GIOTTO et les « giottesques » L'apparition de Giotto est moins mystérieuse, depuis qu'au nom de son maître Cimabue, fourni par la tradition et par Dante lui-même, on peut ajouter ceux de Cavallini et de Torriti. Au fonds florentin (on peut ajouter) les foyers stimulants de Rome et d'Assise. Pour un enfant doué du Mugello, qu’il fût ou non berger comme le veut la légende, le chantier des mosaïques du baptistère était à Florence même le meilleur terrain de formation vers 1280 et l'on observe déjà chez le maître de l'Histoire de Joseph cette franchise plastique qui annonce précisément Giotto. Cimabue s'est, lui aussi, méthodiquement développé en passant de Florence à Rome et de Rome à Assise : à travers les peintres-mosaïstes, c'est le dernier mot du byzantinisme néoclassique et romanisé qui s'impose à la nouvelle génération, avec des formes plus stables, un dessin plus ouvert une recherche de dignité, de solennité, obtenue par une composition forte, compacte, avec le minimum de convention. Cette leçon valait pour les sculpteurs comme pour les peintres. Mais le seul ouvrage qui témoigne encore de l'activité de Giotto à Rome, la Navicella, ou nef des apôtres, mosaïque de Saint-Pierre généralement datée de 1300 ; a frappé la postérité par d'autres caractères : c'est la vivacité des expressions, le langage des physionomies qu'on y a trouvé admirables comme le répète encore Alberti au XVe siècle. À la qualité monumentale du style s'ajoute donc une qualité expressive qui avait, elle aussi, on l'a vu, préoccupé certains milieux byzantins, mais qui était, au début du XIVe siècle, la grande force du gothique français. Giotto, comme Giovanni Pisano, a été mû par le besoin de déployer complètement le style figuratif, en tenant compte de toutes les expériences connues. Cette volonté de conclure et cette aptitude à le faire apparaissent déjà très nettement à Assise, dans les fresques de l'église supérieure, qu'on a de bonnes raisons d'attribuer à l'extrême fin du siècle et, en partie au moins, à Giotto. Ce grand ensemble, le premier consacré à la « légende de saint François », épisode par épisode, conformément aux textes maintenant officiels de l'ordre, et en particulier la vie écrite par saint Bonaventure, trahit la présence de peintres formés à Rome ; et, dans l'état actuel des connaissances, le rôle exact de Giotto ne peut être établi. Dans ce qu'on peut lui attribuer, comme le Rêve d'lnnocent III, la Mort du seigneur de Celano, les éléments d'architecture, baldaquins, façades de temple jouent un rôle remarquable ; les figures tendent à s'isoler les unes des autres, la silhouette se découpe et s'affirme comme une unité plastique, dont la couleur souligne la densité. S'il est clair que le chantier d'Assise, voué à la glorification du « Poverello » (Saint François) sous sa forme historique, a été décisif pour la jeune école, il faut pourtant ne pas trop prêter au «franciscanisme» de Giotto. C'est vingt ans plus tard, à la chapelle Bardi de Santa Croce (entre 1317 et 1323), que le peintre donnera sa version définitive de la légende d'Assise; ce sera une évo-
cation solennelle, puissante, mais parfaitement équilibrée et, en un sens, «bourgeoise»; Giotto est d'abord l'homme d'un style. L'ensemble de la chapelle Scrovegni à l'Arena de Padoue (13031305) révèle en effet une grande décision dans le sens de la composition stricte. Cet édifice, simple hall à voûte en plein cintre, avec six fenêtres du côté sud. a été conçu comme un réceptacle de peinture : peutêtre Giotto en atil lui-même été l'architecte. La peinture, ici, s'empare du mur tout entier et l'organise à sa convenance: au dessus d'un socle garni de niches en grisaille s'étagent trois rangs de panneaux séparés par des bandeaux : ces panneaux contiennent les scènes de la vie du Christ et de la Vierge, les plus conformes à I'iconographie admise. Giotto n'innove pas sur ce point. Sur l'arc triomphal, I'Annonciation en deux parties, et, en dessous. de curieuses compositions «abstraites» montrent des chambres vides ; au revers de la façade, le Jugement dernier. Dans chaque panneau historié règne un ordre admirable auquel tout concourt : la sobriété du décor (édicule architecturé ou rocher volumineux), le resserrement des groupes en formes massives pour bien détacher le geste éloquent, I'utilisation complète du drapé qui enveloppe le corps comme : une statue bordée de longs plis, de manière à valoriser l'essentiel, et finalement la trouver franche (comme le regard échangé par Jésus et Judas dans la scène du jardin des Oliviers), qui concentre avec autorité toute l'attention sur le moment dramatique. La formule byzantine, qui se contente d'animer à plat la surface du mur, apparaît donc comme contrainte inutile : il faut que la figure semble rouler sur ellemême. L'espace s'ouvre, mais ce n'est pas celui d'une perspective qui creuserait une échappée illusoire sous les figures; c'est une sorte de scène étroite et tendue où évoluent les formes cubiques et massives. Les personnages acquièrent ainsi le droit au mouvement, à la mimique, non pour exposer leur caractère, révéler leur particularité, mais seulement pour démontrer leur participation complète à l'action. Le « naturalisme » de Giotto s'impose donc une double limitation : ni l'espace ni l'expression ne sont recherchés pour euxmêmes ; le premier n'est que la condition d'un développement suffisamment solide et convaincant des formes, la seconde d'un effet dramatique intense. Chez Giovanni Pisano, I'enchevêtrement des figures et la multiplicité des scènes sur ce même relief sont de règle. C'est l'inverse chez Giotto ; la composition s'ordonne en frise, sur un plan étroit, parallèle à celui du mur, et franchement normal à l'œil du spectateur. Cette frise narrative n'est pas continue, comme dans les reliefs de l'Antiquité, mais fragmentée autant de fois qu'il le faut pour être claire. L'art de Giotto est tout en découpage et en organisation. On l'observe bien, par exemple, par la manière dont est scandée l'histoire de Joachim. S'il répond, par sa hauteur et son énergie, au style « héroïque » de Giovanni Pisano, cet art animé d'une tension toute différente, il possède une solennité grandiose qui est celle de la raison plus que
de la passion : la scène de lamentation du Christ, à la fois véhémente et contenue, en est la meilleure preuve. Le «naturalisme» n'est donc pas le dernier mot de Giotto, qui aspire, en fait, à la conquête d'un style complet comparable à celui de la statuaire des cathédrales, trois quarts de siècle plus tôt, ou à la poésie dantesque qui concentre et dépasse par son ordonnance la richesse concrète de la Iyrique occidentale. En termes scolastiques, le peintre tend à expliciter dans chaque être une énergie propre à le saisir conformément à ce que saint Thomas nommait le «principe d'individuation». Chaque être est posé avec sa consistance originale ; d'où le plaisir évident de l'artiste à déployer toutes ces forces en action. Mais en même temps, il y a un principe supérieur auquel tout doit être finalement rapporté : cette loi, qui dirige et compose toutes les énergies particulières, est celle d'un cosmos ordonné à la manifestation d'un plan divin à travers certains moments d'action, de drame. D'où le don prodigieux d'objectivité, de paisible affirmation, que seuls ont retrouvé les maîtres les plus élevés de l'Occident, un Piero della Francesca, un Nicolas Poussin. Giotto était donc parfaitement maître de son style quand il revint à Florence : parmi les nombreux tableaux d'église ou crucifix qu'on lui attribue alors, il reste surtout la Madone en majesté de l'église d'Ognissanti (Offices), qui est exactement l'opposé des images suaves et inertes du Dugento (= Duecento, 1200-1300).Cette pensée si vigoureusement proclamée permit à Giotto d'attirer à lui les forces actives de la Florence nouvelle. À la chapelle du Bargello, il peignit un Jugement dernier, complété en 1337, illisible aujourd'hui. À Santa Croce, enfin, il eut la direction de plusieurs chapelles, récemment débarrassées des restaurations abusives du XlXe siècle : Bardi, avec le cycle de la Vie de saint François (vers 1320) ; Peruzzi, avec des scènes de la vie de saint JeanBaptiste et de saint Jean l'Évangéliste, un peu postérieures. Le génie d'équilibre et cette aptitude au sublime qui caractérisent Giotto sont ici à leur plus haut degré : les Funérailles de saint François dans le premier ensemble, les Scènes de l’île de Patmos (où Saint Jean a écrit l’Apocalypse) dans le second sont proprement classiques à force de sûreté et de pondération. Tout au plus certains effets de lumière dans la scène des Stigmates, certains effets d'architecture dans le Festin d'Hérode, trahissentils une virtuosité capable de nouvelles aventures. C'est ce que confirme la belle couleur dorée, le dessin plus raffiné de certains ouvrages de cette période, comme le polyptyque démembré de saint Étienne (deux fragments, musée de Chaalis). La renommée de Giotto dépassait largement la Toscane. Ses travaux l'avaient rendu riche ; invité en 1330 auprès du roi Robert d'Anjou à Naples, il y peignit des ouvrages aujourd'hui perdus, et, en particulier, une Galerie d'hommes illustres au palais de I'Œuf. Les Visconti l'attirèrent à Milan. C'est sans doute pour attacher plus sûrement Giotto à Florence que le Conseil vota
l'important décret de 1334 qui lui confiait la direction de tous les travaux officiels d'architecture et d'urbanisme. Mais il devait mourir dès 1337, laissant à la ville un atelier puissamment organisé. On a supposé qu'il était retourné à Assise, et Vasari lui attribuait le décor célèbre de la basilique inférieure, en particulier, dans le chœur, I'Allégorie des vertus de saint François, le Mariage avec dame Pauvreté et l'Apothéose du saint porteur de l'étendard du Christ. C'est là l'œuvre d'un élève qui, vers 1330, infléchissait déjà la manière giottesque vers le pittoresque et, surtout, la richesse de la couleur. D'autres peintres florentins restaient en arrière de Giotto, ainsi l'auteur, non identifié, du panneau de sainte Cécile (Offices), qui avait travaillé à l'église supérieure d'Assise et dont l'art est plus sec, plus raide, souvent plus populaire que celui du maître. Comme Giovanni Pisano, Giotto reste, en somme, une figure isolée. Après lui, tout était changé, mais personne ne pouvait le continuer; ses successeurs, qui étaient ses collaborateurs et qui ont achevé certains de ses ouvrages, n'ont pu que monnayer en quelque sorte le prestige de leur maître. Leur histoire reste d'ailleurs confuse. Vers 1400, un chroniqueur citait trois grands héritiers de Giotto : Taddeo Gaddi (fig. 99) pendant vingtquatre ans dans l'atelier, auteur de la chapelle Baroncelli à Santa Croce (13321338), chefd'œuvre de ce « giottisme » élégant et mineur qui va régner sur tout le siècle ; Maso di Banco, vraisemblablement identique au Giottino dont parle Vasari (et distinct du véritable Tommaso di Stefano di Giottino, signalé au Vatican en 1369) et à qui l'on doit le Cycle de saint Sylvestre, à la seconde chapelle Bardi de Santa Croce, où l'intensité des tons s'ajoute au sentiment plastique; enfin, un certain Stefano, dont Vasari déclare la peinture remarquable par «une nouvelle unité» de la couleur et du dessin, une qualité plus «fondue». On a récemment cherché à restituer la physionomie de ce maître, qui serait particulièrement révélateur de la transformation accomplie autour de 13301340; il faut peutêtre le reconnaître à Assise: Crucifixion de la salle capitulaire, Couronnement de la Vierge (église inférieure), Vierge avec quatre saints (église SainteClaire). Mais son don de luminosité délicate n'avait, en somme, pas eu d'écho à Florence, même dans les années suivantes. A ces noms de premiers « giottesques » il faut ajouter Bernardo Daddi, connu pour le triptyque de la Madone (1328, offices à Florence), par les fresques de la chapelle Pulci Berardi à Santa Croce, plus montées en couleur, plus riches de minuties décoratives que les exemples de Giotto. Les continuateurs de Giotto se trouvent donc essentiellement à Santa Croce et à Assise ; c’est entre ces deux foyers que se développe pendant un demi-siècle (1300-1350) la peinture toscane. L’affaiblissement du style « héroïque » (ou épique, narratif) de Giotto chez ses élèves, leur manière plus jolie, plus anecdotique , souvent aussi plus colorée, ne s’expliqueraient pas sans l’influence des maîtres siennois contemporains. Celle-ci se comprend d’autant mieux que le contact entre les deux écoles a été constant pendant la pre-
mière moitié du XIVe siècle, tous les grands peintres siennois passant par Assise et quelquefois par Florence pour s’informer. La différence d’esprit des deux centres est intéressante et se précise au cours d’une évolution parallèle. Extrait de André Chastel « l’Art italien », Tout l’art Flammarion, rééd. 2004.