes. Le dénuement des infrastructures, les grincements du métal figé par le gel, la représentation du monde extérieur tels que me les décrivait Maria me donnaient l’impression d’être dans un État en guerre, débordé par le froid et la famine. Je savais que les affrontements maintenant réguliers étaient même encouragés par les forces du gouvernement armé. Durant mon séjour à l’hôpital, tout semblait s’être dégradé. J’étais cloué dans mon lit et je me disais que je n’avais rien à perdre, à part Maria. Elle avait peur. Tout ce qui ne m’était pas raconté, eh bien,

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j’appris à le lire à ma manière, à deviner l’invisible. Maria me donnait à percevoir sa vision du monde et j’y croyais, j’y vivais. La nourriture devenait difficile à trouver, surtout les denrées fraîches et nous ne mangions pas toujours à notre faim. Je perdais d’ailleurs tout plaisir à m’alimenter, car tout me paraissait fade, sans saveur et sans goût. L’eau chaude était aussi rationnée, luxe réservée aux classes dirigeantes. Seule Maria, extralucide, pouvait m’informer de ce qui se passait à l’extérieur, mais le plus souvent, elle éloignait le sujet en préconisant pour moi le calme absolu. Insensiblement, j’avais construit dans ma tête un monde hostile où l’harmonie aurait été détrônée par le chaos, la guerre. Le monde me manquait et Maria imaginait mille stratagèmes pour repousser ma libération. J’étais autant en mal de vérité que d’amour… Mes maux dépassaient ceux liés au corps. Je décidais enfin de ne plus bouger de mon lit, de laisser agir les médicaments que Maria administrait à mon corps. Quand ces liqueurs amères surent me captiver en entier, alors, mon corps trembla, hurla, douta avec moi sur la vie et le reste. Je me plaçais face à la mort que le peuple dit immense. Je chutais doucement et certainement. Le soleil, sa clarté, l’éclat des ombres sur le visage de Maria, son reflet sur ses cheveux, sa position dans mon dernier ciel bleu, celui du jour de mon accident, tout devait

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être différent de ce puzzle que je reconstituais, perdu dans ma nuit. Je déchirerai les tissus placés sur mes yeux pour connaître le monde, retrouver le temps perdu. Je voulais voir forêts et monts, rivières et jardins anglais grandir, s’épanouir. Et, pour cela, je devais guérir… Le venin curatif coulait tout le long de mes veines, s’infusant jusqu’à l’intérieur de mes nerfs convulsés : je guérissais lorsque je compris et acceptai son effet sur mon corps. En recouvrant la vue, je quittais le monde d’insouciance que Maria avait créé à mon intention. L’œil gris de Maria me fixait… La réalité m’arrivait de nouveau : elle m’avait sauvé. Tout retrouvait un visage, une signification, une forme exacte. Et il m’apparut que rien ou presque n’avait changé : tout était neuf, clinquant, poli, propre. Debout, droit, appuyé contre un mur, la tête recueillie dans ces mains rugueuses et qui tremblent, j’écoutais battre un cœur bouleversé par tant de lumière, tant de netteté, de facettes, étonné. Je me suis toujours demandé si ceux qui m’avaient soigné ne me mentaient pas. Le monde sûrement esquivait mes questions, mes demandes. Pour Maria, je n’en sais rien… ou plutôt je suis certain qu’elle en a décidé ainsi. J’aimais cet imaginaire qu’elle avait créé à mon intention. Elle l’avait compris et aurait fait n’importe quoi pour me voir guérir.

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Officiellement, « L’Espoir » n’a jamais eu de clients durant mes délicats diagnostics et opérations. Mon séjour semblait ne pas avoir eu lieu… Il n’y a jamais eu de guerre non plus ! 14 heures… Nicolas déambule dans l’hôpital.

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WORKING OR NOT WORKING, THAT IS THE QUESTION

15 h 30

M

arianne me voyant errer à travers les allées bondées de l’hôpital semble avoir ravalé sa rancœur. Elle me conduit auprès d’une jeune femme, admise aux urgences la nuit précédente, dans le coma à la suite d’une chute grave à son domicile. Je découvre ce corps inerte. Je prends soin de le laver. « Bienvenue Chloé Petitpas », je lui dis. Je me demande l’effet d’une telle expression sur une personne dans le coma… Ma voix sans visage est peut-être perçue comme celle d’un ange ouvrier. Un peu comme je percevais celle de Maria, à mon chevet quelques années auparavant. J’ai, avec le temps, élaboré un protocole visant à respecter mon interlocuteur, à lui dire la vérité sur son état, mais aussi à lui parler de moi. Mieux, si je sympathise avec la personne en face de moi, il m’arrive de lui raconter ma vie. Je soigne à ma manière les maux par les mots et mets un point d’honneur à ce

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que le malade, si j’ai pu le soigner, me quitte heureux… La nouvelle venue n’échappe pas à la règle : je débute à son intention le conte de ma mémorable existence, en prenant garde de me contenir afin de disposer de temps auprès d’autres patients. Il est 20 heures quand mon service s’achève ; la population dans les couloirs diminue considérablement tant et si bien que les nuisances sonores s’éloignent redonnant à l’hôpital son air paisible, presque monastique des dimanches soir lorsque les familles des malades sont invitées à quitter les lieux. La ronde de nuit s’installe… J’aime ce moment où le stress laisse place au calme, où les entrées se font rares, où l’on chuchote pour ne pas troubler la quiétude retrouvée. Je vais ranger mes affaires, avant de rentrer chez moi, dans ma nouvelle demeure.

Tout a une fin, tout change.

Je rentre à pied. Comme chaque soir depuis mon arrivée, Maria me rejoint sur le chemin qui mène chez nous. Je parle des trottoirs qui bordent les routes quand celles de campagne, plus larges, voient leurs champs disparaître… de ma vie envahissante. Je me

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couche sur le goudron, la tête posée sur les genoux de Maria, assise, je me remémore les pires moments de ma journée. Cette jeune fille dans le coma qui m’arrive sans un mot, sa famille à qui j’ai dû annoncer la nouvelle. Ces mots qui font si mal me donnent une paix intérieure : je dis la vérité et on pleure derrière mes pas. Maria me sourit en m’écoutant, je me sens mieux. 23 h 02 J’ouvre la porte, toujours saisi de la crainte de revoir ces hommes en noir, leurs attachés-cases et leurs factures, prêts à me prendre ces maigres acquis matériels qui meublent notre existence. Nous nous glissons chaque jour plus doucement dans l’obscurité, le cœur explosant de panique… Une fois encore, pourtant, personne. Pollux, Lulu, mon cheval à bascule, tirés de déménagement en déménagement attendent, patiemment. Alors, dans un souffle d’apaisement, nous nous effondrons sur le lit. Demain sera un autre jour. Il faut dormir. Je me lève. Je descends les escaliers. Les marches n’en finissent plus de monter, et moi qui descends. Le papier peint se transforme aussi et devient bleu, d’un bleu maussade, celui de mon enfance ; des nuages se dessinent sur les murs. La lumière diminue

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doucement, très doucement, et je me demande si je fais bien de lutter pour voir, pour descendre encore, encore, encore… Les murs tremblent, une étonnante métamorphose s’opère et je ne peux rien y faire. Maria glisse à mes côtés sur la rampe, et semble réjouie de ce délire qu’elle échafaude, qu’elle peint désordonnée et m’offre telle une enfant. Mon corps ne réagit plus mais je vois une porte au fond, en bas, là où rien ne ferme normalement. Ma main touche la poignée arrondie et je chute…

SEUL AVEC NICOLAS

«I

Entre 3 heures et 12 h 28 l a bien rêvé ? réclame un être impatient, la plus jeune âme. – Il rêve de moins en moins. Il ne va pas tarder, répond à voix basse la mère. – Pourquoi ils finissent tous par se réveiller ? – Tu sais bien qu’ils ne sont pas faits pour ça ! On a besoin d’eux et eux…, répond l’aîné. – Chut ! Vous allez le réveiller ! réclame leur mère, fatiguée. – Mais non… Regarde comme il est attentif, fait remarquer la plus petite de la famille. J’aimerais bien savoir ce qu’il a dans la tête… – Il doit penser à Maria, lui répond son frère – C’est sûr. T’as vu comment il la regarde ? J’aimerais tellement…, s’esclaffe la fillette. – Du calme, les enfants ! Regardez-le rêver en silence… Je crois que personne ici n’a réellement envie de le voir se réveiller. – Moi, si ! dit la petite pour s’interposer. – Il a beaucoup travaillé, on ne l’a pas ménagé… Ils travaillent tous à en mourir ces hommes… Laissez-le

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dormir… Il doit se reposer. Essayez de comprendre. Mais ne traînez pas trop. Ce serait dommage qu’il vous voie en se réveillant. C’est d’accord ? demande la femme qui élève le ton. –  Nous ferons ce qu’il faut, promettent les enfants. – Tu imagines s’il se souvenait ? Il arrêterait de chercher pourquoi ou comment, de fouiller dans le passé, poursuit l’aîné. – C’est marrant de voir comme il est si près du but…

SE VOIR VIVRE

Grand jour…

L

e soleil siège à sa cour, au centre, royal. Je l’imagine, là-haut, perché… J’ai toujours juré que l’on n’en voyait, comme la lune, qu’une face, un croissant trompeur, dissimulateur de son autre moitié plus brillante. Durant un rêve, une hybride créature sans visage, un être messager, serviteur sans identité, évoqua à ce sujet mon séjour dans le ventre de ma mère. Elle narra un instant oublié où ma génitrice m’aurait porté en son aile pour me préparer à voler sans elle, loin d’elle. Elle me fit entendre la voix préservée en moi de ma mère : « Nous faisons le tour de chaque chose pour la connaître », dit-elle un matin. Un autre être partageait le même espace, attaché aux mêmes racines, comme moi, recroquevillé, et perçut, protégé

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du monde à peine ressenti, fragile, ce chant du dehors... Immédiatement après, je me suis réveillé un goût amer envahissant ma gorge sèche, ma bouche, mon nez dégoulinant. Depuis, je me répète cette scène, la vivant à nouveau pour ne plus la perdre. Jamais, je ne m’étais senti si seul. L’hiver pétrifiait la terre, les champs, les bourgades, les bourgs… Coupé de tout, je me relevai suant sur un divan, le souffle coupé, prêt à découvrir toutes réalités. Face d’ombre Je m’éveille avec cette réminiscence de l’au-delà. J’enfile mes chaussons perdus sous un lit, ouvre grand les rideaux de la salle à manger que les reflets de l’extérieur emplissent d’une clarté automnale. Dans un coin obscur de la pièce, un personnage sombre se découvre d’une lourde cape brune… laissant place à la lumière. Il m’observe, le regard presque sans vie, m’agrippe toutefois d’une vigilante attention, mais désarmé, sans âme, perdu dans le temps, dans l’oubli. Péniblement, il traverse le salon, majestueux, pour entrer dans ma chambre que je libère. Une femme m’ouvre la porte avec indifférence… Alangui sur un sofa beige, un homme en pyjama. Debout, appuyé contre

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le mur tapissé de blanc, derrière le buffet, un enfant. Il me regarde intrigué, calme et attentif aux remous, comme moi, détaché. Je me sens pareil à un médecin, coupé de ses patients, hors du cadre. Deux enfants encore s’approchent de moi. Je m’assois, commande d’un signe un café, sans souci, sans pensée… Et j’attends, seul à ma table dans le silence drastique. Le café m’offre ses arômes… Des visages sans traits m’interrogent et je cherche à comprendre qui sont ces individus, comment ils sont rentrés… Le décor de ma bulle a changé légèrement : tout me paraît plus grand, comme si j’avais rapetissé. Tout est si naturel, comme un de ces jardins d’Asie, immense étendue où la flûte froisse délicatement les feuilles de bambous qui reluisent… Je suis serein, je sais malgré moi que rien ne viendra me perturber, que rien ne bougera sans ma volonté : le décor est planté et les acteurs qui y déambulent ne font rien pour que le rideau se referme… Alors, je reste assis, confiant. Tout m’est si familier et si éloigné en même temps. Je pourrais dire y avoir vécu depuis toujours et aussi bien annoncer n’y avoir jamais posé un regard. Rien ne m’étonne ici. Je sais à quel moment une personne va entrer, à quelle allure, dans quel dessein, avec quel vêtement, la place qu’elle occupe à table, quel plat lui est destiné… Tout glisse et j’ai

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l’impression de deviser avec le futur : j’entrevois l’avenir pareil à un souvenir dont je relirais un chapitre. Peutêtre ce lieu n’appartient-il qu’à moi, et que j’y retourne par usage, pour trouver ce rien qui me manque. Seules mes habitudes me sont totalement familières : les trois cuillères de café pour un bol d’eau chaude, une portion de beurre pour deux tranches de pain grillé… Alors, je me trouve ridicule. J’ai encore cette force… mais qu’en est-il de ceux qui, comme ce fils avachi dans l’entrée, agissent sans volonté, qui ne peuvent plus voir leur handicap ? Quel désastre ! Ce lieu que je reconnais me terrifie, je comprends le triste drame qui s’y joue, scène après scène, année après année... Le décor, les accessoires, les costumes, je reconnais peu à peu cette bulle qui a déformé la mienne, qui l’occupe à présent. Le carrelage, les tables, les étagères remplies de vaisselle reluisante, les murs, les chaises… Tout est propre, encore imbibé d’eau de Javel, net, sans bavures. Je suis bien loin de ma cuisine, de son évier rempli de casseroles vaguement empilées, de sa table à peine débarrassée, de son sol encrassé… Ici, rien ne fuit, rien ne tache. Pour des raisons de « sécurité », la lumière extérieure est abolie ! Ici, on ne parle pas, on ne se regarde pas vraiment. Ici, rien ne bouge : immobilité et silence imposent le respect. C’est la règle. Je suis ce médecin debout venu s’occuper de ces enfants prisonniers, de ces captifs dont

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je fis partie. Je ne veux pas de cet enfer qu’aujourd’hui je semble avoir moi-même créé. Désespéré face à tant de misère dans leurs yeux, dans leurs vies, je me lève, traverse en courant le hall et ouvre à bout de bras, contrarié par une infirmière qui tente de m’en empêcher, un hublot placé en hauteur, donnant sur un mur de briques. Les nuées de carbone s’emparent de la pièce. Le monde vacille, dans une apocalyptique terreur, dans une souffrance collective, une peur incommensurable face à l’œuvre d’un fou, au désordre créé par ma main bouleversante… On crie, on se lève dans une frénésie incontrôlée, fuyant la peur que l’on engendre. Moi, j’observe, lâché par les gardes dépassés. La poussière s’engouffre et couvre les murs, les habitudes, de sa suie, ensevelit les êtres, les pétrifie. Le flou s’instaure, je suis chez moi…

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EST-CE CELA LA FOLIE ?

P

eu à peu, les murs retrouvent leur taille originelle. Je suis chez moi, calme, à la place de l’infirmière paniquée par ma faute. Dans la pièce adjacente, une voix roque articule quelques mots… une autre voix, au timbre androgyne. Les deux personnes parlent suffisamment discrètement pour que je ne parvienne pas à entendre la totalité de leur conversation. « Il va se lever. » J’attends devant la porte d’où proviennent, se troublent les échanges. Une fraction d’éternité plus tard, on sort. Aucun mot, rien pour assouvir mon désir de compréhension appâté par leur petit jeu. Les hommes en noir sont là. Ma mère parlait d’eux. Ils déboulent dans leurs impers sombres, un Steston vissé sur le crâne. Ils viennent pour enlever tout ce qui m’est cher. La révolution éclate dehors. Ma bulle est percée. Ils rient. J’ai mal de les voir ici. « La révolte a un prix ! » me lancent-ils. « Vous ne pouvez pas y échapper. Laissez la liberté s’exprimer », continuent-ils. Un parfum de billet vert ou d’une justice d’inégalité émane de leurs doublures. Une fois le café englouti, les chaises sont retirées, la table emportée,

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les biens détruits ou saisis… Une scène qui me hante se joue devant moi que la caféine me rend délirante. Mon esprit embrumé se fait créateur. Maria n’est pas là, elle me laisse dans mon bourbier, et je suis là, incapable de discerner une réalité d’une autre. Je n’ai plus rien à faire, on m’enlève de chez moi, on me porte loin au-dehors… je franchis le seuil de ma porte, de mon chezmoi. Un élan dans un univers plus débridé encore m’at­tire. Je regarde en bas : personne. Je m’assois sur la rampe trem­blante, suspendue au-dessus du vide. Je m’y laisse porter,

tête la première, avec rapidité. Les éclairages dans leurs grilles défilent et s’étirent dans leur persistance rétinienne. Dans la vitesse de ma glissade, je croise des visages familiers. Un flot d’individus se bousculent, se précipitent pour monter… C’est donc à contre-courant que je traverse le rez-de-chaussée glacé ; la concierge, sans visage, me sourit, terrifiante par son énigmatique incursion. Le portail décrépit s’ouvre devant moi… Maria est toute proche mais ne se manifeste pas. La population que je viens de croiser revêt de somptueuses parures arc-en-ciel et s’engouffre dans l’appartement que je viens de quitter à l’instant. Personne dans la rue maintenant. Ou bien si, là-bas, tout là-bas, une silhouette blottie dans la brume. L’avenue, tel un chemin de croix, infini, me montre la direction vers l’inconnue. J’avance encore et encore. La route est longue pour rejoindre cette femme sortie de nulle part. Le ciel gris, proche du déluge, pare le paysage citadin de noirs pastel, de tons dégradés s’étirant, coulant dans les rues tapissées de feuilles mortes et craquantes. Dans ce climat figé, avec pour seule présence le sifflement blanc du vent perdu comme moi dans les rues, je vois cette inconnue fuir devant. La nuit tombe doucement et les rues se défendent... Je marche mais comme ailé, flottant, infatigable. Le vent rebondit en

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écho sur ces façades immenses qui nous surplombent

leur place. Dans ma salle de bains, des emballages de

comme une voix plaintive, vibration vivifiante. La neige couvre le sol d’un habit de fête, dégoulinant dans le gris infusé de la ville. Je m’élance, frigorifié. Je cours vers la vie. La femme crie, et le brouillard la protège. Je la rattrape, apeuré. Au sol, une poupée de chiffon protégée dans une couverture bleue. Je pose un genou à terre pour ramasser ce corps. Le mistral s’enfuit à travers une ruelle.

médicaments, des blisters vides de leurs cachets au fond de la poubelle. Il va falloir que je me débrouille seul.

Il m’arrive de perdre conscience… de prendre ce qui n’est plus pour ce qui devrait arriver… de perdre mon amour pour la vie, de voir au travers, d’en pleurer sans pouvoir être compris. Mon présent, lui, est bien réel. Je cherche mon présent, celui que j’ai oublié, celui que l’on m’a retiré… Je voudrais en savoir un peu plus, pouvoir voir son visage… L’air est sans odeur, sans fraîcheur. Et, d’un coup, je me réveille. Les images s’effacent ; ces ombres dans ma demeure s’éloignent. Tout reprend sa place. Je suis debout, comme attendant un bus sur le bord de cette ruelle qui s’éclipse. Debout dans le vestibule qui mène au salon, chez moi. Stable sur mes deux pieds, prenant le temps de me calmer, de voir murs et fenêtres vacillants reprendre

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S’ÉVADER...

J

e suis dans un couloir sombre, assis, et j’attends de l’équilibre pour me relever. Des cris de douleur traversent les épaisses cloisons qui m’entourent. Ma peau hume ces murs si proche, si peu isolés les uns des autres. Je suis jeune, mon apparence est celle d’un enfant de 10 ans. Je me vois le cheveu court, sale, couvert d’écorchures à vif et de traces de coups. Le stress vagabonde avec cette inquiétude qui m’éprend. J’écoute, per­du dans ce tunnel sans  lumières… et  j’entends «  A s s e y e z vous » ;

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trouble, « Asseyez-vous », plus fort et tremblant « Asseyez-vous »… Des mots qui frappent dans ma tête ; des sons qui s’entendent, qui s’attendent pour échanger un message, étran­ge écho dans l’obscurité ; des sons qui cognent sur la tôle ou se faufilent entre les gouttes d’eau suintant le long des parois. Un peu de lumière joue dans les étendues liquides qui nous montent jusqu’aux mollets. L’éclairage est tout juste suffisant pour guider les pas de ces adultes qui nous accompagnent… Je m’échappe avec eux de ce lieu sordide où je suis détenue depuis mon enlèvement. D’autres personnes sont avec moi. Nous nous taisons et nous retournons sans cesse, craignant d’être suivis. Au bout d’un moment, le doute s’empare de moi. Et si j’étais seul, seul avec moi-même ? Si l’obscurité m’empêchait de voir clairement les choses ? Si ces réverbérations n’étaient que le reflet de mon imagination ? A moins que nous soyons guidés… Le temps passe, et nos repères, mes repères, se fondent dans le trouble ambiant. Le labyrinthe remplit son rôle et je me retrouve bien vite seul… comme je le pressentais. Je désespère. Et cette migraine ! « Maria ? Maria ? » Il faut que je me calme. On pourrait m’entendre dans ce brouillard de nuit. Exténué, je sens mes jambes vaciller, fléchir, l’eau monter à micuisse et tétanise mes muscles pétrifiés. Mon corps

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succombe et s’écroule épuisé. Dans sa chute, le crâne vient percuter une masse dure. Doucement, les formes indécises se dessinent plus finement. J’entrouvre les yeux : une source violente de lumière me frappe. Un homme sort de ce halo. Il est musclé, large d’épaules, trempé comme moi et effrayant tant son ombre le grandit. Ébloui, je ne le reconnais pas. Il me questionne, empressé. « Vous deviez nous attendre à l’angle ? Vous venez de la maison ? Vous allez où ? » Ses préoccupations sont les miennes. Je ne sais si je dois lui faire confiance et hésite à lui répondre.  Il s’approche, m’aide à me relever en disant : « Allez ! Faut pas traîner. » Je demanderais bien qui il est, pourquoi je suis là… Il me pousse et une lueur enfin se dessine face à nous, au fond du passage. J’y cours. Le jour apparaît dans sa crue réalité. Une route, un parc, ses verts, ses rouges, ses bruns... que je ne reconnais pas.

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ECLIPSE

M

es deux mains enfin touchent la résistante matière d’un matelas sec, bientôt humide, traversé de sueur. Je me réveille, chez moi. Tout reprend sa place. Je me lève et enfile promptement mon pantalon de travail… Dans la vie que mes rêves étouffent, tout semble si frais, si tranquille. Je pourrais avoir faim et soif après une nuit si débridée, une illusion si réelle, tangible… Je n’ai envie de rien. Une mouche vient me tenir compagnie, m’apprendre à regarder, à ressentir les choses que je n’avais pas vues auparavant. Je m’attache aux choses telles que cet animal animé d’âme me les donne à voir. Je prends le temps d’apprécier cette réalité-là : les murs beiges qui s’effritent et pourrissent dans une mousse toute heureuse ; des jointures rongées par le temps jamais rassasié, où s’écoule un liquide riche, fertile, propice au développement de la vie de quelque animal grognon et affamé ou d’une flore minuscule ; au sol, de grands tapis, décolorés, déchirés, évoquant des villes imperceptibles, des forêts, des lichens… Je pose un regard nouveau sur cet immondice où je me

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trouve. Seul le matelas d’où je viens de m’extirper semble avoir résisté au temps et pouvoir m’accorder un refuge sain, comme s’il m’était spécialement destiné… Je n’ai pas l’impression d’être chez moi, comme si on m’avait jeté ici avec le désir de m’abandonner. Je regarde autour de moi à tout hasard, me disant que, si l’on m’a abandonné ici, c’est sans doute pour m’éloigner. Comment ai-je pu vivre ici ? Pourquoi ce sentiment d’être là pour la première fois ? Des tubes d’antidépresseurs jonchent le sol… Pourtant, seul mon regard sur mon passé, mon présent semble avoir changé car je reconnais Lulu, Pollux, et j’entrevois l’hôpital de ma fenêtre…

ECHOUÉ…

P

lus rien ne sera comme avant, mon regard a changé. J’ai si mal à la tête ; elle me pèse tant. Un déluge de flashs assourdissants accompagnés d’inlassables bourdonnements fugitifs m’éprennent… Des sons vifs, cris de rage bestiale, aigus, puis sourds, nourris d’un espoir vain de tranquillité, me transpercent l’âme, tel l’orage dévastateur qui hanta mes songes. Dans ma tête, un désordre naît de ces pulsions niées et incontrôlées, cachant une métamorphose pourtant subite. Des battements, des coups, ça palpite, ça désempare, ça dénude les sens : ça s’installe là-dedans, au plus profond de mon dernier trésor. Les murs tressaillent, tremblent, tout comme mon corps auquel maux de tête et vertiges font perdre l’équilibre, la verticale première. Enfin, je parviens à m’agripper à mon matelas pour ne pas tomber. Je me rends compte que mon front saigne alors que je ne me souviens pas avoir heurté quoi que ce soit. Étrange ! Le froid seul est calme. Tout tourne. Je m’agrippe à mon radeau, ce matelas soutenu par le sol qui, telle une mer déchaînée, remue et me fait paniquer… Mon mal de tête empire.

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Et, mauvais nageur, je n’ose me lever, sauter de ce

Toucher le réel, stable, au-delà de l’horizon qu’il saisit

navire de mousse pour voir si je peux encore tenir debout, ne pouvant encore me jeter à l’eau. Prenant mon mal en patience, j’imagine un être perdu… comme moi.

dans un regard d’espoir. Il se cramponne aux planches de son embarcation de fortune. Une lame s’abat sur lui, déjà dégoulinant. Finalement, n’en pouvant plus, décidant de défier la nature, il se positionne face au vent telle une voile et tient bon le temps d’une bourrasque qui le fait chuter sur cette bribe de réalité, sa barque. Fiévreux, il laisse sortir de sa bouche une pâte homogène sur ses pieds chaussés. Je me sens mieux. La tempête s’essouffle et le chaos qui s’abattait sur cet homme déboussolé se dissipe. Et, comme annonçant le retour au village d’un héros longtemps parti au loin, élevés par des alizés cléments, des cuivres lents, des cymbales fêtent cette mer redevenue tranquille.

Une houle furieuse et ce phare perdu en mer, loin des côtes, et qui m’appelle… Lui, porté sur les eaux, dans cette barque minuscule et fragile, perd peu à peu tous repères. Je le vois, soulevé puis lâché dans les airs par une vague qui s’éloigne sans lui. Alors qu’il tombe dans un souffle confondu avec le froid, il revoit le fond, la terre : l’écrasante réalité, et veut s’en approcher. Lui, vêtu de guenilles, à moitié nu, dans un vent porteur de pluie, ahuri, jeté dans ses lambeaux d’avenir, voudrait s’écraser sur ce récif destructeur… Il doit se raccrocher au mât de ce rafiot perdu dans une étendue outremer, un océan turbulent qui veut l’engloutir… La lune succède au soleil et la nuit l’inonde de doutes : les astres eux-mêmes refusent de l’aider et s’en vont derrière des nuages. Il n’en peut plus de souffrir et préférerait se pulvériser sur un continent, un monde qui ne se dérobe plus sous ses pieds gelés… Il nagerait jusqu’au rivage, se laisserait tomber sur ce sable, franc, fracassant et demeurerait là un moment.

J’ai terriblement m’évanouis.

chaud,

tellement

mal

que

je

Je reprends conscience, allongé chez moi, sur mon lit… La vie m’apparaît si chère que je m’élance à sa découverte pour l’embrasser. Dehors, apparus à travers le mur de ma chambre fissuré, des arbres au feuillage jauni laissent encore le ciel aigri transparaître. Du béton captivant cerne les racines comme il nous encercle. C’est la ville, là où vivent les hommes. Nous y sommes prisonniers, coupés de la nature et de ces

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esprits auxquels je fais de moins en moins confiance. Mais je sens que j’habite mon corps et je ne peux m’empêcher de penser à ces êtres vagabonds qui me hantent. C’est pourquoi je me perds si souvent dans des pensées fantômes. Je suis comme abandonné, livré à moi-même sur une île déserte. Échoué. Le monde est si froid quand on se lève pour la première fois. Si froid, si objectif… Alors peut-être qu’il est temps que je m’y attache vraiment, que je goûte à ce remède sûrement le mieux ordonné… que je découvre la vérité que Maria m’a trop souvent caché. Nous n’avons jamais exploré ces terres, il est temps. Mélancolique, je me souviens des promesses que je fis à Maria, à Paul : découvrir les hautes mers…

LE NOUVEAU MONDE

C

omme donné à moi, un petit objet brillant à travers les décombres, m’attire. Un miroir, perdu dans la poussière, un simple bout de miroir. Tout peut changer… Tout peut changer. L’image renvoyée par cet éclat tranchant, tenu par mes doigts

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tremblants, se joue de moi : je ne vois d’abord rien de ma personne… Je sens un froid parcourir tout le long de mon dos et se coincer dans ma nuque brûlante. Mes mains gelées s’agitent comme mon cœur débridé parti au galop. Je dois me calmer, j’entends cette petite voix qui du fond de moi s’éveille pour me prévenir. Je me ferme pour ne plus voir, ne plus sentir, le monde qui paraît rire par de farceuses illusions de moi, de ma condition reflétée. La même petite voix voudrait me rassurer : « Qu’aurais-tu à craindre d’un miroir qui passe son temps à réfléchir, indifférent ? » Alors, peu à peu ma figure s’entrouvre, accepte d’être vue… j’ouvre les yeux et je vois mon image plaquée sur ce miroir porté à la hauteur de mon visage. Je la contemple un temps, amicalement, chassant traces de vieillesse et impuretés… Pourtant, je ne parviendrai pas à lutter contre lui qui déjà m’accable d’un regard ordinaire et bientôt dédaigneux pour se venger de celui que je lui porte. Il plonge en moi et nous nous rejoignons bientôt. Je suis, et je le vois. Je nous reconnais à l’infini au-delà du visage. Je sens que je vais m’écrouler. Pourtant, un sourire perfide vient se plaquer sur mon reflet. Je verrai le mien. Je cherche ; mes yeux tournent, s’exercent, se chahutent, se pressent… mais rien de cette figure ne vient éveiller un souvenir ou une idée de moi-même.

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« Mensonges », je me dis, je lui dis à lui qui m’observe. Et j’ai si mal au ventre tout à coup, si peur au ventre qu’il me répond : « Regarde comme cette chaire est ferme, cette peau douce et poilue ! Regarde le gris de ce lichen, la consistance de cette pierre !… Viens donc voir qui tu hais, qui tu es... qui tu parais à ce monde que jamais tu ne arpentes. Prends ce miroir et brisele encore, que tu te libères de son emprise. Ecrasele dans ta main, que tes nerfs se rétractent, que ta peau se fissure, que ton œil, ton oreille connaissent la couleur d’un corps déchiré… sanguinolent dans son amertume. Viens avec moi croquer le réel, cruel ! Laisse cette imagination qui te suit ! Viens souffrir de plaisirs vivifiants, viscéraux. Je ne suis pas là pour te juger mais pour te guider, te poser à terre sur un chemin plus net, plus droit, plus raisonné que raisonnable ! Et aussi pour que tu ailles plus loin, que tu agisses… que la métaphore de Madame ta bien-aimée te sorte par les trous de nez ! ». Ma main, inattendue, prend l’éclat reflet et l’émiette sous la volonté de l’action, du verbe venu d’outre-tombe. J’ai soif de destruction, et la prophétie commence. La question s’éloigne et je resterai là à mourir sans rebondissements, sans changer jamais, sans doute, et donc captif : incapable de transformation consciente. L’être sorti du miroir détruit, hors de mon esprit, me

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laisse patauger dans ma boue pourpre jusqu’au sourire. Il fait froid et, attiré comme jamais par cette gadoue à mes pieds, je m’éloigne de cette mer pour échouer sur le récif tranchant qui m’apparût tout à l’heure sur mon rafiot. Incapable encore de comprendre mais sachant une chose : « il est trop tard », trop tard pour penser un monde déjà pré-pensé, à moitié digéré, prédégueulé…

PULSIONS

7 heures

J

e m’éveille sans comprendre, au milieu de cette décharge et son immeuble désaffecté, tout près de chez moi, de ma maison. Je pense avoir rêvé. Je regarde autour de moi. Rien ne me revient concrètement de cette nuit agitée, si ce n’est le souvenir vague de ce reflet destructeur, cette image de moi-même dans laquelle je me suis reconnu tel que je suis réellement. Pendant la moitié de la journée, j’essaie de comprendre, mais je ne me heurte à rien, à rien du tout, sinon au vide ; sans attache, me voilà incapable d’avancer… Je décide finalement d’arrêter d’y penser, de me poser des questions, et d’agir. Et c’est exactement ce que j’ai fait. Durant les cinq jours qui ont suivi, j’ai agi. J’ai bougé pour ne pas m’arrêter. J’ai peint ma chambre en noir, j’ai cuisiné une recette type, j’ai mangé et je suis allé là où tout le monde m’attendait : au boulot. J’ai laissé Maria, Pollux et mes parents où ils sont… jusqu’à ce soir, à cette nuit où je me blottis dans ce lit

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propre en me disant qu’il y a longtemps que je n’avais pas goûté une telle sensation. J’attrape le sommeil et m’évade avec lui… Maria est là, resplendissante de m’avoir attendu, de m’avoir voulu plus confiant à son égard… Même si mes dernières escapades nocturnes et les rencontres qu’elles ont occasionnées me donnent des doutes à son égard, j’ai envie d’elle. Ses mots doux et amoureux, suaves, amplis d’imagination, plein de paroles fruitées éprennent ma nuit d’un rêve jouissif, exalté… Comme avant, je me détache de cette raison squelettique qui s’annonça dans un miroir. Maria, légère et reposée, tient mon bras, se serre contre mon épaule nue. Pollux s’invite à nos ébats amoureux, grognant dans ses rêves mouvementés. Je me lève avec le sentiment d’avoir trop peu dormi. Les incantations prononcées par Maria n’ont pas suffi à me rendre pareil à ce que j’étais avant… Les pendules me montrent la mesure, le rythme à prendre pour quitter mon lit. Elles s’exécutent sans penser, elles agitent leurs mécaniques sans fioritures pour me tirer des draps suant d’amour, de notre récréation. Je me prépare pour aller au travail, un sac à repas, une serviette et un attaché-case en main, souriant même. Et je pars, sans l’étonnement, sans le bonheur de

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l’invention, acceptant de vivre un quotidien pour ce qu’il est : sans extravagances. Rien ne m’explique cette radicale évolution. Je me sens différent, lavé intérieurement… Je note même quelques faiblesses inhabituelles : problèmes d’essoufflements, lenteurs digestives, perception délicate des couleurs… et vague désir de crier auquel je renonce sans cesse faute de savoir faire, faute d’avoir jamais fait. On m’assure que ce n’est rien, qu’il me faut accepter de continuer ce travail dur, autant physiquement que psychologiquement… Un discours ressassé et ressassé, déconcertant… Mais personne ne peut expliquer les vomissements, les maux de tête, les problèmes sensoriels. Je prends place au volant de mon ambulance, décontracté… Mais, au fil de la journée, les symptômes me perturbent de plus en plus fortement, de plus en plus précisément. J’aide mes associés tant bien que mal. Deux fois, je me retrouve à l’arrière à faire les gestes de premiers et derniers secours. Plus que conducteur-livreur de corps disloqués, je deviens acteur. Là encore, j’agis… Je me sens spontanément investi d’une mission que je ne percevais pas jusqu’alors. On rencontre tous les jours des gens impliqués de la sorte, mais c’est nouveau pour moi… Aujourd’hui, je

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ne parviens pas à m’échapper des scènes, des visions

J’ai cherché une explication plus rationnelle à ces

d’horreur, des éclaboussures ocre sur le mur de ce salon, de cette mère priant le ciel qu’on lui rende sa fille, de ces corps prisonniers de décombres… Je vois le sang dans le sang, pareil au mien, l’os dans l’os sorti de son axe, détourné, arraché, tordu, mis à nu, pour une fois visible… Plus rien ne réussit à me détacher des souffrances de mon quotidien… Je perçois, désespérément lié au présent, coupé d’un monde parallèle longtemps cultivé, votre monde que j’appréhende pour la première fois.

substrats de stress dus, à mon sens, à une résurgence du passé et à un ancrage dans le réel. J’ai consulté les médecins les plus savants. Ils se révélèrent impuissants à soulager ce syndrome…

J’ai longtemps attribué mes déficiences physiques à la place prépondérante occupée par mon travail… Le souvenir de mon dernier cauchemar nocturne m’amène à penser autrement. Je m’aperçois qu’elles sont les débris de cette nuit rageuse, démoniaque, passée à me torturer : ces personnages envahissant ma demeure… ; ma poursuite d’une inconnue évoquant de manière troublante ma mère s’échappant avec moi ; ces cou­ loirs sombres empruntés pour retrouver la lumière, m’évader. Mes troubles proviendraient probablement plus encore de ma soif soudaine de réalité, de toucher au concret, même cruel, insufflée à mon réveil par ce reflet de moi-même, à la fois ignoble et salvateur… Je renais, persuadé que mon passé, rattaché à ce songe révélateur, instruira désormais mon futur.

Alors, j’ai interrogé les gens de mon service pour savoir si d’autres que moi montraient les mêmes signes de faiblesse. Mais, étrangement, rien dans mon environnement proche ne semblait expliquer mon état fébrile : aucun risque de contamination n’avait été signalé ces derniers temps ; je n’avais pas été exposé à quelque « dangereuse » substance. Simplement, j’étais « fatigué »… et, comme tout fatigué qui persiste, je devenais fatigant… On me regardait bizarrement. Mon chef de service m’accorda une semaine de congé alors que je n’étais déjà presque jamais là… Alors, je me suis laissé plonger dans cet état étrange, incertain de revoir le soleil se lever ou de comprendre cette nuit significative. La science ne pouvait apparemment rien pour moi. On essaya de me rassurer en me promettant de porter une attention extrême ce que j’appelle mes « déficiences »… Quelques mois suffirent pour que je me reconstruise. Je sortis de ce tunnel, abruti, nourri aux tranquillisants, vivant sans malheurs car ne connaissant plus le bonheur…

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Je suis rentré chez moi, et, fiévreusement, j’ai agi pour ne pas sombrer dans la dépression. J’ai repeint ma chambre en vert, lavé, dépoussiéré, frotté, lustré vitres, sols et bibelots ; je me suis senti aller mieux. Cette restauration effrénée me prouvait que j’étais encore capable d’agir seul et pour moi. La vie me reprit, mais tout avait changé : je me libérais peu à peu d’une vie passée à flâner avec Maria. Je ne m’attachais plus qu’au présent. Je ne voyais plus Maria qui avait décidé de me laisser me ressourcer. Elle semblait accepter mon repli la mettant de côté, confiante de me revoir bientôt… Au moment de nous séparer, elle me prit dans ses bras et pleura dans une phrase encourageante. Pollux courait autour de nous dans l’herbe couverte de rosée. Elle, habillée de cette hideuse robe de nuit rose, se laissa tomber à terre, évanouie… Tout devenait enfin possible… Je commençai tout juste à voir cette face du soleil dans l’ombre. Personne dans mon entourage ne m’avait pris au sérieux et les révélations que m’avait fait mon double au cours de cette nuit mémorable me poursuivirent un moment… Je ne suis pas retourné au travail un temps… J’aime à dire que j’ai dessaoulé. A l’hôpital, on m’oublia complètement.

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De temps à autre, les hommes en noir revinrent pour saisir un peu de mes biens pour payer mes impôts, mon dû à la société qui n’en avait déjà plus rien à foutre de moi…

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DE VIN, DE SANG

J

e m’apprête à sortir le trousseau de clefs de ma poche. En bas dans le corridor… personne. Pas de panique ! L’interrupteur, et les néons qu’il active, sature. Je me retrouve dans l’obscurité angoissante à tâter au fond de mon sac à la recherche du son métallique de mes clefs, de leur contact glacé à mes doigts. Mes yeux scrutent sans rien pouvoir dessiner, trouver. Je sue à grosses gouttes, mon cœur palpite, mes mains tremblent… Mon œil saisit des ombres, des mouvements dans le noir et j’aimerais qu’il fasse plus noir encore… pour m’enterrer dans mon angoisse. J’imagine des hommes s’emparant de moi, m’écrouant pour de bon, pour un quelconque délit. Un scintillement au bout de mes doigts perdus dans mon sac me délivre.

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Expressément, je glisse la clef longue et unique dans la serrure… Le stress s’évapore, ma main se jette sur l’interrupteur. J’entrouvre les yeux, craintif : toujours personne. Le parquet craque, les pourpres odeurs de bois de ma bulle m’accaparent. La lumière des lustres, orangée, trace des symétries à travers les portes grandes ouvertes… Ces jeux de lumière me fascinent. Je pose mon doigt sur les meubles encrassés : « On ne fait donc jamais le ménage ici ? » C’est ma mère, querelleuse, une voix qui se serait faufilée dans le temps, entre les portes. Je poursuis mon chemin, agacé… Je suis tout de même chez moi ! Son intransigeance me bouleverse. La force est là, tout près, déambulant, s’initiant à mon pas, croquant mes bouffées d’air… Les miroirs perpétuels et droits, face à moi, m’observent, ils explorent ma conscience : je me trouve laid et désemparé. Je me dévisage et celui que je vois était déjà là à l’hôpital, dans le reflet du miroir de la chambre d’une patiente miraculeusement réveillée. Je me retrouve tel que j’étais, juste avant que Maria me rejoigne dans mes rêves, qu’elle m’éloigne du quotidien, qu’elle m’éloigne du monde perceptible. Et lui, dans le reflet, est si arrogant, si heureux, si fier de réussir à cohabiter, à sa manière, avec Maria ! Furieux, je le piège dans son jeu malsain... J’éclate de mon poing ce petit individu hargneux, dans un sursaut

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écarlate. L’homme né d’un reflet est brisé… Il regarde le sang, vivant, gouttant de sa main blessée : j’ai mal. Le reflet s’évapore dans son exaction, sourire aux lèvres. Il reste un peu de ce mal-être, de sa présence… Il me faut conjurer, expulser cette abomination par un quelconque moyen. Tourné vers le buffet, je débouche une bouteille d’un beau vin, inspiré par cette mer bordeaux, cette giclée de carmin à mes pieds. Le verre se brise. Et la poisse me suit, se rapproche… Je reste planté là devant ce somptueux carnage, ivre avant l’heure de vin, de sang. C’est là que Maria surgit derrière moi, un sapin dans les bras. « Alors, c’est ici, ton chez-toi ? » me demande-t-elle en déambulant, découvrant les lieux aménagés. Elle prend un verre aguicheur pour m’accompagner. Je saisis sa main et m’assieds à côté d’elle… « Ça fait longtemps que tu vis ici ? » Je ne vois plus qu’elle, comme si tout, autour de nous, devenait flou… Et cette migraine qui revient ! Je me rapproche d’elle. Elle pose un doigt sur mes lèvres desséchées. Silence. Son regard me scrute ; elle lit en moi, elle me connaît et je le

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sens… Je la connais aussi. Mais elle continue de me faire rêver et me donne envie d’aller plus loin avec elle, de la découvrir encore et toujours. Elle m’oblige à toujours avancer pour la connaître… Elle joue avec moi, elle que je croyais maîtriser depuis cette nuit prédisant pour moi une liberté sans Maria… C’est mieux ainsi. Il est si agréable de se retrouver tous deux. Un mois sans vraiment se voir, à juste se bousculer, se bercer dans un couloir, à l’arrière d’une ambulance ou autour d’un brancard : l’ordinaire d’un couple courant pour la vie des hommes. Maria me manque vraiment. La douceur de cette peau dans laquelle je m’allonge me fait aimer la vie et me permet de me lever le matin et que je ne retrouve que trop rarement, quand j’ai moins mal, quand Maria me soutient. A partir de ce jour, j’ai repris ma route avec Maria, comme si rien ne s’était passé. Hier, elle est venue me voir dans un rêve. J’aurais voulu prolonger ce moment… À partir de là, mes cauchemars matinaux s’élucidèrent. Je ressuscitais, les yeux plein d’espérance, aimant mon monde désordonné de souvenirs enfouis, de curiosités. Je traverse la route, des enfants s’agitent dans les montagnes d’ordures…  Une mouette m’évoque la plage, mes parents… L’image noircie, l’altération des couleurs devenues noires ou

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grises se retrouvant dans cette matinée d’été… Je lève la tête et là-haut, un soleil dans son bleu, des nuages dans leur neige de coton m’appellent à aller voir plus loin. Je savoure ces instants comme ma première glace aux calissons, mon premier baiser, mon premier étonnement ou ma première fleur parfumée… que je respire de tout mon être libéré, désireux d’étonnement. Je pris à nouveau le temps de m’asseoir au bord de ce petit lac du parc aux cygnes, de m’y pencher et de me plonger avec bonheur en son gris… Cette femme, qui m’invitait à la suivre dans mes nuits passées, surgit derrière moi, espérant juste que je me retourne… Maria me montre un monde extraordinaire où je peux de nouveau m’abandonner sans risques. Grâce à elle, je retournai travailler, le cœur presque joyeux.

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AIDER LES GENS

Ma pensée vagabonde m’éloigne un temps encore de Maria pour ressasser le passé…

J

’ai toujours voulu me dévouer aux autres. Dans le centre d’accueil où nous étions détenus, j’aidais mes camarades. Je jouais au docteur. Je n’avais pas vraiment peur, ils n’avaient pas vraiment mal. On jouait. Quand enfin j’ai compris à quel point nous avions tous si mal, que ça se voie ou non, j’ai voulu soigner les âmes. Je souffrais d’imaginer des parents que j’aurais voulu serrer dans mes bras, et les autres pensionnaires d’avoir serré les leurs sans s’en souvenir. Je revis ce douloureux passé d’enfant maltraité à chaque fois que j’aperçois mon reflet dans une vitre, un miroir… : mon visage est propre, il en était autrement à l’époque. Et je gratte le passé, retournant dans cet enfer dans l’espoir de rencontrer mes parents, ou plutôt de revivre la souffrance de leur absence. J’aime avoir mal pour ce

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que ma souffrance me donne à revivre d’amour. Il ne

et des vies qui chavirent, des mots : on lutte pendant,

me reste plus guère que cela pour atteindre ce passé déjà à moitié effacé…

mais aussi après. La première fois, ça fait terriblement mal, on s’en veut de ne pas avoir été à la hauteur. J’ai pleuré avec la famille qui m’a fait un procès. Ils aimaient tellement leur fils. Ils aimaient lui parler. Mais j’ai dû inscrire l’heure du décès au registre des morts : 23 h 02. J’ai pleuré sans trop savoir pourquoi, m’habituant à l’idée qu’il y en aurait d’autres à partir d’ici, à dormir une dernière fois dans ce lit. On me laissa seul. Je n’avais plus rien à me reprocher. L’assurance sert à cela, à nous déresponsabiliser vis-à-vis des familles. Maria m’accompagna à ce moment-là de ma vie. Dans un effort certain à trouver un minimum d’intérêt pour la vie si fébrile, on a repris la route ensemble. C’est pour les autres qu’on se bat, comme tout soldat… Je ne travaille ni pour le pouvoir, ni pour le respect, ni pour la gloire : je veux juste pouvoir dormir la nuit. « C’est pas facile tous les matins, hein ? » dit Maria, prolongeant ma pensée.

C’est quand j’ai eu la maturité de comprendre que je n’étais pas seul à souffrir, que j’ai eu de la compassion pour les autres, que j’ai décidé d’aider l’autre. À ce moment de ma vie, aller simplement mieux m’aurait peut-être délivré. De cette période d’enfermement, j’ai gardé des séquelles  – à L’Espoir où je travaille encore de loin en loin, je me débrouille pour que mes patients n’en aient plus, pour les aider à mourir tranquilles quand il devient trop dur pour eux de se voir vivre. J’ai imaginé, et je le fais encore, que tout était dans ma tête. Et l’on s’est enfui par une nuit d’orage en empruntant ce tunnel qui n’en finissait pas. Je raconte ça, ma vie, aux gens qui ont encore la patience. Les morts sont si coopératifs. Et je m’efforce qu’ils ne soient pas trop nombreux à quitter l’hôpital, couchés sur le dos, un drap blanc sur le corps, un numéro pendu à l’orteil. Au service de traumatologie, l’équipe semble avoir été formée au combat. Nous avons vingt-quatre heures symboliques où nous espérons ne perdre aucun patient. Vingt-quatre heures contre elle qui rode et qu’on appelle « heure du décès ». Des yeux mouillés

Je pense à toute cette effervescence dramatique qui m’agite… Maria est calme, s’étonnant de la transformation de notre petit nid devenu si différent et propre depuis son départ. « Je suis prête à y vivre avec toi. »… D’un coup, un petit couple de vieux, courbés, leur chien dans un sac, pénètrent dans notre intimité, m’imposant un retour au salon avec Maria.

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Je les invite à entrer alors qu’ils ont précédé mon invitation, sans même me dire qui ils sont. On sert le thé. La femme, recroquevillée au fond du fauteuil où nous lui offrons de s’asseoir, les yeux rivés sur ma belle amie, respire bruyamment. L’homme la tient par le bras, et tous les deux avancent, inséparables. Elle est vêtue de fripes paysannes. Elle porte une de ces paires de lunettes aux verres si gros que l’on ne saurait dire de quelle couleur sont ses yeux. Les cheveux en pagaille sont dissimulés dans une sorte de chiffon gris, rafistolé cent fois. L’homme qui l’accompagne est plus droit, plus rigide, militaire dans l’âme, prompt à la décision, à l’action, aux longues sentences définitives, le menton haut levé. Dans son costume de velours… il a, au premier regard, tout d’un bon de la haute. Il ne possède pourtant ni manière ni vocabulaire. Sanguin, il lui arrive de se prendre pour quelque général allemand, de crier « Mort aux Russes ! » en pleine nuit… Qui lui en tiendrait rigueur, sinon ces nombreuses maîtresses qui l’occupent les soirs de séminaires ou de commémorations de batailles ?

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Sourires crispés, donc… Puis leurs visages, hideux, se penchent sur moi. Maria leur fait un signe de salut… J’ai peur. « Ils sont pourtant si petits, ces deux-là, si laids ! » Elle me chuchote ça à l’oreille. Elle claque dans ses mains. Je leur demande, en intelligible pensée, ce qu’ils font là. Mon souhait se réalise tout d’un coup. Les rideaux, comme charmés, tirés par la volonté des deux anciens, convoquent le soleil. Le lieutenantamiral-en-chef-général se lève péniblement et, prenant un air important, m’observe longuement puis me crie : « Mollusque ! » Je suis, je crois, très surpris et intrigué à cet instant et perçois alors l’odeur écœurante de son eau de Cologne ; mes doigts s’enracinent dans les poils du vieux Pollux que je caresse nerveusement. « Mollusque ! » répète-t-il avec véhémence. Je suis chez moi, la tête sur le dossier de mon canapé… Et alors, qu’y a-t-il de mal ? Bayer aux corneilles est interdit dans notre chère démocratie ? Les deux petits vieux me regardent, visiblement ahuris de me voir si peu réagir. « Tu crois peut-être qu’on t’a mis au monde pour te voir pourrir dans une bulle ? Que je vais te laisser gâcher Je suis peut-être trop dur avec toi, mais c’est pour ton bien » Il a le don de me rappeler que je ne suis pas seul, mon papa ! Il aime déclamer et faire déchanter son monde de sa voix magistrale. En tout cas, je ne réponds pas, bien

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qu’un flot de mots bousculés s’enchaînent dans ma tête. Je secoue mollement mon trousseau de clefs. « Crève ! Retourne au maquis si c’est ta voie. Déserte, et la seule chose qui te restera… » Ma mère le coupe : « Viens. » Elle le tire par la ceinture. Il claque la porte derrière eux en me hurlant : « Bouge où tu vas devenir comme Pollux. » Je reste assis dans le salon, le rire au ventre. J’ai 8 ans et l’odeur qui s’éloigne me ramène à mon âge avancé. C’est vrai qu’à ma naissance, elle tombait déjà en lambeaux, cette bulle. Et rien n’a changé. La radio, que mes parents achetèrent au moment où la guerre éclatait, a toujours ce son qui me faisait horreur. A côté, Lulu. Perché des jours entiers sur ce cheval à bascule, je galopais dans mon imaginaire… Chevauchée de génération en génération, cette jument en bois avait d’abord appartenu à mon arrière grand-père… Je me suis construit grâce à « ma Lulu ». C’est sur elle, loin de l’enfer parisien, que j’ai réalisé des passions, rêvé un univers différent de l’idéal familial. Maria venait souvent me rendre visite, glissant du fond du salon jusqu’à moi, en chaussettes pour ne pas attirer l’attention. Mon père était à la guerre ; ma mère, aux fourneaux, faisait des délices avec rien. Arrêtons-là le délire !

Maria ressort de l’ombre, un verre en main : on a bien grandi mais on a encore besoin d’un peu d’ivresse pour se retrouver. Je voudrais vivre encore… Elle se pose sur mes genoux, légère. « Il est trop tard, tu sais ? » Je suis, là, les yeux perdus dans sa chevelure. Ma mère change de station de radio : « Last Song », interprété par Dntel (Life is full possibilities), ressuscite mon ambulance par ses sonorités. La lumière extérieure, vierge, qu’autrefois je trouvais belle, m’envahit. La musique me quitte. Je suis seul, enfin. Pollux, baveux, s’affale sur le parquet usé, terni par les tentatives répétées de Lulu de s’évader d’ici. Maria revient. Elle m’invite à danser. « Je t’imagine plus jeune, les cheveux frisés, l’œil pétillant… le cœur rebelle. Reste comme tu es. De toute manière, il est trop tard maintenant. Et pourquoi changer ? – Pour exister, pour être avec toi… te suivre. Mes parents, leurs têtes pensantes sont du passé. » Par la fenêtre, j’entends la vie : des enfants chahutent autour d’un ballon, un vendeur de fleurs hurle des prix aux

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passants plus pressés que lui. J’ai mal au cœur comme ces lendemains de fête où le temps flotte, où tout est déréglé, perturbé, où le corps sature, où il n’est pas rare de regretter la deuxième part de dessert, les entrées trop copieuses… le champagne. Je m’écroule sur le sofa.

RENCONTRE AVEC MOI-MÊME

L

e sang laissé dans un cri désespéré avait depuis longtemps séché sur le parquet. Les éclats de rire venus de la rue, de la vie, du peuple se reflètent sur ceux, froids, du miroir ensanglanté. J’y vois le visage de celui qui l’a brisé dans un mouvement porteur de malheur : moi. Il reste là face à moi, son visage éclairé par les rayons du soleil entrant par la fenêtre adjacente. Je salue l’étranger : il me regarde, et moi, à mon tour, je le regarde… Les yeux plissés, j’observe la carcasse habillée de l’autre, son allure, détaille ce corps long et maigre que l’homme habite. Lui comme moi nous nourrissons de cette face aperçue d’un entier. Les cheveux, emplis d’une lumière livide, s’enchâssent devant un visage allongé, fin, prématurément vieilli… Il marque une pause sur ma longue chevelure dépeignée. Le reflet se fatigue à analyser pour comprendre, il en oublierait presque la

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beauté pourrissante qui est offerte à ses sens… Je fais craquer mes doigts, une main dans l’autre, et écoute le squelette réagir, se révélant sous la chair superficielle qui le recouvre. Il sourit, habitué à la mélodie, prend une chaise pour se mettre à son aise devant un échantillon de sa personne… Il s’y assoit, les jambes pendantes de part et d’autre du siège, le menton posé sur ses mains placées contre le haut dossier face à lui, décidé cette fois à prendre son temps. Le parquet frémit sous le poids de l’édifice. Je scrute pour déceler ce détail qui fera vaciller l’être du dégoût vers le narcissisme… me fais ainsi prophète… mais ne trouve rien sinon une chemise mal repassée, un pantalon usé par les lavages. L’oreille droite est plus grosse que la gauche, ça n’a aucune importance pour lui, ça ne le déprime pas non plus, mais il semble s’impatienter… J’espérais que cette attention nouvelle portée sur les contours, l’apparence allait me renseigner un peu sur moi-même. J’attendais une réponse à mes questions, et aurais aimer qu’elle vienne de lui. Au lieu de cela… l’étranger reste aussi muet et impassible que moi. Il porte visiblement peu d’intérêt au paraître. Je l’observe à nouveau et me prends doucement d’amour pour cette forme qui là-bas m’observe. Un amour flamboie et il le perçoit… Je voudrais tant me nourrir de lui, comprendre cet

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individu au-delà de ses traits, le connaître, le sentir intimement ! Il reste là un moment, les yeux perdus dans les miens, et il se crée un lien si pur entre nous qu’il en vient à se poser les mêmes questions que moi, à ressentir les mêmes parfums, à respirer à mon rythme, à s’insinuer en moi, à lire mes désirs, mes craintes. Qu’il aille plus loin et c’est la fin fusionnelle ! Je secoue la tête pour chasser les monstres ailés qui la peuplent. Nous nous dévisageons une dernière fois… J’ai frôlé la réalité, j’ai senti un bout de moi-même en lui, j’ai failli mourir de me trouver ainsi ! De voir défauts et instincts domptés, mis à nu. Il crie du fond de son cœur : « Tes actes font de toi un être. Tu es ce que tu parais au monde. » Il sourit, avant de poursuivre : « Allez, dis-moi que tu n’es pas tout à fait mort, que quelque chose vit encore au fond de ton être morne et desséché. Tu ne souris pas, tu n’as pas même l’air en colère. Sais-tu que je pourrais ici, devant le public que tu formes, te faire de pseudo révélations sur ta naissance, capables de te clouer là sur ta chaise et de provoquer quelques subtiles déchirures… ? – Parle ! [j’ai peine à réprimer mon impatience.] – Ah ! Enfin ! Je craignais d’être déjà mort et de ne plus pouvoir satisfaire ta curiosité. – Parle !

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– Parle plus simplement. Je ne suis pas touché par ton discours et demeure étranger à ton dogme… – Sais-tu que je sais ce que tu sais ? Rien qu’à t’observer d’ici, je te vois, je te sais comme tu te montres… Alors, arrête de rougir ou de te voiler la face ! Il n’est pas encore temps. Je ne suis pas là pour te juger, mais bien en… – Parle ! – Calmons-nous… Calme-toi. Pourquoi sommes-nous ici ? N’est-ce pas par ton bon vouloir. Pourquoi ce réveil soudain ? Je t’ai si rarement entendu exprimer tes doutes et tes malaises ! Ô que j’aime faire résonner cette voix dans les couloirs… Tu te voudrais pareil à moi… Tu es comme moi ! Tu aimerais exister pour les autres… Que je te rassure ! Ils te voient… je te vois quand je me regarde. Je n’ai rien à vous apprendre, Monsieur l’ambulancier ! [Il souffle sur le verre qui

– Ton arrogance me plaît ! Mais ne vois-tu pas que je m’efforce d’être aussi franc que possible avec toi ?

blanchit.] – Je ne suis pas comme toi ! – Eh bien, si ! Et, me tournant le dos, il ajoute : « Mesdames et messieurs, devant vous, l’incontour­ nable, le grand Nicolas, plus connu sous le nom de “L’Immortel” ! » Des éclairages de scène, fixés en hauteur, inondent soudain mon visage d’une lumière blanche. On me pare de beaux vêtements au délicat parfum…

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On m’assoit, on m’offre un cigare, on me le coupe avec élégance, on me l’allume, le porte à mes lèvres… Je ressens un plaisir inaccoutumé, et le désir de me maintenir dans cet état. Je souris… malgré moi ? Des rires puis des applaudissements éclatent dans le public face à moi. « Es-tu donc si malheureux ! Allons, détends-toi, reste toi-même ! Je savais que tu aimerais… Tiens, demain, au petit matin, tu trouveras de quoi satisfaire ce plaisir si funeste (il glisse dans ma poche un cigare et ses allumettes). Et surtout, ne te… – pardon ! – ne ME remercie pas. Je n’y suis pour rien, rien du tout… C’est toi-même qui l’as fait et voulu. J’ai juste fait naître ce rêve, ce plaisir. Le public a ri. Tu étais parfait dans ton rôle… en réelle harmonie avec le personnage, comme si tu en étais habité ! » Il sourit et fait mine d’applaudir. Je vais pour ébaucher un début de réplique… « Il n’y a rien à dire, sinon souligner l’immonde assortiment de gris et de verts qui tapissent cette… comment dites-vous ? Cette “ bulle ”, c’est cela ? Comme si l’obscurité n’y suffisait pas… – Eh bien, disparais si le décor ne te convient pas !

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– J’ai un domicile fixe, moi ! Et, comme vos parents, je séjourne ici. Maria a bien de la chance de ne pas vivre ici, dans ce… – Arrête-toi là, j’en ai assez entendu. Maria vivra ici avec moi, que tu le veuilles ou non. – N’aie crainte, Maria restera bien avec toi… Mais voudras-tu encore de cette présence ? Réfléchis-y ! » Cette migraine ! Il prend sa tête entre ses mains, pris de convulsions atroces. Pollux, apeuré par le spectacle, s’empres­se, se surpasse, me dépas­se… et se jette, l’animal, sur cet esprit destructeur, brisant le reflet dans son élan. Le silence me ramène à mes inconnus inté­rieurs, à mon passé énigmatique… au destin. Je m’écroule… Maria s’empare de mon corps transi par la voracité de la vision éclipsée. « Tu es un autre » sort de sa bouche dans un souhait de paix revigorante.

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RÉVEILLEZ-MOI !

J

e suis ailleurs… bien loin du monde. Je regarde ma montre, je me vois le faire et j’en suis convaincu : il est 8 heures du matin et je ne me suis toujours pas couché. Il est vrai qu’elle est partie tard et qu’elle a parlé beaucoup. Il est 8 heures du matin ? Alors, comme tous les matins, je me lève, enfile mes chaussons, allume la lumière et descends les escaliers. Il fait jour. Je change de fréquence : le morceau – « To late », Rubin Steiner  – se termine. Je jette un œil sur le calendrier : « Le temps passe si vite », me dit une voix lointaine, ancrée en moi… J’engloutis mon petit déjeuner, je remonte… Il est 8 heures. Mon réveil sonne. Alors, comme tous les matins, je me lève, enfile mes chaussons, allume la lumière et descends les escaliers. Il fait jour, je change de fréquence : c’est « Réveil à la caravane » – je reconnais le morceau, cette fois. Titi Robin, un des rares artistes dont j’ai le souvenir du nom… J’oublie le calendrier. J’engloutis mon petit déjeuner, je monte me doucher – l’hygiène, c’est la santé… et la santé, c’est la vie ! Mardi matin, demain : boulot. J’allume la

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confortablement assis, j’oublie tout, même Maria qui me confie confiante au « bloc lumineux cathodique »… Je réfléchis à ce « tu iras mieux quand tu t’échineras moins… Vis de choses simples ! ». C’est vrai que de se

télé pour écouter les infos en me disant que j’aime cette vie : « boulot, consommation, ménage, télé ». Je mange des « réclames », je me passionne pour les plus belles idioties qu’on me donne en pâture, je tombe amoureux de la télécommande et crois inventer le monde qu’on me propose… Je m’imagine remplissant mon frigo de yaourts bi-fluoro-surcalciumisés, achetant ces nouvelles céréales… « Achète, achète. Pas d’achats = pas de bonheur », me dit subliminalement la pub. Depuis que j’ai à nouveau de l’argent, je me dis qu’il faut bien qu’il serve. Je passe tellement de temps au boulot… Mes jours de congé se passent ainsi dans un rituel « lobotomial » : plateaurepas, télé…, mes deux nouvelles drogues, mes grandes alliées contre l’ennui des besognes quotidiennes. Et là,

lever un matin ensoleillé, de se remplir la panse sans y penser, se laisser bercer par la vie sans y penser… Et se détendre en n’étant gêné par rien d’autre que soit… Mon réveil sonne. Alors, comme tous les matins, je me lève, et le cogne violemment, fâché qu’il se réveille avant moi pour m’extirper de mon lit. Mes yeux sont imbibés de larmes, ce qui rend ma vision floue et me fait tâtonnant. Ce qui m’oblige à avancer à petits pas et… à écraser une patte d’un chien hurlant sorti à son tour d’un lent éveil. Pollux se glisse, tourne, frotte un temps mes jambes et me fait funambule jusqu’à la cuisine où je le nourris et me prépare un bol de café instantané. Je lis le calendrier, une chose est sûre : il fait bien trop froid pour qu’on soit le 24 août… Et tout en sirotant ma dose de caféine, assis sur le rebord de la table, je me demande ce que je vais bien pouvoir faire de mes dix doigts aujourd’hui… Aller voir Paul, enterré, ou bien retourner à mes interrogations que le quotidien réussit à éloigner ? Je jette un regard à l’extérieur : au fond du parc, j’aperçois une étendue dégagée où des corps couchés semblent dormir dans le froid givrant qui les recouvre…

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J’essaie d’imaginer… m’apprête à aller voir de quoi il

DANS UN GOUFFRE

s’agit… oublie, l’instant d’après, et repars finalement dans les tréfonds de ma pensée : j’imagine les hommes en noir… ils me trouvent… On sonne : ils sont là. Peutêtre devrais-je sortir malgré le froid glacial. Pollux, les pattes figées, tendu, fixe la porte d’entrée qu’une voix fait trembler… Maria est cachée derrière moi et s’appuie sur mon épaule. Une explosion… Nous attendons, le visage sombre et inquiet, tournés vers cette porte qui tressaille… Il est trop tard pour s’enfuir…

e regarde ma montre, je me vois le faire et j’en suis convaincu : il est 8 heures du matin. Comme tous les matins, je me lève, enfile mes chaussons, allume la lumière, descends les escaliers. Il fait jour.

J

J’ai du mal à y croire, il est midi. Il est si facile de changer la position d’une aiguille sur un cadran, de troubler cet ordre apparemment universel… mais je suis bien entraîné. La vie m’accorde des temps de soupirs. Pollux dort enfin… J’ai dû beaucoup bouger cette nuit, le pauvre... Enfin j’abandonne l’équipage navigant dans mes nuits vaguement vagabondes. Je fonce, avec la volonté de défoncer portes et barrières pour m’imposer dans cet autre monde où l’on ne croit plus aux rêves, surtout lorsqu’ils se déroulent dans un univers tel que le mien, impalpable, imprévisible. Je pars pour Paris, instinctivement. Les contrôleurs m’invitent à acheter un ticket… Les tourniquets claquent, les portillons se bloquent, s’ouvrent et se referment derrière moi… Je me sens traqué, observé.

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Des picotements parcourent mon dos couvert de sueur, mon mal de tête grandit, grandit jusqu’à dépasser les mûrs de la station. La population métropolitaine m’entoure dans un hasard déterminé. Les corps se mêlent, se compressent et s’apprêtent à fusionner. Ce flux ininterrompu gouverne et le silence n’a plus de lieux où aller. Les idées non plus : elles s’écrasent, explosent déconcertées et se brisent dans d’absurdes interjections.

Chocs. Des êtres qui courent… Des pleurs ressuscités pour l’occasion… Chocs. Des corps qui tombent pour être piétinés et s’éteindre. Le chaos emplit les habitudes détrônées par un hasard pertinent. Chocs. Ils se percutent sans se retourner, ne pensant qu’à la fuite. Maria est restée dehors.

C’est l’heure du repas. L’air ici est confiné, âcre en bouche… Les hommes, les femmes perdent leur identité dans l’uniformité de cet acte unique de déplacement. Ils se croisent, se poussent, se bousculent, mus par le désir commun de se fondre dans un temps qui s’écoule sans eux… et d’arriver à l’heure dite. La brume même des freinages répétés simule dans mon esprit l’entrée

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des enfers. Les vitrines côtoient ces condamnés qu’elles allèchent. Il fait pourtant sombre ici, les plafonds sont bas, clos. Je marche sur les quais, droits, qui semblent infinis et identiques où que j’aille. « Tout peut changer, et très vite. » Je me retourne. Dans la masse des voyageurs, trois hommes, sérieuses marionnettes, faces grimaçantes, s’empressent discrètement dans la même direction que moi. Les hommes en noir !? Cette vague de voyageurs qui jamais ne s’écrase et eux au milieu, droits. Maria est là-haut. Je ne rêve pas ? Ils courent à présent, et moi aussi, pris de panique. Des impacts, des grincements, plus forts s’imposent au désordre, le surpassent pour l’alimenter. Sur le quai, un train démarre. Je continue à courir jusqu’à en perdre haleine. Une femme à talons aiguilles les guide dans ma direction. Des marches : je saute. Des trous : je m’y perds. Je les emmène là où ils ne me verront plus. Je me retourne. Ils sont toujours à mes trousses. Qu’ai-je fait ? Je pense à Paul qui déjà me disait : « On n’échappe pas à ces hommes envoyés de là-haut ! » Tout est gris. Des coups de feu. Un homme tombe à côté de moi. Les gens hurlent : « C’est lui, c’est cet homme. Appelez une ambulance. » Je continue de fuir à toutes jambes, dans un dernier souffle qui me distance d’eux, restés à l’arrière, épuisés.

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Je souffre, je souffle, c’est la vie qui s’en va tout près. Mais j’ai réussi à partir de cet enfer débordant et ne sais où aller… Vont-ils me suivre encore jusqu’à ma demeure ? J’ai réussi à échapper à cet enfer débordant et ne sais où aller à présent… Ont-ils déjà repérer où j’habite ? Il faudra bien que j’y retourne je retourne là-bas pour prévenir Maria qu’on s’en va il nous faut repartir… Il faut que je retourne Je dois retourner à la maison, Maria doit s’impatienter… Pourvu qu’il ne soit pas trop tard ! Je monte dans ma chambre, dormir. L’air est humide, la poussière vole, éclairée, scintillante, énigmatique. Au plafond, des pans de mon passé défilent en flashs évocateurs. Maria s’éveille, sensible à la beauté de ce spectacle… Elle vient se serrer contre mon corps comme pour mieux savourer notre aventure, son retour, ses premiers pas près de moi. Je doute un instant de sa présence et l’écarte de moi. Je revis cette poursuite… et surtout ce chaos souterrain qui s’est agrippé à mon cou, cette cruelle destruction que ni moi ni Maria n’avons pu empêcher tout à l’heure. L’étranger de la veille sourit. Nous en reparlerons demain, je suis exténué.

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Mon réveil sonne. Il est 12 h 58, au squat des « Bleuets » Je reste conscient de la chance que j’ai d’avoir Maria à mes côtés. Ma vie sans elle serait terne et monotone, si lavée de désirs que je n’aurais pas d’autre choix que d’aimer et de tendre à posséder ce passé inaccessible… Mon entourage n’admet pas ce bonheur et me fait croire que je l’ai imaginé de toute pièce. Moi, je le sens bien réel ; je pense juste qu’ils sont jaloux. Lors d’un repas de service auquel j’avais convié Maria, l’assemblée toute entière fit mine de ne pas la voir. Maria resta assise à mes côtés, muette jusqu’au dessert où nous quittâmes la pièce précipitamment sous l’emprise de la colère, de l’incompréhension surtout… Ils étaient figés tels des chrysalides ou des corbeaux disgracieux, mornes dans leur noirceur, emprisonnés dans les dogmes qui régissent notre société. A présent, peu m’importe que l’on soit mardi ou dimanche. La seule chose qui compte pour moi est de planer au-dessus de ce monde d’angoisses… comme je l’avais décidé au jour de mes 18 ans. Cinq minutes se sont écoulées Il fait agréablement doux. Tous mes sens sont en éveil, mes réflexions s’évanouissent et je m’imagine sans passé, sans règles, sans lois métaphysiques, sans… Juste moi me construisant pièce par pièce…

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Mes parents sont aussi loin que ma haine envers eux grandit ! J’aimerais tellement être moi. Que Maria vive en moi, qu‘elle continue son œuvre, mais que sa présence soit plus légère. Je flâne au rêve. Je profite du craquement du parquet si doux à mon oreille et de son contact agréablement rugueux à mes pieds nus. Je me sens détendu, parti dans des dunes de tranquillité… Je regarde ma chambre, foyer de poussiéreux souvenirs découpés, volatiles : ballet de poussières, moutons de poussières, esprits sous mon lit…

Le grand ménage commence Cinq minutes plus tard, mon réveil sonne à nouveau Des bruits dans l’escalier, des pas qui se rapprochent… J’ouvre les yeux et découvre des hommes debout, en cercle autour de mon lit qui guettent mon réveil. « Nous venons pour “ Maria ”. Le jeu est terminé. » Je me mets sur mon séant, histoire de reprendre mes esprits et de mieux saisir qui sont ces hommes qui ont envahi ma chambre. Un des hommes, à la trentaine grassouillette, précède les autres ; il pose sur moi un regard intimidant. J’enfile vivement un pantalon et une chemise, cherche mes chaussures face aux trois agents – l’un d’eux avait déjà présenté sa carte, à peine mes esprits retrouvés. Maria n’est pas à côté de moi, alors

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je demande : « Où est-elle ? » Celui qui semble être le chef sourit : « C’est à vous de nous le dire. » Tout ressemble à un film noir : l’ambiance, les mots… Une déflagration venue de l’extérieur nous interrompt. Des affrontements au-dehors, lesquels n’avaient pas réussi à me réveiller, se font entendre. Les murs tremblent, le plafond de ma chambre libère des volutes de poussière de plâtre. Une main attrape vigoureusement mon épaule. « Allez ! Réponds, vite ! » Il se fait insistant. Maria s’est volatilisée. Je ne comprends pas pourquoi. S’est-elle enfuie ? Et que lui veulent ces hommes ?… Que me veulent-ils ? L’agent maintient mon épaule serrée. Je lance, incrédule face à leur détermination : « Laissez-moi réfléchir ! » Les murs tremblent de nouveau. Mon épaule me fait mal. Le policier, si c’en est un – j’en doute, ne parvenant toujours pas à donner un sens à tout cela –, me regarde sarcastique : « Nous voulons la vérité, maintenant ! Si cette Maria existe, elle doit bien être quelque part. ». Mon réveil retentit de nouveau Je hasarde, sans trop y croire : « Permettez-moi d’aller dans le salon voir si Maria ne m’aurait pas laissé un mot. » « Fais vite alors. » C’est le plus jeune des trois, resté à l’arrière, qui me répond, visiblement pressé

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d’en finir et de rentrer chez lui. Son chef approuve. Je m’avance dans la pièce, l’appelle machi­ nalement. Personne. Tout mon bras me fait mal. De sentir vivre mon corps, je repense à l’épisode du miroir. Je cherche à trouver un stratagème quelconque pour arriver à me sortir de ce bout de réel pas très confortable. Les murs tremblent et Pollux est couché sous la table, apeuré, tremblant. Dehors continuent de retentir des tonnerres d’explosion, des océans de cris. Dans ma chambre, trois hommes attendent que je leur dise où est Maria, alors que je n’en sais moi-même rien. Je lance un regard impatient dans la pièce sombre aux rideaux fermés. Je vois le désordre, tout : la casserole trouée sur la gazinière encrassée de graisse, le lavabo de la salle de bains restée ouverte, le tube de dentifrice dégoulinant sur le porte-savon. L’épisode de la nuit passée me revient en mémoire assez précisément. J’ai la nausée. Je me rends compte que je n’ai pas d’autre choix que de m’enfuir. Je jette un œil dehors entre les rideaux. Je sens la présence d’un de ces hommes qui m’a suivi dans le salon. Je me demande quel jour nous sommes, quelle année, même : je crois que nous sommes en mai, les lilas en fleurs perdant leur blancheur me le confirment. Mais sommes nous en 2011… ou 2012 ! Je ne sais plus très bien où j’en suis comme j’étais resté longtemps

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absent … La vieille horloge à balancier sonne deux coups : il doit être 14 heures. « Arrête de nous faire tourner en bourrique… Il n’y a pas plus de mot ici que de beurre en branche [l’expression me fait sourire bien malgré moi]. Sache que tu risques gros à couvrir une personne qui ne serait pas en règle ! » me prévient l’officier, visiblement excédé. Je ne comprends toujours pas ce qui m’arrive. Il faut que je m’échappe de ce bourbier et sans Maria… je ne m’en sens pas la force. De ma cuisine, par ce cadre sur la ville, je vois un canon, en bas de la rue, reculer par la force du coup que des hommes en uniformes ont fait tirer. Je suis surpris de la violence de l’explosion et me demande quel est le sens de tout cela. Cette fois, de petits morceaux de plâtre se décrochent du plafond. Mes trois vigiles se bousculent à la fenêtre pour voir le bâtiment s’effondrer dans un « hourra ». Profitant de leur inattention momentanée, j’imagine leur fausser compagnie. « File, vas-y ! » hurle une force derrière moi. Je regarde à droite, à gauche, devant. Je fonce éperdu à travers le couloir, dégringole l’escalier, et m’aperçois alors que je suis nu-pieds. Peu importe, je ne sens plus mon corps. Ils me suivent, je les entends.

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J’atteins rapidement le hall. Je suis dans la rue, ils sont dans le hall. Je cours droit devant, guidé par l’instinct

d’être poursuivi, alors je cours, escalade et me glisse dans la rame prête à quitter le quai. Je ne les vois

et les forces de volonté qui s’emparent de moi et me font littéralement voler, tournoyer. Je cours, évite des crevasses, bondis au-dessus de troncs déracinés, couchés en travers de la chaussée, dévale des escaliers, glisse, chute et me relève aussitôt. Soudain, c’est la débandade, et j’ai du mal à me frayer un chemin, mes poursuivants aussi… En me retournant, je les vois. Ils sont loin. Qu’est-ce qui m’a pris de fuir ? A présent, je suis un fugitif. Et Maria, où est-elle passée ? J’entends leurs pieds buter sur le trottoir, ils sont là, de l’autre côté du mur à reprendre leur respiration. Un homme âgé, le dos courbé, appuyé sur sa canne qui tremble, fixe sur moi ses yeux gris et craintifs. Il semble comprendre ma peur : il se tait, me souris, sage du silence, artiste à qui l’on ne demande plus rien tant il est vieux. Je sens la force de ces hommes prêts à me lier les mains sans me lier au monde. Je plonge dans les profondeurs du métro et ses méandres de couloirs sombres, convaincu de réussir à les semer comme je l’ai toujours espéré. Les veines de ces sombres entrailles du conditionnement, de l’obéissance au temps sont emplies de travailleurs gris affluant de partout, comme attirées par un même but, un même cœur. Le temps passe et je regarde ce monde auquel j’ai échappé malgré leurs multiples efforts. Je reprends conscience

plus, je souris à l’idée de les avoir semés et croise le regard de ceux qui viennent de remarquer que je n’ai pas de chaussures. Je perçois leurs pensées et profère en moi-même : « Vous me jugez sans me connaître, tas de barbares indigènes ! » Ils se trompent. Je me sens arriéré, comme rejeté, tel un fossile au fond de la mer. Je sors quelques stations plus loin pour échapper à leur réprobation silen­ cieuse, emprunte de nou­­veaux couloirs sombres, humides où les gens courent pour rattraper leurs vies dans un frénétique abandon. J’ai froid, j’ai peur… Personne ne me regarde. Je vérifie encore : personne ne s’intéresse à moi. Je suis en liberté conditionnelle avec sursis et ne sais plus où aller ni que faire. Je sens la peur, le regret monter en moi. Ma belle volatilisée me manque. Les flots d’inconnus, de matriculés, se rabattent derrière moi. Au-dessus des marches de la gare, une horloge dramatique, totalitariste, démoniaque roule des mécaniques biens huilées. Il est 17 h 02.

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Je me suis enfui comme un vulgaire voleur sans même avoir saisi ce qui m’était reproché. Est-ce que j’ai bien fait ? On va sûrement me rechercher. Il faut coûte que coûte que je retrouve Maria.

CONFRONTATIONS AVEC LES FLAMMES

Je savais que je m’en sortirais… J’avais une longueur d’avance sur eux...

Le lendemain, 14 h 03 e suis heureux, il fait beau, il fait bon. Si bon qu’il serait facile, enfantin d’imaginer que rien ne peut arriver de pire… Et pourtant j’entends Maria qui, d’un ton si parfait, me dit qu’il est trop tard pour m’échapper. De ce constat, un autre habitant de mon être, parasite, tire la conclusion d’une fin mémorable… Un éphémère mélange d’enfance et d’ignorance, de présent dessiné à la craie.

J

Mais j’ai encore la fantaisie de traverser la route en prenant garde de ne toucher que le blanc des passages cloutés. Le soleil apparaît, et mon monde s’illumine… Maria surgit derrière moi… Je la prends par la main comme un gamin donne la main à sa mère. Nous nous posons sur un banc. Elle étend sa main au-dessus de nos têtes : des oies sauvages traversent le ciel. Cela me ramène vingt ans en arrière. La fontaine du petit jardin joue. Assis sur des chaises longues en haut du toit de la maison, nous lançons hargneusement des poignées de cailloux aux oiseaux. Maria caresse ma douce chevelure blonde… me sourit, vide ma main de

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ses projectiles, me hisse sur ses épaules et part en riant. Le ciel est bleu, il fait froid. Un peintre finit son œuvre en nous voyant arriver. Je sens le cœur de ma belle battre plus fort. Elle est vêtue de blanc, le ciel est bleu… Nous sommes debout sur le balcon, la tête dans les nuages ; tout en bas, une artère où s’agite sans nous la ville. Maria me bande les yeux et murmure à mon oreille : « Tu grandiras si tu me suis. Sois sage. » Puis plus rien : plus un bruit, plus un souffle, plus un germe de vie. Je retire le bandage et… je suis dans la ville que nous observions de làhaut, tiré hors de ce souvenir par une population trop bruyante, de moteurs et de cris... J’aurais préféré rester là-bas, en famille, jouer avec les oiseaux et Maria. La circulation continue d’affluer vers les temples du travail ; dans une effervescence, un bouillonnement, une passion pour ainsi dire dégoûtants. Les contrôleurs, souriants, renseignent les voyageurs, et le vendeur à la sauvette est toujours assis, devant, sacs et montres étalés à ses pieds. Des grappes de jeunes, plein d’espérances et d’insouciance, s’engouffrent dans la gare, avec légèreté et bonne humeur. Le monde tout entier me paraît insouciant et sans scrupules. Les véhicules saccagent la tranquillité des lieux, polluent l’air grisonnant. L’œil aussi se trouve harcelé : à droite, à gauche, apparaissent d’immenses affiches tuant la

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vacuité originelle de l’espace. La ville s’enlaidit si vite qu’une nuit suffit à la voir dénaturée. Alors que cette vision désastreuse me traverse l’esprit, que le désir de retrouver un monde de beauté et de tranquillité enfle en moi, un inconnu s’approche discrètement de moi. Il s’assure dans un premier temps de ne pas être suivi et que nous ne soyons observés, puis marmonne quelques mots confus à mon oreille… Sans le comprendre tout à fait, je me retrouve ailleurs. La langue de cet inattendu visiteur me semble si proche… J’ai le cœur qui bat tant qu’il peut, toujours plus vite. Mes yeux scintillent au son de ce langage sûrement puisé dans un livre ancestral. Transporté, je tâtonne, en quête de compréhension. L’individu disparaît comme il est venu. Comme ce reflet qui me montrait tel que je m’imaginait être intimement… le monde s’ébranle, prend le visage que je lui donne : chaos que la foule gonfle dans sa rage… Mon ambulance est garée à proximité. Sur la chaussée, des véhicules hors d’âge sont placés en formation d’assaut, avec des hommes disposés en faction aux points stratégiques. Les gyrophares des ambulances tournent, silencieux. Partout sur les trottoirs, dans les échoppes abandonnées se réfugient les blessés, au milieu de corps suffocants. Les lieux sont cernés, la ville est en état de siège.

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J’assiste, impuissant, à la scène, seul apparemment à pouvoir rendre compte du spectacle vacillant, de la mélancolie du lieu en mutation…, du danger. La pièce est un mélodrame, le décor psychédélique, les costumes d’époque. Les acteurs, comme cloîtrés dans leurs rôles, finissent par s’imprégner de la situation : ils se bousculent dans un désordre épique ; certains simulent la peur, d’autres l’apitoiement ; Personne ne quitte la scène bientôt enflammée. Les couleurs s’invitent sur le tableau, succédant ainsi aux grises nuances. La mise en scène est exquise ! J’avance, tel un tueur, sur les pas de mes confrères lancés instinctivement dans la fournaise. On crie en silence. Un collègue me tend un masque à gaz. Un commando d’ambulanciers-médecins-pompiers, des hommes que je connais, foncent dans la station délabrée pour obéir aux ordres. Les forces armées disposent des chars d’assaut à l’entrée des bouches du métro, empêchant la sortie d’éventuels survivants. Au milieu de ce muet carnage, une voix annonce : « Que ceux qui ne jurent que par leur bonheur personnel restent groupés, nous allons vous indiquer les règles de secours », pendant qu’une autre s’adresse aux utopistes, artistes et marginaux, parqués par trains entiers, en ces termes : « Nous avons le regret de vous dire qu’il est trop tard : la mort

Hier comme toujours n 149

est là pour vous ! » Les accords sont machiavéliques. L’armée  annonce aux personnes res­ tées  au-dehors qu’el­ les  doivent rester calmes, que tout se passera bien, que le temps est venu… d’approcher de l’étrange inconnue que je combats par mon travail : la mort. Quelle belle composition ! La voix, radieuse, reprend : « Ceci n’est pas un entraînement, ni un accident. Tranquillisez-vous, vous ne sentirez rien. » Les lieux sont victimes des flammes, de leur succès… A travers les couloirs, sont injectés des gaz lacrymogènes auquels s’ajoute de la vincennite… Ils respirent : ils sont morts. Le dernier souffle les a piégés. Mes frères d’arme crient leur désespoir dans un élan zélé… Je m’assieds sur un banc, mon masque en place. Une vague odeur de fleur s’échappe de la bouche de métro où, peu de temps auparavant, s’affairait le petit monde radieux des voyageurs heureux et des contrôleurs aimables.

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150 n Hier comme toujours

Maria me rejoint, m’embrasse dans le cou, et me glisse : « Ils n’aimaient pas leur vie, leur travail, en somme ! Mais j’ai pris tout de même soin d’en sortir certains  : ceux qui ne respiraient pas assez, dira-ton ! Partons, nous avons du pain sur la planche. » Le soleil m’exaspère d’être si gros : je sens mon corps suffocant. Alors, usés, nous nous retrouvons où nous nous étions quittés : au parc. Elle dort.

AU-DESSUS…

J

e tourne et me retourne aussitôt, tire le drap distendu, me recroqueville dans les couvertures. Je me souviens de mon adolescence où dormir était un supplice. Je regarde l’heure à l’horloge de mon radio-réveil : il est 23 h 23. Rituellement, je ne peux m’endormir avant d’avoir vu s’afficher les chiffres magiques sur leur écran. Les volets sur les fenêtres sont tirés, et ainsi, comme dans mes pensées, rien ne me dérange… Je devrais m’abandonner au vide de la nuit, comme toujours et sans questions, mais je me vois tournant et grognant, comme prisonnier d’une forme tapie dans le noir. Finalement, je me lève. Les fleurs de mai dans les rues se meurent, immobiles. Les réverbères impassibles fendent cette ténébreuse unité qui s’étend sur la ville endormie. L’activité humaine et son brouhaha me manquent ; l’overdose de stress a l’air d’avoir brutalisé ces marionnettes d’habitude si bruyantes. Comme si tout était définitivement détruit ! Comme si la ville regroupait ses forces pour le combat de demain ! Les grandes baies vitrées de ma demeure perchée m’offrent cette scène d’épouvante. Pour moi, c’est la fin. Rien ne bouge. Dans le lointain, les voitures

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se font entendre. Mais ici, sur l’avenue principale, sur la veine centrale : un vide inattendu. Je suis bien, je me sens reposé et m’en étonne, car il est tard à présent. Je devrais somnoler, à moins que je ne sorte la cafetière, une tasse… Et puis non, la flemme est la plus forte. Je m’affale dans le sofa du salon, placé dans le hall d’entrée, acheté pour m’écrouler en rentrant du boulot. J’abandonne ma tête contre le dossier, certain de m’en aller vers un monde plus vrai, celui de mes rêves. Le silence est absolu et me rappelle celui qui m’était imposé dans mon enfance et, qui malgré leurs efforts pour m’empêcher d’évoluer, me laissa un espace de liberté pour créer. Ces instants savoureux sont plus douloureux pour moi aujourd’hui. A ma sortie, je m’étais intégré à la ville bruyante, perdant du même coup cet unique pouvoir de recueillement cultivé pendant les dix premières années de ma vie. Depuis, je demeure à la recherche d’un inattendu bonheur, d’étincelles mémorables. Ma bulle matérielle, construite de mon quotidien, éclate à mes yeux. Et, derrière chaque bibelot solitaire, blotti dans le noir, je m’élance vers l’inconnu. Libéré, je m’exalte, devinant les papiers peints décrépits, les abat-jour troués, obscurcis par la nuit de son inattention. J’y vois des histoires, un monde oublié, évanoui mais toujours vivant. Je me rends compte de la chance que

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j’ai de garder intacte cette capacité d’aller au-delà des apparences. Je laisse mon ego de côté et lâche un sanglot dans le vide mémorable, le cœur gros. Pour la première fois, je me rends compte que je suis seul et que jamais mes acquis matériels ne me consoleront : une chaise ne parle pas. Que les huissiers me retirent tout m’est bien égal, si seulement ils me laissent Maria et les souvenirs enfouis dans les tiroirs. Je redécouvre mon passé dans les coins de poussière, dans les crevasses horizontales du sol, sur les piles de vaisselle fissurée, dans les murs tachés... Le temps n’y est pour rien. Je me sens transporté sur mon coussin, et je pense aux objets restés dans l’obscurité qui sont devenus des trésors. Et pourtant ils sont vivants, inanimés dans un infini inattendu. Je retrouve ma respiration, les odeurs, les relations avec le monde. Je m’émerveille à nouveau. Rien ne se crée ni ne se perd : tout attend un retour. Je suis métamorphosé, mais je ne reviendrai pas… Je m’éloigne, surpris par un monde que je connais d’autant mieux que je l’ai créé. Il est 23 h 23. À toutes les horloges, le même message figé : 23 h 23. Est-il 23 h 23 ? La paix m’emplit pour retrouver ce monde qu’on ne me prendra pas… sans me permettre encore de rêver… Je ne savais pas quoi faire. Tous dormaient et moi seul restait éveillé. J’approchais en effet de la vérité et

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maîtrisais jusqu’à l’ennemi conceptuel que seul à ce moment précis je tenais vraiment entre mes mains : le temps. Tout pouvait tout aussi bien me sembler absurde que limpide et clair. Quelques inconnus existaient en moi. Je les sentais insoutenables, tentant par tous les moyens de grossir un vide en moi, une force contre laquelle je ne savais encore me battre... Je garde un œil attentif sur la vie que je ne veux plus quitter. Mais tout a une fin, tout s’échappe, tout tombe… Le temps est mort, mais cela m’est égal. J’ai d’autres repères. J’attends alors que rien ne bouge…

ASCENSEUR BLUES

Alors que le soleil se montre au-dessus de l’horizon… la mécanique bruyante de l’ascenseur s’enclenche.

J

e m’éveille, intrigué de ce bruit sur fond de silence. Je sors sur le palier et me penche à la rambarde de l’escalier. Un homme, jeune, est au rez-de-chaussée ; il attend la cabine chancelante, et je m’interroge : vient-il me voir étant donné que seuls Maria et moi-même logeons ici… ? L’élévateur descend dans d’affreux grincements. Il ne lui vient pas l’idée de prendre l’escalier. S’il savait le nombre de fois où cet engin est tombé en rade… ! Mais non, il attend sans avoir l’air de se soucier du temps : cette relativité est morte pour lui. L’ascenseur attaque une montée ordonnée par notre jeune intrépide. Gravissant un à un les échelons, toujours fixé dans l’axe de sa réussite, l’outil vidé de réflexion s’exécute. Soldat parfait, il passe commandant… Il exécute, imperturbable, les ordres… Du temps où l’immeuble grouillait d’une trépidante autant que vaine activité, il ne savait pas où donner de la cabine.

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Les ragots, les rumeurs envenimées dans un quotidien d’ennui, les plans douteux ne circulaient pas sans qu’il soit au courant. On ne pouvait bientôt plus rien lui cacher. Plus le temps s’écoulait, plus il gagnait en notoriété… Et chacun louait ses services. La charge se faisait de plus en plus lourde… Mais, même accablé, il continuait, impassible et froid, sa mission avec frénésie. Les soldats, les populations des étages limitrophes, les rivales de palier se retrouvaient… Il connaissait l’art de mentir à un mari jusqu’au dernier instant, de mordiller sa lèvre inférieure dans un stress banal, d’échapper aux cavalcades judiciaires… Les courses de fin de semaine et leurs sacs, les humaines métamorphoses, les cris des claustrophobes, les pannes électriques, les prisonniers qu’il lui arrivait de séquestrer, les haut-le-cœur à l’arrivée au 4e étage. Pollux et moi ne lui faisons pas confiance, et il nous plaît, lui de gambader, moi de le suivre nonchalamment, dans le large escalier en colimaçon. Je vois la cabine dépasser le palier. L’homme qu’il porte se dirige au dernier étage… Il s’évade pour voler au-dessus des toits. Artiste en cavale, il est venu jusqu’ici dans l’espoir voir une dernière fois le ciel et le peindre. Un homme libre qu’on traque jusque sur cette mer d’ardoises tremblantes… Il aurait aimé

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sortir de quoi gratter quelques mots, de quoi dessiner avant de poursuivre sa fuite. Avant de mourir ? Mais déjà ils le pourchassent sur ce sol qui tremble, qui glisse, qui reflète le soleil levant. Il crie, et la femme à la fenêtre s’enivre de la scène funeste. Lui, comme moi, sommes condamnés à fuir. La masse a pris le pouvoir et maquillé l’idée du citoyen : lui, moi et les autres marginaux de la Terre sommes dangereux à leurs yeux bandés. Merci à l’insoumis qui vit en lui. Quinze mètres plus bas, la ruelle s’enferme, se rouille d’être tournée sur elle-même. Deux rues plus loin, un groupe d’anarchistes fond face à un impressionnant déploiement des FLAR (Forces de lutte anti-rebelles)… Lui, plus haut, a peur de ne pas avoir le temps de s’exprimer, de décrire cette nature qui lui tient à cœur. Il est poète. Dans l’ombre complice, il se cache. Il pense à cette bave immonde qui l’a désigné comme menace, comme coupable… : la soumission, l’indifférence, le paraître qui maintiennent le pouvoir en place. Il est sur les toits… Il court, poursuivi par les FLAR, la mort est à ses trousses. Il court sans regarder en bas, ébloui de soleil… Il voudrait se sauver, quitter ce monde où les muselières sont conçues à sa taille. Il mord, il bave… Au sol, ils le maudissent… Il est la différence. Je reste dans l’ignorance et me serais enfui avec lui…

J’entends une sirène dans la nuit. Pour échapper à d’éventuels adversaires, je décide de partir. Au même moment… Longs coups de violon, de violences insoumises. Il sort de sa torpeur. Avance. Marche, doucement, cours, s’essouffle et reprend vie. Les lumières dans la ville scintillent et lui rappellent sa liberté maintenant conditionnelle… La différence, la beauté même n’ont plus lieu pour être en bas. Le toit, impassible, le laisse glissant, chutant… se rattrapant, la sueur au front : c’est la peur du verdict, le vide. Il lâche. Les passants attirés par le bruit le regardent alors que la gouttière toute entière s’arrache du toit avec lui. Les tuiles humides, la crasse et la mousse incarnée, déchirées par les griffes du condamné, suivent aussi le chemin de la pluie : elles s’abandonnent à leur destin… Maria voit ce corps, cette masse livide, tomber, déjà inanimée avant de toucher terre. L’homme laisse les lois matérielles décider de son abandon. S’écartant du ciel qui l’attire, il plonge au cœur de la cité, et vient s’écraser sur le sol mouillé. Tout est tiré vers le ciel qu’il quitte. Abandonnant les toits pour s’élancer à l’inconnu, il finit par sourire, plus libre. De la fenêtre entrouverte de sa salle de bains, elle entend tout :

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les pas prudents, la glissade, la boue et les graviers minuscules roulant cogner la tôle ondulée… Les parfums de son plaisir, la mousse blanche et vaporeuse, les savons de son bain sont loin… Lui s’essouffle dans son vertige inattendu. Il est mort. La vie commence pour lui. Il laisse son corps, sa présence, portés par les vibratos du violon qui le bercent et le laissent enivré… L’agent des services d’ordre rit : heureux ou fière ? Les badauds s’amassent. On pleure. Le corps de l’ange échappé gît inanimé, squelettique, trop longtemps brimé. Déjà les médias commentent. S’il en avait eu la force, il se serait levé, aurait renversé la caméra, arraché les micros… Effleuré par la grâce, il esquisse un frémissement. La mort marmonne. Le policier sort son arme, exaspéré par ce sursaut de rébellion du survivant. Le silence plutôt que la différence ! Le temps peine dans l’instance, qui se gonfle de malaise… L’inattendu, apparu des toits, crache sur l’indifférence des plus blêmes. Il vivait artiste et comptait ses jours qu’on voulait lui retirer. Il a couru sans attendre, fuit… Qui est-il, on se demande ? La scène est figée. Le piano illumine les feuilles. Il brûle. La rébellion quitte son corps. Le toit laisse ce bouillonnement tournoyer ici-bas. La transmission radio s’arrête. On emporte le corps. La force le suit. Ses idées sont à présent entre

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les mains de l’ordre policier. L’œil sec, différent il se tait pour la première fois de sa vie… La métamorphose est bannie ici… Lucifer prend son temps. Il suit celui qui a chuté, espérant qu’il arrive à ramper pour se sauver à nouveau… L’agent regarde le corps exemplaire criblé de plomb et noyé de sang qui se mêle à la terre. Je vois cette scène depuis la rue, où j’ai rejoins la foule de badauds… On monte me chercher. Je suis déjà parti… La foule m’examine, me fouille. Je me démange, je m’enlaidis par leurs regards, leur attention pesante. J’ai honte, j’ai peur… mais pourquoi ? Tout valse, s’accable, se refuse, se plie, se tord en moi. Les vers de l’angoisse rampent, me rongent… Les convulsions souterraines, prisonnières au fond de ma conscience, parcourent mon enveloppe futile, d’os et de chair… Des insectes s’attaquent insidieusement à mes nerfs… Attaqué, rongé, je tente de déchirer ma peau trop sale pour me plaire. Nous hurlons, séparés du monde, détruits par une force qui nous trouble… Dans cet instant flou, si rapide, si fragile et si fort, je hais ceux qui me regardent, que j’aime et qui me pétrifient. Je renais, indifférent à la critique des « bien-vivants », de ceux qui m’évaluent, me jugent dissemblable, critiquable… à rejeter. Des fourmillements parcourent

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mon corps. Je frémis, sensible à la force rédemptrice qui enflamme mon corps. Je tremble, je crie la cruauté, les griffes salies de ma sève. Enfin, les vers et les insectes disparaissent. Les sons du cœur qui, en dedans s’animent, ramènent le calme en moi : je n’ai plus mal de leurs regards, je reste en accord avec moi-même. Cette migraine… ! Je m’évanouis. L’ombre, la silhouette de ma Maria protège mon corps des brûlures et de la peur. Je tourne la tête, certain de la voir à contre-jour… J’ouvre les yeux… Elle n’existe plus ici où elle est bannie par ceux qui m’emprisonnent de leurs jugements meurtriers. Caché à l’angle de la rue, je regarde une dernière fois ce qui fut ce lieu de retraite idéal… On l’envahit, on le souille. Pourvu qu’ils laissent Pollux et Lulu tranquilles… Le fourgon de la police s’éloigne, victorieux censeur, bourreau manipulateur…

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LEURS YEUX SUR MOI

1987

L

a vie est venue difficilement en moi… Mon corps tout entier a changé, lancé dans notre monde avec un mépris surprenant… Je ne dirais pas que mon premier pas, mon premier souffle, mon premier regard, mon premier toucher, mon premier meuglement, ma première larme, le premier baiser de ma mère sur mon front, mon premier rayon du soleil dans mes mains toutes petites ne furent pas importants, mais ma venue sur terre ne représentait pas un grand avancement pour l’homme, ni pour l’humanité… Je n’en demandais d’ailleurs pas tant. Cela ne sembla pas me toucher, et pourtant…

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Des éclairs lumineux traversent la salle immense, réservoir glacé d’odeurs, de sons et de contrastes inconnus, mystérieux… Ma mère hurle… Des mains cousues de peaux rugueuses et aux poignes franches me saisissent, soulèvent ma chair et l’éloignent de mon premier refuge. Je reçois en pleine face l’éclair d’un flash photographique qui me fait plisser les yeux. Ma petite personne, coupée de son mondegardien, découvre les sursauts d’un cœur craintif face au vide universel qui l’entoure. La blancheur astrale du carrelage, ces bruits, ces voix que je ne reconnais pas… Tout ici m’agresse et me fatigue. Mes organes se libèrent de leur passivité dans une fureur que mes sens découvrent en même temps qu’eux. La vie, inattendue, vient me prendre, m’emmener avec elle dans un inconnu qui me paraît sans fin, sans nom, et m’échappe… Un sourire crispé m’échappe. Mon visage heureux porte les signes d’une douleur qui leur est inimaginable… Profitant de mon incapacité à articuler la moindre plainte, la sage-femme a tordu ma colonne vertébrale. Ma mère n’a rien vu… Profitant d’une hésitation ou d’une timidité parentale, l’infirmière entoure mon poignée d’un bracelet avec une étiquette marquée « Nicolas R. » dessus. Elle m’envoie droit en enfer en décidant de mon identité…

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J’ai trente minutes de souffle dans mes poumons, et déjà le monde me trahit ! Tout est fort et rapide et j’ai du mal à appréhender cette nouvelle dimension… : ma peau perçoit, m’informe, mes tripes s’étalent en de multiples spasmes, mon cœur me fait l’effet d’exploser, mon corps entier sent. Cette odeur vivante reste celle de ma mère. Est-elle heureuse ? Elle s’évanouit. Tout est si lumineux. A la recherche d’un soutien bienfaiteur, je me blottis instinctivement dans la couverture dont on m’enveloppe après un bain rédempteur. Rien dans cette bulle, moins limpide, moins clair par son envergure démesurée, ne retire de moi le plaisir d’une paix toujours ressentie et injustement troublée… Mon imaginaire se remet en marche, nourri de sensations à nouveau douces. Je sens en moi une présence… Ensemble, nous cherchons à découvrir ce nouvel espace géant, les battements, les souffles de ceux qui y résident. Celui qui cherchait comme moi de la place dans la bulle tranquille par les poings, par les pieds, lui aussi me quitte pour cet espace brillant, bruyant, plein de poussières, de cruauté ! Au milieu de l’agitation, une larme en mémoire de Léo qui ne s’étonnera jamais autant que moi. La main délicate de ma mère prend conscience que mon compagnon de voyage est endormi à jamais… L’humide célébration atteint

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mon oreille, mon nez, ma peau blanche, moi qui suis couché sur son ventre. Elle hurle, elle souffre, je le sais… La pression du malheur l’anéantit et je suffoque, encore lié à elle, sacrifiée. On me retire à elle pour la laisser se reposer. Dans la panique, on m’oublie. Un sentiment encore indescriptible m’envahit, celui d’être abandonné par le monde. Ma vision se trouble et une froide substance amer coule de mes yeux pour que celle qui est de l’autre côté du mur, qui m’a voulu, ne m’oublie pas encore. Une heure passe et mon plus proche souvenir se ferme. Tout arrive aujourd’hui, jusqu’à aujourd’hui où je suis le même et un autre à la fois. Pourquoi ma mère et moi avons-nous été séparés ? Et si vite… Le temps ne m’était pas nécessaire pour comprendre : il ne me suivrait pas. Je décidais à ce moment de ne pas collaborer à ce monde.

ÉPILOGUE

I

l n’y a pas de cercueils. Les corps sont posés sur l’herbe, abandonnés au soleil, à la pluie. Des corps enfouis sous la neige réapparaissent au printemps. D’abord, on les avait enterrés pendant la nuit. Et puis un jour, il n’y avait plus eu de nuit pour les enterrer… il n’y avait plus eu de place. On avait fini par entasser ces corps qui arrivaient par camions pleins. Et ces corps nus que rien ne recueillait croupissaient, somnolaient, oubliés. Il n’y avait pas de cercueils. La mémoire des morts s’effaçait sans problèmes. Il n’y avait plus de cercueils, plus de plaques, plus de fleurs… Les listes de noms avaient fait place à des alignements de chiffres sur des planches. Et le passé lui-même des hommes finit par être enterré.

170 n Hier comme toujours

Ils sont morts pauvres, abandonnés dans des maisons de retraite, des maisons de huitième mi-temps. Ils sont morts aveuglés par la pollution. Ils sont morts aveuglés par le mérite. Ils sont morts aveuglés par des promesses. Ils sont morts de plaisirs imposés par les autorités avant d’êtres interdits par ces mêmes autorités. Ils sont morts de faim. Ils sont morts seuls dans un quatre pièces, attendant qu’on leur remette le chauffage. Ils sont morts nus, noyés dans un lac et repêchés. Ils sont morts en sautant du haut d’un pont. Ils sont morts le jour de leur retraite. Ils sont morts d’anorexie. Ils sont morts seuls, sans famille. Ils sont morts devant la télé allumée. Ils sont morts pour leur fils. Ils sont morts déçus du rêve américain. Ils sont morts de surdose de tranquillisant. Ils sont morts à l’usine. Ils sont morts d’avoir consommé. Ils sont morts d’avoir obéi. Ils sont morts à la fin de mon service. Ils sont morts sans qu’on se l’explique vraiment. Ils sont morts sans s’y attendre vraiment. Ils sont morts jeunes. Ils sont morts parents. Ils sont morts sans avoir été secourus. Ils sont morts en voiture. Ils sont morts sans rien dire. Ils sont morts la corde au cou. Ils sont morts la fleur au fusil. Ils sont morts avant toi. Ils sont morts sur le bitume d’une avenue brillante de pluie. Ils sont morts les poches vides. Ils sont morts les poches trouées. Ils sont morts les poches vidées.

Hier comme toujours n 171

Les marionnettistes ont été exécutés, les danseurs ont été exécutés, les acrobates ont été exécutés, les jongleurs ont été exécutés, les comédiens ont été exécutés, tous les clowns qui font la ronde autour de la planète ont été exécutés. Et aussi tous ceux qui luttaient pour le progrès social, ceux qui prophétisaient la fin de ce monde, ceux qui rêvaient d’un autre monde, ceux qui rêvaient…, ceux qui avaient le cœur léger et le sourire aux lèvres. Ils sont morts comme moi. Ils sont morts ici dans les couloirs et les rames de ce qui avait été le métropolitain, formidable moyen de transport en commun. Nous sommes morts nus. Nous sommes morts seuls. Maria est venue me voir. Elle s’est assise près de moi et nous avons regardé le temps qui passe. En face de nous, sur la façade d’un immeuble borgne, on pouvait lire cette inscription peinte en bleu sur fond blanc et presque effacée : « La révolution est finie. » La ville s’endormait. Oubliés ces corps sans nom, ces combattants morts au pavé. Avaient-ils seulement eu le temps d’aimer, de sourire, de se construire des souvenirs ? J’ai vite arrêté d’essayer de les sauver, ces corps. La chair était sous terre, et moi, au-dessus, je pensais à eux.

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La neige s’entassait. La préfecture promit qu’ils seraient enterrés... Le président du Tribunal pénal d’Amerville a lu la sentence : « Vu la loi n° YB06612 du 25 février 2006. Attendu que le 13 juillet 2006, vous vous êtes rendu coupable d’homicide durant votre service […]. Considérant que l’ambulance que vous conduisiez a percuté un M. X, mort de ses blessures […]. En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par les FLAR, je vous déclare coupable et vous condamne […]. » Il n’y avait personne à mon exécution. Hier, je suis mort. Je suis mort bien avant. Je suis mort pour ce que je deviendrais, pour ce que je n’avais jamais été. Ils ont décidé que j’avais écrasé un homme de 18 ans. Il s’appelait Nicolas.

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